BRAN

« Ce n’est rien de plus qu’un autre château à l’abandon », déclara Meera Reed en parcourant des yeux le chaos de gravats, de ruines et d’herbes folles.

Non, répliqua Bran à part lui, c’est Fort Nox, et nous voici parvenus aux confins du monde. Alors que, dans les montagnes, il n’avait eu qu’une obsession, parvenir au Mur et dénicher la corneille à trois yeux, à présent qu’on se trouvait là, ce qui le tenaillait, c’était la peur, des peurs de toutes sortes. Le rêve qu’il avait fait… – le rêve qu’Eté avait fait… Non, il me faut à tout prix éviter de penser à ce rêve-là. Il n’en avait pas même parlé aux Reed, mais il lui semblait qu’au moins Meera se doutait que quelque chose clochait. S’il n’en soufflait mot, jamais, de ce rêve, peut-être en viendrait-il à oublier même qu’il l’avait fait, et, alors, ça n’aurait pas eu lieu, voilà, et Robb et Vent Gris seraient encore en…

« Hodor. » Hodor se déporta de toute sa masse, y inclus Bran, sur l’autre jambe. Il n’en pouvait plus. Ça faisait des heures et des heures qu’on marchait. Du moins n’est-il pas effrayé. L’endroit fichait à Bran une frousse bleue, et l’avouer aux Reed lui fichait une frousse presque aussi bleue. Je suis un prince du Nord, un Stark de Winterfell, presque un homme fait, je dois me montrer aussi courageux que Robb.

Jojen leva vers lui ses prunelles vert sombre. « Il n’y a rien ici de dangereux pour nous, Prince. »

Bran n’en était pas si sûr. Fort Nox servait de théâtre à certains des contes les plus effroyables de Vieille Nan. C’était ici même qu’avait régné ce roi de la Nuit dont la mémoire humaine avait fini par effacer le nom. C’était ici que le Rat Coq avait servi au roi andal sa tourte de prince au lard, ici que montaient la garde les soixante-dix-neuf sentinelles, ici que le jeune et preux Danny Flint s’était fait violer puis assassiner. Ce château-là était celui d’où le roi Sherrit avait appelé la malédiction, jadis, sur les Andals, celui où les petits apprentis s’étaient trouvés confrontés à la chose qui venait la nuit, celui où Symeon Prunelles étoilées l’aveugle avait vu se battre les chiens infernaux. Hache-en-folie avait une fois arpenté ces cours et hanté ces tours et massacré ses frères dans le noir.

Tous ces trucs, bien sûr, avaient eu lieu voilà des centaines et des milliers d’années, et certains, peut-être, pas du tout, jamais. Mestre Luwin le disait toujours, les contes de Vieille Nan, il ne fallait pas les gober tout entiers. Mais, un jour qu’Oncle était venu voir Père, Bran l’avait pressé de questions à propos de Fort Nox. Or, si Benjen Stark s’était bien gardé de dire que ces contes étaient vrais, il s’était tout autant gardé de dire qu’ils ne l’étaient pas ; il avait simplement haussé les épaules et déclaré : « Nous avons abandonné Fort Nox il y a deux cents ans », comme si ça constituait une réponse.

Bran se contraignit à examiner l’alentour. Il faisait froid mais beau, ce matin-là, le soleil brillait de tous ses feux dans un ciel d’un bleu minéral, mais ce qui n’était pas pour lui plaire, c’étaient les bruits. En allant grelotter parmi les tours croulantes, le vent faisait entendre un sifflement nerveux, les forts se tassaient en geignant, et des grouillements de rats se percevaient distinctement sous le dallage de la grande salle. Les enfants du Rat Coq cherchant à échapper à leur père. Telles de véritables petites forêts, les cours étaient hérissées d’arbres grêles entrechoquant leurs branches nues et jonchées de plaques de neige pourrie où les feuilles mortes filaient comme des cafards. Des arbres poussaient dans les décombres de ce qui avait été les écuries, et un barral blême se contorsionnait dans les cuisines octogonales pour émerger tant bien que mal de leur voûte en coupole crevée. Même Eté se sentait là mal à son aise. Bran se glissa dans sa peau, juste une seconde, pour flairer les lieux, et il n’aima pas davantage les remugles qui s’en exhalaient.

Et il n’y avait pas moyen, pour passer de l’autre côté.

Bran les avait bien prévenus qu’il n’y en aurait pas. Il le leur avait dit et redit, mais Jojen Reed avait tout de même tenu à s’en assurer par lui-même. Il avait eu un rêve vert, à ce qu’il disait, et ses rêves verts ne mentaient pas. Ils n’ouvrent pas non plus les portes, songea Bran.

La porte que gardait Fort Nox se trouvait scellée depuis le jour où les frères noirs avaient chargé leurs mules et, sur leurs bourrins, pris la route de Noirlac. On en avait abaissé la herse de fer, retiré les chaînes qui servaient à la relever, bouché le tunnel en le bourrant jusqu’à la gueule de pierres et de gravats qui, sitôt gelés, l’avaient rendu aussi compact que le restant du Mur. Ce que voyant, « Nous aurions mieux fait de suivre Jon », dit Bran. Il pensait souvent à son frère bâtard, depuis la nuit où Eté avait vu celui-ci prendre la fuite dans la tempête. « Nous aurions fini par trouver la route Royale et gagné Châteaunoir.

— C’eût été là témérité, de notre part, mon prince, répliqua Jojen. Je vous ai déjà expliqué pourquoi.

— Mais il y a des sauvageons. Ils ont tué un homme, et ils voulaient tuer Jon aussi. Ils étaient bien cent, Jojen…

— C’est ce que vous nous avez dit. Nous sommes quatre. Vous avez secouru votre frère, si tant est qu’il s’agît véritablement de lui, mais peu s’en est fallu que cela ne vous coûte Eté.

— Je sais », admit Bran d’un ton piteux. Le loup-garou leur avait tué trois hommes et peut-être davantage, mais ils s’étaient quand même à la fin révélés trop nombreux pour lui seul. En les voyant se resserrer autour d’un grand diable sans oreilles, il avait bien tenté de s’esquiver sous la pluie, mais une de leurs flèches y avait fusé à ses trousses, et la soudaineté de l’impact, jointe à la violence de la douleur, avait expulsé Bran de la peau du loup, lui faisant réintégrer du même coup la sienne. L’orage ayant fini par se calmer, les Reed et lui étaient restés pelotonnés dans le noir à grelotter, faute de feu, à ne se parler, si peu qu’ils se parlent, qu’en chuchotant, à écouter le souffle épais d’Hodor et à se demander si les sauvageons n’essaieraient pas, le matin venu, de traverser le lac. Bran avait une fois et une autre tâché d’établir le contact avec Eté mais, invariablement, la souffrance qu’il percevait le rejetait en arrière de la même façon que la chaleur excessive de la bouilloire que vous prétendiez saisir vous faisait en sursaut retirer la main. Hodor fut le seul à dormir, cette nuit-là, non sans se tourner et se retourner, tout en marmonnant des « hodor, hodor ». Quant à l’idée que, quelque part, Eté se mourait dans le noir, elle atterrait Bran. S’il vous plaît, dieux anciens, pria-t-il, pitié, vous avez pris Winterfell et Père et mes jambes, ne prenez pas Eté en plus. Et veillez aussi sur Jon Snow, et faites que les sauvageons s’en aillent.

Des barrals, il n’en poussait aucun dans l’îlot rocheux que cernait le lac, mais les anciens dieux devaient avoir quand même entendu. Non contents d’en prendre plus qu’à leur aise avec leurs apprêts de départ le lendemain matin, de dépouiller tout à loisir leurs propres morts et le vieil homme qu’ils avaient tué, les sauvageons poussèrent, il est vrai, la désinvolture jusqu’à taquiner les poissons du lac. Et il y eut aussi l’affreux moment où, ayant découvert la chaussée, trois d’entre eux entreprirent de l’emprunter…, mais elle bifurqua, pas eux, et il s’en serait noyé deux si leurs compères ne les avaient tirés de ce mauvais pas. Enfin, le grand diable chauve leur aboya des ordres qui, portés par les eaux, se révélèrent en une langue que Jojen en personne ne connaissait pas, et, peu de temps après, tout ce joli monde reprenait ses boucliers, ses piques et se mettait en marche vers l’est pour gagner le nord, ainsi que l’avait fait Jon. Bran aurait bien voulu partir, lui aussi, et se lancer à la recherche d’Eté, mais il s’était heurté au refus des Reed. « Nous allons rester une nuit de plus, décréta Jojen. Laisser se creuser quelques lieues entre nous et les sauvageons. Vous ne tenez pas spécialement à les rencontrer de nouveau, si ? » Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’Eté, délaissant la cachette où il avait dû rester jusqu’alors tapi, refit surface, tirant sa patte amochée. Après s’être repu dans l’auberge aux dépens des cadavres et au détriment des corbeaux, il avait gagné l’île à la nage. Meera l’y délivra de la flèche brisée qu’il traînait depuis la veille puis frotta sa plaie avec le suc de certaines plantes qui se trouvaient par chance abonder au pied de la tour. S’il persistait à boiter depuis, il le faisait toutefois un peu moins chaque jour, estimait Bran. Les dieux l’avaient exaucé.

« Peut-être nous faudrait-il tenter notre chance dans un autre château, suggéra Meera à son frère. Peut-être qu’ailleurs nous réussirions à franchir la porte. Je pourrais partir en éclaireur, si tu le voulais, j’irais plus vite, toute seule. »

Bran secoua la tête. « Si vous allez vers l’est, vous tomberez sur Noirlac puis sur Porte Reine. A l’ouest se trouve Glacière. Mais ce sera pareil, en plus petit, simplement, qu’ici. Toutes les portes sont condamnées, toutes, excepté celles de Châteaunoir, de Tour Ombreuse et de Fort Levant. »

Hodor fit : « Hodor », à cette assertion, et les Reed échangèrent un regard. « Il faudrait au moins que je monte au sommet du Mur, fit Meera d’un air décidé. Peut-être que, de là-haut, je verrai quelque chose.

— Que diable espérerais-tu voir ? demanda Jojen.

— Quelque chose », maintint-elle, et sur un ton catégorique, pour une fois.

Ce devrait être moi. Bran se démancha le col pour regarder le Mur, et il s’imagina en train d’en faire l’ascension, ligne après ligne, d’insérer ses doigts dans les fissures de la glace et, à coups de pied, d’assurer des prises pour ses orteils. Cela le fit sourire en dépit de tout, en dépit des rêves et des sauvageons et de Jon et de tout. Il avait escaladé les murailles de Winterfell quand il n’était encore qu’un bambin, les murailles et les tours, toutes, aussi, mais rien de tout ça n’était aussi haut, et puis tout ça n’était que de la pierre. Le Mur, lui, il pouvait avoir l’air, comme ça, tout rongé, tout gris, d’être en pierre, mais que les nuages s’entrouvrent, que le soleil le frappe autrement, et alors tout de suite il se transformait, et vous l’aviez là, devant vous, tout bleu, tout blanc, tout scintillant. Il marquait les confins du monde, Vieille Nan répétait toujours. De l’autre côté, bon, il y avait des monstres et des goules et des géants mais, tant que le Mur se dressait contre eux de toute sa force, il leur était impossible de passer de ce côté-ci. Je veux me tenir tout là-haut avec Meera, songea Bran. Je veux me tenir tout là-haut pour voir.

Mais, comme il était un gamin rompu aux jambes inutiles, eh bien, tout ce qu’il pouvait faire, c’était regarder Meera grimper à sa place.

Elle ne grimpait pas véritablement, pas à la manière dont lui grimpait, avant. Elle gravissait seulement des marches taillées des centaines et des milliers d’années plus tôt par la Garde de Nuit. A en croire mestre Luwin, se rappela-t-il, Fort Nox était l’unique château dont l’escalier eût été sculpté à même la glace du Mur. Mais n’était-ce pas plutôt Oncle Benjen qui l’affirmait ? Les châteaux plus récents possédaient des escaliers soit en bois, soit en pierre, ou bien de longues rampes de terre et de gravier. C’est trop traître, la glace. Ça, c’est de son oncle qu’il le tenait. Et que le Mur, s’il lui arrivait de pleurer des larmes de glace, c’était de façon toute superficielle, parce que son cœur, en dessous, ne se dégelait jamais et restait dur comme de la pierre. Les marches, ici, devaient avoir fondu puis regelé mille et mille fois depuis que les derniers frères avaient abandonné le fort, mais, ce faisant, elles s’étaient chaque fois rétrécies d’un rien, faites un rien plus lisses, un rien plus rondes et plus traîtresses un rien.

Et amenuisées un rien. C’est un peu comme si le Mur se les ravalait en lui-même. Bien que Meera Reed eût le pied très sûr, elle y allait néanmoins tout doux, ne bougeant qu’à gestes comptés. En deux endroits où les marches étaient quasiment inexistantes, elle se laissa choir à quatre pattes. Ce sera pire à la descente…, songea Bran, tout yeux. Et, malgré cela, il aurait donné cher pour que ce soit lui, là-haut, contre la paroi. C’est quasiment en rampant sur les vagues ressauts de glace qui étaient tout ce qui restait des plus hautes marches que Meera finit par atteindre le faîte et y disparut.

« Quand redescendra-t-elle ? demanda Bran à Jojen.

— Quand elle en aura terminé. Elle va avoir envie de bien tout reluquer… – le Mur et ce qui se trouve au-delà. Nous devrions faire pareil ici, en bas.

— Hodor ? fit Hodor d’un ton sceptique.

— Il se pourrait que nous trouvions quelque chose », décréta Jojen.

Ou que quelque chose nous trouve. Mais Bran préféra garder la réflexion pour lui. Il n’avait pas la moindre envie de passer pour un pleutre aux yeux de Jojen.

Ainsi partirent-ils en exploration, Jojen Reed menant le train, Bran juché dans sa hotte sur le dos d’Hodor, Eté trottinant à leurs côtés. Une fois, le loup-garou s’engouffra tout à coup dans les ténèbres d’une porte et, lorsqu’il reparut, ses mâchoires tenaient un rat gris. Le Rat Coq, songea Bran, avant de s’avouer que la couleur du poil n’était pas la bonne, et la taille, celle d’un matou, non plus. Le Rat Coq était blanc, lui, et presque aussi colossal qu’une truie…

Des portes pleines de ténèbres, ça pullulait, à Fort Nox, comme y pullulaient les rats. Bran ne les entendait que trop grouiller dans les souillardes et dans les caves et dans les labyrinthes de tunnels qui, d’un noir de poix, vagabondaient des unes aux autres. Jojen serait volontiers descendu jeter un coup d’œil là-dedans, mais à peine s’en ouvrit-il à eux que « Hodor », fit Hodor, et que Bran dit : « Non. » Il y avait des choses pires que les rats, dans les ténèbres, sous Fort Nox.

« Ça m’a l’air d’être très très vieux, ici, déclara Jojen comme on suivait une galerie par les baies dévastées de laquelle le soleil dardait des rayons poudreux.

— Deux fois plus vieux que Châteaunoir, lui apprit Bran, fort de ses souvenirs. Ce château fut le premier que l’on construisit sur le Mur, et le plus vaste aussi. » Mais il avait également été le premier à être déserté, et ce dès l’époque du Vieux Roi. D’un entretien trop onéreux, il se trouvait, même alors, aux trois quarts laissé à l’abandon. La bonne Reine Alysanne avait suggéré à la Garde de le remplacer par un château de moindres dimensions qui pourrait se dresser, sept milles à peine plus à l’est, là où le Mur s’incurvait sur les bords d’un lac émeraude sombre. Et c’est ainsi qu’une fois Noirlac payé par les joyaux de la reine et bâti par les gens que le Vieux Roi avait spécialement dépêchés au nord, les frères noirs en étaient venus à confier le soin de Fort Nox aux rats.

Seulement, il s’était écoulé deux siècles, depuis. Aujourd’hui, Noirlac était aussi désert que le château qu’il avait supplanté, et Fort Nox…

« Il y a des fantômes, ici », dit Bran. Hodor connaissait déjà toutes les histoires, mais Jojen pas forcément. « Des fantômes très très vieux, d’avant le Vieux Roi, d’avant même Aegon le Dragon, soixante-dix-neuf déserteurs qui partirent se faire bandits dans le sud. L’un d’entre eux était le plus jeune fils de lord Ryswell, alors, quand ils arrivèrent dans le coin des tertres, ils coururent chercher refuge dans son château, mais lord Ryswell les mit au cachot puis les renvoya à Fort Nox. Le lord Commandant avait fait tailler des trous dans la glace au sommet du Mur, on y jeta les déserteurs, et on les emmura vivants. Ils sont munis de piques et de cors et sont tous tournés face au nord. Les soixante-dix-neuf sentinelles, on les appelle. Comme ils avaient abandonné leurs postes durant leur vie, morts, ils sont condamnés à monter la garde éternellement. L’âge venu, la mort venant, lord Ryswell se fit, bien des années après, transporter à Fort Nox afin d’y prendre le noir et de se retrouver aux côtés de son fils. Il ne l’avait jadis renvoyé au Mur que pour satisfaire à l’honneur, mais, l’aimant encore comme au premier jour, il venait maintenant partager sa garde. »

Ils passèrent la moitié de la journée à fureter un peu partout dans le château. Certaines des tours s’étaient écroulées, d’autres semblaient peu sûres, mais ils grimpèrent en haut du beffroi (les cloches avaient disparu) et dans la roukerie (les oiseaux avaient disparu). Ils découvrirent dans les caves voûtées de la brasserie de gigantesques foudres de bois qui tonnèrent creux quand Hodor se mit à toquer dessus. Ils découvrirent une bibliothèque (les étagères et les casiers s’étaient effondrés, les livres avaient disparu, et il y avait des rats dans tous les recoins). Ils découvrirent un cachot humide et obscur qui comportait assez de cellules pour abriter cinq cents captifs, mais le barreau rouillé qu’agrippa Bran lui resta dans la main. De la grande salle ne subsistait qu’un mur, un seul et menaçant ruine, les bains avaient l’air de sombrer dans la terre, et un prodigieux roncier s’était arrogé, devant l’armurerie, la cour où les frères noirs avaient jadis fait l’exercice et manié l’épée, la pique et le bouclier. La forge était en revanche, ainsi que l’armurerie, toujours debout, mais les lames, les soufflets, l’enclume avaient cédé la place aux toiles d’araignées, aux rats et à la poussière. Par moments, Eté percevait des sons auxquels Bran se révélait sourd, ou bien il découvrait ses crocs vis-à-vis de rien, l’échine hérissée…, mais le Rat Coq ne fit aucune apparition, non plus que les soixante-dix-neuf sentinelles ou Hache-en-folie. Bran en fut extrêmement soulagé. Peut-être au fond n’y a-t-il là que les ruines d’un château désert.

Quand revint Meera, le soleil n’était plus qu’à un fil d’épée des collines occidentales. « Qu’as-tu vu ? lui demanda son frère.

— J’ai vu la forêt hantée, répondit-elle d’un ton lourd de nostalgie. Des collines sauvages à perte de vue, couvertes d’arbres qu’aucune cognée n’a jamais touchés. J’ai vu étinceler un lac avec tout l’éclat du soleil et des nuages accourir en masse de l’ouest. J’ai vu des flaques de vieille neige et des stalactites de glace aussi longues que des pertuisanes. J’ai même vu un aigle planer en cercle. Je crois que lui aussi m’a vue. Je lui ai fait signe.

— As-tu vu un chemin pour descendre ? » demanda Jojen.

Elle secoua la tête. « Non. La paroi est à pic, et la glace tellement lisse… J’aurais été capable à la rigueur d’opérer la descente si j’avais eu une bonne corde et une hache pour me tailler des prises pour les mains, mais…

— … mais nous, non, termina Jojen.

— Non, reconnut-elle. Es-tu certain que cet endroit soit celui que tu as vu durant ton rêve ? Peut-être n’est-ce pas le bon château que nous tenons là.

— Si. C’est bien le bon. Il y a une porte, ici. »

Oui, songea Bran, mais murée de pierres et de glace.

Alors que le soleil commençait à sombrer, tandis que les ombres des tours s’allongeaient indéfiniment, le vent se mit à souffler avec plus de violence et à soulever des rafales crissantes de feuilles mortes au travers des cours. Devant l’obscurité grandissante, Bran se ressouvint d’un autre des contes de Vieille Nan, le conte du roi de la Nuit. Le treizième homme à avoir conduit la Garde de Nuit, prétendait-elle, et un guerrier qui ne connaissait pas la peur. « Et c’était là son vice, car la peur, ajoutait-elle immanquablement, tous les hommes doivent la connaître. » Une femme avait causé sa perte, une femme entr’aperçue du sommet du Mur et qui avait la peau aussi blanche que la lune et des yeux semblables à des étoiles bleues. Et lui qui ne craignait rien au monde, il la poursuivit, la rattrapa, l’aima, bien qu’elle eût la peau aussi froide que la glace, et, en lui donnant sa semence, il lui donna son âme aussi.

Il la ramena à Fort Nox et la proclama reine et se proclama lui-même son roi, non sans asservir à sa volonté les frères jurés par des maléfices étranges. Treize années dura le règne du roi de la Nuit et de son cadavre de reine, treize, avant qu’enfin le Stark de Winterfell et le Joramun sauvageon ne se liguent afin d’affranchir la Garde de sa tutelle. Et lorsque, après sa chute, il s’avéra qu’il avait offert des sacrifices aux Autres, on anéantit toute trace de sa mémoire, et son nom même fut proscrit.

« D’aucuns prétendent qu’il était un Bolton, ne manquait jamais de conclure Vieille Nan. D’aucuns prétendent qu’il était un magnar de Skagos, d’aucuns prétendent un Omble, un Flint, un Norroit. D’aucuns voudraient vous faire accroire qu’il était un de ces Piébois qui gouvernaient l’île-aux-Ours avant l’arrivée des Fer-nés. Il ne fut jamais rien de tel. Il était un Stark, le propre frère de celui qui le renversa. » Elle pinçait alors le nez de Bran, et pas de sitôt, tiens, qu’il oublierait cela. « Il était un Stark de Winterfell et, qui sait ? peut-être bien qu’il s’appelait Brandon… Peut-être bien qu’il a dormi dans ce lit que voici, justement, et justement dans cette chambre-ci… »

Non, songea Bran, mais il a bel et bien arpenté ce château dans lequel nous allons dormir cette nuit, nous. Il n’était pas particulièrement séduit par cette perspective. Le jour, Vieille Nan le disait toujours, le roi de la Nuit n’était qu’un homme comme vous et moi, mais la nuit était son royaume. Et il fait de plus en plus nuit.

Les Reed décidèrent que l’on coucherait dans les cuisines, qui leur paraissaient devoir offrir un meilleur abri que la plupart des autres bâtiments, malgré leur coupole crevée vers laquelle, assoiffé de lumière, se déhanchait, blanchâtre et contrefait, le barral surgi d’entre le dallage d’ardoise, auprès de l’immense puits central. Un drôle de barral, à la vérité. Le plus squelettique d’abord qu’eût jamais vu Bran, puis sans face, en plus. Mais il vous donnait du moins l’impression que les anciens dieux se trouvaient avec vous, là, quelque part.

Même que c’était la seule chose à peu près plaisante, dans ces cuisines. Bon, il y restait bien assez de toit pour qu’on soit à couvert s’il se remettait à pleuvoir, mais quant à jamais avoir chaud, là-dedans, c’était une tout autre affaire. Le froid, vous le sentiez suinter du dallage, en catimini. Puis ces ombres, toutes ces ombres, oh, qu’il n’aimait pas ça… ! Ni les gigantesques fours de brique, tout autour de lui, avec leurs gueules grandes ouvertes. Ni les crocs à viande pourris de rouille, ni les entailles et les taches qui se voyaient, le long d’un mur, sur la table de boucherie. C’est là-dessus, se persuada-t-il, que le Rat Coq débita le prince, et dans l’un de ces fours qu’il fit cuire sa tourte.

Au demeurant, ce qu’il y avait là de moins à son goût, c’était le puits. Il était large d’une bonne douzaine de pieds, tout en pierre, et il comportait, implantées en son sein, des marches qui plongeaient vers les ténèbres en tournant, tournant. Sa maçonnerie moite était couverte de salpêtre, mais aucun d’entre eux, pas même Meera, malgré son regard acéré de chasseur, n’avait réussi à discerner l’eau, tout au fond. « Peut-être qu’il n’a pas de fond », supposa Bran d’une voix pas très assurée.

Hodor risqua un œil par-dessus la margelle – elle lui montait à peu près au genou – puis lança : « HODOR ! », que le puits reprit en échos successifs, « hodorhodorhodorhodor », qui allèrent en s’affaiblissant, « hodorhodorhodorhodor », jusqu’à n’être plus guère qu’un chuchotement. Hodor eut l’air abasourdi. Puis il se mit à rire et se baissa pour ramasser par terre un morceau d’ardoise.

« Hodor, non ! » cria Bran, mais il était trop tard. Hodor venait de jeter l’ardoise par-dessus bord. « Tu n’aurais pas dû faire ça. Tu ne sais pas ce qui se trouve là-bas dessous. Tu pourrais avoir blessé quelque chose ou bien… – ou bien réveillé quelque chose. »

Hodor le lorgna d’un air innocent. « Hodor ? »

De loin, loin, loin dessous leur parvint enfin le bruit de la pierre atteignant l’eau. Ce n’était pas un plouf, pas vraiment. C’était plutôt un ouf, comme si ça, le truc qui se trouvait en bas, quoi, ç’avait ouvert une bouche toute grelottante et gobé d’un coup l’ardoise d’Hodor. Là-dessus, le puits régurgita de vagues échos, et Bran eut un moment l’impression d’entendre bouger quelque chose, d’entendre barboter dans l’eau. « Nous ferions peut-être mieux de ne pas rester là, dit-il avec anxiété.

— Près du puits ? demanda Meera. Ou à Fort Nox ?

— Oui », affirma Bran.

Elle se mit à rire et puis dépêcha Hodor ramasser du bois. Eté s’esquiva aussi. Avec la nuit presque tombée l’empoignait l’envie de chasser.

Hodor revint les bras chargés de bois mort et de branches brisées. Jojen Reed s’arma de son poignard et de son briquet et entreprit de faire démarrer le feu, pendant que Meera vidait les poissons qu’elle avait harponnés au passage du dernier ruisseau. Bran se demanda combien d’années s’étaient écoulées depuis qu’il n’avait été apprêté de repas dans les cuisines de Fort Nox. Il se demanda aussi qui diable avait pu s’en charger, mais mieux valait peut-être l’ignorer, justement.

Quand le feu se fut mis à flamber haut et clair, Meera posa le poisson dessus. Au moins n’est-ce pas une tourte. Le Rat Coq avait mitonné le prince andal dans une énorme croûte, avec des oignons, des carottes, des champignons, des masses de poivre et de sel, une bonne tranche de lard fumé, plus un rouge de Dorne on ne peut plus sombre, et puis il l’avait servi à son père qui, non content d’en vanter le goût, en réclama une seconde portion. A la suite de quoi les dieux, métamorphosant le cuisinier en un monstrueux rat blanc, l’avaient condamné à ne manger rien d’autre que ses propres petits. Il hantait Fort Nox depuis lors mais, si fort qu’il s’y repût de sa progéniture, sa faim demeurait toujours inassouvie. « Or, ce ne fut pas le meurtre perpétré qui lui valut la malédiction divine, disait Vieille Nan, ni le fait d’avoir servi au roi andal son propre fils en tourte. La vengeance est un droit de l’homme. Mais il avait tué un hôte sous son propre toit, et, ce crime-là, les dieux ne sauraient en aucune manière le pardonner. »

« Nous ferions bien de dormir », dit Jojen d’un ton solennel, sitôt que l’on fut rassasié. Le feu commençait à baisser. Il le tisonna du bout d’un bâton. « Peut-être aurai-je un nouveau rêve vert qui nous indiquerait la voie. »

A peine en boule, Hodor se mit à ronfloter. De temps à autre, il s’agitait sous son manteau et exhalait en un gémissement quelque chose qui avait quelque chance d’être « hodor ». A force de se tortiller, Bran réussit à se rapprocher du feu. C’était bon, d’avoir chaud, et le léger crépitement des flammes était apaisant, mais quant à s’assoupir, hélas, peine perdue. Dehors, le vent mettait en mouvement des cohortes de feuilles mortes qui, de cour en cour, allaient timidement gratter à chaque porte et chaque fenêtre. Et ces bruits rappelaient forcément les contes de Vieille Nan. Peu s’en fallait qu’il n’entendit les sentinelles fantômes s’interpeller là-haut, tout en haut du Mur, et sonner de leurs cors fantômes. Le clair de lune blême qui se faufilait en biais par le trou béant de la voûte barbouillait de blanc les blanches branches que le barral brandissait convulsivement vers ce bout de ciel. On aurait juré que l’arbre essayait d’agripper la lune pour l’entraîner au fond du puits. Si vous m’entendez, dieux anciens, se mit à prier Bran, n’envoyez pas de rêve, cette nuit. Ou bien, si vous en envoyez un, faites qu’il soit bon. Les dieux ne répondirent ni oui ni non.

Bran se contraignit à fermer les yeux. Peut-être même qu’il dormit un brin, ou bien peut-être qu’il somnolait, voilà tout, qu’il flottait comme on fait lorsqu’on est à demi éveillé, à demi assoupi, qu’il somnolait donc, tout en s’efforçant de ne pas penser au Rat Coq ou à Hache-en-folie ou à la chose qui venait la nuit.

Et puis il entendit le bruit.

Ses yeux se rouvrirent. Qu’est-ce que c’était ? Il retint son souffle. L’ai-je rêvé ? Etais-je encore en train de faire un de ces cauchemars stupides ? Il répugnait à réveiller Meera et Jojen pour un mauvais rêve, et cependant… là… comme un léger bruit de bagarre, dans le lointain.Des feuilles, ce sont des feuilles qui grattent les murs, dehors, et s’entrechoquent, ou le vent, ça pourrait être le vent, oui… Seulement, le bruit ne venait pas du dehors. Bran sentit le duvet de ses bras commencer à se hérisser. Le bruit est dedans, il est ici même, avec nous, dedans, et il est en train de devenir plus fort. Il se dressa sur un coude, l’oreille tendue. Il y avait bien du vent, il y avait bien des volées de feuilles, aussi, mais il y avait encore quelque chose d’autre. Des pas. Il y avait quelqu’un qui venait par là. Quelque chose qui venait par là.

Ce n’étaient pas les sentinelles, se convainquit-il. Les sentinelles ne quittaient jamais le Mur. Mais il se pouvait fort qu’il y eût d’autres fantômes, à Fort Nox, et des fantômes d’une espèce encore plus terrible. Il se rappela tout ce que Vieille Nan avait dit de Hache-en-folie ; qu’il retirait ses bottes et rôdait de salle en salle dans le noir, nu-pieds, sans jamais faire le moindre bruit pour te dire où il se trouvait, sinon le bruit du sang qui dégouttait, goutte à goutte, et de sa hache et de ses coudes et du bas de sa barbe, toute rouge, tout imbibée. Mais peut-être n’était-ce pas là du tout Hache-en-folie, peut-être était-ce la chose qui venait la nuit. « Les petits apprentis avaient tous eu beau la voir, disait Vieille Nan, eh bien, après, voilà-t-il pas que, pour en parler à leur lord Commandant…, les descriptions qu’ils en firent furent toutes différentes ? » Et trois d’entre eux moururent dans l’année, et le quatrième devint fou, et quand, cent ans plus tard, la chose revint de nouveau, les témoins virent qu’à sa suite, enchaînés, se traînaient les petits apprentis.

Mais ce n’était qu’un conte, bah. Il était simplement en train de s’effrayer tout seul. Il n’en existait pas, de chose qui vienne la nuit, mestre Luwin avait été formel. S’il en avait jamais existé de pareille, eh bien, elle n’était plus de ce monde, maintenant, pas plus que les géants et les dragons. Ce n’est rien, se dit Bran.

Mais les bruits étaient désormais plus forts.

Ça vient du puits, saisit-il tout à coup. Ce qui ne fit qu’aggraver sa frousse. Quelque chose était en train de venir de dessous la terre, en train de venir du fond des ténèbres. Hodor l’a réveillé. Il l’a réveillé avec son bout d’ardoise idiot, et voilà que ça vient. C’était dur d’entendre, sous les ronflements d’Hodor et sous la chamade, que son propre cœur battait follement. C’était quoi, ce bruit ? Le bruit que faisait le sang dégouttant d’une hache ? Ou bien était-ce le léger, le lointain cliquetis de chaînes fantômes ? Bran redoubla d’attention.Des pas. C’étaient indubitablement des pas, chacun d’eux plus fort un rien que le précédent. Mais combien, cela, impossible à dire. Le puits se plaisait à multiplier les échos. Il ne se percevait là aucune espèce de dégouttement, non, ni le moindre cliquetis de chaînes, mais il y avait bel et bien quelque chose d’autre…, une sorte de son ténu, strident, geignard comme de quelqu’un qui souffre, et un halètement lourd et feutré. Mais c’étaient les pas qui s’entendaient le mieux. Les pas en train de se rapprocher.

Bran crevait trop de peur pour pouvoir crier. Le feu s’était consumé jusqu’à n’être plus que de vagues braises, et ses amis dormaient, tous les trois. Il faillit se glisser hors de sa peau pour rejoindre son loup, mais Eté risquait de se trouver à des lieues de là. Puis pouvait-il abandonner ses amis et les laisser là, dans le noir, affronter sans défense – affronter quoi ? – affronter ce qui était en train de venir et qui allait – qui allait sortir tôt ou tard du puits ? Je leur avais dit de ne pas venir ici, songea-t-il lamentablement. Je leur avais dit qu’il s’y trouvait des fantômes. Je leur avais dit que nous ferions bien mieux d’aller à Châteaunoir.

Les pas lui faisaient, avec leur lenteur, leur pesanteur, leur façon d’érafler les marches, l’effet d’être ceux d’une masse en plomb. Ça doit être énorme. Les contes de Vieille Nan faisaient de Hache-en-folie plus ou moins un colosse, et de la chose qui venait la nuit, là, franchement, une monstruosité. A Winterfell, dans le temps, Sansa s’était portée garante que les démons des ténèbres ne pouvaient pas te toucher si tu te cachais bien sous tes couvertures. La tentation le prit de le faire, et il se trouvait près d’y céder quand il se souvint de ce qu’il était, un prince et presque un homme fait.

En se tortillant comme un ver, il réussit à traîner ses jambes mortes jusqu’au coin où dormait Meera et, s’étirant de son mieux, à lui toucher un pied. Elle s’éveilla instantanément. Jamais il n’avait connu personne qui s’éveille aussi vite que Meera Reed ou qui soit d’attaque aussi promptement. Il se mit un doigt sur les lèvres pour l’avertir de ne pas parler. Tout de suite, il le lut sur sa physionomie, elle entendit le bruit – les pas et leurs échos, le halètement lourd et le vague vague son geignard.

Sans un mot, Meera se leva, récupéra ses armes puis, son trident à grenouilles dans la main droite et, prêt à se déployer, son filet dans la gauche, elle se glissa, nu-pieds, vers le puits. Jojen dormait toujours, sans se douter de rien, tandis que dans son sommeil Hodor n’arrêtait pas de marmonner tout en se démenant. Attentive à toujours demeurer dans l’ombre, Meera contourna le rayon de lune, aussi silencieuse qu’un chat. Et Bran avait beau ne pas la lâcher de l’œil un instant, c’est à peine s’il discernait sur sa pique l’infime reflet laiteux. Je ne peux pas la laisser combattre la chose toute seule, songea-t-il. Eté se trouvait au loin, mais…

… Bran quitta sa peau pour essayer d’endosser celle d’Hodor.

Seulement, ce n’était pas comme se glisser dans celle du loup-garou. Avec ce dernier, c’était devenu tellement facile qu’il le faisait presque sans y penser. Là, c’était plus dur, c’était comme quand tu tâchais d’enfiler ta botte de gauche au pied droit. Ça t’allait tout de travers, et la botte était affolée, en plus, la botte ne comprenait pas ce qui lui arrivait, la botte refoulait le pied de toutes ses forces. La saveur de vomi qu’il tasta dans l’arrière-gorge d’Hodor faillit suffire à le mettre en fuite. Au lieu de quoi il se trémoussa, poussa, se mit sur son séant, rassembla ses jambes sous lui – ses jambes énormes et tout en muscles – et se leva. Je me tiens debout. Fit un pas. Je marche. Cela lui fit éprouver une sensation tellement bizarre qu’il manqua tomber. Il lui était possible de se voir, là, sur les dalles de pierre froide, un petit truc, une babiole, démantibulé, mais, démantibulé, il ne l’était plus. Il empoigna la rapière d’Hodor. Ça haletait maintenant aussi bruyamment que des soufflets de forgeron.

Du puits surgit une sorte de feulement, de miaaaou perçant qui lui fit l’effet d’un coup de poignard. En voyant une énorme forme noire se hisser péniblement dans les ténèbres puis se mettre à tanguer vers le clair de lune, Bran fut envahi d’une peur tellement panique qu’avant d’avoir seulement pu penser à tirer l’épée d’Hodor comme il s’était promis de le faire il se retrouva de nouveau par terre, dans sa propre peau, tandis qu’Hodor mugissait aussi follement : « Hodor hodor HODOR », que la nuit où la foudre s’amusait à prendre pour cible la tour du lac. Seulement, la chose qui venait la nuit poussait elle-même des glapissements, tout en se débattant farouchement dans les plis du filet de Meera. Bran vit le trident fuser des ténèbres afin de frapper la chose, et il vit la chose tituber, tomber, s’enchevêtrer toujours plus avant dans les rets. Du puits persistait à monter, mais beaucoup plus net désormais, le miaulement plaintif. Alors que la chose noire, affalée, piaillait en se démenant sur les dalles : « Non ! non ! pas ça, s’il vous plaît…, NO-OON… ! »

Meera lui était dessus, et le clair de lune argentait les dents de sa pique à grenouilles. « Qui êtes-vous ? demanda-t-elle impérieusement.

SAM… ! hoqueta la chose noire. Je suis Sam, Sam, Sam je suis, délivrez-moi…, vous m’avez blessé… ! » Il se roulait dans la flaque de clair de lune, et il achevait de s’empêtrer dans les mailles qui l’emprisonnaient toujours plus étroitement. « Hodor hodor hodor », continuait à beugler pour sa part Hodor.

C’est Jojen qui eut le bon esprit de jeter du bois sur le feu puis de souffler dessus jusqu’à ce que s’en élèvent en pétillant des flammes. A la faveur de la lumière qui se fit alors, Bran aperçut la fille qui, toute pâle et maigre, à la bouche du puits, tout emmitouflée de fourrures et de peaux sous un manteau noir gigantesque, cherchait à faire taire le nouveau-né qu’elle tenait entre ses bras. La chose par terre cherchait, elle, à dégager l’un de ses bras pour attraper son couteau, mais le filet le lui interdisait. Elle n’avait absolument rien d’un fauve monstrueux, ni même de Hache-en-folie dégouttant de sang, elle n’était qu’un grand gars obèse tout empaqueté de lainages noirs et de fourrure noire et de cuir noir et de maille noire. « C’est un frère noir, dit Bran. Il appartient à la Garde de Nuit, Meera.

— Hodor ? » Hodor se mit à croupetons pour reluquer l’homme pris dans le filet. « Hodor, fit-il encore, mais cette fois comme en s’esclaffant.

— La Garde de Nuit, oui. » L’obèse haletait toujours comme un soufflet de forge. « Je suis un frère de la Garde. » Comprimant ses fanons, l’une des cordes l’obligeait à relever la tête, et d’autres s’imprimaient profondément dans le gras des joues. « Un corbeau je suis, s’il vous plaît. Tirez-moi de ce machin-là. »

Bran fut brusquement assailli d’un doute. « C’est vous, la corneille à trois yeux ? » C’est impossible qu’il soit la corneille à trois yeux.

« Je ne crois pas. » L’obèse eut beau rouler des yeux, non, il n’en avait que deux. « Je ne suis que Sam. Samwell Tarly. Tirez-moi de là, ça fait mal, à la fin… » Il recommença à se débattre.

Meera fit entendre un son de dégoût. « Arrêtez donc de gigoter. Si vous me déchirez mon filet, je vous reflanque au fond du puits. Tenez-vous seulement tranquille, je vais vous démêler ça.

— Qui es-tu ? demanda Jojen à la fille qui portait l’enfant.

— Vère, dit-elle. A cause de la primevère. Et c’est Sam, lui. On a jamais voulu vous faire peur. » Elle berça son petit tout en murmurant, et il finit par cesser de pleurer.

Meera s’affairait à délivrer le gros lard de frère. Jojen s’approcha du puits et y jeta un œil. « Vous arrivez d’où ?

— De chez Craster, fit la fille. C’est vous, le bon ? »

Jojen la dévisagea vivement. « Le bon… ?

— Il a dit que Sam était pas le bon, expliqua-t-elle. C’était quelqu’un d’autre, il a dit, le bon. Celui qu’on l’avait envoyé chercher.

— Qui l’a dit ? s’enquit Bran d’un ton pressant.

— Mains-froides », répondit Vère, tout bas.

Meera releva l’un des pans de son filet, et l’obèse en profita pour retrouver vaille que vaille son séant. Il était tout tremblant, remarqua Bran, et il avait toujours autant de mal à recouvrer son souffle. « Il a dit qu’il y aurait des gens, haleta-t-il. Dans le château, ces gens. Mais je ne savais pas que je tomberais sur vous juste en haut des marches. Je ne savais pas que vous alliez me jeter un filet dessus ou me larder le ventre. » Il se le tâta d’une main gantée de noir. « Est-ce que je saigne ? Je ne peux pas voir…

— Je n’ai piqué que pour vous faire perdre l’équilibre, dit Meera. Enfin, montrez toujours. » Elle mit un genou en terre et palpa l’homme autour du nombril. « Mais vous portez de la maille… ! Je ne vous ai pas seulement éraflé la peau…

— Eh bien, n’empêche que ça m’a fait mal quand même, gémit Sam.

— Vous êtes vraiment un frère de la Garde de Nuit ? » lança Bran.

Les fanons de l’obèse se trémoussèrent quand il acquiesça d’un hochement. Il avait la peau flasque et blafarde. « Rien qu’à l’intendance. C’est moi qui soignais les corbeaux de lord Mormont. » Il parut être un moment sur le point d’éclater en sanglots. « Je les ai perdus au Poing, toutefois. Par ma seule faute. Et puis c’est nous-mêmes que j’ai perdus. Je n’ai pas même été fichu de retrouver le Mur. Il a cent lieues de long et sept cents pieds de haut, et je n’ai pas été fichu de le retrouver !

— Eh bien, ça y est, vous le tenez, maintenant, dit Meera. Soulevez-moi donc votre croupe, un peu, que je récupère mon filet.

— Comment vous y êtes-vous pris pour franchir le Mur ? demanda Jojen, pendant que Sam se remettait pesamment sur pied. « Est-ce que le puits permet d’accéder à une rivière souterraine, et c’est de là que vous venez ? Vous n’êtes même pas mouillé…

— Il y a une porte, dit le gros Sam. Une porte dérobée, aussi ancienne que le Mur lui-même. La porte Noire, il l’a appelée. »

Les Reed échangèrent un coup d’œil. « Nous trouverons cette porte au fond du puits ? » demanda Jojen.

Sam secoua la tête. « Vous, non. Il me faut vous y mener moi-même.

— Pourquoi cela ? regimba Meera. S’il y a une porte…

— Vous ne la découvririez pas. Et la découvririez-vous qu’elle ne s’ouvrirait pas. Pas pour vous. C’est la porte Noire. » Sam pinça le noir délavé de sa manche. « Il n’y a qu’un homme de la Garde de Nuit qui puisse l’ouvrir, il a dit. Un frère juré qui a prononcé ses vœux.

Il a dit. » Jojen se renfrogna. « Ce… Mains-froides ?

— Ce n’était pas son vrai nom, précisa Vère sans cesser de bercer l’enfant. C’est rien que nous, moi et Sam, qu’on l’a appelé comme ça. Parce que ses mains étaient froides comme de la glace, mais il nous a sauvés des morts, lui et ses corbeaux, et il nous a tous les trois pris jusqu’ici en croupe sur son orignac.

— Son orignac ? répéta Bran, émerveillé.

— Son orignac ? fit Meera, suffoquée.

— Ses corbeaux ? fit Jojen.

— Hodor ? fit Hodor.

— Etait-il vert ?» Bran brûlait de savoir. « Est-ce qu’il avait des andouillers ? »

L’obèse perdit pied. « L’orignac ?

— Mains-froides ! s’impatienta Bran. Les hommes verts montent des orignacs, Vieille Nan le disait toujours. Et, parfois, ils ont aussi des andouillers.

— Ce n’était pas un homme vert. Il était tout vêtu de noir, comme un frère de la Garde, mais il était aussi pâle qu’une créature, et il avait les mains si glacées que ça m’a terrifié, d’abord. Mais les créatures ont des yeux bleus, et elles n’ont pas de langue, ou alors elles ont oublié comment on s’en sert. » L’obèse se tourna vers Jojen. « Nous le faisons attendre. Il faudrait y aller. Vous n’avez rien de plus chaud à vous mettre sur le dos ? Il fait froid, à la porte Noire, et encore plus froid de l’autre côté du Mur. Vous…

— Pourquoi n’est-il pas venu avec vous ? » Meera montra d’un geste Vère et son enfant. « Eux vous ont bien accompagné, pourquoi pas lui ? Pourquoi ne l’avez-vous pas amené par cette fameuse porte Noire, lui aussi ?

— Il… – il ne peut pas.

— Pourquoi pas ?

— Le Mur. Le Mur est bien plus qu’un simple amas de glace et de pierre, il a dit. Des sortilèges y sont ourdis…, des très très anciens, très puissants. Lui ne peut pas passer au-delà du Mur. »

Il se fit alors un silence tellement profond dans les cuisines du château que Bran percevait sans avoir à tendre l’oreille l’infime crépitement des flammes, le crissement des feuilles agitées par le vent nocturne, les craquements du barral qui s’éreintait toujours à saisir la lune. Au-delà des portes vivent les monstres et les géants et les goules, se souvint-il que Vieille Nan disait, mais il leur est impossible de les franchir aussi longtemps que le Mur se dresse là dans toute sa force. Aussi, dors en paix, mon petit Brandon, endors-toi, bout de chou chéri. Tu n’as rien à craindre. Il n’y a pas de monstres, ici.

« Je ne suis pas non plus le bon, dit Jojen Reed à ce gros lard de Sam qui trouvait le moyen de flotter dans ses noirs crasseux, je ne suis pas celui qu’on vous a chargé de ramener. Le bon, c’est lui.

— Oh. » Sam abaissa sur Bran un regard des plus incertains. Peut-être venait-il tout juste de s’apercevoir qu’il avait affaire à un estropié. « Je… je n’ai… je ne suis pas assez fort pour vous porter, je…

— J’ai Hodor, pour ça. » Bran indiqua sa hotte d’un geste. « Je circule là-dedans, perché sur son dos. »

Sam le regardait fixement. « Vous êtes le frère de Jon Snow. Celui qui est tombé de…

— Non, dit Jojen. Ce garçon-là est mort.

— Chut, avertit Bran. De grâce. »

Après avoir eu l’air un bon moment déconcerté, Sam finit par bredouiller: « Je… je suis capable de garder un secret. Vère aussi. » Il la consulta d’un coup d’œil, et elle acquiesça d’un signe de tête. « Jon… Jon était aussi mon frère à moi. Il était le meilleur ami que j’aie jamais eu, mais il est parti en reconnaissance dans les Crocgivre avec Qhorin Mimain, et il n’en est pas revenu. Nous l’attendions sur le Poing, nous, quand… quand…

— Jon se trouve de ce côté-ci, dit Bran. Eté l’a vu. Il était en compagnie de sauvageons, mais ils ont tué un homme, et lui s’est emparé d’un cheval et enfui. Je gagerais volontiers qu’il est parti pour Châteaunoir. »

Sam tourna de grands yeux vers Meera. « Vous êtes sûre que c’était Jon ? Vous l’avez vu de vos propres yeux ?

— Moi, c’est Meera, dit Meera avec un sourire. Eté est… »

Une ombre se détacha de la coupole béante, au-dessus d’eux, et bondit dans le clair de lune. En dépit de sa patte blessée, le loup toucha terre sans plus de bruit ni de pesanteur qu’un flocon de neige. Un hoquet d’effroi échappa à la petite Vère qui referma si violemment les bras sur lui que son enfant se remit à pleurer.

« Il ne vous fera pas de mal, dit Bran. C’est lui, Eté.

— Jon le disait bien, que vous aviez tous un loup chacun. » Sam retira l’un de ses gants. « Je connais Fantôme. » Il étendit une main tremblante aux doigts blanchâtres et lisses et dodus comme de petites saucisses. Eté s’en approcha à pas feutrés, les flaira, les gratifia d’un coup de langue.

Du coup, Bran cessa de balancer. « Nous viendrons avec vous.

— Tous ? » Sam ne dissimulait même pas son étonnement.

Meera ébouriffa les cheveux de Bran. « Il est notre prince. »

Eté, lui, faisait le tour du puits en reniflant. Il s’immobilisa près de la marche supérieure et se retourna vers Bran. Il brûle d’y aller.

« Vère ne risque rien, si je la laisse ici jusqu’à mon retour ? leur demanda Sam.

— Sans doute pas, dit Meera. Elle est la bienvenue auprès de notre feu.

— Le château est désert », ajouta Jojen.

Vère jeta un regard circulaire. « Craster nous racontait des tas d’histoires sur les châteaux, mais penser que ça serait si grand, ça, j’aurais jamais. »

Et ce ne sont que les cuisines. Bran se demanda ce qu’elle penserait en voyant Winterfell, si tant est qu’elle le vît un jour.

Il ne leur fallut que quelques minutes pour rassembler leurs affaires et le hisser, lui, dans sa hotte d’osier, sur le dos d’Hodor. Vère s’était cependant installée près du feu pour donner le sein. « Vous reviendrez bien me chercher, n’est-ce pas ? demanda-t-elle à Sam quand elle les vit tous prêts à partir.

— Aussitôt que je le pourrai, promit-il, et puis nous irons nous mettre quelque part au chaud. » Ce qu’entendant, quelque chose en Bran s’inquiéta de l’aventure où il se jetait. Irai-je plus jamais, moi, me mettre quelque part au chaud ?

« Je vais passer le premier, je connais la route. » Au bord du trou, Sam parut hésiter. « C’est qu’il y en a des tas et des tas, de marches… », soupira-t-il avant de se décider à descendre. Jojen lui emboîta le pas, puis Eté, puis Hodor chevauché par Bran. Meera ferma le ban, pique et filet au poing.

Ce fut une longue longue longue descente. Si le clair de lune en baignait la bouche, à chaque tour que l’on y faisait, le puits devenait de plus en plus sombre et de plus en plus resserré. L’écho des pas se répercutait indéfiniment sur la pierre humide de la paroi, et les rumeurs d’eau allaient sans cesse s’amplifiant. « N’aurions-nous pas dû emporter des torches ? demanda Jojen.

— Vos yeux vont s’accoutumer, répondit Sam. En laissant la main toujours au contact du mur, vous ne risquez pas de tomber. »

A chaque nouveau tour s’aggravait le froid et s’épaississaient les ténèbres. Et lorsque Bran, finalement, renversa sa tête en arrière pour évaluer le chemin parcouru, la margelle n’était, tout là-haut, pas plus grosse qu’une demi-lune. « Hodor », chuchota Hodor, et « hodorhodorhodorhodorhodorhodor », riposta le puits dans un chuchotement. Tout proches étaient désormais les tumultes d’eau, mais Bran eut beau se pencher pour scruter le noir, du noir fut tout ce qu’il vit.

Un ou deux tours plus loin, Sam s’arrêta subitement. Il n’avait jamais qu’un quart de tour d’avance sur Hodor, il se trouvait au pire six pieds plus bas, et Bran arrivait à peine à le discerner – mais la porte, oui, la porte, il la voyait. La porte Noire, Sam l’avait appelée, bien qu’elle ne fût pas noire, pas du tout.

Elle était de barral bien blanc, et elle portait une face.

Du bois émanait comme une lueur, une lueur laiteuse ou lunaire, si faible qu’elle ne semblait pas même effleurer quoi que ce soit d’autre que le panneau lui-même, pas même effleurer Sam qui se tenait juste devant, pourtant. La face était vieille et blême, toute fripée, toute rabougrie. Elle a l’air morte. Elle avait la bouche fermée, les paupières aussi ; les joues avalées, le front flétri, le menton décroché. S’il était possible à un homme d’avoir vécu un millier d’années sans mourir et de continuer simplement à vieillir, sa figure pourrait à la longue en venir à ressembler à ça.

La porte ouvrit les yeux.

Des yeux qui étaient eux aussi blanchâtres et qui n’y voyaient pas. « Qui es-tu ? » demanda la porte, et le puits chuchota : « Qui-qui-qui-qui-qui-qui-qui-qui. »

« Je suis l’épée dans les ténèbres, dit Samwell Tarly. Je suis le veilleur au rempart. Je suis le feu qui flambe contre le froid, la lumière qui rallume l’aube, le cor qui secoue les dormeurs. Je suis le bouclier protecteur des royaumes humains.

— Passe, alors », déclara la porte. Ses lèvres s’entrebâillèrent et s’ouvrirent et s’ouvrirent de plus en plus grand, de plus en plus grand, jusqu’à ce qu’enfin ne subsistât rien d’elle, rien qu’une vaste gueule béante entourée de rides. Sam fit un pas de côté et, d’un geste, invita Jojen à passer devant. Eté suivit, la truffe en émoi, et puis ce fut au tour de Bran. Hodor se baissa bien, mais pas tout à fait assez. La lèvre supérieure de la porte frôla doucement le sommet du crâne de Bran, et une goutte d’eau s’en détacha qui, lentement, lui dégoulina tout le long du nez. Une goutte étrangement chaude c’était, et aussi salée qu’une larme.

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