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Le 20.

Les jours passent, encore. J’aurais dû fuir, demander de l’aide. Je ne l’ai pas fait. On dirait qu’une présence, à l’intérieur de mon être, me retient ici, contre mon gré, et que ses mains invisibles m’agrippent, surtout la journée. Hier matin, j’ai voulu me mettre en route vers le village pour dénicher des pneus, mais à peine avais-je fait quelques pas qu’une voix lancinante m’ordonnait de rentrer : mon propre corps ne m’obéissait plus. J’ai commencé à suer, me sentir mal, et, étreint par la douleur de mes os et de mes muscles, j’ai fini par me résigner. Le chalet, cette forêt effroyable, emprisonnaient mon corps et mon esprit.

Mais ce soir, quand viendront la nuit et l’apaisement, je me jure de sortir de cet endroit, de faire réparer ma voiture et de rentrer chez moi.

Pour l’instant, je suis assis devant ma planche à dessiner. Je ne peux plus rester inactif, je ne supporte plus les crissements imaginaires, les murmures, les gratouillements sur mes bras, mes aisselles, mon visage. Alors, je décide de commencer le tome III d’Ouroboros. Je vais fonctionner à l’intuition, ce qui est complètement contraire à ma façon de travailler. Aussi incroyable que cela puisse paraître, j’ai déjà une histoire qui, précisément, se met en place dans ma tête. Ou tout au moins, un début d’histoire.

La mienne, depuis mon arrivée ici.


Dans le tome II, mes héros, Teddy et Vicky, enquêtent sur une série de meurtres sordides qui ensanglantent la capitale. À la fin de l’histoire, Lucille, la femme de Teddy, disparaît, probablement enlevée par l’assassin. Je dis probablement, car le lecteur reste dans le doute, même s’il a quelques soupçons. Évidemment, moi je sais, en qualité d’auteur et scénariste, qu’elle a été kidnappée par Dan Sullivan. Selon le bon sens, le tome III doit poursuivre la narration là où elle s’est arrêtée.

Je décide, en quelques minutes, que l’histoire commencera et se déroulera ici en totalité. J’imagine déjà un duel, entre Teddy et Dan, dans les décors splendides de ces montagnes. Qui des deux l’emportera ? Je l’ignore encore, je verrai au fil du temps. Mais il n’est pas impossible que je fasse triompher le Mal, histoire de surprendre mes lecteurs.

Je bois une goutte de whisky single malt et attaque mes dessins sans me poser de questions. J’aime mon personnage de Teddy, il m’habite en permanence, même quand je ne dessine pas. Je connais ses gestes, ses pensées, ses habitudes, parce qu’ils sont les miens. Quand il tient une arme et court dans les rues, c’est moi qui entends le bruit de ses pas sur les pavés. Je suis à son image, il est à la mienne, même si j’ai voulu nos physiques différents. Il est brun, moi blond. Mes yeux sont bleus et les siens, noirs. De corpulence à peu près identique (il est un peu plus lourd que moi), nous sommes frères et amis. Je ne me contente pas de dessiner mes scènes, je les vis, c’est sans doute ce qui donne tant de réalisme à mon œuvre.

Dans ce début d’histoire du tome III, j’imagine donc Teddy, nostalgique, qui feuillette son album de mariage, dans un chalet où il a passé sa nuit de noces, il y a si longtemps. J’inspire profondément, les yeux vides…

Teddy a décidé de faire le point dans ce coin perdu, un jour ou deux, avant de reprendre la traque de Sullivan. Il découvre alors cette étrange photo, avec l’empreinte de pied ensanglanté. Qui l’a mise là, pourquoi ?

J’esquisse le dessin de la scène telle que je l’ai vécue : Teddy, le regard grave, l’étrange photo dans la main. Sur la partie inférieure de la case de la BD, j’indique : « La suivre au long d’une rue ». J’incline la tête, les sourcils froncés. Ça me fait bizarre, j’ai comme une impression de déjà-vu. Perturbé, j’imprime la photo du pied nu que j’ai prise au bord du ravin (j’ai brûlé l’original), et la place à côté de mon dessin. Méticuleusement, j’y transcris le même message et la glisse dans l’album de mariage, pour voir si mon étrange sensation se confirme. C’est le cas…

Un peu perturbé, j’en reviens à mon scénario. J’imagine très bien les scènes à venir : Teddy descend au village, suit la piste de la photo et tombe sur le cadavre de sa partenaire Vicky, et l’enveloppe à son prénom : « Teddy ». Déchiré, anéanti, il comprend que le tueur le provoque, lui, et veut l’affronter en duel. Un face-à-face sanglant, entre le Mal et le Bien. Alors, Teddy accepte le contrat. Il se débarrasse du corps en le poussant dans une faille, retourne au chalet et attend patiemment que Sullivan lui dicte la suite des événements, avec une seule idée en tête : tuer l’ignoble meurtrier de ses propres mains…


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