LIVRE XV. Horemheb

En vertu de son accord avec Horemheb, le porteur du sceptre, Aï, était prêt à ceindre les couronnes des pharaons à la mort de Toutankhamon. Pour parvenir à ses fins, il activa les cérémonies funéraires et interrompit la construction de la tombe qui resta petite et étroite en comparaison des tombeaux des grands pharaons, et il se réserva une partie des immenses trésors que Toutankhamon avait destinés à l'accompagner dans le royaume des défunts. Mais l'accord l'obligeait aussi à obtenir de Baketamon qu'elle devînt l'épouse de Horemheb, afin que celui-ci pût légalement revendiquer la couronne à la mort d'Aï, bien qu'il fût né avec du fumier entre les orteils. Il avait convenu avec les prêtres que la princesse apparaîtrait à Horemheb sous les traits de la déesse Sekhmet, pendant que le vainqueur célébrerait son triomphe dans le temple après le cortège et qu'elle se donnerait à lui dans le temple, afin que leur alliance trouvât une consécration divine et que Horemheb aussi fût divinisé. C'est ce qu'Aï avait convenu avec les prêtres, mais la princesse Baketamon avait tramé sa propre intrigue avec grand soin et je sais que la reine Nerfertiti l'y avait incitée par haine de Horemheb et dans l'espoir de devenir avec Baketamon la femme la plus puissante d'Egypte, si le plan réussissait.

Leur projet était impie et atroce, et seule la ruse d'une femme aigrie peut imaginer un tel plan, si incroyable qu'il fut près de réussir grâce à son invraisemblance. C'est seulement la découverte de cette intrigue qui fit comprendre pourquoi les Hittites avaient si facilement consenti à offrir la paix et à céder Megiddo et le pays d'Amourrou et à faire d'autres concessions. Les Hittites sont en effet des gens habiles et ils avaient dans leur carquois une flèche dont Aï et Horemheb ignoraient l'existence. Leur esprit de conciliation aurait dû éveiller la méfiance de Horemheb, mais ses succès l'avaient aveuglé et lui-même désirait la paix pour consolider son pouvoir en Egypte et pour épouser Baketamon, car il l'attendait depuis des années et l'attente avait surexcité sa passion.

Après la mort de son époux et lorsqu'elle eut accepté de sacrifier à Amon, la reine Nefertiti ne put supporter d'être écartée du pouvoir. Elle était restée belle malgré l'âge, grâce à des soins constants et à des cosmétiques. Sa beauté lui rallia de nombreux nobles qui vivaient dans la maison dorée comme des bourdons inutiles autour d'un pharaon puéril. Par son intelligence et sa ruse, elle gagna aussi l'amitié et la confiance de Baketamon dont elle transforma la fierté innée en une flamme dévorante qui lui embrasait le corps, si bien que cette morgue finit par être une sorte de folie. Elle était si entichée de son sang sacré qu'elle ne permettait plus à une personne ordinaire de la toucher et pas même de frôler son ombre. Elle avait fièrement conservé sa virginité, car à son avis il n'existait pas en Egypte un seul homme digne d'elle. Elle avait déjà dépassé l'âge normal du mariage, et je crois que sa virginité lui était montée à la tête et lui rendait le cœur malade, mais qu'un bon mariage l'aurait guérie.

Nefertiti lui fit croire qu'elle était née pour de grands exploits et qu'elle devait sauver l'Egypte des mains des prétendants de basse extraction. Elle lui parla de la grande reine Hatshepsout qui attachait une barbe royale à son menton et ceignait la queue de lion et gouvernait l'Egypte sur le trône des pharaons. Et elle la persuada que sa beauté rappelait celle de l'illustre reine.

Nefertiti lui disait aussi beaucoup de mal de Horemheb, et Baketamon finit par éprouver dans sa fierté virginale une horreur physique pour Horemheb qui était de basse extraction et qui la prendrait de force à la manière des soudards grossiers et qui souillerait son sang sacré. Mais je crois qu'au fond de son cœur elle avait conservé, sans se l'avouer, un certain penchant pour le beau et robuste jeune homme qu'elle avait vu arriver jadis à la cour.

Nefertiti n'eut pas de peine à convaincre Baketamon, lorsque les plans d'Aï et de Horemheb se précisèrent durant la guerre de Syrie. Et du reste, il est probable qu'Aï s'ouvrit de ses projets à la reine, qui était sa fille. Mais elle détestait son père qui l'avait écartée après avoir profité d'elle et qui la tenait enfermée dans la maison dorée, parce qu'elle était l'épouse du pharaon maudit. Je dis que la beauté et l'intelligence associées chez une femme dont les années ont durci le cœur forment une combinaison dangereuse, plus dangereuse que les poignards dégainés et plus tranchante que les faux de cuivre des chars d'assaut. C'est ce que montre l'intrigue ourdie par Nefertiti et approuvée par Baketamon.

Voici comment ce plan fut découvert. Dès son arrivée à Thèbes, Horemheb, au comble de l'impatience, se mit à rôder autour des appartements de Baketamon pour la voir et lui parler, bien qu'elle refusât de le recevoir. Il aperçut par hasard un émissaire hittite qui pénétrait chez la princesse, et il se demanda pourquoi Baketamon recevait un Hittite et pourquoi elle s'entretenait si longtemps avec lui. C'est pourquoi, de sa propre initiative et sans consulter personne, il fit arrêter l'émissaire qui, dans son arrogance, proféra des menaces et parla comme seul peut parler une personne sûre de sa puissance.

Alors Horemheb raconta tout à Aï et ils pénétrèrent de force, la nuit, dans l'appartement de Baketamon, après avoir tué un esclave qui s'y opposait, et ils découvrirent dans la cendre d'une chaufferette la correspondance échangée avec les Hittites. Après avoir lu ces tablettes de cire, ils furent épouvantés et mirent Baketamon et aussi Nefertiti sous surveillance. La même nuit, ils vinrent me trouver dans ma maison que Muti avait fait réparer avec l'argent envoyé par Kaptah, et ils arrivèrent dans une simple litière, et le visage couvert. Muti les fit entrer en bougonnant. Je ne dormais pas, car je souffrais d'insomnie depuis mon retour de Syrie. Je me levai, allumai la lampe et reçus les visiteurs que je prenais pour des malades. Mais je fus très surpris en les reconnaissant, et je dis à Muti de nous apporter du vin et d'aller dormir, mais Horemheb était si inquiet qu'il voulait la tuer, parce qu'elle avait vu son visage. Jamais encore je n'avais vu Horemheb si effrayé, et cela me causa une grande joie. C'est pourquoi je lui dis:

– Je te défends de tuer Muti, et je crois que tu as le cerveau fêlé. Muti est une vieille femme dure d'oreille et qui ronfle comme un hippopotame, ainsi que tu l'entendras. Bois du vin et cesse de redouter une vieille femme.

Mais Horemheb dit avec impatience:

– Je ne suis pas venu parler de ronflements, Sinouhé. Mais l'Egypte court un danger mortel et tu dois la sauver.

Aï confirma ces paroles en disant:

– En vérité, l'Egypte court un danger mortel, Sinouhé, et moi aussi je suis en danger, et pour l'Egypte jamais encore le péril n'a été aussi grand. C'est pourquoi nous nous adressons à toi dans notre détresse.

Mais j'éclatai de rire en étendant mes mains vides. Horemheb sortit alors les tablettes d'argile du roi Shoubbilouliouma et me les fit lire, ainsi que la copie des réponses de Baketamon. Cette lecture achevée, je n'avais plus envie de rire, et le vin perdit son goût dans ma bouche, car voici ce que Baketamon avait écrit au roi des Hittites:

Je suis la fille du pharaon et dans mes veines coule le sang sacré et aucun homme en Egypte n'est digne de moi. J'ai appris que tu as de nombreux fils. Envoie ici l'un d'eux, pour que je puisse rompre une cruche avec lui, et ton fils régnera à mes côtés sur le pays de Kemi.

Cette lettre était si inconcevable que le prudent Shoubbilouliouma avait d'abord refusé d'y croire, et il avait envoyé un émissaire secret pour demander des précisions. Baketamon avait confirmé son offre et assuré que les nobles égyptiens tenaient son parti et que les prêtres d'Amon étaient aussi d'accord. Convaincu par cette lettre, le roi s'était empressé de conclure la paix avec Horemheb, et il se préparait à envoyer son fils Shoubattou en Egypte.

Pendant que je lisais ces missives, Aï et Horemheb commencèrent à se disputer, et Horemheb dit:

– Telle est ma récompense de tout ce que j'ai fait pour toi, et telle est ma récompense pour la guerre où j'ai battu les Hittites et supporté bien des peines. En vérité j'aurais mieux fait de charger un chien aveugle de veiller à mes intérêts en Egypte pendant mon absence, et tu ne m'es pas plus utile qu'une maquerelle qu'on paye sans jamais voir même les fesses de la fille.

En vérité, Aï, tu es le personnage le plus répugnant que je connaisse, et je regrette amèrement d'avoir touché ta sale patte en signe d'accord. Il ne me reste qu'à faire occuper Thèbes par mes bousiers et à ceindre les deux couronnes. Mais Aï dit:

– Les prêtres n'y consentiront jamais, et nous ignorons même l'étendue de la conjuration et l'appui dont jouit Baketamon dans le clergé et la noblesse. Il n'y a pas à se soucier du peuple, car le peuple est un bœuf auquel on passe une corde et que chacun conduit où il veut. Non, Horemheb, si Shoubattou arrive à Thèbes et rompt une cruche avec Baketamon, notre puissance s'écroulera et nous ne pourrons résister par les armes, car ce serait une nouvelle guerre et l'Egypte ne pourrait la supporter, et ce serait la fin de tout. En vérité j'ai été un chien aveugle, mais jamais je n'aurais pu deviner ce qui se tramait, tant c'était incroyable. C'est pourquoi Sinouhé doit nous aider.

– Par tous les dieux d'Egypte, dis-je tout étonné. Comment pourrais-je vous aider, car je ne suis qu'un médecin et je suis incapable de décider une femme folle à aimer Horemheb.

Horemheb dit:

– Tu nous a déjà aidés une fois, et quiconque prend l'aviron doit ramer jusqu'au bout, qu'il le veuille ou non. Tu vas partir à la rencontre du prince Shoubattou et faire en sorte qu'il ne parvienne pas en Egypte. Comment, c'est ton affaire, et nous n'en voulons rien savoir. Sache seulement que nous ne pouvons le faire assassiner publiquement, car ce serait une nouvelle guerre avec les Hittites, et je veux en choisir moi-même la date.

Ces paroles m'épouvantèrent et mes genoux tremblèrent et mon cœur se liquéfia et ma langue se tordit dans ma bouche, et je dis:

– S'il est vrai que je vous ai aidés une fois, je l'ai fait autant pour moi que pour l'Egypte, et ce prince ne m'a jamais nui et je ne l'ai vu qu'une fois dans ta tente, le jour de la mort d'Aziru. Non, Horemheb, tu ne feras pas de moi un assassin, je préfère mourir, car il n'est pas de crime plus abject, et si j'ai offert un breuvage mortel à Akhenaton, je l'ai fait pour son bien, parce qu'il était malade et que j'étais son ami.

Mais Horemheb fronça les sourcils en se battant les cuisses de sa cravache, et Aï dit:

– Sinouhé, tu es un homme sensé et tu comprends toi-même que nous ne pouvons sacrifier tout un empire au caprice d'une femme. Crois-moi, il n'y a pas d'autre moyen. Le prince doit mourir en cours de route, peu importe que ce soit par accident ou de maladie. C'est pourquoi tu vas partir à sa rencontre dans le désert du Sinaï, en qualité d'émissaire de la princesse Baketamon et comme médecin pour examiner s'il est apte à consommer le mariage. Il te croira facilement et te recevra et te questionnera sur la princesse Baketamon, car les princes ne sont que des hommes et je crois qu'il est en proie à une vive curiosité, et qu'il se demande à quelle sorcière on va le lier. Ta mission sera facile, et tu ne mépriseras pas les cadeaux qu'elle te vaudra, car alors tu seras un homme riche. Horemheb dit:

– Décide-toi vite, Sinouhé, entre la vie ou la mort. Tu comprends que nous ne pourrons pas te laisser vivre, maintenant que tu connais ces secrets, quand bien même tu serais mille fois mon ami. Le nom que t'a donné ta mère t'a été funeste, Sinouhé, car tu n'as entendu que trop de secrets des pharaons. Ainsi, selon ta réponse, je te fendrai la gorge d'une oreille à l'autre, certes sans aucun plaisir, parce que tu es notre meilleur serviteur. Tu nous es lié par un crime commun, et nous partagerons avec toi la responsabilité de ce crime nouveau, si c'en est un à ton avis que de sauver l'Egypte de la domination d'une folle et des Hittites.

– Tu sais bien que je ne crains pas la mort, Horemheb, lui dis-je.

Et je sentis que le filet s'était refermé sur moi et que j'avais lié mon sort à celui de Horemheb et d'Aï.

J'avoue franchement que cette nuit-là j'eus peur de la mort, car elle se présentait brusquement et d'une manière répugnante. Mais je pensais au vol rapide des hirondelles sur le fleuve et je pensais aux vins du port et je pensais à l'oie rôtie par Muti à la thébaine, et la vie me parut soudain délicieuse. Et je pensais aussi à l'Egypte et je me disais qu'Akhenaton avait dû mourir pour que l'Egypte fût sauvée et que Horemheb pût repousser les Hittites. Pourquoi ne pas tuer ce jeune prince inconnu pour sauver de nouveau l'Egypte, puisque j'avais déjà tué Akhenaton? C'est pourquoi je dis:

– Cache ton poignard, Horemheb, car la vue d'un poignard émoussé m'énerve. Je m'incline et je sauverai l'Egypte du joug hittite, mais vraiment j'ignore encore comment je m'y prendrai, et il est probable que j'y perdrai la vie, car les Hittites me tueront certainement une fois que leur prince sera mort. Mais je ne tiens plus à la vie et je veux empêcher les Hittites de régner sur l'Egypte. Et je ne veux point de cadeaux, car tout ce que je ferai était déjà écrit dans les étoiles avant ma naissance et je ne peux y échapper. Acceptez donc vos couronnes de mes mains, Horemheb et Aï, et bénissez mon nom, car c'est moi, le petit médecin Sinouhé, qui vous crée pharaons.

Cette pensée m'amusa beaucoup, car j'avais peut-être du sang royal dans les veines, et j'aurais été le seul héritier légal des pharaons, tandis qu'Aï n'était qu'un modeste prêtre du soleil et que les parents de Horemheb sentaient le bétail et le fromage. En cet instant, ces deux hommes m'apparurent sans voiles, tels qu'ils étaient en réalité: deux pillards qui se disputaient le corps pantelant de l'Egypte, deux enfants qui jouaient avec des couronnes et des emblèmes royaux, et leur passion les tyrannisait au point qu'ils ne seraient jamais heureux. C'est pourquoi je dis à Horemheb:

– Horemheb, mon ami, la couronne est lourde, tu le sentiras par une chaude soirée, quand on conduit le bétail à l'abreuvoir du fleuve et que les bruits se taisent autour de toi.

Mais il répondit:

– Dépêche-toi de partir, car le navire attend et tu dois rencontrer Shoubattou dans le désert de Sinaï, avant qu'il ne parvienne à Tanis avec sa suite.

C'est ainsi que je partis brusquement au milieu de la nuit, et Horemheb m'avait donné son bateau le plus rapide, et j'y fis porter ma boîte de médecin et le reste de l'oie à la thébaine que Muti m'avait préparée pour le dîner. Et je n'oubliai pas de me munir de vin.

A bord, j'eus le temps de réfléchir, et je compris nettement le grand danger qui menaçait l'Egypte comme un noir nuage de sable à l'horizon. Il me serait facile d'embellir mon rôle et de me poser en sauveur de l'Egypte, mais les mobiles des hommes sont toujours complexes, et j'avais certainement accepté ma mission à la suite de la peur brusquement ressentie en présence d'une mort imminente. Mais tandis que je descendais le fleuve en pressant les rameurs, j'étais persuadé d'accomplir un acte méritoire.

J'étais de nouveau seul et plus solitaire que tous les hommes, à cause du secret que je portais et que je ne pouvais révéler à personne sans causer la mort de milliers et de milliers de gens. Je devais être plus rusé que le serpent pour ne pas être découvert, et je savais que je subirais une mort atroce, si les Hittites me prenaient sur le fait.

Par instants, je penchais à tout abandonner et à fuir au loin, comme mon homonyme de la légende, et à me cacher pour laisser le sort rouler sur l'Egypte. Si j'avais exécuté ce projet, le cours des événements aurait changé et le monde ne serait pas tel qu'il est aujourd'hui. Mais en vieillissant, j'ai compris qu'en dernière analyse tous les souverains sont les mêmes et que tous les peuples sont les mêmes, et que peu importe en somme qui gouverne et quel peuple en opprime un autre, car finalement ce sont toujours les pauvres qui supportent les souffrances.

Mais je ne m'enfuis pas, parce que j'étais faible, et quand un homme est faible, il se laisse mener par les autres jusqu'au crime, plutôt que de choisir lui-même sa voie. Il préfère même la mort à rompre la corde qui le lie, et je crois que je ne suis pas le seul à être faible de cette manière.

Ainsi, le prince Shoubattou devait périr, et je me creusais la tête pour trouver le moyen de le tuer sans que mon acte fût découvert et que l'Egypte eût à en répondre. Cette tâche était ardue, car le prince était sûrement accompagné d'une suite digne de son rang, et les Hittites étaient méfiants et se tenaient sur leurs gardes. Je ne pouvais songer à l'assassiner, et je me demandais si je pourrais l'entraîner dans le désert pour y chercher un basilic dont les yeux sont des pierres vertes, et pour le précipiter dans une gorge et raconter ensuite qu'il avait trébuché et s'était cassé la nuque.

Mais cette idée était enfantine, car jamais je ne resterais seul en compagnie du prince, et quant aux poisons, il avait des hommes pour goûter les aliments et les boissons, si bien que je ne pourrais l'empoisonner selon les méthodes habituelles.

Je repassai dans ma mémoire les récits sur les poisons secrets des prêtres et sur ceux de la maison dorée. Je savais qu'on pouvait empoisonner le fruit d'un arbre avant même qu'il fût mûr, et je savais aussi qu'il existait des volumes de papyrus qui apportaient une mort lente à leurs lecteurs, et que le parfum de certaines fleurs pouvait tuer, une fois que les prêtres les avaient traitées. Mais c'étaient des secrets des prêtres, et peut-être s'y mêlait-il aussi de la légende. Du reste, je n'aurais pu y recourir dans le désert.

Si seulement Kaptah avait pu m'assister de sa ruse, mais je n'aurais pu le mettre au courant de l'entreprise, et d'ailleurs il s'attardait en Syrie pour y récupérer ses créances. C'est pourquoi je recourus à toute mon ingéniosité et à tout mon savoir de médecin. Si le prince avait été malade, j'aurais pu tranquillement le soigner pour l'amener lentement à la mort selon toutes les règles de l'art, et aucun médecin n'aurait rien eu à objecter à mes prescriptions, parce que de tout temps le corps médical enterre ensemble ses victimes. Mais Shoubattou n'était pas malade, et s'il l'était, il serait soigné par les médecins hittites.

Je m'attarde sur ce point seulement pour montrer les difficultés immenses de la tâche confiée par Horemheb, mais à présent je me bornerai à exposer mes actes.

A Memphis, je complétai mon assortiment de remèdes à la Maison de la Vie, et personne ne s'étonna de mes ordonnances, car un médecin peut détenir un poison mortel qui, entre ses mains, devient un remède guérisseur. Je poursuivis rapidement le voyage jusqu'à Tanis où je pris une chaise à porteurs, et la garnison me donna une escorte de quelques chars de guerre sur la grande route militaire de Syrie.

Horemheb avait été correctement informé du voyage de Shoubattou, car je le rencontrai avec sa suite à trois jours de Tanis, près d'une source entourée de murs. Il voyageait aussi en litière, et il était accompagné de nombreux ânes qui portaient de lourdes charges et des cadeaux précieux pour la princesse Baketamon, et des chars de guerre lourds l'escortaient, tandis que les chars légers reconnaissaient la route, car le roi avait recommandé la prudence, parce qu'il savait que ce voyage déplairait fort à Horemheb.

Mais les Hittites se montrèrent extrêmement polis envers moi et envers les officiers de ma petite escorte, selon leur vieille habitude d'être polis et aimables envers les gens dont ils vont obtenir gratuitement ce qu'ils ne pourraient gagner par les armes. Ils nous accueillirent dans leur camp et aidèrent les soldats égyptiens à dresser notre tente et ils placèrent de nombreuses sentinelles pour nous protéger, dirent-ils, contre les brigands et les lions, afin que nous pussions dormir en paix. Mais en apprenant que je venais de la part de la princesse Baketamon, Shoubattou m'appela aussitôt dans son impatiente curiosité.

C'est ainsi que je le vis dans sa tente, et il était jeune et fier, et ses yeux étaient grands et clairs comme l'eau, quand il n'était pas ivre, comme je l'avais vu dans la tente de Horemheb près de Megiddo. La joie et la curiosité animaient son visage foncé, et son nez était fort comme un bec d'oiseau de proie et ses dents luisaient de blancheur comme celles des fauves. Je lui tendis une lettre de la princesse, falsifiée par Aï, et je mis les mains à la hauteur des genoux en signe de respect. Je constatai avec plaisir qu'il était vêtu à l'égyptienne, mais que ces vêtements semblaient le gêner. Il me dit:

– Puisque ma future épouse royale s'est confiée à toi et que tu es le médecin royal, je ne te cacherai rien. En me mariant, je me lie à mon épouse et son pays sera le mien et les mœurs égyptiennes seront les miennes, et je me suis efforcé d'apprendre les coutumes de l'Egypte, pour n'être pas un étranger dépaysé en arrivant à Thèbes. Je suis impatient de voir toutes les merveilles de l'Egypte et de connaître les puissants dieux de l'Egypte qui seront désormais les miens. Mais surtout je suis impatient de voir ma grande épouse royale, parce que je vais fonder une nouvelle dynastie avec elle. Parle-moi d'elle et dis-moi sa taille et son apparence et la largeur de ses hanches, comme si j'étais déjà un Egyptien. Et tu ne dois rien me cacher d'elle, pas même ce qui est déplaisant, mais tu peux avoir confiance en moi, comme j'ai confiance en toi.

Sa confiance se manifestait par des officiers debout derrière lui, l'arme à la main, et par des gardiens à l'entrée de la tente, avec leurs lances dirigées vers mon dos. Mais je ne fis semblant de rien et je m'inclinai jusqu'à terre devant lui en disant:

– Ma maîtresse la princesse Baketamon est une des plus belles femmes de l'Egypte. A cause de son sang sacré, elle a conservé sa virginité, bien qu'elle soit passablement plus âgée que toi, mais sa beauté n'a pas d'âge et son visage est comme la lune et ses yeux sont ovales comme des lotus. Comme médecin, je puis te confier aussi que ses hanches sont assez larges pour enfanter, bien qu'elles soient minces, comme c'est le cas en Egypte. C'est pourquoi elle m'a envoyé à ta rencontre pour s'assurer que ton sang royal est digne de son sang sacré et que physiquement tu es capable de remplir les devoirs incombant à un époux, afin de ne pas la décevoir, car elle t'attend avec impatience.

Shoubattou bomba le torse et plia les bras pour faire saillir ses muscles et il me dit:

– Mon bras bande l'arc le plus dur et entre mes mollets je peux étouffer un âne. Mon visage n'a pas de défaut, comme tu peux le constater, et je ne me souviens pas d'avoir été malade.

Je lui dis:

– Tu es certainement un jeune homme inexpérimenté qui ne connaît pas les coutumes égyptiennes, puisque tu crois qu'une princesse est une femme qu'on bande avec les bras ou un âne qu'on broie entre ses genoux. Or, ce n'est point le cas, et je devrai te donner quelques leçons sur les mœurs amoureuses de l'Egypte, afin que tu n'aies pas à rougir devant la princesse.

Ces paroles l'offensèrent, car il était fier et se vantait de sa virilité, comme tous les Hittites. Ses chefs éclatèrent de rire, et il en fut encore plus froissé, si bien qu'il pâlit de colère et serra les dents. Mais il tenait à se montrer à moi sous un jour favorable, et il dit avec le plus grand calme possible:

– Je ne suis pas un blanc-bec, comme tu le crois, mais ma lance a déjà percé bien des sacs de peau, et je ne crois pas que ta princesse sera mécontente, quand je lui enseignerai les coutumes hittites.

Je lui dis alors:

– Je crois volontiers à ta force, mais tu te trompes en affirmant que tu n'as jamais été malade, car je lis dans tes yeux que tu n'es pas bien et que ton ventre est relâché et te cause des ennuis.

Il est probable qu'aucun homme ne résiste à se sentir malade, si on lui affirme avec autorité et sans relâche qu'il ne se porte pas bien. Chacun éprouve en effet un secret besoin de se dorloter et de se laisser choyer, et les médecins l'ont su de tous temps et se sont enrichis. Mais j'avais encore l'avantage de savoir que l'eau des sources du désert contient de la soude et qu'elle donne la diarrhée à ceux qui n'y sont pas habitués. C'est pourquoi le prince fut fort étonné de mes paroles et il dit:

– Tu te trompes, Sinouhé l'Egyptien, car je ne me sens pas du tout malade, bien que je doive reconnaître que mon ventre soit relâché et m'ait forcé à m'accroupir maintes fois dans la journée. Tu es certainement plus habile que mon médecin qui n'a rien remarqué. Il se tâta le front et les yeux et dit:

– Vraiment, les yeux me brûlent, parce que j'ai regardé longtemps le sable rouge du désert, et mon front est chaud et je ne suis pas aussi bien que je le voudrais.

Je lui dis:

– Ton médecin devrait te préparer un remède qui te guérisse et te donne un bon sommeil. C'est que les maladies gastriques du désert sont graves, et j'ai vu une quantité de soldats égyptiens en mourir dans le désert pendant leur marche sur la Syrie. On ignore les causes de ces maladies, les uns disent qu'elles proviennent du vent empesté du désert, et d'autres prétendent qu'elles sont causées par l'eau et d'autres accusent les sauterelles. Mais je ne doute pas que demain tu seras rétabli pour poursuivre ton voyage, si ton médecin t'administre un bon remède ce soir.

A ces mots, il se mit à réfléchir et ses yeux s'amincirent et il jeta un regard à ses chefs en me disant d'un air mutin comme un enfant:

– Prépare-moi toi-même un bon remède, Sinouhé, parce que tu connais mieux cette maladie que mon médecin.

Mais je n'étais pas aussi bête qu'il le pensait, et je levai le bras en signe de refus en disant:

– Jamais de la vie. Je n'ose pas te donner un remède, car si ton état empirait, on m'accuserait immédiatement. Ton médecin te soignera mieux que moi, car il connaît ta complexion, et le remède est simple.

Il sourit et dit:

– Ton conseil est bon, car je veux manger et boire avec toi, pour que tu me parles de mon épouse royale et des mœurs égyptiennes, et je ne veux pas être obligé de courir à tout bout de champ m'accroupir derrière ma tente.

Il fit appeler son médecin, qui était un Hittite bourru et méfiant. Quand il eut constaté que je ne voulais pas rivaliser avec lui, il se radoucit et prépara une potion constipante que, sur mes conseils, il fit très forte. C'est que j'avais mon idée. Il goûta le breuvage et le tendit ensuite au prince.

Je savais que le prince n'était pas malade, mais je voulais que sa suite le crût malade, et je désirais que sa diarrhée cessât, afin que le poison que je me proposais de lui faire boire ne ressortît pas trop rapidement. Avant le repas que le prince commanda en mon honneur, je retournai dans ma tente et je me remplis l'estomac d'huile d'olive, ce qui est fort désagréable, et malgré mes nausées j'en bus pour me sauver la vie. Puis je pris une petite cruche de vin dans laquelle j'avais mélangé du poison et que j'avais recachetée, et la cruche était si petite qu'elle ne contenait que deux coupes de vin. Je regagnai la tente du prince et je m'assis, et je me régalai en racontant quantité d'anecdotes amusantes sur les mœurs égyptiennes, malgré les nausées, pour divertir le prince et ses chefs. Et Shoubattou rit vraiment en montrant ses belles dents et il me donna des tapes dans le dos en disant:

– Tu es un compagnon agréable, Sinouhé, bien que tu sois Egyptien, et je te prendrai comme médecin royal. En vérité je pouffe de rire et j'oublie mes maux de ventre pendant que tu me parles des coutumes amoureuses des Egyptiens, qui me semblent destinées surtout à éviter d'avoir des entants. Mais je me propose de leur enseigner les coutumes hittites, et mes chefs prendront le commandement des provinces, et cela fera grand bien à l'Egypte, dès que j'aurai donné à Baketamon ce qui lui revient.

Il se tapa les genoux et but du vin et rit et s'écria:

– Je voudrais bien que la princesse fût déjà couchée sur ma natte, car tes récits m'ont fort excité, et je veux la faire gémir de joie. Par le Ciel sacré et par la Terre mère, une fois que le pays des Khatti et l'Egypte ne formeront plus qu'un empire, aucun Etat ne pourra nous résister et nous soumettrons les quatre continents. Mais il faudra d'abord infuser du fer à l'Egypte et du feu à son cœur, afin que chaque Egyptien se convainque que la mort vaut mieux que la vie. Puisse ce moment venir bientôt.

Il but après avoir offert une libation au Ciel et une autre à la Terre, et tous ses compagnons étaient déjà un peu ivres, et mes gaies histoires avaient dissipé leurs soupçons. Je profitai de l'occasion pour dire:

– Je ne veux pas t'offenser et critiquer ton vin, Shoubattou, mais tu n'as probablement encore jamais goûté du vin d'Egypte, car si tu le connaissais, tous les autres seraient plats comme de l'eau dans ta bouche. C'est pourquoi pardonne-moi si je préfère boire mon propre vin, car lui seul m'enivre convenablement. J'en emporte toujours avec moi dans les festins des étrangers.

Je secouai la cruche et en brisai le cachet en sa présence et j'en versai dans ma coupe, en simulant l'ivresse, et quelques gouttes tombèrent par terre, et je bus, puis je dis:

– Voilà du vrai vin de Memphis, du vin des pyramides qui se paye au poids de l'or, fort, corsé et enivrant, sans pareil au monde.

Le vin était vraiment fort et bon, et j'y avais ajouté de la myrrhe, si bien que toute la tente en fut embaumée, mais sur ma langue je reconnus l'odeur de la mort et la coupe trembla dans ma main, mais les Hittites l'attribuèrent à mon ivresse. Shoubattou sentit sa curiosité s'éveiller et il me tendit sa coupe en disant:

– Je ne suis plus un étranger pour toi, puisque demain je serai ton seigneur et maître. Laisse-moi donc goûter ton vin, pour que je m'assure qu'il est aussi bon que tu le prétends.

Mais je serrai la cruche contre ma poitrine et protestai en disant:

– Il n'y en a pas pour deux et je n'en ai plus d'autre cruche avec moi et je tiens à m'enivrer ce soir, car c'est un jour de joie pour toute l'Egypte, le jour de l'alliance éternelle de l'Egypte et du pays des Khatti.

Et je simulai l'ivresse et me mis à braire comme un âne, en berçant ma cruche, et les Hittites se tordaient de rire et se tapaient les cuisses. Mais Shoubattou était habitué à obtenir tout ce qu'il désirait, et il me supplia de lui faire goûter mon vin, si bien que je finis par lui remplir sa coupe en pleurant et je vidai ma cruche. Et je ne pleurais pas pour rien, car je redoutais fort ce qui allait se passer.

Mais Shoubattou, comme s'il avait flairé un danger, regarda autour de lui et, à la manière hittite, il me tendit sa coupe en disant:

– Entame ma coupe, car tu es mon ami et je veux te témoigner ma faveur.

Il n'osait pas montrer sa méfiance en appelant son dégustateur attitré. Je bus une bonne gorgée et ensuite il vida la coupe et fit claquer sa langue et se recueillit un instant, puis il dit:

– En vérité, ton vin est fort, Sinouhé, et il monte à la tête comme de la fumée et il me brûle l'estomac, mais il laisse à la bouche un goût amer que je veux effacer avec du vin des montagnes.

Il remplit sa coupe de son propre vin et la rinça, et je savais que le poison n'agirait pas avant le matin, parce que son ventre était dur et qu'il avait bien mangé.

Je bus encore autant que je pouvais et je simulai l'ivresse, puis au bout d'une demi-clepsydre je me fis accompagner dans ma tente, et je serrais sur ma poitrine la petite cruche vide que je ne voulais pas laisser examiner. Une fois que les Hittites m'eurent mis sur mon lit avec toutes sortes de grosses plaisanteries et qu'ils se furent retirés, je me levai rapidement et je mis mes doigts au fond de ma gorge et je vomis et l'huile protectrice et le poison. Mais ma crainte était si vive qu'une sueur froide me coulait le long des membres et que mes genoux tremblaient, et peut-être que le poison avait commencé à agir. C'est pourquoi je me rinçai l'estomac et pris des contre-poisons, et je finis par vomir par simple peur, sans l'aide des vomitifs.

J'eus encore la force de rincer soigneusement la cruche et de la briser et d'en cacher les morceaux dans le sable. Puis je m'étendis sur mon lit, sans pouvoir dormir, tremblant de peur, et dans l'ombre les grands yeux de Shoubattou me fixaient. C'est qu'il était vraiment un beau jeune homme, et je ne pouvais oublier son rire fier et juvénile ni ses dents à l'éclat si blanc.

La fierté hittite vint à mon aide, car le lendemain Shoubattou, ne se sentant pas bien, refusa de le montrer et d'interrompre le voyage pour se reposer. Il monta dans sa litière et, au prix d'un grand effort, il réussit à dissimuler ses maux. C'est ainsi que nous avançâmes toute la journée, et son médecin lui administra par deux fois des astringents et calmants, qui ne firent qu'accroître les douleurs et renforcer l'action du poison, car à l'aube une forte diarrhée lui aurait peut-être encore sauvé la vie.

Mais dans la soirée il tomba dans le coma et ses yeux se révulsèrent et ses joues se creusèrent et blêmirent, si bien que son médecin m'appela en consultation. Devant l'état du malade, je n'eus pas à feindre l'inquiétude, car tout mon corps tremblait, en partie à cause du poison que j'avais dû boire. Je déclarai reconnaître la maladie du désert dont j'avais discerné les premiers symptômes la veille au soir, bien qu'il n'eût pas voulu me croire. La caravane fit halte, et nous soignâmes le prince dans sa litière, lui donnant des remèdes et des laxatifs et plaçant des pierres chaudes sur son ventre, mais je pris grand soin de laisser le médecin hittite mélanger lui-même toutes les drogues et les administrer lui-même au malade en lui desserrant les dents. Mais je savais qu'il allait mourir, et je tenais seulement à lui adoucir le trépas, puisque je ne pouvais rien faire d'autre pour lui.

A la tombée de la nuit, on le porta dans sa tente, et les Hittites se mirent à se lamenter et à déchirer leurs vêtements et à répandre du sable sur leurs cheveux et à se blesser avec des poignards, car ils avaient tous peur pour leur propre vie et savaient que le roi ne leur pardonnerait pas la mort de son fils confié à leur garde. Je veillais auprès du prince avec le médecin hittite, et je voyais ce jeune homme hier encore si vigoureux glisser lentement vers la mort.

Le médecin hittite se creusait la tête pour trouver la cause de cette brusque maladie, mais les symptômes ne différaient pas de ceux d'une forte diarrhée, et personne ne pouvait songer au poison, puisque j'avais bu du même vin dans la coupe du prince. Ainsi, personne ne me soupçonna, et je pouvais me flatter d'avoir adroitement accompli ma tâche, pour le plus grand bien de l'Egypte, mais je n'étais nullement fier de mon habileté en regardant mourir le prince Shoubattou. Le lendemain matin, il reprit ses esprits et à l'approche de la mort il n'était plus qu'un enfant malade qui appelle sa mère. D'une voix faible et gémissante, il disait:

– Maman, maman, ma belle maman.

Puis ses douleurs se calmèrent et il sourit d'un sourire d'enfant et se rappela son sang royal. Il fit appeler ses chefs et dit:

– Il ne faut accuser personne de ma mort, car elle est causée par la maladie du désert, et j'ai été soigné par le meilleur médecin du pays des Khatti et par le plus éminent médecin de l'Egypte. Mais leur art n'a pu me sauver, parce que c'est la volonté du Ciel et de la Terre que je meure, et sûrement le désert ne relève pas de la Terre, mais bien des dieux de l'Egypte, car il protège l'Egypte. Sachez donc tous que les Hittites ne doivent plus jamais s'engager dans le désert, et ma mort en est la preuve, et une autre preuve fut le désastre inattendu de nos chars de guerre dans ce même désert. C'est pourquoi donnez aux médecins des cadeaux dignes de moi, et toi, Sinouhé, salue la princesse Baketamon et dis-lui que je la libère de toutes ses promesses, en regrettant infiniment de ne pouvoir la porter sur le lit nuptial pour ma propre joie et pour la sienne. En vérité, transmets-lui ce salut, car en mourant je pense à elle comme à une princesse de légende, et je meurs avec sa beauté sans âge devant mes yeux, bien que je ne l'aie jamais vue.

Il mourut en souriant, car parfois après de grandes douleurs la mort survient comme une béatitude souriante, et ses yeux qui s'éteignaient lentement voyaient de merveilleuses visions.

Les Hittites mirent son corps dans une jarre pleine de vin et de miel pour l'emporter dans la tombe royale des montagnes où les aigles et les loups veillent sur le repos des rois hittites. Ils étaient tout émus de ma compassion et de mes larmes, et ils consentirent volontiers à me donner une tablette attestant que je n'étais nullement responsable de la mort du prince Shoubattou, mais que je n'avais pas épargné mes peines pour essayer de le sauver. Ils apposèrent leurs cachets sur la tablette, avec le cachet du prince Shoubattou, afin qu'aucun soupçon ne tombât sur moi en Egypte à cause de la mort du prince. C'est qu'ils jugeaient l'Egypte d'après leur propre pays, et ils pensaient que la princesse Baketamon me ferait mettre à mort, quand elle apprendrait la mort de son fiancé.

C'est ainsi que je sauvai vraiment l'Egypte du joug hittite, et j'aurais dû être content de moi, mais je ne l'étais nullement, j'avais l'impression que partout où j'allais la mort me suivrait sur les talons. J'étais devenu médecin pour guérir et pour semer la vie, mais mon père et ma mère étaient morts par ma faute, et Minea avait succombé à cause de ma faiblesse, et Merit et le petit Thot avaient péri par mon aveuglement et le pharaon Akhenaton avait succombé à cause de ma haine et de mon amitié et de l'Egypte. Tous ceux que j'avais aimés avaient péri de mort violente à cause de moi. Et aussi le prince Shoubattou, que j'avais appris à aimer durant son agonie. Une malédiction m'accompagnait vraiment.

Je revins à Tanis et gagnai Memphis, puis Thèbes. Ma cange aborda près de la maison dorée, et je me présentai devant Aï et Horemheb et je leur dis:

– Votre volonté a été exécutée. Le prince Shoubattou est mort dans le désert du Sinaï et aucune ombre n'en rejaillira sur l'Egypte.

Ils se réjouirent vivement à cette nouvelle, et Aï prit une chaîne d'or au porteur du sceptre et me la passa au cou, et Horemheb dit:

– Va voir la princesse Baketamon, car elle ne nous croira pas, si nous lui portons cette nouvelle, mais elle pensera que nous avons fait assassiner le prince par jalousie.

La princesse Baketamon me reçut et ses joues et sa bouche étaient fardées de rouge, mais dans ses sombres yeux ovales guettait la mort. Je lui dis:

– Ton prétendant le prince Shoubattou t'a libérée de tes promesses, car il est mort dans le désert du Sinaï de la maladie intestinale du désert, malgré tous mes soins et ceux de son médecin hittite.

Elle arracha les bracelets d'or de ses poignets et me les donna en disant:

– Ton message est bon, Sinouhé, et je t'en remercie, car j'ai déjà été consacrée prêtresse de Sekhmet et mon costume rouge est prêt pour la fête de la victoire. Mais je commence à connaître fort bien cette maladie intestinale, Sinouhé, et je pense à la mort de mon frère le pharaon Akhenaton. C'est pourquoi sois maudit, Sinouhé, sois maudit pour toute l'éternité, que ta tombe soit maudite et que ton nom soit oublié à jamais, car tu as fait du trône des pharaons un jouet de brigands et en moi tu as profané à jamais le sang sacré des pharaons.

Je baissai la tête et mis les mains à la hauteur des genoux devant elle en disant:

– Que tes paroles s'accomplissent.

Puis je sortis, et elle fit balayer le plancher derrière moi jusqu'au seuil de la maison dorée.

Entre-temps, le corps du pharaon Toutankhamon avait été préparé pour l'éternité, et Aï chargea les prêtres de le transporter rapidement dans le tombeau préparé pour lui dans la vallée des rois. Il emporta de riches cadeaux, mais ils étaient peu nombreux, car Aï en avait volé beaucoup. Dès que les cachets eurent été apposés sur la tombe de ce pharaon insignifiant, Aï mit fin au deuil et Horemheb fit occuper par ses soldats toutes les places de Thèbes. Mais personne ne s'opposa au couronnement d'Aï, car le peuple était épuisé et las comme un animal chassé à coups de piques sur une route sans fin, et personne ne demanda quels droits il avait à la couronne.

Aï fut sacré pharaon par les prêtres auxquels il avait donné d'immenses cadeaux, et le peuple l'acclama devant le grand temple d'Amon, car il lui avait distribué du pain et de la cervoise, ce qui était un cadeau précieux, tant l'Egypte était appauvrie Mais bien des gens savaient que le pouvoir réel appartenait à Horemheb et ils se demandaient pourquoi il n'avait pas ceint lui-même la double couronne.

Mais Horemheb savait ce qu'il faisait, car la coupe des souffrances n'était pas encore vidée. En effet des nouvelles alarmantes arrivaient du pays de Koush où il faudrait guerroyer contre les nègres, puis ensuite on devrait encore en découdre avec les Hittites pour la Syrie. C'est pourquoi Horemheb désirait que le peuple accusât Aï de tous les malheurs dus à la guerre, pour ensuite le saluer, lui, comme le vainqueur qui ramène la paix et la prospérité.

Aï était ébloui par le pouvoir et par l'éclat de ses couronnes, et il en jouissait pleinement. Il tint aussi la promesse donnée à Horemheb le jour de la mort du pharaon Akhenaton. C'est pourquoi les prêtres amenèrent la princesse Baketamon en cortège au temple de Sekhmet et ils la vêtirent de rouge et la parèrent des bijoux de la déesse et la firent monter sur l'autel. Horemheb fêta son triomphe sur les Hittites et fut acclamé par tout le peuple, et devant le temple il distribua des chaînes d'or aux soldats et les licencia. Puis il pénétra dans le temple et les prêtres refermèrent les portes de cuivre derrière lui. Sekhmet lui apparut sous les traits de Baketamon, et il prit son dû, car il était soldat et avait attendu longtemps.

Cette nuit, Thèbes fêta Sekhmet et le ciel rougeoya sur la ville et les bousiers de Horemheb vidèrent les gargotes et les auberges et brisèrent les portes des maisons de joie. Bien des gens furent blessés, et quelques incendies furent allumés par les soldats ivres, mais à l'aube les hommes se rendirent devant le temple de Sekhmet pour assister à la sortie de Horemheb. Ils poussèrent des cris dans toutes sortes de langues et jurèrent de surprise en voyant paraître leur chef, car Sekhmet avait été fidèle à son apparence de lionne, et le visage et les bras et les épaules de Horemheb étaient couverts d'égratignures, comme si une lionne l'avait griffé. Les soldats en furent ravis et ils l'aimèrent davantage encore. Mais la princesse Baketamon fut ramenée au palais par les prêtres, sans se montrer à la foule.

Telle fut la nuit de noces de mon ami Horemheb, et je ne sais pas quel plaisir il en eut, car peu après il rassembla ses troupes près de la première chute pour la campagne contre le pays de Koush. Et pendant cette campagne, les prêtres de Sekhmet ne manquèrent pas de victimes, mais ils prospérèrent et engraissèrent, tant le vin et la viande abondaient dans leur temple.

Aï jouissait de sa puissance et il me disait:

– Personne ne m'est supérieur dans le pays de Kemi, et peu importe que je vive ou meure, car le pharaon ne meurt jamais et vit éternellement, et je monterai dans la barque dorée de mon père Amon. J'en suis très content, car je ne tiens nullement à ce qu'Osiris pèse mon cœur dans sa balance, et ses assesseurs, les justes babouins, pourraient présenter de graves accusations contre moi et lancer mon âme dans la gueule du Dévoreur. C'est que je suis déjà âgé, et dans l'obscurité mes actes m'apparaissent souvent. Heureusement, je n'ai pas à redouter la mort, puisque je suis pharaon.

Mais je lui répondis d'un ton ironique:

– Tu es déjà vieux, et je te croyais plus sage. Crois-tu vraiment que l'huile puante des prêtres t'a rendu immortel? En vérité, avec ou sans bonnet royal, tu es le même homme, et la mort ne te respectera pas.

Il se mit à gémir et dit d'une voix tremblante:

– Est-ce donc en vain que j'ai commis tant de mauvaises actions et que j'ai semé la mort autour de moi toute ma vie? Non, tu te trompes certainement, Sinouhé, et les prêtres me sauveront des gouffres des enfers et mon corps vivra éternellement. Mon corps est divin, puisque je suis le pharaon, et personne ne peut rien me reprocher, puisque je suis le pharaon.

C'est ainsi que sa raison commença à sombrer, et il n'eut plus de joie de sa puissance. Craignant pour sa santé, il se privait de vin et se nourrissait de pain sec et de lait cuit. Son corps était trop usé pour se divertir avec des femmes. Peu à peu, il se mit à redouter un attentat, et parfois il n'osait pas toucher à la nourriture de peur d'être empoisonné. Ainsi, ses forfaits l'assiégeaient dans sa vieillesse, et il devenait méfiant et cruel, et tout le monde le fuyait.

Mais le grain d'orge commença à verdir pour la princesse Baketamon, et dans sa colère et son dépit elle chercha à tuer l'enfant dans son sein, mais sans y réussir. Au terme de sa grossesse, elle accoucha d'un fils après de grandes douleurs, car ses hanches étaient étroites, et on lui ôta son fils pour qu'elle ne le maltraitât pas. On raconta bien des légendes sur ce garçon et on prétendit même qu'il était né avec une tête de lion et casqué, mais je puis assurer que c'était un enfant normal, à qui Horemheb fit donner le nom de Ramsès.

Horemheb guerroyait alors dans le pays de Koush et ses chars causèrent de grandes pertes aux nègres qui n'étaient pas habitués à ces engins. Il brûla leurs villages et leurs paillotes et il envoya femmes et enfants en esclavage en Egypte, mais il enrôla les hommes et en forma d'excellents soldats, puisqu'ils n'avaient plus ni femmes ni enfants. C'est ainsi qu'il recruta une nouvelle armée en prévision de la guerre contre les Hittites, car les nègres étaient robustes et ils ne redoutaient pas la mort, quand ils avaient dansé au son de leurs tambours.

Horemheb envoya encore en Egypte des troupeaux pris aux nègres, et bientôt le blé recommença à lever dans le pays de Kemi, et les enfants ne manquèrent plus de lait ni les prêtres de victimes et de viande. Mais des tribus entières abandonnèrent leur domicile dans le pays de Koush et s'enfuirent dans les steppes en dehors des frontières de l'Egypte, dans le pays des girafes et des éléphants, si bien que le pays de Koush resta désert pendant des années. Mais l'Egypte n'en souffrit pas, car depuis le temps du pharaon Akhenaton ce pays n'avait plus payé son tribut, bien qu'à l'époque des grands pharaons il eût été la meilleure source de richesse pour l'Egypte et plus prospère même que la Syrie.

Après une campagne de deux ans, Horemheb rentra à Thèbes avec un riche butin et il distribua des cadeaux à la population de Thèbes et fêta son triomphe pendant dix jours et dix nuits, et tout travail cessa à Thèbes et les soldats ivres rampaient dans les rues en bêlant comme des chèvres et les femmes de Thèbes mirent au monde bien des enfants à la peau foncée. Horemheb tenait son fils dans ses bras et lui apprenait à marcher et disait fièrement:

– Regarda, Sinouhé, de mes flancs est issue une nouvelle dynastie royale et dans les veines de mon fils coule du sang royal, bien que je sois né avec du fumier entre les orteils.

Il alla voir Aï, mais celui-ci, en proie à la terreur, ferma sa porte et entassa contre elle des sièges et son lit, en criant:

– Va-t'en, Horemheb, car je suis le pharaon, et je sais bien que tu viens me tuer pour me ravir les couronnes.

Mais Horemheb rit et enfonça la porte d'un coup de pied et le secoua entre ses mains, en disant:

– Je ne veux pas te tuer, vieux renard, mon maquereau, car tu es pour moi plus qu'un beau-père et ta vie m'est très précieuse. Tu dois tenir bon, Aï, encore le temps d'une guerre, bien que la bave te coule des lèvres, afin que le peuple ait un pharaon sur lequel décharger sa colère.

A son épouse Baketamon, Horemheb rapporta de grands cadeaux, du sable aurifère dans des paniers tressés, les peaux des lions qu'il avait tués à coups de flèches, des plumes d'autruche et des singes vivants, mais elle refusa de regarder ces présents, et elle lui dit:

– Tu es peut-être mon époux devant les hommes et je t'ai donné un fils. Cela doit te suffire, car sache que si tu me touches, je cracherai dans ton lit et je te tromperai, comme jamais encore femme n'a trompé son mari. Pour te couvrir de honte, je coucherai avec des esclaves et des portefaix, je me divertirai sur les places de Thèbes avec des âniers. Car tu pues le sang, et ta seule vue me donne la nausée.

Cette résistance surexcita encore la passion de Horemheb, qui vint m'exposer ses soucis et ses tracas. Je lui conseillai de porter ses hommages à d'autres femmes, mais il refusa avec indignation, car Baketamon était la seule femme qu'il aimait, et il l'avait attendue pendant des années et s'était même abstenu souvent de se divertir avec d'autres femmes. Il me demanda une drogue pour rendre Baketamon amoureuse, mais je refusai. Il s'adressa alors à d'autres médecins, et ils lui remirent des drogues dangereuses qu'il fit boire en secret à Baketamon, et il put une fois profiter de son sommeil pour se divertir avec elle. Mais quand il la quitta, elle le haïssait encore plus qu'avant et dit:

– Rappelle-toi ce que je t'ai dit, tu étais averti. Mais Horemheb partit bientôt pour la Syrie préparer la guerre contre les Hittites, et il disait:

– C'est à Kadesh que les grands pharaons ont planté les bornes de l'Egypte, et je ne m'arrêterai pas avant que mes chars de guerre aient pénétré dans Kadesh en flammes.

Mais en constatant que le grain d'orge recommençait à verdir pour elle, Baketamon s'enferma dans ses appartements pour cacher sa honte. On lui donnait sa nourriture par un guichet de la porte, et quand le terme approcha, on la fit surveiller, car on craignait qu'elle ne voulût accoucher seule et se débarrasser de son enfant, comme les femmes qui les déposent dans une corbeille sur le Nil. Mais elle n'en fit rien, et elle appela les médecins et elle supporta les maux de l'enfantement en souriant, et elle mit au monde un fils auquel elle donna le nom de Sethos, sans consulter Horemheb. Elle détestait tellement cet enfant qu'elle lui donna le nom de Seth en disant qu'il avait été engendré par Seth.

Dès qu'elle fut remise, elle se fit oindre et farder et vêtir de lin royal et elle se rendit seule au marché aux poissons de Thèbes. Elle interpella les âniers et les porteurs d'eau et les poissonniers, et elle leur dit:

– Je suis la princesse Baketamon et la femme de Horemheb, l'illustre capitaine. Je lui ai donné deux fils, mais c'est un homme ennuyeux et paresseux et il pue le sang et je n'ai aucun plaisir avec lui. Venez vous divertir avec moi, car j'aime vos mains calleuses et votre saine odeur de fumier et j'aime aussi l'odeur du poisson.

Mais les hommes prirent peur et s'écartèrent d'elle, et elle les poursuivit et pour les séduire elle leur montrait sa belle poitrine:

– Ne suis-je pas assez belle pour vous? Pourquoi hésitez-vous? Je suis peut-être vieille et laide, mais je ne demande aucun cadeau, seulement une pierre, n'importe quelle pierre, mais plus votre plaisir aura été grand avec moi, plus la pierre devra être grosse.

Jamais encore on n'avait rien vu de pareil. Et peu à peu les yeux des hommes se mirent à briller et leur passion flamba devant la beauté qui s'offrait à eux, et l'odeur des aromates leur montait à la tête. Ils se dirent:

– C'est certainement une déesse qui nous apparaît, parce que nous sommes agréables à ses yeux. C'est pourquoi il serait faux de résister à sa volonté, car le plaisir qu'elle nous offre est certainement un plaisir divin.

D'autres dirent:

– En tout cas ce plaisir ne nous coûtera pas cher, car même les négresses exigent au moins un morceau de cuivre. C'est sûrement une prêtresse qui quête des matériaux pour élever un temple à Bastet, et nous plairons aux dieux en exécutant sa volonté.

Elle les entraîna peu à peu vers la rive et dans les roseaux, pour être à l'abri des regards. Et toute la journée la princesse Baketamon se divertit avec les hommes du marché aux poissons, et elle ne les déçut point, mais elle s'appliqua à leur faire plaisir, et ils lui apportèrent des pierres, même des pierres de taille qu'on achète chez les carriers. Et ils disaient:

– En vérité, nous n'avons jamais connu de femme pareille, car sa bouche est du miel pur et ses seins sont comme des pommes mûres et son étreinte est brûlante comme la braise à frire les poissons.

Ils la supplièrent de revenir et promirent de lui préparer beaucoup de grosses pierres, et elle leur sourit pudiquement et les remercia de leur gentillesse et du grand plaisir qu'ils lui avaient donné. En rentrant le soir au palais doré, elle dut louer une grande barque pour transporter toutes les pierres reçues pendant la journée.

Le lendemain, avec une grande barque, elle se rendit au marché aux légumes et elle interpella les paysans qui arrivaient à l'aube avec leurs bœufs et leurs ânes et dont les mains étaient rudes et la peau tannée par le soleil. Elle parlait aussi aux balayeurs de rues et aux vidangeurs, et elle leur disait:

– Je suis la princesse Baketamon, l'épouse de l'illustre capitaine Horemheb. Mais c'est un homme ennuyeux et paresseux et son corps est impuissant, et il ne me donne pas le moindre plaisir. Il me maltraite et me prive de mes chers enfants et me chasse de chez lui, si bien que je n'ai pas même un toit sur ma tête. Venez donc vous divertir avec moi et me donner du plaisir et je ne vous demande qu'une pierre à chacun.

Les paysans et les balayeurs et les gardiens noirs furent surpris, mais elle leur dévoila ses charmes et elle les entraîna dans les roseaux de la rive, et ils abandonnèrent leurs paniers de légumes et leurs bœufs et leurs ânes et leurs balais pour la suivre. Et ils disaient:

– Ce n'est pas tous les jours qu'on offre un tel régal à un pauvre diable, et sa peau ne rappelle pas celle de nos femmes, et elle sent bon. Nous serions fous de ne pas profiter de l'occasion et de lui donner le plaisir qu'elle désire, puisqu'elle est une femme délaissée.

Ils se divertirent avec elle et lui apportèrent des pierres, et les paysans arrachèrent les pierres du seuil des auberges et les gardes volèrent des moellons aux bâtiments du pharaon. Mais ils avaient un peu d'angoisse, car ils disaient:

– Si vraiment elle est la femme de Horemheb, il nous tuera, car il est plus terrible qu'un lion et il est jaloux et chatouilleux. Mais si nous sommes assez nombreux, il ne pourra nous tuer, c'est pourquoi dans notre intérêt il faut apporter beaucoup de pierres.

C'est pourquoi ils revinrent au marché aux légumes et racontèrent leur aventure à tous leurs amis et ils les conduisirent sur la berge, si bien qu'un large sentier se forma dans les roseaux, et à la tombée de la nuit la roselaie était comme si des hippopotames s'y étaient vautrés. Le plus grand désordre régnait au marché aux légumes, on volait des chargements entiers, les bœufs et les ânes s'agitaient parce qu'ils n'avaient rien à boire, et les patrons des cabarets couraient en s'arrachant les cheveux et en gémissant sur les précieuses pierres de seuil volées. Et alors la princesse Baketamon remercia pudiquement tous les hommes du marché aux légumes pour leur grande amabilité et pour le plaisir qu'ils lui avaient donné, et les hommes chargèrent les pierres sur la barque qui fut sur le point de chavirer, et les esclaves durent peiner pour traverser le fleuve jusqu'à la maison dorée.

Ce même soir, tout Thèbes savait déjà que la déesse à la tête de chat était apparue au peuple et s'était divertie avec lui, et les bruits les plus étranges circulèrent en ville, car les hommes qui ne croyaient plus aux dieux inventaient d'autres explications.

Le lendemain, la princesse se rendit au marché au charbon et elle se divertit toute la journée, et le soir la rive du Nil était noire de charbon et piétinée, et les prêtres de maints petits temples se plaignaient de l'impiété des hommes du marché au charbon qui n'hésitaient pas à arracher des pierres aux temples et qui disaient avec jactance:

– En vérité nous avons goûté des délices divines, et ses lèvres fondaient sur nos bouches et sa poitrine était comme des braises dans nos mains, et nous ne savions pas qu'il pouvait exister une jouissance pareille en ce monde.

Mais quand se répandit dans Thèbes la nouvelle que la déesse était apparue pour la troisième fois, une grande inquiétude traversa la ville, et même les hommes convenables délaissèrent leurs femmes et arrachèrent des pierres aux maisons du pharaon, si bien que le lendemain chaque homme portait une pierre sous le bras, en attendant avec impatience l'apparition de la déesse à tête de chat. Les prêtres aussi étaient troublés, et ils envoyèrent des gardes pour arrêter la femme qui causait tant de scandale et d'agitation.

Mais ce jour-là la princesse Baketamon resta au palais pour se reposer de ses fatigues, et elle se montra souriante et aimable, ce qui surprit fort la cour, car personne ne pouvait penser qu'elle était la femme mystérieuse qui apparaissait au peuple à Thèbes et se divertissait avec les poissonniers et les vidangeurs.

Après avoir examiné les pierres de différentes tailles et couleurs qu'elle avait rapportées, la princesse fit appeler l'architecte des écuries royales et elle lui dit:

– J'ai rassemblé ces pierres sur la rive et elles sont sacrées pour moi, et à chacune d'elles se rattache un cher souvenir, et plus la pierre est grosse, plus le souvenir est agréable. C'est pourquoi construis-moi avec ces pierres un pavillon de plaisance, pour que j'aie un toit sur ma tête, car mon mari me néglige, comme tu le sais probablement. Je veux que le pavillon soit ample, avec des murailles élevées, car je vais continuer à quêter des pierres et j'en ramasserai autant qu'il t'en faudra.

L'architecte était un homme simple et il fut confus et dit:

– Noble princesse Baketamon, je crains de n'être pas à la hauteur de la tâche, car ces pierres sont très difficiles à ajuster, et tu devrais t'adresser à un constructeur de temple ou à un artiste, car j'ai peur de compromettre par mon ignorance la réalisation de ton beau projet.

Mais elle toucha pudiquement ses épaules calleuses et dit:

– O constructeur des écuries royales, je ne suis qu'une pauvre femme et mon mari me délaisse et je n'ai pas les moyens de recourir à un grand architecte. Je ne pourrai te donner un riche cadeau, comme je le voudrais, mais quand le pavillon sera terminé, tu viendras le regarder avec moi et je m'y divertirai avec toi, je te le promets. Je n'ai rien d'autre à t'offrir, sauf un peu de plaisir, et tu m'en donneras aussi, car tu es robuste.

L'homme fut vivement touché par ces paroles et il admira la beauté de la princesse et se rappela toutes les légendes où des princesses s'éprenaient d'hommes simples et se divertissaient avec eux. Certes, il avait peur de Horemheb, mais son désir fut plus fort que ses craintes, et les paroles de Baketamon le flattaient. C'est pourquoi il se mit au travail avec ardeur et recourut à toute son habileté et il perdait le sommeil à chercher des combinaisons pour toutes les pierres. Le désir et l'amour firent de lui un véritable artiste, car chaque jour il voyait la princesse et son cœur fondait et il travaillait comme un insensé et maigrissait et s'étiolait, si bien qu'il finit par construire avec les pierres bigarrées un pavillon comme on n'en avait jamais vu de pareil.

Quand les pierres prirent fin, Baketamon dut en procurer de nouvelles. C'est pourquoi elle allait à Thèbes et elle recevait des pierres sur les places et elle en recevait dans l'allée des Béliers et aussi dans les parcs des temples, et bientôt il n'y eut pas d'endroit à Thèbes où elle n'eût pas quêté des pierres. Pour finir, les prêtres et les gardes réussirent à la surprendre, et ils voulurent l'amener devant les juges, mais elle leur dit en relevant fièrement la tête:

– Je suis la princesse Baketamon et je voudrais bien voir qui oserait être mon juge, car dans mes veines coule le sang sacré des pharaons et je suis l'héritière du pouvoir des pharaons. Mais je ne vous punirai pas de votre bêtise, et je me divertirai volontiers avec vous, parce que vous êtes forts et robustes, et chacun de vous devra m'apporter une pierre, et vous la prendrez à la maison des juges ou au temple, et plus la pierre sera grosse, plus je vous donnerai de plaisir et je tiendrai ma promesse, car je suis déjà fort habile dans l'art d'aimer.

Les gardes la regardèrent et la folie s'empara d'eux comme des autres hommes et avec leurs lances ils descellèrent de grosses pierres de la maison des juges et du temple d'Amon, et ils les lui apportèrent et elle tint largement sa promesse. Mais je dois dire à son honneur que jamais elle ne se comporta avec effronterie en recueillant les pierres, et lorsqu'elle s'était divertie avec les hommes, elle se voilait pudiquement et baissait les yeux et ne permettait plus à personne de la toucher.

Mais après cet incident, elle dut entrer dans les maisons de joie pour y quêter ses pierres sans être inquiétée, et les patrons en retirèrent un grand profit.

A ce moment, chacun savait déjà ce que faisait Baketamon, et les gens de la cour allaient en secret regarder le pavillon qui s'élevait dans le parc. En voyant la hauteur des murs et le nombre de pierres, les dames de la cour mettaient la main devant leur bouche et s'exclamaient de surprise. Mais personne n'osa en parler à la princesse, et quand le pharaon Aï fut informé de la conduite de Baketamon, au lieu de la réprimander et d'intervenir, il éprouva dans sa folie sénile une grande joie, car il pensait bien que Horemheb n'en éprouverait aucun plaisir.

Or Horemheb faisait la guerre en Syrie, et il reprit aux Hittites Sidon, Simyra et Byblos, et il envoya beaucoup d'esclaves et de butin en Egypte et il expédia de riches présents à sa femme. Tout le monde savait déjà à Thèbes ce qui se passait dans la maison dorée, mais personne n'aurait été assez hardi pour en informer Horemheb, et les hommes qu'il avait placés dans le palais pour veiller à ses intérêts fermaient les yeux sur la conduite de Baketamon en disant:

– C'est une dispute de famille, et il vaudrait mieux mettre sa main entre les meules qu'intervenir dans une querelle entre un mari et sa femme.

C'est pourquoi Horemheb ignora tout et je crois que ce fut heureux pour l'Egypte, car la connaissance de la conduite de Baketamon aurait grandement troublé son calme durant les opérations militaires.

J'ai longuement parlé de ce qui se passa sous le règne d'Aï, et j'ai peu parlé de moi. Mais c'est naturel, car je n'ai plus grand-chose à ajouter. En effet, le courant de ma vie ne bouillonnait plus, il s'apaisait et s'enlisait dans les eaux basses. Je vivais calmement avec Muti dans la maison qu'elle avait fait reconstruire après l'incendie, et mes jambes étaient lasses de courir les routes poussiéreuses et mes yeux étaient fatigués de voir l'inquiétude du monde et mon cœur était las de toute la vanité du monde. C'est pourquoi je vivais retiré chez moi et je ne recevais plus de malades, mais je soignais parfois les voisins et aussi les pauvres qui n'avaient pas de quoi payer un médecin. Je fis creuser un nouvel étang dans la cour et j'y mis des poissons bigarrés et je passais des journées entières assis sous le sycomore, tandis que les ânes braillaient dans la rue et que les enfants jouaient dans la poussière en regardant les poissons qui nageaient lentement dans l'eau fraîche. Le sycomore noirci par l'incendie se remit à pousser des rameaux verts, et Muti me soignait bien et me préparait de bons plats et me servait du vin avec modération et veillait sur mon sommeil.

Mais la nourriture avait perdu sa saveur dans ma bouche et le vin ne me procurait plus de joie, mais il me remémorait toutes mes mauvaises actions, et il me rappelait le visage mourant du pharaon Akhenaton et les traits juvéniles du prince Shoubattou, dans la fraîcheur des soirées. C'est pourquoi je renonçais à soigner les malades, car mes mains étaient maudites et ne semaient que la mort, contre ma volonté. Je regardais les poissons de l'étang et je les enviais, car leur sang est froid et ils vivent dans l'eau sans respirer l'air embrasé de la terre.

Assis dans le jardin à regarder les poissons, je parlais à mon cœur:

– Calme-toi, cœur insensé, car ce n'est pas ta faute, et tout ce qui se passe dans le monde est insensé, et la bonté et la méchanceté n'ont pas de sens, mais la cupidité, la haine et la passion dominent partout. Ce n'est pas ta faute, Sinouhé, car l'homme reste pareil et ne change pas. Les années fuient et les hommes naissent et meurent, et leur vie est comme un souffle chaud et ils ne sont pas heureux en vivant, ils sont heureux seulement en mourant. C'est pourquoi rien n'est plus vain que la vie humaine. C'est en vain que tu plonges l'homme dans le courant du temps, son cœur ne change pas et il ressort du courant tel qu'il y est entré, par la peste et par les incendies, par les dieux et par les lances, car il ne fait que s'endurcir dans les épreuves, jusqu'à devenir plus méchant qu'un crocodile, et c'est pourquoi seul un homme mort est un homme bon.

Mais mon cœur protestait et disait:

– Regarde ces poissons, Sinouhé, mais tant que tu vivras, je ne te laisserai pas en paix, et chaque jour de ta vie je te dirai: «C'est toi qui es le coupable», et chaque nuit de ta vie je te dirai: «C'est toi qui es le coupable, Sinouhé, car moi, ton cœur, je suis plus insatiable qu'un crocodile et je veux que ta mesure soit comble.»

Je m'emportai contre mon cœur et je lui dis:

– Tu es un cœur toqué et je suis las de toi aussi, parce que tu ne m'as causé que des ennuis et des peines, du chagrin et du tourment tous les jours de ma vie. Je sais bien que ma raison est un meurtrier et qu'elle a des mains noires, mais mes meurtres sont petits en comparaison de tous ceux qui s'accomplissent dans le monde, et personne ne m'en accuse. C'est pourquoi je ne comprends pas que tu ressasses ma culpabilité sans me laisser en paix, car qui suis-je pour guérir le monde et qui suis-je pour modifier la nature de l'homme?

Mais mon cœur dit:

– Je ne parle pas de tes meurtres et je ne t'en accuse pas, bien que jour et nuit je te répète: coupable, coupable. Des milliers et des milliers de gens sont morts à cause de toi. Ils ont succombé à la faim et à la peste, aux armes et aux blessures, aux roues des chars d'assaut, et ils ont succombé d'épuisement dans les chemins du désert. A cause de toi des enfants sont morts dans le sein maternel, à cause de toi les cannes se sont abattues sur les dos ployés, à cause de toi l'injustice bafoue le droit, à cause de toi la cupidité l'emporte sur la bonté, à cause de toi les voleurs régnent sur le monde. En vérité, innombrables sont ceux qui ont péri à cause de toi, Sinouhé. La couleur de leur peau est différente, et leurs langues ne sont pas faites des mêmes mots, mais ils sont morts innocents, parce qu'ils n'avaient pas ton savoir, et tous ceux qui sont morts et qui meurent sont tes frères et ils meurent à cause de toi et tu es le seul coupable. C'est pourquoi leurs pleurs troublent ton sommeil et t'enlèvent le goût de la nourriture et corrompent toutes tes joies. Mais j'endurcis mon esprit et je dis:

– Les poissons sont mes frères, parce qu'ils ne disent pas de vaines paroles. Les loups du désert sont mes frères, et les lions dévorants sont mes frères, mais pas les hommes, parce que les hommes savent ce qu'ils font.

Mon cœur me railla et dit:

– Les hommes savent-ils vraiment ce qu'ils font? Toi, tu le sais et tu possèdes le savoir, c'est pourquoi je te tourmenterai jusqu'au jour de ta mort à cause de ton savoir, mais les autres ne savent pas. C'est pourquoi toi seul tu es coupable, Sinouhé.

Alors je poussai des cris et déchirai mes vêtements en disant:

– Maudit soit mon savoir, maudites soient mes mains, maudits soient mes yeux, mais que surtout soit maudit mon cœur stupide qui ne me laisse pas de paix et forge des accusations gratuites contre moi. Apportez-moi sans retard la balance d'Osiris, pour peser mon cœur perfide, et que les quarante justes babouins prononcent leur sentence sur moi, car j'ai plus de confiance en eux qu'en mon misérable cœur.

Muti sortit de sa cuisine et trempa un linge dans l'étang et me posa des compresses froides sur le front. Elle me couvrit de reproches et me mit au lit et me fit boire des potions amères qui me calmèrent. Je fus longtemps malade, et Muti me soigna avec dévouement, tandis que je délirais en lui parlant d'Osiris et de sa balance, ainsi que de Merit et de Thot. Elle me défendit de rester nu-tête au jardin sous le soleil, car mes cheveux étaient tombés et ma calvitie me rendait sensible aux insolations. Mais je m'étais assis à l'ombre du sycomore pour observer les poissons qui étaient mes frères.

Une fois guéri, je devins encore plus taciturne et plus bourru qu'avant, et je fis la paix avec mon cœur qui cessa de me tourmenter. Je ne parlais plus de Merit et de Thot, dont je conservais la mémoire, et je savais qu'ils avaient dû périr pour que ma mesure fût comble et que je fusse seul, car s'ils avaient été près de moi, j'aurais été satisfait et heureux. Mais je devais toujours être solitaire, selon la mesure qui m'avait été octroyée, et c'est pourquoi dès la nuit de ma naissance j'étais descendu seul le fleuve dans la barque de roseau.

Un jour, je quittai la maison déguisé en pauvre, et je n'y revins pas. Je me mis à faire le portefaix sur les quais, et mon dos était douloureux et déjeté. J'allai au marché ramasser des légumes gâtés pour me nourrir et je m'engageai chez des forgerons pour faire marcher le soufflet. Je travaillai comme un esclave et comme un portefaix. Et je disais:

– Il n'y a pas de différence entre les hommes, et chacun naît tout nu. Et on ne peut jauger les hommes à la couleur de leur peau ou à leur langue, ni à leurs habits et à leurs bijoux, mais seulement à leur cœur. C'est pourquoi un homme bon est meilleur qu'un méchant, et le droit est meilleur que l'injustice, et voilà tout ce que je sais.

Mais les gens riaient et disaient:

– Tu es toqué, Sinouhé, de travailler comme un esclave, alors que tu sais lire et écrire. Tu as certainement commis des crimes, puisque tu te caches parmi nous, et tes paroles puent Aton dont le nom ne doit plus être prononcé. Mais nous ne te dénoncerons pas, tu resteras avec nous pour nous divertir par tes discours ridicules. Mais cesse de nous comparer aux Syriens puants ou aux nègres crasseux, car nous sommes tout de même des Egyptiens et nous sommes fiers de notre teint et de notre langue, de notre passé et de notre avenir.

Je leur dis:

– Vous avez tort, car tant que l'homme se glorifiera et s'estimera meilleur que les autres, les menottes et les coups de canne, les lances et les corbeaux continueront à poursuivre l'humanité. L'homme doit être pesé d'après son cœur, et tous les cœurs se valent, car toutes les larmes sont faites de la même eau salée, celles des noirs et des bruns, celles des Syriens et des nègres, celle du pauvre et du riche.

Mais ils rirent et se frappèrent les genoux en disant:

– En vérité tu es toqué, et tu as vécu dans un sac. Car un homme ne peut vivre s'il ne se sent supérieur aux autres, et il n'est pas de misérable qui ne se sente meilleur qu'un autre. L'un se vante de l'habileté de ses doigts, l'autre de la largeur de ses épaules, le voleur est fier de sa ruse, le juge de sa sagesse, l'avare de son avarice, le prodigue de sa prodigalité, la femme de sa vertu, la fille de joie de sa nature généreuse. Et rien ne réjouit plus l'homme que de se savoir supérieur à autrui sur quelque point. C'est ainsi que nous sommes ravis de nous trouver plus intelligents et plus rusés que toi, bien que nous soyons de pauvres hères et des esclaves et que tu saches lire et écrire.

Je dis:

– Et pourtant la justice vaut mieux que l'injustice. Mais ils répondirent avec amertume:

– Si nous tuons un patron dur qui nous rosse et qui vole notre nourriture et affame nos femmes et nos enfants, c'est une action bonne et juste, mais les gardes viennent nous traîner devant les juges et on nous coupe les oreilles et le nez et on nous pend la tête en bas.

Ils me donnèrent les poissons frits par leurs femmes et je bus leur bière et je dis:

– Un meurtre est l'acte le plus vil qu'on puisse commettre, peu en importe le motif.

Alors ils mirent la main devant la bouche et regardèrent autour d'eux et dirent:

– Nous ne voulons tuer personne, mais si tu veux améliorer les hommes et les guérir de leur méchanceté, adresse-toi aux riches et aux puissants et aux juges du pharaon, car chez eux tu trouveras plus de méchanceté et d'injustice que chez nous. Mais ne nous accuse pas, s'ils te coupent les oreilles et le nez ou t'envoient aux mines ou te pendent la tête en bas, car tes paroles sont dangereuses. Il est certain que Horemheb, notre grand capitaine, te ferait mettre tout de suite à mort s'il entendait ce que tu dis, car rien n'est plus glorieux que de tuer un ennemi à la guerre.

Je suivis quand même leurs conseils, et, pieds nus, vêtu comme un pauvre, je parcourus les rues de Thèbes et parlai aux marchands qui mêlaient du sable à leur farine et aux meuniers qui mettaient un bâillon à leurs esclaves pour les empêcher de manger le blé, et je m'adressai aussi aux juges qui dérobaient l'héritage des orphelins et rendaient des jugements iniques pour obtenir de grands cadeaux. Je leur parlais à tous et je leur reprochais leurs actes et leur méchanceté, et ils m'écoutaient avec un profond étonnement. Ils se disaient:

– Qui est en somme ce Sinouhé qui parle avec tant de hardiesse, bien qu'il soit vêtu comme un esclave? Soyons prudents, car il est certainement un espion du pharaon pour oser s'exprimer avec tant de franchise.

C'est pourquoi ils m'écoutèrent et ils m'invitèrent chez eux et ils me firent des présents et m'offrirent à boire, et les juges me demandèrent des conseils et rendirent des sentences en faveur des pauvres et contre les riches, ce qui suscita un vif mécontentement, et on disait à Thèbes:

– On ne peut plus même se fier aux juges, car ils sont plus perfides que les voleurs qu'ils jugent.

Mais les nobles se moquèrent de moi et lancèrent leurs chiens à mes trousses et leurs esclaves me chassèrent à coups de canne, si bien que ma honte était grande et que je courais dans les rues de Thèbes avec mes habits déchirés et mes cuisses ensanglantées. Les marchands et les juges me virent dans cet état et ils perdirent toute confiance en moi et ne crurent plus mes paroles, mais ils appelèrent les gardes pour me chasser, en me disant:

– Si tu reviens encore nous lancer des accusations gratuites, nous te condamnerons comme propagateur de faux bruits et excitateur du peuple.

C'est alors que je rentrai au logis, après avoir constaté la vanité de tous mes efforts, parce que ma mort n'aurait été utile à personne. Et je m'assis de nouveau sous le sycomore, à regarder les poissons muets dont l'aspect me calmait, tandis que les ânes brayaient dans la rue et que les enfants jouaient à la guerre et se lançaient des bouses d'âne. Kaptah vint me voir, car il avait enfin osé rentrer à Thèbes. Il arriva majestueusement porté dans une litière à douze esclaves noirs, et il était assis sur des coussins tendres et un onguent précieux coulait sur son front, pour lui éviter de sentir la puanteur du quartier des pauvres. Il avait engraissé, et un orfèvre syrien lui avait confectionné un œil en or et en pierres précieuses, et dont il était très fier, bien qu'il le gênât parfois, et il l'enleva dès qu'il fut assis sous mon sycomore.

Il pleura de joie en me voyant et il m'embrassa, et quand il s'assit sur le siège apporté par Muti, il l'écrasa de son poids. Il me raconta que la guerre touchait à sa fin en Syrie et que Horemheb avait mis le siège devant Kadesh. Kaptah avait amassé une immense fortune en Syrie et il s'était acheté un grand palais dans le quartier des nobles, et des centaines d'esclaves étaient en train de l'aménager à sa convenance, car il ne voulait plus tenir un cabaret dans le port. Il me dit:

– On dit beaucoup de mal de toi à Thèbes, ô mon maître, et on raconte que tu excites le peuple contre Horemheb, et les juges et les nobles sont irrités contre toi, parce que tu les accuses faussement. Je t'invite à être prudent, car si tu continues à tenir de pareils propos, on t'enverra aux mines. Il se peut qu'on n'ose pas s'attaquer à toi franchement, car tu es l'ami de Horemheb, mais il pourrait arriver qu'on mette le feu à ta maison après t'avoir tué, si tu continues à exciter les pauvres contre les riches. C'est pourquoi raconte-moi ce qui te tourmente et ce qui t'a mis des fourmis dans le cerveau, afin que je puisse t'aider comme il convient.

Je baissai la tête et lui racontai tout ce que j'avais pensé. Il m'écouta en hochant la tête, et quand j'eus fini, il dit:

– Je sais que tu es un homme simple et fou, ô mon maître Sinouhé, mais je croyais que ta folie se guérirait avec l'âge. Mais elle ne fait qu'empirer, bien que tu aies constaté de tes propres yeux tout le mal causé par Aton. Je crois que tu souffres de ton inaction qui te laisse trop de temps pour ruminer. C'est pourquoi tu devrais te remettre à soigner les malades, car un seul malade guéri procurera plus de joie que toutes tes paroles qui sont dangereuses pour toi et pour ceux que tu séduis. Mais si tu n'en veux pas, tu pourrais te trouver un autre passe-temps, comme les riches oisifs. Tu ne vaudrais rien comme chasseur d'hippopotames, et peut-être que l'odeur des chats t'incommode, sans quoi tu pourrais suivre l'exemple de Pepitamon qui s'est acquis une grande réputation comme éleveur de chats de luxe. Mais qui t'empêche de rassembler de vieux textes et d'en dresser un catalogue, ou encore de collectionner des objets et des bijoux provenant de l'époque des pyramides? Tu pourrais rechercher les instruments de musique des Syriens ou les idoles nègres rapportées par les soldats du pays de Koush. En vérité, Sinouhé, il existe mille manières de tuer le temps pour éviter d'être tracassé par de vaines idées, et les femmes et le vin ne sont pas parmi les plus mauvais moyens. Par Amon, joue aux dés, gaspille ton or avec des femmes, enivre-toi, fais n'importe quoi, mais cesse de te tourmenter pour rien.

Il dit encore:

– En ce monde, rien n'est parfait, et le bord de la miche est brûlé et chaque fruit cache un ver et le vin procure un mal aux cheveux. C'est pourquoi il n'y a pas non plus de justice parfaite, et les bonnes actions peuvent avoir des conséquences désastreuses, et les bonnes intentions n'amènent que la mort, comme te l'a montré l'exemple d'Akhenaton. Mais regarde-moi, je me contente de mon sort modeste et j'engraisse en bonne harmonie avec les dieux et les hommes, et les juges s'inclinent devant moi et les gens me louent, tandis que les chiens lèvent la patte contre tes mollets. Calme-toi, Sinouhé mon maître, car ce n'est pas ta faute si le monde est tel qu'il est.

Je regardais son obésité et sa richesse, et je lui enviais sa sérénité, mais je lui dis:

– Tu as raison, Kaptah, je vais reprendre ma profession, mais raconte-moi si les gens se souviennent encore d'Aton pour le maudire, car tu as mentionné ce nom qu'il est pourtant interdit de prononcer.

Il dit:

– En vérité, Aton a été aussi vite oublié que les colonnes de la Cité de l'Horizon se sont effondrées. Mais j'ai vu des artistes qui sont restés fidèles au style d'Aton, et il existe des conteurs qui racontent des légendes dangereuses, et parfois on voit dessinée dans le sable une croix d'Aton, et aussi sur les parois des urinoirs publics, si bien qu'Aton n'est peut-être pas aussi mort qu'on pourrait le croire.

– Bien, Kaptah, selon tes conseils je vais reprendre ma profession, et je me mettrai aussi à collectionner, mais comme je ne veux pas singer autrui, je rassemblerai les hommes qui se souviennent d'Aton.

Mais Kaptah crut que je plaisantais, car il savait aussi bien que moi tout le mal qu'Aton avait causé à l'Egypte et à moi aussi. Muti nous apporta du vin et nous conversâmes agréablement, mais bientôt les esclaves vinrent soulever Kaptah qui à cause de son obésité ne pouvait plus se lever seul. Il partit, mais le lendemain il me fit apporter de grands cadeaux qui me rendirent la vie facile et luxueuse même, si bien que rien n'aurait manqué à mon bonheur, si j'avais su me réjouir.

C'est ainsi que je fis remettre l'emblème du médecin sur ma porte, et les malades me payaient selon leurs moyens, et je ne demandais rien aux pauvres, si bien que ma cour en était pleine du matin au soir. En les soignant, je les questionnais prudemment sur Aton, car je ne voulais pas les effrayer ni les inciter à répandre sur moi des bruits fâcheux, car ma réputation était déjà assez mauvaise à Thèbes. Mais je ne tardai pas à remarquer qu'Aton était complètement tombé dans l'oubli et que personne ne le comprenait plus, à part les violents et les victimes d'une injustice qui ne voyaient plus en lui et en sa croix qu'un moyen magique de se venger.

Après la crue, le prêtre Aï mourut, et on raconta qu'il était mort de faim, car dans sa peur du poison il n'osait plus rien manger, pas même le pain qu'il préparait lui-même, parce qu'il croyait que les grains de blé avaient été empoisonnés déjà pendant qu'ils poussaient dans les champs. Alors Horemheb mit fin à la guerre en Syrie et laissa Kadesh aux Hittites, puisqu'il ne pouvait s'en emparer, et il rentra en triomphe à Thèbes pour célébrer toutes ses victoires. Il ne considérait pas Aï comme un vrai pharaon, et il n'ordonna pas de deuil public, mais il proclama immédiatement qu'Aï avait été un faux pharaon qui, par ses guerres continuelles et par ses exactions fiscales, avait causé à l'Egypte des souffrances indicibles. En mettant fin à la guerre et en fermant les portes du temple de Sekhmet tout de suite après la mort d'Aï, il réussit à persuader le peuple qu'il n'avait nullement désiré la guerre, mais qu'il n'avait fait qu'obéir au méchant pharaon. C'est pourquoi le peuple acclama son retour.

Aussitôt rentré à Thèbes, Horemheb me fit appeler et me dit:

– Sinouhé, mon ami, je suis plus vieux que lors de notre séparation et j'ai été bien tourmenté par tes paroles et tes reproches d'être un homme sanguinaire et de nuire à l'Egypte. Mais je suis parvenu à mes fins et j'ai restauré la puissance de l'Egypte, si bien qu'aucun danger extérieur ne la menace, car j'ai brisé la lance des Hittites et je laisse à mon fils Ramsès le soin de s'emparer de Kadesh, parce que j'en ai assez des guerres et que je veux consolider le trône de mon fils. Certes, l'Egypte est sale comme l'étable d'un pauvre, mais tu verras bientôt comme j'en ferai sortir le fumier pour remplacer l'injustice par la justice, et chacun recevra sa mesure selon ses mérites. En vérité, ami Sinouhé, je veux restaurer le bon vieux temps, et tout sera comme jadis. C'est pourquoi je ferai effacer de la liste des souverains les noms indignes de Toutankhamon et d'Aï, tout comme celui d'Akhenaton a déjà été supprimé, et leurs règnes seront comme s'ils n'avaient jamais existé, et je ferai débuter mon règne à la nuit de mort du grand pharaon, lorsque j'arrivai à Thèbes la lance à la main, avec mon faucon volant devant moi.

Il devint mélancolique et se prit la tête entre les mains, et la guerre avait tracé des sillons sur son visage, et ses yeux n'avaient aucune joie quand il parla:

– En vérité, le monde est bien différent de ce qu'il était du temps de notre jeunesse, et le pauvre avait sa mesure pleine, et l'huile et la graisse ne manquaient pas dans les cabanes de pisé. Mais le bon vieux temps reviendra avec moi, Sinouhé, et l'Egypte sera fertile et riche et j'enverrai mes navires à Pount et je rouvrirai les carrières et les mines abandonnées pour reconstruire des temples superbes et pour faire affluer l'or, l'argent et le cuivre dans les caves du pharaon. En vérité, dans dix ans tu ne reconnaîtras plus l'Egypte, car tu n'y verras plus de mendiants ni d'invalides. Les faibles doivent céder la place aux forts, et j'extirperai aussi de l'Egypte tout le sang faible et malade, afin que notre peuple soit de nouveau sain et fort pour que mes fils puissent l'entraîner à la conquête de tout l'univers Mais ces paroles ne me causèrent aucune joie, et mon estomac tomba dans mes genoux et le froid me rongea le cœur. C'est pourquoi je restai muet, sans sourire. Il en fut vexé et fronça les sourcils et se battit h cuisse de sa cravache en or, et il dit:

– Tu es aussi désagréable que jadis, Sinouhé, et tu me semblés être un stérile buisson d'épines, et je ne comprends pas pourquoi je croyais me réjouir en te revoyant. Tu es le premier que j'aie appelé devant moi, avant même d'avoir vu mes enfants et salué mon épouse, car la guerre m'a rendu solitaire et le pouvoir m'a rendu solitaire, si bien qu'en Syrie je n'avais personne avec qui partager mes joies et mes peines, mais je devais toujours soupeser chaque parole. A toi, Sinouhé, je ne demande rien, sauf ton amitié, mais il me semble qu'elle s'est éteinte et que tu n'es pas heureux de me revoir.

Je m'inclinai profondément devant lui et mon cœur solitaire volait vers lui et je dis:

– Horemheb, je suis le seul survivant de nos amis d'enfance. C'est pourquoi je t'aimerai toujours. Maintenant le pouvoir est à toi et bientôt tu porteras les couronnes des deux pays, et personne ne pourra plus te résister. C'est pourquoi je t'en supplie, Horemheb, fais revenir Aton. Pour notre ami Akhenaton, restaure Aton. Pour notre crime atroce, restaure Aton, afin que tous les peuples soient comme des frères et qu'il n'y ait plus de guerre.

A ces mots, Horemheb secoua la tête et dit:

– Tu es aussi fou que naguère, Sinouhé. Ne comprends-tu pas qu'Akhenaton a lancé une pierre dans l'eau, et le bruit fut grand, mais je ramène le calme à la surface, comme si la pierre n'avait jamais existé? Ne comprends-tu pas que mon faucon m'a conduit à la maison dorée lors de la mort du grand pharaon, afin que l'Egypte ne succombe point? C'est pourquoi je remettrai tout en place, car l'homme n'est jamais content du présent, mais seul le passé est bon à ses yeux et l'avenir aussi est bon. J'unirai le passé et l'avenir. Je pressurerai les riches qui ont accumulé des fortunes scandaleuses, et je pressurerai aussi les dieux qui se sont engraissés, afin que dans mon royaume les riches ne soient pas trop riches ni les pauvres trop pauvres, et personne, pas même un dieu, ne pourra me disputer le pouvoir. Mais c'est en vain que je t'explique mes idées, tu ne les comprends pas, car tu es faible et impuissant, et les faibles n'ont pas le droit de vivre, ils sont créés pour être foulés aux pieds par les forts. Il en est de même pour les peuples, il en a toujours été ainsi, il en sera toujours ainsi.

C'est ainsi que nous nous séparâmes, Horemheb et moi, et nous n'étions plus amis comme avant. Après mon départ, il alla trouver ses fils et il les souleva dans ses bras puissants, puis il se rendit chez la princesse Baketamon et lui dit:

– Ma royale épouse, tu as brillé comme la lune dans mon esprit pendant toutes les années écoulées, et j'ai langui après toi. Mais maintenant l'œuvre est accomplie et tu seras bientôt la grande épouse royale à mes côtés, comme t'y autorise ton sang sacré. Beaucoup de sang a coulé pour toi, et des villes ont brûlé pour toi. N'ai-je pas mérité ma récompense?

Baketamon lui sourit aimablement et lui toucha pudiquement l'épaule en disant:

– En vérité, tu as mérité ta récompense, Horemheb mon mari, grand capitaine de l'Egypte. C'est pourquoi j'ai fait construire dans le parc un pavillon sans pareil, pour pouvoir t'y accueillir comme tu le mérites, et c'est moi qui dans mon ennui en ai recueilli chaque pierre en t'attendant. Allons voir ce pavillon, afin que tu reçoives ta récompense dans mes bras et que je te cause du plaisir.

Horemheb fut ravi de ces paroles et Baketamon le prit pudiquement par la main et le conduisit dans le jardin, et les courtisans se cachèrent en retenant leur souffle, pleins d'effroi à la pensée de ce qui allait se passer, et même les esclaves et les palefreniers s'enfuirent. Baketamon fit entrer Horemheb dans le pavillon, mais quand celui-ci, dans son impatience, voulut la prendre dans ses bras, elle le repoussa doucement et dit:

– Refrène un instant tes instincts virils, Horemheb, afin que je puisse te raconter toutes les peines que j'ai eues pour t'élever ce pavillon. J'espère que tu te rappelles ce que je t'ai dit, la dernière fois que tu m'as prise de force. Eh bien, regarde chaque pierre et sache que chacune, et elles sont nombreuses, est pour moi le souvenir d'une jouissance dans les bras d'un autre homme. C'est avec mes jouissances que j'ai élevé ce pavillon en ton honneur, Horemheb, et cette grosse pierre blanche m'a été apportée par un poissonnier qui était tout emballé de moi, et cette pierre verte provient d'un vidangeur du marché au charbon, et ces huit pierres brunes côte à côte sont le cadeau d'un marchand de légumes qui était insatiable dans mes bras et qui louait mon habileté. Pour peu que tu aies de la patience, je te raconterai l'histoire de chaque pierre, et nous aurons du temps pour cela. Nous aurons bien des années à vivre ensemble, et les jours de notre vieillesse seront communs, mais je crois que j'aurai assez d'histoires à te raconter chaque fois que tu voudras me prendre dans tes bras.

D'abord, Horemheb refusa de la croire, il pensa à une folle plaisanterie et l'attitude pudique de Baketamon le trompa. Mais en regardant les yeux ovales de la princesse, il y vit briller une haine plus effrayante que la mort, et il la crut. Fou de rage, il prit son poignard hittite pour tuer cette femme qui l'avait ainsi déshonoré. Mais Baketamon découvrit sa poitrine et dit d'un ton railleur:

– Frappe, Horemheb, frappe, et les couronnes t'échapperont, car je suis prêtresse de Sekhmet et mon sang est sacré, et si tu me tues, tu n'auras plus aucun droit au trône des pharaons.

Ces paroles calmèrent Horemheb. C'est ainsi que la vengeance de Baketamon fut complète, car Horemheb lui était désormais lié, et il n'osa pas même faire démolir le pavillon qu'il eut sans cesse sous les yeux quand il regardait dehors par ses fenêtres. En effet, après mûre réflexion, il n'avait pas vu d'autre parti que de feindre d'ignorer la conduite de Baketamon pendant son absence. Et s'il avait fait démolir le pavillon, tout le monde aurait compris qu'il savait comment Baketamon avait incité la plèbe de Thèbes à cracher dans son lit. C'est pourquoi il préféra laisser les gens rire derrière son dos plutôt que de s'exposer à une honte publique. Mais désormais il ne toucha plus Baketamon, et il vécut solitaire, et je dois dire à l'honneur de Baketamon qu'elle renonça à ses entreprises de construction.

Voilà ce qui arriva à Horemheb, et je crois qu'il n'eut pas beaucoup de joie de ses couronnes, lorsque les prêtres l'oignirent et placèrent sur sa tête la couronne rouge et blanche. Il devint méfiant et n'eut plus guère confiance en qui que ce fût, il avait toujours l'impression qu'on se moquait de lui par-derrière à cause de sa mésaventure conjugale. Il avait une épine éternelle au flanc et son cœur ne trouvait jamais la paix. Il noyait son chagrin dans le travail, et il se mit à sortir le fumier de l'Egypte pour tout restaurer et pour remplacer l'injustice par la justice.

Pour être équitable, je dois encore parler des bonnes actions de Horemheb, car le peuple le louait hautement et le considérait comme un bon souverain, et dès les premières années de son règne, on le rangea parmi les grands pharaons. C'est qu'il tracassa les riches et les nobles, car il ne permettait à personne d'être trop riche ou trop noble, afin que personne ne pût lui disputer le pouvoir, et cela plaisait fort au peuple. Il châtia les juges iniques et rendit leurs droits aux pauvres, et il réforma l'imposition en payant sur le trésor le traitement des percepteurs qui n'eurent plus la possibilité de pressurer le peuple pour s'enrichir.

En proie à une inquiétude constante, il parcourait le pays de province en province et de village en village, examinant les abus, et sa route étaient marquée par les oreilles et les nez coupés des percepteurs malhonnêtes et par des coups de bâton et des hurlements. Même le plus pauvre pouvait lui exposer directement son affaire, et il rendait la justice avec une fermeté inébranlable. Il envoya de nouveau des navires à Pount, et les femmes et les enfants des marins pleurèrent de nouveau sur les quais en se blessant le visage selon la vieille coutume, et l'Egypte s'enrichit rapidement, car sur dix navires au moins trois revenaient chaque année avec de grands trésors. Il construisit des temples et rendit aux dieux ce qui est aux dieux, sans en favoriser aucun spécialement, sauf Horus, et il s'intéressa surtout au temple de Hetnetsut où on l'adorait comme un dieu en lui sacrifiant des bœufs. C'est pourquoi le peuple bénissait son nom et le louait hautement et racontait sur lui des histoires merveilleuses.

Kaptah aussi continuait à prospérer et à s'enrichir, et personne ne pouvait rivaliser avec lui. Comme il n'avait pas de femme ni d'enfants, il avait désigné Horemheb comme son légataire universel, afin de pouvoir vivre sa vie en paix et accroître ses richesses. C'est pourquoi Horemheb ne le pressura pas aussi impitoyablement que les autres riches, et les percepteurs le ménageaient.

Kaptah m'invitait souvent dans son palais qui était situé dans le quartier des nobles et dont les jardins et parcs occupaient un vaste emplacement, si bien qu'il n'avait aucun voisin pour le déranger. Il mangeait dans de la vaisselle d'or et chez lui l'eau coulait à la manière crétoise par des robinets d'argent, et sa baignoire était d'argent, et le siège de ses toilettes était en ébène et les parois étaient marquetées de pierres formant des dessins amusants. Il m'offrait des mets extraordinaires et me versait du vin des pyramides, et des musiciens et des chanteurs, avec les plus belles et illustres danseuses de Thèbes, nous divertissaient pendant le repas.

Il donnait aussi de grands banquets, et riches et nobles y venaient volontiers, bien qu'il fût né esclave et qu'il eût conservé bien des façons vulgaires, comme de se moucher avec les doigts ou de roter bruyamment. C'est qu'il était un amphitryon généreux et qu'il distribuait de précieux cadeaux à ses hôtes, et ses conseils en affaires étaient judicieux, si bien que chacun profitait de son amitié. Ses propos et ses récits étaient d'une drôlerie irrésistible, et souvent il se déguisait en esclave pour amuser ses invités et pour leur raconter des blagues à la manière des esclaves hâbleurs, car il était assez riche pour n'avoir plus à redouter des allusions désobligeantes à son passé. Il me disait:

– O mon maître Sinouhé, lorsqu'un homme est assez riche, il ne peut plus s'appauvrir, il devient toujours plus riche, même s'il ne le voulait pas. Mais ma fortune provient de toi, Sinouhé, et c'est pourquoi je te reconnais pour mon maître et il ne te manquera jamais rien tant que tu vivras, même s'il vaut mieux pour toi n'être pas riche, car tu ne sais pas utiliser ta richesse, tu causerais seulement du scandale et des dommages. Ce fut en somme une chance pour toi de gaspiller ta fortune du temps du faux pharaon, et je veillerai à ce que tu ne manques jamais du nécessaire.

Il protégeait aussi les artistes et ils le sculptèrent dans la pierre et son portrait était noble et distingué, et il avait les membres fins et les joues hautes et ses deux yeux voyaient, et il était assis avec une tablette sur les genoux et un style à la main, bien qu'il n'eût jamais su écrire, car il avait des scribes et des comptables. Ces statues amusèrent beaucoup Kaptah, et les prêtres d'Amon, à qui il avait offert de grands présents dès son retour de Syrie pour se ménager la faveur des dieux, en placèrent une dans le grand temple.

Il se fit également construire une vaste tombe dans la nécropole, et les artistes en couvrirent les murs de nombreuses images de Kaptah vaquant à ses occupations quotidiennes, et il avait l'air d'un noble élégant et beau, sans bedaine, car il voulait rouler les dieux et parvenir dans le royaume de l'Occident tel qu'il se rêvait et non pas tel qu'il était. A cet effet il se fit rédiger un livre des morts qui est le plus artistique et le plus compliqué que j'aie jamais vu et qui comprenait douze rouleaux d'images et d'écritures, ainsi que des conjurations pour apaiser les esprits des enfers et pour munir la balance d'Osiris de poids pipés et pour soudoyer les quarante babouins. Il estimait en effet que la sécurité prime tout, et il respectait notre scarabée plus qu'aucun dieu.

Je n'enviais pas la richesse de Kaptah et son bonheur, pas plus que je n'enviais le plaisir et la satisfaction de mon prochain, et je ne voulais plus enlever aux gens leurs illusions, puisqu'elles les rendaient heureux. Car souvent la vérité est cruelle, et il vaut mieux tuer un homme que de lui arracher ses illusions. Mais les illusions ne me donnaient aucune paix et mon travail ne me contentait pas, et pourtant durant ces années je soignai et guéris de nombreux malades et je fis aussi plusieurs trépanations et trois malades seulement en moururent, si bien que ma réputation de trépanateur se répandit au loin. Malgré tout, je n'étais pas satisfait, et Muti me communiquait peut-être sa misanthropie, si bien que je rabrouais tout le monde. Je reprochais à Kaptah ses excès de table et je reprochais aux pauvres leur paresse et aux riches leur égoïsme et aux juges leur indifférence, et je n'étais content de personne, et je brocardais tout le monde. Mais je ne brusquais jamais les malades et les enfants, et je guérissais les malades en leur causant le moins de douleurs possible, et je chargeais Muti de distribuer des gâteaux au miel aux enfants de la rue dont les yeux me rappelaient les yeux clairs de Thot.

On disait de moi:

– Ce Sinouhé est bourru et bougon, et sa bile bout sans cesse, si bien qu'il ne sait plus jouir de la vie. Et ses mauvaises actions le poursuivent, si bien qu'il ne peut dormir la nuit.

Mais je disais aussi du mal de Horemheb dont toutes les actions me semblaient mauvaises, et surtout je critiquais ses bousiers qu'il entretenait sur les greniers royaux et qui menaient une vie de fainéantise en se vantant de leurs exploits dans les auberges et dans les maisons de joie et qui provoquaient des bagarres et inquiétaient les filles dans les rues de Thèbes. C'est que Horemheb pardonnait à ses bousiers toutes leurs frasques et ne leur donnait jamais tort. Si les pauvres venaient se plaindre à lui du viol de leurs filles, il leur disait qu'ils devaient être fiers que ses soldats engendrent une race forte en Egypte. C'est qu'il méprisait les femmes et ne voyait en elle que des instruments de procréation.

On m'avait mis en garde contre ces propos que je tenais si imprudemment, mais je n'y renonçai pas, car je ne craignais rien pour moi. Mais à la longue Horemheb devint méfiant et susceptible, et un beau jour ses gardes pénétrèrent dans ma maison et chassèrent les malades et m'emmenèrent devant Horemheb. C'était le printemps et l'inondation s'était retirée et les hirondelles survolaient le fleuve de leur vol rapide comme la flèche. Horemheb avait vieilli et sa nuque s'était voûtée et son visage était jaune et les muscles saillaient sous la peau de son long corps maigre. Il me regarda dans les yeux, et il me dit:

– Sinouhé, maintes fois je t'ai fait avertir, mais tu te moques de mes avertissements et tu continues à dire aux gens que le métier de soldat est le plus vil de tous et le plus méprisable, et tu dis qu'il vaut mieux pour un enfant mourir dans le sein maternel que devenir soldat, et que deux ou trois enfants suffisent pour une femme, et qu'il vaut mieux élever convenablement trois enfants que de devenir pauvre et malheureuse en en élevant neuf ou dix. Tu as dit aussi que tous les dieux sont égaux et que tous les temples sont des lieux obscurs, et tu as dit que le dieu du faux pharaon valait mieux que tous les autres. Et tu dis qu'un homme ne doit pas en acheter un autre pour en faire son esclave, et tu prétends que le peuple qui laboure et sème et récolte doit aussi posséder la terre, même si elle appartient au pharaon. Et tu as osé dire que mon régime ne diffère guère de celui des Hittites, et tu as proféré encore une foule de stupidités qui mériteraient un envoi aux mines. Mais j'ai été patient envers toi, Sinouhé, parce que jadis tu as été mon ami, et tant que le prêtre Aï vivait, j'avais besoin de toi, parce que tu étais mon seul témoin contre lui. Mais tu ne m'es plus nécessaire, au contraire tu ne pourrais que me nuire à cause de tout ce que tu sais. Si tu avais été sage et prudent, tu aurais fermé la bouche et vécu tranquillement, car rien ne t'aurait jamais manqué, mais au lieu de cela tu vomis des ordures sur ma tête, et je ne veux plus le tolérer.

Il s'excita en parlant et frappa ses cuisses maigres de sa cravache et fronça le sourcil en disant:

– En vérité, tu es comme un pou des sables entre mes orteils et un taon sur mes épaules, et dans mon jardin je ne tolère pas de buissons stériles qui ne produisent que des épines vénéneuses. C'est de nouveau le printemps dans le pays de Kemi et les hirondelles commencent à s'enfouir dans la vase et la colombe roucoule et les acacias fleurissent. Le printemps est une saison dangereuse, car il suscite toujours des troubles et de vains propos, et les jeunes gens voient rouge et ramassent des pierres pour lapider les gardiens, et on a déjà barbouillé mes images dans quelques temples. C'est pourquoi je dois te bannir hors d'Egypte, Sinouhé, si bien que plus jamais tu ne reverras le pays de Kemi, car si je te permets de rester ici, le jour viendra où je devrai donner l'ordre de te mettre à mort, et je ne voudrais pas le faire, parce que tu as été mon ami. Tes propos insensés pourraient en effet être l'étincelle qui allume les roseaux secs, et une fois qu'ils sont allumés, ils brûlent avec de hautes flammes. C'est pourquoi les paroles sont parfois plus dangereuses que les lances, et je veux extirper d'Egypte les propos factieux, comme un bon jardinier arrache les mauvaises herbes, et je comprends les Hittites qui empalent les sorciers le long de leurs routes. Je ne veux plus que le pays de Kemi soit la proie des flammes, ni à cause des hommes, ni à cause des dieux, et c'est pourquoi je te bannis, Sinouhé, parce que tu n'as certainement jamais été un Egyptien, mais que tu es un curieux bâtard dont le cerveau abrite des pensées malades.

Il avait peut-être raison, et la peine de mon cœur provenait peut-être du fait que dans mes veines le sang sacré des pharaons se mêlait au sang pâle du crépuscule de Mitanni. Mais malgré tout ces paroles me firent pouffer et je mis la main devant ma bouche par politesse. Et pourtant j'étais rempli d'appréhension, car Thèbes était ma ville et j'y étais né et j'y avais vécu et je ne voulais pas vivre ailleurs qu'à Thèbes. Mon rire blessa Horemheb qui avait pensé que je me prosternerais à ses pieds pour implorer son pardon. C'est pourquoi il brandit son fouet et dit:

– C'est décidé. Je te bannis à jamais, et quand tu mourras, ton corps ne pourra être enterré en Egypte, bien que je t'autorise à le faire conserver éternellement selon la vieille tradition. Ton corps reposera sur la rive de la mer orientale, à l'endroit où l'on s'embarque pour Pount, et c'est là que je t'exile, car je ne peux t'envoyer en Syrie où restent des tas de charbons à demi éteints, et pas non plus au pays de Koush, car tu dis que tous les hommes sont égaux et que les Egyptiens et les nègres se valent, et tu pourrais semer des idées folles dans la tête des Noirs. Mais le rivage de la mer est désert et tu pourras tenir des discours aux rochers rouges et au vent du désert et aux vagues, et tu auras pour auditeurs les chacals et les corbeaux et les serpents. Les gardiens mesureront l'espace où tu pourras te mouvoir et ils t'abattront à coups de lance, si tu essayes de franchir la limite fixée. Mais pour le reste tu ne manqueras de rien et ton lit sera confortable et ta nourriture abondante, et on t'enverra tout ce que tu demanderas de raisonnable, car l'exil dans la solitude est un châtiment amplement suffisant pour toi et je ne veux pas te persécuter, puisque tu as été mon ami.

Je ne redoutais pas la solitude, parce que toute ma vie j'avais vécu solitaire, mais mon cœur fondit de tristesse en pensant que plus jamais je ne reverrais Thèbes et que plus jamais je ne sentirais la molle glèbe du pays de Kemi et que plus jamais je ne boirais l'eau du Nil. C'est pourquoi je dis à Horemheb:

– Je n'ai pas beaucoup d'amis, car les gens me fuient à cause de ma langue acérée et amère, mais tu me permettras cependant de prendre congé d'eux. Je voudrais aussi dire adieu à Thèbes et parcourir encore une fois l'allée des Béliers et sentir l'odeur de l'encens entre les grandes colonnes du temple et humer le relent des poissons frits, le soir, dans le quartier des pauvres, lorsque les femmes allument les feux devant les cabanes de pisé et que les hommes rentrent du travail, les épaules affaissées.

Horemheb aurait certainement accédé à ma demande, si j'avais pleuré devant lui et si je m'étais jeté à ses pieds, car il était vaniteux, et la principale cause de sa rancœur contre moi était sûrement que je ne l'admirais point et ne le flattais point. Mais bien que je fusse faible et que j'eusse un cœur de brebis, je ne voulais pas m'humilier devant lui, car la science ne doit pas s'incliner devant la puissance. Je cachai ma bouche pour étouffer un bâillement, car une forte peur me fait toujours dormir et sur ce point je crois différer de la plupart des gens. Alors Horemheb dit:

– Je n'aime pas les retards ni les effusions, car je suis un soldat. Tu vas partir immédiatement, et ton départ sera facile, et il n'y aura pas de manifestations ni de bagarres à cause de toi, car on te connaît à Thèbes, et mieux que tu ne le penses. Tu partiras dans une litière fermée, mais si quelqu'un désire t'accompagner, je le permets, mais il devra rester à jamais au lieu de déportation, même après ta mort, et y mourir lui-même. C'est que les idées dangereuses sont contagieuses comme la peste, et je ne veux pas que la contagion gagne l'Egypte. Quant à tes amis, si tu penses à un esclave de moulin aux doigts déformés et à un artiste ivrogne qui dessine des dieux accroupis au bord du chemin et à quelques nègres qui ont fréquenté ta maison, tu les chercherais en vain, car ils sont partis pour un très long voyage d'où l'on ne revient pas.

En cet instant, je haïssais Horemheb, mais je me détestais encore davantage, parce que mes mains avaient de nouveau semé la mort et que mes amis avaient souffert à cause de moi. Je ne dis plus un mot, je plaçai mes mains à la hauteur des genoux et je sortis. Horemheb dit simplement:

– Le pharaon a parlé.

Les gardes me placèrent dans une litière fermée qui sortit de Thèbes et se dirigea vers l'est au-delà des montagnes, le long d'une route pavée que Horemheb avait fait construire. Le voyage dura vingt jours, et alors nous arrivâmes dans le port où l'on chargeait les navires à destination de Pount. Mais le port était habité, et les gardes me menèrent le long du rivage jusqu'à un village abandonné, à trois journées de marche du port. C'est là qu'ils mesurèrent l'espace où je pouvais me mouvoir, et ils me construisirent une maison dans laquelle j'ai habité toutes ces années, et il ne m'y manqua jamais rien de ce que je désirais, et j'y ai vécu la vie d'un homme riche et j'y ai tout ce qu'il faut pour écrire et du papier fin et des coffrets de bois noir dans lesquels je conserve les livres que j'écris et mes instruments de médecin. Mais c'est le dernier livre que j'écris, et je n'ai plus grand-chose à ajouter, car je suis las et vieux et mes yeux sont fatigués, si bien que je ne distingue plus clairement les signes sur le papier.

Je crois que je n'aurais pas pu supporter la vie si je n'avais pas imaginé d'écrire mes souvenirs et de revivre ainsi mon existence. Je voudrais comprendre pourquoi j'ai vécu, mais à la fin de ce dernier livre, je le sais encore moins que jamais.

Chaque jour la mer se déploie devant moi et je l'ai vue rouge et noire, verte le jour et blanche la nuit, et par les grandes chaleurs plus bleue que les pierres bleues, et je suis las de contempler la mer, car elle est trop grande et trop effrayante pour qu'on puisse la regarder toute sa vie. Et j'ai aussi contemplé les montagnes rouges autour de moi et j'ai étudié les puces du sable, et les scorpions et les serpents sont devenus mes amis, ils ne me fuient plus, ils m'écoutent. Mais je crois que les scorpions et les serpents sont de mauvais amis pour l'homme, c'est pourquoi je suis las d'eux comme je suis las des flots éternels de la mer sans fin.

Je dois encore mentionner que la première année après mon bannissement, lorsqu'arriva au port la caravane de Pount, la fidèle Muti me rejoignit. Elle mit les mains à la hauteur des genoux et me salua et pleura amèrement en voyant mon triste état, car mes joues étaient creuses et mon ventre avait fondu, et tout m'était égal. Mais elle se ressaisit vite et se mit à me couvrir de reproches et me dit en bougonnant:

– Ne t'ai-je pas mille fois mis en garde, Sinouhé, contre ta nature qui ne peut que te jouer de vilains tours. Mais les hommes sont plus sourds que les pierres, et les hommes sont des enfants qui doivent se casser la tête contre les murs. En vérité, c'est le moment pour toi de te calmer et de vivre sagement, puisque ce petit objet que les hommes cachent sous leur pagne parce qu'ils en ont honte, ne te tourmente plus et ne te donne plus la fièvre, car c'est de lui que provient tout le malheur du monde.

Mais quand je la grondai d'avoir quitté Thèbes pour me rejoindre, sans espoir de retour, et pour lier son existence à celle d'un banni, elle me répondit brusquement:

– Au contraire, ce qui t'est arrivé est tout ce que tu pouvais te souhaiter de mieux, et je crois que le pharaon Horemheb est vraiment ton ami, puisqu'il t'a envoyé dans un endroit aussi calme pour y passer ta vieillesse. Moi aussi je suis lasse de l'agitation de Thèbes et des voisins querelleurs qui empruntent mes ustensiles sans jamais les rendre et qui vident leurs ordures dans ma cour. En y pensant bien, la maison de l'ancien fondeur de cuivre n'était plus la même depuis l'incendie, et le four brûlait mes rôtis et l'huile rancissait dans les cruches et il y avait des vents coulis dans la cuisine, et les volets grinçaient sans arrêt. Mais ici on pourra tout recommencer depuis le commencement et tout aménager à notre guise, et j'ai déjà aperçu un terrain excellent pour un jardin potager, et j'y planterai le cresson que tu aimes tant, ô mon maître. En vérité, je vais mettre au travail ces fainéants que le pharaon t'a donnés pour te défendre contre les brigands et les voleurs, et je les enverrai chaque jour à la pêche et à la chasse, pour te procurer du gibier et du poisson frais, et ils ramasseront les coquillages et les moules, bien que je me méfie que les poissons de mer ne soient pas aussi savoureux que ceux du Nil. Et puis, je veux me choisir une bonne place pour ma tombe, car je n'ai pas l'intention de partir d'ici. J'en ai assez de courir le monde à ta recherche, et les voyages m'effrayent, car jusqu'ici je n'avais jamais mis les pieds hors de Thèbes.

C'est ainsi que Muti me réconfortait et me consolait, et je crois que c'est grâce à elle que je repris goût à la vie et que je me mis à écrire. Elle en fut ravie, car c'était une occupation pour moi, mais je crois qu'au fond de son cœur elle jugeait parfaitement inutile tout ce que j'écrivais. Elle me confectionnait d'excellents plats, car selon sa promesse elle avait forcé les gardes à travailler, ce qui leur rendait la vie amère, et ils pestaient contre Muti, mais ils n'osaient pas lui résister, car alors elle les couvrait d'injures, et sa langue était plus pointue que la corne d'un bœuf, et elle leur racontait sur le fameux petit objet des histoires qui leur faisaient baisser les yeux.

Mais d'autre part, Muti leur procurait du travail, ce qui en somme les empêchait de trouver le temps long, et elle leur offrait parfois un mets de choix ou elle leur donnait de la bière forte, et elle leur apprit à se préparer une nourriture variée et saine. Chaque année, avec la caravane de Pount, Kaptah nous envoyait de nombreuses charges d'ânes d'objets divers et il y faisait joindre des lettres dictées à ses scribes, pour nous raconter ce qui se passait à Thèbes, si bien que je ne vivais pas complètement dans un sac. Les gardes finirent par ne plus désirer retourner à Thèbes, car ils avaient une vie agréable et mes cadeaux les enrichissaient.

Mais à présent je suis las d'écrire et mes yeux sont fatigués. Les chats de Muti sautent sur mes genoux et se frottent à ma main. Et mon cœur est las de tout ce que j'ai raconté et mes membres aspirent au repos éternel. Je ne suis peut-être pas heureux, mais je ne suis pas non plus malheureux dans ma solitude.

Mais je bénis le papier et je bénis le style, car ils m'ont permis de me revoir enfant dans la maison de mon père Senmout. J'ai parcouru les routes de Babylonie avec Minea, et les beaux bras de Merit se sont passés à mon cou. J'ai pleuré avec les malheureux et j'ai distribué mon blé aux pauvres. Mais je me refuse à évoquer encore mes mauvaises actions et la tristesse de mes pertes.

C'est moi, Sinouhé l'Egyptien, qui ai écrit tous ces livres pour moi-même. Pas pour les dieux ni pour les hommes, ni pour assurer l'éternité à mon nom, mais pour apaiser mon pauvre cœur qui a eu sa mesure comble. Je sais que les gardes détruiront à ma mort tout ce que j'ai écrit, ils démoliront les murs de ma maison sur l'ordre de Horemheb, et je ne sais si je suis fâché de cette perspective de disparition complète.

Mais je garde précieusement ces quinze livres et Muti a tissé pour chacun un solide étui de fibres de palme et je placerai ces étuis dans un coffret d'argent et ce coffret dans une solide boîte en bois dur qui sera mise dans une boîte de cuivre, comme jadis les livres divins de Thot furent enfermés dans une boîte et jetés dans le fleuve. Mais j'ignore si Muti réussira à soustraire la boîte aux gardes et à la placer dans ma tombe.

Car moi, Sinouhé, je suis un homme et comme tel j'ai vécu dans chaque homme qui a existé avant moi et je revivrai dans chaque homme qui viendra après moi. Je vivrai dans les rires et les pleurs de l'homme, dans ses chagrins et ses craintes, dans sa bonté et sa méchanceté, dans sa faiblesse et sa force. Comme homme, je vivrai éternellement dans l'homme et pour cette raison je n'ai pas besoin d'offrandes sur ma tombe ni d'immortalité pour mon nom. Voilà ce qu'a écrit Sinouhé l'Egyptien, qui vécut solitaire tous les jours de sa vie.

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