STUART NEVILLE Ratlines

À Isabel Emerald Neville.


Chiens meurtris par la guerre,

Qui nous acharnons sur un tas d’os,

Combattant sous tous les cieux, sur toutes les terres,

Pour toute cause sauf la nôtre.

Président John F. Kennedy

Wexford, Irlande, 27 juin 1963

I SOLDAT

1

« Vous ne ressemblez pas à un Juif », dit Helmut Krauss à l’homme qui se reflétait dans la vitre.

De l’autre côté de la fenêtre, les vagues furieuses de l’Atlantique lançaient leur écume contre les rochers de la baie de Galway. La maison d’hôtes offrait un confort rudimentaire, mais c’était propre. Les pensions et hôtels de Salthill, petite ville balnéaire proche de Galway, accueillaient en été des familles venues de toute l’Irlande pour profiter de quelques jours d’air salé et de soleil. Des couples non mariés, fornicateurs en tout genre et amants adultères, y trouvaient parfois un lit s’ils réussissaient à déjouer la rigueur morale des propriétaires.

Krauss le savait pour avoir amené plusieurs dames dans des maisons comme celle-ci, enduré la promenade vivifiante sur le front de mer et le repas trop cuit dans une salle à manger quasi déserte, avant de terminer dans un lit dont le cadre en bois grinçait pendant l’assaut. Il avait les poches remplies d’alliances de tailles diverses, en même temps que de préservatifs.

Cette île si triste, plus grise que verte, tellement étranglée par le divin, ne lui procurait guère de plaisirs. Alors pourquoi ne pas s’offrir de temps en temps une de ces sordides escapades avec une femme dans le besoin ?

Peut-être Krauss aurait-il dû se payer le luxe de descendre dans un bon hôtel de la ville, mais un enterrement, même celui d’un ami proche, ne lui semblait pas l’occasion appropriée. Quoique dans un établissement à la porte mieux surveillée, ce visiteur ne fût sans doute pas entré si facilement. Un instant, Krauss éprouva un douloureux regret, mais il le chassa aussitôt. S’il avait été homme à contempler d’aussi vaines pensées, il se serait pendu il y a dix ans.

« Vous êtes juif ? » demanda-t-il.

Le reflet se déplaça dans la vitre. « Peut-être. Ou peut-être pas.

— Je vous ai vu à l’enterrement, dit Krauss. C’était une belle cérémonie.

— Très belle, répondit le reflet. Vous avez pleuré.

— C’était un type bien. » Krauss regarda les mouettes planer en remontant les courants.

« Il a assassiné des femmes et des enfants, dit le reflet. Comme vous.

— Vous avez l’accent anglais. Pour beaucoup de gens en Irlande, les Anglais sont des meurtriers. Des oppresseurs. Des impérialistes. »

Le reflet grandit dans la vitre. L’homme approchait. « Vous, vous dissimulez très bien votre accent.

— J’aime la langue parlée. C’est peut-être un excès de perfectionnisme, mais j’y consacre des efforts et du temps. De plus, l’accent allemand attire encore beaucoup l’attention, même en Irlande. Même si on me permet de me réfugier ici, je n’ai pas toujours le sentiment d’être le bienvenu. Certains s’accrochent à leurs maîtres, les Anglais, comme un enfant trop vieux qui reste fidèle à sa tétine. »

Depuis quelque temps, Krauss accusait le poids de son âge. Ses épais cheveux noirs viraient au gris, ses traits burinés se creusaient. Les vaisseaux de son nez commençaient à éclater sous l’effet de la vodka et du vin. Les yeux des femmes ne s’allumaient plus sur son passage quand il se promenait l’après-midi dans le parc de Ringsend à Dublin. Mais il avait encore de belles années devant lui, bien qu’en nombre limité. Cet homme allait-il l’en priver ?

« Vous êtes venu pour me tuer moi aussi ? demanda-t-il.

— Peut-être. Peut-être pas, répondit le reflet.

— Je peux boire un verre ? Fumer une cigarette ?

— Allez-y. »

Krauss se tourna vers l’homme. Entre quarante et quarante-cinq ans, assez âgé pour avoir fait la guerre. Il avait semblé plus jeune au cimetière, dans sa salopette de fossoyeur, mais maintenant, de près, on voyait les rides sur son front et autour de ses yeux. Des cheveux blond cendré s’échappaient de son bonnet en laine. Il braquait un pistolet, un Browning équipé d’un réducteur de son, en plein sur la poitrine de Krauss. L’arme tremblait dans sa main.

« Je vous sers une vodka ? demanda Krauss. Vous avez l’air tendu. »

L’homme hésita. « D’accord », dit-il après un court instant.

Krauss se dirigea vers la table de chevet sur laquelle étaient posés une bouteille de vodka et le matériel nécessaire pour préparer du thé, ainsi que l’Irish Times du jour. En première page s’étalait une photo du président John F. Kennedy, invité par le gouvernement d’Irlande du Nord à traverser la frontière durant son séjour sur l’île. Les Irlandais vouaient un culte au dirigeant américain en qui ils reconnaissaient l’un des leurs, bien qu’éloigné de son sol natal depuis plusieurs générations, et l’enthousiasme suscité par sa venue frôlait à présent l’hystérie. Krauss comptait bien se tenir à l’écart de tout poste de radio et de télévision pendant cette visite.

Peu importait maintenant.

Krauss retourna deux tasses blanches et y versa une dose généreuse de vodka. Il s’apprêtait à ajouter de l’eau d’une carafe, mais suspendit son geste en entendant la voix de l’homme.

« Sans eau, merci. »

Krauss lui tendit une tasse en souriant. « Il n’y a pas de verre. J’espère que vous ne m’en voudrez pas. »

L’homme remercia d’un signe de tête et prit la tasse de la main gauche, renversant un peu de la vodka non diluée. Il but une gorgée, toussa.

Krauss fouilla dans la poche intérieure de son beau costume noir. Il vit le doigt de l’homme se crisper sur la détente et son articulation blanchir. Lentement, il extirpa un étui à cigarettes en or, l’ouvrit et le présenta à l’homme.

« Non, merci. » Contrairement à ce que Krauss avait espéré, l’homme ne cilla pas en apercevant la croix gammée gravée sur le couvercle. Ce n’était peut-être pas un Juif, mais simplement un Britannique forcené.

Krauss attrapa une Peter Stuyvesant, sa seule concession à l’américanisme, et la coinça entre ses dents pendant qu’il refermait l’étui et le glissait à nouveau dans sa poche. Il préférait les Marlboro, mais on n’en trouvait pas dans ce pays. Il sortit le briquet assorti à l’étui de la poche de son pantalon et huma l’odeur d’essence dégagée par la flamme.

« Je vous en prie, asseyez-vous », dit-il en désignant la chaise dans un coin de la pièce. Il prit lui-même place sur le lit et tira longuement sur la cigarette, laissant la chaleur se répandre dans sa gorge et sa poitrine. « Puis-je savoir votre nom ? demanda-t-il.

— Non.

— Bon. Alors, pourquoi ? »

L’homme but une autre gorgée, fit la grimace et posa la tasse sur le rebord de la fenêtre à sa gauche. « Pourquoi quoi ?

— Pourquoi me tuer ?

— Je n’ai pas encore décidé si j’allais vous tuer ou non. Je veux d’abord vous poser des questions. »

Krauss soupira et, s’adossant à la tête de lit, croisa les jambes sur le matelas défoncé. « Allez-y.

— Qui était l’Irlandais bien habillé avec qui vous avez parlé ?

— Un fonctionnaire si jeune que c’en était insultant », répondit Krauss.

Eoin Tomalty avait vigoureusement serré la main de Krauss après la cérémonie. « Le ministre présente ses condoléances, avait-il dit. Vous comprenez sûrement pourquoi il n’a pas pu se déplacer en personne. »

Krauss avait souri et hoché la tête. Oui, bien sûr, il comprenait.

« Un fonctionnaire ? demanda l’homme. Le gouvernement a envoyé quelqu’un ?

— Question de courtoisie.

— Et les autres, c’étaient qui ?

— Vous le savez déjà, dit Krauss. Puisque vous me connaissez, vous les connaissez aussi.

— Dites-moi quand même. »

Krauss récita les noms. « Célestin Lainé, Albert Luykx et Caoimhín Murtagh de l’IRA.

— L’IRA ?

— Ce sont des crétins, dit Krauss. Des péquenauds qui se font passer pour des soldats. Ils s’imaginent qu’ils peuvent vous reprendre l’Irlande, à vous les Anglais. Mais ce sont des crétins utiles, alors on a recours à leur service de temps en temps.

— Pour les enterrements, par exemple.

— Exact. »

L’homme se pencha en avant. « Où était Skorzeny ? »

Krauss rit. « Otto Skorzeny ne perd pas son précieux temps avec des hommes de peu d’importance comme moi. Il est bien trop occupé à fréquenter la bonne société de Dublin, ou à organiser des fêtes dans sa satanée ferme pour divertir les politiciens. »

L’homme plongea la main dans la poche de sa veste et sortit une enveloppe cachetée. « Vous lui remettrez ceci.

— Désolé, répliqua Krauss. Je ne peux pas.

— Si.

— Jeune homme, vous m’avez mal compris », dit Krauss. Il vida sa vodka d’un trait et posa la tasse sur la table de chevet. « Je suis parfois verbeux, je le reconnais, c’est un de mes travers, mais il me semble avoir été clair sur ce point. Je n’ai pas dit : “Je ne veux pas.” J’ai dit : “Je ne peux pas.” Je n’ai pas accès à Otto Skorzeny. Son entourage social autant que politique m’est fermé. Vous auriez plus de chance si vous vous adressiez à un de ces politiciens irlandais qui se pressent autour de sa flamme. »

L’homme se leva et approcha du lit, sans baisser le Browning. De sa main libre, il ouvrit la veste de Krauss et fourra l’enveloppe dans la poche de poitrine.

« Ne vous inquiétez pas. Il aura le message. »

Krauss sentit ses entrailles lâcher. Il tira fort sur sa cigarette, la fumant jusqu’au filtre avant de l’écraser dans le cendrier posé sur la tablette.

La main de l’homme ne tremblait plus.

Krauss se redressa, très droit, les pieds par terre et les mains à plat sur ses genoux.

Fixant l’horizon par la fenêtre, il dit : « J’ai de l’argent. Pas beaucoup, mais un peu. Cela m’aurait suffi pour finir mes jours. Il est à vous. Je vous donne tout. Je disparaîtrai. En plus, avec le climat pourri de ce pays, mes articulations me font mal. »

Le silencieux du Browning vint s’appliquer contre sa tempe.

« Ce n’est pas si simple », dit l’homme.

Krauss se leva. L’homme recula d’un pas, prêt à tirer.

« Si », dit Krauss. Il refoula les larmes qui menaçaient de noyer sa voix. « C’est très simple. Moi, je ne suis rien. J’étais un employé de bureau. Je signais des papiers, je tamponnais des documents, et j’avais des hémorroïdes à force de rester assis sur une vieille chaise en bois humide, dans une pièce qui ne voyait jamais la lumière. »

L’homme appuya le canon sur le front de Krauss. « Ces papiers que vous avez signés… Vous avez massacré des milliers de gens avec un stylo. C’est peut-être ce que vous vous racontez maintenant pour supporter de vivre, que vous ne faisiez que votre boulot, mais vous saviez où… »

D’un geste soudain, Krauss saisit le pistolet et l’abaissa. Un instant déstabilisé, l’homme retrouva son équilibre, et, solidement campé sur ses jambes, sans perdre son sang-froid, opposa une résistance que seuls trahissaient les muscles saillants de ses mâchoires.

Pris d’une sueur qui lui picotait le corps entier, un violent bourdonnement dans la tête, Krauss bloqua sa respiration en essayant de desserrer la prise de son adversaire. L’homme leva le pistolet. Sa force rendait toute tentative inutile. Leurs nez étaient proches à se toucher. Krauss poussa un rugissement et vit les éclats brillants de sa salive projetée sur le visage de l’homme.

Il entendit une détonation étouffée, sentit le coup qui l’atteignit à l’abdomen, puis une chaleur humide sous sa chemise. Ses jambes se liquéfièrent, il lâcha le canon. Il s’effondra à genoux en se tenant le ventre, les mains crispées sur le sang qui affleurait entre ses doigts.

Le contact du métal lui brûla la tempe.

« C’est mieux que ce que tu mérites », dit l’homme.

S’il en avait eu le temps, Helmut Krauss aurait répondu : « Oui, je sais. »

2

Albert Ryan attendait dans l’antichambre avec le directeur, Ciaran Fitzpatrick, face à la secrétaire plongée dans la lecture d’un magazine. Les fauteuils garnis de minces coussins craquaient à chacun de leurs mouvements. Ryan restait stoïque, mais Fitzpatrick s’agitait. Près d’une heure s’était écoulée depuis que Ryan avait rejoint le directeur dans la cour intérieure de l’immeuble de Upper Merrion Street. Ce vaste quadrilatère abritait divers services publics dans ses ailes nord et sud, ainsi que le Royal College of Science, côté ouest, sous le dôme dressé vers le ciel. Ryan s’imaginait que le ministre le recevrait dès son arrivée, et, à en juger par son attitude, Fitzpatrick aussi.

Le ciel pâlissait quand Ryan avait quitté ses quartiers au camp de Gormanston et, tandis qu’il gagnait à pied la gare toute proche, le bleu anthracite se délavait dans un blanc laiteux. Deux chevaux paissaient dans un champ à quelque distance du quai, ventres gonflés, robes sales et négligées. La brise salée apportait le bruit de leurs hennissements. Plus loin, la mer d’Irlande s’étirait comme une table de marbre noir.

Le train était arrivé en retard. Marquant un arrêt à chaque jalon de la civilisation, il s’emplit peu à peu, à mesure que Dublin approchait, de fumée de cigarette et d’hommes aux traits mous. Presque tous les passagers étaient en costume, certains se rendant à leur travail dans un des services de l’administration, d’autres ayant passé leur habit du dimanche pour une sortie en ville.

Ryan aussi portait un costume, et, comme chaque fois que l’occasion se présentait, il était heureux de soigner sa mise. Un rendez-vous avec le ministre de la Justice justifiait évidemment un tel effort. Il avait marché de la gare de Westland Row jusqu’à Merrion Street et guetté le directeur. En s’avançant vers lui, Fitzpatrick l’avait toisé des pieds à la tête avant de le saluer à contrecœur.

« Entrons, avait-il dit. Mieux vaut ne pas être en retard. »

Ryan regarda à nouveau sa montre. L’aiguille des minutes bascula sur le douze, indiquant qu’une heure touchait à sa fin.

Il avait entendu ce qu’on racontait à propos du ministre. Un politicien avec une ambition démesurée et les couilles pour la satisfaire. Cet arriviste avait même épousé la fille du grand patron, devenant ainsi le gendre du Taoiseach, le Premier ministre d’Irlande. Certains voyaient en lui une étoile montante du gouvernement, un réformiste qui bousculait l’establishment ; d’autres le tenaient pour un escroc aux dents longues. Tout le monde s’accordait à le considérer comme un opportuniste.

La porte s’ouvrit et Charles J. Haughey entra.

« Désolé de vous avoir fait attendre, messieurs, dit-il au moment où Fitzpatrick se levait. Ce petit déjeuner s’est éternisé. Venez donc. »

« Un café, monsieur le ministre ? demanda la secrétaire.

— Ah oui, alors. »

Ryan suivit Haughey et Fitzpatrick dans le bureau du ministre. Une fois à l’intérieur, Haughey serra la main du directeur.

« C’est notre homme ? interrogea-t-il. Le lieutenant Ryan ?

— Oui, monsieur le ministre », répondit Fitzpatrick.

Haughey tendit la main à Ryan. « Dites donc, vous êtes costaud, vous ! J’ai appris que vous aviez fait du bon boulot contre ces salopards de l’IRA l’an dernier. Vous leur avez brisé les reins, à ce qu’il paraît. »

Ryan prit sa main, sentit la poigne ferme par laquelle s’affirmait ouvertement la domination. Haughey se tenait très droit et paraissait plus grand que sa taille. Il était large d’épaules, avec des cheveux noirs lissés en arrière, au point qu’il ressemblait à un oiseau de proie, et des yeux qui traquaient la faiblesse. Il n’avait qu’un an ou deux de plus que Ryan, mais il se comportait en homme déjà mûr, rompu aux usages du monde, pas comme un jeune mâle parvenu à un grade plus élevé que son âge ne le méritait.

« J’ai fait de mon mieux, monsieur le ministre », dit Ryan.

L’opération avait été longue. En planque dans les fossés pendant des nuits d’affilée, les hommes surveillaient les allées et venues des fermiers, remarquaient la présence de visiteurs, les suivaient parfois. La Campagne des frontières menée par l’Armée républicaine irlandaise était morte en 1959, ses forces épuisées depuis longtemps, mais Ryan avait reçu pour mission de s’assurer que son cadavre restait froid et immobile.

« Bien, dit Haughey. Asseyez-vous tous les deux. »

Ils prirent place dans des fauteuils en cuir devant le bureau. Haughey se dirigea vers un casier de rangement, sifflota en tirant des clés de sa poche, ouvrit un tiroir et en sortit un dossier. Il le lança sur le plateau en cuir du bureau et s’assit dans son propre fauteuil qui pivotait sans le moindre grincement.

Un drapeau tricolore irlandais était suspendu dans un coin, et, accrochées aux murs, une copie de la Proclamation de la République irlandaise ainsi que des photos de chevaux de course, minces et fiers.

« D’où vient votre costume ? » demanda Haughey.

Ryan resta silencieux, le temps de comprendre que la question lui était adressée. Puis il s’éclaircit la gorge et répondit : « De chez le tailleur de ma ville.

— Et où est-ce donc ?

— Carrickmacree.

— Bon sang. » Haughey lâcha un petit rire. « Il est quoi, votre père ? Éleveur de cochons ?

— Commerçant, dit Ryan.

— Il tient une boutique ?

— Oui. »

Haughey se fendit d’un large sourire. Il ressemblait à un lézard, avec sa langue humide qui brillait entre ses dents.

« Trouvez-vous quelque chose de correct. Un bon costume, c’est indispensable. On ne se promène pas dans les bureaux de l’administration avec les fesses qui sortent du pantalon, pas vrai ? »

Ryan ne répondit pas.

« Vous voulez sans doute savoir ce que vous faites ici, reprit Haughey.

— Oui, monsieur le ministre.

— Le directeur ne vous a rien dit ?

— Non, monsieur le ministre.

— Chaque chose en son temps, dit Haughey. Il va pouvoir vous éclairer maintenant. »

Fitzpatrick allait parler, mais la secrétaire entra brusquement, chargée d’un plateau. Les hommes gardèrent le silence pendant qu’elle servait le café. Ryan n’en prit pas.

Lorsqu’elle fut sortie, Fitzpatrick se racla la gorge et pivota dans son fauteuil. « Le corps d’un ressortissant allemand a été trouvé dans une maison d’hôtes de Salthill hier matin par la logeuse. On pense qu’il est mort la veille, de blessures par balles à l’estomac et à la tête. Il s’appelait Helmut Krauss et résidait en Irlande depuis fin 1949. La Garda Síochána[1] a été appelée sur les lieux, mais après l’identification du corps, l’affaire a été transférée au ministère de la Justice, puis à mon bureau.

— Qui était-ce ? demanda Ryan.

— Ici, il était Heinrich Kohl, un homme d’affaires tout à fait banal, rien de plus. Il gérait des dépôts fiduciaires pour le compte de sociétés d’import-export. Un intermédiaire.

— Vous dites “ici”, fit remarquer Ryan. Ce qui signifie qu’ailleurs, il était autre chose.

— Ailleurs, il était le SS-Hauptsturmführer Helmut Krauss, de l’Office central de l’Administration et de l’Économie SS. Cela paraît très impressionnant, mais je crois qu’en réalité, il occupait un simple emploi de bureau pendant l’Urgence. »

Les bureaucrates du gouvernement utilisaient rarement le mot « guerre », comme pour ne pas accorder trop d’honneur au conflit qui avait dévasté l’Europe.

« Un nazi, dit Ryan.

— Si vous tenez à cette formulation, oui.

— Puis-je savoir pourquoi la Garda Síochána de Galway ne traite pas l’affaire ? Ça ressemble à un meurtre. La guerre est terminée depuis dix-huit ans. C’est un crime de droit commun. »

Haughey et Fitzpatrick échangèrent un coup d’œil.

« Krauss est le troisième ressortissant étranger assassiné en quinze jours, dit le directeur. Avec Alex Renders, un Belge flamand, et Johan Hambro, un Norvégien. Deux nationalistes qui se sont alignés sur le Reich quand l’Allemagne a annexé leurs pays respectifs.

— Et vous présumez que ces meurtres sont liés ? demanda Ryan.

— Ils ont été abattus tous les trois à bout portant. D’une manière ou d’une autre, ils ont participé tous les trois aux mouvements nationalistes pendant l’Urgence. Difficile de ne pas établir de lien.

— Qu’est-ce qu’ils faisaient en Irlande ?

— Renders et Hambro ont cherché refuge ici après la libération de leurs pays par les Alliés. L’Irlande s’est toujours montrée hospitalière envers ceux qui fuient les persécutions.

— Et Krauss ? »

Fitzpatrick voulut répondre, mais Haughey l’interrompit.

« L’affaire a été retirée à la Garda parce qu’elle touche un sujet sensible. Nous avons accueilli ces gens, il y en a d’autres comme eux, mais nous ne souhaitons pas attirer l’attention sur leur présence chez nous. Pas maintenant. C’est une année importante pour l’Irlande. Le président des États-Unis débarque sur notre île dans quelques semaines à peine. Pour la première fois dans l’existence de cette république, un chef d’État nous rend une visite officielle, et pas n’importe quel chef d’État. Le chef du monde libre, rien de moins. Et ce n’est pas tout : en accomplissant ce voyage, il revient chez lui, sur la terre de ses ancêtres. La planète entière aura les yeux tournés vers nous. »

Haughey gonfla la poitrine, tel un orateur lors d’un rassemblement politique.

« Comme l’a expliqué le directeur, il s’agit de réfugiés à qui cet État a offert l’asile. Malgré tout, certaines personnes, pour des raisons qui leur appartiennent, pourraient s’offusquer d’avoir eu un voisin comme Helmut Krauss. Ces esprits-là risqueraient d’exprimer leur mécontentement et de créer le genre d’agitation dont on préfère se passer juste avant la visite du président Kennedy. Il y a des gens en Amérique, y compris dans l’entourage présidentiel, qui estiment que son voyage ici est une perte de temps et qu’il ferait mieux de se préoccuper de son voisin Castro ou des Noirs qui menacent de se soulever. Ils lui conseillent d’annuler sa visite. S’ils ont vent de quoi que ce soit, ils augmenteront la pression. Il est donc capital de mener une enquête des plus discrètes. En d’autres termes, sans alerter l’opinion. C’est là que vous intervenez. Je vous demande de faire toute la lumière sur cette affaire. De mettre fin à ces meurtres.

— Et si je refuse ? »

Haughey plissa les yeux. « Je me suis mal fait comprendre, lieutenant. Ce n’est pas une requête de ma part. C’est un ordre.

— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur le ministre, vous n’êtes pas habilité à m’ordonner quoi que ce soit. »

Haughey bondit sur ses pieds, le visage empourpré. « Non mais je rêve ! Dites donc, mon gars. Vous savez à qui vous parlez ? »

Fitzpatrick leva les mains, paumes tournées vers l’avant. « Je suis désolé, monsieur le ministre. Le lieutenant Ryan veut simplement dire que l’ordre doit émaner des structures internes de la Direction du renseignement. Je suis certain qu’il n’avait pas l’intention de vous manquer de respect.

— Il n’a pas intérêt, répliqua Haughey en se rasseyant. S’il a besoin d’un ordre qui vienne de vous, allez-y, donnez-le. »

Fitzpatrick se tourna vers Ryan. « Comme l’a dit le ministre, ce n’est pas une mission volontaire. Vous vous tiendrez à sa disposition jusqu’à ce que l’affaire soit résolue.

— Très bien, dit Ryan. Il y a des suspects pour ces meurtres ?

— Pas encore, dit Haughey. Mais en toute logique, ce sont forcément des Juifs. »

Ryan changea de position dans son fauteuil. « Pardon ?

— Des extrémistes juifs, reprit Haughey. Des sionistes animés par une volonté de vengeance, je dirais. Ce sera votre première hypothèse pour démarrer l’enquête. »

Ryan songea à discuter, mais se ravisa. « Bien, monsieur le ministre.

— Les Gardaí vous prêteront main-forte, si nécessaire, dit le directeur. Nous préférerions l’éviter, bien sûr. Moins il y aura de gens au courant, mieux ça vaudra. Vous aurez une voiture et une chambre à l’hôtel Buswells pendant que vous séjournerez en ville.

— Merci. »

Haughey ouvrit le dossier qu’il avait sorti du casier. « Il y a une chose qu’il faut que vous sachiez. »

Il prit une enveloppe dans le dossier en la tenant par un coin et la tendit à Ryan. L’autre extrémité portait une tache rouge sombre. Ryan veilla à ne pas toucher la partie souillée. L’enveloppe avait été ouverte au coupe-papier le long du pli supérieur. Il la tourna pour lire les mots dactylographiés au recto.

OTTO SKORZENY.

Ryan lut le nom à voix haute.

« Vous avez entendu parler de lui ? demanda Haughey.

— Évidemment », dit Ryan, en se rappelant les images du visage balafré parues dans les échos mondains. Tout soldat versé dans la tactique des commandos connaissait Skorzeny. Malgré sa consonance autrichienne, le nom suscitait la déférence parmi les cercles militaires. Les officiers s’émerveillaient des exploits de Skorzeny qu’ils racontaient comme l’intrigue d’un roman d’aventure. L’enlèvement de Mussolini au sommet d’une montagne, dans l’hôtel qui lui servait de prison, infiltrait toutes les conversations. Quel culot, quelle audace, ces planeurs atterrissant au bord d’une falaise du Gran Sasso pour emporter ensuite le Duce sur les ailes du vent !

Ryan glissa les doigts dans l’enveloppe, extirpa la feuille de papier et la déplia. La tache rouge s’étalait comme un ange sur la page. Il lut les mots tapés à la machine.

SS-Obersturmbannführer Skorzeny,

C’est bientôt votre tour.

Préparez-vous à recevoir notre appel.

« Skorzeny a vu ça ? » demanda Ryan.

Fitzpatrick répondit : « Le colonel Skorzeny a pris connaissance du message.

— Le colonel Skorzeny et moi devons assister à une manifestation officielle à Malahide dans quelques jours, dit Haughey. Vous nous communiquerez vos premiers résultats. Le directeur vous donnera les informations nécessaires. Compris ?

— Oui, monsieur le ministre.

— Parfait. » Haughey se leva. Puis il déchira une feuille d’un bloc-notes, sur laquelle il inscrivit un nom, une adresse et un numéro de téléphone. « Mon tailleur, dit-il. Lawrence McClelland, Capel Street. Allez le voir et demandez-lui de vous fournir quelque chose. Dites-lui de mettre ça sur mon compte. Vous ne pouvez pas vous présenter devant un homme comme Otto Skorzeny dans un costume pareil. »

Ryan posa l’enveloppe tachée de sang sur le bureau après avoir écouté Haughey d’un air impassible. « Merci, monsieur le ministre. »

Fitzpatrick l’escorta jusqu’à la porte. Alors qu’ils s’apprêtaient à sortir, Haughey lança : « C’est vrai ce qu’on m’a dit ? Que vous avez combattu pour les Anglais pendant l’Urgence ? »

Ryan s’immobilisa. « Oui, monsieur le ministre. »

Haughey détailla lentement Ryan, remontant de ses chaussures à son visage en l’enveloppant d’un souverain mépris. « Vous n’étiez pas un peu jeune ?

— J’ai menti sur mon âge.

— Hum. C’est ce qui explique sans doute votre manque de discernement. »

3

Le soleil était bas dans le ciel quand Ryan, les fesses douloureuses d’être resté si longtemps assis au volant, arriva à Salthill. Il avait traversé tout le pays d’est en ouest avec une halte près d’Athlone pour soulager sa vessie. À trois reprises, il dut s’arrêter et attendre qu’un fermier finisse de conduire son bétail d’un champ à un autre. Les voitures se faisaient plus rares à mesure qu’il s’éloignait de Dublin, avalant parfois des kilomètres sans croiser quiconque hormis un paysan sur un tracteur ou un cheval tirant une carriole.

Il gara la Vauxhall Victor dans la petite cour près de la maison d’hôtes. Fitzpatrick lui avait remis les clés ainsi qu’une liasse de billets d’une livre et de dix shillings, en lui recommandant de ne pas faire de folies.

Ryan descendit de voiture et s’approcha de l’entrée. Un vent mordant qui soufflait de la côte déposait sur ses lèvres le sel des embruns. Des mouettes tournoyaient en criant. Le muret devant la maison portait la trace de leurs excréments.

La pancarte au-dessus de la porte indiquait Maison d’hôtes St. Agnes, propriétaire Mrs J. D. Toal. Il sonna et attendit.

Une silhouette blanche apparut derrière le verre dépoli, puis une femme lança : « Qui est-ce ?

— Je m’appelle Albert Ryan. J’enquête sur le crime qui a eu lieu ici.

— Vous êtes de la Garda ?

— Pas tout à fait. »

La porte s’entrouvrit et la femme le dévisagea avec méfiance. « Si vous n’êtes pas de la Garda, alors qui êtes-vous ? »

Ryan sortit son portefeuille de sa poche et lui montra la carte d’identification.

« Je n’ai pas mes lunettes, dit-elle.

— Je suis envoyé par la Direction du renseignement.

— La quoi ?

— C’est comme la Garda, dit-il. Mais je travaille pour le gouvernement. Vous êtes madame Toal ?

— Oui. » Elle regarda à nouveau la carte. « Je ne peux pas lire. Il faut que je trouve mes lunettes.

— Vous me laissez entrer pendant que vous les cherchez ? »

Elle hésita, puis ferma la porte. Ryan entendit le bruit d’une chaîne que l’on ôtait. Enfin, le battant s’ouvrit.

« Je ne veux pas être impolie, expliqua-t-elle. Mais il y a un tas de gens qui viennent m’embêter depuis que la nouvelle s’est répandue. Des journalistes, surtout, et d’autres qui veulent juste voir si le corps est encore là. Des monstres, tous autant qu’ils sont. Ah, les voilà. »

Elle prit les lunettes sur une table et les mit sur son nez. « Montrez-moi ça. »

Ryan tendit sa carte. Elle l’observa longuement, mot à mot, puis la lui rendit.

« J’ai déjà dit tout ce que je savais aux Gardaí. Je ne vois pas ce que je pourrais vous raconter de plus.

— Peut-être pas grand-chose, dit Ryan, mais j’aimerais quand même vous parler. »

Il lança un regard dans la pièce à gauche, où étaient tranquillement assis un couple d’âge mûr et un jeune prêtre. La femme lisait un livre de poche, l’homme fumait la pipe. Le prêtre, absorbé par les pages des courses hippiques de l’Irish Times, cochait des noms avec un gros crayon. Mrs. Toal ferma la porte.

« Je préférerais que vous ne dérangiez pas mes pensionnaires, dit-elle.

— Ce n’est pas mon intention. J’aimerais jeter un coup d’œil dans la chambre où on a trouvé le corps, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Et ensuite, on pourrait bavarder un peu. »

Elle tourna les yeux vers le haut de l’escalier, comme si une horrible créature écoutait la conversation à l’étage. « Si vous voulez. »

Mrs. Toal ouvrit le chemin. Aux murs étaient accrochées de vieilles photos de Salthill et de Galway, des images du Christ et de la Vierge, auxquelles se mêlaient des portraits de famille remontant à plusieurs générations.

« C’est terrible, dit-elle, le souffle court en montant l’escalier. Il avait l’air plutôt sympathique. Pourquoi voudrait-on lui faire ça, vraiment, je ne comprends pas. Il était étranger, d’accord, mais ce n’est pas une raison. Et moi qui affiche complet pour un mois, avec la visite du président Kennedy… L’hélicoptère va atterrir tout près d’ici, vous le saviez ? Maintenant, j’ai du sang plein ma moquette. Il va falloir que je nettoie la chambre à fond. Comment je pourrais loger quelqu’un avec du sang sur la moquette ? Voilà, c’est là. »

Elle s’arrêta devant une porte marquée du chiffre six et sortit un trousseau de clés de sa jupe. « Je vous laisse y aller seul, si ça ne vous dérange pas, dit-elle en tournant la clé dans la serrure.

— Pas du tout », répondit Ryan.

Au moment où il attrapait la poignée, Mrs. Toal posa une main sur la sienne.

« En tout cas, je vais vous dire une chose, souffla-t-elle à voix basse. Quelqu’un avait apporté de quoi boire. J’ai trouvé une bouteille sur la table de chevet. Je ne sais pas ce que c’était, mais ils en avaient consommé quand c’est arrivé.

— Ah bon ? fit Ryan.

— Oh oui. Et ce ne serait pas le premier à trouver la mort sous l’emprise de l’alcool. Je le sais. Mon mari est parti comme ça. C’était juste devant la maison. Il rentrait, une nuit, le ventre plein de whisky et de bière, et il s’est fendu le crâne en tombant sur les rochers. Il s’est noyé avec la marée montante.

— Je suis désolé, dit Ryan, sincèrement. Dès que j’ai fini, je vous retrouve en bas.

— C’est ça, d’accord. » Elle hocha la tête et regagna l’escalier. « Appelez-moi si vous avez besoin de quoi que ce soit. »

Une fois seul, Ryan tourna la poignée et entra dans la chambre.

Il sentit d’abord l’odeur, comme du métal et de la viande avariée. Il toussa, se couvrit le nez et la bouche d’une main. De l’autre, il chercha à tâtons l’interrupteur et alluma.

Une chambre ordinaire ressemblant à toutes celles où il lui était arrivé de séjourner. Un papier peint à fleurs, de bon goût, une moquette à motifs, un lavabo dans un coin, une armoire de l’autre côté. Un lit simple avec une table de chevet et un fauteuil en face.

Et un amas brun rouge sur le mur, parsemé de petits fragments à peine visibles depuis le seuil.

Ryan s’approcha lentement du lit. Plus loin, une tache sombre sur la moquette, les contours d’un corps recroquevillé vaguement dessinés à la craie. Une fine couche de poudre sur le rebord de la fenêtre et sur la table de chevet, portant les traces infimes d’empreintes digitales.

Une petite valise était ouverte par terre au pied du lit. Ryan s’accroupit pour explorer son contenu. Sous-vêtements, chaussettes, trois paquets de Peter Stuyvesant et une bouteille de vodka. Il se releva. À côté du lavabo, une trousse de toilette contenait un blaireau et un rasoir, une brosse à dents, de l’eau de Cologne.

Il surprit son reflet dans la glace. La fatigue alourdissait ses traits. Son visage avait commencé à se relâcher depuis une dizaine d’années. À trente-six ans maintenant, il se trouvait parfois un air de chien malheureux aux bajoues tombantes, surtout quand l’épuisement lui assombrissait le regard.

Un mouvement dans le miroir le fit sursauter.

« Vous êtes l’officier du G2 ? » demanda une voix.

Ryan se retourna. Un homme en costume miteux et pardessus se tenait debout sur le seuil. Il montra son porte-cartes ouvert.

« Michael Harrington, inspecteur de la Garda, dit-il en rangeant le porte-cartes dans sa poche. On m’a annoncé votre visite, mais je ne vous attendais pas avant un jour ou deux. »

Ryan tendit la main. « J’ai préféré ne pas laisser passer trop de temps avant de voir la chambre. »

Harrington contempla la main un instant avant de la serrer. Dans son autre main, il tenait une chemise en papier kraft. « Je peux comprendre. Bon, voilà le rapport… Si vous voulez jeter un coup d’œil au corps, il est au Regional Hospital. »


Le corps nu de Krauss était étendu sur la table d’acier, yeux fermés, lèvres sèches, légèrement retroussées et entrouvertes, comme figées dans un chuchotement éternel. Une incision en forme de Y lui barrait le torse, remontant de la toison grisonnante de ses poils pubiens jusqu’aux épaules, recousue avec soin une fois ses organes replacés au bon endroit. Il y avait un trou sous son nombril où la peau était noire et plissée.

Une autre couture s’étirait d’une oreille à l’autre, sous la naissance des cheveux. Ryan se représenta les gestes du médecin légiste qui avait découpé le cuir chevelu, le rabattant vers l’avant jusqu’à couvrir les yeux comme un masque, puis scié le crâne pour enfin extraire le cerveau détruit.

La première fois que Ryan avait vu l’intérieur d’un crâne humain, c’était le jour de son dix-huitième anniversaire. Un champ noyé de brume en Hollande, à quelques kilomètres au nord de Nimègue. Il ne se rappelait pas le nom du caporal, il ne revoyait que sa tête ouverte comme un melon écrasé, les chairs sanguinolentes, la masse grise exposée.

Il s’était jeté à terre, dans la boue qui détrempait son uniforme, et avait rampé jusqu’à la haie vingt mètres plus loin, avec la certitude absolue que son propre cerveau allait jaillir de sa tête à tout moment. Quand il rejoignit les autres, le sergent lui dit : « Essuie-toi le visage, mon garçon. »

Ryan avait senti la substance humide et granuleuse au contact de ses doigts et s’était vomi dessus.

Il n’était plus aussi délicat maintenant.

Sur un égouttoir installé près d’un grand évier, les balles déformées avaient été recueillies dans deux éprouvettes en verre acrylique. Ryan les prit et les examina l’une après l’autre.

« On en a retiré une du cadre de lit, expliqua Harrington. Elle a traversé l’intestin et le rein, et elle est sortie par le dos. L’autre était toujours dans le crâne. C’est le toubib qui l’a récupérée, il a dit que le cerveau ressemblait à de la gélatine. Il a dû le vider à la louche. Ça, je ne comprends pas. Il y a un trou de l’autre côté de la tête, à l’opposé de là où la balle est entrée et le mur était tout éclaboussé, mais le médecin a quand même trouvé le pruneau à l’intérieur.

— Les gaz, dit Ryan. Ils se dilatent et expulsent la matière. Si le tueur a utilisé un silencieux, la balle avait moins de vitesse. C’est pour ça qu’elle n’est pas ressortie de la tête et que l’autre s’est arrêtée dans le bois du lit.

— Ah. » Harrington simulait à grand peine l’intérêt. « On en apprend tous les jours. »

Ryan avait lu les maigres informations contenues dans le rapport pendant qu’Harrington le conduisait à l’hôpital. La seule empreinte identifiable appartenait à Krauss. Les autres étaient une bouillie de traces laissées par Mrs. Toal et par les occupants de la chambre au cours des jours précédents. Apparemment, le tueur n’avait rien touché à mains nues.

Quelques effets personnels étaient déposés sur un plateau en plastique. Le briquet et l’étui à cigarettes retinrent l’attention de Ryan. Il tira un stylo de sa poche et s’en servit pour retourner l’étui. La lumière fit briller le dessin finement gravé dans le métal.

Harrington remarqua que sa curiosité était piquée. « C’est pour ça qu’on envoie quelqu’un du G2, j’imagine. »

Ryan ne répondit pas.

« Il y avait un homme, autrefois, qui louait une ferme du côté de Boleybeg. Un Allemand. Il est resté six ou sept ans. On racontait toutes sortes d’histoires sur son compte. Je me souviens, quand il est parti, sa femme de ménage m’a dit qu’il y avait une croix gammée sur son mur, et un portrait de Hitler. Je ne l’ai pas crue. »

Harrington guetta la surprise de Ryan. Comme la réaction attendue ne venait pas, il poursuivit.

« Et puis cet Autrichien, à Kildare… Skorzeny. Je l’ai vu dans le journal, en train de serrer la main d’un gros bonnet à une réception. Ce n’est pas moi qui irais défendre les Anglais, mais ce qu’ils ont fait, ces nazis, c’était pas correct. J’aime pas trop qu’ils viennent s’installer ici juste parce que, nous, on ferme les yeux.

— J’ai terminé pour aujourd’hui », dit Ryan.

4

« Qu’est-ce qui te prend de débarquer si tard ? demanda la mère de Ryan.

— Je passais par là », mentit Ryan. Il s’était arrêté à Athlone et, après cinq longues minutes d’hésitation intense, avait pris la direction nord vers Carrickmacree, dans le comté de Monaghan, au lieu de rentrer directement à Dublin.

La boutique était plongée dans l’obscurité quand il remonta Main Street. Il contourna les bâtiments et gara la Vauxhall derrière la petite camionnette avec laquelle son père livrait le pain et le lait. Puis il passa dans le jardin et frappa à la porte.

« Entre donc », dit sa mère en reculant dans l’étroit couloir.

Le père de Ryan se tenait au sommet de l’escalier, en robe de chambre, pyjama à rayures et grosses chaussettes.

« Qui est-ce ? lança-t-il.

— C’est Albert », répondit la mère de Ryan en grimpant l’escalier pour le rejoindre. Ryan lui emboîta le pas.

« À cette heure ?

— C’est ce que je lui ai dit. » Elle se retourna à mi-hauteur. « Si tu avais téléphoné, je t’aurais préparé quelque chose. »

Ryan ne prévenait jamais ses parents avant de venir et il arrivait toujours la nuit. Il n’y avait pas eu de problème depuis dix ans, mais mieux valait rester prudent. Ils avaient failli perdre leur épicerie après l’attaque au cocktail Molotov. Avant cela, c’était Mahon et ses copains qui criaient des insultes dans la rue ; des pierres jetées contre les fenêtres, de la peinture sur la vitre, une fois. Les affaires périclitaient, au point que son père avait failli baisser les bras et quitter la ville, mais, grâce à la résistance des habitants suffisamment nombreux pour s’opposer à Mahon et à son boycott, la boutique était restée ouverte.

L’incendie avait été pire que tout. Geste ultime d’un homme au désespoir, rongé par trop d’amertume et de haine pour accepter la transgression d’Albert Ryan. Celui-ci n’était pas revenu pendant une année entière.

De temps en temps, il se demandait s’il se serait engagé pour combattre auprès des Anglais s’il avait su, à l’époque, ce qu’il en coûterait à ses parents. Il écartait aussitôt cette pensée ridicule, sachant qu’on ne pouvait attendre pareille sagesse d’un garçon de dix-sept ans, même si l’idée lui avait traversé l’esprit. Il avait volé de l’argent dans le coffre de son père pour payer son voyage de Carrickmacree à Belfast, de l’autre côté de la frontière, puis s’était rendu au bureau de recrutement le plus proche, sans imaginer une seule fois les larmes de sa mère.

À présent, il était assis à sa table avec une tasse de thé fumant et des toasts imprégnés de beurre fondu. Il se força à manger, sans appétit, le nez encore envahi par l’odeur sourde de la morgue.

Après avoir terminé son assiette, il s’enquit des affaires de son père.

« Ça ne va pas fort, marmonna celui-ci.

— Pourquoi ? »

Le vieux contemplait sa tasse en silence. La mère de Ryan répondit à sa place.

« C’est à cause du Syndicat, dit-elle. Et de ce salopard de Tommy Mahon. »

Elle se plaqua une main sur la bouche, choquée par sa propre grossièreté.

« Qu’est-ce qu’ils ont fait ? »

Le père de Ryan leva les yeux de sa tasse. « Mahon veut m’obliger à mettre la clé sous la porte. Il a ouvert une petite supérette tout près d’ici où il emploie son fils. Ses amis du Syndicat sont allés parler à mes fournisseurs, et depuis je ne trouve plus ni lait ni pain. La seule viande qu’il me reste, c’est celle du vieux Harney et de ses garçons. Ils tuent eux-mêmes leurs bêtes à la ferme. Pour les œufs, je les achète à droite à gauche pendant mes livraisons.

— Ils n’ont pas le droit de faire ça, dit Ryan.

— Bien sûr que si. Ils font ce qu’ils veulent. Ils appellent ça du protectionnisme. Les syndicats, les associations professionnelles, ils se rendent mutuellement service. Ils tiennent ce pays par les couilles et ils nous mettront à terre.

— Maurice ! admonesta la mère de Ryan.

— Ben quoi, c’est vrai. »

La mère de Ryan changea de sujet. « Et toi, alors ? Tu as une bonne amie ? »

Ryan sentit une chaleur lui monter du cou et embraser ses joues. « Non, m’man. Tu sais bien que je n’ai pas le temps.

Och, tu as trente-six ans. Tu seras trop vieux si tu attends encore.

— Laisse-le tranquille, intervint le père de Ryan. Rien ne presse. Y a qu’à voir les garçons du vieux Harney. Ils ont tous passé trente ans, l’aîné a même plus de quarante, et le bonhomme ne se préoccupe pas encore de les marier. »

La mère de Ryan lâcha un petit rire méprisant. « Évidemment. Quatre gaillards qui travaillent pour lui sans qu’il débourse un sou, pourquoi il voudrait s’en débarrasser ? Mais notre Albert, c’est pas un fermier. Il devrait trouver une jeune fille bien avec qui se ranger.

— Je suis trop occupé, dit Ryan. En plus, j’habite au camp. Il faudrait que j’aie un logement à moi avant de me mettre à courir après les femmes. »

La mère de Ryan se renversa en arrière sur sa chaise et haussa un sourcil. « Et pourquoi tu aurais besoin d’un logement à toi ? Une fille honnête ne penserait pas à traîner chez un célibataire. Et celle qui le ferait, elle ne serait pas le genre qu’on veut épouser, pas vrai ? »


Ryan dormit d’un sommeil lourd et profond dans son ancienne chambre, fatigué d’avoir roulé si longtemps. Le lit craquait et grinçait quand il s’éveilla aux premières lueurs de l’aube. Il emprunta le rasoir de son père et alla au lavabo dans un coin de la pièce. Le froid lui donnait la chair de poule.

Une fois lavé et rasé, il descendit l’escalier et gagna la porte de service à pas de loup. Sa mère l’intercepta.

« Où vas-tu ? demanda-t-elle.

— Faire un tour. Je n’ai pas vu la ville depuis des siècles.

— Bon. Ne tarde pas trop. Je te prépare un petit déjeuner pour quand tu reviendras. »

Le soleil se levait à peine au-dessus des toits tandis qu’il remontait la rue principale. Il ne croisa personne hormis un homme qui tirait un cheval au milieu de la chaussée. Le bruit des sabots était renvoyé en écho par les maisons. L’homme lui fit un salut de la tête. Ryan boutonna la veste de son costume dans l’air frais.

Il longea des devantures de magasins, des commerces que l’on tenait de père en fils, avec des enseignes peintes à la main, prix et offres spéciales écrits en blanc sur la vitrine. Une mercerie, un atelier de couturière, une boutique de confection pour hommes.

Ils semblaient plus petits maintenant, comme si le bois, les briques et le verre avaient rétréci en vingt ans. Ryan savait au plus profond de lui qu’ils étaient la raison pour laquelle il revenait si rarement, autant que Tommy Mahon et ses brutalités. Enfant déjà, il n’aimait pas cette ville et ne s’y sentait pas à sa place, avec ses rues trop étroites, ses habitants enlisés dans des sables mouvants. Maintenant encore, il avait l’impression qu’elle l’enserrait aux chevilles, essayant de l’attirer à nouveau dans son emprise.

Adolescent, Ryan s’étonnait de l’endurance dont son père faisait preuve. Il ne comprenait pas qu’il ne désire pas une vie meilleure, des horizons plus vastes. Un jour, il lui demanda pourquoi il avait repris l’affaire familiale, sachant qu’elle le condamnait à gagner une misère, pourquoi il n’était pas parti construire ailleurs son propre univers.

« Parce qu’on a seulement la vie qui nous a été donnée, avait répondu son père. Et qu’il faut s’en contenter. »

Mais Ryan savait que cette vie-là ne le contenterait jamais, ni à l’époque, ni maintenant.

Il s’arrêta devant la supérette dont l’enseigne indiquait LIBRE-SERVICE MAHON. Aucune lumière à l’intérieur. Il essaya d’ouvrir la porte. Fermée.

Après avoir jeté un coup d’œil dans la rue, toujours déserte, il se dirigea vers l’arrière du bâtiment. Une grosse voiture, une Rover, était garée dans l’allée sur le côté, et une bicyclette était appuyée contre le mur. Ryan entendit une voix donnant des ordres. Il s’approcha des larges portes ouvertes de la réserve.

Gerard Mahon, le fils de Tommy Mahon, fumait une cigarette en tournant le dos à l’allée. Un jeune garçon âgé d’à peine treize ou quatorze ans entassait des cartons de lessive suivant ses instructions.

« Bonjour », dit Ryan.

Mahon fit volte-face. Il avait grossi depuis la dernière fois que Ryan l’avait vu, son visage s’était empâté avec l’âge. Il demeura figé, l’œil vacant, avant de s’animer en reconnaissant son interlocuteur.

« Albert Ryan ? Ça alors, depuis le temps… Je croyais que tu t’étais tiré en Angleterre.

— Je suis juste venu rendre visite à mes parents. » Ryan s’avança dans l’ombre de la porte, perçut le froid à l’intérieur, sentit l’odeur d’eau de Javel et de tabac. « On se diversifie, à ce que je vois. »

Mahon sourit et aspira une bouffée de sa cigarette. « Ouais, je lance une nouvelle affaire. Ton vieux ne peut pas se garder les clients pour lui tout seul.

— Apparemment, non. » Ryan pénétra plus avant dans la réserve. « Mais c’est bizarre. Il semble qu’il ait des soucis avec ses fournisseurs depuis que ton père t’a refilé ce magasin. »

Le sourire de Mahon fit place à un méchant rictus. Il agita un doigt en direction de Ryan. « C’est moi qui me suis installé. Ceux qui racontent autre chose sont de sales menteurs. » Il se tourna vers le garçon qui s’était arrêté d’entasser les cartons pour observer les deux hommes. « Va dans la boutique, toi, et passe la serpillière. Allez, file. »

Le garçon s’exécuta et disparut.

Mahon se retourna, soudain mal à l’aise en découvrant Ryan si près de lui. Ce dernier le dépassait d’une bonne dizaine de centimètres et il savait exploiter la différence.

« Il paraît que quelqu’un est allé parler au Syndicat pour que les fournisseurs cessent de traiter avec mon père. »

Mahon secoua la tête. « Je sais pas de quoi tu parles. Si ton vieux ne supporte pas la concurrence, il n’a qu’à faire ses valises et fiche le camp. » Prenant de l’audace, Mahon se dressa de toute sa hauteur. « Il aurait dû partir depuis longtemps. On n’apprécie pas trop les gens comme vous par ici.

— Les gens comme nous ? C’est-à-dire ? »

Mahon s’humecta les lèvres, déglutit, tira sur sa cigarette. « Les protestants, répliqua-t-il en envoyant sa fumée au visage de Ryan. Surtout quand leurs rejetons copinent avec les Anglais. »

Ryan fit voler la cigarette. Mahon recula, les yeux écarquillés.

« Hé, fais gaffe à ce que tu… »

Le coup l’atteignit sous la pomme d’Adam. Il tomba, ses genoux heurtèrent violemment le ciment, et il porta les deux mains à sa gorge. Ryan lui envoya son pied entre le nombril et l’entrejambe. Mahon s’effondra à plat ventre. Son visage rose devint violet.

Ryan détacha sa ceinture en enjambant Mahon, tira le cuir d’un geste fluide, forma une boucle et la lui passa autour du cou.

Mahon gémit douloureusement quand Ryan le releva. À genoux, il tenta de glisser les doigts sous la ceinture pour soulager sa gorge. Ryan serra plus fort. Le corps de Mahon fut agité de soubresauts.

Ryan approcha les lèvres de son oreille. « Écoute-moi bien. J’appellerai mon père dans deux jours. Si les fournisseurs ne lui ont pas livré tout ce qu’il veut, je reviendrai te voir. Compris ? »

Il donna un peu de mou. Mahon s’étrangla. Ryan serra à nouveau, plus fort.

« Compris ? »

Il laissa Mahon prendre une inspiration.

Mahon articula silencieusement un mot, la bouche ouverte comme dans un cri. Il hocha la tête et toussa, les lèvres luisantes de bave.

Ryan ôta la ceinture et lâcha Mahon. Il partit vers la porte. Se retournant avant de sortir, il dit : « Deux jours. »

Mahon se tordait sur le ciment, les mains levées pour se protéger d’un coup qui ne viendrait plus.

Albert Ryan rentra chez ses parents, mangea avec plaisir le petit déjeuner que sa mère avait préparé, puis se mit en route pour Dublin.

5

L’hôtel Buswells se dressait près du croisement de Molesworth Street et de Kildare Street, entre la citadelle blanche entourée de jardins de Trinity College, au nord, et le parc de St Stephen’s Green, au sud, vaste étendue verdoyante aux allées plantées de grands arbres. Les voix des vendeurs de journaux à la criée se mêlaient au grondement de la circulation. La grève des autobus venait de s’achever et les voyageurs étaient heureux de ne plus dépendre des transports de remplacement mis en place par l’armée.

En même temps que la clé, la réceptionniste de l’hôtel tendit un message à Ryan. Il s’était arrêté à Gormanston en chemin et avait jeté quelques vêtements et affaires de toilette dans le sac qui gisait maintenant à ses pieds. Le cliquetis des couverts et le brouhaha des conversations de la clientèle attablée pour le déjeuner s’élevait dans le restaurant. Ryan reconnut un Teachta Dála, un député irlandais, qui regardait une jeune femme traverser l’accueil, clé à la main, talons claquant sur le sol de marbre blanc. Elle s’arrêta au pied de l’escalier qui menait aux chambres, jeta un coup d’œil au député par-dessus son épaule et monta. L’Oireachtas, le siège du gouvernement irlandais, se trouvait à deux pas seulement. Le Buswells accueillait dans ses étages de nombreux politiciens et leurs compagnes, secrétaires, assistantes. Les lits craquaient tandis que s’y consommaient les passions secrètes des dirigeants du pays.

Le député attendit un instant avant de suivre la jeune femme, sans remarquer qu’on l’observait.

Ryan n’était jamais descendu au Buswells. Ce n’était pas l’hôtel le plus prestigieux de la ville — le Shelbourne et le Royal Hibernian offraient un luxe autrement plus opulent —, mais il y serait sûrement mieux logé qu’il n’en avait l’habitude.

Emportant le message et son sac à l’étage, il parvint à sa chambre, située sur un petit palier d’où partaient deux volées de marches recouvertes d’un tapis rouge. Il y avait un lit simple, une armoire, un lavabo dans un coin et une radio sur une table de chevet. Le plafond était jauni par la nicotine qui s’accumulait en taches plus sombres par endroits. À travers les voilages gris sale tirés devant l’unique fenêtre, il voyait l’édifice imposant de la Grande Loge maçonnique, avec ses colonnes et ses arches de pierre blanche, tel un temple grec transporté au milieu de la ville. Il posa son sac sur le lit, ôta sa veste et s’assit. Il déplia le message.

Ryan,

N’oubliez pas d’aller voir mon tailleur aujourd’hui. Je veux que vous soyez présentable quand vous rencontrerez notre ami à Malahide demain soir.

C.J.H.

Ryan caressa du doigt le tissu de sa veste. Le costume, tout à fait correct au moment de son achat et dans lequel n’importe quel homme aurait eu fière allure, trahissait maintenant un âge avancé. Ryan avait admiré la mise de Haughey la veille, la coupe qui flattait la silhouette. Même si l’on ignorait qu’il était ministre au gouvernement, on aurait reconnu en lui un homme fortuné et influent. Bien sûr, la qualité de l’habit ne suffisait pas à produire cette impression, mais elle y contribuait.

Albert Ryan se savait enclin à la vanité, un orgueil qui circulait en lui comme une veine d’argent dans la pierre. Il éprouvait un pincement douloureux quand il voyait des hommes plus jeunes et mieux habillés que lui, ou assis au volant de voitures rutilantes. Il n’aimait pas ce trait de son caractère, le jugeait laid et indigne de son éducation. Ses parents lui avaient enseigné les valeurs presbytériennes : austérité, modestie et travail assidu.

Malgré tout, la beauté des vêtements portés par Haughey lui laissait l’âme insatisfaite.

Il enfila sa veste, sortit de la chambre et redescendit à la réception avec l’intention de déjeuner. Il traversa le hall d’accueil aux plafonds d’une belle hauteur et fut accueilli par le maître d’hôtel devant la double porte vitrée du restaurant. Marquant une pause avant d’entrer, il parcourut du regard la salle et les gens attablés, les nappes blanches, l’argenterie étincelante. Son œil se posa tour à tour sur un revers de veston, des poignets mousquetaires, une cravate en soie.

Le maître d’hôtel demanda : « Une seule personne, monsieur ? »

Ryan vit les femmes appuyées au bras des hommes, les bijoux, les teints de lis.

« Monsieur ? » fit le maître d’hôtel en se penchant vers lui.

Ryan toussota. « En fait, je n’ai pas faim. Merci. »

Il quitta le restaurant, sortit dans la rue et partit vers le nord, en direction de la rivière et de Capel Street.


« Canali », dit Lawrence McClelland en lissant la veste sur la poitrine de Ryan. « La fabrique se trouve à Triuggio, en Lombardie, pas très loin de Milan. C’est une marque très prisée, on n’en trouve pas beaucoup à Dublin. De la très belle qualité. »

Ryan contempla sa silhouette dans le miroir sur pied. Malgré le pantalon un peu trop court et la veste trop large autour de sa taille, le costume était magnifique.

Il était le seul client, debout parmi les luxueux tissus entassés sur les étagères, entre les chemises et les cravates disposées tout autour des tables. Un silence solennel régnait dans la pièce dont les boiseries sombres semblaient absorber la lumière et les sons. Une chapelle de soie, de tweed et de cuir.

« Vous êtes déjà allé en Italie ? demanda McClelland.

— Oui, répondit Ryan. En Sicile.

— La Sicile ? Oh, il paraît que c’est magnifique, dit le tailleur en se baissant pour défaire les ourlets du pantalon. Personnellement, je connais davantage Milan et Rome. »

Ryan avait séjourné quatre jours sur la côte sud de la Sicile à la fin 1945, avant de continuer sa route vers la Libye. Il était stationné avec trois autres hommes dans un appartement de Syracuse, mais avait passé la plupart de son temps à errer dans les rues étroites d’Ortigia, île minuscule séparée de la terre ferme par un canal qu’enjambaient plusieurs ponts.

Il avait remonté ses manches et ouvert grande sa chemise au soleil qui le frappait comme le marteau d’un forgeron. Le soir, la ville sentait le sel marin et l’huile d’olive chaude. Il mangeait dans les trattorie et les osterie qui s’égrenaient le long des ruelles. Ryan n’avait encore jamais vu, ni mangé, de pâtes. Il en avalait d’énormes assiettes, essuyant la sauce avec du pain frais. On lui donnait rarement une carte à consulter ; la maison choisissait pour lui, mais il s’en accommodait. De toute sa vie, il n’avait connu que la cuisine irlandaise ou celle de l’armée, le summum du raffinement consistant en un assortiment de viandes grillées dans le restaurant d’un hôtel chic ou le poisson qu’on y servait le vendredi.

Il goûta quatre jours de délices en Sicile, avant de traverser le bras de la Méditerranée qui le séparait de la Libye et de ses tourments.

Le tailleur se releva et s’affaira autour de Ryan avec son mètre ruban.

« Hum ! » McClelland posa un doigt sur sa lèvre. « Je vais devoir faire des retouches importantes pour l’ajuster à votre silhouette. En général, avec un homme aussi large de poitrine, on donne de l’ampleur à la taille, mais vous, vous êtes très mince. »

Après avoir rétréci les côtés de la veste avec des épingles, le tailleur recula d’un pas et étudia Ryan de la tête aux pieds, lentement, l’œil langoureux. « Un corps d’athlète, dit-il. Avec de longues jambes. Mais je crois que j’ai assez de tissu pour lâcher le bas du pantalon. À condition de porter les chaussures adéquates, bien sûr. Pour quand vous le faut-il ?

— Demain soir, répondit Ryan. Le ministre a dit de mettre la facture sur son compte. »

Le visage gris de McClelland se fendit d’un mince sourire. « Oui, le ministre fait largement usage du crédit que nous lui offrons. »

6

À la nuit tombante, Albert Ryan passa une heure à explorer le domicile d’Helmut Krauss sur Oliver Plunkett Avenue, aux abords des quais. La petite maison était logée au milieu d’une rangée de constructions identiques, de style victorien ou édouardien, il n’aurait su dire exactement. En face s’élevaient des immeubles modernes dont la masse hideuse barrait à présent l’horizon. Sur le devant, un petit carré de jardin avait été bétonné. Une plaque en cuivre à côté de la sonnette indiquait HEINRICH KOHL : IMPORT, EXPORT, DÉPÔTS FIDUCIAIRES. Un officier de la Garda attendait à la porte pour laisser entrer Ryan.

À l’intérieur, le salon avait été transformé en un bureau comportant une table de travail à l’ancienne et des casiers de rangement. Un téléphone était posé sur la table, ainsi qu’une machine à écrire, un grand livre de comptes et un assortiment de stylos. Il n’y avait que deux fauteuils dans la pièce : un pour Krauss, l’autre réservé aux invités. Apparemment, l’Allemand n’employait pas de secrétaire.

Ryan ouvrit le registre au hasard et parcourut les rubriques. Noms de sociétés, ports d’embarquement, dates, sommes d’argent, la plupart exprimées en livres. Il parcourut les colonnes du bout de l’index, tournant les pages les unes après les autres, cherchant un détail, un élément susceptible d’éveiller l’attention. Les montants étaient modestes, quelques milliers de livres pour les plus importants, la plupart ne dépassant pas les centaines. Les ports se répartissaient dans toute l’Europe du Nord, à une distance raisonnable en bateau de Dublin ou de Dundalk.

Il ferma le registre et reporta son attention sur les casiers de rangement. Tous ouverts, contenant des factures, des bons de commande, des relevés de comptes, une lettre par-ci par-là. Rien qui permît de soupçonner que Krauss se livrait à une quelconque activité illégale.

Ryan quitta le salon/bureau et passa dans la cuisine à l’arrière de la maison. La pièce exiguë sentait la graisse et le tabac. Sur un côté se trouvait une commode, abondamment fournie en alcool. Apparemment, Krauss avait un faible pour la vodka. Des cartons avec d’autres bouteilles d’alcool étaient entassés sur le sol, portant des caractères russes, visiblement un des à-côtés de son commerce d’importation.

Il y avait une minuscule baignoire en étain dans un coin, des toilettes au fond de la cour. Ryan ouvrit les placards, n’y trouva que du pain rassis, des boîtes de conserve et des produits d’entretien. Il monta à l’étage.

Deux petites chambres, l’une non utilisée, l’autre remplie d’effets personnels rangés avec soin. Des chaussettes pliées et des caleçons, que Krauss avait choisi de ne pas emporter à Salthill, étaient posés sur le lit défait.

Ryan remarqua une lettre ouverte sur la table de chevet. Il alluma la lampe, orienta la lumière afin de pouvoir lire dans l’obscurité grandissante, puis s’assit sur le lit et examina la feuille. Une écriture appliquée, en allemand. Bien qu’il ne comprît pas la langue, il reconnut le nom de Johan Hambro et celui du cimetière près de Galway où ce dernier avait été enterré quelques jours auparavant.

À en juger par l’agencement du reste de la pièce, il devina que Krauss était parti avec précipitation, sans prendre le temps de ranger les vêtements qu’il n’emportait pas ni de faire son lit. De toute évidence, c’était un homme qui aimait l’ordre et la discipline. Ryan imagina l’Allemand, gêné de savoir qu’un étranger contemplait à présent le laisser-aller, même minime, de son domicile.

Une commode se dressait en face du lit. Ryan ouvrit le premier tiroir et fouilla parmi les chemises aux manchettes effilochées dont les boutons avaient été remplacés. Le deuxième tiroir contenait des chaussettes et des caleçons. Le troisième aussi, mais, au-dessous, Ryan découvrit un lit de photos, de cartes postales et de lettres.

Les lettres étaient pour la plupart rédigées en allemand. Après en avoir parcouru plusieurs, il renonça à essayer de repérer des noms au milieu de tant de mots inintelligibles et se plongea dans l’étude des photos.

Il s’agissait surtout de scènes de famille, mères et pères aux visages sévères, enfants joufflus, avec parfois un cheval ou un chien. Sur quelques clichés apparaissaient des soldats en uniformes, individus de haute taille, robustes, avec des casquettes à visière et des cols arborant des éclairs. Il y avait des portraits conventionnels, hommes assis très droits, les mains sur les genoux, regardant fixement l’objectif. D’autres photos les montraient en train de boire et de manger, cols ouverts, leurs rires jaillissant, presque audibles, du papier glacé.

Quand Ryan pensait à cette époque sur le continent, alors qu’il n’était encore qu’un gamin se prenant pour un homme, telles étaient les images qu’il aurait aimé conserver dans sa mémoire. Officiers réunis à de longues tables, chopes de bière, voix si puissantes qu’il en avait mal aux tympans. Mais lorsqu’il tentait de fixer son esprit sur ces images et ces sons-là, d’autres visions s’insinuaient, le feu et le sang, les cris, les hurlements.

Pourtant, il était incapable de tourner le dos à cette vie.

Le seul endroit où il se sentait chez lui, c’était dans un baraquement. Peu importait la ville ou le pays, qu’il soit couché dans sa chambre au camp de Gormanston ou dans une hutte en métal au bord d’un champ à l’étranger. C’était malsain, bien sûr, il l’aurait compris pour peu qu’il se fût posé la question.

En vérité, il n’était pas certain de désirer ce que la plupart des hommes appelaient un chez-soi. Une femme et des enfants. Avec des murs tout autour. Il s’était habitué à manger dans des réfectoires, à dormir sur de minces matelas, à vivre sous les ordres de supérieurs. En de rares occasions seulement, il se réveillait la nuit, terrifié par le passage des années et par la vie qui serait la sienne une fois que sa famille de substitution, celle qu’il s’était choisie, n’aurait plus l’usage de sa personne.

Parmi les photos, il y avait le portrait d’un jeune homme, portant fièrement sa casquette et son uniforme dont les boutons luisaient dans les lumières du studio. Il reconnut le beau visage d’Helmut Krauss, vingt ans avant qu’il n’atterrisse sur une table de dissection à la morgue. L’assurance. La certitude dans les yeux, le sourire finement dessiné sur les lèvres.

Tu n’imaginais pas que tu pouvais perdre, pensa Ryan. À un moment, Helmut Krauss et les siens ne doutaient pas de conquérir la terre et ses habitants jusqu’au dernier. Krauss se consumait maintenant dans l’enfer qui lui était réservé. Ryan chercha la pitié au fond de son âme et ne la trouva pas.

Il replaça les photos et les lettres dans le tiroir, puis se mit à genoux et regarda sous le lit. Une boîte avait été repoussée jusqu’au milieu du sommier. Par une traînée dans la poussière, on voyait que les Gardaí l’avaient déjà sortie pour inspecter son contenu. Ryan tira la boîte, la posa sur le lit, ouvrit le couvercle.

Les Gardaí avaient reçu pour instructions de tout laisser en l’état. Y compris le Luger P08 et le Walther P38 qui brillaient sur un tissu rouge, ainsi que le sac en papier contenant des cartouches de 9 mm Parabellum et un étui en cuir. Ryan examina les armes tour à tour. Bien entretenues, fraîchement graissées. Il les coucha côte à côte sur le lit, fit de même pour l’étui et le sac de cartouches, puis souleva le tissu rouge.

L’étoffe se déplia en un large rectangle, avec un disque blanc au milieu dans lequel s’entrecoupaient des lignes noires. Une croix gammée, qu’il froissa et jeta par terre.

Une enveloppe en papier kraft gisait au fond de la boîte. Ryan la prit et l’ouvrit. À l’intérieur étaient glissées plusieurs lettres dactylographiées, en anglais. Il lut la première :

À qui de droit :

Par cette lettre, je confirme que je connais le messager, Helmut Krauss, depuis de nombreuses années. J’atteste son honnêteté, son intégrité et sa bonne moralité. Pour de plus amples recommandations, veuillez me contacter à l’adresse ci-dessous.

Avec mes sincères salutations,

Monseigneur Jean-Luc Pridieux, évêque

Suivait une adresse en Bretagne. Ryan survola les autres lettres, toutes vantant les qualités d’Helmut Krauss. Les dernières étaient des réponses du ministère de la Justice. Il releva quelques phrases.

Le ministère ne s’oppose pas…

Un homme de bonne réputation…

À la condition que Mr. Krauss ne…

Ryan remit l’enveloppe dans la boîte, la recouvrit de la croix gammée. Il contempla les deux pistolets luisants et noirs sur le dessus-de-lit. Le Luger était très apprécié des collectionneurs ; Ryan connaissait de nombreux soldats qui en avaient rapporté du front, trophées de leurs combats sur le continent. Le Walther aussi était une arme élégante, comparable au Luger du point de vue de ses performances, mais doté d’un design de trente ans plus moderne.

L’une après l’autre, il inséra les armes dans l’étui. Le Walther s’ajustant mieux, il se décida en sa faveur. Il dépouilla un oreiller de sa taie et y fourra l’arme, l’étui et les cartouches, puis fit un nœud. Le Luger retourna dans la boîte qu’il glissa à nouveau sous le lit.

En quittant la maison, Ryan remercia le Gardaí à la porte.

« Je prends juste deux ou trois choses pour les examiner », dit-il en désignant la taie d’oreiller.

Le Gardaí ne fit aucune objection.

7

« Allô, qui est à l’appareil ? répondit un homme avec un fort accent d’Europe de l’Est.

— Je m’appelle Albert Ryan. J’aimerais parler au rabbin de votre congrégation. »

Ryan était assis sur le lit dans sa chambre au Buswells. Il avait le cou irrité par le rasoir. Le soleil du matin lui chauffait le dos.

« Lui-même. Je suis le rabbin Joseph Hempel. En quoi puis-je vous être utile ? »


Il lui fallut moins de quinze minutes pour gagner la synagogue de Rathfarnham Road, au sud de la ville. Celle-ci se dressait en retrait de la rue, derrière un haut mur et une haie d’arbustes, au milieu de jardins bien entretenus. C’était une construction massive, au toit plat, avec cinq fenêtres en forme d’étoile de David surmontant un alignement de vitres carrées. À cause de ses lignes robustes et de l’enceinte qui en protégeait l’accès, le bâtiment paraissait en état de siège.

Ryan s’engagea dans l’allée carrossable après avoir franchi le portail. Le rabbin Hempel l’attendait à la porte. Un homme d’âge moyen, portant des lunettes à monture rectangulaire et simplement vêtu : gilet en laine à manches courtes, chemise à col ouvert, kippa en daim sur la tête. Sa barbe descendait presque jusqu’au bas de son encolure en V. Il tendit la main à Ryan qui était descendu de voiture et s’approchait.

« Monsieur Ryan ? » demanda-t-il.

Ryan lui serra la main. « Merci de me recevoir.

— Il n’y a pas de quoi. Venez dans mon bureau. »

Les vitraux des fenêtres filtraient la lumière du matin qui entrait dans la synagogue, baignant les rangées de chaises d’une paisible chaleur. Le rabbin entraîna Ryan à l’arrière du bâtiment et le fit entrer dans une pièce modeste aux murs tapissés de livres, comportant un bureau d’une grande sobriété.

« Asseyez-vous, je vous en prie », dit le rabbin Hempel. Il proposa une boisson fraîche à Ryan, qui refusa. « Vous êtes policier ? demanda le rabbin lorsqu’ils eurent pris place.

— Pas tout à fait, répondit Ryan. Je travaille pour la Direction du renseignement.

— Mais vous voulez me parler d’un crime ?

— De trois crimes. Trois meurtres, pour être exact. »

Inquiet, le rabbin pinça les lèvres. « Oh, mon Dieu. Croyez bien que je ne suis pas au courant. »

Ryan sourit pour le rassurer. « Évidemment. Mais si je vous explique la nature de ces meurtres, vous comprendrez peut-être pourquoi je viens vous voir. »

Le rabbin Hempel se renversa contre le dossier de sa chaise. « Je vous écoute. »

Ryan lui parla de Renders et de Hambro, de Helmut Krauss et du sang sur la moquette de la maison d’hôtes à Salthill. Il évoqua le message adressé à Skorzeny.

Le rabbin Hempel garda le silence un moment, l’œil fixé sur Ryan, avant de prendre la parole. « Je ne sais pas ce qui m’inquiète le plus : que ces gens soient autorisés à vivre en paix en Irlande ou le fait que vous présumiez que seul un Juif pourrait commettre un geste pareil.

— Je ne présume rien », dit Ryan.

Le rabbin se pencha en avant. « Pourtant, vous êtes ici.

— C’est une hypothèse d’enquête qui m’a été imposée par mes supérieurs.

— Un ordre.

— Oui. Un ordre. »

Le rabbin Hempel sourit. « Tant d’hommes se sont contentés d’obéir à un ordre. Les hommes qui ont abattu mes parents et ma sœur aînée, devant une tranchée qu’on les avait obligé à creuser eux-mêmes, ils obéissaient à un ordre. Est-ce que cela les absout pour autant ?

— Non, répondit Ryan. En tout cas, vous devez bien imaginer pourquoi on m’a demandé de suivre cette piste.

— Je vois la raison, en effet. Ce n’est probablement pas celle à laquelle vous pensez, mais je vous en prie, continuez.

— Merci. Selon vous, y a-t-il des groupes au sein de votre communauté, des hommes plus jeunes peut-être, qui sont fortement troublés par la guerre ? »

Ryan comprit trop tard à quel point sa question était stupide et sentit une chaleur lui monter au visage.

« Je peux vous assurer, monsieur Ryan, que tout le monde au sein de ma communauté est fortement troublé par la guerre.

— Oui, bien sûr, dit Ryan. Excusez-moi. »

Le rabbin concéda un hochement de tête. « Cela mis à part, il n’existe pas de groupes organisés, à ma connaissance. Il reste moins de deux mille Juifs sur cette île aujourd’hui, peut-être même à peine mille cinq cents. J’ai déjà du mal à maintenir une congrégation. Croyez-moi, il n’y a pas de jeunes hommes en colère, assoiffés de sang.

— À votre connaissance », dit Ryan.

Le rabbin Hempel haussa les épaules. « Quel serait le motif ? Nous avons été relativement à l’abri des persécutions ici. Le terrible épisode de Limerick au début du siècle, certains le qualifient de pogrom… Mais les expulsés ont été accueillis ensuite à Cork. Les bureaucrates du ministère de la Justice faisaient tout pour limiter le nombre de réfugiés juifs en Irlande avant et après la guerre, mais les Affaires étrangères ont poussé de Valera[2] à intervenir. Si l’Irlande n’a pas toujours été bienveillante, elle ne s’est pas montrée ouvertement hostile. Ce ne sont pas des conditions qui nourrissent la haine dans le cœur des jeunes hommes. »

Ryan retint un rire. « La haine n’est pas une denrée rare dans ce pays.

— Les Irlandais n’oublient pas vite, dit le rabbin. Je vis en Irlande depuis plus de dix ans et je l’ai tout de suite compris. S’ils n’avaient pas la rancune aussi tenace, les Anglais auraient peut-être eu un autre allié contre les Allemands. Au lieu de quoi, l’Irlande n’a pas bougé le petit doigt pendant que l’Europe partait en flammes. »

Ryan voulut tout d’abord s’abstenir de commentaire, mais après réflexion, il dit : « L’Irlande tenait à peine debout en tant que nouvel État. En moins d’une décennie, elle avait connu la Première Guerre mondiale, la guerre d’Indépendance et la Guerre civile. Elle n’avait pas la force de mener une autre guerre. Malgré tout, nous sommes cent mille à avoir combattu. »

Le rabbin leva ses épais sourcils. « Vous ?

— Oui.

— Et vos voisins ont-ils apprécié que vous souteniez les Anglais ?

— Non. Pas tous. »

Le rabbin Hempel hocha la tête. « C’est bien ce que je dis. La rancune tenace. »


En quittant la synagogue, Ryan aperçut la voiture noire garée un peu plus loin dans la rue. Et ses deux occupants. Deux hommes, qui ne le regardaient pas.

Un œil sur le rétroviseur, il vit la voiture s’écarter du trottoir, puis se maintenir à une trentaine de mètres derrière lui. Il ne distinguait pas les visages des hommes, seulement des silhouettes. Têtes, épaules, chemises et cravates. L’un fumait une cigarette.

Alors qu’il traversait Terenure Road, une voiture vint se mettre entre eux. Une vieille dame au volant. Le conducteur de la voiture noire dut freiner et se déporter au milieu de la chaussée pour ne pas perdre Ryan de vue.

La filature continua ainsi jusqu’à ce que Ryan atteigne Harold’s Cross, où il s’arrêta le long du trottoir. Dans le rétroviseur, il suivit des yeux la voiture noire qui ralentissait et tournait en direction du cimetière.

Ryan aurait pu se laisser troubler, s’interroger à propos de ce doigt énigmatique que le gouvernement pointait sur ses traces, mais il avait autre chose en tête quand il redémarra.

Il avait un costume à aller chercher.

8

Célestin Lainé avala un autre verre de whisky, sentit la morsure dans sa gorge. À peine sept heures et Paddy Murtagh était déjà ivre. Il se mettrait bientôt à chanter. Des chansons de rebelles, disait-il. The Bold Fenian Men, The Wearing of the Green, Johnsons’s Motor Car[3]. Il entonnerait le premier couplet de sa voix éraillée et fausse, et ne se tairait pas avant de sombrer dans l’inconscience.

Au moins, Lainé ne serait pas seul à supporter ça ce soir. Élouan Groix, un compatriote breton, avait aussi pris place à la table. Le père de Murtagh lui ayant accordé la jouissance de cette petite maison dans un coin reculé de ses terres, Lainé se sentait obligé d’accueillir Paddy, son fils.

Lainé et d’autres membres de la Bezen Perrot, petit groupe de militants farouchement engagés dans le combat contre les Alliés, s’étaient réfugiés en Irlande une fois la guerre terminée. Après avoir résisté plus longtemps que la plupart des Allemands auxquels ils apportaient leur soutien, ils finirent par baisser les armes. Ne restait plus que la fuite.

Dans sa jeunesse, Lainé avait lu La Vie de Patrick Pearse[4], de Louis Le Roux. Il en gardait une admiration immense, un devoir d’honneur, envers les martyrs irlandais de 1916. Comme beaucoup d’autonomistes, il était intimement convaincu que ces vies avaient été sacrifiées non seulement pour l’Irlande, mais aussi pour des hommes comme lui. Si l’on voulait enfin se débarrasser du joug que les Français imposaient aux Bretons, la lutte devait être inspirée par ce même esprit qui avait animé les Irlandais, ce même feu celtique qui flambait dans le ventre des guerriers.

L’avènement du Reich était apparu comme un baiser de Dieu. Un cadeau offert, le moyen de parvenir à l’objectif que les Bretons n’avaient pas le pouvoir d’atteindre seuls. Aussi, tandis que la France tombait devant l’offensive ennemie, Lainé organisa ses hommes, leur procura des armes fournies par les Allemands et prit la tête des opérations.

Bientôt, Lainé se découvrit un talent qu’il ne soupçonnait pas. Ingénieur chimiste de formation, il avait déjà mis à profit son savoir en fabriquant des engins explosifs, mais sa nouvelle vocation surprit tout le monde, à commencer par lui-même : il excellait à soutirer des informations aux prisonniers.

Par une nuit chaude, au début de l’occupation, Lainé et trois camarades capturèrent un résistant dans un champ au nord de Nantes. Les deux autres qui l’accompagnaient s’étaient échappés. Lainé commença par demander les noms des fuyards. Le prisonnier refusa de les livrer, ne donna que le sien, Sylvain Depaul. Il n’habitait pas la région, aussi était-il inconnu de Lainé.

Ils lui bandèrent les yeux et l’emmenèrent dans une grange à flanc de coteau. Tout autour, la campagne dormait, le bétail ne réagit pas au passage des hommes. Le résistant fut ligoté à un poteau. Il avait les poignets mouillés de sueur quand Lainé serra les liens, passant ensuite la propre ceinture de Depaul autour de son cou pour l’attacher.

« Qui étaient les autres ? demanda à nouveau Lainé.

— Je vous le répète, répondit Depaul, la voix étranglée par la ceinture. J’étais seul. Je me promenais.

— Armé d’un Browning ? » Lainé le frappa à la joue avec le canon du pistolet.

« Pour chasser les lapins. J’allais allumer un feu pour m’en faire cuire un. »

Lainé lui envoya un violent coup sur la bouche. Depaul tourna la tête aussi loin que la ceinture le permettait. Le sang coulait de sa lèvre fendue.

« Je n’ai aucune patience, dit Lainé. Ce n’est pas un jeu. Si tu coopères, tu resteras peut-être en vie. Je ne peux pas te le garantir, mais c’est une possibilité. En revanche, si tu mens, si tu me caches des informations, tu souffriras et tu mourras. Ça, c’est une certitude. »

Dans l’esprit de Lainé, ce n’étaient que des mots. Il avait subi un interrogatoire des années auparavant, après qu’une bombe eut explosé à Rennes, détruisant le monument de l’Union de la Bretagne à la France. Les policiers hurlaient les questions, ils l’avaient giflé, empoigné par les cheveux. Un moment pénible, mais on ne pouvait guère parler de torture. C’était une expérience qu’il ne connaissait pas. Aussi fut-il aussi surpris que ses camarades quand il posa le pistolet, sortit de sa poche un couteau au manche d’ivoire, chauffa la lame à la flamme de la lampe à huile, puis appuya la pointe rougeoyante contre la joue de Depaul.

Tandis que le résistant poussait un hurlement, et que les autres hommes toussaient dans l’odeur âcre de la chair grillée, Lainé sentit monter dans sa poitrine quelque chose qu’il ne sut interpréter. Ivresse du pouvoir ? Fierté ? Il sourit à Depaul. « Je vais te reposer la question. Qui étaient ceux qui se sont enfuis quand on t’a pris ? »

Depaul grogna, cracha du sang sur sa chemise, ravala sa douleur. « Il n’y avait personne. J’étais seul. »

Lainé ne s’attendait pas à éprouver de la satisfaction en voyant que Depaul refusait de parler. Pourtant, telle était bien la nature de son émotion : la jouissance de pouvoir encore s’abandonner à la cruauté. Il approcha à nouveau la lame de la flamme, regarda le sang de Depaul et les lambeaux de sa chair grésiller, puis s’évaporer.

« J’étais seul, répéta Depaul, d’une voix vacillante où ne subsistait plus aucune trace de défi. Je le jure devant Dieu. S’il y avait eu quelqu’un d’autre, je vous le dirais, mais j’étais seul. C’est la vérité. »

Lainé passa derrière le poteau et saisit le pouce de la main droite de Depaul.

« Encore une fois… Qui étaient tes compagnons ?

— Je vous en prie, j’étais seul. Il n’y avait… »

Lainé enfonça la lame sous l’ongle. Depaul hurla. Les trois Bretons reculèrent. L’un d’eux sortit en courant, une main plaquée sur la bouche, et vomit entre ses doigts.

Sans retirer la lame, Lainé demanda : « Qui étaient tes compagnons ? »

Depaul secouait la tête de droite et de gauche. Sa voix s’épuisa quand il n’y eut plus d’air dans ses poumons.

Lainé poussa la lame brûlante sous le barrage de la kératine, forant entre les chairs tendres, jusqu’à ce que l’ongle se détache.

Depaul parla.

Il révéla les noms de ses deux camarades, des habitants de la région, et l’objet de leur mission. Les Anglais devaient parachuter une caisse dans un champ à moins d’un kilomètre de là. Lainé et ses hommes se rendirent sur les lieux et trouvèrent la caisse, laquelle contenait des fusils, des munitions et une radio. En moins de vingt-quatre heures, les amis de Depaul furent retrouvés et exécutés à ses côtés.

La réputation de Lainé s’établit rapidement autour de son nouveau talent. Bientôt, il suffit de mentionner son nom pour faire parler un résistant. C’eût été mentir de nier le plaisir que lui procurait cette notoriété. Le pouvoir, dans son expression la plus pure. Le pouvoir de la peur. Lainé en prit vite l’habitude, sans penser qu’il le perdrait un jour.

En Irlande maintenant, à cinquante-cinq ans, il n’avait rien. L’idée ne lui étant pas venue de préparer sa sortie par divers actes de pillage avant l’effondrement du Reich, il s’enfuit les poches vides. Sans ses contacts avec des membres de l’IRA, ses héros, il n’aurait peut-être pas pu échapper à la colère des Alliés et gagner l’Irlande.

Lainé se rappelait encore son amère déception lorsqu’il avait enfin rencontré les révolutionnaires irlandais qu’il idolâtrait tant. Dans son imagination, ils étaient les nobles défenseurs du travailleur celtique. Les Patrick Pearse, les James Connolly, les Michael Collins.

En réalité, il découvrit un ramassis hétéroclite de fermiers, de socialistes et de fascistes, de bigots et de vantards, une armée dont la guerre était terminée depuis longtemps. Ils s’étaient ralliés aux nazis, élaborant même des plans pour aider les Allemands à envahir l’Irlande du Nord afin de mettre les Anglais dehors, mais se révélèrent incapables de soutenir pareille ambition.

Pour Célestin Lainé, la fuite et la défaite avaient ressemblé à des épines avalées de force. Mais à présent, des années plus tard, il savait que ce sort était préférable au purgatoire sans issue où barbotaient les fanatiques de l’IRA. Ils n’avaient pas complètement gagné leur combat pour l’indépendance ; la partie nord de leur île demeurait sous la coupe des Anglais et de leurs serviles protestants, tandis que le reste de la nation obéissait à un gouvernement qui ne servait que ses propres intérêts et s’était détourné des courageux guerriers aux sacrifices desquels il devait son existence.

Le meilleur de l’IRA, maintenant, se réduisait à des voyous sans éducation comme Paddy Murtagh et son père, le belliqueux Cathal Murtagh, avec la tête pleine de chansons sur la vertueuse lutte révolutionnaire… et de pas grand-chose d’autre.

Comme le redoutait Lainé, le jeune Murtagh posa son verre sur la table, prit une inspiration qui bouscula les glaires accrochées au fond de sa gorge et entonna :

« Salut, ô combattants et nobles de renom, qui autrefois conduisîtes de vaillants guerriers ! »

Élouan Groix considéra Lainé d’un regard las. Lainé haussa les épaules, leva une main pour dire : qu’est-ce que je peux faire ?

Murtagh reprit son souffle et s’embarqua dans une autre mélopée. « Jetez vos panaches et vos trophées d’or, rendez vos armes d’une main tremblante. »

Alors qu’il marquait une légère pause à la fin du couplet, Lainé entendit le chien, dans la cour, qui tirait sur sa chaîne en glapissant et en aboyant.

Il l’avait trouvé sur le bord de la route deux ans plus tôt. Ce n’était qu’un chiot, avec la peau flasque sur les côtes, un ventre si maigre que Lainé pouvait en faire le tour d’une main. Après un mois de bons traitements, le chien était devenu un compagnon éclatant de santé et dévoué qu’il baptisa Hervé, même si l’animal était une femelle. On n’aurait pu souhaiter gardien plus fidèle ni plus redoutable.

La voix de Murtagh attaquait déjà le deuxième couplet.

Lainé leva une main et dit : « Silence. »

Murtagh exhala douloureusement et regarda Lainé sans comprendre, l’air vaguement peiné.

« Écoutez », dit Lainé.

Hervé redoubla de férocité, malmenant la chaîne qui retenait ses assauts dans la lumière déclinante.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Murtagh.

Groix lui serra le poignet pour le faire taire.

Le chien aboyait furieusement dans le vacarme de la chaîne.

Lainé tourna la tête et regarda par la fenêtre au-dessus de l’évier. Il vit le piquet auquel était attaché Hervé. La chaîne tirée vers le côté de la maison, soumise à une telle tension qu’elle tordait le pieu.

« On a de la visite », dit Lainé.

Il observa la chaîne. Tendue, relâchée. Tendue, relâchée, au point qu’elle menaçait d’arracher le piquet. La voix d’Hervé se brisait dans les accents de sa panique, atteignant une intensité portée à son point culminant.

Puis le chien se tut et la chaîne retomba mollement.

9

L’armoire de la chambre d’hôtel était habillée d’un miroir sur pied. Ryan se tint devant son reflet, redressa les épaules, avança le menton, rentra le ventre. Le costume gris épousait ses formes masculines et mettait en valeur sa silhouette. Il paraissait même bel homme, osa-t-il penser. Il lissa la cravate dont la soie bruissait sous ses doigts. Les boutons de manchettes étincelaient comme des silex à ses poignets.

Il n’avait pas l’air d’un fils d’épicier.

« Ça ira », dit-il tout haut.


Le Grand Hôtel surplombait l’estuaire de Malahide, au nord de Dublin, tel un gros gâteau de mariage dont les quatre étages se dressaient depuis plus d’un siècle. Une hôtesse conduisit Ryan aux salons de réception. En approchant, il entendit un petit orchestre de swing qui jouait How High the Moon.

Des serveurs débarrassaient les restes d’un repas. Une réunion officielle, présuma Ryan. Diplomates, juges, politiciens. Des hommes de pouvoir se partageant le butin. Les invités étaient assemblés par petits groupes, jeunes filles et prétendants, hommes plus âgés et épouses grisonnantes.

Des couples dansaient, le dos raide, une distance convenable entre les partenaires. Çà et là, on se permettait un soupçon de laisser-aller.

Un instant, Ryan se fit l’effet d’un imposteur. Un individu louche qui n’était pas à sa place ici, parmi ces gens, avec leur argent et leur bon goût. Il effleura d’une main sa cravate. La douceur de la soie sous ses doigts le rassura un tant soit peu.

« Vous êtes perdu ? » demanda une voix de velours.

Ryan se retourna et la vit. Il ouvrit la bouche, mais les mots lui firent défaut. Sa langue était prise dans un collet. À côté de la jeune femme, il reconnut la secrétaire de Charles Haughey.

« Ne vous inquiétez pas, poursuivit-elle. Nous sommes tous des charlatans ici. Venez. Vous pourrez m’offrir un verre. »

Elle le saisit par le coude. Son avant-bras était mince et nu, la peau plus pâle à l’intérieur du poignet, étoilée de taches de rousseur. À peine un peu moins grande que lui avec ses talons, incroyablement élancée, un corps le long duquel coulait le regard. Des cheveux roux sombres relevés en chignon, des yeux gris-vert.

Elle sourit à la secrétaire de Haughey et lui adressa un clin d’œil avant de s’éloigner au bras de Ryan.

« Avec qui êtes-vous venu ? » demanda-t-elle.

Ryan retrouva l’usage de sa langue. « J’ai rendez-vous avec quelqu’un.

— Avec qui ?

— Le ministre. »

Elle l’entraîna plus avant dans le salon en naviguant parmi la foule. « Quel ministre ? Nous en avons plusieurs.

— Le ministre de la Justice. »

Elle sourit. « Charlie ? Il donne audience près du bar. Ce qui tombe bien, étant donné qu’on y va pour prendre un verre. »

Ils passèrent ensemble d’une première pièce à une autre, brillamment éclairée. La musique jouait en sourdine, les rires et les conversations fusaient.

Haughey trônait sur un tabouret, entouré d’hommes plus jeunes, le visage échauffé par l’alcool. Il posa sur Ryan son regard de rapace, cligna de l’œil et continua son histoire.

« C’était un sacré spectacle, dit-il en postillonnant de ses lèvres minces. Le canasson galopait comme s’il en allait de sa vie. Il avait raison, d’ailleurs, parce que s’il avait perdu, je l’aurais abattu moi-même. Bref. Il remonte la ligne droite à fond de train, avec son jockey, le petit Turley, qui a l’air d’avoir fait dans son froc tellement il s’accroche pour ne pas tomber. Et l’autre, devant, je ne sais plus comment il s’appelle… Il regarde par-dessus son épaule et en voyant mon gars qui le rattrape, je le jure devant Dieu, il a failli en perdre ses étriers. »

Tout autour de lui, ses vassaux s’esclaffèrent.

Ryan sentit un souffle chaud contre son oreille. Il frémit.

« Pour moi, ce sera un gin tonic, dit-elle. Avec du citron vert. Surtout pas de citron. »

Ryan voulut sortir son portefeuille.

Haughey lança : « Pas la peine de mettre la main à la poche, mon gars. C’est déjà réglé. »

Ryan remercia d’un hochement de tête et fit signe au barman. « Un gin tonic avec du citron vert, et une Guinness. »

Les doigts de la jeune femme glissèrent le long de son bras. Elle lui prit la main et l’attira vers elle jusqu’à frôler sa hanche. « Ce n’est pas un cocktail, ça. »

Les joues de Ryan flambèrent. Il toussota. « Donnez-moi plutôt un brandy gingembre.

— Voilà qui est mieux », dit-elle. Elle étreignit encore sa main, doucement, avant de la relâcher. Puis elle se tourna dos au bar, en appui sur les coudes, exposée dans sa robe en soie comme un livre ouvert.

La chaleur sur les joues de Ryan s’étendit à son cou.

Elle inclina la tête, lui donnant à voir le creux de peau douce niché sous son oreille. « Vous ne m’avez pas demandé comment je m’appelais. »

Ryan s’interrogea : devait-il s’excuser ? Il choisit finalement de mettre les mains dans ses poches et affecta une expression de tranquille confiance. « C’est vrai. Comment vous appelez-vous ?

— Celia », répondit la jeune femme. De ses lèvres arrondies, les consonnes s’écoulaient en un flot de miel. « Et vous ? »

Il déclina nom et prénom, sentant son assurance s’écailler comme de la peinture abîmée par les intempéries.

« Alors, comme ça, monsieur Ryan… Vous venez voir Charles J. Haughey. De quelle affaire s’agit-il ?

— Une affaire privée », répliqua-t-il, plus durement qu’il n’en avait eu l’intention.

Elle arqua un sourcil finement dessiné. « Je vois. »

Le bruit sec d’un verre posé sur le marbre. Le tintement des glaçons. Il tendit à Celia le gin tonic. Elle le regarda droit dans les yeux en buvant une gorgée, puis passa le bout de sa langue sur ses lèvres mouillées.

Ryan goûta son brandy, avala la brûlure et ne parvint pas à relever le défi qu’elle lui lançait. Il ne vit pas le sourire amusé qui étira les coins de sa bouche quand il détourna les yeux.

Haughey faussa compagnie à ses courtisans. Ils le suivirent des yeux quand il s’approcha et détailla Ryan des pieds à la tête. « McClelland s’est bien occupé de vous ?

— Oui, monsieur le ministre. » Ryan salua de la tête, hésitant entre respect et fierté, entre le politicien et la femme à ses côtés.

« Parfait. » Haughey rit. « Vous passerez très bien. N’est-ce pas, miss Hume ? »

Les lèvres de Celia s’entrouvrirent en un sourire conspirateur. « Je n’en doute pas », dit-elle.

Ryan n’aurait su dire de qui elle se faisait la complice, mais il souhaitait l’avoir dans son camp.

« Venez, dit Haughey. Le colonel nous attend. »

Au moment où Haughey se détournait, Celia retint Ryan par un doigt.

« Soyez prudent », dit-elle, son sourire soudain évanoui.

Ryan emboîta le pas à Haughey qui se dirigeait vers un escalier mal éclairé. Le ministre alluma une cigarette, ne lui en offrit pas.

En grimpant les marches, Haughey dit : « Faites attention avec Skorzeny. Il est d’une intelligence redoutable. N’essayez pas de jouer les malins, sinon il vous écrasera comme une merde.

— Oui, monsieur le ministre. »

En haut de l’escalier, ils empruntèrent un couloir recouvert de moquette, le long duquel s’alignaient des portes marquées de numéros. Haughey s’approcha de l’une d’elles, à l’écart des autres. Il frappa.

La porte s’ouvrit et avala Haughey, laissant Ryan seul dans le couloir.

Il s’adossa au mur, sans penser à ce qui l’attendait dans la chambre. Cette femme, Celia, lui occupait l’esprit tout entier. Le souvenir de son odeur, chaude et douce. Il n’eut pas conscience du temps qui s’écoulait.

Haughey ouvrit la porte et s’effaça pour laisser sortir deux hommes en costume qui jetèrent un regard à Ryan. Quand ils se furent éloignés, le ministre dit : « Entrez. »

10

Au moment où Ryan pénétra dans la suite, Skorzeny se leva d’un fauteuil en cuir, emplissant la pièce de son immense stature, autant en largeur qu’en hauteur, épaules déployées comme une poutre en chêne dans son costume clair. Une cicatrice ouvrait un sillon depuis le sourcil jusqu’au coin de sa bouche, poursuivant sa route en travers du menton après avoir croisé une moustache impeccable. Il avait l’œil vif, le front dégagé sous d’épais cheveux gris repoussés en arrière.

Debout entre les deux hommes, Haughey parut soudain plus petit. Le rapace s’envola de son regard.

« Colonel, je vous présente le lieutenant Albert Ryan, G2, Direction du renseignement. »

Skorzeny fit un pas en avant. Il tendit une main si large qu’elle engloutit totalement celle de Ryan et aurait pu la broyer, ainsi se le figura-t-il, si l’Autrichien l’avait souhaité.

« Lieutenant, dit Skorzeny avec un accent dur et râpeux. Le ministre m’assure qu’il n’y a pas meilleur que vous. Est-ce vrai ? »

Il avait relâché la main de Ryan qui sentait un frémissement dans tous ses os. « Je ne crois pas pouvoir répondre à cette question.

— Ah non ? Qui donc vous connaîtrait mieux que vous-même ? »

Pendant que Ryan cherchait une réponse, Skorzeny attrapa une carafe et remplit deux verres d’un liquide ambré. Il en offrit un à Haughey, trempa ses lèvres dans l’autre, ne proposa rien à Ryan.

« Asseyez-vous, je vous prie », dit-il.

Haughey s’installa dans le deuxième fauteuil, laissant le canapé à Ryan.

« Le ministre me dit que vous avez combattu pour les Anglais pendant la guerre. »

Ryan s’éclaircit la gorge. « C’est exact.

— Pourquoi ?

— Je voulais quitter ma ville natale », répondit Ryan, optant pour l’honnêteté. Il sentait que mentir n’était pas envisageable. « Je savais que c’était le seul moyen pour moi de partir d’Irlande. Je ne voulais pas avoir la même vie que mon père. Alors j’ai traversé la frontière et, une fois dans le Nord, je me suis engagé.

— Dans quel régiment ?

— Les Royal Ulster Rifles.

— Donc vous avez participé à l’opération Mallard.

— Oui. »

Skorzeny tira de sa poche un étui à cigarettes recouvert d’émail blanc, avec le Reichsadler, l’aigle nazi, perché sur une croix gammée sertie dans une couronne de feuilles de chêne en or repoussé. Il ouvrit l’étui, le présenta à Haughey. Le ministre déclina. Skorzeny alluma une cigarette et rejeta la fumée par la bouche et les narines en s’asseyant.

« À la bataille des Ardennes, aussi ?

— Moins directement.

— Et après la guerre ?

— Quand je suis rentré, j’ai fait des études de lettres à Trinity College. »

Skorzeny sourit. « Ah ! Trinity. Alors, vous avez pratiqué l’escrime ?

— Oui.

— Vous viendrez chez moi et nous nous affronterons.

— Je vous demande pardon ?

— À Martinstown House. Je croise le fer depuis ma jeunesse. J’ai gagné ma Schmiss au cours d’un duel à l’université. » Il désigna sa cicatrice, les yeux froids et brillants comme des billes. « Mais je n’ai trouvé aucun adversaire respectable dans ce pays. Ce sera peut-être vous. Alors, dites-moi… À quoi avez-vous employé ensuite cette belle éducation ?

— À rien. Je me suis réengagé dans les Ulster Rifles et j’ai servi en Corée dans le 29e régiment d’infanterie. Une fois là-bas, j’ai été sélectionné pour recevoir un entraînement spécial.

— Quel entraînement ?

— Les tactiques de commando, dit Ryan. Vous connaissez. »

Skorzeny hocha imperceptiblement la tête en réponse à cet hommage.

« Sous le contrôle du 3e bataillon paracommando, j’ai mené des raids contre des positions ennemies. Nous dormions dans les tranchées le jour et agissions la nuit. »

Skorzeny tira une longue bouffée sur sa cigarette. « Combien d’hommes avez-vous tués ? »

Ryan ne cilla pas sous le regard de l’Autrichien. « Je ne sais pas, répondit-il. Combien en avez-vous tué, vous ? »

Skorzeny sourit et se leva. « Nous sommes des soldats. Seuls les meurtriers tiennent le compte. »

Il prit la carafe et servit un troisième verre, puis s’approcha pour le mettre dans la main de Ryan.

« Alors… Que savez-vous de ces bandits qui utilisent des hommes morts comme messagers ? »

Ryan but une petite gorgée de brandy, plus doux sur sa langue et dans sa gorge que celui qu’il avait commandé au bar. « J’en sais très peu. »

Skorzeny se rassit, croisa ses longues jambes. « Très peu, c’est plus que rien. Continuez.

— Ils sont efficaces, prudents, habiles. Ils n’ont laissé aucune trace dans la maison d’hôtes de Salthill. Je n’ai pas pu examiner les lieux des crimes précédents, mais je présume que tout était aussi propre. »

Haughey prit la parole. « J’ai vu les rapports de la Garda. Les policiers n’ont rien trouvé qui puisse être utile. » Il se tourna vers Ryan. « Et l’hypothèse des Juifs ?

— Rien ne permet de penser que des membres de la communauté juive soient impliqués. »

Haughey se pencha en avant. « Rien ne permet de penser ? Bon sang, tout porte à le croire !

— Nous ne connaissons aucun groupe organisé de Juifs en Irlande, dit Ryan. Notre population juive est très restreinte et l’existence d’un tel groupe paraît hautement improbable. Même s’il existait, il n’aurait sans doute pas les moyens de mener à bien ce genre d’actions.

— Ce que dit le lieutenant Ryan est juste, déclara Skorzeny. Ces meurtres ont été commis par des professionnels. Des hommes entraînés.

— Les Israéliens, alors, dit Haughey. Le Mossad. Ou encore ce type, Wiesenthal, celui qui a fait exécuter votre ami Eichmann l’année dernière. »

Skorzeny le fixa durement, puis tourna les yeux vers Ryan. « Toute spéculation mise à part, vous n’êtes pas plus avancé qu’il y a quarante-huit heures pour retrouver ces hommes. »

Ryan confirma. « En effet.

— Alors que proposez-vous de faire maintenant ? Attendre simplement qu’ils tuent encore ? Ou qu’ils s’en prennent à moi ?

— Je suggère d’enquêter auprès de tous ceux qui ont assisté à l’enterrement à Galway. Selon leur rapport, les Gardaí n’ont questionné que le prêtre. Il a dit qu’il ne connaissait aucun des fidèles, qu’il n’avait parlé à personne, sauf à un homme présent sur place pour organiser la cérémonie. Et cet homme n’a pas encore été localisé.

— Vous allez cuisiner le prêtre ?

— Non, dit Ryan. J’imagine que vous, vous connaissez quelques membres de l’assemblée. Johan Hambro et vous aviez sûrement des contacts en commun. Dites-moi comment les joindre et je les interrogerai. »

Skorzeny secoua la tête. « Il n’en est pas question. Mes amis tiennent à protéger leur vie privée. Même si je vous dirigeais vers eux, je ne peux pas les obliger à vous parler. Ils refuseraient tout simplement.

— Ils ont peut-être remarqué quelque chose, ou quelqu’un, qui pourrait nous aider, dit Ryan. C’est la seule voie possible.

— Alors, il vous faudra en trouver une autre. »

Ryan se leva, posa le verre sur la table basse.

« Il n’y en a pas d’autre, dit-il. Je vais étudier en détail tous les comptes rendus et je présenterai mes résultats dans un rapport. Sans votre coopération, c’est tout ce que je peux faire. Bonsoir. »

Ryan quitta la suite, ferma la porte derrière lui, et se dirigea vers l’escalier. Il avait à peine descendu la première volée de marches que Haughey le rappela.

« Hé là ! attendez… »

Ryan s’arrêta, se retourna.

Haughey descendit vers lui, la foudre sur son visage.

« Nom de Dieu, vous vous prenez pour qui ? On ne parle pas comme ça à un homme tel qu’Otto Skorzeny. Vous voulez me foutre dedans ou quoi ?

— Non, monsieur le ministre. »

Debout une marche plus haut, Haughey se tenait nez à nez avec Ryan. « Alors qu’est-ce vous essayez de faire ?

— Le travail que vous m’avez confié, monsieur le ministre. Pour ça, j’ai besoin de coopération. Sinon je soumets mon rapport et c’est terminé.

— Si vous êtes bien sapé aujourd’hui, c’est grâce à moi, mon gars. Et voilà comment vous me remerciez. Vous avez un putain de culot. »

Ryan tourna le dos au ministre et le laissa tout pantelant dans l’escalier.

11

Otto Skorzeny regarda sa montre. Compte tenu de l’heure tardive, il pouvait bien se servir un autre verre de brandy.

Intéressant, cet Irlandais. Ce Ryan. Un soldat qui avait passé la majeure partie de sa carrière à combattre pour un autre pays, lequel était considéré comme un ennemi par la plupart de ses compatriotes.

Skorzeny se reconnaissait un peu dans l’officier du G2. Il ne s’était jamais senti appartenir à une nation. Jeune homme, en tant qu’Autrichien, il s’était rallié aux Allemands, participant à l’annexion de son propre territoire. Une fois la guerre terminée, il avait dérivé de pays en pays, en Espagne, après un passage par l’Argentine, jusqu’à atterrir ici, sur cette île pluvieuse.

Un nationaliste sans nation.

L’idée lui paraissait curieusement romantique. De nombreux révolutionnaires nationalistes, en vérité, n’étaient pas natifs de la terre pour laquelle ils se battaient. Ainsi le militant égyptien, Yasser Arafat, qui soufflait sur les flammes palestiniennes et poussait à la guerre contre les sionistes. Ou Ernesto Guevara, l’Argentin qui avait pris la tête de la révolution cubaine. Ou encore, tenez, Éamon de Valera, l’ardent nationaliste républicain irlandais qui n’était en fait qu’à moitié irlandais, et qui, à la différence de ses camarades du soulèvement de 1916, avait échappé à l’exécution seulement parce qu’il était citoyen américain en vertu de sa naissance aux États-Unis.

À dire vrai, Skorzeny aurait préféré être à Madrid, où il goûtait l’hospitalité de son ami Francisco Franco. Ces meurtres ne le perturberaient pas autant s’il avait pu tout simplement prendre un avion pour l’Espagne. Mais un Italien avait mis fin à cette vie-là. Du moins pour l’instant.

C’était arrivé trois mois plus tôt, par une soirée chaude à Tarragone, sur un balcon dominant la Méditerranée. Franco avait invité une poignée d’amis proches à passer le week-end avec lui, pour respirer le bon air marin de la côte catalane et, peut-être, visiter les ruines romaines de la ville. Skorzeny avait pris l’avion à Dublin, pour Paris d’abord, puis pour Barcelone, avant de continuer en train vers le sud et de rejoindre Franco dans son hôtel niché sur les hauteurs de la Rambla Nova.

Un piano faisait entendre ses notes cristallines dans la suite, le bruit des vagues montait des rochers en contrebas. Sur le balcon, Skorzeny sirotait un vin blanc panaché en fumant une cigarette.

« Colonel Skorzeny », fit une voix.

Se détournant de la mer qui pâlissait dans la lumière du couchant, Skorzeny découvrit un homme bien habillé, aux cheveux blonds. Il supposa un instant qu’il s’agissait d’un ancien Kamerad, au vu de son apparence aryenne, mais l’accent détonnait.

« Guten Abend, dit Skorzeny. Nous ne nous connaissons pas, je crois. »

L’homme sourit et avoua avec une forte intonation espagnole qu’il parlait très mal l’allemand. Skorzeny, doué pour les langues depuis toujours, répéta la phrase en espagnol.

« Nous nous sommes croisés, brièvement, il y a vingt ans », dit l’homme en tendant la main. Ses doigts minces étaient froids dans la poigne de Skorzeny. « Je m’appelle Luca Impelliteri. À l’époque, j’étais sergent dans les carabinieri. »

Skorzeny lui lâcha la main. « Vous êtes italien ? Je vous aurais pris pour un Allemand.

— Mes parents étaient originaires de Gênes.

— Ah. Les Italiens du Nord sont de meilleur sang que la plupart des autres populations de ce pays. Les Siciliens, je crois, se rangent au plus bas de l’échelle. Je me trompe ? »

Impelliteri eut un sourire dur. « Je juge la valeur d’un homme à ses actes, non pas à sa naissance.

— Quelle noblesse d’âme, répliqua Skorzeny. Et qu’est-ce qui vous amène en Espagne ?

— Je suis conseiller du chef de la sécurité personnelle du Généralissime. Ce soir, le Généralissime m’a gracieusement permis de me joindre à ses invités pour boire un verre.

— Vous avez dû faire quelque chose pour l’impressionner », dit Skorzeny, laissant percer une note de condescendance dans sa voix.

L’Italien hocha la tête avec une humilité que Skorzeny savait aussi peu sincère que son propre compliment. De fines rides naissaient à peine autour de ses yeux, aux coins de sa bouche.

« Vous deviez être un très jeune officier à l’époque, dit Skorzeny.

— Vingt et un ans, répliqua Impelliteri. C’était en septembre. 1943. »

Skorzeny considéra à nouveau son visage, fouilla sa mémoire.

« Oh ?

— Pour être plus précis, le 12 septembre. »

Skorzeny prit son verre sur le rebord du balcon, but une gorgée de vin, attendit la suite.

« Sur le Gran Sasso, dit l’Italien. À l’hôtel Campo Imperatore.

— Vous étiez l’un des gardes de Mussolini ?

— En réalité, je n’avais jamais vu le Duce avant qu’il ne sorte de l’hôtel avec vous, tout tremblant dans son manteau et son chapeau ridicules.

— Vous vous êtes rendu en même temps que les autres carabinieri ?

— Évidemment, ironisa Impelliteri. Pourquoi aurais-je donné ma vie pour empêcher les Allemands de prendre un homme comme Mussolini ? Vous avez été accueillis les bras ouverts. »

Skorzeny sourit à son tour, leva son verre. « Sage décision de la part d’un homme si jeune. J’aurais écrasé toute résistance. »

Impelliteri eut l’air franchement amusé. « Vraiment ? À ce qu’il m’a semblé, moi, la seule chose qui risquait d’être écrasée, c’était le dos de ce pauvre officier sur lequel vous étiez monté pour escalader le mur. »

Skorzeny sentit son sourire se figer.

« Mais vous vous en êtes très bien tiré, n’est-ce pas ? poursuivit Impelliteri. Les hommes de la propagande ont fait de vous un héros. Comment vous ont-ils surnommé ? Ah oui : Commando extraordinaire. L’intrépide officier SS qui, à lui seul, a arraché l’allié de l’Allemagne à son propre peuple, à ces traîtres qui allaient livrer Mussolini aux Américains. J’ai bien ri en voyant le film qui vous montrait en sauveur légendaire. Sacré montage. »

Skorzeny reposa le verre sur le balcon. « Ce n’était pas un montage, mais un document historique. Vous me traitez de menteur ?

— De menteur ? » Impelliteri secoua la tête. « Non. Enjoliveur, oui. Opportuniste, oui. Imposteur ? »

Il laissa la question en suspens dans l’air chaud de la Catalogne, puis reprit : « Vous savez, le Généralissime vous tient en très haute estime. Il croit le moindre mot de votre mythologie. C’est pourquoi il vous accueille dans son royaume. Ce serait terrible s’il venait à apprendre la vérité. »

Une colère impuissante serra le ventre de Skorzeny. S’il ne s’était pas trouvé à proximité d’une suite d’hôtel remplie d’invités de Franco, il aurait saisi l’Italien à la gorge et l’aurait balancé par-dessus le balcon sur les rochers en contrebas. Au lieu de quoi, il garda le silence. Impelliteri, après l’avoir salué, disparut à l’intérieur.

Quelques jours plus tard, Skorzeny regretta de s’être retenu de tuer l’Italien sur-le-champ.

Il était maintenant coincé en Irlande, attendant que ce satané politicien revienne dans la chambre.

Enfin, on frappa à la porte et Haughey entra, essoufflé, le visage rouge.

« Colonel, dit-il, je vous dois des excuses pour le comportement du lieutenant Ryan. »

Skorzeny remplit à nouveau le verre de Haughey. « Absolument pas, monsieur le ministre.

— Si vous voulez que je lui retire le boulot et que je mette quelqu’un d’autre sur le coup, je comprendrai. »

Skorzeny tendit le verre au politicien. « Non, monsieur le ministre. J’aime bien ce lieutenant Ryan. Il a des couilles. Voyons de quoi il est capable. »

12

Ryan se dirigea à grands pas vers la sortie. La musique montait du salon dans de langoureuses envolées. Il marqua une pause, tendit l’oreille. Les Feuilles mortes. L’image de la jeune femme lui apparut, ses cheveux roux sombre, son poignet mince éclairé de taches de rousseur, sa peau translucide.

Elle avait dit qu’elle s’appelait Celia.

Partir ou rester ?

Il se figea, pétri d’hésitation, puis se rappela la chambre vide et froide de l’hôtel Buswells, et la chaleur de son souffle contre son oreille. Remontant le flot de la musique jusqu’au seuil du grand salon, il la chercha du regard parmi le tourbillon des danses et des rires.

Là, dépassant presque tout le monde de sa haute taille, elle se tenait sous l’arche du bar et écoutait avec une expression polie un personnage grassouillet qui criait pour se faire entendre. Elle le vit approcher et le fixa droit dans les yeux, sans plus s’intéresser à l’homme qui s’époumonait à son intention.

« Je vous ai gardé votre brandy », dit-elle en attrapant le verre sur la table près d’elle.

Interrompu au milieu d’une phrase, l’homme songea à protester, puis se ravisa. Il partit, tête basse. La musique noya les jurons qu’il maugréait dans sa barbe.

« Merci », dit Ryan. Il prit le verre qu’elle lui tendait, frémissant au contact de ses doigts, puis tira une chaise pour qu’elle puisse s’asseoir et s’installa à ses côtés.

« Alors, il était comment, le ministre de la Justice ? demanda-t-elle.

— Tapageur, répondit-il. Grossier. En colère. »

Elle sourit. « Du pur Charlie. Il finira par être Taoiseach, vous verrez. Charles J. Haughey mènera ce pays. À quoi, je ne sais pas, mais il le conduira. Certains le prennent pour un grand homme.

— Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? »

Au moment où Ryan posait la question, Haughey entra dans le salon en compagnie d’Otto Skorzeny. Tous les yeux se tournèrent vers eux. Haughey exultait, mais Skorzeny resta impassible. Plusieurs jeunes hommes foncèrent au bar pour leur apporter à boire.

Celia contempla froidement le politicien. « Je pense que c’est un monstre. Ce ne serait pas le premier à la tête d’une nation. Pourquoi vous a-t-il débauché ? Quel plan diabolique étiez-vous en train de concocter avec lui et cet infâme Otto Skorzeny ?

— Aucun plan, dit Ryan. Rien dont je ne puisse parler.

— Je vois… Très intrigant. »

Haughey et Skorzeny avançaient dans le salon, serrant des mains, frappant amicalement des dos. Le ministre remarqua Ryan. Son sourire cordial se figea sur ses lèvres.

Ryan ne détourna pas les yeux jusqu’à ce que Celia le saisisse par sa manche.

« Dansez avec moi », dit-elle.

L’appréhension et la panique le firent brusquement pâlir. « Non, je ne peux pas. C’est-à-dire, je ne suis pas très… »

Elle effleura sa joue du bout des doigts. « Quelle triste figure, dit-elle avec un sourire oblique. Allez, venez. Je vous traînerai de force s’il le faut.

— Non, vraiment. Je nous ridiculiserais tous les deux.

— Sûrement pas. Ne m’obligez pas à vous supplier. »

Celia le tira par la main. Il se leva, se laissa conduire sur la piste de danse. L’orchestre jouait un air au rythme plutôt lent qu’il ne reconnut pas. Elle prit sa main gauche dans sa main droite, la leva, approcha son corps. Son autre main lui étreignit l’épaule tandis qu’il plaquait la sienne au creux de ses reins, éprouvant sous sa paume la fermeté de la courbe en même temps que sa douceur.

Ils dansèrent.

Elle lui prêtait sa grâce, son équilibre, entraînant les pieds maladroits de son cavalier avec elle sur la piste. L’air entre eux semblait chargé, comme de noirs nuages d’été prêts à éclater en lançant des éclairs. Il sentait la pression de ses seins contre son torse et ne reculait pas. Elle pivotait entre ses bras, le frôlant de ses hanches, et le sang affluait alors à l’endroit qu’elle touchait. C’était une chaleur qui le prenait, une lourdeur, un poids. Elle en avait conscience aussi, autant que lui. Il le savait à ses lèvres entrouvertes qui brillaient, d’un rose tirant vers le rouge.

Ryan ouvrit la bouche pour parler, mais la jeune femme changea d’expression, les yeux captés par quelque chose derrière lui. Il tourna la tête pour voir ce qui attirait ainsi son attention.

Un homme d’âge moyen chuchotait à l’oreille de Haughey, qui l’écoutait, pâle, les sourcils froncés. Le ministre répéta à Skorzeny ce que l’homme venait de lui apprendre. Pas un muscle ne tressaillit sur le visage imperturbable de l’Autrichien. Seuls, ses yeux bougèrent, cherchant Ryan. Brusquement, celui-ci n’entendit plus la musique. Ses pieds malhabiles s’arrêtèrent net.

« Qu’est-ce qui se passe à votre avis ? » interrogea Celia.

Haughey marchait sur eux.

« Je ne sais pas », dit Ryan.

Le ministre prit Ryan par le bras pour le détacher de Celia. « On dirait que la chance vous a souri, déclara-t-il.

— Pardon ? fit Ryan, avant de comprendre que le politicien ne parlait pas de sa partenaire.

— Vous avez un témoin. »

13

Ryan avait du mal à suivre la Mercedes-Benz 300 SL de Skorzeny qui filait sur la route de campagne. La carrosserie blanche disparaissait au détour des haies et ressurgissait à mi-pente, éblouissante dans les phares de la Vauxhall qui tenait mal la route dans les virages, tandis que la Mercedes, elle, semblait flotter sur la chaussée.

Skorzeny ralentit à peine quand ils traversèrent Kildare. Malgré le bruit de son propre moteur, Ryan entendit la Mercedes rugir quand elle s’élança dans la côte en direction de Dunmurry. Alors que les maisons s’espaçaient, laissant place à des champs, Ryan finit par perdre l’Autrichien de vue. Il accéléra, penché en avant pour mieux scruter l’horizon à travers le pare-brise.

Haughey était resté à la soirée, jugeant préférable de ne pas trop s’impliquer. Oui, avait conseillé Ryan, tenez-vous à distance s’il doit y avoir du sang.

La route grimpait sur un kilomètre. Des arbres et des portails défilaient de chaque côté, avec des branches qui jaillissaient çà et là, griffant les portières et les rétroviseurs latéraux de la Vauxhall. D’un coup, il passa le sommet. Son estomac décolla en même temps que les roues quittaient l’asphalte.

Des feux arrière d’un rouge ardent emplirent sa vision au moment où la Vauxhall retombait. Il écrasa la pédale de frein, projeté en avant, donnant du pied plusieurs fois. La voiture trembla et gémit, à quelques mètres seulement de la Mercedes.

Skorzeny démarra à plein gaz. Il agita une main par la fenêtre, comme pour signifier : allez, ne lambinez pas. Ryan poussa un juron en reprenant le contrôle de la Vauxhall.

Il talonna la Mercedes et tourna derrière elle dans un chemin de terre si étroit qu’il n’avait pas remarqué la trouée dans la haie. Semé d’ornières qui lui ébranlaient la colonne vertébrale, le chemin serpentait entre les champs sur un kilomètre et demi, puis s’arrêtait devant un portail juste assez large pour laisser passer la voiture de Skorzeny. Ryan suivit et se gara le long de la Mercedes au moment où Skorzeny en descendait.

« Qui vous a appris à conduire ? lança l’Autrichien tandis que Ryan contournait la Vauxhall. Votre mère ? Je vous aurais semé si je ne vous avais pas attendu. »

Avant que Ryan n’ait le temps de ratifier ou de contester, un homme mince sortit par le côté de la maison, balançant une lampe à pétrole.

« Par ici », dit-il avec un fort accent.

C’est Lainé, pensa Ryan. Le Français. Skorzeny s’avança le premier et lui serra la main. De vieux amis.

« Qui est-ce ? demanda Lainé.

— Le lieutenant Ryan, de la Direction du renseignement, répondit Skorzeny. Il nous aide à élucider cette affaire. Il veut vous parler. »

Ryan s’approcha, tendit la main. Lainé l’ignora royalement et coinça une cigarette roulée entre ses lèvres. Il leva la lampe, approcha la flamme et la cigarette s’alluma, révélant les sillons de son visage et ses yeux creux.

« Venez », dit-il.

Ils lui emboîtèrent le pas jusqu’à l’arrière de la maison. Skorzeny marqua un arrêt sur le seuil. Ryan le rejoignit et comprit pourquoi.

Un homme mort était étendu par terre, sur le dos. Un trou nettement dessiné au milieu du front, un autre dans son chandail déchiré, brûlé par le projectile. Un fusil ouvert et deux cartouches non utilisées gisaient près de lui.

Des empreintes boueuses marquaient le sol tout autour du corps. Ryan remarqua la terre humide sur les bottes du Français. Les chaussures du mort étaient sales, mais sèches.

Lainé indiqua le corps. « Lui, c’est Murtagh. Ils le tuent d’abord. »

Skorzeny entra dans la maison, Ryan juste derrière.

Un autre homme était assis à la table, la tête basculée, un lambeau de cuir chevelu arraché.

« Lui, c’est Groix », dit Lainé.

Le Français fit le tour de la table, tira une chaise et s’assit. Il frissonna, toussa, les yeux embués. Son maillot de corps était souillé de terre et, visiblement, de sang. Il posa la lampe à pétrole au centre de la table. Ses larmes brillèrent dans la lumière jaune qui dansait autour de la pièce.

« Ils tuent Hervé. Il aboie, c’est tout. Jamais il mord. Et ils le tuent. »

Skorzeny vint placer sa large main sur l’épaule maigre de Lainé. « Racontez-nous ce qui s’est passé. »

Le Français renifla, s’essuya les yeux avec sa manche et commença son récit.


Groix était allé à la fenêtre, et, penché sur l’évier, se dévissant le cou, avait regardé dehors. Il avait exploré tous les recoins du petit jardin que son œil pouvait balayer. La chaîne du chien ne bougeait plus depuis une longue minute.

« Je ne vois rien », dit-il en français.

À la plus grande déception de Lainé et malgré les efforts que Groix avait déployés, il demeurait incapable de s’exprimer en breton.

Lainé s’approcha dans son dos. « Ils sont arrivés par la colline derrière la maison. Tu as une arme ?

— Non. Rien. »

Lainé avait un pistolet, un vieux Smith & Wesson qu’il gardait sous son oreiller. L’arme avait appartenu autrefois à un GI.

Il s’adressa à Murtagh, en anglais : « Des hommes sont là pour nous tuer. » Il désigna le fusil sur la table. « Tu sais tirer avec ça ? »

Murtagh se leva en repoussant sa chaise sur le plancher. « Quoi ?

— Tu sais tirer avec ça ? répéta Lainé.

— Qui arrive ? »

Lainé décida ne pas perdre davantage son temps avec ce jeune crétin. Il recula jusqu’au fond de la pièce, aussi loin que possible de la porte, pendant que Groix restait les bras ballants à la fenêtre.

Murtagh attrapa le fusil, l’ouvrit, vérifia les cartouches avec ostentation. Il fit volte-face au moment où quelque chose heurta violemment la porte, arrachant le verrou au chambranle. Deux bruits secs, comme des ballons qui éclatent, et Murtagh s’effondra.

Les hommes pénétrèrent dans la maison, au nombre de trois, armes dégainées, prêts à tirer.

Lainé se figea. Groix gémit et leva les mains tandis qu’un liquide coulait sous les jambes de son pantalon et formait une flaque à ses pieds.

L’homme qui était entré le deuxième prit la parole : « Bonsoir, Célestin », dit-il.

Groix regarda Lainé sans comprendre.

L’homme dit : « Je ne connais pas ton ami. Qui est-ce ?

— Élouan Groix, répondit Lainé.

— Asseyez-vous tous les deux. »

Groix obéit.

« Toi aussi », dit l’homme à Lainé.

Lainé s’avança dans la pièce, contourna l’urine de Groix et s’assit.

« Les mains à plat sur la table. »

Lainé et Groix s’exécutèrent, doigts écartés sur le bois.

Les trois hommes étaient vêtus de combinaisons sombres, avec bonnets de laine enfoncés jusqu’aux sourcils et gants de cuir. Deux d’entre eux étaient armés de pistolets Browning équipés de silencieux. Le troisième tenait un fusil automatique. Celui-là vint se positionner à droite de Lainé et aligna le canon sur sa tempe. Un autre le mit en joue du côté droit.

Le chef tira la chaise qu’avait occupée Murtagh, posa le Browning sur la table en le gardant à la main.

« Nous y voilà », déclara-t-il. Il avait un accent anglais.

Groix pleurait à chaudes larmes. Il renifla.

« Oui, nous y voilà, dit Lainé. Et maintenant[5] ?

— On va bavarder un peu, répondit l’homme.

— Je ne dis rien. »

Groix parla, avec de la peur dans sa voix, les yeux humides et pleins d’espoir. « Moi, je dis. Vous demandez. Je dis. »

L’homme leva le Browning qu’il tenait sur la table, visa, pressa la détente. La tête de Groix partit en arrière comme celle d’une marionnette dont on tire les fils. Il y eut des éclats d’os et de peau, des cheveux qui prenaient feu. Offre rejetée.

L’homme ramena les yeux sur Lainé. « Tu as mal compris. Je ne cherche pas d’autres informations. Je sais déjà tout ce que j’ai besoin de savoir. Tu n’as rien à me dire. Pas à moi. C’est moi qui parle. Toi, tu écoutes. »

Lainé regarda une coulée sombre qui glissait le long de l’oreille de Groix, sur son cou, vers le col de sa chemise.

« Alors, parlez. »

L’homme reposa le pistolet sur la table. Il avait la joue marbrée. « Tu vas faire passer un message à Otto Skorzeny. »

Lainé sourit, un sourire qui ressemblait plutôt à une grimace. « Comme Krauss ?

— Pas nécessairement. Je préférerais que tu le lui livres en personne. Je veux que tu puisses témoigner que nous ne plaisantons pas. Si tu acceptes, je te croirai sur parole et te laisserai la vie sauve. Lui transmettras-tu le message ? »

Lainé sortit son tabac et son papier de sa poche pour se rouler une cigarette. « D’accord*. »

L’homme hocha la tête. « Parfait. Voici ce que tu répéteras à Skorzeny, exactement comme je te le dis. Trois mots seulement. Tu écoutes ? »

Lainé se pencha vers la lampe à pétrole et alluma sa cigarette. « Ouais*.

— Dis-lui : “Vous allez payer.” »

Lainé lâcha un petit rire, cueillit un brin de tabac sur sa lèvre. « Ça fera peur à Otto Skorzeny, vous croyez ? »

L’homme saisit le Browning et appliqua le silencieux contre la joue de Lainé. La chaleur du métal lui fit cligner de la paupière.

« Répète-lui ces mots, c’est tout. »

Lainé acquiesça.

« Bien. » L’homme écarta le Browning et se mit debout.

Ses deux compagnons reculèrent vers la porte.

« On se reverra. »

Ils refermèrent la porte derrière eux.

Alors survint le tremblement. Lainé pouvait à peine porter la cigarette à sa bouche. Il la fuma malgré tout jusqu’à se brûler les doigts, puis jeta le mégot par terre.

Il partit sans un regard pour les corps de Groix et de Murtagh. La chaîne détendue gisait sur le sol. Il la suivit jusqu’à Hervé, qu’il trouva recroquevillé sur lui-même dans l’obscurité, les yeux troubles, cherchant aveuglément à localiser l’odeur de son maître.

« Là, mon chien », dit-il en s’accroupissant près de l’animal.

Deux trous dans le flanc. Il y posa la main, sentit la chaleur humide et les battements du cœur affaibli. Le chien exhala un râle qui montait du fond de son poitrail. Lainé se coucha sur la terre et le tint dans ses bras, murmura en lui parlant du paradis, jusqu’à ce que le râle cesse et que le cœur ne batte plus. Il l’embrassa, une fois, puis se leva.

Dix minutes plus tard, il atteignait la ferme de Murtagh. Il frappa à la porte. Mrs. Murtagh ouvrit.

« J’ai besoin de téléphoner », dit Lainé.

Elle jeta un regard par-dessus son épaule, appela son mari.


Ryan demanda : « Le père Murtagh sait ce qui s’est passé ?

Non*. Il demande, mais je ne dis rien. Quand vous partez, je lui dis.

— Bravo, dit Skorzeny en pressant l’épaule de Lainé. Vous avez bien fait. Quand vous lui aurez raconté, vous partirez d’ici. Emportez tout, ne laissez aucune trace. Laissez ce Murtagh recevoir la police. Dites-lui qu’il ne doit pas parler de vous. Offrez-lui de l’argent s’il le faut.

— Où je vais ? »

Skorzeny réfléchit. « Vous pouvez prendre une chambre chez moi.

Merci*. » La voix de Lainé était à peine un sifflement.

« Quel âge avait l’homme au pistolet ? demanda Ryan.

— Je crois, quarante-cinq ans. Les autres, un du même âge, un plus jeune.

— Et ils n’ont pas parlé ?

Non*.

— On ne sait donc pas s’ils étaient anglais.

— Ils avaient l’air, comment on dit… » Lainé agita la main, paume à plat devant son visage. « Pâle, comme des Anglais. Pas comme des Espagnols ou des Italiens. Pas…

— Pas des Juifs, compléta Skorzeny.

Non*. »

Ryan reprit : « Le Browning est une arme des forces britanniques.

— Vous pensez au SAS ? Au MI5 ? demanda Skorzeny.

— Je ne vois pas pourquoi les services britanniques vous prendraient pour cible. S’ils voulaient votre mort, ce serait déjà fait. »

Skorzeny sourit, imprimant un pli à sa cicatrice. « Peut-être. Alors, dites-moi, lieutenant Ryan, qui sont ces hommes et que veulent-ils ?

— Je ne sais pas qui ils sont. Et vous êtes le seul à pouvoir dire ce qu’ils veulent. Une chose est claire, cependant.

— Laquelle ?

— Ils ont sûrement un informateur. S’ils en savent autant sur vous et vos… amis, c’est que quelqu’un les a renseignés. Voire travaille pour leur compte. »

Skorzeny alla à la fenêtre, face au noir. « Je vais mener une enquête. Vous aussi. Si vous trouvez cette personne, vous me préviendrez immédiatement.

— Et ensuite ?

— Ensuite, vous me l’amènerez. »

14

Charles J. Haughey était assis à son bureau, devant une tasse de café et un verre dans lequel pétillait un comprimé d’Alka-Seltzer. Ryan avait pris place en face de lui.

« De quoi avez-vous besoin ? demanda Haughey.

— Il me faut les noms et les adresses de tous les anciens nazis ou collaborateurs qui résident aujourd’hui en Irlande.

— Impossible, dit Haughey.

— Monsieur le ministre, sans cela, je ne trouverai pas la personne qui travaille avec ces hommes. »

Haughey but une gorgée d’Alka-Seltzer, éructa et dit : « Il sont plus d’une centaine sur notre sol. À notre connaissance. Il est très probable que d’autres soient entrés clandestinement. Je ne peux pas divulguer ce genre d’information, même si je l’avais en ma possession. Et à votre avis, combien parmi eux connaissent le colonel Skorzeny ?

— Très bien, dit Ryan. Notez tous ceux qui sont en contact direct avec lui. Je commencerai par là. »

Haughey se pencha en avant, bousculant de ses avant-bras la tasse de café qui trembla sur la soucoupe. « Je suis quoi, moi, votre putain de secrétaire ?

— Monsieur le ministre, je dois absolument localiser l’informateur avant Skorzeny.

— Pourquoi ? demanda Haughey. Pourquoi ne pas le laisser s’en occuper ?

— Parce que si Skorzeny met la main sur lui, je crois qu’il le torturera. Et ensuite, il le tuera. »


La secrétaire de Haughey sourit quand Ryan traversa l’accueil. Il s’arrêta à la porte, se retourna et revint vers elle.

« Excusez-moi, dit-il. Hier soir, je vous ai vue parler à une femme. Elle s’appelle Celia Hume. »

Le sourire de la secrétaire se fit narquois. Elle détailla tranquillement Ryan de haut en bas, prenant son temps. « Oui, je connais Celia. »

Ryan sentait la sueur perler à son front et couler dans son dos, il avait les joues brûlantes. « Vous savez où je pourrais la joindre ? »

La secrétaire souriait maintenant de toutes ses dents. « Et qu’est-ce qu’un gentil monsieur comme vous pourrait bien vouloir à notre Celia ? »

Il réprima une montée de colère, courte mais ardente, devant tant d’indiscrétion et répondit aimablement : « Juste la saluer.

— Je vois. » Elle griffonna un numéro de téléphone sur un bloc-notes, arracha la feuille et la lui tendit. « Si elle ne veut pas vous rendre votre salut, vous pouvez toujours venir me voir. »

Ryan lui prit le papier des mains, soutenant son regard qui le mettait en feu.


Tard dans l’après-midi, un messager apporta une grosse enveloppe en papier kraft à Ryan dans sa chambre d’hôtel. À l’intérieur était glissé un mot : Voici votre liste. Soyez prudent et détruisez-la quand vous aurez terminé.

Signé : C.J.H.

Ryan sortit trois feuilles de l’enveloppe et les étala sur le lit. Une douzaine de noms dactylographiés, certaines adresses n’indiquant qu’un lieu-dit. Ryan se représenta de petites maisons basses ou de vastes demeures au bout d’un chemin de terre, des routes sans nom que seul connaissait le facteur.

L’un des noms lui était vaguement familier : Luykx, à la tête d’une fortune constituée par l’exploitation de restaurants et de bars. Au-dessous était griffonné un commentaire.

Ne vous approchez pas d’Albert Luykx. C’est un de mes amis personnels. Je ne veux pas qu’on l’embête.

Haughey fournissait d’autres informations. Nationalités, organisations, grades, relations, professions. Il y avait des hommes d’affaires, un écrivain, un maître d’école, deux médecins, riches pour la plupart.

Ryan s’intéressa à ceux qui ne l’étaient pas.

Catherine Beauchamp, romancière, nationaliste bretonne comme Lainé. Elle travaillait pour une œuvre de charité. Elle touchait un salaire, rien d’extraordinaire, mais elle gagnait sa vie. Désirait-elle plus d’argent ? Suffisamment pour se retourner contre ses amis ?

Et Hakon Foss. Un nationaliste norvégien employé comme jardinier et homme à tout faire, essentiellement au service de Skorzeny et de ses associés. Bien placé pour observer leurs allées et venues, peut-être au point de jalouser un train de vie qui lui était interdit.

Ryan parcourut la liste encore une fois. Les hommes d’affaires s’étaient tous enrichis en Irlande. Gestion de patrimoine, hôtellerie, une imprimerie, un éleveur de chevaux de course.

Autant d’activités qui nécessitaient un capital, de l’argent, et en quantité importante. Ces hommes avaient fui le continent avec assez de liquidités, ou avec la capacité de s’en procurer, pour s’établir confortablement dans la vie. Pourquoi risqueraient-ils de perdre ce qu’ils avaient construit ? Il repensa à Catherine Beauchamp et à Hakon Foss.

Il commencerait par eux.

Ryan consulta sa montre. Presque six heures. Il tira de sa poche le morceau de papier plié. Le nom de Celia, ainsi que les chiffres étaient écrits en caractères fluides.

Assis sur le lit, il souleva le combiné du téléphone, composa le code pour obtenir la ligne, puis les numéros un par un sur le cadran, écoutant après chacun le mécanisme revenir au repos.

La sonnerie retentit cinq fois. Enfin, une femme à la voix rauque répondit.

« J’aimerais parler à Celia Hume, dit Ryan.

— Elle n’est pas là. Je peux lui transmettre un message, si vous voulez.

— Dites-lui qu’Albert Ryan a appelé, s’il vous plaît. » Il donna le numéro de l’hôtel et celui de sa chambre. La femme promit d’avertir Celia.

Ryan était assis depuis trente minutes, seul dans le silence, quand le téléphone sonna.

15

Otto Skorzeny compta l’argent posé sur le bureau, dans son cabinet de travail, pendant que Pieter Menten buvait son café. Cinq mille en dollars américains, dix mille en livres sterling et encore trente mille en devises irlandaises. Menten avait voyagé en ferry et en train, transportant la valise de Rotterdam à Harwich, en Angleterre, puis depuis le port gallois de Holyhead jusqu’à Dun Laoghaire, où Skorzeny l’attendait dans sa Mercedes.

Le Hollandais avait bien vieilli. Depuis la guerre, la vie le traitait avec douceur. Son nez long et ses pommettes saillantes lui donnaient une allure aristocratique, comme si la richesse était pour lui un droit acquis à la naissance, non pas le fruit de son travail.

L’argent avait été livré à Rotterdam par un messager arabe qui s’était chargé de retirer les fonds dans une banque en Suisse, en échange d’une commission de cinq pour cent. Skorzeny avait entendu dire, plus d’une fois, qu’il s’agissait en fait d’un Algérien de descendance berbère, mais la précision n’avait jamais été confirmée. Quelle que soit son origine, il voyageait avec deux gardes du corps, de lourds gaillards au teint basané dont la nationalité aussi était incertaine. Seul un homme très courageux, ou très stupide, aurait osé s’y attaquer.

L’Arabe touchait toujours son pourcentage en dollars. À en croire la rumeur, il le dépensait en grande partie dans les bordels d’Amsterdam, mais là encore, nulle preuve ne pouvait être apportée.

Satisfait, Skorzeny préleva mille livres irlandaises et les tendit à Menten. Il déposa le reste de l’argent dans le coffre-fort mural derrière son bureau, fit un écran de son corps massif pour taper les chiffres de la combinaison après avoir refermé la porte, puis raccrocha le paysage sur le clou.

Menten souleva l’objet rectangulaire enveloppé dans un tissu qui reposait à ses pieds. « En guise de cadeau », dit-il en anglais.

Skorzeny prit le paquet, écarta le tissu et découvrit un petit tableau au cadre tout simple montrant une jeune femme en noir, un oiseau perché sur sa main.

« De Hans Holbein le Jeune, dit Menten. Réalisé après son retour à Bâle aux environs de 1530. Charmant, vous ne trouvez pas ?

— Superbe, dit Skorzeny en s’asseyant à son bureau en face de Menten. Et j’apprécie le geste, mein Kamerad. Ce tableau provient de votre collection ? »

La collection personnelle de Pieter Menten était autrefois si importante qu’il avait fallu un train entier pour la transporter.

« Non, il a été acquis récemment. Par un vieux Kamerad, Dominik Foerster. Vous vous souvenez de lui ? »

Explorant sa mémoire, Skorzeny se rappela un homme mince à lunettes qu’il avait croisé une fois à Berlin. « Je crois, oui.

— Je suis tombé sur lui alors que je passais un week-end à Noordwijk, sur la côte hollandaise. Il vivait dans une petite pension sous un nom d’emprunt, en proie au plus grand désarroi, avec la peur constante d’être découvert par un fanatique quelconque. Je lui ai dit qu’il trouverait peut-être un havre en Irlande, ou en Amérique du Sud, à condition d’en avoir les moyens. Fort judicieusement, ses fonds sont bloqués sous la forme d’œuvres d’art arrachées aux Juifs. »

Skorzeny tint le tableau à bout de bras, admirant les détails de la robe de la jeune femme, l’éclat de ses yeux.

« En effet, c’est très judicieux. Dites-lui de solliciter Abbot Verlinden à Priorij Onze-Lieve-Vrouw van Gent. Je lui ferai une lettre d’introduction. Abbot Verlinden le présentera ensuite aux diverses institutions en Irlande et aidera notre Kamerad à organiser son voyage. Notre compte à Zurich prendra en charge les frais qu’il ne pourra assumer personnellement. »

Menten sourit. « Merci. Dominik sera extrêmement soulagé. Je le préviendrai dès mon retour à Rotterdam dans quelques jours. Avant cela, je dois visiter des biens immobiliers à Waterford.

— Waterford ? demanda Skorzeny. C’est une région magnifique. Les autorités irlandaises se sont-elles montrées accommodantes ? »

Menten hocha la tête. « Autant qu’on puisse l’espérer. Mais mon contact au ministère de la Justice me conseille de changer de nom. »

Skorzeny avait eu la chance d’être dénazifié par les autorités allemandes. Il avait fallu pour cela distribuer des pots-de-vin considérables, mais la possibilité de vivre libre en conservant son nom valait la dépense.

« Vous seriez bien avisé de suivre son conseil.

— J’en ai l’intention. » Menten opina à nouveau, un air nostalgique sur son visage rond.

« Parfait. Frau Tiernan servira le dîner d’ici une heure. Vous restez, évidemment.

— Oui, merci. » Menten se pencha en avant. « Qu’en est-il de ces meurtres ? J’ai appris la mort du Kamerad Krauss avant mon départ de Rotterdam.

— Il y en a eu un autre.

— Mon Dieu. Qui ?

— Un Breton. Pas quelqu’un d’important. Et un Irlandais. Je me suis couché tard hier à cause d’eux, mais mon ami le ministre de la Justice a mis son meilleur élément sur l’affaire. »

Skorzeny ne rougit pas de son mensonge. Il ne considérait pas le ministre comme son ami. Plutôt une connaissance utile. Il savait parfaitement que les gens comme Haughey recherchaient sa compagnie parce qu’il était une figure célèbre et que sa gloire rejaillissait sur leur personne.

Des imbéciles, tous.

« Tant mieux, dit Menten. Helmut Krauss était un type bien. Il ne méritait pas une fin pareille.

— Helmut Krauss était un ivrogne et un trousseur de jupons. Nous connaissons la fin qui nous attend, que nous la méritions ou non. »

Menten se raidit sous le regard de Skorzeny, hésitant à contester l’opinion émise sur son vieil ami. Puis il s’humecta les lèvres et dit : « Naturellement, on soupçonne les extrémistes juifs. Ou le Mossad, peut-être. »

Skorzeny songea à détromper Menten, mais comprit qu’il serait plus facile de lui laisser le réconfort de sa haine. « Bien sûr », répondit-il.


Skorzeny passa la journée du lendemain dans les champs, tandis que ses garçons de ferme conduisaient les moutons d’un enclos à un autre. Il admira les chiens et la façon dont leur maître, un long diable nommé Tiernan, rougeaud et sec comme une corde, les contrôlait avec son sifflet et ses cris.

Depuis le sommet de la pente, Skorzeny regarda les chiens déployés en arc de cercle sur l’herbe et il pensa à des avions de chasse volant en formation. Sur un bref coup du sifflet de Tiernan, ils s’immobilisèrent, prêts à bondir, dans une concentration absolue. Il y avait un père et son fils, avait dit Tiernan. Le jeune, sans qu’il fût besoin d’aucun dressage, imitait tout simplement son géniteur.

Encore un ordre donné au sifflet, et les chiens s’élancèrent, travaillant deux par deux, encerclant le troupeau, rassemblant les moutons comme des mains qui ramassent la terre. En quelques minutes, le troupeau s’était écoulé dans le champ voisin et l’un des valets de ferme refermait la porte.

Ayant accompli leur mission, les chiens coururent vers leur maître et se couchèrent à ses pieds. Tiernan les caressa l’un après l’autre derrière les oreilles avec ses mains noueuses.

À nouveau, car ce n’était pas la première fois, Otto Skorzeny s’étonna de ce qui le rendait heureux aujourd’hui. Si différent de ce qu’il éprouvait vingt ans auparavant. Jeune homme, il aimait l’odeur de la cordite, l’air brûlé par la poudre à canon, le vacarme tonitruant du combat. Et les garçons, les beaux, les forts, les courageux garçons qui défiaient la mort, tous sous son commandement.

À présent, son ventre avait grossi, ses hanches et ses genoux se rebellaient parfois ; ses poumons étaient à court de souffle quand il grimpait un versant, les cuisses douloureuses. Mais l’âge ne l’inquiétait pas outre mesure. Malgré les signes de sa dégradation physique, il conservait une bonne santé. Il pouvait encore compter sur dix ou quinze ans de vie agréable, puis dix autres supportables, peut-être, avant que son cœur ne lâche.

Il remplirait ce temps comme il s’y employait aujourd’hui, à marcher dans ses champs, à regarder le travail des hommes attachés à les entretenir et les chiens qui s’acquittaient de leur mission avec l’ardeur dont seul un esprit simple est capable.

C’était aussi ce qui faisait un bon soldat, bien sûr. Pour Skorzeny, les meilleurs fantassins étaient issus des classes ouvrières. Des hommes habitués à passer leurs journées aux champs ou à l’usine, uniquement préoccupés de la tâche devant eux. Qu’on leur donne des fusils et un ennemi sur lequel tirer et l’on pouvait contempler l’ordre naturel de la vie qui se jouait entre le feu et le sang.

Un bon membre de commando était un tout autre animal. Pour cela il fallait un esprit supérieur, pas seulement malin, une intelligence égale à la dureté du cœur.

Quelqu’un comme le lieutenant Ryan.

Skorzeny l’avait vu dès que l’Irlandais était entré dans la suite du Grand Hotel à Malahide. Ryan n’avait pas cillé en découvrant les corps dans la maison, le trou béant dans la tempe de Groix, les cheveux roussis, le cuir chevelu arraché. Il possédait ce silex au fond de lui, le même que Skorzeny.

Et Ryan était clairvoyant. Pas comme Haughey, chez qui le discernement et la ruse ne servaient que la cupidité, mais avec cette perspicacité que l’on acquiert dans des endroits du monde où l’hostilité et le sang sont maîtres. Skorzeny ne doutait pas que l’Irlandais retrouverait le traître. Mais le lui amènerait-il ? Ryan devinerait sûrement ce qui attendait l’informateur. Aurait-il le cran, en toute conscience, de livrer un prisonnier à un tel sort ?

Skorzeny n’aurait su se prononcer.

Une fois rentré chez lui, il se lava et se changea, puis se rendit dans son bureau. Il avait l’intention de convoquer Lainé, mais celui-ci l’attendait déjà, fumant une de ces cigarettes nauséabondes qu’il roulait lui-même.

Le Français malingre était assis les bras et les jambes croisées, tassé sur lui-même, de sorte qu’il ressemblait à un handicapé malformé. Skorzeny s’installa en face de lui et ouvrit l’étui à cigarettes posé sur son bureau. Il regretta que Lainé n’en ait pas pris une, au lieu d’empester le bureau avec la fumée âcre de son tabac.

« Qui est l’Irlandais* ? » demanda Lainé.

Skorzeny parlait couramment français depuis un très jeune âge. « Je vous l’ai dit. Le lieutenant Albert Ryan, G2, Direction du renseignement.

— Je ne l’aime pas. Il ne m’inspire pas confiance.

— Peu importe, répliqua Skorzeny. Laissez-le faire son boulot, c’est tout. Je n’ai aucun doute sur ses capacités. C’est un soldat. Comme moi. »

Lainé inclina la tête pour montrer que l’insulte voilée de Skorzeny ne lui avait pas échappé. « Et moi, j’étais quoi ? Une lavandière ? »

Skorzeny choisit de ne pas répondre. Il dit seulement : « J’apprécierais que vous restiez dans votre chambre ce soir. J’ai des invités importants à dîner. »

La langue de Lainé recueillit des brins de tabac sur ses lèvres. Il les recracha. « Quels invités ? »

Skorzeny considéra les fragments de tabac humide qui avaient atterri sur le cuir de son bureau. « Des membres de la classe politique. Esteban vous apportera votre repas, avec une bouteille de la cave. »

Les yeux de Lainé s’éclairèrent. « Vous avez une cave ?

Frau Tiernan servira de l’agneau, aussi je suggère un penfolds grange shiraz 1955. C’est un vin australien, mais il est excellent. »

Lainé fit une moue dédaigneuse, puis haussa les épaules et acquiesça. « Très bien. Mais je vous le répète, cet Irlandais ne me plaît pas. Comment savez-vous qu’il ne nous trahira pas ? »

Skorzeny secoua la tête. « C’est un soldat. Un bon. Il obéira aux ordres. Et de plus, j’ai quelqu’un qui le surveille. »

16

La propriétaire de la pension conduisit Ryan dans le salon aux fauteuils inconfortables dont les murs étaient tendus d’un papier peint sombre. Deux jeunes femmes l’avaient regardé sans dissimuler leur curiosité depuis le palier de l’étage quand il était entré, s’éclipsant avec des rires étouffés dès qu’il avait levé la tête.

Mrs. Highland le laissa seul sur le canapé où il se tortillait, mal à l’aise. Elle revint quelques minutes plus tard et annonça que Celia descendait dans un instant.

« Où prévoyez-vous de l’emmener ce soir ? » demanda-t-elle en s’attardant sur le seuil à la manière d’une sentinelle. Elle avait les cheveux tirés en un chignon sévère, un sourire poli et pincé.

« Au cinéma, dit Ryan.

— Oh ? Qu’est-ce qu’on y donne ?

— Le film de James Bond. Docteur No. C’est une adaptation d’un livre de Ian Fleming. »

Le sourire se fit réprobateur. « À ce qu’il paraît, ces romans sont passablement vulgaires. »

Ryan sentait la sueur perler dans le bas de son dos. « Je n’en ai lu aucun.

— Hum. Vous l’aurez sûrement compris, je tiens ici une maison respectable. Mes filles ne sont pas seulement des locataires, je les considère comme des pupilles qui ont été placées sous mon autorité. Je connais personnellement certains membres de leur famille. Sans vouloir insister, je vous serais reconnaissante de ramener miss Hume avant onze heures. »

Ryan sourit en hochant la tête.

La porte s’ouvrit et Celia entra. Ses cheveux roux flottaient librement sur ses épaules, sa robe verte à manches courtes, simple et ajustée, s’ornait d’une unique broche en émeraude. Mrs. Highland recula d’un pas, fronçant les sourcils à la vue de la peau nue piquetée de taches de rousseur. Celia ne lui prêta aucune attention.

« Albert », dit-elle.

Ryan se leva. « Celia. »

Ils restèrent debout en silence. Seul résonnait le tic-tac de la pendule sur la cheminée. Enfin, Celia dit : « Merci, madame Highland. »

La propriétaire les regarda tour à tour, puis, après s’être éclairci la voix : « Bien. Je vous laisse tous les deux. Au revoir, monsieur Ryan. »

Il inclina poliment la tête. « Au revoir, madame. »

Mrs. Highland se retira, ferma la porte derrière elle. Ryan l’entendit houspiller les autres filles dans l’escalier.

Pris sous le regard vert de Celia, Ryan avait la bouche sèche et les lèvres paralysées.

Quand il se crut sur le point d’exploser tant le silence était insupportable, elle dit : « Mrs. Highland sort toujours le grand jeu la première fois. »

Le rire de Ryan fusa comme un lévrier au départ d’une course. Il rougit et Celia sourit.

« On y va ? » lança-t-elle.


Ils étaient assis, immobiles et silencieux, dans les ombres dansantes de la salle. D’autres couples se touchaient, la femme blottie contre son compagnon, deux têtes qui parfois se rapprochaient. Tout le monde lâcha un ooh quand Ursula Andress sortit de la mer, bronzée et ruisselante.

La fille à côté de Celia se redressa un instant, puis rendit ses lèvres au garçon qui avait glissé la main dans son chemisier. Ryan épia la forme des doigts qui s’agitaient sous le tissu. Quand il détourna le regard, il vit Celia qui l’observait, un mince sourire aux lèvres, ses yeux brillants dans l’ombre.


Ils remontèrent D’Olier Street en direction de Trinity College, Celia tenant Ryan par le bras. Les lueurs des lampadaires se reflétaient sur les trottoirs qu’une averse avait mouillés pendant qu’ils étaient au cinéma. De l’autre côté de la rue, les fenêtres de l’immeuble de l’Irish Times luisaient doucement.

« Il est tellement beau, dit-elle.

— Sean Connery ?

— Oui. Je l’ai rencontré, à une soirée à Londres. Enfin, pas exactement rencontré, mais je me trouvais dans la même pièce que lui. C’était l’année dernière, peu de temps avant la sortie du film en Irlande. On savait, rien qu’à le voir, qu’il deviendrait une star. Il avait une telle grâce, comme un animal, un tigre ou un léopard, dangereux et beau à la fois. »

Dans sa bouche, les mots ressemblaient aux ingrédients savoureux d’un mets exotique.

« J’imagine qu’en réalité, ce n’est pas comme ça ? La vie d’un agent secret ? »

Ryan sourit. « Je ne suis pas un agent secret.

— Non, mais vous êtes un G2. Sur notre petite île, c’est ce qui s’en approche le plus.

— Peut-être. En tout cas, ça n’a rien à voir avec le film.

— Ah non ? » Elle fit une moue exagérément déçue. « Il n’y a pas de créatures superbes qui émergent de l’onde et se jettent à votre cou ? »

Ils avaient atteint l’extrémité de la rue où se dressait l’élégante façade de l’immeuble du D’Olier Chambers. Celia désigna l’étroite devanture du pub de Fleet Street, en face.

« Offrez-moi un verre », dit-elle.

À l’intérieur, la fumée des cigarettes obscurcissait l’atmosphère comme d’épais rideaux. Ryan alla au bar pendant que Celia trouvait deux places dans un coin tranquille. Le barman ouvrit de grands yeux quand il demanda une rondelle de citron vert avec le gin tonic, aussi dut-il se rabattre sur du citron.

Des hommes en costume, cols de chemise ouverts et visages rouges, s’esclaffaient bruyamment. Des journalistes de l’Irish Times, devina Ryan, qui s’enfilaient whiskys et pintes de bière brune en échangeant des anecdotes. Ils avaient jaugé Celia quand elle était entrée à son bras, puis suivi sa gracieuse progression dans la salle. Loin de se sentir offensé par cette convoitise, Ryan en était fier, empli d’un orgueil pareil à un filament rougeoyant dans sa poitrine.

Un certain nombre d’entre eux jugeaient sans doute scandaleux qu’une jeune femme pénètre ainsi dans un pub, mais Celia ne semblait pas s’en soucier. En revanche, l’absence de citron vert dans son cocktail la contraria.

« Un rhum coca m’ira très bien la prochaine fois », dit-elle avec un sourire poli mais glacial.

Ryan se demanda s’il devait s’excuser. Au lieu de quoi, il but une gorgée de sa Guinness. Le regard de Celia se posa quelque part sous son menton.

« N’est-ce pas la cravate que vous portiez à Malahide ? » demanda-t-elle.

Il ne put s’empêcher de tâter la soie du bout des doigts. « Ah oui ? Je ne sais pas. Je ne suis pas très versé dans la mode.

— Vraiment ? C’est un très beau costume. D’où vient-il ? »

Elle se pencha sur la table, écarta le revers et lut l’étiquette sur la poche intérieure.

« Canali. Italien… Vous vous habillez bien pour quelqu’un qui ne s’intéresse pas à la mode. Mieux que la plupart des hommes de Dublin, en tout cas. Vous êtes déjà allé à Paris ?

— Je n’ai fait qu’y passer », répondit-il.

Elle lui raconta son séjour là-bas quand elle était troisième secrétaire à l’ambassade d’Irlande. Un jour, alors qu’elle se promenait à Montmartre, un parfait inconnu l’avait abordée en lui demandant de poser pour lui.

— Vous avez accepté ? demanda Ryan.

— J’ai failli », dit-elle. Elle se pencha tout près, mit une main devant sa bouche et chuchota : « Jusqu’à ce qu’il précise qu’il voulait peindre un nu. »

Elle raconta que son père était juge à la Haute Cour. Il avait pris sa retraite quelques années auparavant. C’était un vieux bougon, raide et snob, mais elle ne l’en aimait que plus. Il évoqua son propre père et la petite épicerie où il s’échinait année après année, comme son père avant lui, sans en tirer le moindre sou.

Celia parla de la garden party en l’honneur du président Kennedy qui était prévue à Áras, la résidence officielle du président de Valera. On lui avait promis une invitation et elle avoua que l’idée de se trouver en compagnie de Kennedy et de sa femme si belle, peut-être même de les rencontrer, la faisait pouffer d’excitation comme la jeune écolière qu’elle avait été à Mount Anville, le couvent privé où elle avait été élevée.

Ils comparèrent les lieux qu’ils avaient visités, lui, en tant que soldat, elle, au titre de troisième secrétaire attachée à diverses missions diplomatiques. Ryan décrivit la froide campagne hollandaise et les rues ardentes de Sicile, les longues heures au fond de tranchées désertiques en Libye, la moiteur étouffante de l’été coréen à laquelle succédait la morsure glacée de l’hiver. Celia raconta les journées passées à taper des lettres, à servir des cafés, à aller chercher des vêtements chez le teinturier, un ennui que rattrapaient les soirées dans des suites d’hôtels avec des bars à cocktail et des meubles recouverts de feuille d’or. Les séjours de plusieurs mois, d’une ville à une autre, les week-ends sur des yachts, les banquets dans des palaces.

À vingt-six ans, elle en savait davantage sur la vie que presque tous les hommes — et sûrement toutes les femmes — que Ryan avait jamais fréquentés. Tellement différente des filles avec lesquelles il échangeait des regards timides quand il était enfant et jeune homme, tellement assurée dans ses paroles et ses gestes. Ses mains ne demeuraient pas croisées sur ses genoux, mais bougeaient en accompagnant ses phrases, audacieuses et libres. Elle n’attendait pas son tour pour parler, par respect envers son statut de mâle. Elle riait fort, d’un rire qui montait du ventre, sans se contraindre au gloussement poli qu’on s’autorise sur les bancs de l’église. Elle connaissait le monde.

Mais pas les terres désolées, les recoins sombres, les crevasses sanglantes. Il choisit soigneusement ses mots, lui donnant seulement un aperçu des terribles endroits qu’il avait traversés, pas plus. Les hommes en revenaient abîmés, l’âme arrachée. Il ne voulait pas qu’elle pense qu’il était ainsi, même s’il le craignait parfois.

Ryan avait bientôt terminé son deuxième verre de Guinness — une pinte cette fois —, tandis que Celia agitait son deuxième rhum coca.

« C’est bon de rencontrer un homme qui a voyagé, dit-elle. Ce pays est tellement centré sur lui-même. Notre petit îlot minuscule. À croire que nous sommes prisonniers derrière une clôture ou un mur, comme celui de Berlin, sauf que le nôtre longe la côte. L’unique raison pour laquelle on prend un avion ou un bateau ici, c’est pour émigrer, avec l’Angleterre ou l’Amérique pour seules destinations.

— Les voyages coûtent cher, dit Ryan. Qui peut se les payer, à part ceux qui se déplacent pour leur métier ? »

Celia se pencha en avant, brandissant son doigt, une idée enthousiaste dans les yeux. « Alors tout le monde devrait être soldat ou troisième secrétaire. »

Ryan aussi leva un doigt. « Mais qui resterait pour s’occuper des champs ? Ou pour aller à l’église. On ne peut pas laisser tous ces prêtres sans fidèles. De qui recevraient-ils la confession ? »

Elle fronça les sourcils. « C’est vrai, je n’y avais pas pensé.

— Pourquoi m’avez-vous adressé la parole ? »

Le sourire de Celia se fit hésitant. La question le taraudait depuis le soir où ils avaient dansé ensemble, mais il se surprenait en la lui soumettant.

« À Malahide, je veux dire. Pourquoi êtes-vous venu vers moi ?

— C’est une question gênante, Albert Ryan. »

Elle porta son verre à ses lèvres.

« J’aimerais quand même savoir. »

Celia posa son verre sur la table, contemplant les bulles qui pétillaient autour des glaçons.

« Je vous ai vu entrer, dit-elle. J’ai vu votre manière de marcher. J’ai pensé : cet homme-là n’est pas comme les autres. Tous ces petits garçons, politiciens, fonctionnaires, ronds-de-cuir au menton affaissé qui taillent leur crayon en surveillant la pendule. Vous étiez visiblement différent d’eux. Vous étiez visiblement… autre chose. » Elle releva les yeux. « Et aussi, vous aviez l’air un peu triste. »

Ryan se sentit nu, comme si le regard fixé sur lui transperçait sa chemise. C’était insupportable, jusqu’au moment où elle le désarçonna par un brusque sourire.

« Et quand vous avez ouvert la bouche, vous étiez comme un gamin à son premier bal. Je voyais presque votre mère cracher sur son mouchoir et vous essuyer le visage avant de vous laisser sortir.

— Cela fait longtemps que ma mère ne m’a pas débarbouillé, dit Ryan. Presque un mois, pour être exact. »

Elle éclata d’un rire clair et la main qu’elle posa sur son genou lui contracta le ventre. Il s’excusa et partit à la recherche des toilettes. Il les trouva dissimulées dans un coin au fond de la salle. L’odeur du désinfectant et des déchets humains l’accueillit quand il ouvrit la porte.

Ryan entra dans une cabine, évitant le bac qui servait d’urinoir. Il préférait l’intimité d’un espace fermé plutôt que cette position vulnérable. Lorsqu’il eut terminé, il tira la chaîne et entendit le grondement de la chasse.

Quand il ressortit, un homme mouillait un peigne au lavabo. Puis il se regarda dans le miroir en coiffant ses épais cheveux noirs.

Ryan sut aussitôt qu’il ne s’agissait pas d’un habitant de la région, avec son costume anthracite trop bien coupé, sa peau trop basanée. L’homme recula pour permettre à Ryan de se laver les mains, mais il s’attardait, prenant son temps pour ajuster sa tenue, examinant toujours son reflet dans le miroir derrière Ryan.

L’homme demanda : « Le film vous a plu ? »

Ryan retira ses mains de sous le robinet. « Pardon ?

— Le film, dit l’homme en rangeant son peigne dans sa poche. Il vous a plu ? »

Il avait l’accent américain, mais à son intonation nasale s’ajoutait une autre sonorité, une prononciation des voyelles qui évoquait plutôt une langue européenne. Son visage aurait pu passer pour bienveillant, si ce n’avait été ses yeux.

Ryan coupa l’eau et préleva une serviette en papier dans la pile au-dessus du lavabo. « Excusez-moi. Je vous connais ? »

L’homme sourit. Il avait de belles dents. « Non. Je vous ai vu dans la salle de cinéma. »

Ryan lui donnait entre quarante et quarante-cinq ans. Il avait de petites cicatrices sur les mains et ce qui était peut-être une ancienne brûlure sur le cou, pas tout à fait dissimulée par le col de sa chemise.

« C’était pas mal, dit Ryan en jetant le papier dans la poubelle. Un peu futile, mais distrayant.

— Futile, reprit l’homme d’un air pensif. Oui, le mot est juste. Amusant, mais pas franchement réaliste, vous ne trouvez pas ? »

Ryan s’écarta du lavabo et partit vers la porte. « Je ne suis pas apte à juger. Au revoir.

— Elle est très jolie. »

Ryan se figea, les doigts sur la poignée. Il se retourna et vit que l’homme indiquait du menton la salle derrière la porte.

« La fille. Celle avec qui vous sortez ce soir. Elle est très jolie. »

Ryan laissa ses mains retomber, se campa fermement sur ses jambes. « En effet.

— Mais vous visez un peu haut, non ? »

Ryan ne répondit pas.

« Je veux dire, vous ne jouez pas dans votre catégorie.

— Qui êtes-vous ? »

Le sourire de l’homme s’élargit. « Ce n’est pas bon pour vous, hein ? Si vous vous laissez dépasser par les événements, qui sait ce qui risque d’arriver. »

Ryan déplaça son poids sur l’avant de son pied droit. L’homme se préparait.

« Qui vous envoie ? demanda Ryan.

— Je ne vois vraiment pas ce que vous… »

Ryan bondit, une main à hauteur des hanches, l’autre plus haut, pour attraper l’homme, le retourner et le plaquer contre le mur carrelé. Il était rapide, mais l’autre, plus vif encore, le saisit au poignet et le déstabilisa dans son propre élan. En même temps, l’homme se plia en deux et esquiva, agile comme un danseur. La pointe acérée de son coude se planta dans l’entrejambe de Ryan.

Le souffle coupé, Ryan s’écrasa joue contre le carrelage. Il tenta de se redresser, mais ses jambes fléchirent sous les coups de pied qu’il recevait derrière. Ses rotules craquèrent en heurtant le sol humide et froid. Le genou de l’homme pesait entre ses omoplates et maintenait sa poitrine plaquée contre le mur. Une main dans ses cheveux lui tira la tête en arrière.

Ryan entendit le cliquetis métallique. Il vit l’extrémité de la lame près de son œil droit et sentit un frôlement sur ses cils, le froid au contact de sa joue.

« Ne bougez pas, mon ami. »

Ryan posa les paumes sur le carrelage, essaya de calmer sa respiration qui lui soulevait la poitrine.

« Je vous ai seulement demandé si le film vous avait plu, dit l’homme d’une voix égale. C’est tout. Il n’y a pas de quoi s’énerver ? La question n’a rien d’une menace, pas vrai ? »

L’homme lâcha les cheveux de Ryan, ôta son genou de son dos, le couteau de son champ de vision et recula.

« On se reverra, lieutenant Ryan. »

La porte grinça, livrant passage au bourdonnement de la salle, puis le silence revint. Ryan jeta un regard par-dessus son épaule. Seul, il appuya son front brûlant sur le carrelage et resta ainsi un court moment avant de se relever.

Debout devant le miroir du lavabo, il vérifia que la lame n’avait pas laissé de trace. Des taches d’humidité marquaient son pantalon au niveau des genoux, sa cravate était de travers. Il la redressa, essuya son pantalon avec des serviettes en papier. Quand sa respiration fut apaisée, il sortit.

Celia leva les yeux en le voyant approcher. « Ça va ? demanda-t-elle.

— Très bien, dit Ryan. J’ai promis à Mrs. Highland de vous ramener à onze heures. Mieux vaut partir. »

Celia eut un rire moqueur. « Oh, Mrs. Highland n’en mourra pas. Cette vieille peau devrait sortir aussi de temps en temps. Et se débarrasser des toiles d’araignée qu’elle a dans sa culotte : cela lui ferait le plus grand bien. »

Elle lâcha un petit rire et porta aussitôt les doigts à sa bouche. « Pardon. Je suis affreusement vulgaire, n’est-ce pas ? J’ai peut-être bu un verre de trop. Vous avez raison, allons-y. »

Ryan lui offrit son bras, et ils se frayèrent un chemin parmi la fumée et les hommes au teint échauffé. Il chercha des cheveux noirs, un costume bien coupé, des yeux inquisiteurs dans un visage buriné, mais ne vit partout que des journalistes ivres.


Le rideau du salon trembla quand ils arrivèrent à la porte. Celia posa une main sur la poitrine de Ryan.

« Je vous inviterais bien à entrer, mais je crains que nous ne soyons obligés de subir la compagnie de Mrs. Highland. Alors, à moins que vous n’ayez envie de la regarder tricoter, nous allons devoir nous quitter ici.

— Ici, c’est bien », dit Ryan. Une fois de plus il se trouvait à court de mots, debout les bras ballants, dans le silence qui lui était une torture. Celia le rompit avec un sourire.

« Je me suis beaucoup amusée, dit-elle. J’espère que vous m’appellerez encore.

— Oui. Absolument.

— Le restaurant du Shelbourne n’est pas trop mauvais.

— Bon, je vous y emmènerai. »

Ryan ne put s’empêcher de penser que cela ressemblait à la négociation d’un contrat, avec des promesses et des accords à respecter. Il s’en fichait, du moment qu’il la revoyait.

« Parfait », dit-elle.

Elle s’approcha, se haussa légèrement sur la pointe des pieds et l’embrassa. Un rouge à lèvres tiède, humide, parfumé. Elle lui effleura la lèvre supérieure de sa langue. Quand elle s’écarta, il la sentait encore. Cette chaleur sur lui.

« Pour l’amour du ciel, Albert, ne restez pas planté là comme si vous aviez vu la Sainte Vierge. »

Il rit à demi, toussa à demi. « Pardon. Je ne m’attendais pas… je ne savais pas… »

Elle caressa sa joue du bout des doigts. « Quelle triste figure ! Bonne nuit, Albert. »

Après l’avoir quittée, Ryan regagna sa voiture. Il lui fallut moins de quinze minutes pour revenir de Rathgar jusqu’au centre-ville. Il les consacra à essayer de penser à l’homme aux cheveux noirs qui l’avait mis à terre dans les toilettes, plutôt qu’au contact des lèvres de Celia sur les siennes.

Il n’y réussit pas.

17

Abandonnant son verre de brandy et ses invités assis au salon, Skorzeny suivit Esteban dans le cabinet de travail envahi d’ombres et prit le combiné. Le domestique alluma la lampe qui jeta un rond de lumière tamisée sur le bureau.

« Qui est-ce ? demanda Skorzeny.

— Celia Hume. »

Skorzeny attrapa une cigarette dans l’étui sur le bureau. « Alors ?

— Nous avons passé une excellente soirée. Nous sommes allés au cinéma, puis boire un verre. »

Skorzeny remarqua la voix adoucie, l’énonciation lente et mesurée par laquelle elle dissimulait l’effet de l’alcool.

Esteban se saisit du briquet posé sur le bureau, l’alluma et lui présenta la flamme. Skorzeny perçut le goût de l’essence et du tabac que la chaleur communiquait à sa gorge. Il chassa Esteban d’un geste de la main. Le domestique sortit, referma la porte derrière lui.

« Avez-vous discuté de sujets sensibles ? demanda Skorzeny.

— Non. Du moins, rien qui vous concerne, ni vous ni la mission du lieutenant Ryan pour votre compte.

— Et quelle impression vous a-t-il fait ? »

La fille marqua une pause, puis dit : « Il est très gentil. Comme un enfant, par certains côtés. Mais il y a autre chose chez lui, quelque chose que je n’arrive pas à définir. Je sais que c’est un soldat, mais il ne s’agit pas de cela. Quelque chose dans ses yeux, dans sa manière de se comporter, de parler. Pas dans ce qu’il dit. Quelque chose qui m’effraie, un tout petit peu. »

S’il l’avait voulu, Skorzeny aurait pu mettre des mots sur ce qu’elle éprouvait. Ryan portait les âmes des morts avec lui, comme tous les tueurs. Peu importait le gentleman à l’extérieur, l’apparente bienveillance, ces âmes vous regardaient à travers ses yeux.

« Quand le revoyez-vous ?

— Je ne sais pas, répondit-elle. Bientôt, je pense. Il a promis de m’appeler.

— Bien. Amenez-le à être intime avec vous. Aussi intime qu’il le désire. »

Il y eut un silence. Puis : « Que voulez-vous dire ? »

Skorzeny secoua sa cendre dans le cendrier en cristal. « Est-ce que je ne vous paie pas bien pour ce service ?

— Colonel Skorzeny, je ne suis pas une prostituée.

— Bien sûr que non, dit-il. Au revoir, miss Hume. »

Après avoir raccroché, il retourna à ses invités et au récit qu’il était en train de leur livrer. Le sauvetage de Mussolini depuis l’hôtel du Gran Sasso qui tenait lieu de prison au dictateur. Cette histoire-là captivait tous les invités politiques de Skorzeny.

Il l’avait racontée si souvent, à tant de soirées, de dîners et de banquets, qu’il avait parfois du mal à distinguer la vérité de la fiction. Dans ces moments de doute, il se disait pour se rassurer qu’il n’était pas historien. Si les gens qu’il rencontrait aimaient frémir à l’écoute de ses aventures, qui était-il pour leur refuser ce plaisir ?

Luca Impelliteri ne le leur aurait pas accordé, s’il n’en avait tenu qu’à lui.

Le lendemain du jour où l’Italien l’avait aiguillonné sur ce balcon de Tarragone, il fit porter un message à la chambre de Skorzeny l’invitant à prendre un café. À midi, Skorzeny trouva Impelliteri à la terrasse d’un café de la Rambla Nova, vêtu d’une chemise au col ouvert, lunettes de soleil sur le nez. Il claqua des doigts pour appeler un serveur au moment où Skorzeny approchait.

« Je vous en prie, asseyez-vous », dit-il.

Skorzeny s’exécuta. « Que voulez-vous ?

— Simplement bavarder », répondit Impelliteri, affichant un air cordial. Ses yeux étaient invisibles derrière les lunettes. « Un café ? »

Skorzeny acquiesça.

Impelliteri s’adressa au serveur. « Deux cafés et une assiette de pâtisseries. Je vous laisse choisir.

— Pas pour moi, dit Skorzeny.

— Oh, je vous en prie. Vous devez absolument les goûter. Les pâtisseries ici sont les meilleures que je connaisse, hors d’Italie. »

Le serveur partit chercher la commande.

« Vous vouliez parler, dit Skorzeny. Je vous écoute.

— Colonel Skorzeny, vous êtes un homme impatient.

— Entre autres choses. Ne me provoquez pas. »

L’Italien sourit. « Dans ce cas, inutile de vous faire attendre plus longtemps que nécessaire. Comme nous en avons discuté hier soir, je me trouvais sur le Gran Sasso quand vous avez enlevé le Duce. Je vous ai vu contourner l’hôtel au pas de course en cherchant à entrer. Je vous ai vu détaler devant les chiens de garde — une chance pour vous, ils étaient enchaînés — et je vous ai vu incapable d’escalader un mur d’à peine un mètre et demi de hauteur. Vous avez dû vous servir de l’un de vos hommes comme marchepied. C’était presque comique. »

Le serveur revint, posa les cafés devant eux et une assiette de pâtisseries au milieu de la table. Les gâteaux luisaient au soleil, confiture rouge et crème jaune serties dans une pâte si légère qu’elle aurait pu être soufflée par la brise. Impelliteri offrit l’assiette à Skorzeny.

« Non », dit celui-ci.

Impelliteri haussa les épaules, prit un mille-feuille et fit une mine extatique en y plantant les dents.

Skorzeny frappa quelques coups sur la table pour ramener l’Italien à la conversation. « D’accord. Vous contestez la véracité historique de l’opération Eiche. Vous prétendez que mes Kameraden et moi-même sommes des menteurs, que vous savez mieux que nous ce qui s’est passé. Que peut bien me faire votre opinion ? »

Impelliteri se tapota la bouche avec une serviette en papier pour essuyer les miettes du gâteau. « Mon opinion, en effet, ne peut en rien vous préoccuper. Après tout, qui suis-je ? Mais je crois que celle du Généralissime ne vous laisserait pas indifférent. Finalement, c’est à son indulgence que vous devez d’être accueilli en Espagne. S’il découvrait votre imposture, s’il pensait que vous l’avez trompé pour vous attirer ses faveurs, peut-être alors vous retirerait-il son amitié. Auquel cas ce beau pays ne vous paraîtrait pas aussi hospitalier. Vraiment, goûtez une de ces pâtisseries. Elles sont délicieuses. »

Une fois encore, il présenta l’assiette. Skorzeny la repoussa.

« Mon ami Franco ne croira pas à ces balivernes. Il saura reconnaître la vérité telle qu’elle surgit dans le document historique.

— Le document historique, répéta Impelliteri. Vous vous gorgez de ces mots comme si, à force de les prononcer, vous leur donniez réalité. Il n’y a pas de document historique. Il n’y a que de la propagande SS et votre fanfaronnade. »

Skorzeny se leva en repoussant sa chaise qui racla bruyamment le trottoir. « J’en ai assez entendu. Ne venez plus m’importuner. »

Il tourna ses pas vers l’hôtel, les eaux bleues et lisses de la Méditerranée au loin.

La voix d’Impelliteri s’éleva dans son dos. « Attendez, colonel Skorzeny. Je ne vous ai pas encore dit ce que je voulais. »

Skorzeny se figea. Il savait dans ses tripes ce que l’Italien demanderait.

18

Ryan dormit peu, à l’étroit dans le lit d’hôtel trop court pour ses jambes. Quand il ne pensait pas à Celia et à ses lèvres sur les siennes, il tournait dans son esprit le souvenir de l’homme aux cheveux noirs et de sa lame.

Il se jouait divers scénarios.

Dans l’un, l’homme ne le terrassait pas, ne le mettait pas à genoux sur le sol poisseux d’urine. Ryan prenait le dessus, le désarmait et lui faisait avouer, tremblant et vaincu, tout ce qu’il voulait savoir.

Dans un autre, Celia le conduisait dans le salon de sa pension, renvoyait Mrs. Highland comme une domestique. Là, sur le canapé inconfortable, Celia l’embrassait encore et sa langue cette fois insistait, explorait, toute de douceur et d’agilité. Elle guidait ses mains, les amenant jusqu’aux endroits les plus secrets, les plus chauds de son corps.

Quand il s’endormit enfin, il rêva du goût de son rouge à lèvres, de sa bouche ouverte, de son haleine qui sentait l’alcool et le tabac. Mais au moment où il se rapprochait d’elle, elle devint l’une des prostituées chez qui les gars l’avaient emmené en Sicile et en Libye, dodue, caressante, exhalant une odeur de transpiration et de savon.

Et l’homme l’épiait dans un coin, son couteau à la main.

« Elle est très jolie », dit-il, la lame du couteau dressée entre ses jambes, luisante et obscène.

Ryan s’éveilla dans le gris de l’aube, les couvertures enroulées autour des chevilles. Il se dégagea et s’assit au bord du lit, attrapa sa montre sur la table de chevet. Un peu plus de cinq heures. Il se frotta les yeux, bâilla, la bouche encore pâteuse sous l’effet de la Guinness.

Son estomac gargouillait. Une heure et demie à attendre avant que le petit déjeuner ne soit servi. Quatre-vingt-dix minutes, livré à ses seules pensées. Faire de l’exercice était l’unique réponse.

En caleçon, il se leva et étira les bras vers le plafond pour assouplir les muscles de son dos. Puis il se pencha en avant, jambes tendues, l’extrémité de ses doigts cherchant le sol, de plus en plus bas, jusqu’à toucher le motif vulgaire de la moquette.

Allongé par terre, il coinça ses pieds sous le lit, croisa les mains derrière la tête et commença une série d’abdominaux.

L’effort mettait de l’ordre dans son esprit.

Il pensa à Otto Skorzeny, réputé autrefois pour être l’homme le plus dangereux d’Europe. À présent reconverti en gentleman farmer. Les dix-huit années écoulées depuis la fin de la guerre l’avaient-elles lavé de ses péchés ? Jusqu’à un certain point, il méritait le respect et l’admiration que lui vouaient les autres soldats. Tacticien de génie, il avait révolutionné la vision que les hommes se faisaient du combat. Mais c’était aussi un nazi. Et pas un pauvre conscrit qu’on obligeait à défendre la cause. Non, il avait adhéré au parti longtemps avant la guerre et s’était engagé volontairement sous les drapeaux du Reich, sans que personne ne lui force la main.

Quoi que ces tueurs veuillent obtenir de lui, quel que soit le sort qui lui était réservé, beaucoup de gens déclareraient que ce n’était que justice.

Beaucoup de gens, mais pas tout le monde.

Ryan se rappelait les conversations qu’il écoutait, enfant, dans la boutique de son père, quand il rangeait des boîtes sur les étagères et balayait le sol pour gagner trois sous. Les hommes discutaient de ce qui se passait en Europe. Ils parlaient du chancelier Hitler. De Valera — qui était encore Taoiseach à l’époque, porté par le succès de la révolution — s’alignerait-il avec Chamberlain ? Si les choses en arrivaient là, demanderait-il à ses concitoyens irlandais de combattre aux côtés des Anglais ?

Impensable, disaient les uns. Le vieux Dev ne vendra jamais les siens aux Anglais.

Mais ce Hitler, alléguaient les autres, il n’en sortira rien de bon. Tous ces cris et ces gesticulations… Il faut lui apprendre à bien se tenir.

Ce n’est qu’un fervent nationaliste, comme nous, qui veille sur les intérêts de son peuple. Exactement comme ce vieux Dev, comme Pearse et Connolly en 1916.

Non, non, rien à voir. Dev et les autres se battaient pour la liberté. Ce Hitler est un dictateur, purement et simplement, et un fasciste.

Ainsi se renvoyait-on les arguments, pendant que le jeune Albert Ryan balayait le sol et nettoyait les vitres, et que son père se taisait derrière son comptoir toujours propre. Ça n’a rien à voir avec moi, disait-il. Qu’ils se battent s’ils en ont envie, du moment qu’ils me laissent tranquille, moi et les miens.

La suite donna raison au père de Ryan. L’Irlande resta à l’écart, tant bien que mal.

Mais pas Ryan. Il vit ce que les nazis avaient fait, les restes carbonisés du continent qu’ils avaient violé et mutilé. Les hommes, les femmes et les enfants, les êtres humains, errant sur les routes, avec toutes leurs possessions serrées dans leurs mains ou attachées sur leur dos. Ils parlaient de ce qu’ils avaient laissé derrière eux. Non pas les objets, mais les corps. Les corps de ceux qu’ils aimaient, abandonnés aux chiens et à la vermine.

Ryan en rêvait encore. Pas aussi souvent qu’autrefois mais de temps à autre. Il remerciait Dieu de ne pas être entré dans les camps. Les histoires circulaient dans toute l’Europe, racontant les squelettes vivants, les fosses communes, les cadavres entassés, à demi brûlés, à demi enterrés.

Des hommes comme Skorzeny avaient fait cela. Volontairement.

Et à présent, Ryan les protégeait.

Il s’immobilisa, poitrine sur les genoux, bloquant sa respiration. Il avait cessé de compter, ne savait pas à combien il en était. Peu importait. Il se tourna de l’autre côté, en appui sur les bras, les mains à plat sur le sol, et fit des pompes.

Qui étaient les prédateurs qui traquaient Skorzeny ? L’homme qui l’avait humilié la veille était-il l’un d’eux ? Ou était-il autre chose ?

Il s’abaissait, remontait. La sueur en tombant laissait des taches sombres sur la moquette. Il adorait sentir les muscles de ses épaules et de ses flancs se raidir sous l’effort, la clarté qui l’envahissait tout entier. Il continua jusqu’à ce que son corps le brûle, malgré l’air comprimé dans ses poumons, ses pensées papillonnant entre un homme aux cheveux noirs et une femme aux cheveux roux, sans savoir lequel des deux il craignait le plus.

L’esprit libéré par l’épuisement, il reprit le dossier fourni par Haughey et lut plusieurs fois les annotations du ministre, ainsi que les siennes. Il avait beau tenter d’élargir son champ de vision, deux noms concentraient toujours ses soupçons :

Hakon Foss et Catherine Beauchamp.

Il se répéta l’adresse de la femme et alla consulter la carte dépliée sur le bureau.


Ryan s’était lavé, rasé, avait revêtu son vieux costume et il s’apprêtait à descendre prendre le petit déjeuner quand le téléphone sonna. La réceptionniste demanda si elle pouvait lui passer un appel. Le correspondant n’avait pas souhaité décliner son identité. Un monsieur étranger, précisa-t-elle.

« Oui, dit Ryan, qui avait deviné.

— Bonjour, lieutenant Ryan, fit la voix d’Otto Skorzeny.

— Bonjour.

— Qu’avez-vous à me rapporter aujourd’hui ? »

Ryan annonça qu’il avait deux noms sur lesquels il souhaitait enquêter, dans l’entourage proche de Skorzeny.

« Qui donc ? »

Ryan marqua une pause. « Je préférerais ne pas répondre.

— Ah non ?

— Non.

— Et si j’insiste ?

— Je refuserai », dit Ryan.

Skorzeny garda un instant le silence. « Très bien », lâcha-t-il au bout d’un moment.

Ryan songea à lui parler de l’homme aux cheveux noirs. Il ne concevait aucun avantage à tenir l’information secrète, mais ne voyait pas non plus comment la livrer sans révéler à Skorzeny qu’il s’était retrouvé à genoux dans les toilettes d’un pub. Il savait d’instinct et d’expérience que montrer pareille faiblesse à un homme comme Otto Skorzeny pouvait être fatal. Devait-il prendre ce risque ?

Avant qu’il n’ait pris sa décision, Skorzeny déclara : « J’aimerais vous faire part d’une invitation. »

Ryan cligna des yeux, troublé. « Ah ?

— Chez moi. Je reçois quelques intimes demain soir. Certains ne vous seront pas étrangers. Notre ami le ministre, en premier lieu. Dites-moi, avez-vous une bonne amie ? »

Ryan hésita. « Je connais une jeune femme », finit-il par dire, en se maudissant pour cette réponse ridicule. Il entendit le sarcasme dans la voix de Skorzeny.

« Eh bien, amenez donc cette jeune femme que vous connaissez.

— Merci.

— Et encore une chose… Soyez prêt à combattre.

— Pardon ?

— Nous croiserons le fer. Je vous ai dit que je cherchais un adversaire respectable. Vous êtes peut-être cet homme-là. Je vous attends demain soir. »

La communication fut coupée.


Après un copieux petit déjeuner, Ryan déposa son beau costume chez un teinturier, puis se rendit à pied dans Capel Street où la boutique du tailleur venait d’ouvrir. Lawrence McClelland était en train de ranger des cartons de chemises sur une étagère quand Ryan entra. Il se tourna vers son visiteur et ne le reconnut pas tout de suite. Puis son visage s’éclaira.

« Ah, monsieur… Alors, comment trouvez-vous le Canali ?

— Parfait », dit Ryan.

McClelland contourna la table sur laquelle s’entassaient vêtements et pièces de tissu. « Qu’y a-t-il d’autre pour votre service ce matin ?

— J’aimerais voir des cravates, dit Ryan. Et une ou deux chemises, peut-être. »

McClelland hocha la tête, rentra la poitrine. « Faudra-t-il aussi les porter au compte de Mr. Haughey ?

Ryan n’hésita pas.

« Oui, je vous prie », répondit-il.

19

Ryan quitta Dublin par le nord et fila en direction de Swords. Le paysage urbain laissa bientôt place à de vertes prairies. Quelques minutes plus tard, la masse blanche de l’aéroport apparut. Un avion d’Aer Lingus, non loin, s’élançait vers le ciel. L’aéroport s’était rapidement développé depuis sa construction à la fin des années 1940, offrant des vols pour toutes sortes de destinations.

La carte dépliée sur le siège passager à côté de Ryan portait un cercle tracé au crayon, indiquant le domicile de Catherine Beauchamp.

Il traversa Swords, avec sa grand-rue calme et tranquille, puis le quartier de logements sociaux de Seatown. Des gamins aux visages sales interrompirent leur partie de foot pour le regarder passer. Des chiens poursuivirent la voiture en aboyant. Au bout d’une centaine de mètres, ils renoncèrent, satisfaits d’avoir protégé leur territoire.

Ryan roulait maintenant en gardant un œil sur la carte posée en travers du volant, un œil sur sa conduite. La route se rétrécit pour franchir un pont qui enjambait la rivière. Il tourna ensuite à droite dans une voie à peine assez large pour la Vauxhall. Des branches d’arbres frottaient contre la carrosserie.

Il longea le chemin, bordé par une végétation dense sur sa gauche, par l’eau de l’autre côté. La rivière, mince fuseau tout d’abord, grossissait peu à peu jusqu’à atteindre vingt mètres de large, puis cinquante, puis cent, avant de s’épanouir en estuaire.

Des cygnes sortis des roseaux s’aventurèrent sur la chaussée et l’obligèrent à freiner. Ils ne se montrèrent pas le moins du monde effarouchés quand il avança doucement vers eux. Jouant sur l’embrayage, il gagna encore quelques pouces de terrain, mais les cygnes consentirent seulement à reculer, sans nulle intention de dégager le passage.

Ryan descendit de voiture et tenta de les chasser. Ils sifflèrent dans sa direction, puis reprirent leur lent dandinement. Ryan écarta les pans de sa veste, comme des ailes qu’il battit vers eux en déployant la plus grande envergure possible. Enfin, son manège agaça suffisamment les volatiles pour qu’ils retournent à l’eau. Il remonta en voiture et repartit.

Plus loin, le chemin décrivait un arc en se rapprochant de la berge, à un endroit où la rive formait une péninsule miniature. L’eau venait lécher les traces et les pneus de la Vauxhall perdirent leur adhérence dans la boue. Au moment où les roues se stabilisaient à nouveau sur une surface plus dure, un mur émergea de la haie, puis une arche de pierre dans laquelle s’ouvrait un portail. Ryan ralentit et consulta la carte.

Oui, c’était là, une langue de terre qui avançait dans l’estuaire.

Il arrêta la voiture sur l’accotement d’herbe drue qui s’étendait entre le chemin et le bord de l’eau, serra le frein à main et ôta la clé du contact. Un vent froid soufflait depuis le large. Sur l’autre rive de l’estuaire, estompée par la brume, il apercevait Malahide.

Le portail était fermé à clé. Glissant un coup d’œil entre les barreaux, il aperçut une maison basse, avec un jardin superbement entretenu, une allée de gravier et, sur un côté, une grange qui servait d’écurie.

Une femme mince, debout près de l’écurie, se tourna vers lui. Elle tenait à la main un seau de fourrage dans lequel un cheval plongeait la tête, son long cou penché par-dessus une porte en bois rafistolée avec des plaques de tôle ondulée.

« Catherine Beauchamp ? » lança Ryan.

La femme posa le seau, enfonça les mains dans les poches de son pantalon et s’approcha.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, avec une pointe subtile d’accent français.

— Je m’appelle Albert Ryan. Je travaille pour la Direction du renseignement. » Il montra sa carte. Elle s’arrêta au milieu de la pelouse, trop loin pour déchiffrer. « J’aimerais vous parler, dit-il.

— Moi, je ne suis pas sûre d’en avoir envie », répondit-elle dans un anglais parfait, d’une voix légèrement rocailleuse. Ses cheveux gris étaient coiffés au carré et relevés par des barrettes. Ryan distinguait ses traits fins, creusés par l’âge, et les rides sur sa lèvre supérieure qui signalaient une grosse fumeuse.

« Je travaille pour Otto Skorzeny. » C’était un tout petit mensonge, et il ne le regretta pas en la voyant changer d’expression. « J’enquête sur les meurtres d’Alex Renders, Johan Hambro et Helmut Krauss. Et Élouan Groix. »

Elle se raidit. N’avait-elle pas appris la mort du Breton ?

« Je ne vois pas de quoi vous parlez, dit-elle, gardant ses distances, la voix moins assurée. Je crains que vous ne soyez venu pour rien.

— Peu importe, j’aimerais quand même vous dire un mot. Ça ne prendra pas longtemps. » Il décida de tenter un quitte ou double. « Je préférerais ne pas avoir à rapporter au colonel Skorzeny que vous avez refusé de coopérer. »

Le visage de la femme se durcit. Elle s’avança résolument vers le portail.

« Les menaces vous serviront, provisoirement, mais elles se retourneront contre vous au bout du compte, monsieur… comment avez-vous dit ?

— Ryan. Lieutenant Albert Ryan. »

Elle tira une clé de sa poche et ouvrit le portail.


Beauchamp fit chauffer un pot de café sur le feu et servit deux tasses. Elle en posa une sur la table devant Ryan. Le café était éventé et amer, mais il le but sans sourciller.

À l’intérieur, la maisonnette ressemblait quelque peu à celle où était mort Élouan Groix, plus tard abandonnée par Célestin Lainé. La cuisine tenait lieu de salle de séjour, avec son évier et sa cheminée. L’une des portes était entrouverte et Ryan aperçut un lit fait avec soin, des étagères lourdes de livres. La cuisine aussi comportait quatre bibliothèques, pleines. Il y avait plusieurs bloc-notes sur la table, des carnets, des feuilles couvertes de caractères ornés, disposés en vers, dans une langue que Ryan ne reconnaissait pas.

« J’écris toujours, dit Beauchamp en prenant une chaise en face de Ryan. Personne ne veut me publier désormais, mais je continue à écrire, parce que je ne peux pas faire autrement.

— De la poésie ? demanda Ryan.

— Oui, surtout, et aussi des essais, des histoires. Autrefois j’écrivais des romans, mais je m’en suis détournée.

— En breton.

Ouais*, dit-elle, passant soudain au français. C’est une langue magnifique, lyrique, très musicale. Mon travail supporte mal la traduction en anglais, qui n’a pas le rythme, la mélodie du breton. Le breton ressemble davantage au cornique et a beaucoup en commun avec votre irlandais. Et vous, vous parlez irlandais ?

— Je me rappelle seulement quelques mots que j’ai appris à l’école », répondit Ryan.

Elle eut un sourire triste et alluma une cigarette. « Vous ne parlez pas votre propre langue ? Vous préférez celle de votre oppresseur ? Vous ne trouvez pas que c’est tragique ?

— Je n’ai jamais eu envie de l’apprendre. »

Elle exhala sa désillusion, en même temps que l’air et la fumée qui sifflaient dans sa poitrine. « Allez-y, posez vos questions. Je répondrai si je peux.

— Êtes-vous proche d’Otto Skorzeny ?

— Non, pas tellement. Il m’a aidée à venir en Irlande avec d’autres Bretons. Célestin le connaît mieux.

— Célestin est un de vos amis ? »

À nouveau, le sourire triste. Elle releva un genou au menton, coinçant le talon de sa botte sur le bord de la chaise. « Oui. Plus que ça. Il y a des années, nous étions amants. Maintenant, je ne sais pas.

— Élouan Groix est mort dans la maison de Lainé. »

Elle fixa un point dans le lointain, à des lieues de sa maison. « Pauvre Élouan. C’était un brave type. Mais pas très fort. Pas un combattant. Comment va Célestin ? Il a été blessé ?

— Non, répondit Ryan. Mr. Lainé habite en ce moment chez le colonel Skorzeny, pour autant que je sache. Vous l’avez connu en France ?

— Oui. On militait ensemble, dans les années trente.

— Pendant la guerre aussi ?

— Lui, il se battait. Moi, j’écrivais. De la propagande. Des essais, des articles, ce genre de choses. On distribuait des tracts dans les villes et les villages.

— Vous avez collaboré. »

Elle ramena son regard sur Ryan, ses yeux comme des aiguilles qui lui transperçaient la peau. « Appelez ça comme vous voudrez. Moi, je me considérais comme patriote et socialiste. Les Allemands nous promettaient notre indépendance, notre propre gouvernement. Nous les avons crus. Nous étions naïfs, peut-être, mais n’est-ce pas l’apanage de la jeunesse ? »

Beauchamp aspira une profonde bouffée. L’extrémité de sa cigarette rougeoyait dans la pièce peu éclairée. Elle retint la fumée un moment dans ses poumons avant de la rejeter par le nez, puis fut saisie d’un accès de toux. Elle sortit un mouchoir en papier de sa poche et cracha.

« Dites-moi… Connaissez-vous l’expression Gardien du Seuil ? »

Ryan secoua la tête. « Non.

— C’est un concept du spiritualisme. Ou de l’occultisme, selon la manière dont vous voyez les choses. On lui attribue diverses significations. Pour certains, le Gardien est un esprit malfaisant qui s’attache à une personne vivante. D’autres le décrivent comme un démon du passé, un reflet de nous-même dans une vie antérieure. Nous avons tous ça. Quelque chose qui se cache dans notre ombre, quelque chose qui nous fait honte. »

Elle contempla les volutes de fumée bleue suspendues dans l’air entre eux.

« Je ne comprends pas, dit Ryan.

— Ce que j’ai fait pendant la guerre, les gens avec qui je me suis liée, les choses que j’ai écrites. Ce que j’ai accepté d’être dans cette vie-là. Tout ça, c’est mon Gardien du Seuil.

— La culpabilité, vous voulez dire.

— Peut-être. Si j’avais su la vérité… Les Allemands qui nous promettaient tant de choses, si j’avais su ce qu’ils infligeaient à ces gens, les Juifs, les Tziganes, les homosexuels, j’aurais fait un choix différent. Vous me croyez ? »

Ryan ne répondit pas. Il demanda seulement : « Vous en voulez à Otto Skorzeny ?

— Dans quel sens ?

— Tous les sens. »

Elle rit. « Je lui en veux d’être devenu riche et gros. Je lui en veux parce que son amour de l’argent et du pouvoir a englouti l’amour pour son pays. Parce qu’il joue les bêtes de cirque pour la bourgeoisie irlandaise. Vous faut-il d’autres raisons ? »

Ryan se pencha vers elle, froissant de ses avant-bras les pages de poésie sur la table.

« Est-ce que quelqu’un est venu vous voir pour vous interroger sur le colonel Skorzeny ou sur d’autres personnes comme vous ? »

Elle essaya de le cacher, mais trop tard, Ryan le vit dans ses yeux. Un vacillement, aussitôt disparu.

« Des gens comme moi ?

— Des ressortissants étrangers. Des réfugiés.

— Vous voulez dire des nazis, dit-elle. Des collabos.

— Oui. »

Elle écrasa sa cigarette. Des étincelles de tabac encore embrasé voletèrent au-dessus du cendrier. « Pourquoi me posez-vous cette question ?

— Ceux qui s’en prennent aux associés de Skorzeny, à vos amis…

— Mes amis ? Ce ne sont pas…

— Peu importe. Ils sont la cible d’une organisation très efficace. Et ils ont un indic. Quelqu’un qui est en contact avec l’entourage de Skorzeny. Quelqu’un qui a une raison de se retourner contre ses amis. Quelqu’un comme vous. »

Elle secoua la tête, les yeux lointains. « Quelle absurdité ! D’où tenez-vous cette idée ? C’est ridicule. »

Ryan l’observa en silence. Elle tourna les yeux vers la fenêtre donnant sur le jardin et ne bougea plus. Il compta les secondes, jusqu’à ce qu’elle reprenne enfin la parole. « J’aimerais que vous partiez à présent, dit-elle.

— Écoutez-moi… Si vous avez trahi le colonel Skorzeny, votre seul espoir, c’est de me l’avouer maintenant. Si vous avez transmis des informations à d’autres, dites-moi qui ils sont et ce que vous leur avez appris. »

Elle ouvrit la bouche, la referma, l’ouvrit encore. « Je… je n’ai pas… pas moi. »

Ryan fit un geste vers elle et lui toucha le bras. Elle se raidit.

« Vous savez ce que Skorzeny vous fera. Parlez-moi et je vous protégerai. »

Elle secoua la tête et sourit. « Quel enfant vous faites !

— Sur ma vie, je jure que… »

Elle abattit la paume de sa main sur la table au milieu des feuilles éparses. « Si Otto Skorzeny souhaite la mort d’un homme, ou d’une femme, alors la mort viendra. Vous ne le savez pas, ça ? Il a enlevé Mussolini au sommet d’une montagne. Il a baisé Evita sous les yeux de Perón. Ensuite, il a détourné des fonds qui étaient tombés aux mains de ce sale fasciste et on l’a remercié. Tel est son pouvoir. Pas de fonction officielle, pas de titre. Aucune loi ne l’arrêtera. »

Beauchamp alla à l’évier et resta là, les deux mains crispées sur le rebord.

Ryan se leva. « S’il vous plaît, réfléchissez. Le choix est simple. Vous savez ce que Skorzeny vous fera s’il vous trouve avant. Ou bien vous me parlez, à moi, ou… »

Elle fouilla soudain derrière le rideau de tissu Vichy accroché sous l’évier et se retourna, braquant un petit pistolet semi-automatique sur la poitrine de Ryan. Un.25 ACP, pensa-t-il. L’arme tremblait dans sa main. De son autre main, elle fit coulisser la glissière.

Ryan mit les mains en l’air à hauteur des épaules.

« Il me soupçonne ? demanda-t-elle.

— Je ne lui ai pas donné votre nom, répondit Ryan. Mais il sait qu’il y a un indic. Je n’ai pas eu de mal à vous localiser, ce sera tout aussi facile pour lui. Et il vous cherchera. Je vous en prie, laissez-moi vous aider. »

Les larmes jaillirent des yeux grands ouverts de Beauchamp, de grosses larmes qui roulèrent sur ses joues et mouillèrent son chemisier. La peur accélérait sa respiration, lui soulevait la poitrine. Elle s’essuya les joues et renifla bruyamment. « Ils m’ont dit qu’il ne m’arriverait rien. Ils me l’ont promis. C’était ma pénitence. Je leur ai donné ce qu’ils demandaient pour que Dieu me pardonne. Est-ce que Dieu m’a pardonné ?

— Je ne sais pas. Qui étaient-ils ?

— Ils m’ont montré des photos. Les enfants… » Sa main libre se crispa sur son ventre, pétrissant la chair. « Les enfants morts. Les os. Leurs yeux morts. Leurs bouches ouvertes. Les mouches sur leurs lèvres.

— Ce n’est pas vous qui leur avez fait ça. » Ryan s’approcha en contournant la table. « Vous me l’avez bien dit, vous ne saviez pas. Allez, lâchez ce pistolet.

— Est-ce que Dieu me pardonnera ?

— Je ne sais pas. Catherine, je vous en prie, lâchez ce pistolet. On trouvera un moyen. Vous pourrez vous enfuir, quitter ce pays. »

Elle demanda une dernière fois, avec insistance : « Est-ce que Dieu me pardonnera ? »

Ryan baissa les mains. « Oui. Il vous pardonnera. »

Catherine Beauchamp sourit. Elle ouvrit grande la bouche, leva le pistolet, enfonça le canon entre ses dents et ferma les yeux.

Ryan dit : « Non ! » mais il n’eut même pas le temps de faire un pas en avant.

20

Célestin Lainé avait tellement apprécié le penfolds grange shiraz la veille qu’il était descendu furtivement à la cave pour prendre une deuxième bouteille. Sur l’étroit escalier en bois, il avait perçu l’air froid et humide qui s’insinuait sous ses vêtements, jusqu’au moment où, posant le pied sur le sol en ciment, il était resté ébahi devant le spectacle offert à ses yeux. D’innombrables alignements de bouteilles en provenance du monde entier, les unes propres et luisantes, d’autres aveuglées par la poussière du temps. D’une rangée à l’autre, se pourléchant déjà les lèvres, il lui avait fallu plusieurs minutes avant de mettre la main sur un deuxième shiraz.

À présent, dans la claire lumière du jour, il lui semblait sentir son cerveau cogner contre les os de son crâne. Le seul remède, évidemment, c’était de boire encore. Il repartit à la cave avec l’espoir d’y dénicher un autre penfolds grange, mais n’en trouva pas. Son choix s’arrêta donc sur un vin blanc italien, plus que correct, même s’il aurait mérité de passer une heure au frais.

Il se promena sur les terres de Martinstown House, tenant d’une main la bouteille débouchée, l’autre fermant les pans de sa veste. La résidence de Skorzeny offrait un ensemble impressionnant. Lainé lui-même n’était pas de ceux qui aiment étaler leur richesse — il n’avait jamais eu d’argent —, mais il ne put s’empêcher d’admirer la maison aux ailes spacieuses, ses fenêtres cintrées, les jardins tout autour. Debout à quelque distance, il considéra la propriété.

Oui, Skorzeny avait réussi. Si Lainé avait eu son ambition, peut-être se serait-il bâti une fortune semblable. Sauf qu’il aurait tout dépensé en alcool.

Il but une gorgée au goulot. Le vin finissait par l’écœurer, sucré et sirupeux dans sa gorge.

Plus loin, l’un des gardes de Skorzeny patrouillait tranquillement dans les environs, sans tenter de cacher sa kalachnikov. Lainé le salua d’un hochement de tête. Le garde grogna une réponse en allemand. Ils étaient cinq comme lui, réfugiés d’Allemagne de l’Est et introduits clandestinement en Irlande, partageant deux pièces dans l’une des dépendances.

Hakon Foss apparut devant la façade de la maison, vêtu d’une salopette tachée de boue, un arrosoir à la main. Lainé lui fit un signe de la main. Foss répondit de même.

Le Norvégien s’agenouilla devant l’une des plates-bandes qui bordaient le mur. Des fleurs printanières nourries de compost éclataient comme un feu d’artifice. Foss entreprit de désherber. Il déposait les brins et les touffes indésirables sur le gravier à côté de lui.

Lainé traversa l’allée.

Foss leva les yeux. « Hallo », dit-il.

Lainé sourit. « Ça travaille dur ? »

Le Norvégien haussa les épaules. « Pas dur. Je commence il y a deux jours. Le colonel, il téléphone, il dit venez, il y a encore du travail. Pour faire quoi ? »

Lainé lui tendit la bouteille. Foss sourit, la prit et but. Sa pomme d’Adam montait et descendait à chaque goulée. Il rendit la bouteille et s’essuya la bouche.

« Vous ne voulez pas de ce travail ? demanda Lainé. Vous n’avez pas besoin de l’argent ? »

Foss se remit à fourrager de ses gros doigts dans le compost. « Oh, oui, je veux le travail. Je veux l’argent. Toujours, je veux l’argent. »

Lainé porta le goulot à ses lèvres et avala une rasade. « C’est bon d’avoir de l’argent. »

Foss rit, haussa les épaules, acquiesça. « Oui. Oui. L’argent, c’est bon. Et manger, aussi. Et avoir un endroit où dormir. L’argent, c’est bon pour toutes ces choses. »

Lainé sourit, tapota l’épaule de Foss et prit congé. Puis, s’éloignant de la maison et du jardin, il se dirigea vers les dépendances. Des poules grattaient la terre sur son chemin. Il les poussa de la pointe de sa botte.

Il trouva Tiernan dans une grange ouverte, penché sur une masse de poils frémissants. L’homme au visage rougeaud interrompit ses jurons et leva les yeux quand Lainé entra.

« B’jour », dit-il avec un hochement de tête respectueux.

L’un des colleys de Tiernan, une femelle, était couché sur un tas de couvertures dans un parc de planches grossièrement assemblées. Une demi-douzaine de chiots se bousculaient autour d’elle.

« Quel âge ? demanda Lainé.

— Sept semaines, répondit Tiernan. Une saleté de chien errant l’a chopée. Résultat : six bâtards dont on ne pourra rien tirer. J’aurais dû déjà les noyer, mais j’ai flanché. Ils sont à peu près sevrés maintenant, plus possible de reculer. J’attends juste d’avoir le courage de les balancer à la rivière. »

Tendant une main maigre et noueuse, le vieil homme gratta l’un des chiots derrière les oreilles. Le petit animal lui lança des coups de pattes et mordilla la peau tannée de ses dents fines comme des aiguilles. Ses frères et sœurs entrèrent à leur tour dans le jeu.

« Je vais en prendre un », dit Lainé. Il s’accroupit, posa la bouteille et examina les chiots qui se pressaient autour de la main de Tiernan. Tous sauf un, un mâle brun et noir, plus petit que les autres. Lainé approcha ses doigts. Le chiot hésita, flaira son odeur, puis le lécha de sa minuscule langue.

« Celui-là, dit-il.

— Comme vous voudrez, fit Tiernan. Mais attention que la patronne ne le voie pas dans la maison. Elle en fera toute une histoire. »

La femme de Tiernan officiait comme gouvernante de Skorzeny. Cette solide Allemande au caractère bien trempé était venue en Irlande avant la guerre et y avait rencontré son mari. Lainé s’était déjà attiré ses foudres en salissant le vestibule avec ses chaussures pleines de boue.

« Je le cacherai », dit Lainé.

Il attrapa le chiot dans le parc et remercia Tiernan. L’animal se débattait dans sa main. Il le glissa sous son bras, puis, ayant repris la bouteille, partit vers la maison.

Quand il entra par la cuisine, Mrs. Tiernan était en train de se disputer avec le cuisinier arrivé le matin même de Madrid où il régnait sur le restaurant Horcher, la table préférée de Skorzeny en Europe. Le voyage avait été offert à l’Espagnol afin qu’il prépare le festin du lendemain soir. Une demi-douzaine de faisans étaient alignés en deux rangées sur la table de la cuisine. À l’évidence, Mrs. Tiernan et le maître queux s’opposaient quant à la façon d’accommoder les volailles, chacun débattant dans sa propre langue, avec de grands gestes des mains et un haussement progressif du ton.

Personne ne remarqua Lainé.

Il gagna l’escalier et était parvenu à mi-hauteur quand une voix lança : « Célestin. »

Lainé s’immobilisa, pivota, vit Skorzeny.

« Oui ?

— Qu’est-ce que vous avez là ?

— Un chiot », répondit Lainé. Il montra l’animal qui battait l’air de ses petites pattes.

« Veillez à ce que Frau Tiernan ne le surprenne pas dans votre chambre.

— D’accord. »

Skorzeny pointa un doigt. « Et ça ? »

Les doigts de Lainé se crispèrent sur la bouteille de vin. « J’avais soif.

— Arrêtez maintenant, dit Skorzeny. Je veux commencer à interroger Hakon Foss ce soir. Vous devez être sobre. Compris ?

— Oui.

— Parfait. »

Dans sa chambre, Lainé posa la bouteille sur la table de chevet et le chiot sur le lit. L’animal explora la couverture en reniflant et en gémissant doucement. Lainé le fit rouler sur le dos, lui gratta le ventre. Le chiot batailla contre sa main à coups de pattes.

À côté du chiot, sur le lit, était posée une sacoche en cuir usé ressemblant à une mallette de médecin. Elle ne contenait ni sirops ni cachets, seulement des outils. Des objets pointus. Des objets acérés.

Dehors, sous ses fenêtres, Lainé entendit quelqu’un siffloter. Foss mettait du cœur à l’ouvrage, même s’il lui semblait qu’on n’avait pas vraiment besoin de ses services aujourd’hui. Et, en effet, le travail n’était qu’un prétexte pour l’attirer chez Skorzeny. À la fin de sa journée de travail, on prierait le Norvégien de rester pour souper. Il protesterait peut-être, voudrait rentrer chez lui, mais Skorzeny insisterait. Foss mangerait bien, un repas éventuellement arrosé d’un peu de vin.

Puis Foss serait emmené dans l’une des dépendances et Lainé apporterait son sac, avec tous ses outils reluisants. Lainé et Foss parleraient jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Les dents du chiot en se refermant sur l’index de Lainé lui infligèrent une douloureuse décharge. Lainé retira sa main et gronda le petit animal. Il suça le sang qui perlait à son doigt, sentit le goût du sel.

21

Ryan prit la fuite, abandonna le corps.

Il roula pendant près d’une heure, sur des voies rapides ou des routes de campagne, sans rien voir devant lui, tandis que le soleil déclinait au-dessus des collines. Il ne cessait de repasser la scène dans son esprit. La détonation étouffée, le regard horrifié qu’elle avait eu. Sa chute.

L’aiguille de la jauge d’essence tomba dans le rouge. Suivant les panneaux de signalisation, il se dirigea vers un village, trouva une station au milieu de la grand-rue. Il s’arrêta et demanda au pompiste de faire le plein.

Il y avait une cabine téléphonique de l’autre côté de la route.

Ryan traversa. Il donna le nom de son correspondant à l’opératrice. Voyant qu’elle hésitait, il la rudoya sans ménagement.

Après avoir été transféré deux fois, il entendit la voix de la secrétaire de Haughey.

Trois minutes plus tard, il avait obtenu ce qu’il voulait et la secrétaire était en larmes.


Ryan s’arrêta le long du trottoir devant le Royal Hibernian Hotel, un bâtiment blanc de quatre étages qui dominait Dawson Street. Il descendit de voiture, grimpa les marches deux par deux sans accorder un regard au portier debout sous l’auvent.

À l’intérieur, portiers et réceptionnistes l’accueillirent avec méfiance. Un homme arborant une fine moustache demanda : « Puis-je vous aider, monsieur ? »

Ils savaient, autant que Ryan lui-même, que sa place n’était pas ici. Les gens qui fréquentaient cet endroit s’habillaient, vivaient et mangeaient avec raffinement lorsqu’ils dînaient dans la salle du restaurant ou prenaient le thé dans l’un des salons. Ils habitaient d’immenses propriétés aux environs de Dublin ou de vastes demeures en ville comportant des portes cochères par où l’on accédait à des écuries. Ils montaient à cheval dans Phoenix Park, assistaient aux courses hippiques, prenaient des vacances à l’étranger et prodiguaient leurs généreux dons aux organismes de charité.

Ignorant l’homme à la moustache, Ryan se dirigea à grandes enjambées vers le restaurant. Le maître d’hôtel se dressa en travers de son passage. Ryan l’écarta.

Charles J. Haughey leva les yeux de son assiette de soupe. Une jeune femme, dont Ryan devina qu’elle n’était pas l’épouse du ministre, suivit son regard, se retourna vers lui, dit quelque chose.

Ryan traversa la pièce.

Haughey ôta la serviette coincée dans son col, la posa sur la nappe.

« Qu’est-ce qui vous prend, Ryan ? »

Les clients du restaurant se tordaient le cou pour mieux observer l’intrus.

Ryan ajusta sa veste, lissa sa cravate. « J’ai à vous parler, monsieur le ministre. »

Haughey sourit à sa compagne. « Vous auriez pu appeler ma secrétaire pour prendre rendez-vous.

— J’ai à vous parler. Tout de suite. »

Le sourire de Haughey s’évanouit, il darda son œil de rapace sur Ryan. « Vous pourriez aussi vous adresser à moi de manière civilisée, mon gars. Passez à mon bureau demain matin si vous voulez bavarder. D’ici là, foutez le camp et laissez-moi tranquille. Compris ? »

Le maître d’hôtel apparut à côté de Ryan. « Il y a un problème, monsieur le ministre ?

— Aucun problème, répondit Haughey. Ce monsieur s’en va. »

Le maître d’hôtel prit Ryan par le bras pour tenter de l’entraîner. Ryan se dégagea, sans quitter Haughey des yeux. « Vous voulez en parler ici ? Ou dans un endroit plus calme ? »

Le maître d’hôtel tourna un regard suppliant vers le ministre. « Monsieur, je dois vraiment vous prier de…

— Oh, bon sang ! » Haughey se leva, repoussa sa chaise qui heurta celle du dîneur derrière lui. « Venez, alors. »

Ryan le suivit. Dans le hall d’accueil, Haughey avisa le vestiaire et partit dans cette direction.

L’employée les accueillit aimablement. « Vos tickets, s’il vous plaît. »

Haughey tira un billet de dix shillings de sa poche et le lui fourra dans la main. « Du balai, ma petite dame. Allez vous griller une cigarette quelque part. »

Elle resta d’abord bouche bée, puis contempla le billet dans sa main et sourit largement. « Oui, monsieur. »

Haughey saisit Ryan par la manche, le poussa dans le vestiaire et claqua la porte derrière eux.

« Bon alors, sale petit goujat, c’est quoi votre problème ? »

Ryan détacha les doigts de Haughey de sa manche. « Je veux être déchargé de cette mission.

— Hein ? Vous avez interrompu mon dîner pour me dire ça ? Non. Pas question. On vous file un boulot, vous le faites. Compris ?

— Je ne veux pas de votre boulot, dit Ryan. Je ne le ferai pas. »

Haughey posa sa main gauche sur la poitrine de Ryan, brandit l’index de son autre main. « Oh, si. Vous obéirez aux ordres, mon gars, sinon, écoutez-moi bien, je vous détruirai. Demandez autour de vous, tout le monde vous le confirmera. Charlie Haughey ne se laisse jamais marcher sur les pieds, surtout pas par un minable troufion de votre espèce qui prend la grosse tête. Croyez-moi, mon garçon, je vous ferai regretter que votre père ne se soit pas retiré quand il baisait votre mère, pigé ?

— Je refuse de… »

Haughey poussa Ryan contre une rangée de vêtements. « Pigé, mon gars ? »

Ryan se propulsa en avant, empoigna la cravate de Haughey d’une main, de l’autre le prit à la gorge. Haughey fut plaqué en arrière, entre manteaux de fourrure et vestes en tweed, les yeux exorbités.

« Une femme s’est suicidée sous mes yeux aujourd’hui », dit Ryan.

Haughey émit une série de gargouillis, ouvrant et fermant la bouche dans le vide.

« Elle s’est enfoncé le canon d’un pistolet dans la bouche et a pressé la détente. Parce qu’elle savait ce que votre ami Skorzeny lui ferait subir. Je ne protégerai pas un homme comme lui. J’ai vu trop de braves types mourir en combattant ses semblables. Je ne veux pas recevoir d’ordres de cette ordure. »

Haughey saisit désespérément les doigts qui lui enserraient le cou. Ryan relâcha un peu la pression pour le laisser respirer.

« Je ne veux pas », répéta-t-il.

Haughey se tordait, à demi-étranglé.

« Ôtez… vos sales pattes… de là. »

Ryan le lâcha, recula d’un pas.

Haughey se plia en deux, mains sur les genoux, toussa, cracha sur le sol du vestiaire. Il reprit son souffle et déglutit.

« Nom de Dieu… Quelle femme ? De quoi parlez-vous ?

— Catherine Beauchamp. C’était elle, l’indic. Elle me l’a avoué avant de mourir. »

Haughey se signa, haletant. « Sainte Mère de Dieu. Vous l’avez dit à Skorzeny ?

— Non.

— Mettez-le au courant. Elle vous a donné des infos ?

— Rien. » Ryan ne parla pas des photos des enfants morts, ni des mouches sur leurs lèvres.

Haughey secoua la tête. « Cette affaire prend des proportions inquiétantes. Il faut que ça cesse. Vous ne pouvez pas démissionner maintenant. Je m’y oppose.

— Vous n’avez aucune autorité sur…

— Le directeur vous a mis à ma disposition. Ça veut dire que vous ne mouftez pas et que vous faites tout ce que je vous dis. D’accord, cette histoire ne vous plaît pas. À moi non plus. Mais je suis le ministre de la Justice, vous m’entendez ? Vous comprenez ce que ça signifie ? Vous trouvez peut-être qu’Otto Skorzeny est un salopard, lui et toute sa bande, et qui sait, je suis peut-être de votre avis. Vous pouvez penser tout ce que vous voudrez, mais un meurtre est un meurtre. Je ne laisserai pas passer ça. Pas dans mon pays. C’est mon boulot et je ne lâcherai pas l’affaire. Si ça vous pose un problème, vous n’avez qu’à parler au directeur. »

Haughey rajusta sa cravate, se lissa les cheveux et gagna la porte. Il se retourna vers Ryan.

« C’est votre pays aussi, vous savez. Même si vous avez léché les bottes des Anglais à une époque, c’est quand même votre pays. Faudrait pas l’oublier. »

Il partit, laissant Ryan seul avec sa colère.


Ryan sortit du vestiaire, traversa le hall en toute hâte et ressortit dans la rue. L’obscurité était tombée sur la ville, apportant avec elle une pluie fine et persistante. Il boutonna sa veste, enfonça les mains dans ses poches.

Il décida de laisser sa voiture à l’endroit où il l’avait garée, non loin de l’entrée du Royal Hibernian, et de parcourir à pied les deux cents mètres qui le séparaient du Buswells, à l’extrémité est de Molesworth Street.

Il marchait la tête basse, ne voulant montrer à personne la rage qui le dévorait, même si la rue était presque déserte.

Il ne remarqua pas la camionnette banalisée jusqu’à ce que l’homme aux cheveux noirs, vêtu de son beau costume, surgisse à l’avant et lui bloque la route.

« Bonsoir, lieutenant Ryan », dit-il avec son accent pas tout à fait américain.

Ryan se figea, les mains prêtes. « Qu’est-ce que vous… »

Le coup fut porté par-derrière. Violent, à la base du crâne. Ses genoux fléchirent et il s’écroula sur le trottoir mouillé. Avant qu’il puisse se ressaisir, quelqu’un s’assit à califourchon sur son dos. Une main appliqua un chiffon sur son nez et sa bouche.

Une agréable fraîcheur se répandit dans sa tête. Il essaya de rouler sur le côté, de déporter son poids, mais l’homme se fit lourd, si lourd, et Ryan était bien, là, par terre, pris d’une douce langueur.

Les paupières lourdes, il vit l’homme aux cheveux noirs s’accroupir devant lui, un sourire aux lèvres.

Ryan voulait dire quelque chose, poser une question, mais il ne se rappelait pas laquelle, et d’ailleurs, c’était trop tard.

Le monde avait déjà sombré.

Загрузка...