LIVRE XIII. Le royaume d'Aton sur la terre

A mon retour à la Cité de l'Horizon, le pharaon Akhenaton était vraiment malade et avait besoin de mes soins. Ses joues étaient creuses et les pommettes saillantes, et son cou semblait encore plus long; dans les cérémonies il ne supportait plus le poids de la double couronne, qui lui courbait la tête. Ses cuisses étaient boursouflées et ses mollets minces comme des verges et il avait les yeux cernés et battus par les veilles. Il ne regardait plus les gens en face, et souvent il oubliait à cause de son dieu les personnes avec lesquelles il s'entretenait. Il accroissait encore ses maux de tête en sortant au soleil sans coiffure ni ombrelle pour s'offrir aux rayons bénissants de son dieu. Mais ceux-ci, loin de le bénir, l'empoisonnaient, si bien qu'il délirait et avait des cauchemars. Son dieu était comme lui, il offrait sa bonté et son amour avec trop de générosité et de violence, et cet amour semait les ruines autour de lui.

Mais dans ses moments de lucidité, quand j'avais mis des compresses froides sur son front et qu'il avait pris des potions calmantes, il me regardait de ses yeux sombres et amers, comme si une indicible déception lui avait envahi l'esprit, et ce regard me pénétrait jusqu'au cœur, si bien que je l'aimais dans sa faiblesse et que j'aurais donné beaucoup pour lui épargner sa déception. Il me disait:

– Sinouhé, mes visions auraient-elles été mensongères? Si c'est le cas, la vie est plus effrayante que je le pensais, et le monde est gouverné non par la bonté, mais par un mal immense. C'est pourquoi mes visions doivent être vraies. Tu m'entends, Sinouhé, elles doivent être vraies, même si le soleil ne brille plus dans mon cœur et si mes amis crachent dans mon lit. Je ne suis pas aveugle, je vois dans les cœurs, dans le tien aussi, Sinouhé, dans ton cœur tendre et faible, et je sais que tu me tiens pour fou, mais je te pardonne, parce que la lumière a une fois illuminé ton cœur.

Mais quand la douleur le tourmentait, il gémissait et disait:

– Sinouhé, on achève un animal malade ou un lion blessé, mais personne ne donne le coup de grâce à un être humain. Ma déception est plus cruelle que la mort que je ne crains point, car mon esprit vivra à jamais. Je suis né du soleil et je retournerai au soleil et j'y aspire après toutes mes déceptions.

Vers l'automne, grâce à mes soins, il alla mieux, mais je me demandai si je n'aurais pas dû le laisser mourir. Un médecin ne doit pas abandonner ses malades, si son art est suffisant pour les guérir, et c'est souvent la malédiction du médecin, mais il n'y peut rien, il doit soigner les bons et les méchants, les justes et les coupables, sans faire de différence entre eux. Ainsi, le pharaon se remit vers l'automne, et il se replia sur lui-même et ne parla plus à son entourage, ses yeux étaient durs et il restait souvent seul.

Mais il avait eu raison de dire que ses amis crachaient dans son lit, car après avoir mis au monde une cinquième fille, la reine Nefertiti se lassa de lui et se mit à le haïr et ne songea plus qu'à lui nuire. C'est pourquoi, lorsque le grain d'orge commença à germer pour la sixième fois pour elle, l'enfant qu'elle portait dans son sein n'était que nominalement de sang royal, car elle avait permis à une semence étrangère de la féconder, et elle ne connaissait plus de limites à ses déportements, mais elle se divertissait avec n'importe qui et même avec mon ami Thotmès. Sa beauté était restée royale, bien que son printemps fût défleuri, et son regard et son sourire railleur avaient un charme qui attirait les hommes. Elle s'appliquait à séduire les familiers du pharaon pour les détourner de lui.

Sa volonté était ferme et son intelligence terriblement vive, et comme elle y joignait la beauté et la puissance, elle était très dangereuse. Pendant des années il lui avait suffi de sourire et de dominer par sa beauté, elle s'était contentée des bijoux et des vins, des poésies et des galanteries. Mais après la naissance de sa cinquième fille, elle rendit son mari responsable. Et n'oublions pas que dans ses veines circulait le sang ambitieux du prêtre Aï, son sang noir de mensonge, de ruse et de perfidie.

Il faut cependant dire à sa décharge que pendant toutes les années passées, sa conduite avait été irréprochable et qu'elle avait entouré le pharaon Akhenaton de toute sa tendresse de femme aimante et qu'elle avait cru à ses visions. C'est pourquoi bien des gens furent surpris de ce changement et ils l'attribuèrent à la malédiction qui planait sur la Cité de l'Horizon comme une ombre mortelle. Car son dévergondage allait si loin qu'on racontait qu'elle se divertissait avec des domestiques et des Shardanes et des ouvriers, bien que je refuse de le croire. En effet, les gens ont toujours tendance à exagérer.

Quant au pharaon, il se renferma dans sa solitude et sa nourriture était le pain et le gruau du pauvre et sa boisson était l'eau du Nil, car il voulait se purifier pour retrouver sa clarté et il croyait que le vin et la viande troublaient ses visions.

Les nouvelles de l'étranger étaient toutes mauvaises. Aziru envoyait de Syrie de nombreuses tablettes d'argile pour se plaindre. Il disait que ses hommes voulaient regagner leurs foyers pour paître leurs moutons et soigner leur bétail, cultiver les terres et se divertir avec leur femme, parce qu'ils aimaient la paix. Mais les voleurs du désert du Sinaï franchissaient à tout instant les frontières et pillaient la Syrie et ces bandits étaient munis d'armes égyptiennes et commandés par des officiers égyptiens, et ils constituaient un danger constant pour la paisible Syrie, si bien qu'Aziru ne pouvait licencier ses troupes. Le commandant de Ghaza avait adopté une attitude inconvenante, contraire à la lettre et à l'esprit du traité, parce qu'il fermait les portes de la ville aux commerçants et aux caravanes, n'y admettant que ses protégés. Les plaintes d'Aziru étaient incessantes, et il écrivait que tout autre que lui aurait depuis longtemps perdu patience, mais il aimait la paix par-dessus tout. Il fallait pourtant en finir, sinon il ne répondait pas des conséquences.

La Babylonie était très mécontente de la concurrence égyptienne sur les marchés syriens du blé, et Bourrabouriash était déçu des cadeaux du pharaon et il présentait une longue liste de revendications. L'ambassadeur de Babylone en Egypte haussait les épaules, écartait les bras et se déchirait la barbe en disant:

– Mon maître est comme un lion qui hume le vent dans sa tanière pour sentir ce qu'il lui apporte. Il a placé son espoir dans l'Egypte, mais si l'Egypte est vraiment si pauvre qu'elle ne peut lui envoyer assez d'or pour enrôler des hommes solides et construire des chars de guerre, je ne sais ce qui arrivera. Mon maître désire rester l'ami d'une Egypte forte et riche, et cette alliance assurerait la paix du monde, car l'Egypte et la Babylonie sont assez riches pour n'avoir pas à désirer la guerre. Mais l'amitié d'une Egypte faible et pauvre n'a aucune importance, elle n'est qu'un fardeau, et je dois avouer que mon maître a été abasourdi de voir l'Egypte renoncer par faiblesse à la Syrie. Bien que j'aime beaucoup l'Egypte et lui souhaite tout le bonheur possible, l'intérêt de mon pays l'emporte sur mes sentiments, et je ne serais pas étonné d'être bientôt rappelé à Babylone, ce qui me ferait beaucoup de peine.

C'est ainsi qu'il parlait, et aucun homme raisonnable ne pouvait lui donner tort. Et le roi Bourrabouriash cessa d'envoyer des jouets et des œufs teints à son épouse de trois ans, bien qu'elle fût la fille du pharaon et qu'un sang sacré coulât dans ses veines.

Et voici qu'une ambassade hittite arriva à la Cité de l'Horizon, avec de nombreux nobles. Ils dirent qu'ils venaient confirmer l'amitié traditionnelle entre l'Egypte et le pays des Khatti et aussi se familiariser avec les mœurs égyptiennes dont ils avaient entendu dire beaucoup de bien, et avec l'armée égyptienne dont la discipline et l'armement ne manqueraient pas de leur donner des renseignements utiles. Leur attitude était déférente et courtoise, et ils avaient de nombreux cadeaux pour les personnages de la cour. C'est ainsi qu'ils donnèrent au jeune Tout, gendre d'Akhenaton, un poignard en métal bleu qui était plus tranchant et solide que tous les autres. Or, j'avais chez moi un poignard identique que j'avais reçu du capitaine du port, ainsi que je l'ai raconté, et je conseillai à Tout de le faire dorer et argenter à la mode syrienne. Il fut enchanté de ce beau cadeau et il déclara qu'il faudrait le mettre dans sa tombe, car il était frêle et malingre et pensait souvent à la mort, plus que les jeunes de son âge.

Ces chefs hittites étaient de beaux hommes agréables et cultivés. Leur nez aquilin, leur menton énergique et leurs yeux de bêtes fauves leur valurent de nombreux succès, car les femmes s'emballent facilement pour tout ce qui est nouveau. Et au cours des soirées où ils étaient invités, ils s'exprimaient ainsi:

– Nous savons qu'on raconte des tas de légendes atroces sur notre pays, mais c'est l'œuvre de perfides envieux. C'est pourquoi nous sommes heureux de vous montrer que nous sommes des gens cultivés qui savent lire et écrire. Nous ne mangeons pas la viande crue et ne buvons pas le sang des enfants, comme on le raconte, mais nous apprécions la cuisine syrienne et l'égyptienne. Nous sommes des gens paisibles qui détestons les querelles, et en échange de nos cadeaux nous ne vous demandons que des informations qui puissent nous être utiles dans nos efforts pour développer le niveau culturel de notre peuple. Nous sommes vivement intéressés par la façon dont vos Shardanes utilisent leurs armes et par vos beaux chars de guerre dorés auxquels on ne saurait comparer nos chars lourds et primitifs. Et vous ne devez pas croire les calomnies répandues sur nous par les fugitifs de Mitanni, car ils sont aigris par le malheur que leur a valu leur lâcheté. Nous pouvons vous assurer qu'il ne leur serait arrivé aucun mal, s'ils étaient restés chez eux, et nous leur conseillons de rentrer au pays et d'y vivre en bonne entente avec nous et nous ne leur gardons pas rancune de leurs calomnies, car nous comprenons leur déception. Mais vous devez admettre que notre pays est trop étroit pour nous, car nous avons beaucoup d'enfants, parce que notre grand roi Shoubbilouliouma les aime énormément. Et nous avons besoin d'espace pour eux et de pâturages pour notre bétail, et à Mitanni il y avait de la place pour nous, parce que les femmes n'y ont qu'un ou deux enfants. En outre, nous ne pouvions supporter de voir régner dans ce pays l'injustice et l'oppression, et en vérité les habitants de Mitanni nous ont appelés à leur aide et nous sommes entrés chez eux en libérateurs et non pas en conquérants. Maintenant, nous avons à Mitanni assez d'espace vital pour nous et pour nos enfants et pour notre bétail, et nous ne songeons pas à de nouvelles conquêtes, parce que nous sommes un peuple paisible et pacifique.

Ils levaient leurs coupes à bras tendus et louaient hautement l'Egypte et les femmes admiraient leurs nuques puissantes et leurs yeux sauvages. Et ils disaient:

– L'Egypte est un pays merveilleux et nous l'admirons. Mais venez aussi chez nous, pour apprendre à connaître notre pays et nos mœurs.

C'est grâce à ces flatteries qu'ils réussirent à s'acquérir la faveur générale de la cour, et rien ne leur resta caché. Je songeais à leur pays aride et aux sorciers empalés le long des routes, et je me disais que leur séjour en Egypte ne présageait rien de bon pour nous. Aussi fus-je ravi de les voir partir.

La Cité de l'Horizon avait changé profondément, et jamais encore on ne s'y était autant diverti, jamais encore on y avait tant bu et mangé, joué et folâtré avec tant d'ardeur. Du soir à l'aube les torches brûlaient devant les palais des nobles et du matin au soir retentissaient les chants et la musique et les rires, et cette fureur avait saisi les serviteurs et les esclaves que l'on voyait rôder ivres dans les rues. Mais c'était une joie maladive et malsaine, on cherchait à oublier le présent et à ne pas songer à l'avenir. Souvent, un silence de mort s'appesantissait brusquement sur la ville.

Les artistes aussi étaient saisis d'une rage de créer, comme s'ils avaient perçu que le temps leur fuyait entre les doigts. Ils exagéraient leur vérité qui se muait en caricature sous leurs pinceaux et leurs ciseaux, et ils rivalisaient pour trouver des formes toujours plus bizarres, au point qu'ils finirent par prétendre que quelques traits et taches suffisaient à exprimer le modèle. Ils faisaient du pharaon Akhenaton des images qui épouvantaient les gens âgés, en exagérant ses cuisses enflées et la maigreur de son cou. On eût dit qu'ils détestaient le pharaon, mais ils prétendaient que jamais encore on n'avait exprimé la vie avec tant de vérité. Je m'en entretins avec Thotmès:

– Le pharaon Akhenaton t'a tiré de la boue et a fait de toi son ami. Pourquoi le représentes-tu comme s'il était ton ennemi, et pourquoi as-tu craché dans son lit et profané son amitié?

Thotmès dit:

– Ne te mêle pas de ce que tu ne connais pas, Sinouhé. Peut-être bien que je le hais, mais je me hais encore davantage. En moi brûle la fièvre de la création et mes mains n'ont jamais été plus habiles que maintenant, et il se peut qu'un artiste mécontent et plein de haine crée de plus grandes œuvres qu'un artiste repu et satisfait de soi. Je suis un créateur et je trouve tout en moi et chaque statue que je sculpte est une image de moi qui vivra éternellement. Personne ne peut m'égaler et je vaux plus que tous les hommes et il n'existe pas pour moi de lois que je ne puisse violer, mais dans mon art je suis au-dessus de toutes les lois et je suis plus un dieu qu'un homme. En créant formes et couleurs, je rivalise avec son Aton et je l'emporte sur son Aton, car tout ce qu'Aton crée est condamné à disparaître, mais ce que je crée vivra éternellement.

Mais pour parler ainsi, il avait bu du vin dès le matin, et je lui pardonnais ses divagations, car un véritable tourment se peignait sur son visage et je lisais dans ses yeux qu'il était très malheureux.

Sur ces entrefaites, ce furent les moissons et la crue monta et baissa, puis vint l'hiver qui amena la disette en Egypte, si bien que chacun se demandait quel malheur apporterait le lendemain. Au début de l'hiver se répandit la nouvelle qu'Aziru avait ouvert la plupart des villes syriennes aux Hittites et que les chars légers hittites avaient traversé le désert du Sinaï et attaqué Tanis, en ravageant toute la région.

A ces nouvelles, Aï accourut de Thèbes et Horemheb de Memphis pour discuter avec le pharaon. J'assistai aux entretiens en qualité de médecin, parce que je craignais que le pharaon ne s'excitât et n'eût une rechute à cause de tout ce qu'il devrait entendre. Mais il resta renfermé et froid et ne perdit pas son calme.

Le prêtre Aï lui dit:

– Les greniers du pharaon sont vides et cette année le pays de Koush n'a pas payé son tribut, dans lequel je plaçais tous mes espoirs. Une grande famine règne dans tout le pays et les gens arrachent des racines pour s'en nourrir et ils écorcent les arbres fruitiers et ils mangent des sauterelles, des scarabées et même des grenouilles. Beaucoup sont morts et un plus grand nombre mourront encore, car même strictement rationné le blé du pharaon ne suffit pas à nourrir tout le monde, et le blé des marchands est trop cher pour que les pauvres puissent en acheter. L'inquiétude gagne tout le pays, et les campagnards affluent dans les villes et les citadins fuient à la campagne, et tous disent: «C'est la malédiction d'Amon et nous souffrons à cause du dieu du pharaon.» C'est pourquoi, Akhenaton, réconcilie-toi avec les prêtres et rends à Amon son pouvoir, afin que les gens puissent l'adorer, ce qui les calmera. Rends à Amon ses terres, pour qu'il les cultive, car le peuple n'ose pas ensemencer les terres d'Amon et les tiennes aussi sont restées en friche, parce que le peuple dit qu'elles sont maudites. C'est pourquoi tu dois conclure un accord avec Amon, et sans perdre de temps, sinon je me lave les mains de tout ce qui arrivera.

Et Horemheb dit:

– Bourrabouriash a acheté la paix aux Hittites et Aziru a cédé à leur pression et s'est allié à eux. Le nombre des soldats hittites en Syrie est comme le sable de la mer et leurs chars sont nombreux comme les étoiles au ciel, et c'est la fin de l'Egypte, car dans leur malice ils ont placé dans le désert des cruches pleines d'eau, puisqu'ils n'ont pas de flotte. Ils disposent d'énormes quantités d'eau dans le désert, si bien qu'au printemps une armée immense pourra traverser le désert sans mourir de soif. Et c'est en Egypte qu'ils ont acheté la plus grande partie de ces cruches, si bien que les marchands qui les leur ont vendues ont creusé leur propre tombe par cupidité. Dans leur impatience, les chars des Hittites et d'Aziru ont fait des incursions jusqu'à Tards et en territoire égyptien, violant ainsi la paix. Certes, ces incursions sont peu graves, mais j'ai fait répandre dans le peuple le bruit de destructions terribles et de cruautés hittites, si bien que le peuple est prêt pour la guerre. Il est encore temps, pharaon Akhenaton. Ordonne de souffler dans les trompettes, hisse les oriflammes et déclare la guerre. Convoque tous les hommes aptes au combat, rassemble tout le cuivre du pays pour en fabriquer des lances, et ton pouvoir sera sauvé. Je le sauverai et j'assurerai à l'Egypte un triomphe et je battrai les Hittites et reprendrai la Syrie. Mais il me faut pour cela toutes les ressources de l'Egypte. Foin d'Aton ou d'Amon! Dans la guerre, le peuple oubliera ses maux et sa colère se déchargera à l'extérieur et une guerre victorieuse consolidera ton trône. Je te promets une guerre victorieuse, car je suis Horemheb, le fils du faucon, et j'ai été créé pour de grands exploits et mon heure a enfin sonné. A ces paroles, Aï se hâta d'ajouter:

– Ne crois pas Horemheb, pharaon Akhenaton, mon cher fils, car le mensonge parle par sa bouche et il convoite ton pouvoir. Réconcilie-toi avec les prêtres d'Amon et déclare la guerre, mais ne confie pas le commandement suprême à Horemheb, mais bien à un vieux chef expérimenté qui a étudié dans les écrits la stratégie des anciens pharaons et en qui tu peux avoir toute confiance.

Horemheb dit:

– Si nous n'étions pas devant le pharaon, j'appliquerais ma main sur ta sale figure, prêtre Aï. Tu me mesures à ton aune, et c'est toi qui es menteur, car en secret tu as déjà négocié avec le clergé d'Amon et conclu un accord. Mais moi je ne tromperai pas l'enfant que j'ai naguère protégé de ma tunique dans le désert des montagnes de Thèbes, et mon but est la grandeur de l'Egypte et moi seul peux sauver l'Egypte.

Le pharaon Akhenaton leur demanda:

– Avez-vous parlé?

Et ils dirent d'une seule voix:

– Nous avons terminé. Alors le pharaon dit:

– Je dois veiller et prier avant de prendre une décision. Mais convoquez pour demain tout le peuple, tous ceux qui m'aiment, nobles et vilains, maîtres et domestiques, et appelez aussi les mineurs des carrières, car je veux parler à mon peuple et lui communiquer ma décision.

Cet ordre fut exécuté et le peuple fut convoqué pour le lendemain. Mais toute la nuit le pharaon veilla et pria en errant dans son palais, sans manger ni parler à qui que ce fût, si bien que j'étais fort inquiet pour lui. Le lendemain, il se fit porter devant le peuple et il prit place sur le trône, et son visage brillait comme le soleil, lorsqu'il leva le bras et se mit à parler:

– A cause de ma faiblesse la famine règne en Egypte, et à cause de ma faiblesse l'ennemi menace les frontières, car sachez que les Hittites se préparent à attaquer l'Egypte par la Syrie et leurs pieds fouleront bientôt la terre noire. Tout cela arrive par ma faiblesse, parce que je n'ai pas clairement compris la voix de mon dieu ni exécuté ses volontés. Mais enfin mon dieu m'est apparu, Aton m'est apparu, et sa vérité brûle dans mon cœur, si bien que je ne suis plus faible ni hésitant. J'ai renversé le faux dieu, mais dans ma faiblesse j'ai laissé tous les autres dieux régner à côté de l'unique Aton et leur ombre a obscurci l'Egypte. Aussi, qu'en cette journée tombent tous les vieux dieux du pays de Kemi et que la clarté d'Aton règne comme une lumière unique sur tout le pays. Qu'en cette journée tous les anciens dieux disparaissent et que commence le règne d'Aton sur la terre.

A ces paroles, le peuple frémit d'angoisse et bien des gens se prosternèrent. Mais le pharaon éleva la voix et cria:

– Vous qui m'aimez, allez et renversez tous les anciens dieux de Kemi, brisez leurs autels, cassez leurs images, répandez leur eau sacrée, démolissez leurs temples, effacez leurs noms dans toutes les inscriptions, pénétrez jusque dans les tombeaux pour les marteler, afin que l'Egypte soit sauvée. Nobles, prenez une massue, artistes, échangez le pinceau pour la hache, ouvriers, prenez vos marteaux et allez dans tous les pays et dans toutes les villes et villages pour y renverser les anciens dieux et effacer leurs noms. C'est ainsi que je purifierai l'Egypte du mal.

Bien des gens s'enfuirent épouvantés, mais le pharaon respira profondément et son visage brilla d'extase et il cria encore:

– Que le règne d'Aton sur la terre commence! Que dès aujourd'hui il n'y ait plus de maîtres ni d'esclaves, de seigneurs ni de serviteurs! Car tous les hommes sont égaux et libres devant Aton et personne n'est plus obligé de cultiver la terre d'autrui ni de tourner la meule d'autrui, mais chacun peut choisir son métier à sa convenance et est libre d'aller et venir à sa guise. Le pharaon a parlé.

Le peuple gardait un silence atterré, mais l'éclat qui se dégageait du visage du pharaon était si puissant que les gens se mirent bientôt à crier d'ardeur en se disant:

– Il n'est encore jamais arrivé rien de pareil, mais en vérité son dieu parle en lui et nous devons lui obéir.

C'est ainsi que la foule se dispersa et les gens commencèrent à échanger des coups de poing et on assomma des vieillards qui avaient osé s'élever contre les paroles du pharaon.

Une fois la foule dispersée, Aï dit au pharaon:

– Akhenaton, lance ta couronne au loin et brise ton sceptre, car tes paroles viennent de renverser ton trône.

Le pharaon Akhenaton lui répondit:

– Les paroles que j'ai prononcées assureront l'immortalité à mon nom et mon pouvoir vivra dans le cœur des hommes d'éternité en éternité.

Alors Aï se frotta les mains et cracha par terre devant le pharaon et écrasa sa salive du pied et dit:

– Si c'est ainsi, je m'en lave les mains et j'agirai à ma convenance, car devant un fou je ne m'estime plus responsable de mes actes.

Il allait s'éloigner quand Horemheb le retint par le bras, bien qu'il fût un homme robuste. Horemheb dit:

– Il est ton pharaon et tu dois lui obéir, Aï, et tu ne le trahiras pas, car si tu le trahis, je te transpercerai le ventre de mon épée, même s'il me fallait pour cela lever une armée à mes frais. Crois-moi, car je n'ai pas l'habitude de mentir. En vérité sa folie est grande et dangereuse, mais même dans sa folie je l'aime et je lui reste fidèle, parce que je lui ai prêté serment. Et il y a un brin de sagesse dans sa folie, car s'il s'était borné à renverser les dieux, ce serait la guerre civile; mais en libérant les esclaves des moulins et les serfs, il bouleverse les plans des prêtres et gagne l'appui du peuple, quand bien même la confusion ne fera que croître dans le pays. Tout le reste m'est égal, mais qu'allons-nous faire aux Hittites, pharaon Akhenaton?

Le pharaon était assis, les bras croisés sur les genoux, et il ne répondit rien. Horemheb reprit:

– Donne-moi de l'or et du blé, des armes, des chars et des chevaux et le droit d'enrôler des soldats et de convoquer les gardes dans le Bas-Pays, et je pourrai repousser l'attaque des Hittites.

Alors le pharaon leva ses yeux rougis, et toute extase avait disparu de son visage, et il dit:

– Je t'interdis de déclarer la guerre, Horemheb. Mais si le peuple veut défendre la terre noire, je ne peux l'en empêcher. Je n'ai ni or ni blé, pour ne pas parler d'armes, et je ne t'en donnerais pas si j'en avais, parce que je ne veux pas répondre au mal par le mal. Mais tu peux préparer à ta guise la défense de Tanis, pourvu que tu ne répandes pas de sang et te bornes à la défensive.

– D'accord, dit Horemheb. Ainsi, je mourrai à Tanis, car sans blé ni or l'armée la plus habile et la plus courageuse ne peut se défendre longtemps. Mais je pisse sur toute hésitation, pharaon Akhenaton, et je me défendrai comme je l'entends. Porte-toi bien.

Il s'en alla, et Aï partit aussi et je restai seul avec le pharaon. Il me regarda de ses yeux indiciblement las et dit:

– Maintenant que j'ai parlé, toute ma force a disparu; mais malgré tout je suis heureux dans ma faiblesse. Que vas-tu faire, Sinouhé?

Cette question me surprit, et je lui jetai un regard étonné. Il sourit avec lassitude et dit:

– M'aimes-tu, Sinouhé?

Lorsque je lui eus assuré que je l'aimais en dépit de toute sa folie, il dit:

– Si tu m'aimes, tu sais ce que tu dois faire, Sinouhé.

Je regimbai contre sa volonté, bien que mon cœur sût parfaitement ce qu'il désirait que je fisse. Je lui répondis avec un peu d'humeur:

– Je croyais que tu avais besoin de moi comme médecin, mais si tu peux te passer de moi, je partirai. A la vérité, je ne vaux rien pour renverser les images des dieux et mes bras sont trop faibles pour manier le marteau, mais que ta volonté soit faite. Le peuple me crèvera certainement la peau et me fracassera le crâne et me pendra aux murs la tête en bas, mais cela ne m'inquiète guère. Je vais donc aller à Thèbes, où il y a beaucoup de temples et où les gens me connaissent.

Il ne me répondit rien, et je le quittai sans dire un mot. Il resta seul sur son trône, et j'allai trouver Thotmès, parce que j'avais envie de me vider le cœur. Horemheb était assis dans l'atelier avec un vieil artiste ivrogne nommé Bek, ils buvaient du vin, et les serviteurs de Thotmès préparaient ses bagages pour le départ.

– Par Aton, disait Thotmès en levant sa coupe dorée, il n'y a plus de nobles ni de vilains, et moi qui suis un artiste faisant vivre la pierre, je vais briser avec joie de vilaines statues. Buvons ensemble, chers amis, car je crois que nous n'avons plus longtemps à vivre.

Nous bûmes et Bek dit:

– Il m'a tiré de la fange et m'a appelé son ami, et chaque fois que j'avais bu jusqu'à mon pagne, il m'a donné de nouveaux vêtements. Pourquoi ne pas lui faire plaisir? J'espère seulement que la mort ne me sera pas trop pénible, car dans mon village les paysans ont mauvais caractère et ils ont la sale habitude de recourir à leurs faucilles quand ils se fâchent et d'en fendre la panse à ceux qui leur déplaisent.

Horemheb dit:

– Je ne vous envie vraiment pas, bien que je puisse vous assurer que les Hittites ont des habitudes encore plus désagréables. En tout cas, je vais leur faire la guerre et les repousser, car j'ai confiance en ma chance et naguère j'ai vu dans le désert un buisson ardent qui ne se consumait pas, et j'ai su alors que j'étais destiné à de grandes choses. Mais c'est difficile d'accomplir des exploits avec ses mains nues, car il est peu probable que les Hittites se laisseront effrayer par les crottes que leur lanceront mes soldats.

Je dis:

– Par Seth et tous les démons, dites-moi pourquoi nous l'aimons et lui obéissons, bien que nous sachions qu'il est fou et que ses paroles sont insensées. Expliquez-moi ce mystère, si vous le pouvez.

– Il n'a aucune action sur moi, dit Bek, mais je suis un vieil ivrogne et ma mort ne fera de peine à personne. C'est pourquoi je lui obéis et je payerai ainsi pour toutes les années d'ivresse que j'ai vécues près de lui.

– Je ne l'aime pas, au contraire je le déteste, affirma Thotmès. Et c'est justement pour cette raison que je pars exécuter ses ordres, car je veux hâter sa fin. En vérité je suis las de tout et j'espère que la fin viendra bientôt.

Mais Horemheb dit:

– Vous mentez, pourceaux. Avouez que lorsqu'il vous regarde dans les yeux, votre échine crasseuse commence à trembler et que vous voudriez être de nouveau des enfants et jouer avec des moutons. Je suis le seul sur qui son regard n'ait pas d'effet, mais ma destinée est liée à la sienne et je dois reconnaître que je l'aime, bien qu'il se conduise comme une vieille femme et qu'il parle d'une voix aiguë.

C'est ainsi que nous parlions en buvant du vin, et nous voyions les barques monter ou descendre le fleuve, et bien des gens quittaient la Cité de l'Horizon. Certains nobles fuyaient avec leurs meilleurs effets, mais d'autres allaient renverser les dieux et chantaient des hymnes à Aton en partant. Je crois qu'ils ne chantèrent pas très longtemps, mais les sons se glacèrent dans leur gorge quand ils affrontèrent les foules excitées dans les temples. Nous bûmes du vin toute la journée, mais ce vin ne nous réjouissait pas le cœur, parce que l'avenir s'étendait devant nous comme un gouffre noir, et nos propos devenaient toujours plus amers.

Le lendemain, Horemheb s'embarqua pour regagner Memphis et se rendre à Tards. Avant son départ, je promis de lui prêter tout l'or que je pourrais réunir à Thèbes et de lui envoyer la moitié du blé que je possédais. L'autre moitié resterait à ma disposition. C'est probablement cette erreur de jugement qui détermina mon sort, car je donnais la moitié à Akhenaton et l'autre moitié à Horemheb, mais aucun d'eux n'en fut satisfait.

Thotmès et moi nous partîmes pour Thèbes ensemble, et de loin déjà nous vîmes des cadavres flotter sur le fleuve. Ils étaient gonflés et on reconnaissait des têtes rasées de prêtres, des nobles et des vilains, des gardiens et des esclaves. Les crocodiles festoyaient tous le long des rives, car partout on se massacrait et on jetait les corps dans le fleuve, et les crocodiles, qui sont des animaux intelligents, devenaient difficiles et choisissaient les bons morceaux, préférant la chair des enfants et des femmes à celles des esclaves et des porteurs. Si les crocodiles ont une raison, comme je le crois, ils ont certainement dû louer Aton en ces journées.

A notre arrivée à Thèbes, des incendies sévissaient en maints endroits et une fumée épaisse s'élevait aussi de la cité des morts où la plèbe pillait les tombes des prêtres et brûlait les momies. Des «croix» tout excités jetaient des «cornes» dans le fleuve et les frappaient avec des perches jusqu'à ce qu'ils fussent noyés. Cela nous montra que les vieux dieux étaient déjà renversés à Thèbes et qu'Aton avait vaincu.

Nous allâmes tout droit à la «Queue de Crocodile» où se trouvait Kaptah. Il avait quitté ses beaux vêtements et était déguisé en pauvre. Il avait aussi ôté la plaque d'or de son œil aveugle, il offrait à boire à des esclaves loqueteux et à des portefaix armés et il leur disait:

– Amusez-vous et réjouissez-vous, frères, car c'est un grand jour de joie et il n'y a plus de maîtres et d'esclaves, de nobles et de vilains, mais tous les hommes sont libres d'aller et venir à leur guise. Buvez aujourd'hui à mon compte, et j'espère que vous vous souviendrez de mon cabaret, si la chance vous sourit et si vous arrivez à chiper de l'or dans les temples des faux dieux ou dans les maisons des mauvais maîtres. Je suis esclave comme vous et je suis né esclave, et mon œil a été crevé par mon maître, un jour que j'avais vidé sa cruche de bière pour la remplir de mon urine. Mais ces injustices ne se produiront plus et personne ne sera caressé des verges parce qu'il est esclave, et personne n'aura à travailler de ses mains, parce qu'il est esclave, mais il n'y aura plus que joie et allégresse, danses et amusements, tant que cela durera.

C'est alors seulement qu'il me vit avec Thotmès, il se hâta de nous emmener dans une chambre isolée et dit:

– Il serait sage de vous vêtir plus modestement et de vous tacher les mains de boue, car les esclaves et les porteurs parcourent les rues en louant Aton et en assommant au nom d'Aton tous ceux qu'ils trouvent trop gras ou trop propres. Mais ils m'ont pardonné mon embonpoint, parce que je suis un ancien esclave et que je leur ai distribué du blé et que je les régale gratuitement. Mais quel mauvais vent vous amène à Thèbes, où le climat est fort malsain pour les nobles?

Nous lui montrâmes notre marteau et notre hache en lui disant que nous venions renverser les images des faux dieux et effacer leurs noms dans les inscriptions. Kaptah hocha la tête et dit:

– Votre projet est peut-être intelligent et plaira au peuple, à condition qu'on ne sache pas qui vous êtes, car des revirements sont toujours possibles et les cornes se vengeront, s'ils reprennent le pouvoir. Je ne crois pas que ce système puisse durer longtemps, car où les esclaves vont-ils prendre le blé pour vivre, et dans leur excitation ils ont commis des actes qui ont incité bien des croix à réfléchir et à se rallier aux cornes pour maintenir l'ordre. Cependant, la décision du pharaon de libérer les esclaves est très sage, car ainsi je puis renvoyer tous les esclaves âgés ou incapables qui consomment pour rien mon précieux blé et mon huile. Je n'ai plus besoin d'entretenir des esclaves à grands frais, mais je peux engager des ouvriers quand cela me convient et les renvoyer quand je le veux, sans être lié à eux, et je paye ce que je veux. Le blé est plus cher que jamais, et une fois leur ivresse dissipée ils viendront me supplier de leur donner du travail, et cela me coûtera moins cher que la main-d'œuvre servile, car ils accepteront n'importe quelles conditions pour avoir du pain.

– Tu as parlé de blé, Kaptah, lui dis-je. Sache donc que j'ai promis la moitié de mon blé à Horemheb pour qu'il puisse partir en guerre contre les Hittites, et tu dois charger immédiatement ce blé pour Tanis. L'autre moitié, tu la feras moudre et panifier, pour la répartir entre les affamés dans toutes les villes où notre blé est entreposé. En distribuant ce pain, tes serviteurs ne demanderont pas de payement, mais ils diront: «Voici le pain d'Aton, prenez-le et mangez-le au nom d'Aton et louez le pharaon Akhenaton.»

A ces mots, Kaptah déchira ses vêtements, parce que c'était seulement un costume d'esclave. Il s'arracha ensuite les cheveux, faisant voler le limon en poussière, et il pleura amèrement en disant:

– Cet acte te ruinera, ô mon maître, et où prendrai-je mon profit? La folie du pharaon t'a saisi, tu te tiens sur la tête et tu marches à l'envers. Hélas, pauvre de moi, qui dois vivre cette journée, et notre scarabée ne peut pas nous aider, car personne ne nous remerciera pour cette distribution de pain, et ce maudit Horemheb répond effrontément aux lettres où je lui réclame mon or et il m'invite à venir le chercher en personne. Il est pire qu'un brigand, ton ami Horemheb, car un brigand se contente de voler, mais lui il promet de rembourser avec intérêt, puis il tourmente ses créanciers à les faire crever de dépit. Mais je peux lire dans tes yeux que tu parles sérieusement, ô mon maître, et je ne puis que t'obéir, bien que tu te ruines.

Nous laissâmes Kaptah avec ses clients et avec ses trafiquants d'objets et de vases précieux volés dans les temples. Tous les gens respectables s'étaient calfeutrés chez eux et les rues étaient désertes et quelques temples où des prêtres s'étaient barricadés étaient en flammes. Nous entrâmes dans les temples pillés pour effacer les noms des dieux dans les inscriptions et nous y trouvâmes d'autres fidèles du pharaon, et nos marteaux faisaient voler des étincelles de la pierre. Jour après jour, notre zèle croissait et nous avions parfois à nous battre contre des prêtres acharnés à protéger leurs dieux.

Le peuple souffrait de la famine et de la misère, et les porteurs et les esclaves ivres de leur liberté formèrent des bandes pour piller les maisons des riches et se partager le fruit de leurs rapines. Les gardes du pharaon étaient impuissants. Kaptah avait engagé des gens pour moudre le blé et faire du pain, mais la foule arrachait les pains à ses serviteurs en disant: «Ce pain a été volé aux pauvres et c'est juste qu'il leur soit distribué.» Et personne ne bénissait mon nom, bien que je me fusse ruiné en une seule lunaison.

Quand il se fut écoulé quarante jours et quarante nuits et que la confusion était extrême à Thèbes et que les hommes qui naguère pesaient de l'or mendiaient aux carrefours, tandis que leurs femmes vendaient leurs bijoux aux esclaves pour acheter du pain à leurs enfants, Kaptah vint me trouver de nuit et me dit:

– O mon maître, il est temps pour toi de fuir, car la puissance d'Aton va bientôt s'écrouler et je crois qu'aucun homme respectable ne la regrettera. Il faut restaurer les lois et l'ordre et les anciens dieux, mais d'ici là les crocodiles auront encore de beaux festins, car les prêtres se proposent d'extirper le mauvais sang de toute l'Egypte.

Je lui demandai:

– Comment le sais-tu?

Il prit un air innocent et dit:

– N'ai-je pas toujours été un corne fidèle qui adorait Amon en secret? J'ai également prêté beaucoup d'or aux prêtres, car ils payent de bons intérêts et donnent en gage les terres d'Amon. Pour sauver sa peau, Aï s'est entendu avec les prêtres. Et tous les riches et les nobles sont revenus à Amon, et les prêtres attirent des nègres du pays de Koush et enrôlent des Shardanes. En vérité, Sinouhé, le moulin va bientôt tourner et broyer les grains, mais le pain qu'on en tirera sera le pain d'Amon et pas celui d'Aton. Les dieux reviendront, l'ordre ancien sera restauré, grâces en soient rendues à Amon, car je suis déjà las de cette confusion, bien qu'elle m'ait fortement enrichi.

Ces paroles m'émurent vivement et je criai:

– Le pharaon Akhenaton ne cédera jamais. Mais Kaptah eut un sourire rusé et se frotta son œil aveugle et dit:

– On ne lui demandera pas la permission. La Cité de l'Horizon est déjà maudite et tous ceux qui y resteront sont condamnés à périr. Une fois au pouvoir, les prêtres feront couper toutes les routes qui y mènent, et on y mourra de faim. C'est qu'ils exigent que le pharaon rentre à Thèbes et s'incline devant Amon.

Alors mes idées s'éclaircirent et je revis devant moi le visage du pharaon et ses yeux qui exprimaient une déception plus amère que la mort. C'est pourquoi je dis:

– Cette honte n'arrivera pas, Kaptah. Nous avons couru bien des routes ensemble, toi et moi, et nous suivrons aussi celle-ci jusqu'au bout ensemble. Alors que je suis pauvre maintenant, tu es très riche. C'est pourquoi achète des armes, des lances et des flèches, et achète aussi des massues et soudoie les gardes et distribue les armes aux esclaves et aux portefaix. Je ne sais trop quel en sera le résultat, mais jamais encore le monde n'a eu pareille occasion de tout réformer. Quand la terre aura été partagée et que les richesses auront été réparties et que les maisons des riches seront habitées par les pauvres et que leurs jardins serviront de places de jeu pour les enfants des esclaves, alors le peuple se calmera et chacun aura sa part et chacun travaillera à sa guise et tout sera mieux qu'avant.

Mais Kaptah se mit à trembler et dit:

– O mon maître, je ne tiens nullement dans mes vieux jours à travailler de mes mains, et ils ont déjà forcé des nobles à tourner les meules et ils les battent à coups de cannes et ils ont obligé les femmes et les filles des riches à servir les esclaves et les porteurs dans les maisons de joie, ce qui est très mal. O mon maître Sinouhé, ne me demande pas de t'accompagner cette fois, car je pense à la sombre maison où je t'ai suivi un jour. Tu m'as ordonné de ne plus jamais t'en parler, mais aujourd'hui je dois le faire. O mon maître, tu te prépares à entrer de nouveau dans une sombre maison et tu ignores ce qui t'y attend, et si tu y entres, tu y découvriras peut-être un monstre en décomposition. Car selon tout ce que nous avons pu voir, le dieu du pharaon Akhenaton est aussi terrible que celui de la Crète et il fait danser les meilleurs et les plus doués des Egyptiens devant des taureaux et il les envoie dans une sombre maison sans espoir de retour. Non, ô mon maître, je ne te suivrai plus dans l'antre du Minotaure. Il ne pleurait et ne gémissait pas comme d'habitude, mais il me parlait sérieusement, pour me convaincre de renoncer à mes intentions, et il ajouta:

– Si tu ne veux penser ni à toi, ni à moi, pense au moins à Merit et au petit Thot qui t'aiment. Emmène-les loin d'ici, à l'abri, car leur vie ne sera plus en sécurité ici, lorsque le moulin d'Amon se mettra à broyer.

Mais la passion m'avait aveuglé et les avertissements étaient vains, et je répondis avec assurance:

– Qui persécuterait une femme et un enfant? Ils seront en sûreté dans ma maison, car Aton vaincra. Sinon, la vie ne méritera plus d'être vécue. Le peuple a du bon sens et il sait que le pharaon ne lui veut que du bien. Il est impossible qu'il consente à retomber dans la crainte et dans l'obscurité. C'est la maison d'Amon qui est le sombre palais dont tu parles, et pas celle d'Aton. Quelques gardiens achetés et quelques nobles peureux ne suffiront pas à renverser Aton, qui a tout le peuple derrière lui.

Kaptah dit:

– Je t'ai dit ce que j'avais à dire, et je n'y reviens pas. Certes, l'envie me démange de te révéler un petit secret, mais comme il n'est pas à moi, j'y renonce, et du reste il serait inefficace sur toi, puisque tu es en proie à la folie. Tu ne m'accuseras pas par la suite, si un jour tu es amené à te déchirer la poitrine et le visage dans ton désespoir. Ne m'adresse pas de reproches, si le monstre te dévore. Je ne suis qu'un ancien esclave, sans enfants pour pleurer sur moi. C'est pourquoi je t'accompagnerai cette fois aussi, bien que je sache que tout est inutile. Ainsi, nous pénétrerons ensemble dans cette sombre maison, et, avec ta permission, j'emporterai aussi une cruche de bon vin.

Dès lors Kaptah se mit à boire du matin au soir, mais sans négliger mes ordres, et il distribua des armes aux anciens esclaves et aux portefaix et il eut des conciliabules avec certains chefs des gardes, pour les gagner à la cause des pauvres.

La faim et la violence régnaient à Thèbes en ces jours où le royaume d'Aton descendait sur la terre, et bien des gens étaient saisis par la malignité des temps et ils se disaient: «Notre vie n'est qu'un cauchemar et la mort est un éveil délicieux. Quittons donc l'obscur couloir de la vie pour l'aurore de la mort.» Et ils se tuaient et quelques-un tuaient aussi leur femme et leurs enfants. D'autres buvaient sans arrêt pour trouver l'oubli, et on ne s'inquiétait plus des croix ni des cornes, mais si quelqu'un rencontrait dans la rue une personne portant un pain, il arrachait le pain et disait:

– Donne-moi ce pain, car ne sommes-nous pas tous frères devant Aton?

Et si l'on apercevait un homme vêtu de lin fin, on lui disait:

– Donne-moi ta tunique, car nous sommes frères devant Aton, et il n'est pas juste qu'un frère soit mieux vêtu que son frère.

Les porteurs de croix, s'ils n'étaient pas mis à mort et jetés aux crocodiles qui venaient battre l'eau jusque devant les quais de Thèbes, étaient envoyés aux mines ou aux moulins, et il n'existait plus aucun ordre dans la ville, et les pillages et les vols redoublaient.

Ainsi passèrent deux fois trente jours, et le royaume d'Aton sur la terre ne dura pas davantage, car il s'effondra. Les nègres amenés du pays de Koush et les Shardanes enrôlés par Aï cernèrent enfin la ville pour empêcher toute fuite. Les cornes se révoltèrent et les prêtres leur distribuèrent des armes provenant des cavernes d'Amon, et ceux qui n'avaient pas d'armes durcissaient des perches au feu ou munissaient de cuivre leurs rouleaux à pâte et fondaient les bijoux en pointes de lances. Les cornes se révoltèrent et entraînèrent tous ceux qui voulaient le bien de l'Egypte, et même les gens paisibles et pondérés disaient:

– Nous voulons le retour de l'ordre ancien, car nous en avons assez de l'ordre nouveau et Aton nous a assez tourmentés.

Mais je disais aux gens:

– Il se peut que l'injustice l'ait emporté sur le droit en ces jours et bien des innocents ont pâti pour des coupables, mais malgré tout Amon est le dieu des ténèbres et de la peur et il domine les hommes à cause de leur ignorance. Aton est le seul dieu, car il vit en chacun de nous et hors de nous, et il n'y a pas d'autres dieux. C'est pourquoi luttez pour Aton, esclaves et pauvres, porteurs et serviteurs, car vous n'avez rien à perdre, et si Amon l'emporte, vous connaîtrez la servitude et la mort. Luttez pour le pharaon Akhenaton, car il n'existe pas au monde d'homme comme lui et le dieu parle par sa bouche et il n'y a jamais eu et il n'y aura plus jamais une telle occasion de renouveler tout l'univers.

Mais les esclaves et les porteurs riaient bruyamment et disaient:

– Cesse de nous débiter des bêtises sur Aton, Sinouhé, car tous les dieux se valent et tous les pharaons sont semblables. Mais tu es un brave homme, bien qu'un peu naïf, et tu as bandé nos mains écrasées et guéri nos plaies sans demander de cadeau. C'est pourquoi jette cette massue que tu n'as pas la force de brandir, car tu n'es pas fait pour le combat et les cornes te tueront s'ils te voient avec cette massue. Pour nous, peu importe que nous mourions, car nous avons trempé nos mains dans le sang et vécu de belles journées et dormi sous des baldaquins et bu dans des coupes dorées. Notre fête est finie et nous allons mourir les armes à la main, car après avoir goûté de la liberté, nous ne voulons plus retomber dans l'esclavage.

Ces paroles me remplirent de confusion et je jetai ma massue et allai chez moi prendre ma trousse de médecin. On se battit trois jours et trois nuits à Thèbes et d'innombrables croix prirent la corne et bien des gens se cachèrent dans les maisons et les caves et dans les entrepôts de blé et les corbeilles vides du port. Mais les esclaves et les portefaix se battirent courageusement. Trois jours et trois nuits on se battit à Thèbes, et on incendia des maisons pour éclairer les combats, et les nègres et les Shardanes mettaient aussi le feu aux maisons et pillaient et volaient et abattaient les gens au hasard, que ce fussent des cornes ou des croix. Leur chef était le même Pepitaton qui avait massacré la foule sur le chemin des béliers et devant le temple d'Amon, mais il s'appelait de nouveau Pepitamon et Aï l'avait choisi parce qu'il était le plus instruit des chefs du pharaon.

Quant à moi, je pansais les blessures des esclaves et des porteurs et je les soignais à la «Queue de Crocodile» et Merit coupait mes vêtements et les siens et ceux de Kaptah pour faire des pansements, et le petit Thot portait du vin à ceux dont il fallait adoucir les douleurs. Le dernier jour, on se battit seulement dans le quartier du port et dans celui des pauvres, et les nègres et les Shardanes dressés à la guerre fauchaient les gens comme du blé, et le sang ruisselait dans les ruelles. Jamais encore la mort n'avait fait une aussi riche moisson dans le pays de Kemi, car on ne faisait pas de quartier et les esclaves se battaient jusqu'à la mort.

Les chefs des esclaves et des portefaix venaient parfois se restaurer au cabaret, et ils me dirent:

– Nous t'avons préparé dans le port une corbeille convenable où tu pourras te réfugier, Sinouhé, car tu ne tiens certainement pas à être pendu la tête en bas avec nous aux murs de la ville ce soir. C'est le moment de te cacher, Sinouhé, car il est inutile de soigner des blessés qui seront bientôt égorgés.

Mais je leur répondis:

– Je suis médecin royal et personne n'osera porter la main sur moi.

Alors ils éclatèrent de rire et me tapèrent sur l'épaule de leurs grosses mains noueuses, puis ils burent du vin et retournèrent se battre.

Enfin Kaptah s'approcha de moi et dit:

– Ta maison brûle, Sinouhé, et les cornes ont éventré Muti qui les menaçait de sa batte. Il est grand temps de reprendre tes habits fins et de mettre tous les insignes de ta dignité. C'est pourquoi abandonne ces blessés et suis-moi dans la chambre de derrière, afin de nous y préparer à accueillir les prêtres et les officiers. Merit aussi me passa le bras au cou et me supplia en disant:

– Sauve-toi, Sinouhé, et si tu ne veux le faire pour toi, fais-le pour moi et pour Thot.

Mais les veilles et la déception et la mort, le bruit de la bataille m'avaient engourdi au point que je ne connaissais plus mon propre cœur, et je dis:

– Que m'importe ma maison, que m'importent toi et Thot! Le sang qui coule est le sang de mes frères en Aton, et je ne veux plus vivre si le royaume d'Aton s'écroule.

Mais j'ignore pourquoi je prononçai ces paroles insensées, qui n'exprimaient pas les sentiments de mon cœur.

Je ne sais si j'aurais eu le temps de fuir, car au bout d'un instant des Shardanes enfoncèrent la porte du cabaret et entrèrent sous la conduite d'un prêtre dont la tête était rasée et le visage luisant d'huile. Ils se mirent à massacrer les blessés et le prêtre leur crevait les yeux de sa corne et les nègres peints sautaient à pieds joints sur leur ventre, si bien que le sang jaillissait des blessures. Le prêtre hurlait:

– C'est un repaire d'Aton, nettoyons-le par le feu! Sous mes yeux ils fracassèrent la tête du petit Thot et abattirent Merit à coups de lance, et tandis que je volais à son secours, le prêtre me frappa sur la tête et je tombai et je ne sus plus ce qui se passait autour de moi.

Je repris connaissance dans la ruelle devant la «Queue de Crocodile», et tout d'abord je ne sus pas où j'étais, je croyais rêver ou être mort. Le prêtre était parti et les soldats avaient déposé les armes et buvaient du vin que leur offrait Kaptah, et leurs officiers les pressaient à coups de cravache de reprendre le combat et la «Queue de Crocodile» était en flammes. Alors je me souvins de tout et j'essayai de me lever, mais les forces me manquèrent. Je me mis à ramper sur les genoux et les mains et je pénétrai dans la maison en feu pour rejoindre Merit et Thot, et mes cheveux prirent feu et mes vêtements aussi, mais Kaptah accourut en criant et me tira des flammes et me roula dans la poussière jusqu'à ce que mes habits fussent éteints. A ce spectacle, les soldats éclatèrent de rire, et Kaptah leur dit:

– Il est certainement un peu timbré, car le prêtre lui a donné un coup de corne sur la tête et il en sera puni. C'est que cet homme est un médecin royal et qu'on ne doit pas toucher à sa personne et il est aussi prêtre du premier degré, bien qu'il ait dû se déguiser en pauvre et cacher ses insignes pour échapper à la rage du peuple.

Assis dans la poussière, je me pris la tête entre les mains et les larmes ruisselèrent sur mes joues et je gémis:

– Merit, ma Merit!

Mais Kaptah me donna un coup et me souffla:

– Tais-toi, fou! N'as-tu pas causé déjà assez de dommages avec ta folie?

Comme je ne me taisais point, il se pencha sur moi et dit:

– Que tout cela te ramène à la raison, ô mon maître, car ta mesure est plus que pleine maintenant. Sache donc, bien que ce soit trop tard, que Thot était ton fils, né de toi, et qu'il fut conçu la première fois que tu as embrassé Merit et reposé près d'elle. C'est pour que tu reprennes tes esprits que je te dis ce secret, car elle n'a pas voulu t'en parler, parce qu'elle était fière et solitaire et que tu l'as abandonnée pour Akhenaton et sa Cité. Il était de ton sang, ce petit Thot, et si tu n'étais pas complètement fou, tu aurais reconnu tes yeux dans ses yeux et ta bouche dans sa bouche. J'aurais donné ma vie pour sauver la sienne, mais à cause de ta folie je n'ai pu sauver ni Merit ni lui. C'est à cause de ta folie qu'ils ont péri tous les deux, et c'est pourquoi j'espère que tu vas reprendre tes esprits, ô mon maître.

Ces paroles m'imposèrent le silence et je le regardai en face et je demandai:

– Est-ce vrai?

Mais cette question était inutile. C'est pourquoi je restai dans la poussière de la ruelle, et je ne pleurais plus et je ne sentais plus de douleur, mais tout se glaçait en moi et mon cœur se fermait, si bien que je ne savais plus ce qui se passait.

La «Queue de Crocodile» continuait à brûler devant moi, avec le petit corps de Thot et avec le beau corps de Merit. Leurs corps se consumaient parmi les cadavres d'esclaves et de portefaix et je ne pourrais les faire conserver éternellement. Thot était mon fils, et il se pouvait que du sang royal eût coulé dans ses veines comme dans les miennes. Si je l'avais su, j'aurais peut-être agi autrement, car pour un fils un père est capable de bien des actes qu'il ne ferait pas pour lui-même. Mais c'était trop tard et je restais assis à contempler les flammes qui dévoraient les deux corps et qui me rôtissaient le visage.

Kaptah m'emmena chez Aï et Pepitamon, car la bataille était terminée, et tandis que le quartier des pauvres brûlait encore, ils rendaient la justice sur des trônes d'or, et les soldats et les gardes leur amenaient des prisonniers. Quiconque avait été pris les armes à la main était pendu aux murs la tête en bas, et quiconque était trouvé en possession de butin était jeté en pâture aux crocodiles, et quiconque portait une croix d'Aton était roué de coups et envoyé aux mines, et les femmes étaient données aux soldats et aux nègres qui se divertissaient avec elles, et les enfants étaient remis à Amon pour être élevés dans les temples. C'est ainsi que la mort régnait sur la rive de Thèbes, et Aï ne connaissait pas la pitié, car il voulait gagner la faveur des prêtres et il disait:

– J'extirpe le mauvais sang de toute l'Egypte.

Pepitamon était au comble de la colère, car les esclaves et les portefaix avaient pillé son palais et emporté la nourriture des chats pour leurs enfants, et les chats avaient souffert de la faim et étaient redevenus sauvages. C'est pourquoi lui non plus ne connaissait pas la pitié, et en deux jours les murs furent couverts de corps pendus la tête en bas.

Mais les prêtres relevèrent avec allégresse la statue d'Amon et lui offrirent de grands sacrifices. On remit en place les images des autres dieux et les prêtres dirent au peuple:

– Il n'y aura plus de famine ni de larmes dans le pays de Kemi, car Amon est revenu et Amon bénira tous ceux qui croient en lui. Ensemençons les champs d'Amon et le blé d'Amon fructifiera au centuple, et la richesse et l'abondance reviendront en Egypte.

Mais malgré tout la famine restait effrayante à Thèbes, et les Shardanes pillaient et volaient sans faire de différence entre les croix et les cornes, et ils violaient les femmes et vendaient les enfants comme esclaves et Pepitamon était hors d'état de les retenir et le pouvoir d'Aï était insuffisant pour ramener la discipline. C'est que l'Egypte n'avait plus de pharaon, puisque les prêtres avaient déclaré qu'Akhenaton était un faux pharaon, et son successeur devait rentrer à Thèbes et s'incliner devant Amon avant d'être reconnu par le clergé comme souverain légitime.

Devant cette confusion, Aï nomma Pepitamon gouverneur de Thèbes et se rendit d'urgence à la Cité de l'Horizon pour inciter Akhenaton à renoncer à la double couronne. Il me dit:

– Accompagne-moi, Sinouhé, car j'aurai peut-être besoin des conseils d'un médecin pour faire céder le pharaon.

Je lui répondis:

– En vérité, je t'accompagnerai, Aï, car je veux que ma mesure soit comble. Mais il ne comprit pas ce que je voulais dire.

C'est ainsi que je regagnai la Cité de l'Horizon avec le prêtre Aï, mais Horemheb avait appris à Tanis les événements de Thèbes et des autres villes le long du fleuve, si bien qu'il accourut aussi vers le pharaon. Tandis qu'il remontait le fleuve, les villes et les villages se calmaient sur son passage, car on rouvrait les temples et on remettait en place les images des dieux et je crois que les crocodiles bénirent de nouveau son nom. Mais il avait hâte d'arriver en même temps qu'Aï, pour lui disputer le pouvoir, et c'est pourquoi il gracia tous les esclaves qui déposaient les armes et il ne punissait pas ceux qui changeaient la croix d'Aton pour la corne d'Amon. C'est pourquoi le peuple loua sa générosité, bien que son seul but fût de conserver des hommes valides pour son armée.

Mais la Cité de l'Horizon était une terre maudite, et prêtres et cornes surveillaient tous les chemins qui y conduisaient et assommaient tous ceux qui en sortaient, s'ils ce consentaient pas à sacrifier à Amon. Ils avaient aussi barré le fleuve avec des chaînes de cuivre. Et je ne reconnus pas la Cité en la regardant du bateau, car un silence de mort y régnait et les fleurs étaient fanées dans les parcs et le gazon était brûlé par le soleil, car personne n'arrosait plus. Les oiseaux ne gazouillaient plus dans les arbres étiolés par le soleil, et une fade odeur de mort planait sur la ville. Les nobles avaient abandonné leurs palais, et leurs serviteurs s'étaient enfuis les premiers, et chacun avait tout laissé en place, ne voulant rien emporter de cette cité maudite. Les chiens étaient morts dans leurs niches et les chevaux avaient péri dans leurs écuries, les jarrets tranchés par les esclaves fuyards.

Mais le pharaon Akhenaton et sa famille n'avaient pas quitté le palais doré et quelques serviteurs fidèles étaient aussi restés, avec de vieux courtisans qui ne pouvaient imaginer une existence loin de la cour. Ils ignoraient tout ce qui s'était passé, car depuis deux lunaisons aucun messager n'était parvenu à la Cité de l'Horizon. Et les vivres commençaient à manquer dans le palais, et chacun se nourrissait de pain et de gruau, selon la volonté du pharaon.

Le prêtre Aï m'envoya chez le pharaon, qui avait confiance en moi, pour lui raconter tout ce qui s'était passé. C'est ainsi que je me présentai de nouveau devant Akhenaton, mais tout était glacé en moi et je ne connaissais ni chagrin ni joie, et mon cœur était fermé. Il leva vers moi son visage rongé par la consomption et me regarda de ses yeux éteints, et il dit:

– Sinouhé, es-tu le seul qui revienne vers moi? Où sont tous mes fidèles? Où sont tous ceux qui m'aimaient et que j'aimais?

Je lui dis:

– Les anciens dieux régnent de nouveau sur l'Egypte et les prêtres sacrifient à Amon à Thèbes, tandis que le peuple jubile. Ils t'ont maudit, pharaon Akhenaton, et ils ont maudit ta ville et ils ont maudit ton nom jusqu'à la consommation des siècles et ils l'effacent dans toutes les inscriptions.

Il agita la tête avec impatience et l'excitation lui rougit le visage, puis il dit:

– Je ne demande pas ce qui se passe à Thèbes, je demande où sont mes fidèles, tous ceux que j'aimais?

Je lui répondis:

– Tu as toujours près de toi la belle Nefertiti, et aussi tes filles. Le jeune Smenkhkarê pêche des poissons dans le fleuve et Tout joue à l'enterrement avec des poupées. Que t'importe le reste?

Il demanda:

– Où est mon ami Thotmès, qui est aussi ton ami? Où est-il, cet artiste qui fait vivre éternellement la pierre?

– Il est mort pour toi, pharaon Akhenaton, lui dis-je. Des nègres l'ont percé à coups de lance et ont jeté son corps en pâture aux crocodiles, parce qu'il t'était fidèle. Il a peut-être craché dans ton lit, mais n'y pense pas, maintenant que le chacal aboie dans son atelier désert.

Akhenaton remua la main, comme s'il avait enlevé une toile d'araignée devant son visage. Puis il me nomma un grand nombre de personnes qu'il avait aimées. A quelques noms, je répondais: «II est mort pour toi», mais le plus souvent je disais: «II sacrifie à Amon et maudit ton nom.» Pour finir, je dis:

– Le royaume d'Aton s'est effondré sur la terre, et Amon règne de nouveau.

Il regarda fixement devant lui et agita ses mains exsangues en disant:

– Oui, oui, je sais tout. Mes visions me l'ont dit. Le royaume de l'éternel n'a pas de place dans les limites terrestres. Tout sera comme avant, et la peur, la haine et l'injustice continueront à régner. C'est pourquoi il vaudrait mieux que je fusse mort, et mieux encore que je ne fusse jamais né pour voir tout le mal qui s'accomplit sur la terre.

Alors son aveuglement m'irrita et je lui dis avec emportement:

– Tu n'as vu qu'une fraction du mal causé par toi, pharaon Akhenaton. Le sang de ton fils n'a pas coulé sur tes mains et ton cœur n'a pas été figé par les râles de la femme que tu aimes. C'est pourquoi tes paroles sont creuses.

Il me dit avec lassitude:

– Va, quitte-moi, puisque je suis si méchant. Quitte-moi, pour que tu n'aies pas à souffrir davantage à cause de moi. Quitte-moi, car je suis las de voir ta face, et je suis las de tous les visages humains, parce que sous tous les visages je discerne les traits de la bête.

Mais je m'assis à ses pieds et je dis:

– Je ne te quitterai pas, pharaon Akhenaton, car je veux ma mesure pleine. Sache donc que le prêtre Aï va arriver, et Horemheb a fait sonner ses trompettes sur le fleuve et coupé les chaînes de cuivre pour aborder à la Cité de l'Horizon. Il sourit faiblement et étendit les bras et dit:

– Aï et Horemheb, le crime et la lance, ils sont donc les seuls fidèles qui viennent vers moi.

Puis il garda le silence, jusqu'au moment où les deux hommes firent leur entrée. Ils s'étaient querellés avec violence, et leurs visages étaient rouges d'excitation et ils respiraient avec force et parlaient sans égard pour le pharaon. Aï dit:

– Tu dois abdiquer, pharaon Akhenaton, si tu veux sauver ta vie. Que Smenkhkarê règne à ta place et qu'il rentre à Thèbes pour sacrifier à Amon. Et les prêtres l'oindront pharaon et placeront la double couronne sur sa tête.

Mais Horemheb dit:

– Mes lances sauveront ta couronne, pharaon Akhenaton, si tu rentres à Thèbes et sacrifies à Amon. Les prêtres grogneront un peu, mais je les calmerai avec mon fouet et ils oublieront de grogner, quand tu déclareras la guerre sainte pour reconquérir la Syrie.

Le pharaon les regarda longuement avec un sourire mort.

– Je vivrai et mourrai en pharaon, dit-il. Jamais je ne consentirai à sacrifier au faux dieu et jamais je ne déclarerai la guerre pour sauver mon trône dans le sang. Le pharaon a parlé.

Ayant dit ces mots, il se couvrit le visage d'un pan de sa tunique et sortit en nous laissant seuls dans la grande salle, avec l'odeur de mort qui pénétrait partout.

Aï écarta les bras et regarda Horemheb, qui fit de même. J'étais assis sur le plancher, n'ayant plus de force dans les genoux, et je les observais. Soudain Aï sourit finement et dit:

– Horemheb, les lances sont à ta disposition et le trône est à toi. Mets sur ta tête la double couronne que tu désires.

Mais Horemheb eut un rire railleur et dit:

– Je ne suis pas si bête. Prends ces sacrées couronnes, si tu en veux. Tu sais bien que rien ne pourra revenir comme par le passé, mais que l'Egypte est menacée de la famine et de la guerre, et si je prenais maintenant le pouvoir, le peuple m'accuserait de tous les maux qu'il aura à supporter, et il te serait facile de me renverser au moment propice.

Aï dit:

– Donc, Smenkhkarê, s'il accepte de rentrer à Thèbes. Sinon, Tout, qui consentira certainement. Leurs femmes sont de sang royal. Qu'ils supportent la colère populaire, jusqu'à ce que les temps s'améliorent.

– Tu te proposes de régner sous leur nom, dit Horemheb.

Mais Aï dit:

– Tu oublies que tu as une armée et que tu dois repousser les Hittites. Si tu arrives à le faire, personne ne sera plus puissant que toi dans le pays de Kemi.

C'est ainsi qu'ils se disputaient, mais ils finirent par constater que leur sort était lié et qu'ils ne pouvaient réussir l'un sans l'autre. C'est pourquoi Aï dit enfin:

– Je reconnais franchement que j'ai fait de mon mieux pour te renverser, Horemheb, mais tu es maintenant plus fort que moi, fils du faucon, et je ne peux me passer de toi, car si les Hittites envahissent le pays, le pouvoir manquera de charme pour moi, car je sais fort bien qu'un Pepitamon est incapable de résister aux Hittites, il est tout juste bon comme bourreau. Que ce jour scelle donc notre alliance, Horemheb, car ensemble nous pouvons gouverner l'Egypte, mais séparés nous échouons. Sans moi ton armée est impuissante et sans ton armée l'Egypte succombe. Jurons donc au nom de tous les dieux d'Egypte qu'à partir d'aujourd'hui nous avons partie liée. Je suis déjà vieux, Horemheb, et je désire goûter la griserie du pouvoir, mais tu es jeune et tu as le temps d'attendre.

– Je ne convoite pas les couronnes, mais bien une bonne campagne pour mes bousiers, dit Horemheb. Mais je veux un gage, Aï, sinon tu me trahiras à la première occasion, ne proteste pas. Je te connais.

Aï étendit les bras et dit:

– Quel gage puis-je te donner? Est-ce que l'armée n'est pas un gage durable à jamais?

Horemheb se rembrunit et il regarda les murs d'un air embarrassé et gratta le plancher de sa sandale, comme s'il avait voulu planter ses orteils dans le sable. Puis il parla:

– Je veux la princesse Baketaton pour épouse. En vérité, je veux casser une cruche avec elle, même si le ciel et la terre se déchiraient, et tu ne pourras m'en empêcher.

Aï s'exclama et dit:

– Aha. Je comprends à quoi tu vises, et tu es plus rusé que je le pensais, si bien que je te respecte. Elle a déjà repris son nom de Baketamon et les prêtres n'ont rien contre elle et dans ses veines coule le sang sacré du grand pharaon. En vérité, en l'épousant tu aurais un droit légitime au trône, Horemheb, et un droit plus direct que les maris des filles d'Akhenaton, car ils n'ont que le sang du faux pharaon derrière eux. En vérité, tu as bien combiné ton coup, Horemheb, mais je ne peux souscrire à ta condition, en tout cas pas encore, car alors je serais entièrement entre tes mains et je n'aurais plus aucun pouvoir sur toi.

Mais Horemheb cria:

– Garde tes sales couronnes, Aï. Plus que les couronnes, c'est elle que je désire et je l'ai désirée depuis le jour où je l'ai vue pour la première fois dans la maison dorée. Je désire mêler mon sang à celui du grand pharaon, afin que de mes flancs sortent de grands rois pour l'Egypte. Tu ne désires que la couronne, Aï. Prends-la donc, quand tu jugeras le moment venu, et mes lances soutiendront ton trône, mais donne-moi la princesse, et je ne régnerai qu'après toi, car j'ai le temps d'attendre, comme tu l'as dit.

Aï se frotta le visage de sa main et réfléchit longtemps, et son expression se teintait peu à peu de satisfaction, car il avait trouvé un moyen de tenir Horemheb. C'est pourquoi il dit:

– Tu as attendu longtemps ta princesse, et tu l'attendras encore un peu, car tu dois d'abord gagner une guerre difficile. Et il faudra aussi du temps pour amener la princesse à consentir, parce qu'elle te méprise grandement, car tu es né avec du fumier entre les orteils. Mais moi et moi seul possède les moyens de la faire céder, et par tous les dieux de l'Egypte, je te jure que le jour où je placerai sur ma tête la couronne rouge et la couronne blanche, je casserai de mes mains la cruche entre la princesse et toi. Je ne peux aller plus loin dans les concessions, tu le comprends bien. Horemheb l'admit et dit:

– D'accord. Menons à chef cette entreprise, et je crois que tu ne traîneras pas les choses en longueur, tant tu es impatient de ceindre ces couronnes qui ne sont que des jouets d'enfants.

Dans leur ardeur à discuter, ils avaient entièrement oublié ma présence sur le plancher, et Horemheb s'écria en me découvrant:

– Sinouhé, tu es encore ici? C'est dommage pour toi, car tu as entendu des choses qui ne conviennent pas à tes oreilles indignes, et c'est pourquoi je dois te tuer, bien que sans aucun plaisir, car tu es mon ami.

Ces paroles me firent sourire, car je me disais que tous les deux, Aï et lui, étaient de basse extraction et se partageaient des couronnes, tandis que moi j'étais peut-être le seul héritier mâle du grand pharaon. C'est pourquoi je ne pus me retenir de rire, et je mis ma main devant ma bouche et je pouffai comme une vieille femme. Aï en fut vexé et dit:

– Tu n'as pas à rire, Sinouhé, car il s'agit d'affaires sérieuses. Mais nous ne te ferons pas périr, comme tu le mériterais, car il est bon que tu aies tout entendu et puisses nous servir de témoin. Et tu ne répéteras à personne ce que tu as entendu aujourd'hui. Nous avons besoin de toi et nous t'attacherons à nous, car tu comprends bien qu'il est grand temps pour le pharaon Akhenaton de mourir. C'est pourquoi tu vas le trépaner aujourd'hui encore, et tu veilleras que ton bistouri pénètre assez profondément pour qu'il meure selon la bonne vieille coutume. Mais Horemheb dit:

– Je ne me mêle pas de cette affaire. Mais Aï a raison. Le pharaon doit mourir, pour que l'Egypte soit sauvée. Il n'y a pas d'autre moyen.

Je finis par me calmer et je dis:

– Comme médecin, je ne puis le trépaner, car rien dans son état ne l'exige et les devoirs de ma profession me lient. Mais soyez tranquilles, comme ami je lui administrerai une bonne potion. Il s'endormira et ne se réveillera plus et ainsi je serai lié à vous et vous n'aurez pas à redouter que je dise du mal de vous.

Ayant ainsi parlé, je pris la fiole que m'avait remise Hribor, et j'en versai le contenu dans le vin d'une coupe d'or, et on ne sentait aucune odeur. Je pris la coupe et nous allâmes vers le pharaon. Il avait ôté les couronnes, déposé le sceptre et le fouet et il reposait sur son lit, le visage terreux et les yeux gonflés. Aï alla soupeser les couronnes et le fouet doré, et il dit:

– Pharaon Akhenaton, ton ami Sinouhé t'a préparé une potion. Bois-la pour guérir, et demain nous reparlerons de toutes ces affaires ennuyeuses.

Le pharaon se mit sur son séant et prit la coupe et nous regarda l'un après l'autre et son regard épuisé me transperça, si bien que mon échine en frémit. Puis il me dit:

– On donne le coup de grâce à un animal malade. Est-ce toi qui me le donnes, Sinouhé? Si c'est le cas, je t'en remercie, car ma déception est pire que la mon et aujourd'hui la mort m'est plus délicieuse que le parfum de la myrrhe.

– Bois, pharaon Akhenaton, lui dis-je. Bois pour ton Aton.

Horemheb dit aussi:

– Bois, Akhenaton, mon ami. Bois, pour sauver l'Egypte. Je couvrirai ta faiblesse de ma tunique, comme jadis dans le désert.

Le pharaon Akhenaton but, mais sa main tremblait si fortement que le vin gicla sur son menton. Alors il prit la coupe à deux mains et la vida et il se recoucha. Il ne nous adressa plus la parole, il nous regarda de ses yeux éteints et rougis. Au bout d'un moment, il se mit à trembler de tout son corps, comme s'il avait eu froid, et Horemheb enleva sa tunique et retendit sur lui, tandis qu'Aï essayait les couronnes sur sa tête.

C'est ainsi que mourut le pharaon Akhenaton et qu'il but la mort de ma main. J'ignore quels furent mes véritables mobiles, car l'homme ne connaît pas son propre cœur. Je crois que ce fut surtout à cause de Merit et du petit Thot qui était mon fils. Et non tant par pitié pour lui que par haine et amertume pour tout le mal qu'il avait commis. Mais surtout parce qu'il était certainement écrit dans les étoiles que je devrais agir ainsi pour combler ma mesure. En le voyant mourir, je crus avoir ma mesure pleine, mais l'homme ne se connaît pas et son cœur est insatiable, plus insatiable qu'un crocodile du fleuve.

Une fois le pharaon mort, nous sortîmes du palais en interdisant aux domestiques de le déranger, car il dormait. C'est seulement le matin que les serviteurs poussèrent des lamentations en le trouvant mort, et les pleurs remplirent le palais, bien qu'au fond sa mort apportât un soulagement à chacun. Mais la reine Nefertiti se tenait immobile près du lit, sans verser de larmes et personne ne pouvait déchiffrer son expression. De sa belle main elle toucha les doigts amaigris du pharaon et lui caressa les joues, ainsi que je le vis en arrivant pour remplir mon office. Le corps fut emporté à la Maison de la Mort, où les embaumeurs se mirent au travail pour le conserver éternellement.

Ainsi, selon la loi et la coutume, le jeune Smenkhkarê était pharaon, mais il était accablé par le chagrin et jetait des regards anxieux autour de lui, car il avait pris l'habitude de ne penser que par Akhenaton. Aï et Horemheb lui parlèrent et lui dirent qu'il devait immédiatement partir pour Thèbes afin d'y sacrifier à Amon, s'il désirait conserver les couronnes sur sa tête. Mais il refusa de les croire, car il était naïf et rêvait les yeux ouverts. C'est pourquoi il dit:

– Je proclamerai la clarté d'Aton à tous les peuples et je construirai un temple à mon père Akhenaton, et je l'adorerai comme un dieu dans ce temple, car il n'était pas semblable aux autres hommes.

Devant son entêtement, Aï et Horemheb le quittèrent, et le lendemain, selon son habitude, le jeune homme alla pêcher dans le fleuve, mais il y tomba et fut dévoré par les crocodiles. C'est ce qu'on raconta, mais je ne sais ce qui se passa vraiment. Je ne crois cependant pas que Horemheb l'ait fait mettre à mort, ce serait plutôt Aï qui était pressé de retourner à Thèbes pour y consolider son pouvoir.

Aï et Horemheb se rendirent alors chez le jeune Tout qui jouait à l'enterrement avec ses poupées, et son épouse Anksenaton jouait avec lui. Horemheb dit:

– Allons, Tout, c'est le moment de te lever, tu es pharaon!

Tout se leva docilement et prit place sur le trône doré et dit:

– Est-ce que je suis le pharaon? Cela ne me surprend pas, car je me suis toujours senti supérieur aux autres et c'est juste que je sois pharaon. Mon fouet punira tous les malfaiteurs et mon sceptre gouvernera les bons et les pieux.

Aï lui dit:

– Foin de ces bêtises, Tout. Tu feras tout ce que je te dirai, et sans murmurer. Tout d'abord, nous allons partir pour Thèbes où tu t'inclineras devant Amon dans son grand temple en lui offrant un sacrifice, et les prêtres t'oindront et placeront sur ta tête la double couronne rouge et blanche. Tu comprends?

Tout réfléchit un instant et dit:

– Si je me rends à Thèbes, me construira-t-on une tombe comme celle de tous les grands pharaons, et les prêtres la rempliront-ils de jouets et de sièges dorés et de beaux lits, car les tombes de la Cité de l'Horizon sont étroites et ennuyeuses et je veux autre chose que des peintures sur les murs, je veux de vrais jouets et aussi le beau poignard bleu que j'ai reçu des Hittites.

– Les prêtres te construiront certainement une belle tombe, assura Aï. Tu es très sage en pensant d'abord à ta tombe, Tout, en devenant pharaon, tu es plus sage que tu ne le penses. Mais tu dois changer de nom. Toutankhaton déplaît au clergé d'Amon. Que ton nom soit dès maintenant Toutankhamon.

Tout ne fit aucune objection, il désirait seulement apprendre à écrire son nouveau nom, parce qu'il ne connaissait pas le signe représentant Amon. C'est ainsi que ce nom fut écrit pour la première fois dans la Cité de l'Horizon. Mais en voyant que Toutankhamon était devenu pharaon et qu'elle était entièrement oubliée, Nefertiti revêtit ses plus beaux atours et oignit ses cheveux et son corps, bien qu'elle fût une veuve éplorée, et elle alla trouver Horemheb à bord de son navire et lui dit:

– C'est ridicule de faire un pharaon d'un enfant mineur, et mon maudit père Aï va lui arracher tout le pouvoir et gouverner à sa place, bien que je sois la grande épouse royale et la mère royale. Les hommes aimaient à me regarder et me jugeaient belle et m'appelaient la plus belle femme d'Egypte, bien que ce soit exagéré. C'est pourquoi regarde-moi, Horemheb, bien que le chagrin ait terni mes yeux et courbé mon dos. Regarde-moi, Horemheb, car le temps est précieux et tu as les lances pour toi, et à nous deux nous pourrions combiner toute sorte de projets qui seraient utiles pour l'Egypte. Je te parle franchement, car je ne pense qu'au bien de l'Egypte et je sais que mon père, ce maudit Aï, est cupide et bête et qu'il nuira à l'Egypte.

Horemheb la regarda et Nefertiti écarta ses vêtements et chercha à le séduire, en disant qu'il faisait très chaud dans la cabine. C'est qu'elle ignorait l'accord secret conclu entre Horemheb et Aï, et si comme femme elle devinait peut-être que Horemheb convoitait Baketamon, elle s'imaginait que sa beauté l'emporterait facilement sur cette princesse orgueilleuse et inexpérimentée. Elle s'était habituée à des succès faciles dans la maison dorée.

Mais sa beauté fut sans effet sur Horemheb, qui la regarda froidement en disant:

– Je me suis déjà assez encrassé dans cette maudite ville, et je n'ai aucune envie de m'encrasser davantage avec toi, belle Nefertiti. Du reste, je dois dicter à mon scribe des lettres au sujet de la guerre, si bien que je n'ai pas le temps de m'amuser avec toi.

C'est Horemheb qui me raconta cette scène, et il est probable qu'il exagéra, mais je crois que l'essentiel était vrai, car dès ce jour Nefertiti montra une haine implacable pour Horemheb et s'efforça sans cesse de lui nuire et de noircir sa réputation, et à Thèbes elle se lia avec Baketamon, ce qui causa bien des ennuis à Horemheb, comme nous le verrons plus tard. Horemheb aurait mieux fait de ne point l'offenser, afin de s'assurer son appui. Mais c'est qu'il ne voulait pas cracher sur le corps d'Akhenaton, car, si étrange que cela puisse paraître, il continuait à aimer le pharaon mort, bien qu'il fît disparaître son nom dans toutes les inscriptions et qu'il détruisît le temple d'Aton à Thèbes. Comme preuve de cet amour, je puis mentionner que Horemheb chargea ses hommes de confiance de transférer le corps d'Akhenaton, en secret, de la Cité de l'Horizon dans la tombe de sa mère à Thèbes, afin qu'il ne tombât pas entre les mains des prêtres qui auraient voulu le brûler et disperser ses cendres dans le fleuve. Mais ceci se passa beaucoup plus tard.

Ayant obtenu le consentement de Toutankhamon, Aï fit préparer des navires et toute la cour y monta, délaissant la Cité de l'Horizon, si bien qu'il n'y resta âme qui vive, à part les embaumeurs de la Maison de la Mort qui préparaient le corps du pharaon. Les derniers habitants s'enfuirent avec tant de hâte qu'ils abandonnèrent tout, et que les plats restèrent sur les tables de la maison dorée et que les jouets de Tout continuèrent sur le plancher à jouer éternellement au cortège funèbre.

Le vent du désert enfonça les volets et le sable plut sur les planchers où les canards brillants volaient éternellement dans les roseaux verts et où les poissons bigarrés nageaient dans l'eau fraîche. Le désert envahit de nouveau les jardins de la Cité de l'Horizon et les étangs s'asséchèrent et les canaux s'obstruèrent et les arbres fruitiers périrent. La glaise s'effrita, les toits s'effondrèrent et les chacals rôdèrent dans les ruines et nichèrent dans les lits tendres sous les baldaquins luxueux. C'est ainsi que mourut la Cité de l'Horizon d'Aton, aussi vite qu'elle avait grandi par la volonté du pharaon Akhenaton. Et personne n'osa s'y aventurer pour voler les objets précieux qui furent ensevelis sous le sable, car cette terre était maudite à jamais et Amon frappait d'une langueur mortelle quiconque s'y serait aventuré. Ainsi, la Cité de l'Horizon disparut comme un songe et un mirage.

Précédant les navires royaux, Horemheb remonta le fleuve en rétablissant l'ordre sur les deux rives, et il fit cesser les désordres à Thèbes, et le brigandage disparut et on ne pendit plus de gens la tête en bas à cause d'Aton, car il avait besoin pour la guerre de tout homme en état de porter les armes. Aï fit hisser les oriflammes du nouveau pharaon dans l'avenue des béliers et les prêtres lui préparèrent un accueil splendide dans le grand temple. Le pharaon passa dans sa litière dorée, et il était suivi de Nefertiti et des filles d'Akhenaton, et la victoire d'Amon était complète. Les prêtres oignirent le nouveau pharaon devant l'image du dieu dans le saint des saints et ils placèrent sur sa tête, en présence de la foule, la couronne rouge et la blanche, celle de lys et celle de papyrus, pour bien montrer au peuple que le pharaon recevait son pouvoir de la main des prêtres. Leur crâne était rasé et leur visage luisait d'huile sacrée et le pharaon offrit à Amon toutes les richesse qu'Aï avait pu tirer du pays appauvri. Mais Hribor avait convenu avec Horemheb de lui prêter les richesses d'Amon pour la guerre, car des nouvelles alarmantes arrivaient du Bas-Pays et Horemheb les exagérait encore pour semer la crainte dans le peuple.

Les Thébains furent enchantés d'Amon et du nouveau pharaon qui n'était pourtant qu'un enfant, car le cœur humain est si insensé qu'il place sa confiance et son espoir en l'avenir, sans rien apprendre de ses erreurs et en s'imaginant que le lendemain sera meilleur que la veille. C'est pourquoi le peuple s'entassa dans l'avenue des Béliers pour acclamer le nouveau pharaon et il sema des fleurs sur son passage.

Mais dans le port et dans le quartier des pauvres, les incendies couvaient encore et une âcre fumée s'en dégageait et le fleuve empestait la sanie et le cadavre. Sur le toit du temple, les corbeaux et les vautours tendaient le cou, si rassasiés qu'ils n'avaient plus la force de s'envoler. Entre les décombres erraient des femmes apeurées et des enfants qui fouillaient dans les ruines pour y découvrir leurs ustensiles de ménage, et je parcourais les quais dans l'odeur du sang corrompu, et je regardais les corbeilles vides et je pensais à Merit et au petit Thot qui étaient morts à cause d'Aton et de ma folie.

Mes pas me conduisirent vers les ruines de la «Queue de Crocodile». Dans la fumée et la poussière, je croyais revoir le corps transpercé de Merit et les boucles ensanglantées du petit Thot, et je me disais que la mort du pharaon Akhenaton avait été bien douce. Je me disais aussi que rien au monde n'est plus dangereux que les rêves d'un pharaon, parce qu'ils sèment le sang et la mort. Je percevais au loin les acclamations du peuple qui saluait le nouveau roi et qui s'imaginait que cet enfant uniquement préoccupé de sa tombe serait capable de supprimer l'injustice et de restaurer la paix et la prospérité.

Ainsi j'étais de nouveau solitaire à Thèbes et je savais que mon sang s'était éteint avec Thot et que je n'avais plus à espérer l'immortalité, mais la mort me serait un repos et un sommeil, comme une chaufferette par une nuit froide. Le dieu du pharaon Akhenaton m'avait dépouillé de tout mon espoir et de toute ma joie, et je savais que tous les dieux habitent dans un sombre palais d'où l'on ne revient pas. Le pharaon avait bu la mort offerte par ma main, mais cela ne me rendait rien, et pour lui la mort avait été un oubli miséricordieux. Moi, je vivais et ne pouvais oublier. C'est pourquoi l'amertume me rongeait le cœur et m'emplissait de dégoût pour la foule vulgaire qui beuglait devant le temple, sans avoir rien appris.

Le port était désert, mais soudain un petit homme rampa d'entre les tas de corbeilles et me dit:

– N'es-tu pas Sinouhé, le médecin royal, qui pansait les blessures au nom d'Aton?

Il ricana et me montra du doigt et dit:

– N'es-tu pas le Sinouhé qui distribuait du pain au peuple en disant: «C'est le pain d'Aton, prenez et mangez le pain d'Aton.» C'est pourquoi, au nom de tous les dieux infernaux, donne-moi un morceau de pain, car depuis des jours je vis caché ici et je n'ose sortir, et la salive a séché dans ma bouche.

Mais je n'avais pas de pain à lui donner, et il n'en attendait pas, car il s'était approché seulement pour me moquer. Il dit:

– J'avais une cabane, et même si elle était sordide et puait le poisson pourri, elle était à moi. J'avais une femme, et même si elle était laide et maigre, elle était à moi. J'avais des enfants, et même s'ils connaissaient la faim, ils étaient à moi. Où est ma cabane et où sont ma femme et mes enfants? C'est ton dieu qui les a pris, Sinouhé, cet Aton funeste qui détruit tout, et bientôt je mourrai, mais je n'en suis pas fâché.

Il s'affaissa sur le quai et se mit à pleurer, et comme je ne pouvais pas l'aider, je m'éloignai et passai devant la maison de l'ancien fondeur de cuivre dont les murs noircis se dressaient près de l'étang desséché et du sycomore aux branches calcinées. Mais un abri avait été installé contre un mur, et j'y vis une cruche d'eau et Muti sortit à ma rencontre, les cheveux en désordre, et elle boitait en marchant. Je crus voir son kâ, mais elle s'inclina devant moi et dit ironiquement:

– Béni soit le jour qui me ramène mon maître! Elle n'en put dire davantage, car l'amertume lui étouffait la voix, et elle s'assit et se cacha le visage dans ses mains. Son corps maigre portait des blessures de cornes et son pied était démis. Je la soignai de mon mieux, et je lui demandai où était Kaptah. Elle dit:

– Kaptah est mort. On dit que les esclaves l'ont massacré en voyant qu'il donnait du vin aux soldats de Pepitamon et qu'il les trahissait.

Mais je n'en crus rien, car je savais que Kaptah ne pouvait mourir ainsi.

Muti fut irritée de mon incrédulité et dit:

– Sans doute tu es heureux, maintenant que tu as vu le triomphe de ton Aton. Les hommes sont tous les mêmes, et c'est d'eux que proviennent tous les maux, car ils ne deviennent jamais adultes, ils restent enfants et se lancent des pierres et se battent et leur plus grand plaisir est d'attrister ceux qui les aiment. Je ne parle pas de moi, qui n'ai pour récompense de mon dévouement que des plaies et des grains de blé pourris, mais bien pour Merit, qui était trop bonne pour toi et que tu as jetée sciemment dans la gueule de la mort. J'ai aussi pleuré toutes mes larmes sur le petit Thot, qui était un fils pour moi et qui aimait tant mes gâteaux au miel. Mais que t'importe? Tu arrives sûrement très content de toi, après avoir gaspillé tout ton bien, pour reposer sous l'abri que j'ai construit à grand-peine, et pour réclamer de la nourriture. Je parie qu'avant le soir déjà tu me réclameras de la bière et demain tu me donneras des coups de canne, parce que je ne te sers pas assez vite, mais les hommes sont ainsi, et je ne t'en veux pas.

C'est ainsi qu'elle me parlait, et ses paroles me rappelèrent ma mère Kipa et mon cœur fondit de mélancolie et des larmes coulèrent sur mes joues. Alors Muti en fut décontenancée et elle dit:

– Tu comprends bien, Sinouhé, homme fier, que je parle ainsi pour ton bien. Il me reste encore une poignée de grains et je vais les moudre, et je te préparerai une molle couche de roseaux et tu pourras te remettre à exercer ta profession, pour gagner notre vie. Mais ne t'inquiète pas, car je suis allée laver le linge chez les riches où il y a beaucoup d'habits ensanglantés, et j'emprunterai une cruche de bière dans une maison de joie où les soldats ont logé, si bien que tu pourras te réjouir le cœur. Cesse de pleurer, Sinouhé mon fils, car tu ne changeras rien à rien, et les enfants sont les enfants et doivent faire des farces pour briser le cœur de leur mère et de leur femme, comme ce fut toujours le cas. Mais je te supplie de ne plus introduire de nouveaux dieux dans cette maison, car il ne resterait plus pierre sur pierre dans tout Thèbes. Quant à Merit, que j'aimais comme ma fille, bien que je n'aie pas d'enfants, car je suis laide et je déteste les hommes, je veux seulement te dire qu'elle n'est pas la seule femme au monde. En vérité, Sinouhé, le temps est un remède miséricordieux, et tu verras qu'il existe bien des femmes capables de calmer le petit objet qui est sous ton pagne, puisque c'est une chose essentielle pour les hommes. Mais comme tu as maigri, Sinouhé, tes joues sont creuses et je te reconnais à peine. Mais je vais te soigner, à condition que tu cesses de pleurer.

Je finis par me calmer et je lui dis:

– Je ne suis pas venu t'importuner, chère Muti, je vais repartir et je ne reviendrai pas de longtemps. Mais j'ai voulu revoir la maison où j'ai été heureux et caresser le tronc rugueux du sycomore et toucher le seuil franchi tant de fois par Merit et le petit Thot. Ne te mets pas en peine pour moi, Muti, et je vais te faire envoyer un peu d'argent pour que tu puisses subsister pendant mon absence. Et je te bénis pour tes paroles, comme si tu étais ma mère, car tu es bonne, bien que parfois ta langue pique comme une guêpe.

Muti se mit à sangloter et refusa de me laisser partir, elle alluma le feu et me prépara un repas et je dus manger pour ne pas l'offenser, mais chaque bouchée me restait à la gorge. Elle me regardait en hochant la tête et en reniflant, et elle dit:

– Mange, Sinouhé, mange, homme fier, même si mon repas est raté, mais je n'ai rien de meilleur à t'offrir aujourd'hui. Je devine que tu vas de nouveau fourrer bêtement la tête dans tous les pièges, mais je n'y peux rien. Mange donc, pour reprendre des forces, et reviens au plus vite, car je t'attendrai fidèlement. Et ne sois pas en souci pour moi, car bien que je sois vieille et boiteuse, je suis robuste et je gagnerai ma pitance en faisant la lessive et en cuisant le pain, dès qu'il en reviendra à Thèbes.

Je restai assis jusqu'au soir dans les ruines de ma maison, et le feu allumé par Muti brillait faiblement dans l'obscurité. Je me disais que mieux vaudrait ne jamais revenir ici et mourir seul, puisque je ne causais que des tourments à ceux qui m'aimaient.

Quand les étoiles s'allumèrent, je pris congé de Muti pour aller encore une fois dans la maison dorée du pharaon. En longeant les rues vers la rive, je voyais de nouveau la rougeur nocturne planer sur la ville, et dans les rues principales brillaient les lumières et le bruit des orchestres retentissait dans la nuit, car c'était le jour du couronnement du pharaon Toutankhamon et Thèbes était en liesse.

Mais cette même nuit les vieux prêtres travaillaient avec ardeur dans le temple de Sekhmet et arrachaient l'herbe qui avait poussé entre les dalles et remettaient en place l'image à tête de lionne en la vêtant de lin rouge et en l'ornant de ses emblèmes de guerre et de destruction. Aï avait dit à Horemheb, après le couronnement:

– Ton heure a sonné, fils du faucon. Fais retentir les trompettes et déclare que la guerre a commencé. Fais couler le sang pour nettoyer le pays de Kemi, afin que tout soit comme par le passé et que le peuple oublie le faux pharaon.

Et le lendemain, tandis que le pharaon jouait au cortège funèbre avec son épouse et que les prêtres d'Amon enivrés par la victoire encensaient leur dieu et maudissaient le nom d'Akhenaton pour toute l'éternité, Horemheb fit sonner les trompettes dans tous les carrefours et on ouvrit toutes grandes les portes de cuivre du temple de Sekhmet, et Horemheb s'avança par l'avenue des Béliers avec ses troupes d'élite pour offrir un sacrifice à la déesse. Partout à coups de marteau et de ciseau on effaçait le nom du pharaon Akhenaton. Le pharaon Toutankhamon avait aussi reçu sa part, car les architectes royaux discutaient déjà la place de son tombeau. Aï avait sa part, car assis à la droite du pharaon il gouvernait le pays de Kemi, réglant les impôts, la justice, les cadeaux, les faveurs et les champs royaux. C'était au tour de Horemheb, et lui aussi eut sa part et je le suivis dans le temple de Sekhmet, car il voulait me montrer toute l'étendue de son pouvoir.

Mais je dois dire à son honneur qu'au moment du triomphe il méprisa tout luxe extérieur et voulut impressionner le peuple par sa simplicité. Il se rendit au temple dans un solide char de guerre, sans plumes flottantes sur la tête des chevaux et sans or aux rayons des roues. Mais deux faux tranchantes fendaient l'air de chaque côté de son char, et ses lanciers et archers marchaient en bon ordre, et le bruit de leurs pieds nus sur les pavés de l'avenue était rythmé et puissant comme le grondement de la mer, et les nègres scandaient leur marche avec des tambours en peau humaine.

Silencieux et craintif, le peuple admirait sa stature imposante et ses troupes éclatant de bien-être, quand toute la ville avait faim. Silencieux, il regarda Horemheb entrer dans le temple, en sentant obscurément que ses souffrances ne faisaient que commencer. Devant le temple, Horemheb descendit de son char et entra, suivi de ses chefs, et les prêtres l'accueillirent avec leurs mains tachées de sang frais et le menèrent devant la statue de la déesse. Sekhmet était vêtue de lin rouge et son vêtement imprégné du sang des offrandes collait à son corps de pierre et sa poitrine dure se dressait fièrement. Dans la pénombre du temple, elle semblait remuer sa tête de lionne et ses yeux flamboyants regardaient Horemheb, tandis qu'il broyait sur l'autel les cœurs chauds des victimes et implorait la victoire pour ses armes. Les prêtres dansaient autour de lui en signe d'allégresse et ils se blessaient avec des poignards et criaient à l'unisson:

– Reviens vainqueur, Horemheb, fils du faucon! Reviens vainqueur et la déesse descendra vivante près de toi et t'embrassera de son corps nu.

Horemheb ne se laissa pas distraire par les cris et les danses des prêtres, il accomplit avec une froide dignité les cérémonies rituelles et s'éloigna. Devant le temple, en présence de la foule accourue, il leva ses mains ensanglantées et dit au peuple:

– Ecoute-moi, peuple de Kemi, écoute-moi, car je suis Horemheb, le fils du faucon, et je porte dans mes mains la victoire et un honneur immortel pour tous ceux qui veulent me suivre à la guerre sainte. En cet instant, les chars hittites grondent dans le désert du Sinaï et leurs avant-gardes ravagent le Bas-Pays et la terre de Kemi n'a jamais connu un danger plus redoutable, car à côté des Hittites l'ancienne domination des Hyksos était douce. Les Hittites arrivent, et leur nombre est infini et leur cruauté est une horreur pour tout le peuple. Ils détruiront vos villes et vous crèveront les yeux, ils violeront vos femmes et emmèneront vos fils en esclavage. Le blé ne pousse plus sur les traces de leurs chars et la terre devient un désert sous les sabots de leurs chevaux. C'est pourquoi la guerre que je leur déclare est une guerre sainte, car c'est une guerre pour vos vies et pour les dieux de Kemi, et si tout va bien, nous reprendrons la Syrie et la prospérité du pays de Kemi renaîtra et chacun aura sa mesure pleine. Trop longtemps déjà les étrangers ont offensé le pays de Kemi, trop longtemps on s'est moqué de notre faiblesse et gaussé de notre armée. L'heure a sonné et je vais restaurer l'honneur guerrier de Kemi. Quiconque veut me suivre recevra une pleine mesure de blé et sa part du butin, et en vérité le butin sera riche. Mais ceux qui ne me suivront pas volontairement me suivront de force, et ils devront ployer sous le faix des charges et supporter les brocards et les plaisanteries, sans avoir droit au butin. C'est pourquoi je crois et j'espère que chaque Egyptien ayant un cœur d'homme et capable de brandir une lance me suivra volontairement. Maintenant, nous manquons de tout et la famine rampe sur nos talons, mais la victoire sera accompagnée de jours d'abondance, et quiconque sera mort pour la liberté du pays de Kemi entrera directement dans les champs des bienheureux, car les dieux de l'Egypte prendront soin de son corps. Il faut tout tenter pour gagner tout. C'est pourquoi, femmes d'Egypte, tissez des cordes d'arc avec vos cheveux et envoyez avec allégresse vos maris et vos fils à la guerre. Hommes d'Egypte, transformez les bijoux en pointes de lances et suivez-moi, car je vous offre une guerre comme on n'en vit jamais de pareille. L'esprit des grands pharaons combattra à nos côtés. Tous les dieux de l'Egypte, et surtout le puissant Amon, sont avec nous. Nous repousserons les Hittites, comme l'inondation balaye les fétus de paille. Nous reconquerrons les richesses de la Syrie et nous laverons dans le sang la honte de l'Egypte. Ecoute-moi, peuple de Kemi. Horemheb, le fils du faucon, le vainqueur, a parlé.

Il baissa ses mains rougies de sang et sa puissante poitrine haletait, car il avait parlé d'une voix très forte. Les trompettes retentirent et les soldats frappèrent leurs lances contre leurs boucliers et battirent le sol de leurs pieds, et la foule se mit à pousser des cris qui se transformèrent en clameurs d'allégresse. Horemheb sourit et remonta sur son char. Les soldats lui frayèrent un passage dans la cohue qui l'acclamait. Je compris alors que la plus grande joie du peuple est de pouvoir crier ensemble, et peu importe ce qu'on crie et pourquoi l'on crie, mais en criant avec les autres on se sent fort et on est convaincu de la justesse de la cause pour laquelle on crie. Horemheb était très satisfait, et il levait le bras pour saluer le peuple.

Il se rendit tout droit au port et monta dans le bateau du commandant en chef pour regagner rapidement Memphis, car il s'était attardé à Thèbes et selon les dernières nouvelles les Hittites campaient déjà à Tanis.

Je partis sur son bateau, et personne ne m'empêcha de l'aborder et de lui parler:

– Horemheb, le pharaon Akhenaton est mort et il n'y a plus de trépanateur royal, mais je suis libre d'aller où je veux et rien ne me retient. C'est pourquoi je désire t'accompagner et partir avec toi pour la guerre, car tout m'est égal et rien ne me réjouit plus. Je suis curieux de voir quelle bénédiction apportera cette guerre dont tu as parlé toute ta vie. En vérité je désire voir si ta puissance est meilleure que celle d'Akhenaton ou si ce sont seulement les esprits des enfers qui dirigent le monde.

Horemheb me dit en souriant:

– C'est un bon présage, car jamais je n'aurais pensé que tu serais le premier volontaire à s'annoncer pour cette guerre. Je sais que tu aimes le confort, et j'avais pensé te laisser à Thèbes pour veiller à mes intérêts dans la maison dorée, bien que tu sois solitaire et naïf et qu'on puisse facilement te rouler. Mais c'est bien ainsi, car j'aurai au moins un médecin de qualité avec moi, et je crois qu'on en aura besoin. Mes soldats n'avaient point tort de t'appeler le Fils de l'onagre dans la guerre contre les Khabiri, car vraiment tu as un esprit belliqueux, puisque tu n'as pas peur des Hittites.

Les matelots plongèrent les rames dans l'eau et le bateau descendit le courant sous le grand pavois. Les quais de Thèbes étaient blancs de monde, et les acclamations nous étaient apportées par le vent. Horemheb respira profondément et dit:

– Mon discours a fait une forte impression sur le peuple, comme tu le vois. Mais entrons dans ma cabine, car je veux me laver les mains.

Je le suivis, et il fit sortir son scribe et lava le sang de ses mains qu'il flaira en disant froidement:

– Par Seth et tous les démons, je n'aurais pas cru que les prêtres de Sekhmet faisaient encore des sacrifices humains. Mais ces bonshommes ont certainement fait du zèle, car les portes de leur temple n'avaient pas été ouvertes depuis plus de quarante ans. Je comprends pourquoi ils m'ont demandé des prisonniers hittites et syriens pour leur cérémonie.

Ces paroles me causèrent un tel effroi que mes genoux tremblèrent, mais Horemheb poursuivit placidement:

– Si je l'avais su, j'aurais refusé, car tu peux bien penser que je fus fort surpris de recevoir devant l'autel un cœur humain encore chaud. Mais si Sekhmet se montre reconnaissante en soutenant nos armes, je passerai là-dessus, car vraiment j'ai besoin de toute l'aide possible, bien qu'une lance bien trempée soit peut-être plus efficace que la bénédiction de Sekhmet. Mais rendons aux prêtres ce qui est aux prêtres, et ils nous laisserons en paix pour le reste.

Il recommença de parler de son discours au peuple, et je lui dis que je préférais celui qu'il avait prononcé à Jésuralem devant ses troupes. Il fut un peu vexé de cette remarque et dit:

– Ce n'est pas la même chose de parler à des soldats ou au peuple. Mon discours devant le temple de Sekhmet était aussi destiné à la postérité, car on le gravera sûrement dans la pierre. Et alors il faut bien choisir ses mots et il convient de lancer de belles phrases qui fassent tourner la tête du peuple et lui en mettent plein la vue. Puisque tu n'y comprends rien, je te ferai remarquer que mon discours se bornait à reproduire les déclarations qui ont été faites de tous les temps au début d'un conflit. Tout d'abord, j'ai affirmé que la guerre contre les Hittites était purement défensive et j'ai excité le peuple à repousser l'envahisseur qui ravage l'Egypte. En gros, c'est conforme à la réalité, et je n'ai pas caché que je me proposais par la même occasion de reprendre la Syrie. Deuxièmement, j'ai montré que tous ceux qui me suivront volontairement n'auront pas à s'en repentir, tandis que ceux qu'il faudra forcer à se battre auront un triste sort. Troisièmement, j'ai affirmé que c'était une guerre sacrée, et j'ai invoqué le secours de tous les dieux. En vérité je ne crois pas que les dieux des Egyptiens soient plus puissants que ceux des Hittites et qu'un pays soit plus sacré qu'un autre, mais j'ai lu dans toutes les anciennes proclamations des grands pharaons et capitaines qu'il est de bon ton d'invoquer le secours des dieux, et tout éminent capitaine ne néglige pas cette formalité. Et le peuple y tient et en est content, comme tu as pu le constater. Du reste, j'avais placé des hommes à moi dans la foule, afin de donner le signal des acclamations, car il vaut mieux être prudent. Tu auras aussi pu t'apercevoir que je n'ai pas trop parlé des difficultés qui nous attendent, car le peuple aura bien le temps de les constater et il n'est pas sage de l'effrayer à l'avance. Car cette guerre sera très dure, puisque je n'ai pas assez de troupes entraînées et de chars de guerre. Mais je ne doute pas de la victoire finale, car j'ai foi en ma destinée.

– Horemheb, lui dis-je, y a-t-il quelque chose de sacré pour toi?

Il réfléchit un instant et dit:

– Un grand capitaine et souverain doit savoir percer les paroles et les images, afin de les utiliser à son profit. Je reconnais que c'est pénible et que cela rend la vie triste, bien que le sentiment de dominer autrui par sa volonté pour le contraindre à de grandes choses soit peut-être une compensation. Quand j'étais jeune, j'avais foi en ma lance et en mon faucon. Maintenant je ne crois plus qu'en ma volonté, mais cette volonté m'use, comme la meule ronge la pierre. C'est pourquoi je n'ai pas un instant de repos, et pour me distraire je puis seulement boire jusqu'à l'ivresse. Quand j'étais jeune, je croyais à l'amitié et je croyais aussi aimer une femme dont le mépris et la résistance m'irritaient, mais à présent je sais que les hommes ne sont que des instruments entre mes mains et cette femme aussi n'est plus un but pour moi, mais seulement un moyen. C'est moi qui suis le centre de tout. C'est moi qui suis l'Egypte et le peuple. Et en assurant la grandeur de l'Egypte, j'assure la mienne. Me comprends-tu?

Ces paroles restèrent sans effet sur moi, car je l'avais connu jadis comme un jeune vantard et j'avais rencontré ses parents qui sentaient le fumier et le fromage, bien qu'il en eût fait des nobles. C'est pourquoi j'avais peine à le prendre au sérieux, en dépit de ses effort de m'en imposer comme un dieu. Mais je lui cachai mes réflexions et je lui parlai de la princesse Baketamon qui avait été très vexée de n'avoir pas eu une place digne d'elle dans le cortège de Toutankhamon. Horemheb m'écouta avidement et il m'offrit du vin, pour que je lui parle plus longuement de la princesse. C'est ainsi que nous passions le temps en naviguant vers Memphis, pendant que les chars hittites ravageaient déjà le Bas-Pays.

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