DAENERYS

Meereen était aussi grande qu’Astapor et Yunkaï réunis. A l’instar de ses cités sœurs, elle était en briques, mais, au lieu d’être rouges comme celles d’Astapor ou jaunes comme celles de Yunkaï, ses briques à elle étaient multicolores. Plus hauts que ceux de Yunkaï et en meilleur état, ses remparts étaient ponctués de bastions et puissamment ancrés à chaque angle sur de grandes tours défensives. Derrière eux se détachait, tel un colosse au revers du ciel, le sommet de la Grande Pyramide, monstrueux machin de huit cents pieds de haut que couronnait une impressionnante harpie de bronze.

« Y a rien de si pleutre qu’une harpie, commenta Daario Naharis dès qu’il l’aperçut. Ç’a un cœur de femme et des pattes de poulet. Pas étonnant que ses fils se terrent derrière leurs murs. »

En tout cas, le héros ne se terra pas. Il franchit les portes de la ville revêtu d’une armure à écailles de cuivre et de jais, et les rayures roses et blanches du manteau de soie qui lui flottait aux épaules ornaient également les bardes de son destrier blanc. La lance entortillée de rose et de blanc qu’il portait n’avait pas moins de quatorze pieds de long, et ses cheveux étaient façonnés, choucroutés et laqués en forme de gigantesques cornes en volutes de bélier. Et d’aller venir en cet appareil au pied des murs de briques multicolores, mettant au défi les assiégeants d’envoyer un champion l’affronter en combat singulier.

Les sang-coureurs de Daenerys avaient tous les trois si follement envie d’y galoper qu’ils faillirent en venir aux mains. « Sang de mon sang, leur dit-elle, votre place est ici même, à mes côtés. Cet homme est une mouche bourdonnante et rien de plus. Ignorez-le, il sera bientôt renvolé. » Tout braves guerriers qu’ils étaient, Aggo, Jhogo et Rakharo avaient leur jeune âge contre eux, et elle avait en eux des auxiliaires trop précieux pour les laisser s’exposer en pure perte. La cohésion de son khalasar, c’est eux qui l’assuraient, et ils étaient aussi ses meilleurs éclaireurs.

« Sagement jugé, la complimenta ser Jorah, spectateur comme eux devant son pavillon. Laissons donc ce bouffon glapir et caracoler tout son soûl, il n’y gagnera finalement jamais qu’un cheval boiteux. Et il ne nous fait aucun mal.

— Si. » C’est Arstan Barbe-Blanche qui venait de s’inscrire en faux. « Les guerres ne se gagnent pas uniquement avec des piques et des épées, ser. Lorsque deux armées se rencontrent, elles peuvent bien être d’égale force, il en est une qui pliera et prendra la fuite, pendant que l’autre tiendra bon. Ce héros-là renforce le courage de ses propres hommes et sème le doute dans le cœur des nôtres. »

Ser Jorah émit un reniflement de mépris. « Et si d’aventure notre champion se trouvait défait, quel genre de semis cela donnerait-il ?

— Il ne remporte pas de victoires, celui qui appréhende la bataille, ser.

— Ce n’est pas de bataille que nous sommes en train de parler. Que ce bouffon tombe, et les portes de Meereen ne s’ouvriront pas pour autant. A quoi bon risquer une vie pour rien ?

— Pour l’honneur, je dirais.

— Assez, vous deux. » Elle avait son compte, et au-delà, d’ennuis qui la tracassaient sans qu’ils en rajoutent, avec leurs bisbilles. Les dangers qu’incarnait Meereen étant autrement sérieux qu’un héros rose et blanc beuglant des insultes, elle n’allait pas se laisser distraire par de pareilles futilités. Depuis Yunkaï, les effectifs de son ost se montaient à plus de quatre-vingt mille, mais avec là-dedans moins d’un quart de soldats. Les autres…, eh bien, les autres, ser Jorah les traitait de bouches-à-pattes, et le jour était imminent où la famine sévirait.

Les Grands Maîtres de Meereen s’étaient repliés au fur et à mesure qu’elle avançait, moissonnant le plus qu’ils pouvaient, brûlant ce qu’ils ne pouvaient moissonner. Champs incendiés, puits empoisonnés, voilà ce qui l’avait partout accueillie. Mais le pire de tout, c’est qu’ils avaient cloué un petit esclave sur chacune des bornes milliaires de la route côtière en provenance de Yunkaï, les y avaient cloués vivants, tripes à l’air et un bras constamment tendu pour indiquer la direction Meereen. Comme il conduisait l’avant-garde, Daario avait ordonné de retirer de là les gosses suppliciés pour en épargner le spectacle à Daenerys, mais elle, aussitôt informée du fait, avait exigé qu’ils y soient laissés. « Je veux les voir, avait-elle dit. Je veux voir chacun d’eux, je veux les compter, je veux contempler leurs visages. Et je veux me rappeler. »

Le temps d’atteindre Meereen, étalée sur la grève salée près de sa rivière, elle en avait dénombré cent soixante-trois. Je veux cette ville, et je l’aurai, s’était-elle juré tout autant de fois.

Ovationné du haut des murs par les défenseurs de Meereen, le héros rose et blanc provoqua les assiégeants une bonne heure d’affilée, les brocardant sur leurs attributs virils, ainsi que sur leurs mères et leurs femmes et leurs dieux. « Son nom est Oznak zo Pahl », apprit-elle de Brun Ben Prünh lorsque, en sa qualité de nouveau commandant des Puînés, celui-ci vint prendre part au conseil de guerre. Son élévation à ce poste, il ne la devait qu’au vote de ses pairs mercenaires. « J’ai servi de garde du corps à son oncle, autrefois, avant d’entrer dans les Puînés. Ces Grands Maîtres, quel tas d’asticots farcis. Leurs bonnes femmes étaient pas si pires, quoique ça vous coûtait la vie, loucher comme y fallait pas sur celle qu’y fallait pas. J’ai connu un type, un certain Scarb, que cet Oznak-là y a fait arracher le foie. Pour laver l’honneur d’une dame, à l’entendre, hein, que Scarb, y vous l’avait violée des yeux. Comment c’est que vous faites, vous, te demande un peu… ! pour violer une garce rien qu’avec des yeux ? Mais comme son oncle est le plus gros richard de Meereen, et que son père commande le Guet, m’a mieux valu filer comme un rat pour pas qu’y me tue aussi. »

Ils virent soudain Oznak zo Pahl sauter à bas de son destrier blanc, tripoter ses robes, extirper son membre et en diriger plus ou moins le jet vers le bosquet d’oliviers calcinés au milieu duquel se dressait le pavillon d’or de la reine. Il était encore en train de pisser quand Daario Naharis surgit au galop, son arakh au poing. « Votre Grâce désire-t-elle que j’y coupe ça pour le lui fourrer dans la bouche ? » En plein bleu de sa barbe en fourche étincelait l’or de sa dent.

« C’est sa ville que je désire, et non sa chétive virilité. » La moutarde lui montait au nez, tout de même. Si je tolère cela plus longtemps, mon propre peuple me taxera de pusillanimité. Mais qui envoyer ? Elle avait un aussi grand besoin de Daario que de ses sang-coureurs. Sans le flamboyant Tyroshi, elle ne disposerait d’aucune prise sur les Corbeaux Tornade qui pour bon nombre avaient été des partisans de Prendahl na Ghezn et de Sollir le Chauve.

En haut des remparts de Meereen, les huées ne s’étaient faites que plus vigoureuses, et voilà même que, prenant le relais du héros, des centaines de défenseurs manifestaient leur mépris des assiégeants en se mettant à pisser par-dessus le créneau. C’est sur des esclaves qu’ils pissent, afin de nous montrer quel peu de peur nous leur inspirons, songea-t-elle. Jamais ils n’oseraient se conduire de la sorte si, devant leurs portes, c’était une armée dothraki qui campait.

« Ce défi doit être relevé, répéta Arstan.

— Il va l’être, dit Daenerys, tandis que le héros rengainait son bien. Avertissez Belwas le Fort que j’ai besoin de lui. »

L’énorme eunuque basané fut trouvé bien peinard dans le pavillon, y dégustant une saucisse au frais. Il l’acheva en trois bouchées, torcha ses mains graisseuses sur ses culottes et dépêcha son vieil écuyer chercher l’arakh qu’il lui faisait affûter chaque matin puis bouchonner à l’huile rouge jusqu’à ce qu’il ait le poli lustré d’un miroir.

En recevant l’arme des mains d’Arstan Barbe-Blanche, Belwas le Fort en examina le fil avec une grimace, exhala un grognement, puis la reglissa dans son fourreau de cuir et boucla le baudrier sur ses prodigieux bourrelets. Arstan lui ayant également apporté son bouclier – un simple disque d’acier pas plus grand qu’un plat à tarte –, l’eunuque le prit dans sa main libre au lieu de l’enfiler à son avant-bras comme on faisait à Westeros. « Trouve-moi du foie et des oignons, Barbe-Blanche, ordonna-t-il. Pas pour maintenant, pour après. Tuer donne faim à Belwas le Fort. » Sans même attendre de réponse, il descendit lourdement du bosquet d’oliviers vers Oznak zo Pahl.

« Pourquoi celui-là, Khaleesi ? demanda Rakharo d’un ton rogue. Il est gras et bouché.

— Belwas le Fort s’est battu comme esclave aux arènes d’ici. Si le noble Oznak tombe sous les coups d’un tel adversaire, quel camouflet pour les Grands Maîtres, alors que s’il gagne…, eh bien, quelle misérable victoire pour un homme de si haut parage, Meereen n’aura nul lieu de s’en glorifier. » Sans compter que, contrairement à ser Jorah, Daario, Brun Ben et aux trois sang-coureurs, l’eunuque ne menait aucune troupe, ne dressait aucun plan de bataille et ne lui était, à elle, d’aucun conseil. Il ne fait rien d’autre que fanfaronner, bâfrer, bassiner Barbe-Blanche. De tous ses gens, Belwas était vraiment celui dont elle pouvait le mieux faire l’économie. Et il était temps qu’elle sache au juste de quel genre de protecteur l’avait dotée maître Illyrio.

La vue de Belwas s’avançant vers la ville déclencha dans les rangs de l’assiégeant un enthousiasme frénétique, tandis que les remparts et les tours de Meereen se répandaient en huées et en quolibets. Oznak zo Pahl se remit en selle et, lance à rayures bien verticale, attendit. Son destrier encensait, lui, avec impatience et creusait du sabot le sol sablonneux. Tout massif qu’il était, l’eunuque semblait petit, comparé au héros monté.

« Un chevalier digne de ce nom mettrait pied à terre », édicta Arstan.

Oznak zo Pahl abaissa sa lance et chargea.

Belwas s’immobilisa, jambes bien écartées, son petit bouclier rond dans une main, dans l’autre l’arakh courbe dont Arstan prenait tant de soin. Son énorme bedaine brune et sa poitrine flasque débordaient, nues, par-dessus l’écharpe de soie jaune qui ceignait ses reins, et il ne portait, en guise d’armure, que l’extravagant caraco de cuir clouté qui ne lui couvrait pas même les tétons. « Nous aurions dû l’équiper de maille, lâcha Daenerys, brusquement anxieuse.

— La maille ne servirait qu’à le ralentir, répliqua ser Jorah. On ne porte pas d’armure, dans les fosses à combats. Ce que vient voir la populace, c’est le sang. »

Les sabots de son destrier blanc soulevant des nuées de poussière, Oznak fondait comme la foudre sur Belwas le Fort, son manteau rose et blanc lui volant aux épaules. On aurait dit que Meereen tout entière l’encourageait de ses acclamations. Celles des assiégeants semblaient à côté maigres et rares ; les rangs d’Immaculés demeuraient muets, regards vides et faces de pierre. De pierre aurait pu être Belwas lui-même. Son large dos tout étriqué par la taille ridicule du caraco, il se dressait en plein sur la trajectoire du cheval. La lance d’Oznak l’ajustait au beau milieu du torse. Sa pointe d’acier scintillait aux rayons du soleil. Il va se faire transpercer… ! songea Daenerys… au moment même où l’eunuque pirouettait de côté. Et, en moins d’un clin d’œil, le cavalier l’avait dépassé, voltait, relevait sa lance. Belwas n’avait même pas fait mine de vouloir frapper. Sur les remparts, les gens de Meereen gueulaient encore plus fort qu’avant. « Que fait-il là ? s’étonna-t-elle.

— Une démonstration pour la galerie », déclara ser Jorah.

Oznak fit décrire à son cheval un large cercle autour de Belwas puis, lui enfonçant ses éperons dans les flancs, chargea de nouveau. De nouveau, Belwas attendit puis, en pirouettant, repoussa comme d’une pichenette la pointe de la lance. Et, tandis que le héros le dépassait, Daenerys l’entendit éclater d’un rire tonitruant dont la plaine se fit longuement l’écho. « La lance est trop longue, commenta ser Jorah. L’unique chose dont Belwas ait à s’occuper, c’est d’en éviter la pointe. Au lieu d’essayer de l’embrocher si joliment, l’autre bouffon devrait carrément lui passer sur le corps. »

A présent qu’Oznak zo Pahl chargeait pour la troisième fois, l’évidence frappa Daenerys : il le faisait de manière à croiser Belwas, ainsi que s’y serait pris un chevalier de Westeros vis-à-vis d’un concurrent de joute, au lieu de se ruer sur lui, comme un Dothraki pour renverser un ennemi. Quant au terrain plat, s’il permettait au destrier de reprendre pas mal de vitesse en quelques foulées, il permettait aussi à l’eunuque d’esquiver plus facilement l’encombrante lance de quatorze pieds.

Le héros rose et blanc de Meereen s’efforça cette fois d’anticiper la feinte de Belwas le Fort en déviant sa lance au dernier moment. Mais l’eunuque avait lui aussi anticipé la botte, et, au lieu de pirouetter, il se laissa si prestement tomber que la lance ne lui effleura pas même le crâne, roula sur lui-même, et voici que, tout à coup, son arakh se mit à décrire une parabole d’argent, le coursier poussa un hennissement strident, la lame venait de l’atteindre aux jambes, et il était en train de s’effondrer, et le héros de vider sa selle.

Une vague de silence balaya soudain les parapets de briques de Meereen. Et c’était à présent du camp de Daenerys que montaient les clameurs et les ovations.

Oznak eut assez de vivacité pour se dégager de sa monture et tirer l’épée avant que Belwas le Fort ne fut sur lui. Et l’acier se mit à chanter contre l’acier, trop rapide et rageur pour que Daenerys pût suivre les échanges, car le temps tout au plus de douze battements de cœur, et Belwas avait la poitrine en sang d’une estafilade sous les seins, cependant qu’Oznak zo Pahl se retrouvait avec unarakh planté juste à mi-distance entre ses cornes de bélier. L’eunuque libéra son arme et, en trois coups formidables, écourta le héros d’une bonne tête. Il brandit celle-ci bien haut, que Meereen en jouisse toute, et puis il l’envoya baller, rebondir et rouler dans le sable en direction des portes de la cité.

« Et voilà pour le héros de Meereen ! s’esclaffa Daario.

— Une victoire insignifiante, avertit ser Jorah. Nous n’allons pas vaincre Meereen en tuant ses défenseurs un par un.

— Non, concéda Daenerys. Mais celui-là, je suis ravie que nous l’ayons tué. »

Du haut des remparts, les arbalétriers prirent Belwas à partie, mais ou bien leur tir était trop court ou bien c’est le sol qui écopait de leurs carreaux. Tournant tranquillement le dos à cette averse de poinçons d’acier, l’eunuque baissa ses culottes, s’accroupit et se mit à chier en direction de la ville. Après s’être torché avec le manteau rose et blanc d’Oznak, il prit tout son temps pour dépouiller le cadavre de celui-ci puis pour mettre un terme à l’agonie de son cheval avant de retourner, d’un pas lourdement nonchalant, vers le bosquet d’oliviers.

Les assiégeants lui firent un accueil assourdissant dès qu’il pénétra dans le camp. Alors que les Dothrakis poussaient des cris et des hululements, les Immaculés faisaient un vacarme d’enfer en claquant leurs piques contre leurs boucliers. « Bien joué », lui dit ser Jorah, et Brun Ben, lui lançant une prune mûre : « A délice, délice et demi. » Même les camérières dothrakis y allèrent de leur encens. « Nous vous tresserions volontiers les cheveux pour y suspendre une clochette, Belwas le Fort, fit Jhiqui, mais vous n’avez pas de cheveux à tresser.

— Belwas le Fort n’a cure de clochettes et de tintements. » L’eunuque engloutit la prune de Brun Ben en quatre bouchées voraces et rejeta le noyau. « C’est de foie et d’oignons qu’a cure Belwas le Fort.

— Vous les aurez, dit Daenerys. Belwas le Fort est blessé. » Il avait la bedaine rouge du sang qui ruisselait de sa balafre sous les seins.

— Ce n’est rien. Je me laisse toujours entailler une fois par mon adversaire avant de le tuer. » Il administra une claque à sa bedaine ensanglantée. « Comptez les cicatrices de Belwas le Fort, et vous saurez combien de types il a tués. »

Mais une blessure analogue lui ayant fait perdre Khal Drogo, elle n’entendait pas voir négliger celle-ci. Elle expédia Missandei à la recherche d’un affranchi de Yunkaï réputé pour ses talents de guérisseur. Et Belwas eut beau brailler, beau geindre, elle le chapitra tant et si bien, jusqu’à le traiter de gros bébé chauve, qu’il finit par laisser l’homme étancher la plaie avec du vinaigre, la recoudre puis lui enserrer le torse dans des bandages imbibés de feuvin. Mais ce n’est qu’une fois tranquillisée de ce côté-là que Daenerys entraîna sous son pavillon capitaines et commandants pour tenir conseil avec eux.

« Il me faut absolument prendre cette ville », les avisa-t-elle en s’asseyant en tailleur sur une pile de coussins, ses dragons tous à portée de main. Irri et Jhiqui remplissaient les coupes. « Ses greniers sont pleins à craquer. Sur les terrasses de ses pyramides poussent à profusion figuiers, dattiers, oliviers, et ses caves regorgent de caques de poisson salé et de viande fumée.

— Et puis de coffres gras à lard d’or et d’argent…, sans compter les pierres précieuses, crut devoir spécifier Daario. N’oublions pas les pierres précieuses.

— J’ai jeté un coup d’œil aux murailles, du côté de la terre, intervint pour sa part ser Jorah Mormont, sans y repérer de point faible. En y mettant le temps, il nous serait possible de miner une tour et d’ouvrir la brèche, mais, pendant que l’on creuserait, nous mangerions quoi ? Nos réserves de vivres sont épuisées, ou très peu s’en faut.

— Pas de point faible dans les murailles du côté de la terre ? » fit Daenerys. Meeren se dressait sur une langue de pierre et de sable aventurée dans la baie des Serfs à l’embouchure de la brunâtre et langoureuse Skahazadhan. Son rempart nord longeait la berge de celle-ci, son rempart ouest la grève de celle-là. « Cela veut-il dire que nous pourrions attaquer à partir de la mer ou de la rivière ?

— Avec trois bateaux ? Il sera bon que le capitaine Groleo aille examiner d’un peu près les murs qui donnent sur la rivière, mais, à moins qu’ils ne tombent en ruine, je ne vois là qu’une chance de mort plus humide.

— Et si nous construisions des tours de siège ? Comme mon frère, Viserys, en évoquait dans ses récits, je sais que cela peut se faire.

— En bois, Votre Grâce, expliqua ser Jorah. Les négriers ont brûlé tous les arbres sur un rayon de vingt lieues. Sans bois, pas question d’avoir des trébuchets pour pilonner les murs, ni des échelles pour les franchir, ni des tours de siège, ni des tortues ni des béliers. Nous pouvons assurément démolir les portes à la hache, mais…

— Vous avez vu les têtes de bronze qu’ils ont au-dessus des portes ? lança Brun Ben Prünh. Ces rangées de têtes de harpies à la bouche ouverte ? Les gens de Meereen, ça leur permet de verser de l’huile bouillante, ces bouches qu’ils ont, et alors, c’est cuits sur place avec leur hache que vos types sont ! »

Daario Naharis faufila un sourire à Ver Gris. « C’est peut-être les Immaculés qui devraient manier les haches. D’après ce qu’on m’a dit, l’huile bouillante ne vous fait pas plus d’effet qu’un bain chaud.

— C’est faux. » Ver Gris ne retourna pas le sourire. « Ceux-là ne sentent pas les brûlures comme les hommes, mais ce genre d’huile aveugle et tue. Les Immaculés n’ont pas peur de mourir, toutefois. Donnez à ceux-là des béliers, et nous abattrons ces portes ou bien nous mourrons en nous y efforçant.

— Vous mourriez », dit Brun Ben. En prenant le commandement des Puînés, à Yunkaï, il s’était flatté d’être un vétéran, pour avoir pris part à une centaine de batailles…, quitte à ajouter: « Mais je ne prétendrai pas m’être vaillamment battu à toutes. Des mercenaires, y en a des chenus, y en a des téméraires, mais des mercenaires téméraires et chenus, y a pas. Vous mourriez, c’est tout. »

Devant s’avouer qu’il parlait d’or, Daenerys soupira. « Je n’ai pas la moindre intention de gaspiller les vies d’Immaculés, Ver Gris. Mais, j’y pense, affamer la ville, cela, peut-être que nous le pourrions, non… ? »

Ser Jorah n’eut pas l’air spécialement enchanté. « Nous serons morts de faim bien avant elle, Votre Grâce. Nous ne saurions nous procurer de nourriture, ici, ni de fourrage pour nos mules et pour nos chevaux. Et l’eau de cette rivière ne me plaît pas beaucoup non plus. Meereen chie d’autant plus allègrement dans la Skahazadhan qu’elle tire son eau potable de puits plus profonds. Des accès de fièvre maligne nous sont déjà signalés dans les camps, plus des symptômes de noire-jambe et trois cas de sang-flux. Ce qui ne fera que croître et embellir si nous restons. La marche a épuisé les esclaves.

— Affranchis, rectifia-t-elle. Ils ne sont plus esclaves.

— Libres ou pas, ils ont faim, et ils ne tarderont pas à tomber malades. Outre qu’elle a bien plus de provisions que nous, la ville peut se faire autant qu’elle veut ravitailler par mer. Vos trois bateaux ne sauraient suffire à la couper simultanément de la mer et de la rivière.

— En bref, ser Jorah, quel conseil donneriez-vous ?

— Vous n’allez pas aimer…

— Dites toujours.

— A votre bon plaisir. Je dis donc, laissez cette ville tranquille. Affranchir chacun des esclaves de ce monde-ci n’est pas en votre pouvoir, Khaleesi. C’est à Westeros que se joue votre guerre.

— Je n’ai pas oublié Westeros. » Elle en rêvait, certaines nuits, de cette contrée fabuleuse et qu’elle n’avait jamais vue. « Mais si je me laisse aussi aisément déconfire par les vieux murs en briques de Meereen, comment réussirai-je à m’emparer jamais des gigantesques châteaux de pierre de Westeros ?

— En faisant comme Aegon, répliqua ser Jorah. En les réduisant à merci par le feu. Lorsque nous atteindrons les Sept Couronnes, vos dragons seront adultes. Et nous aurons aussi les tours de siège et les trébuchets qui nous manquent ici…, mais longue va être la route au travers des Contrées de l’Eté Constant, longue, exténuante et jonchée d’embûches que nous ignorons forcément. Vous avez fait halte à Astapor pour vous acheter une armée, pas pour entamer une guerre. Gardez vos piques et vos épées pour les Sept Couronnes, ma reine. Laissez Meereen aux Meereeniens, et marchez vers l’ouest, à destination de Pentos.

— En vaincue ? jeta-t-elle, hérissée.

— Couards qui courent à l’abri de grands murs se cacher, eux c’est, les vaincus, Khaleesi », déclara Ko Jhogo.

Ses autres sang-coureurs abondèrent. « Sang de mon sang, dit Rakharo, quand couards brûlent vivres et brûlent fourrage et courent se cacher, grands khals doivent se chercher ennemis plus braves. C’est connu.

— C’est connu, approuva Jhiqui, tout en poursuivant sa tâche d’échanson.

— Pas de moi. » Si grand cas qu’elle fit des avis de Mormont, Daenerys ne pouvait digérer l’idée de laisser Meereen indemne. Il lui était impossible d’oublier les gosses cloués sur les bornes, les oiseaux qui se disputaient leurs viscères, et leurs pauvres petits bras maigres indiquant la bonne direction. « Vous dites, ser Jorah, que nous sommes à court de vivres. Si je marche vers l’ouest, comment serai-je en mesure de nourrir mes affranchis ?

— Vous ne le serez pas. Je le déplore, Khaleesi. Ils devront se nourrir eux-mêmes ou subir la faim. Il en mourra pas mal au cours de la marche et pire que ça, oui. Ça ne sera pas drôle à voir, mais il n’y a pas moyen de les sauver. Il nous faut mettre le plus de distance possible entre nous et ces terres incendiées. »

Le sillage de cadavres qu’avait laissé la traversée du désert rouge était l’un des spectacles que Daenerys entendait ne plus jamais revoir. « Non, dit-elle. Je ne ferai pas mourir mon peuple d’épuisement. » Mes enfants. « Il doit bien y avoir un moyen pour nous introduire dans cette ville.

— Un moyen, je connais. » Brun Ben Prünh caressa sa barbe mouchetée de gris et de blanc. « Les égouts.

— Les égouts ? Que voulez-vous dire ?

— Les grands égouts de briques qui déversent directement dans la Skahazadhan les immondices de la cité. Ils pourraient servir de voie d’accès, au moins pour quelques-uns. C’est comme ça que je me suis évadé de Meereen, quand Scarb a eu perdu sa tête. » Brun Ben fit une grimace. « L’odeur m’a jamais quitté. Y a des nuits que j’en rêve encore. »

Ser Jorah se montra sceptique. « Plus facile sortir qu’entrer, m’a tout l’air. Ces fameux égouts se déversent directement dans la rivière, vous dites ? Ça signifierait, alors, que leurs bouches s’ouvrent juste au bas des murs… ?

— Et fermées par des grilles de fer, admit Brun Ben, mais y en a de complètement pourries par la rouille, autrement je me serais noyé dans la merde. Une fois dedans, en plus qu’y a une longue grimpette, et puante, à se taper, et dans un noir de poix, c’est un dédale à se paumer pour l’éternité. Le purin vous y monte jamais plus bas qu’à la ceinture, et ça peut arriver que vous en avez par-dessus la tête, d’après les marques, j’ai vu, que ç’a laissées au mur. Puis y a des choses, en plus, là-bas dedans. Les rats les plus gros que vous avez jamais vus de votre vie. Et des trucs plus pires. Dégueulasse. »

Daario Naharis éclata de rire. « Aussi dégueulasse que toi quand t’es sorti rampant ? S’il se trouvait des types assez fous pour s’amuser à ça, l’odeur…, y aurait pas un négrier de Meereen pour pas les sentir, dès qu’ils émergeraient ! »

Brun Ben haussa les épaules. « Sa Grâce a demandé si y avait pas un moyen pour entrer, alors j’y ai dit, moi…, mais Ben Prünh y redescendra pas, dans leurs égouts, ça non, pas pour tout l’or des Sept Couronnes. Mais s’y en a d’autres que ç’amuse d’essayer, bienvenue à eux. »

Aggo, Jhogo et Ver Gris tentèrent tous à la fois de prendre la parole, mais Daenerys leva la main pour réclamer le silence. « Ces égouts ne me disent rien qui vaille. » Elle le savait, Ver Gris conduirait les Immaculés dans les égouts si elle le lui commandait, et ses sang-coureurs étaient eux-mêmes prêts à le faire. Mais cette besogne n’allait à aucun d’entre eux. Les Dothrakis étaient gens de cheval, et ce qui faisait la force des Immaculés, c’était leur discipline sur le champ de bataille. Puis-je envoyer sur un espoir si maigre des hommes mourir dans le noir ? « Il me faut prendre le temps de la réflexion. Vous pouvez regagner vos postes. »

Ses capitaines s’inclinèrent et la laissèrent en compagnie de ses femmes et de ses dragons. Mais, comme Brun Ben se retirait, Viserion déploya ses ailes crémeuses et, se portant vers lui d’un vol nonchalant, lui souffleta le visage au passage puis, lui atterrissant gauchement d’un seul pied sur la tête, se cramponna de l’autre à son épaule, émit un cri aigu puis reprit l’air. « Vous lui plaisez, Ben, commenta Daenerys.

— Et pour cause. » Il se mit à rire. « Je m’ai moi aussi ma goutte de sang de dragon, vous savez ?

— Vous ? » Elle n’en revenait pas. Prünh n’était jamais qu’un spadassin coureur de solde, un plaisant coquin. Il avait un large mufle basané, le nez cassé, la crinière grise et mousseuse, et sa mère dothraki lui avait légué de grands yeux noirs en amande. Il se vantait d’être originaire en partie de Braavos, en partie des îles d’Eté, en partie d’Ibben, en partie de Qohor, en partie de Dorne, en partie de Westeros et en partie dothraki, mais c’était la première fois qu’elle l’entendait mentionner une ascendance targaryenne. Elle darda sur lui un regard scrutateur et lâcha : « Comment cela se pourrait-il ?

— Eh bien, répondit Brun Ben, c’est qu’il y eut un bon vieux Prünh, dans les royaumes du Crépuscule, qui s’épousa une princesse dragon. Ma grand-maman m’a raconté ça. Il vivait à l’époque du roi Aegon.

— De quel roi Aegon ? demanda-t-elle. Westeros en a connu cinq. » Le fils de son frère aurait été le sixième, si les sbires de l’Usurpateur ne lui avaient fracassé le crâne contre un mur.

« Cinq, y a eu ? Ben, ça embrouille tout… Je pourrais pas vous dire le numéro, ma reine. Mais ce bon vieux Prünh, c’était un lord, et qu’a dû être un sacré luron, en son temps, même qu’il défrayait les caquets dans tout le pays. Parce que le fait est, sauf votre royal pardon, que le bougre, il s’avait une queue de six pieds de long. »

Les trois clochettes nouées dans sa tresse se mirent à tinter quand Daenerys éclata de rire. « Vous voulez dire pouces, j’imagine… !

— Pieds, maintint fermement Brun Ben. Si ç’avait été que des pouces, qui se soucierait encore d’en parler, Votre Grâce ? »

Elle se mit à glousser comme une petite fille. « Votre grand-mère affirmait-elle avoir vu ce prodige de ses propres yeux ?

— Jamais de la vie. La vieille sorcière était moitié d’Ibben et moitié de Qohor, et, comme elle a jamais mis le pied à Westeros, c’est mon grand-père qu’avait dû lui dire. Lui, des Dothrakis l’ont tué avant ma naissance.

— Et d’où votre grand-père tenait-il ce détail, lui ?

— Une de ces histoires qu’on vous conte au sein, j’irais parier. » Il haussa les épaules. « C’est tout ce que je sais sur Aegon le Sans-Numéro, j’ai peur, et sur les glorieux attributs du bon vieux lord Prünh. Ferais mieux d’aller m’occuper de mes petits Puînés.

— Allez », lança-t-elle en guise de congé.

Après qu’il se fut retiré, elle se laissa aller sur ses coussins. « Si tu étais grand, dit-elle à Drogon en lui grattouillant l’entre-cornes, je m’enlèverais d’un coup d’aile par-dessus ces murs, et cette harpie, je la réduirais à du mâchefer. » Il se passerait malheureusement des années avant que leur taille ne lui permît de chevaucher ses dragons. Et quand ils l’auront, qui les montera ? Le dragon a trois têtes, mais je n’en ai qu’une. La pensée de Daario l’effleura. S’il y a jamais eu un homme capable de violer une femme rien que des yeux…

La faute en était tout autant à elle, au demeurant. Elle ne se surprenait que trop, lors des conseils avec ses capitaines, à lorgner le Tyroshi à la dérobée, et il n’était pas si rare qu’elle se complût, la nuit, à se rappeler le flamboiement de sa dent d’or lorsqu’il souriait. Ça, et ses yeux. Le bleu éclatant de ses yeux. De Yunkaï à Meereen, en route, chaque soir, à l’heure où il venait lui faire son rapport, il lui avait apporté une fleur ou quelque brin de plante… afin de l’initier, disait-il, au pays. Vespe-osier, roses thé, menthe sauvage, blonde-à-dame, aspidis, bandier, harpie d’or… Et il a aussi voulu m’épargner la vue de ces enfants morts. Il n’aurait pas dû, mais cela partait d’une intention délicate. Puis il la faisait rire, Daario Naharis, là, ce qui n’arrivait jamais avec ser Jorah.

Elle essaya de se figurer ce que ça donnerait, si elle permettait à Daario de l’embrasser, de l’embrasser comme l’avait embrassée Jorah, sur le bateau. Rien que d’y penser l’échauffait et la perturbait, les deux à la fois. Le risque est trop grand. Le mercenaire tyroshi n’était pas un homme de cœur, elle n’avait besoin de personne pour s’en rendre compte. Sous ses grâces et ses airs blagueurs, il était dangereux, cruel même. A leur réveil, Sollir et Prendahl étaient ses acolytes et, le soir-même, il faisait de leurs têtes un présent. Cruel, Khal Drogo pouvait l’être aussi, et jamais il n’y eut d’homme plus dangereux. Elle n’en était pas moins venue à l’aimer. Et Daario, pourrais-je l’aimer ? Qu’est-ce que ça signifierait, si je le prenais dans mon lit ? Cela ferait-il de lui l’une des têtes du dragon ? Ser Jorah en serait furieux, elle le savait, mais n’était-ce pas lui, justement, qui avait dit qu’elle devait avoir deux maris ? Peut-être devrais-je les épouser tous deux, cela réglerait la question.

Mais c’étaient là des pensées grotesques. Elle avait une ville à prendre, et ce n’était sûrement pas rêver de baisers, rêver des yeux bleus, si bleus, d’un vulgaire reître qui ouvrirait la brèche dans les remparts de Meereen. Je suis le sang du dragon, se morigéna-t-elle. Son esprit tournait en rond, tel un rat poursuivant sa queue. Souffrir une seconde de plus l’étouffante exiguïté de son pavillon lui devint impossible, subitement. Je veux sentir le vent me fouetter le visage, il me faut respirer la mer. « Missandei ? appela-t-elle. Fais seller mon argenté. Ainsi que ton propre cheval. »

La petite secrétaire s’inclina. «Aux ordres de Votre Grâce. Manderai-je à vos sang-coureurs d’avoir à vous garder ?

— Nous prendrons Arstan. Je n’ai pas l’intention de quitter les camps. » Des ennemis, elle n’en avait pas parmi ses enfants. Et le vieil écuyer ne l’excéderait pas de parlotes comme Belwas ou d’œillades comme Daario.

Le bosquet d’oliviers calcinés dans lequel avait été dressé son pavillon se trouvait au bord de la mer, entre le camp des Dothrakis et celui des Immaculés. Une fois leurs chevaux sellés, Daenerys et ses compagnons s’élancèrent le long du rivage, à l’opposé de la ville. En dépit de quoi elle sentait peser sur ses épaules les railleries de Meereen. Un simple coup d’œil par-dessus l’épaule, et elle la retrouva là, campée sous le soleil de l’après-midi qui faisait étinceler sa harpie de bronze au sommet de la Grande Pyramide. A l’intérieur des murs, les négriers n’allaient plus guère tarder à s’étendre, parés de leurstokars à franges, et à se bourrer d’olives et d’agneau, de chiot pas-né, de loir au miel et autres succulences du même genre, tandis qu’au-dehors ses enfants à elle auraient faim. Un brusque accès de colère noire la secoua. Je vous anéantirai ! jura-t-elle.

Comme ils longeaient la palissade et les fosses dont le camp des eunuques était entouré, elle entendit Ver Gris et ses sergents diriger les exercices au braquemart, à la pique et au bouclier d’une compagnie. Une autre compagnie se baignait dans la mer, simplement vêtue de pagnes en lin blanc. Ils se montraient d’une propreté méticuleuse, elle avait remarqué. Alors que certains des reîtres empestaient comme s’ils ne s’étaient ni lavés ni changés depuis que son père avait perdu le Trône de Fer, les Immaculés prenaient un bain chaque soir, lors même qu’ils avaient marché toute la journée. Et s’il n’y avait pas d’eau, leur toilette, ils la faisaient avec du sable, à la manière dothraki.

Sur son passage, les eunuques s’agenouillaient en portant à leurs seins leurs deux poings serrés. Elle les saluait à son tour. Avec la marée montante, les flots venaient écumer sous les sabots de son argenté. Au large se voyaient ses bateaux. D’abord le Balerion, connu précédemment sous le nom de Saduleon, toutes voiles ferlées. Puis, un peu plus loin, les galères Meraxès et Vaghar, anciennement Joso pimpante et Soleil d’été. En vérité, tous trois appartenaient à maître Illyrio, pas du tout à elle, mais à peine y avait-elle songé en décidant de les rebaptiser. D’après des dragons, voire mieux. Dans l’ancienne Valyria d’avant le Fléau, Balerion, Meraxès et Vaghar étaient en effet des dieux.

Au sud du royaume impeccable de palissades et de fosses et d’exercices et de baignades qu’était le camp des eunuques s’étendait, infiniment plus bruyant et chaotique, le campement des affranchis. Daenerys avait eu beau équiper de son mieux les anciens esclaves avec ce qu’avaient livré d’armes Astapor et Yunkaï, ser Jorah avait eu beau, lui, les organiser en quatre fortes unités de combat, personne ici ne s’exerçait, vit-elle. En revanche, une centaine de gens se pressaient autour d’un feu de bois flotté sur lequel rôtissait une carcasse de cheval. Et cette seule vue la fit se renfrogner, malgré le fumet qu’exhalait la viande, le grésillement que faisait la graisse, grâce à l’activité déployée par les tournebroches.

Des enfants couraient en riant, gambadant derrière leurs montures. En guise de salutations, les voix qui la hélaient de tous côtés faisaient un cafouillage de langues affreux. Certains des affranchis l’appelaient « Mère », d’autres mendiaient des faveurs ou des passe-droits. Il y en avait qui priaient des dieux étranges de la bénir, il y en avait qui lui demandaient au contraire de les bénir. Elle souriait aux uns, aux autres, de droite et de gauche, elle touchait les mains qu’on lui tendait, elle laissait ceux qui s’agenouillaient lui toucher la jambe ou son étrier. Nombre d’entre eux croyaient que ça portait chance. Si me toucher peut leur donner un peu plus de courage, eh bien, qu’ils me touchent, songea-t-elle. Nous avons encore de rudes épreuves devant nous…

Elle s’était arrêtée pour causer avec une femme enceinte qui souhaitait que la Mère des Dragons nomme en personne l’enfant à naître quand une main se tendit et lui saisit le poignet gauche. Elle se tourna et aperçut un grand diable en haillons, le crâne rasé, le visage brûlé de soleil. « Pas si fort », commença-t-elle à dire, mais elle n’eut pas le temps d’achever qu’il l’avait prise à bras-le-corps et arrachée de selle. Le sol accourut à sa rencontre, et le choc lui coupa le souffle, tandis que l’argenté hennissait et se cabrait. Abasourdie, elle roula sur le côté, s’appuya sur un coude, et…

… et c’est alors qu’elle vit l’épée.

« Te voilà donc, perfide truie… ! dit l’homme, je savais bien que tu viendrais un de ces jours te faire baiser les pieds ! » Il avait le crâne lisse comme un melon, son nez rouge pelait, mais cette voix et ces yeux vert pâle, elle connaissait. « Pour commencer, je vais te couper les nichons. » Elle eut vaguement conscience que Missandei appelait au secours. Un affranchi fit un pas en avant, mais rien qu’un. Une vive taillade, et il s’affalait à deux genoux, la figure en sang. Mero essuya l’épée sur ses chausses. « A qui le tour ?

— A moi. » Sautant de cheval, Arstan Barbe-Blanche se dressait au-dessus de Daenerys, les deux mains reployées sur son grand bâton de ronce. La brise de mer taquinait ses cheveux neigeux.

« Tire-toi, pépé, dit Mero, avant que je te casse ta canne en deux et que je te la foute dans le… »

Le vieillard feignit de propulser l’une des extrémités de son bâton, la recula, tandis que l’autre fouettait l’espace à une vitesse que Daenerys n’aurait jamais crue possible. Le Bâtard du Titan chancela à reculons dans les vagues, la bouche en sang et crachant ses dents. Barbe-Blanche repoussa Daenerys derrière lui. Mero tenta de lui cingler le visage, mais il esquiva, leste comme un félin. Le bâton s’abattit sur les côtes de Mero, qui fut projeté en arrière. Arstan barbota de côté, para un coup en boucle, en évita un deuxième d’un entrechat, bloqua un demi-revers. Les mouvements se succédaient si vite qu’elle pouvait à peine les suivre de l’œil. Et Missandei l’aidait à se remettre debout quand retentit un crrrrrrac. Le temps de penser que le bâton d’Arstan venait de se briser, et elle vit l’os déchiqueté qui jaillissait du mollet de Mero. Au cours de sa chute, le Bâtard du Titan réussit à se mettre en vrille et, par une extension désespérée, poussa une pointe droit au cœur du vieil homme. Lequel balaya la lame avec une désinvolture presque méprisante avant d’assener l’autre extrémité du bâton sur la tempe de son adversaire. Mero alla s’aplatir dans ses glouglous sanglants, et les vagues le recouvrirent puis, au bout d’un instant, les affranchis eux-mêmes, en une fantasia de poignards, de pierres et de poings furieux qui ne se relevaient que pour s’abattre de nouveau.

Daenerys se détourna, malade de dégoût. Sa peur était pire, à présent, qu’au moment de l’attentat perpétré contre elle. Mais c’est qu’il m’aurait tuée…

« Votre Grâce. » Arstan s’agenouilla. « Je suis un vieil homme, et humilié. Il n’aurait jamais dû pouvoir s’approcher au point de porter la main sur votre personne. Je me suis montré négligent. Je n’ai pas su le reconnaître, sans sa barbe et sans ses cheveux.

— Moi non plus. » Elle prit une profonde inspiration pour essayer d’arrêter sa tremblote. Des ennemis partout. « Reconduisez-moi à ma tente. S’il vous plaît. »

Lorsque arriva Mormont, elle s’était emmitouflée dans sa peau de lion et sirotait une coupe de vin aux épices. « Je suis allé examiner les murs qui surplombent la rivière, l’entreprit-il. Ils sont quelques pieds plus haut que les autres et tout aussi forts. Au surplus, les gens de Meereen ont amarré une douzaine de brûlots au bas des remparts, et… »

Elle le coupa. « Vous auriez pu m’avertir que le Bâtard du Titan vous avait échappé. »

Il fronça le sourcil. « Je n’ai pas vu la nécessité d’alarmer Votre Grâce. J’ai offert une récompense pour sa tête, et…

— Versez-la à Barbe-Blanche. Mero n’a cessé d’être des nôtres depuis Yunkaï. Il s’était rasé, tondu et, noyé dans la foule de nos affranchis, il guettait l’occasion de se venger. Arstan l’a tué. »

Ser Jorah appesantit sur le vieil homme un long regard scrutateur. « Un écuyer muni d’un bâton a réglé son compte à Mero de Braavos, c’est bien comme ça que ça s’est passé ?

— Toujours un bâton, confirma-t-elle, mais plus un écuyer. Mon bon plaisir est qu’Arstan soit fait chevalier, ser Jorah.

— Non. »

Ce refus clair et net était déjà plutôt une surprise. Mais le plus surprenant, c’est qu’il émanait des deux hommes à la fois.

Ser Jorah tira son épée. « Le Bâtard du Titan était un sale morceau à se faire. Et un bon tueur. Qui es-tu, le vieux ?

— Un meilleur chevalier que vous, ser, répondit froidement Arstan. »

Chevalier ? Elle ne savait plus où elle en était. « Vous vous prétendiez écuyer.

— Je l’étais, Votre Grâce. » Il mit un genou en terre. « Je le fus de lord Swann durant ma jeunesse, et c’est également en cette qualité qu’à la requête expresse de maître Illyrio j’ai servi Belwas le Fort. Mais, dans l’intervalle, Westeros m’a connu chevalier. Je ne vous ai pas dit de mensonges, ma reine. Mais, comme il est des vérités que j’ai gardées par-devers moi, je puis seulement, pour ce tort et pour tous les autres, vous conjurer de me pardonner.

— De quelles vérités s’agit-il ? » Elle n’aimait guère cela. « Vous allez me le dire. Immédiatement. »

Il inclina la tête. « A Qarth, lorsque vous m’avez demandé mon nom, j’ai répondu qu’on m’appelait Arstan. Ce n’était pas faux. Bien des gens l’avaient fait, effectivement, pendant que Belwas et moi parcourions l’est à votre recherche. Mais ce n’est pas mon véritable nom. »

Elle en éprouva plus d’embarras que de colère. Il m’a jouée, exactement comme Jorah le subodorait, mais il vient de me sauver la vie.

Mormont s’empourpra. « Mero s’était rasé la barbe…, alors que vous avez laissé pousser la vôtre, n’est-ce pas ? Et moi qui m’étonnais de vous trouver un air foutrement familier… !

— Vous le connaissez ? demanda-t-elle, absolument perdue.

— J’ai dû le voir dix ou douze fois…, de loin, le plus souvent, debout parmi ses frères ou à cheval dans un tournoi. Mais il n’est personne dans les Sept Couronnes qui n’ait connu Barristan le Hardi. » Il posa la pointe de son épée sur le cou du vieillard. « Devant vous, Khaleesi, se tient agenouillé ser Barristan Selmy, lord Commandant de la garde Royale, qui jadis trahit votre maison pour servir l’Usurpateur, Robert Baratheon. »

Le vieux chevalier ne cilla même pas. « Au corbeau de trouver trop noire la corneille, et à vous de parler de traître.

— Dans quel but êtes-vous ici ? lui demanda-t-elle. Si Robert vous avait envoyé me tuer, pourquoi m’avoir sauvé la vie ? » Il a servi l’Usurpateur. Il a trahi la mémoire de Rhaegar et, en l’abandonnant, condamné Viserys à vivre et mourir en exil. Et pourtant, s’il avait désiré ma mort, il lui suffisait de ne pas bouger, pas intervenir. .. « J’exige à présent toute la vérité, sur votre honneur de chevalier. Etes-vous l’homme de l’Usurpateur ou le mien ?

— Le vôtre, si vous voulez bien de moi. » Ser Barristan avait des larmes dans les yeux. « J’avais accepté le pardon de Robert, oui. Je l’ai servi, dans sa Garde et dans son Conseil. Servi, en compagnie du Régicide et d’autres presque aussi mauvais, qui déshonoraient le manteau blanc que je portais. Rien n’excusera cela. Je servirais peut-être encore à Port-Réal, j’ai honte à l’avouer, si l’ignoble marmot perché sur le Trône de Fer ne m’avait signifié mon congé. Mais lorsque, non content de m’avoir dépouillé du manteau dont le Taureau Blanc m’avait en personne drapé les épaules, il envoya le même jour des sbires m’assassiner, ce fut comme s’il venait d’arracher de mes yeux la taie qui m’aveuglait. Et je connus dès cet instant qu’il me fallait retrouver mon roi véritable afin de mourir à son service.

— Ce dernier vœu, je puis l’exaucer, dit sombrement ser Jorah.

— Paix, coupa Daenerys. Je veux l’entendre jusqu’au bout.

— Il se peut, reprit ser Barristan, que je mérite le châtiment des traîtres, mais, si tel est le cas, je devrais ne pas mourir seul. Avant de recevoir son pardon, j’ai combattu Robert au Trident, moi. Tandis que vous, Mormont, vous vous trouviez bien dans l’autre camp, lors de cette bataille, si je ne m’abuse ? » Il n’attendit pas de réponse. « Je suis au regret de vous avoir induite en erreur, Votre Grâce. C’était le seul moyen pour empêcher les Lannister d’apprendre que je vous avais ralliée. Vous êtes aussi surveillée que l’était votre frère. Lord Varys a fait des rapports des années durant sur les moindres faits et gestes de Viserys. Du temps où je siégeais au Conseil restreint, j’en ai entendu une bonne centaine. Et, à dater du jour où Khal Drogo vous prit pour femme, il se trouva un mouchard placé à vos côtés pour vendre vos secrets, pour troquer ses murmures contre l’or et les promesses de l’Araignée. »

Il ne peut vouloir dire que… « Vous vous trompez. » Daenerys reporta son regard sur Mormont. « Dites-lui qu’il se trompe. Que son mouchard est une chimère. Dites-le-lui, ser Jorah. Ensemble, nous avons traversé la mer Dothrak, et ensemble le désert rouge… » Son cœur s’affolait comme un oiseau en cage. « Dites-lui, ser Jorah. Dites-lui jusqu’où va son erreur.

— Les Autres t’emportent, Selmy. » Ser Jorah jeta violemment son épée sur le tapis. « Ce ne fut qu’au début, Khaleesi, avant que je n’en vienne à vous connaître, avant que l’amour ne me…

— Ne prononcez pas ce mot-là ! » Elle s’éloigna vivement de lui. « Comment avez-vous pu ? Que vous avait promis l’Usurpateur ? De l’or, c’est ça, de l’or ? » Les Nonmourants l’avaient prévenue qu’elle serait encore trahie deux fois, l’une par cupidité, l’autre par amour. « Dites-moi donc ce qu’on vous promettait ?

— Varys prétendait… que je pourrais rentrer chez moi.» Il baissa la tête.

Et moi qui allais vous ramener chez vous ! Ses dragons perçurent sa fureur. Viserion poussa un rugissement, et de la fumée grise s’exhala de ses naseaux. Les noires ailes de Drogon flagellèrent l’air, et Rhaegal, se démanchant le col, vomit un jet de flammes. Je devrais proférer le mot, je devrais les livrer tous les deux au feu. N’y avait-il donc personne en qui elle pût se fier, personne à qui abandonner le soin de sa sécurité ? « Les chevaliers de Westeros sont-ils tous aussi déloyaux que vous deux ? Dehors, avant que mes dragons ne vous rôtissent tous les deux. Ça sent comment, le menteur rôti ? Aussi bon que les égouts de Brun Ben Prünh ? Partez ! »

Ser Barristan se releva lentement, roidement. Il paraissait son âge pour la première fois. « Où Votre Grâce nous ordonne-t-Elle de nous exiler ?

— En enfer, servir le roi Robert. » Elle sentit des larmes brûlantes lui ruisseler le long des joues. Drogon se mit à piailler, queue fouettant avec véhémence. « Libre aux Autres de vous emporter tous les deux. » Partez, partez au diable et à jamais, vous deux, que je revoie votre tête de traîtres une seule fois, et je vous la fais sauter des épaules. Mais elle était incapable d’articuler un seul mot. Ils m’ont trahie. Mais ils m’ont sauvée. Mais ils m’ont menti. « Allez, vous… » Mon ours, mon ours farouche et fort, que ferai-je sans lui ? Et ce vieil homme, l’ami de mon frère… « Allez, allez donc… ! » Où ?

Et ce fut comme une illumination.

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