ARYA

Lorsqu’ils arrivèrent au sommet de la crête, la vue de la rivière fit pousser un juron à Sandor Clegane, tandis que le mors brutalisait la bouche du cheval.

La pluie qui tombait d’un ciel de fer noir asticotait de dix mille piques le déferlement vert et brun des eaux. Ça doit bien avoir un mille de large, songea Arya. Une cinquantaine d’arbres engloutis dans les remous et les tourbillons brandissaient encore au ciel des branchages aussi pathétiques que des bras d’hommes en train de se noyer. D’épais amas de feuilles mortes engorgeaient la frange des flots, et là-bas, plus au large, dérivait au galop du courant quelque chose de blême et d’enflé, qu’elle supposa être un daim, voire un cheval mort. Et, en plus, il y avait le bruit, une espèce de grommellement sourd, à la limite de l’audible, un bruit semblable au bruit de gorge que font les chiens juste avant de gronder.

A force de se tortiller en selle, elle sentit la maille du Limier lui meurtrir le dos. Il l’enserrait à deux bras ; celui de gauche, le brûlé, il l’avait équipé d’un brassard d’acier pour le protéger, mais sous les pansements, quand il les refaisait, la chair se révélait suppurante et toujours à vif. De toute manière, s’il en souffrait, Sandor Clegane n’en trahissait rien.

« C’est la Néra, ça ? » Ils avaient tant et tant chevauché jusque-là sous la pluie, dans le noir, par des bois sans pistes et des bourgs sans noms qu’elle en était totalement déboussolée.

« C’est une rivière qu’on doit traverser, t’as pas besoin d’en savoir plus. » Il consentait à lui répondre de temps à autre, mais à condition, l’avait-il avertie, qu’elle se garde de rien rétorquer. Mais pour les avertissements, ça, le premier jour, elle en avait eu un paquet. « Si tu me frappes une fois de plus, je te lie les mains dans le dos », par exemple, et : « Si tu essaies de t’échapper une fois de plus, je t’attache les pieds. » Ou encore : « Crie, gueule ou mords-moi une fois de plus, et je te bâillonne. » Bref, « Soit on monte à deux, soit je te flanque en travers du cheval, troussée comme une truie bonne pour l’abattoir. Tu choisis. »

Elle avait choisi de monter mais, dès leur premier bivouac, attendu l’heure où il roupillerait par force à poings fermés pour aller te lui écrabouiller sa sale gueule avec un bon gros rocher bien déchiqueté. Silencieux comme une ombre, se disait-elle en se coulant vers lui, mais comme une ombre n’était pas encore assez silencieux. Tout compte fait, le Limier ne roupillait pas. Ou bien, peut-être, il s’était réveillé. Toujours est-il que de toute manière il ouvrit les yeux, tordit son mufle, et le fameux rocher, là, vous l’en délesta comme la dernière des bouts de chou. Au mieux écopa-t-il de quelques coups de pied. « Je vais te passer ce coup-ci encore, dit-il en balançant le rocher dans les ronces. Mais si tu es assez gourde pour réessayer, gare à toi.

— Pourquoi vous ne me tuez pas, plutôt, tout bonnement, comme Mycah ? » lui glapit-elle. Elle était encore provocante, alors, plus furibonde qu’effarée.

En guise de réponse, il l’empoigna par le devant de sa tunique et l’attira d’une saccade à deux doigts de sa figure calcinée. « Dis ce nom une fois de plus, une seule, et je te rosserai si vachement que tu regretteras que je ne t’aie pas tuée. »

Mais dès lors, chaque soir, avant de se coucher, il la roulait dans sa couverture de cheval et l’y saucissonnait si gentiment depuis le col jusqu’aux petons qu’elle avait la parfaite dégaine d’un moutard langé.

C’est fatalement la Néra, décida-t-elle tout en regardant la pluie flageller la rivière. En sa qualité de chien de Joffrey, le Limier la ramenait au Donjon Rouge, et il l’y livrerait au roi et à sa mère. Elle aurait bien voulu que le soleil se montre un peu pour lui permettre de savoir dans quelle direction ils pouvaient bien aller. Plus elle guignait la mousse des arbres, et plus elle s’embrouillait. La Néra n’était pas si large, à Port-Réal. Mais ce déluge n’avait pas encore débuté.

« Tous les gués vont avoir disparu, dit Sandor Clegane, et tenter de passer à la nage ne m’enchanterait pas non plus. »

Il n’y a pas moyen de traverser, songea-t-elle. Lord Béric va forcément nous rattraper. Clegane avait eu beau sacrément forcer son grand étalon noir et, à trois reprises, rebrousser chemin pour brouiller les pistes, allant même un jour jusqu’à remonter sur un demi-mille le lit d’un ruisseau dément…, elle ne s’en attendait pas moins à voir les brigands surgir à bride abattue chaque fois qu’elle jetait un coup d’œil derrière. Elle avait tâché de les aider en gravant son nom sur les troncs quand elle allait dans les fourrés vider sa vessie, mais elle s’y était fait prendre en flagrant délit la quatrième fois, et il n’y avait pas eu de cinquième. Ça ne fait rien, s’était-elle dit, Thoros me retrouvera dans ses flammes. Seulement, Thoros ne l’avait pas fait. Pas encore, en tout cas. Et quand ils auraient franchi la rivière…

« Herpivoie ne devrait pas être bien loin, dit Clegane. Où lord Racin bichonne le bicéphale et fluvial coursier de Sa Majesté Andahar le Vieil. Pas impossible que son dos nous porte jusqu’à l’autre bord. »

Arya n’avait jamais entendu parler de cet Andahar le Vieil de roi-là. Ni jamais vu non plus de cheval à deux têtes, un surtout qui sache galoper sur l’eau, mais quant à poser des questions, elle, toujours que tu pouvais courir. Elle retint sa langue et, raide comme un piquet, laissa le Limier tourner la tête du cheval et lui faire longer la crête, parallèlement au sens du courant. Au moins, ils avaient la pluie dans le dos, comme ça. Jusque-là qu’elle en avait eu, de la pluie qui t’aveugle en te piquant les yeux et qui te ruisselle sur les joues comme si tu pleurais. Les loups ne pleurent jamais, s’affirma-t-elle pour la centième fois.

Il ne devait guère être plus de midi, mais le ciel était aussi sombre qu’à la tombée de la nuit. Le soleil ne s’était pas laissé ne serait-ce qu’entr’apercevoir depuis si plein de journées qu’elle eût perdu sa peine à essayer de les compter. Elle avait les fesses entamées par la selle, était trempée jusqu’aux moelles, enchifrenée, moulue de partout. Des accès de fièvre aussi la tourmentaient, qui la secouaient par moments de tremblotes irrépressibles, mais à l’aveu qu’elle avait la crève, le Limier n’avait répondu qu’en jappant : « Torche ton pif et ferme ta gueule. » Il dormait maintenant la moitié du temps, sûr et certain que son étalon suivrait sans dévier de ça, quelque chemin défoncé d’ornières ou sente à gibier qu’il lui eût fait prendre. Ce coursier massif, presque aussi grand qu’un destrier mais beaucoup plus rapide, Clegane l’appelait Etranger. S’imaginant qu’elle serait hors d’atteinte avant qu’il ne réagisse, elle avait essayé de le lui piquer, une fois, pendant qu’il pissait contre un arbre…, mais peu s’en était fallu qu’Etranger ne la défigure d’un coup de dents. Aussi docile qu’un vieux hongre à l’endroit de son maître, il se montrait, en dehors de lui, aussi noir d’humeur que de robe. Jamais Arya n’avait vu de cheval plus prompt à mordre et à ruer.

Il fallut chevaucher des heures durant sur les confins de la rivière et se farcir en plus de barboter dans deux affluents bourbeux avant que Sandor Clegane ne mentionne à nouveau son fameux patelin. « Lord Herpivoie-Ville », annonça-t-il cette fois, puis, celle-ci en vue : « Par les sept enfers ! » Non contente de submerger les berges, la crue avait englouti l’agglomération. Seuls demeuraient encore au-dessus des flots le dernier étage en claies et torchis d’une auberge, le dôme à sept pans d’un septuaire naufragé, quelques toits de chaume pourris, les deux tiers d’une tour de pierre et une forêt de cheminées.

Un filet de fumée s’échappait toutefois de la tour, s’aperçut Arya, et sous une fenêtre en plein cintre était fermement amarrée par des chaînes une large barque à fond plat. Laquelle comportait une douzaine de tolets et, tant à la proue qu’à la poupe, une impressionnante tête de cheval en bois. C’était donc ça, son « coursier bicéphale »… Une bicoque en planches à toit de tourbe se dressait au beau milieu du pont, et le Limier eut à peine mis ses mains en porte-voix et tonitrué un appel qu’elle déversa deux bonshommes. Un troisième apparut à la fenêtre de la tour, arbalète chargée en main. « C’est pour quoi ? gueula-t-il par-dessus les remous brunâtres.

— Traverser ! » répondit le Limier sur le même ton.

Après quelques conciliabules, un de ceux du bateau, un voûté de grison revêche à gros bras s’approcha du plat-bord. « Va coûter !

— Paierai ! »

Avec quoi ? se demanda Arya. Clegane s’était fait faucher son or par les brigands. Mais peut-être lord Béric lui avait-il laissé de la cuivraille et un peu d’argent. Le prix du passage ne devait d’ailleurs pas excéder quelques liards…

A bord, les conciliabules allaient de nouveau bon train. Finalement, le voûté se tourna pour beugler quelque chose, et six types de plus surgirent de la bicoque en rabattant leurs capuchons pour se préserver de la pluie. La fenêtre de la tour en vomit davantage encore qui sautèrent sur le pont. Une moitié d’entre eux ressemblaient assez au grison pour être de sa parentèle. Certains détachèrent les chaînes et se munirent de longues perches, tandis que les autres inséraient dans les tolets de lourdes rames à larges pales. Non sans quelque peu rouler, le bac se mit à dériver lentement vers les basses eaux, grâce au bon accord des deux bancs de nage. Sandor Clegane poussa le cheval dans la pente au bas de laquelle allait avoir lieu l’accostage.

Quand l’arrière du bac eut bruyamment cogné le bord, les mariniers ouvrirent une large porte sous la figure en tête de cheval, puis larguèrent un gros madrier de chêne. En atteignant la rive, Etranger renâcla, mais le Limier n’eut qu’à lui talonner les flancs pour qu’il emprunte la passerelle. Le voûté se trouvait là pour les accueillir. « Assez saucé pour votre goût, ser ? » s’enquit-il avec un sourire.

La bouche du Limier se tordit. « Me faut ton rafiot, pas tes vannes. » Il mit pied à terre et, enlevant Arya de selle, la planta près de lui. L’un des mariniers tendit la main vers la bride d’Etranger. « M’en garderais », prévint Clegane, comme un sabot fusait déjà. Le type recula d’un bond, glissa sur le pont trempé, se retrouva le cul par terre en jurant tout ce qu’il savait.

Le voûté ne souriait plus. « On peut vous passer, fit-il âprement. Ça vous coûtera une pièce d’or. Une autre pour le canasson. Une troisième pour le mioche.

— Trois dragons ? » Clegane éclata de rire. « Pour trois dragons, je devrais avoir le putain de bac.

— L’an dernier, peut-être vous l’auriez eu pour ça. Mais y a qu’avec cette rivière, comme ça va me falloir des bras supplémentaires aux perches et aux rames rien que pour pas être emporté à cent milles en mer. A vous de choisir, maintenant. Trois dragons, sinon, ce cheval d’enfer, vous y apprenez à marcher sur l’eau.

— M’a toujours plu, les coquins honnêtes. Va pour ton prix. Trois dragons…, quand tu nous auras débarqués sains et saufs sur la rive nord.

— C’est tout de suite, ou on part pas. » L’homme fit jaillir un battoir tout calleux de main, paume en l’air.

Clegane fit jaillir du fourreau sa longue rapière avec un ferraillement prometteur. « A toi de choisir, maintenant. Or sur la rive nord ou acier sur la rive sud. »

L’autre leva les yeux vers le museau du Limier. Arya eut l’impression très nette qu’il ne le trouva guère à son goût. Mais il avait beau avoir sur ses arrières une quinzaine d’acolytes, des malabars nantis de rames et de perches en bel et bon bois, pas un seul ne faisait mine de se précipiter pour l’appuyer. Ils auraient, à eux tous, pu se payer Sandor Clegane, mais probablement pas sans qu’il en dépêche d’abord trois ou quatre dans un meilleur monde. « Et je sais comment, moi, si vous casquerez ? » demanda-t-il au bout d’un moment.

Pas un sou ! ça la démangea de lancer. Au lieu de quoi elle se mordit la lèvre.

« Parole de chevalier », déclara le Limier sans sourire.

Il n’est même pas chevalier ! refoula-t-elle aussi.

« Dans ce cas… » Le voûté cracha. « Grouillez-vous, alors, et on vous débarque avant la nuit là-bas. Attachez le cheval, qu’y s’emballe pas, surtout, pendant le trajet. Y a un brasero dans la cabine, si ça vous dit de vous réchauffer, vous et votre fils.

— Je ne suis pas son idiot de fils ! » se rebiffa-t-elle, furieuse. C’était encore pire que d’être prise pour un garçon. Et ça la mit tellement hors d’elle qu’un peu plus elle leur clamait qui elle était véritablement, mais Sandor Clegane vous l’attrapait déjà comme qui dirait par la peau du cou et, d’une seule main, la faisait décoller du pont. « Combien de fois faut te répéter de fermer ta putain de gueule ? » Il la secoua si rudement qu’elle en claquait des dents, puis il finit par la laisser choir. « Entre-moi là te sécher, comme a dit le type. »

Elle obtempéra. Le gros brasero de fer barbouillait de rouge toute la pièce et y entretenait une chaleur à suffoquer. Malgré le plaisir qu’elle prit à se planter devant, s’y chauffer les mains, se sécher un tout petit peu, elle n’eut pas plutôt senti le pont frémir sous ses pieds qu’elle se glissa de nouveau dehors par la porte ouvrant vers l’avant.

Après avoir tour à tour déjoué toutes les embûches des basses eaux, le coursier bicéphale se mit à tracer sa route entre les toitures immergées d’Herpivoie et leurs cheminées. Une douzaine d’hommes étaient attelés aux rames, quatre autres utilisaient leurs longues perches pour repousser le bac au large de tout ce qui, arbre, écueil ou maison noyée, le lutinait d’un peu trop près. Le voûté tenait le gouvernail. La pluie, qui crépitait sur le plancher miroitant du pont, échevelait d’éclaboussures, à la poupe et la proue, les deux altières effigies. A se tenir là, Arya se faisait de nouveau tremper, mais elle n’en avait cure. Elle voulait voir. Le type à l’arbalète se trouvait toujours à la fenêtre de la tour, nota-t-elle, et il la suivit des yeux pendant que le bac s’aventurait en contrebas. Elle se demanda si c’était là le lord Racin qu’avait mentionné le Limier. Il n’a pas tellement l’air d’un seigneur. Mais enfin, elle-même n’avait pas tellement l’air d’une dame non plus.

A peine fut-on sorti de la ville et entré dans le lit proprement dit de la rivière que le courant se fit beaucoup plus violent. Arya n’eut pas plutôt entr’aperçu sur la rive opposée, dans la grisaille de l’averse, une grande pile en pierre indiquant sûrement le débarcadère qu’on était déjà sur le point de la dépasser, balayé par la furie des flots. Les rameurs devaient désormais nager avec beaucoup plus d’énergie pour combattre celle-ci. Des feuilles et des branches brisées tourbillonnaient tout autour en filant aussi vite que des projectiles de scorpion. Arc-boutés par-dessus le plat-bord, les types aux perches s’échinaient à repousser les épaves les plus menaçantes. La violence du vent se percevait bien davantage aussi, maintenant. Pour peu qu’elle se tournât vers l’amont, c’était par paquets de pluie que les rafales fouettaient le visage d’Arya. Affolé par l’instabilité du pont, Etranger piaffait des quatre fers et ruait, hennissait.

Si je sautais par-dessus bord, la rivière m’entraînerait au diable avant même que le Limier ne s’aperçoive que j’ai disparu. Un coup d’œil par-dessus l’épaule lui montra Sandor Clegane aux prises avec son cheval et s’efforçant de le tranquilliser. Jamais ne s’offrirait à elle plus belle occasion de lui brûler la politesse. Sauf que je risque de me noyer. Jon disait toujours qu’elle nageait comme un poisson, mais, avec cette fichue rivière, même un poisson pouvait se retrouver en difficulté. Ne valait-il pas mieux, au fait, la noyade que Port-Réal ? La pensée de Joffrey l’incita à se porter en catimini vers la proue. D’un brun bourbeux et compact sous la pluie qui la flagellait, la rivière évoquait plutôt du brouet que de l’eau. Serait-elle très froide, ou pas tant que ça ? Je ne me mouillerais toujours pas beaucoup plus que je ne le suis. Elle posa sa main sur la rambarde.

Mais elle n’eut pas le loisir de sauter que des clameurs inopinées lui dévissèrent brusquement le cou. En voyant les mariniers se précipiter, perche au poing, elle ne comprit pas tout de suite ce qui se passait. Et puis l’évidence lui sauta aux yeux : un arbre arraché par la crue fonçait droit sur eux, gigantesque et noir. A fleur d’eau, ses racines et ses branches enchevêtrées ressemblaient aux tentacules agressifs d’un poulpe colossal. Les rameurs nageaient frénétiquement à rebours pour tâcher d’éviter une collision qui ferait chavirer le bac ou lui causerait de graves avaries. Le grison voûté ayant quant à lui braqué le gouvernail à fond, le cheval de proue ébauchait bien son virage à val, mais trop lentement. Et l’arbre, tout gluant de reflets brun-noir, allait incessamment, tel un bélier de siège, les défoncer par le travers.

Il ne devait pas être à plus de dix pieds de la proue quand les perches de deux mariniers se débrouillèrent pour l’atteindre. L’une s’y rompit, et l’interminable crrrraaaaac déchirant de toutes ses fibres sonna comme si c’était le bac lui-même qui se démantibulait sous ses passagers. Mais la rude poussée que la seconde, plus chanceuse, parvint à imprimer au tronc suffit, mais tout juste, à le dévier de sa trajectoire. Il ne passa qu’à quelques pouces d’eux, sa ramure, elle, égratignant tout du long comme autant de griffes la tête de cheval. Or, à peine enfin commençaient-ils tous à se croire tirés d’affaire qu’une branche maîtresse les régala d’une formidable torgnole. En l’encaissant, le bac eut comme un sursaut, et Arya, perdant l’équilibre, atterrit sévèrement sur un genou. Le type à la perche rompue n’eut pas tant de veine. Elle l’entendit gueuler lorsqu’il bascula par-dessus bord, la fange en fureur se referma sur lui, et le temps pour Arya de se relever, il avait disparu sans laisser de trace. L’un des mariniers rafla bien un rouleau de cordage, mais il ne se trouva personne à qui le lancer.

Peut-être bien qu’il refera surface quelque part plus bas, voulut espérer tout de même Arya, mais cet espoir-là sonnait terriblement creux. Toute envie de baignade lui avait passé. Et lorsque Sandor Clegane lui gueula de retourner s’abriter avant qu’il ne l’assomme, elle n’eut garde de regimber. Le bac luttait à présent pour reprendre vaille que vaille son cap initial, alors que la rivière ne souhaitait rien tant que le charrier à la mer.

Lorsqu’on atteignit enfin l’autre bord, ce fut à deux bons milles du débarcadère habituel. Le bac donna si violemment contre la rive qu’une autre perche se rompit, tandis qu’Arya manquait à nouveau se flanquer par terre. Sandor Clegane eut autant de peine à la jucher sur le dos d’Etranger que si elle ne pesait pas plus qu’une poupée. Le regard fixe dont les gratifiaient tous les mariniers ne trahissait qu’un épuisement morne. Tous, excepté le grison voûté qui tendit hardiment la main. « Six dragons, fit-il. Trois pour le passage, et trois pour l’homme que j’ai perdu. »

Sandor Clegane fourragea dans son escarcelle et planta dans la paume du bonhomme une espèce de torchon fripé. « Tiens. Prends-en dix.

— Dix ? répéta l’autre, sidéré. C’est quoi, ça ?

— Le billet d’un mort. Bon pour neuf mille dragons, peu ou prou. » Le Limier se mit vivement en selle derrière Arya puis grimaça un sourire sans aménité. « Y en a dix à toi. Je reviendrai chercher le reste un de ces jours, alors va pas me le dépenser. »

L’autre loucha sur le parchemin. « Des gribouillis. Me sert à quoi, des gribouillis ? De l’or, vous avez promis. Parole de chevalier, même, que vous avez dit.

— Ç’a putain pas d’honneur, les chevaliers. Que temps que t’ayes pigé ça, barbon. » Le Limier donna de l’éperon, et Etranger prit sa course à travers la pluie, dans un concert d’imprécations qu’accompagnèrent même quelques pierres, mais Clegane ne s’émut pas plus des projectiles que des injures, il ne fallut pas dix foulées à l’étalon pour se perdre à couvert des bois, et le mugissement des flots ne tarda guère à s’amenuiser, derrière, en une rumeur assourdie. « Le bac ne retraversera jamais que demain matin, commenta Clegane, et ces abrutis ne vont plus prendre pour argent comptant les promesses en papier du prochain filou qui se présentera. Si tes copains sont à nos trousses, va leur falloir être de foutus nageurs. »

Arya se ratatina et retint sa langue. Valar morghulis, songea-t-elle sombrement. Ser Ilyn, ser Meryn, le roi Joffrey, la reine Cersei. Dunsen, Polliver, Raff Tout-miel, ser Gregor et Titilleur. Et le Limier, le Limier, le Limier.

Vers l’heure où, la pluie cessant, les nuages se dispersèrent, il se trouva qu’elle-même éternuait avec tant de constance et grelottait si salement que, non content d’avancer leur halte pour la nuitée, Clegane s’efforça même de faire du feu. Mais il eut beau battre le briquet cent fois, le bois qu’ils avaient ramassé se révéla trop humide pour jamais prendre. Si bien que, finalement, il envoya tout paître d’un coup de pied. « Par les sept putains d’enfers, jura-t-il, ce que je peux détester le feu ! »

Installés sur des pierres humides en dessous d’un chêne dont le feuillage dégouttait, goutte à goutte, avec un menu clapotis, ils firent donc un repas froid composé de pain dur, de fromage moisi et de saucisse fumée. Clegane était en train d’y tailler des rondelles quand il surprit le regard d’Arya posé sur le poignard qu’il maniait. Ses yeux se rétrécirent. « Va pas même y penser…

— Je n’y pensais pas », mentit-elle.

Il manifesta par un reniflement la confiance que lui inspirait cette allégation, mais la rondelle de saucisse qu’il offrit n’en fut pas moins copieuse. Sans le lâcher des yeux, Arya se mit en devoir de la déchiqueter. « Je n’ai jamais frappé ta sœur, reprit-il. Mais toi, je te frapperai si tu m’y contrains. Arrête de te fouler à manigancer des tas de trucs pour me tuer. Il n’en résultera strictement rien de bon pour toi. »

Que répliquer à cela ? Elle s’acharna contre la saucisse tout en le dévisageant froidement. Ferme comme un roc, songea-t-elle.

« Au moins, ma gueule, tu la regardes. Je ne te tiendrai pas rigueur de ça, petite louve. La trouves-tu à ton goût ?

— Non. Elle est moche et toute brûlée. »

Il lui tendit un morceau de fromage sur la pointe de son couteau. « Tu n’es qu’une petite idiote. A supposer que tu réussisses à t’échapper, qu’y gagnerais-tu ? Tu n’arriverais qu’à te faire attraper par quelqu’un de pire.

— Sûrementpas ! protesta-t-elle. Il n’y a personne de pire.

— Tu n’as jamais rencontré mon frère. Une fois, Gregor a tué un homme parce qu’il ronflait. Un homme à lui. » Quand son sourire s’évasait un peu, le côté brûlé de sa face tirait de partout, lui remontant la bouche en la tordant de façon bizarre et antipathique. Il n’avait, de ce côté-là, plus du tout de lèvres et pour oreille qu’un trognon.

« Si fait que j’ai rencontré votre frère. » A la réflexion, maintenant, peut-être bien que la Montagne était pire, effectivement. « Lui et Dunsen et Polliver et Raff Tout-miel et Titilleur. »

Le Limier parut abasourdi. « Et comment diable la précieuse enfant de Ned Stark en serait-elle arrivée à connaître cette engeance-là ? Gregor n’amène jamais à la cour ses rats de manchon…

— C’est depuis le village que je les connais. » Elle avala le fromage et s’empara d’un gros morceau de pain. « Le village près du lac où ils nous ont capturés, Gendry, moi et Tourte-chaude. Et puis Lommy Mains-vertes aussi, seulement Raff Tout-miel l’a tué à cause de sa jambe blessée. »

La bouche de Clegane se contorsionna. « Capturé toi ? Mon frère t’a capturée ? » L’idée déchaîna son hilarité, sous la forme de bruits grincheux qui tenaient à la fois du gargouillis et du grondement. « Mais il n’a jamais su ce qu’il tenait, hein ? Il n’a pas dû le savoir, sans quoi ce ne sont pas tes ruades ni tes piaillements qui l’auraient empêché de te traîner à Port-Réal et de te fourguer au giron de Cersei. Ah, foutrebleu, c’est la meilleure, ça ! Te la lui conterai, parole, et comme ! avant de lui arracher le cœur… »

Ce n’était pas la première fois qu’il parlait de tuer la Montagne. « Mais il est votre frère…, objecta-t-elle d’un air dubitatif.

— Il ne t’est jamais arrivé d’avoir envie de tuer l’un de tes frères, toi ? » Il se remit à rire. « Ou peut-être une sœur ? » Là, il dut discerner quelque chose sur la physionomie d’Arya, car il s’inclina pour lui susurrer comme en confidence : « Sansa. C’est bien ça, n’est-ce pas ? La lice de loup tuerait volontiers l’oiselet joli.

— Non, lui cracha-t-elle du tac au tac. C’est vous que je tuerais volontiers.

— Rien que pour avoir fendu en deux ton petit copain ? J’en ai tué pas mal d’autres, sans me vanter. A ton avis, ça fait de moi une espèce de monstre. Eh bien, c’est possible, mais j’ai sauvé ta sœur également. Le jour où elle fut arrachée de selle par la populace, c’est moi qui, me frayant passage de vive force, la reconduisis au château, sans quoi elle aurait eu le même sort que la Lollys Castelfoyer. Et elle a chanté pour moi. Ça, tu l’ignorais, hein ? Ta sœur m’a chanté une délicieuse petite chanson.

— Vous mentez ! riposta-t-elle instantanément.

— Tu ne sais pas seulement la moitié de ce que tu te figures savoir. La Néra ? Où crois-tu que nous sommes, par les sept enfers ? Où crois-tu que nous nous rendons ? »

Le ton méprisant qu’il venait d’avoir la fit hésiter. « A Port-Réal », dit-elle, et, tout d’un coup, rien qu’à la manière dont il avait posé les questions, elle comprit qu’elle se trompait. Mais il fallait bien dire quelque chose. « Vous êtes en train de me ramener à Joffrey et à la reine.

— Stupide petite aveugle lice de loup ! » Sa voix s’était faite aussi durement blessante qu’une râpe en fer. « Mon cul, Joffrey, mon cul, la reine, et mon cul, cette tordue de gargouille naine qu’elle appelle un frère ! Fini, pour moi, leur ville, fini, leur Garde, et fini, les Lannister, fini ! Qu’est-ce que ça peut bien avoir à foutre, un chien, dis-moi voir, avec des lions ? » Il attrapa sa gourde d’eau, s’envoya une longue lampée. Tout en s’essuyant la bouche, il offrit la gourde à Arya puis reprit : « La rivière était le Trident, petite. Le Trident, pas la Néra. Dresse la carte dans ta tête, si tu peux. On devrait atteindre demain la route Royale. Après ça, c’est bon train qu’on ira, puis droit sur les Jumeaux. C’est moi qui vais te remettre à ta fameuse mère, et moi seul. Pas le noble seigneur la Foudre ni ce monstre de prêtre aux flammes frauduleuses, moi. » Il se fendit jusqu’aux oreilles en voyant la tête qu’elle faisait. « Tu t’imagines qu’il n’y a que tes hors-la-loi d’amis pour savoir humer les fumets de rançon ? Dondarrion m’a piqué mon or, et moi, je t’ai piquée à lui. Tu vaux bien deux fois plus qu’ils ne m’ont volé, je dirais. Peut-être même encore davantage, si c’est aux Lannister que je te revendais, comme tu le crains, mais je n’en ferai rien. Même un chien finit par se lasser de recevoir des coups de pied. Si les dieux ne lui ont pas donné moins de jugeote qu’à un crapaud, ton Jeune Loup me dotera d’une seigneurie quelconque et me conjurera d’entrer à son service. Dût-il encore l’ignorer, il a besoin de moi. Il pourrait même advenir que j’aille jusqu’à tuer Gregor pour lui ; ça le ravirait.

— Vous engager, cracha-t-elle, vous ? Jamais il ne le fera !

— Alors, je prendrai autant d’or que j’en puis porter, je lui rirai au nez, et je m’en irai. S’il ne m’enrôle pas, la prudence voudrait qu’il me tue, mais il n’en fera rien. Trop le fils de son père pour ça, d’après ce que j’en entends dire. Je n’y vois point d’inconvénient. Je suis gagnant dans les deux cas. Et toi aussi, ma louve. Aussi, arrête un peu de pleurnicher ou de me japper aux mollets, j’en ai ma claque, et au-delà. Si tu fermes bien ta gueule et si tu m’obéis au doigt et à l’œil, il se pourrait qu’on arrive même à temps pour les putains de noces de ton Tully d’oncle. »

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