*

Le 27.

L’arme chargée repose entre mes mains, et j’attends, le visage fermé, imperturbable. Je ne rentrerai plus chez moi, dans la grande ville, je le sais. C’est ici que mon histoire doit se terminer, je le sens au fond de mon ventre.

Teddy m’habite de plus en plus, m’appelle, me harcèle. Il ne me lâche pas, j’ai besoin de finir le scénario de sa vie, c’est le seul moyen de m’en débarrasser. Malgré mon mal de crâne, ma peine, ma douleur, je me mets à dessiner. Je veux qu’il tue Sullivan, sans retard. Qu’il l’abatte de neuf balles en plein cœur. Et que l’affrontement ait lieu ici, au chalet.

En finir, en finir, en finir.

Teddy prend forme sous mes traits, dans mes veines et mon esprit. Je dessine son visage souffrant. Cheveux noirs, yeux noirs, visage émacié, avec une barbe épaisse. Comme je l’ai fait moi-même dans la réalité, Teddy allonge sa femme sur le fauteuil, les yeux pleurant d’amour et de chagrin. Il reste contre elle, longtemps, à gémir. Plus loin, lui et Lucille s’enlacent brièvement. Leurs regards se croisent, se parlent. Puis elle meurt dans ses bras. Un long hurlement barre en diagonale un dessin qui prend la moitié de la planche. J’en frissonne, tous mes poils se dressent et je hurle à mon tour.

Sur la dernière case de la page 11, Teddy enterre sa propre femme, les cheveux agités par le vent. Il hésite à se flinguer, mais se jure de trouver l’assassin, avant. Alors il attend dans le chalet, ici, comme moi. Il sait que Sullivan va venir le chercher.

Je me lève, les jambes flageolantes, vidé de mon énergie. Je récupère cinq minutes, puis vais continuer jusqu’au dénouement. Jusqu’à l’affrontement final. La BD sera courte, tant pis. Elle ne sera jamais publiée, de toute façon. En finir, vite, vite.

Je me frotte les tempes, le mal de crâne revient. Jamais je n’ai écrit une histoire aussi noire. Tous mes héros disparaissent, les uns après les autres, avec violence. En même temps, c’est exactement ce que je suis en train de vivre.

Je relis ces onze pages d’Ouroboros III, dans leur ensemble. Quelle horreur, c’est le meilleur scénario que j’ai jamais écrit. Aucun dialogue, quelques monologues, et beaucoup d’images. Je pense chef-d’œuvre, et me dis en même temps que je suis un monstre. Jusqu’à présent, cette BD n’est que la réalité… Ma réalité, celle que je ne contrôle pas.

Mais la fin, je vais la créer moi-même. Massacrer Sullivan.

Je tiens cette fameuse page 11 entre mes mains. Une nouvelle fois, l’illustration de Lucille, couchée sur le sofa et étreignant dans un ultime soupir Teddy, m’ébranle. Je promène mes doigts sur son visage, sur ses lèvres. Lucille redevient ce personnage des tomes I et II, que j’ai bâti de mes tripes et dont je connais les plus intimes pensées. Je ne voulais pas la faire mourir, je voulais qu’elle retrouve Teddy, à la fin de l’histoire, et qu’ils s’aiment avant que, peut-être, Teddy meure. Mais quelqu’un en a décidé autrement.

Quelqu’un. Comme si…

Soudain, je me fige, avec l’impression d’étouffer. Ma main tremblante parvient à saisir le feutre, à approcher la pointe noire de la bouche de Lucille et à noter une phrase. Cette même phrase que la vraie femme, allongée sur mon vrai sofa, m’a murmuré à l’oreille juste avant de mourir : « Chaque jour mes yeux n’attendent que toi…»

Les mots exacts que Lucille prononçait à Teddy dans leurs moments d’intimité…

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