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Le 24.

Je suis épuisé. Finalement, je suis resté cloîtré trois jours et demi, ne dormant que par intermittence, absorbé par Ouroboros et la manière dont esquisses et monologues prenaient vie sous mon crayon. Teddy frémit en moi, nuit et jour, je le sens tellement proche, presque en fusion avec mon être.

Les crises ont continué. Tiraillements, douleurs musculaires et ligamentaires, j’ai même eu mal aux mâchoires et aux globes oculaires. Quant à la voix, j’essaie d’en faire abstraction. Je sais qu’elle n’est que dans ma tête, et qu’elle finit toujours par partir.

Malgré ces passages difficiles, j’ai dessiné quatre planches complètes en noir et blanc, sans voir le temps passer. Si mes journées sont perturbées, chaotiques, la nuit, je n’ai plus de limites. Teddy prend vie, il déplace ma plume et j’ai juste à me laisser guider par son influx. Je n’ai jamais travaillé aussi vite, le trait glisse, franc et léger à la fois, les textes paraissent couler de source.

Les dessins sont superbes : le ravin, le torrent, le village, que j’ai traité comme un endroit énigmatique, avec ses façades de pierre et ses vieux rideaux crasseux qui ne laissent filtrer aucune lumière. Sans oublier ce chalet, cerné d’un réseau d’arbres inquiétants. Mon personnage principal, Teddy, se révèle sombre et charismatique. Éprouvé par son passé et son enquête, cheveux en pagaille, esprit torturé, il reste enfermé, cogite, boit du whisky single malt et fait le bilan de sa vie. Doit-il se laisser aller ou poursuivre sa traque ? Par la suite, j’ai décidé de limiter sa présence dans les scènes, privilégiant le décor, l’ambiance et le mystère. Dans ce début, j’aime cette accroche avec la photo, ce départ centré sur une intrigue dont je ne possède pas encore la clé. Si je n’avais pas été pratiquement à court de nourriture, j’aurais continué. Mais j’avais prévu du ravitaillement pour deux semaines environ. Et on est déjà presque fin février. Je pourrais encore, au grand maximum, tenir trois ou quatre jours. De toute façon, je dois rentrer, retourner à la ville. J’ai des obligations, avec mon éditeur notamment, et il faut absolument que je m’éloigne de cet endroit et de ses secrets, avant de devenir complètement barge.

Je vais tenter une expédition au village. J’attends donc que le soir tombe, que mes démons intérieurs se taisent enfin et que mon corps sorte de cette glu qui l’empêche d’agir. Dans un tiroir, je prends une torche, une Mag-lite noire et puissante, comme celle de mon héros. J’embarque aussi le Sig Sauer noir que je me suis certainement procuré après la disparition de ma femme. En fait, je le suppose. Parce que cela aussi, je l’ai oublié.

Blouson en cuir, comme Teddy. J’ai un peu de mal à l’enfiler, j’ai dû grossir à cause de l’alcool, de cette nourriture sommaire dont j’ai pris l’habitude, ces derniers temps. Et surtout, je ressens une douleur partout, jusque dans les os des orteils.

Je sors. La météo n’a pas varié, j’ai l’impression qu’une encre indélébile a coulé dans le ciel, que les ombres se sont répandues indéfiniment sur la terre. La nuit s’étale, profonde, sans lune. Le village n’est pas très loin, quelques kilomètres, j’espère y trouver une âme charitable qui pourra appeler un dépanneur. À pied, sous le faisceau de ma lampe, je longe la route, enfoui dans mon manteau, écharpe sur le nez. Pas d’emprise sur moi cette fois, pas de crissements ni de gratouillements, je me sens libre, « normal ». Évidemment, durant ma longue marche, je ne croise personne, tout est mort, alentour. Après cette nuit, j’ai décidé de ne plus jamais venir au village. D’ailleurs, je vais peut-être le revendre, ce chalet…

L’amas de maisons serrées autour de ses ruelles est identique à lui-même, sans chaleur, austère. La nuit, de surcroît, il se métamorphose en une masse terrifiante. Je mémorise cette image incroyable pour de futurs dessins, le décor de mon tome III est tout tracé. Je constate qu’il n’y a aucun éclairage public. Même pas d’astre dans le ciel pour m’aider. Je m’arrête, deux secondes, et ferme les yeux : aucun bruit, pas un souffle de vent ni un bruissement d’ailes. Comme si la terre s’était arrêtée de tourner et que le temps s’était figé.

Parcourant une rue au hasard, je frappe à une première porte et n’obtiens aucune réponse. Normal, en pleine nuit, ces gens doivent être extrêmement méfiants… Je recommence, à côté, puis en face. Les rideaux sales, opaques même sous les rayons de ma lampe, ne se soulèvent pas. Aucune lumière ne s’allume, aucun craquement d’escalier ou de bois n’indique une présence. Je bifurque dans une impasse. Ici, les maisons sont plus basses qu’ailleurs, il faut descendre quelques marches pour atteindre la porte.

Échec sur échec. Je ne comprends pas. À la dernière habitation du cul-de-sac, je frappe plus fort. J’en viens à cogner aux fenêtres, sans succès. J’en ai marre, il me faut absolument de l’aide pour mes pneus. Je ramasse une pierre et la balance à travers la vitre. Au moins, ils réagiront.

Mais rien… Je me mets à crier dans l’obscurité, impuissant. Je dois errer en plein cauchemar, c’est la seule explication.

Malgré la frousse qui me prend à la gorge, je décide d’entrer dans cette maison. Du coude, je dégage les éclats de verre dans l’encadrement et pénètre à l’intérieur.

Je n’en crois pas mes yeux.

Les pièces sont vides. Pas un meuble, pas une âme, pas même de lustres ni d’ampoules. Aucun interrupteur. Comme si… Comme si personne n’avait jamais habité ici. Je promène mes doigts sur les murs, au sol, et regarde le bout de mes phalanges : pas un grain de poussière. Je ne cherche pas plus loin, je sors très vite, affolé. Peut-être cette maison-ci n’est-elle plus habitée ? Ou alors, quelqu’un d’autre va emménager, et est venu tout nettoyer récemment ? Pourquoi pas l’homme au chapeau ? Un prospecteur ? Un agent immobilier ?

Mais pourquoi avoir laissé ces rideaux sales aux fenêtres ? Pourquoi faire croire que quelqu’un habite ici, alors qu’il n’y a personne ? Ça ne rime à rien.

Je dois comprendre. Je brise la fenêtre d’une autre maison. Puis une autre, puis encore une autre. Vides. Toutes vides, sans exception. Pas d’interrupteur ni de signe quelconque qu’il y a eu, un jour, des habitants. J’écume les rues, casse à tour de bras, crie toujours plus, mais seul l’écho de mon propre désespoir me répond. J’ignore ce qui se passe, mais il faut absolument que je foute le camp de cet endroit maléfique.

Et, quand j’arrive au chalet, hors d’haleine d’avoir couru, mon rayon lumineux dévoile l’inimaginable. Une enveloppe marron est clouée sur la porte. Dessus est écrit : « L’abîme »…

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