LIVRE XII. La clepsydre mesure le temps

C'est ainsi que se réalisa le vœu que Kaptah avait émis lorsque je l'avais envoyé distribuer du blé aux colons d'Aton, mais mon sort était bien plus terrible que le sien, car je devais non seulement renoncer à ma maison, à mon lit et à mes aises, mais encore m'exposer à toutes les horreurs de la guerre à cause du pharaon. L'homme devrait bien réfléchir aux vœux qu'il exprime à haute voix, car les souhaits formulés ainsi ont un fâcheux penchant à se réaliser, et ils se réalisent très facilement s'ils visent le malheur de notre prochain. Quand on souhaite du mal à autrui, ce mal se réalise beaucoup plus facilement que si on lui souhaite du bien.

C'est ce que je disais à Thotmès pendant que nous descendions le fleuve et buvions du vin. Mais Thotmès me fit taire et se mit à dessiner des oiseaux en plein vol. Il dessina aussi mon portrait, et sans me flatter, si bien que je lui adressai de vifs reproches en lui disant qu'il n'était pas mon ami, puisqu'il me dessinait ainsi. Mais il répliqua qu'un artiste, en dessinant et en peignant, n'est l'ami de personne et qu'il ne doit obéir qu'à son œil.

Bientôt, nous arrivâmes à Hetnetsut, qui est une petite ville au bord du fleuve, si petite que les moutons et le bétail circulent dans les rues et que le temple est construit en briques. Les autorités nous accueillirent avec un grand respect, et Thotmès dressa la statue de Horemheb dans un temple qui avait été consacré à Horus, mais qui, maintenant était voué à Aton. Cela ne dérangeait nullement les habitants qui continuaient à y adorer Horus à la tête de faucon, bien que l'image du dieu eût été enlevée. Ils furent très heureux de voir la statue de Horemheb, et je suppose qu'ils ne tardèrent pas à l'associer à Horus et à lui apporter des offrandes, parce qu'Aton n'avait pas d'image et que seuls de rares habitants de la ville savaient lire.

Nous rencontrâmes aussi les parents de Horemheb qui habitaient une maison de bois, après avoir été parmi les plus pauvres de la ville. Dans sa vanité, Horemheb les avait fait nommer à de hautes fonctions honorifiques, comme s'ils avaient été nobles, alors qu'ils avaient gagné leur vie en paissant les troupeaux et en préparant du fromage. Le père était maintenant gardien du sceau et surveillant des constructions dans de nombreuses villes et bourgades, et la mère était dame de la cour et gardienne des vaches royales, et pourtant ni l'un ni l'autre ne savait écrire. Mais, grâce à ces titres, Horemheb pouvait prétendre descendre de parents nobles, et nulle part ailleurs en Egypte, on ne pouvait mettre en doute sa haute naissance. Telle était la vanité de Horemheb.

Le voyage jusqu'à Memphis fut ennuyeux, et je restais assis sur le pont et les oriflammes du pharaon flottaient au-dessus de moi et je regardais les roseaux et le fleuve et les canards et je disais à mon cœur: «Est-ce que tout cela mérite d'être vécu et vu?» Et je disais encore: «Le soleil est ardent et les mouches piquent et la joie humaine est minime à côté des peines. L'œil se fatigue à regarder, les bruits et les vaines paroles cassent les oreilles, et le cœur a trop de rêves pour être heureux.» C'est ainsi que je calmais mon cœur pendant le voyage, et je mangeais les bons plats préparés par le cuisinier royal et je buvais du vin, et pour finir la mort n'était plus qu'un vieil ami sans rien d'effrayant, tandis que la vie était pire que la mort, avec tous ses tourments, et la vie était comme une cendre chaude, et la mort comme une onde fraîche.

Horemheb me reçut avec les honneurs dus à mon rang d'envoyé du pharaon et il s'inclina profondément devant moi, car son palais était encombré de dignitaires fugitifs de Syrie et de nobles Egyptiens des villes syriennes et d'envoyés et de représentants des pays étrangers qui n'avaient pas pris part à la guerre, et en leur présence il devait honorer le pharaon en ma personne. Mais dès que nous fûmes en tête à tête, il se mit à se battre les mollets avec sa cravache dorée et il me questionna avec impatience:

– Quel mauvais vent t'amène ici comme envoyé du pharaon et quelle maudite fiente sa folle cervelle a-t-elle de nouveau pondu?

Je lui exposai que je devais aller en Syrie et acheter à Aziru la paix à n'importe quel prix. A ces paroles, Horemheb jura et pesta, puis il dit:

– J'avais bien pensé qu'il allait compromettre tous mes plans, car sache que grâce à mes mesures Ghaza est encore en notre pouvoir, si bien que l'Egypte possède une tête de pont pour des opérations en Syrie. Par des cadeaux et des menaces, j'ai obtenu que la flotte crétoise protège nos communications avec Ghaza, parce qu'une union syrienne puissante et indépendante n'est pas conforme aux intérêts de la Crète, mais qu'elle menacerait leur suprématie maritime. Sache qu'Aziru a beaucoup de peine à contenir ses propres alliés et de nombreuses villes syriennes se font la guerre après avoir chassé les Egyptiens. En outre, les Syriens qui ont perdu leurs maisons et leurs biens, leurs femmes et leurs enfants, ont formé des corps francs, et de Ghaza à Tanis, ces corps dominent le désert et luttent contre les troupes d'Aziru. Je les ai équipés avec des armes égyptiennes et de nombreux Egyptiens les ont rejoints. Ce sont surtout d'anciens soldats, des brigands et des esclaves fugitifs, et ils exposent leur vie dans les déserts pour former une muraille devant l'Egypte. Il est clair qu'ils font la guerre contre tout le monde et qu'ils vivent aux dépens du pays où ils se battent et qu'ils y détruisent toute vie, mais c'est bien ainsi, car ils causent plus de dommages à la Syrie qu'à l'Egypte, et c'est pourquoi je continue à les ravitailler en armes et en blé. Mais l'essentiel est que les Hittites ont enfin attaqué Mitanni de toutes leurs forces et qu'ils ont anéanti le peuple de Mitanni, si bien que ce pays n'existe plus. Mais leurs lances et leurs chars sont occupés à Mitanni et Babylone s'inquiète et équipe des troupes pour protéger ses frontières, et les Hittites n'ont pas le temps d'assister Aziru. Il est probable qu'Aziru, maintenant que les Hittites ont conquis Mitanni, commence à les craindre, parce qu'il n'y a plus de bouclier entre leur pays et la Syrie. C'est pourquoi la paix que tu vas offrir à Aziru est actuellement pour lui le cadeau le plus précieux qu'il puisse espérer pour consolider son pouvoir et pour souffler un peu. Mais donne-moi une demi-année au plus, et j'achèterai une paix honorable pour l'Egypte, et avec des flèches sifflantes et au grondement des chars de guerre, je forcerai Aziru à redouter les dieux de l'Egypte. Je protestai et dis:

– Tu ne peux faire la guerre, Horemheb, parce que le pharaon l'a interdit et qu'il ne te donnera pas de l'or pour cela.

Mais Horemheb dit:

– Je pisse sur son or. En vérité, j'ai emprunté de tous les côtés pour équiper une armée à Tanis. Certes, ce sont des troupes misérables et leurs chars de guerre sont lourds et les chevaux boitent, mais avec les corps francs, elles peuvent former la pointe de lance qui pénétrera jusqu'au cœur de la Syrie et jusqu'à Jérusalem et à Megiddo, sous ma conduite. Ne comprends-tu pas, Sinouhé, que j'ai emprunté à tous les riches d'Egypte qui s'engraissent et gonflent comme des grenouilles, tandis que le peuple souffre et soupire sous le fardeau des impôts. Je leur ai emprunté de l'or et j'ai fixé à chacun la somme qu'il doit me prêter et ils m'ont volontiers remis leur or, car je leur ai promis un intérêt de cinq par an, mais je me réjouis de voir leur binette s'ils ont le toupet de me réclamer un jour leur or et leurs intérêts, car j'ai agi ainsi pour conserver la Syrie à l'Egypte, et c'est précisément les riches qui en profiteront, parce que les riches retirent toujours un avantage des guerres et du butin, et le plus curieux est que les riches feraient du bénéfice même si je perdais. C'est pourquoi je n'ai pas pitié de leur or.

Horemheb rit avec satisfaction et se frappa les mollets de sa cravache dorée et il mit la main sur mon épaule et m'appela son ami. Mais il reprit vite son sérieux et dit:

– Par mon faucon, Sinouhé, tu n'as pas l'intention de tout gâter en partant pour la Syrie conclure la paix?

Mais je lui expliquai que le pharaon avait parlé et qu'il m'avait remis toutes les tablettes nécessaires pour faire la paix. Mais j'étais heureux d'apprendre qu'Aziru aussi désirait la paix, si Horemheb avait dit vrai, car dans ce cas il serait disposé à vendre la paix pour un prix raisonnable.

Mais Horemheb s'emporta et renversa sa chaise et cria:

– En vérité, si tu achètes la paix à Aziru pour la honte de l'Egypte, je t'écorcherai vif et te donnerai aux crocodiles à ton retour, bien que tu sois mon ami. Parle d'Aton à Aziru et fais la bête et dis que dans sa bonté incompréhensible, le pharaon veut lui pardonner. Certes, Aziru ne te croira pas, car il est rusé, mais il ruminera la chose avant de te renvoyer et il tâchera de te lasser par des marchandages à la syrienne, et de te faire prendre des vessies pour des lanternes. Garde-toi bien de jamais lui céder Ghaza et explique-lui que le pharaon n'est pas responsable des corps francs et de leurs pillages. Car ces corps francs ne déposeront en aucun cas leurs armes, ils feront leurs besoins sur les tablettes du pharaon. J'y veillerai. Naturellement, tu n'as pas besoin de le rapporter à Aziru. Dis-lui simplement que les corps francs sont formés d'hommes doux et patients que le chagrin a aveuglés, mais qui, une fois la paix revenue, changeront certainement leurs lances contre des houlettes de leur propre gré. Mais n'abandonne pas Ghaza, sinon je t'écorcherai vif. Il m'en a fallu de la peine et de l'or et des espions avant d'arriver à mes fins à Ghaza pour y maintenir une porte ouverte à l'Egypte.

Je restai plusieurs jours à Memphis pour discuter avec Horemheb les conditions de paix. Je rencontrai l'ambassadeur de Crète et celui de Babylone et aussi des nobles réfugiés de Mitanni. Leurs paroles me laissèrent deviner tout ce qui s'était passé, et pour la première fois je sentis s'éveiller mon ambition en constatant que je pouvais jouer un grand rôle dans une partie où étaient en jeu les destinées de villes et de peuples.

Horemheb avait raison: en ce moment, la paix était plus avantageuse pour Aziru que pour l'Egypte, mais dans la situation présente, ce ne serait qu'une trêve, car dès qu'Aziru aurait consolidé sa position en Syrie, il se retournerait contre l'Egypte. La Syrie était en effet la clef du monde, et l'Egypte ne pouvait pas permettre, pour sa sécurité, que ce pays tombât au pouvoir d'un prince versatile, vénal et hostile, maintenant que les Hittites avaient conquis Mitanni. Tout dépendait de savoir si les Hittites, une fois leur pouvoir consolidé à Mitanni, s'en prendraient à Babylone ou, à travers la Syrie, à l'Egypte. Le bon sens disait qu'ils porteraient leur effort sur le point de moindre résistance, et la Babylonie s'armait déjà, tandis que l'Egypte était faible et sans armes. Le pays des Khatti était certainement un allié désagréable, mais en s'entendant avec les Hittites Aziru s'assurait un appoint de forces, tandis qu'en s'alliant à l'Egypte contre les Hittites, il marchait au-devant d'un désastre certain, puisque sous le règne d'Akhenaton l'Egypte n'avait rien à lui offrir.

Horemheb me dit que je trouverais Aziru quelque part entre Tanis et Ghaza où ses chars donnaient la chasse aux corps francs. Il me parla aussi de la situation à Simyra et m'énuméra les maisons incendiées et les noms des nobles massacrés, ce qui suscita mon vif étonnement. Alors, il me parla des espions qui pénétraient dans les villes syriennes et qui suivaient les troupes d'Aziru comme avaleurs de sabres, prestidigitateurs et charlatans, ou comme marchands de bière ou acheteurs de butin. Mais il ajouta qu'Aziru possédait aussi des espions qui venaient jusqu'à Memphis et qui suivaient les corps francs et les gardes-frontières comme prestidigitateurs, marchands de bière et acheteurs d'esclaves. Aziru avait aussi engagé des vierges d'Astarté, et ces espionnes étaient dangereuses, car en se divertissant avec les officiers égyptiens, elles leur soutiraient d'importants renseignements, mais heureusement pour nous, elles étaient peu compétentes en matières militaires. Il existait aussi des espions qui servaient à la fois Aziru et Horemheb, et c'étaient les plus habiles.

Mais les réfugiés et les officiers de Horemheb m'avaient raconté tant d'horreurs sur les soldats d'Amourrou et sur les corps francs qu'au moment du départ mon cœur se mit à trembler et mes genoux se changèrent en eau. Horemheb me dit:

– Tu peux à ton gré voyager par terre ou par mer. Si tu prends la mer, les navires crétois te protégeront peut-être jusqu'à Ghaza, mais il se peut qu'ils prennent la fuite en apercevant au large les bateaux de guerre de Sidon et de Tyr. Dans ce cas, ton navire sera coulé, si tu te défends, et tu seras noyé. Si tu te rends, tu seras fait prisonnier et tu seras condamné à ramer sur un bateau syrien où tu périras en quelques jours sous les coups de fouet et sous l'ardeur du soleil. Mais tu es Egyptien et noble, c'est pourquoi il est plus probable qu'on t'écorchera vif et que ta peau séchée servira à faire des sacs et des portefeuilles. Je ne veux nullement t'effrayer, et il est bien possible que tu parviennes sain et sauf à Ghaza, où un bateau d'armes vient d'arriver, tandis qu'un navire de blé a été coulé en route. Quant à savoir comment tu forceras le blocus de Ghaza pour rejoindre Aziru, je l'ignore absolument.

– Il vaudrait peut-être mieux que je parte par terre, dis-je en hésitant.

Horemheb secoua la tête et dit:

– Je te donnerai une escorte depuis Tanis, quelques lanciers et quelques chars légers. Mais, dès qu'ils auront pris contact avec les troupes d'Aziru, ils t'abandonneront dans le désert et s'enfuiront à toute vitesse. Mais il est naturellement possible que les soldats d'Aziru, en te reconnaissant pour Egyptien et pour noble, t'empalent à la mode hittite et pissent sur tes tablettes d'argile. Il est aussi possible que, malgré ton escorte, tu tombes entre les mains des corps francs qui te dépouilleront et te feront tourner la meule à blé jusqu'à ce que tu puisses te racheter, mais tu ne tiendras pas longtemps à ce régime, car leurs fouets sont en lanières d'hippopotame. Du reste, ils peuvent aussi fort bien te crever la panse à coups de lance et laisser ton corps pourrir dans le désert, ce qui est en somme un trépas pas trop douloureux.

A ces paroles, mes craintes redoublèrent et je tremblai de tout mon corps, bien qu'il fît une chaleur estivale. C'est pourquoi je dis:

– Je déplore d'avoir laissé mon scarabée à Kaptah, car il me serait d'un secours plus efficace que l'Aton du pharaon dont le pouvoir ne s'étend manifestement pas à ces régions maudites. Mais en somme, je rencontrerai plus rapidement la mort ou Aziru en voyageant par terre, avec une escorte. Mais je t'en conjure, Horemheb, si jamais tu apprends que je suis prisonnier quelque part, rachète-moi vite sans discuter le prix, car je suis riche, plus riche que tu ne crois. Horemheb répondit:

– Je connais ta fortune et je t'ai emprunté une grosse somme d'or par Kaptah, comme aux autres riches, car je suis juste et équitable et je ne voulais pas te priver de ce mérite. Mais au nom de notre amitié, j'espère que tu ne me réclameras jamais cet or, car notre amitié en serait troublée et peut-être rompue. Pars donc, Sinouhé mon ami, pars pour Tanis et prends-y une escorte et pénètre dans le désert où mon faucon te protégera peut-être, car mon pouvoir ne s'étend pas jusque-là. Si tu es fait prisonnier, je te rachèterai, et si tu meurs, je te vengerai. Que ce soit pour toi une consolation au moment où une lance te percera le ventre.

– Si tu apprends ma mort, ne perds pas ton temps à me venger, lui dis-je amèrement. Mon crâne rongé par les corbeaux n'éprouverait aucune joie à être arrosé de sang par toi. Mais salue la princesse Baketaton de ma part, car elle est belle et désirable, bien qu'un peu hautaine, et elle m'a questionné sur toi auprès du lit de mort de sa mère.

Après avoir décoché cette flèche empoisonnée pardessus mon épaule, je partis un peu désolé et je rédigeai mon testament en faveur de Kaptah, Merit et Horemheb. Ce testament fut déposé dans les archives royales de Memphis, après quoi je pris le bateau pour Tanis et au bord du désert, dans un fort rôti par le soleil, je rencontrai des soldats de Horemheb.

Ils buvaient de la bière en pestant contre leur existence, ils chassaient des antilopes et buvaient de nouveau de la bière. Leurs cabanes étaient sales et empestées, et les plus misérables des femmes, qui n'étaient plus assez bonnes même pour les marins dans les ports du Bas-Pays, égayaient leur solitude. Ils espéraient que bientôt Horemheb les conduirait à la guerre en Syrie, car même la mort leur était préférable à cette existence monotone et crasseuse. Depuis des années, on ne voyait plus arriver de caravanes, car les corps francs les pillaient en route.

Tandis que l'escorte se préparait au départ, j'observais la vie des soldats. Bientôt je compris le secret de toute éducation militaire. En effet, un bon capitaine impose à ses hommes une discipline si effrayante et il les épuise par des manœuvres si dures et il leur rend la vie si insupportable que tout autre sort, même la bataille et la mort, leur semble préférable à la vie de caserne. Mais le plus étonnant est que les soldats ne détestent pas pour cela leur chef, au contraire, ils l'admirent et le louent et se vantent de toutes leurs souffrances endurées et des marques de coups sur leur dos.

Selon les ordres de Horemheb, on me prépara une escorte de dix chars de guerre tirés par deux chevaux chacun, avec un cheval de réserve, et sur le char, en plus du cocher, se tenaient un écuyer et un lancier. En m'annonçant sa troupe, le chef s'inclina devant moi, les mains à la hauteur des genoux, et je l'observai attentivement, car j'allais lui confier ma vie. Son pagne était aussi sale que celui de ses soldats, et le soleil du désert lui avait noirci le visage et le corps, et seul un fouet tressé d'argent le différenciait de ses hommes. Malgré son apparence, j'eus plus de confiance en lui que dans un officier qui aurait été vêtu d'étoffe précieuse et qui aurait fait porter un parasol sur sa tête. Il oublia tout respect et éclata de rire quand je lui parlai d'une litière. Je le crus quand il me dit que notre seule sécurité résidait dans la rapidité et que pour cette raison je devais monter sur son char et renoncer aux litières et à tout confort. Il me promit que je pourrais m'asseoir sur un sac de fourrage, mais il m'assura que je ferais mieux de m'habituer à rester debout, car les cahots ne tarderaient pas à me fracasser les os.

Je lui répondis que ce n'était pas la première fois que je montais sur un char de guerre et que jadis j'avais accompli en un temps record le voyage de Simyra à Amourrou, ce qui avait suscité l'admiration des hommes d'Aziru. Mais alors j'étais plus jeune et je n'avais pas à redouter les efforts physiques exagérés. L'officier, qui s'appelait Juju, m'écouta poliment, puis je confiai mon âme à tous les dieux d'Egypte et je montai sur son char. L'escorte s'engagea sur le chemin des caravanes, et je sautais sur le sac de fourrage, en me cramponnant des deux mains aux bords du char et en gémissant sur mon sort.

Les chars coururent ainsi toute la journée, et je passai la nuit sur des sacs, plus mort que vif. Le lendemain, j'essayai de me tenir debout dans le char, en prenant Juju par la taille, mais une pierre me fit perdre l'équilibre et je décrivis un arc de cercle pour tomber sur la tête dans le sable où des plantes épineuses me déchirèrent le visage. Le soir, Juju fut inquiet à mon sujet, il me versa de l'eau sur la tête, bien qu'il refusât d'en donner à ses hommes, et il m'assura que notre voyage se déroulait sous d'heureux auspices et que, si la chance nous souriait, nous rencontrerions les hommes d'Aziru le quatrième jour.

La journée se passa sans incident, mais nous traversâmes un camp dont tous les hommes avaient été massacrés peu auparavant, et les corbeaux dépeçaient les corps. La nuit suivante, nous aperçûmes au loin la lueur de feux de bivouac ou de maisons incendiées. Juju me dit que nous approchions de la Syrie et, au clair de lune, nous avançâmes prudemment, après avoir fourragé les chevaux. Je finis par m'endormir sur mon sac de fourrage, et à l'aube je fus brusquement réveillé quand Juju me saisit et me jeta à bas du char, avec mes tablettes d'argile et mon coffre de voyage, puis il fit demi-tour et me confia à la garde de tous les dieux d'Egypte. Les chars s'éloignèrent à toute vitesse, tirant des étincelles des pierres de la piste.

Après avoir secoué le sable qui m'aveuglait, je vis accourir entre deux collines un groupe de chars de guerre syriens qui se disposèrent en éventail pour la bataille. Je me levai et j'agitai sur ma tête un rameau de palmier en signe de paix, bien que le rameau fût passablement sec et ratatiné après le voyage. Mais les chars me dépassèrent sans s'arrêter, une flèche me frôla la tête avant de se ficher dans le sable. Ils poursuivirent Juju qui réussit cependant à leur échapper.

Après cette vaine poursuite, les chars d'Aziru revinrent vers moi et les conducteurs descendirent. Je leur exposai qui j'étais et je leur montrai les tablettes du pharaon. Mais ils ne s'en soucièrent pas et ils me dévalisèrent et prirent mon or et ouvrirent mon coffre et m'attachèrent derrière un char, si bien que je dus courir à en perdre haleine et que le sable m'arracha la peau des genoux.

J'aurais certainement succombé en route si le camp d'Aziru ne s'était pas trouvé derrière la première colline. De mes yeux aveuglés par le sable, j'aperçus de nombreuses tentes, et des chevaux paissaient non loin dans un enclos formé de chars de guerre et de traîneaux à bœufs. Puis je ne vis plus rien, et je ne revins à moi qu'au moment où des esclaves me versaient de l'eau sur le visage et me frottaient les membres avec de l'huile, car un officier qui savait lire avait vu mes tablettes, et dès lors, on me traita avec les égards qui m'étaient dus et on me rendit mes vêtements.

Dès que je pus marcher, on me conduisit à la tente d'Aziru qui puait le suif et la laine et l'encens, et Aziru vint à ma rencontre en rugissant comme un lion, des chaînes d'or au cou et sa barbe dans un filet d'argent. Il m'embrassa et dit:

– Je suis désolé que mes hommes t'aient malmené, mais tu aurais dû leur dire ton nom et ton rang et que tu es l'envoyé du pharaon et mon ami. Tu aurais dû aussi, selon la bonne coutume, agiter une branche de palmier sur ta tête en signe de paix, mais mes hommes m'ont dit que tu t'es précipité sur eux un poignard à la main et en hurlant, si bien qu'ils ont dû te calmer au risque de leur vie.

Les genoux me brûlaient et mes poignets étaient douloureux, aussi dis-je à Aziru avec amertume:

– Regarde-moi et dis-moi si j'ai l'air dangereux pour la vie de tes hommes. Ils ont brisé mon rameau de palmier et m'ont dévalisé et ont foulé aux pieds les tablettes du pharaon. C'est pourquoi tu dois les faire battre de verges, afin de leur apprendre à respecter les envoyés du pharaon.

Mais Aziru eut un sourire railleur et leva les bras en disant:

– Tu as certainement eu un cauchemar, et ce n'est pas ma faute si tu t'es blessé les genoux au cours de ton pénible voyage. Je n'entends nullement faire battre les meilleurs de mes hommes pour un misérable Egyptien, et les paroles de l'envoyé du pharaon sont un bourdonnement de mouche à mes oreilles.

– Aziru, lui dis-je, toi qui es le roi de nombreux rois, fais au moins battre l'homme qui m'a ignominieusement lardé les fesses pendant que je courais derrière le char. Je me déclarerai satisfait, et sache que je t'apporte en cadeau la paix pour toi et pour la Syrie.

Aziru éclata de rire et se frotta la poitrine de ses poings en disant:

– Que m'importe que ton misérable pharaon se prosterne dans la poussière devant moi et implore la paix. Mais tes paroles sont sensées, et puisque tu es mon ami et l'ami de ma femme et de mon fils, je ferai battre l'homme qui t'a piqué de sa lance pour te faire avancer, car c'est contraire aux bonnes mœurs et, comme tu le sais, je me bats avec des armes propres et pour des buts élevés.

C'est ainsi que j'eus la satisfaction de voir mon tourmenteur fustigé devant les troupes réunies en présence d'Aziru, et ses camarades ne le plaignirent point, au contraire, ils se moquèrent de lui et pouffèrent de rire à ses hurlements et le montrèrent du doigt, car ils étaient des soldats et appréciaient tout divertissement dans leur existence monotone. Aziru l'aurait fait succomber sous les coups, mais en voyant la chair se détacher de ses côtes et le sang ruisseler, je levai la main et fis cesser le supplice. Je fis porter l'homme dans une tente qu'Aziru m'avait assignée pour logement à la grande colère des officiers qui l'occupaient, et les soldats hurlèrent de joie en s'imaginant que j'allais torturer leur camarade avec raffinement. Mais je lui oignis le dos et les membres, et je pansai ses plaies et je lui donnai de la bière, si bien qu'il me crut fou et perdit tout respect pour moi.

Le soir, Aziru m'offrit un rôti de mouton et du gruau cuit dans la graisse, et je mangeai avec lui et avec ses nobles et avec les officiers hittites présents dans le camp et dont la poitrine et les manteaux étaient ornés de haches doubles et d'images d'un soleil ailé. Nous bûmes du vin ensemble et tous me traitèrent aimablement, en m'estimant stupide, puisque je leur apportais la paix au moment précis où ils en avaient le plus pressant besoin. Ils parlaient avec fougue de la liberté de la Syrie et de leur future puissance et du joug qu'ils avaient secoué. Mais quand ils eurent assez bu, ils commencèrent à se quereller et un homme de Joppe tira son poignard et le planta dans la gorge d'un Amorrite. Mais la blessure n'était pas grave et je pus la guérir facilement. Cet acte renforça ma réputation de bêtise.

J'aurais mieux fait de laisser mourir le blessé, car cette même nuit, il fit assassiner l'homme de Joppe par ses serviteurs, et Aziru le fit pendre au mur, la tête en bas pour maintenir la discipline parmi ses troupes. En effet, Aziru traitait ses hommes plus durement que les autres Syriens, parce qu'ils jalousaient davantage sa puissance et intriguaient contre lui, si bien qu'il était sans cesse assis sur une fourmilière.

Après le repas, Aziru renvoya ses nobles et les officiers hittites se disputer dans leurs tentes. Il me montra son fils qui l'accompagnait à la guerre, bien qu'il n'eût que sept ans. C'était un beau garçon dont les joues étaient duveteuses comme des pêches et les yeux brillants et vifs. Ses cheveux étaient bouclés et noirs comme la barbe de son père, et il avait le teint de sa mère. Aziru lui caressa les cheveux et me dit:

– As-tu jamais vu un enfant plus superbe? Je lui ai rassemblé plusieurs couronnes et il sera un grand roi et je n'ose penser jusqu'où s'étendra son pouvoir, car il a déjà percé de sa petite épée un esclave qui l'avait offensé, et il sait lire et écrire et il n'a pas peur dans le combat, car je le prends avec moi à la bataille, mais seulement quand nous punissons des villages rebelles et que je n'ai pas à craindre pour sa précieuse vie.

Keftiou était restée à Amourrou et Aziru se désolait de son absence, et c'est en vain qu'il cherchait une diversion chez les femmes prisonnières ou chez les vierges d'Astarté, car quiconque avait connu l'amour de Keftiou ne pouvait jamais l'oublier, et sa beauté s'était épanouie à un tel point que je ne la reconnaîtrais plus.

Pendant notre conversation, on entendit des hurlements dans le camp, et Aziru me dit d'un ton irrité:

– Ce sont de nouveau les officiers hittites qui torturent des femmes, car c'est dans leurs habitudes. Je n'ose pas le leur interdire, car j'ai besoin d'eux. Mais je n'aimerais pas qu'ils apprennent leurs mauvaises manières à mes hommes.

Je savais déjà ce qu'on pouvait attendre des Hittites, c'est pourquoi je profitai de l'occasion pour dire à Aziru:

– O roi des rois, renonce à temps à l'alliance des Hittites, avant qu'ils t'arrachent tes couronnes, car on ne peut se fier à eux. Conclus la paix avec le pharaon, maintenant que les Hittites sont liés par leur guerre à Mitanni. La Babylonie aussi s'arme contre eux, comme tu le sais sûrement, et tu ne recevras plus de blé de Babylonie, si tu restes l'ami des Hittites. C'est pourquoi à l'entrée de l'hiver la famine pénétrera en Syrie comme un loup maigre, si tu ne fais pas la paix avec le pharaon qui pourra t'envoyer du blé comme jadis. Mais Aziru protesta en disant:

– Tes paroles sont insensées, car les Hittites sont bons pour leurs amis, mais terribles pour leurs ennemis. Aucune alliance ne me lie à eux, bien qu'ils m'envoient de beaux cadeaux et de riches armures, si bien que je peux toujours songer à la paix sans m'inquiéter d'eux. Les Hittites se sont emparés de Kadesh contrairement à nos accords, et ils utilisent le port de Byblos comme s'il était à eux. D'autre part ils m'ont envoyé tout un navire d'armes forgées avec un métal nouveau et qui rendront mes hommes invincibles au combat. En tout cas j'aime la paix et je préfère la paix à la guerre et je fais la guerre seulement pour obtenir une paix honorable. C'est pourquoi je conclurai volontiers la paix, si le pharaon me cède Ghaza qu'il a prise par ruse, et s'il désarme les brigands du désert et s'il indemnise avec du blé et de l'huile et de l'or tous les dommages subis pendant cette guerre par les villes de Syrie, car c'est l'Egypte qui est seule responsable de cette guerre, comme tu le sais bien.

Il m'observait à la dérobée en souriant, mais je m'emportai et lui dis:

– Aziru, espèce de bandit et de voleur de troupeaux et de bourreau des innocents! Ignores-tu que dans tout le Bas-Pays on forge des fers de lance et que les chars de guerre de Horemheb sont plus nombreux que les poux dans ton camp, et ces poux te mordront cruellement, quand le moment sera venu. Cet Horemheb que tu connais à craché à mes pieds quand je lui ai parlé de paix, mais à cause de son dieu le pharaon désire la paix et ne veut pas verser du sang. C'est pourquoi je t'offre une dernière chance, Aziru. Ghaza restera à l'Egypte et tu pourras toi-même mater les brigands du désert, car l'Egypte n'est point responsable de leurs actes puisque ce sont des fuyards chassés de Syrie par ta cruauté. Tu devras aussi libérer tous les prisonniers égyptiens et compenser les dommages subis par les commerçants égyptiens dans les villes de Syrie et leur restituer leurs biens.

Mais Aziru déchira ses vêtements et s'arracha des poils de sa barbe et s'écria:

– As-tu été mordu par un chien enragé, Sinouhé, pour proférer de telles insanités? Ghaza appartient à la Syrie et les marchands égyptiens pourront se dédommager eux-mêmes de leurs pertes, et les prisonniers seront vendus comme esclaves, selon la coutume respectable, ce qui n'empêche pas le pharaon de les racheter, s'il a assez d'or pour cela.

Je lui dis:

– Si tu obtiens la paix, tu pourras élever les murailles de tes villes et fortifier tes places, si bien que tu n'auras rien à redouter des Hittites, et l'Egypte te soutiendra. En vérité, les commerçants de tes villes s'enrichiront dans les affaires avec l'Egypte, sans payer d'impôts, et les Hittites ne pourront gêner le commerce, puisqu'ils n'ont pas de navires de guerre. Tous les avantages sont pour toi, Aziru, si tu fais la paix, car les conditions du pharaon sont raisonnables, et je ne peux rien en rabattre.

Jour après jour nous discutâmes et marchandâmes ainsi, et maintes fois Aziru déchira ses vêtements et répandit des cendres sur sa tête, en me traitant de voleur impudent et en gémissant sur le sort de son fils qui allait certainement mourir de misère, ruiné par l'Egypte. Une fois, je quittai la tente et appelai une litière et demandai une escorte pour gagner Ghaza, mais Aziru me rappela. Je crois qu'en bon Syrien il jouissait de ces marchandages, dans la croyance qu'il me dupait et me roulait. Il ne se doutait pas que le pharaon m'avait enjoint d'acheter la paix à tout prix.

Mais je gardai mon sang-froid et pus ainsi sauvegarder les intérêts du pharaon, et le temps travaillait pour moi, car la discorde naissait au camp et chaque jour des hommes partaient pour regagner leur ville et Aziru ne pouvait les retenir, car sa puissance n'était pas encore assez consolidée. Pour finir, il me proposa la solution suivante: Les murailles de Ghaza seraient rasées et il y désignerait un roi de son choix, qui serait assisté d'un conseiller du pharaon, et les bateaux syriens et égyptiens pourraient entrer librement dans le port et y commercer sans payer de droits. Mais je ne pus y consentir, car sans murailles Ghaza n'avait plus aucune valeur pour l'Egypte.

Comme je repoussais cette proposition, il s'emporta et me chassa de sa tente et lança derrière moi toutes mes tablettes, mais il ne me permit pas de quitter le camp. Je me mis à soigner les malades et les blessés et à racheter des prisonniers égyptiens. Je rachetai aussi quelques femmes, mais à d'autres je donnai une potion pour les faire mourir, car après les violences des Hittites la mort était pour elles une délivrance. Ainsi passaient les jours, et je n'avais qu'à y gagner, tandis qu'Aziru perdait du terrain, en pestant contre mon intransigeance et en s'arrachant la barbe.

Une nuit, deux hommes tentèrent d'assassiner Aziru dans sa tente, mais il tua un des agresseurs et son fils blessa l'autre par-derrière. Le lendemain il me convoqua et après m'avoir copieusement injurié, il consentit à faire la paix et au nom du pharaon je conclus un traité avec lui et avec toutes les villes de Syrie, et Ghaza resta à l'Egypte et Aziru devrait détruire les corps francs, et le pharaon se réservait le droit de racheter les prisonniers. Ces conditions furent consignées sur des tablettes d'argile comme un traité de paix perpétuelle entre l'Egypte et la Syrie, et on le plaça sous la protection des mille dieux de l'Egypte et des mille dieux de la Syrie, sans oublier Aton. Aziru pesta effroyablement en imprimant son cachet dans l'argile, et moi aussi je déchirai mes vêtements et pleurai amèrement en apposant mon sceau égyptien, mais au fond nous étions très contents tous les deux, et Aziru me donna de nombreux cadeaux et je promis de lui envoyer, ainsi qu'à son fils et à sa femme, de riches présents par les premiers navires qui aborderaient à Ghasa après la paix.

Nous nous quittâmes en bonne concorde et Aziru m'embrassa en m'appelant son ami, et avant de partir je soulevai son fils dans mes bras pour déposer un baiser sur ses joues rondes. Mais Aziru et moi nous savions bien, au fond de notre cœur, que le traité conclu pour durer éternellement ne valait pas même l'argile sur lequel il était écrit. Aziru avait fait la paix parce qu'il y était forcé, et l'Egypte, parce que le pharaon le voulait. En somme, tout dépendait de ce que feraient les Hittites à partir de Mitanni, et aussi de la résolution des Babyloniens et des navires crétois qui protégeaient le commerce maritime.

Aziru voulait licencier ses troupes. Il me donna une escorte pour aller à Ghaza et ordonner de cesser le siège de cette place. Mais avant de pénétrer à Ghaza, je courus un danger extrême, car tandis que nous approchions de la ville en brandissant des rameaux de palmier, la garnison égyptienne nous accueillit à coups de flèches et de javelots, si bien que je crus ma dernière heure venue. Je me cachai sous un bouclier, au pied des murailles, mais les défenseurs, qui ne pouvaient m'atteindre avec des flèches, versèrent de la poix bouillante qui me causa des brûlures aux mains et aux genoux. Les hommes d'Aziru se tordirent de rire à ce spectacle, malgré mes cris pitoyables, puis ils sonnèrent de la trompette et finalement les Egyptiens acceptèrent de m'accueillir en ville. Mais ils ne voulurent pas ouvrir les portes, ils descendirent une corbeille où je dus prendre place et ils me hissèrent ainsi sur les murailles avec mes tablettes et mes rameaux de palmier.

Je protestai énergiquement auprès du commandant de la place, mais c'était un homme violent et entêté qui me dit avoir éprouvé tant de trahisons de la part des Syriens qu'il n'ouvrirait pas les portes de la ville sans un ordre exprès de Horemheb. Il ne voulut pas même me croire quand je lui assurai que la paix était signée et qu'il eut vu les tablettes. Car c'était un homme simple et borné, et c'est sûrement à ces qualités qu'était due la résistance héroïque de Ghaza.

Un bateau m'emporta vers l'Egypte, et pour toute sûreté je fis hisser aux mâts l'oriflamme du pharaon et tous les oriflammes de paix, si bien que les marins me méprisèrent et dirent que leur navire était peint et fardé comme une gourgandine. Mais une fois dans le fleuve, les gens accoururent sur la rive avec des rameaux de palmier et ils me louèrent de ramener la paix, de sorte que les matelots finirent par me respecter aussi et oublièrent qu'on m'avait hissé à Ghaza dans une corbeille.

Parvenu à Memphis, je fus reçu par Horemheb qui loua fort mon habileté, ce qui était contraire à ses habitudes envers moi. Je le compris en apprenant que les navires crétois avaient reçu l'ordre de rejoindre leur île, si bien que Ghaza n'aurait pas tardé à tomber entre les mains d'Aziru, si la guerre avait continué, car sans communications maritimes, la ville était perdue. C'est pourquoi Horemheb se hâta d'y envoyer de nombreux navires avec des troupes, des vivres et des armes.

Pendant mon séjour à Memphis arriva un ambassadeur de Bourrabouriash, roi de Babylonie, et je le pris à bord de la cange du pharaon pour le conduire à Thèbes, et ce voyage nous fut très agréable, car c'était un respectable vieillard dont la barbe blanche tombait sur la poitrine, et son savoir était grand. Nous parlâmes des étoiles et du foie de mouton, et les sujets de conversation ne nous manquèrent point.

Mais je constatai qu'il redoutait grandement la puissance croissante des Hittites. Il me dit cependant que les prêtres de Mardouk avaient prédit que la puissance des Hittites avait ses limites et qu'elle ne durerait pas un siècle, mais que de l'ouest viendrait un peuple barbare et blanc qui balayerait le peuple hittite. L'idée que cela se passerait dans une centaine d'années ne me rassurait guère, et je me demandais aussi comment un peuple pourrait venir de l'ouest où il n'y avait que les îles de la mer. Mais je devais croire, puisque les étoiles l'avaient prédit, car j'avais vu de mes yeux tant de merveilles à Babylone que j'avais plus de confiance dans les étoiles que dans mon intelligence.

Il avait du vin le plus délicieux pour nous réjouir le cœur et il m'assura que tous les signes indiquaient que l'année du monde touchait à sa fin. Ainsi, lui et moi nous savions que nous vivions le crépuscule d'un monde, et la nuit était devant nous et bien des bouleversements surviendraient et des peuples entiers seraient effacés de la surface de la terre, comme celui de Mitanni, et les anciens dieux périraient, mais il en naîtrait de nouveaux et un nouveau millénaire commencerait.

Il me questionna sur Aton et secoua la tête et caressa sa barbe blanche en m'écoutant. Il déclara que jamais encore on n'avait vu un dieu pareil sur la terre, et que pour cette raison l'apparition d'Aton pourrait bien marquer la fin de l'année du monde, car jamais encore on n'avait entendu une doctrine aussi dangereuse.

Pendant mon absence, les maux de tête du pharaon avaient recommencé, et l'inquiétude lui rongeait le cœur, car il voyait que toutes ses entreprises échouaient, et son corps enflammé par les rêves et les visions maigrissait et s'étiolait. Pour le calmer, le prêtre Aï avait décidé d'organiser une fête trentenaire après les moissons, au moment de la crue. Peu importait que le pharaon n'eût régné que treize ans, car depuis longtemps la coutume permettait au pharaon de célébrer un trentenaire quand cela lui convenait.

Tous les présages étaient favorables, car la récolte avait été satisfaisante, bien que le blé restât tacheté, et les pauvres avaient eu leur mesure pleine. Je revenais avec la paix et tous les marchands se réjouissaient de la reprise du commerce avec la Syrie. Mais le plus important pour l'avenir était que l'ambassadeur de Babylonie amenait comme épouse du pharaon une des nombreuses demi-sœurs du roi Bourrabouriash et qu'il demandait une fille du pharaon comme épouse de son roi. Cela signifiait que la Babylonie recherchait une alliance durable avec l'Egypte, par crainte des Hittites.

Bien des gens pensaient que l'idée même d'envoyer une fille de pharaon dans le gynécée de Babylone était une injure pour l'Egypte, parce que le sang sacré du pharaon ne doit pas s'unir à du sang étranger. Mais Akhenaton n'y vit rien d'injurieux. Certes, il déplora le sort de sa fillette dans la cour lointaine, et il pensa aux petites princesses de Mitanni qui étaient mortes à Thèbes. Mais l'amitié de Bourrabouriash lui était si précieuse qu'il consentit à sa requête. Mais comme la fillette n'avait pas deux ans, il promit de la marier au roi par procuration, et la princesse ne partirait pour Babylone qu'une fois parvenue à l'âge nubile. L'ambassadeur accepta avec empressement cette proposition.

Tout ragaillardi par ces bonnes nouvelles, le pharaon oublia ses maux de tête et fêta dignement le trentenaire dans la Cité de l'Horizon. Aï avait organisé la cérémonie avec splendeur. Des messagers arrivèrent du pays de Koush avec des ânes rayés et des girafes tachetées, portant de petits singes qui tenaient des perroquets. Des esclaves remirent au pharaon de l'ivoire et du sable d'or, des plumes d'autruche et des écrins en ébène, et rien ne manquait de tout ce que le pays de Koush peut offrir en tribut à l'Egypte. Et peu de gens savaient que Aï avait prélevé tous ces présents dans le trésor du pharaon et que les corbeilles tressées dans lesquelles on portait l'or étaient vides à l'intérieur. Le pharaon n'en sut rien et il se réjouit à la vue de tous ces riches présents et il loua la fidélité des gens de Koush. On lui apporta aussi les cadeaux du roi de Babylone et l'ambassadeur de Crète lui remit des coupes merveilleuses et des jarres pleines de l'huile la plus fine, et Aziru aussi avait envoyé des présents, parce qu'on lui en avait promis en retour s'il consentait à le faire et parce que son ambassadeur aurait ainsi une occasion d'espionner l'Egypte et de sonder les dispositions du pharaon.

Après les défilés et les cérémonies, Akhenaton conduisit sa fillette, qui n'avait pas encore deux ans, dans le temple d'Aton et il la plaça à côté de l'ambassadeur de Babylone, puis les prêtres cassèrent une cruche entre eux selon la coutume. C'était un moment solennel, car cet acte confirmait l'amitié et l'alliance entre l'Egypte et la Babylonie et dissipait maintes ombres sur la voie de l'avenir. Les visages déconfits de l'ambassadeur d'Aziru et du délégué des Khatti auraient suffi à dissiper nos craintes et à renforcer notre joie.

L'ambassadeur de Babylonie s'inclina profondément devant la princesse qui, dès cet instant, était l'épouse royale de son maître. La fillette se comporta très bien pendant la cérémonie, après laquelle elle se baissa pour ramasser les tessons de la cruche. Chacun y vit un heureux présage.

Après cette cérémonie, le pharaon était si excité qu'il ne put rester au lit, mais il se leva et se promena en parlant d'Aton et il leva les bras au ciel comme s'il avait eu le pouvoir de libérer le monde de la peur et des ténèbres. J'eus beau lui donner des calmants et des soporifiques, il ne s'endormit pas et me parla ainsi:

– Sinouhé, Sinouhé, c'est la journée la plus heureuse de ma vie et ma force me fait trembler. Regarde, Aton crée des millions d'êtres de lui-même, de sa propre force, les villes, les villages, les champs et les chemins et le fleuve. Aton, tous les regards te voient quand tu brilles comme un soleil sur la terre. Mais quand tu as disparu, quand les hommes ferment les yeux dans les visages que tu as créés, quand ils dorment profondément sans te voir, alors tu brilles de tous tes rayons dans mon cœur.

Il plongea dans la clarté de ses visions qui lui brûlaient le corps, si bien que son cœur battait à se rompre dans sa poitrine. Puis il pleura d'extase et leva le bras et chanta avec ferveur:

Iln'y a personne qui te connaisse vraiment,

Seul ton fils, le pharaon Akhenaton, te connaît

Et tu brilles éternellement dans son cœur,

Jour et nuit, nuit et jour.

A lui seul tu révèles tes intentions et ta force,

Le monde entier repose dans tes mains

Tel que tu l'as créé.

A ton lever, l'homme renaît à la vie,

Quand tu caches ta lumière, il meurt.

C'est toi gui mesures sa vie,

C'est en toi seul que l'homme vit.

Son excitation était telle que je l'aurais certainement écouté et que la magie de son cœur aurait captivé mon esprit, si je n'avais pas été son médecin et comme tel responsable de sa santé. C'est pourquoi je tentai de le calmer, et la nuit s'écoula ainsi, et les étoiles se mouvaient lentement au firmament, tandis que je veillais avec le pharaon.

Soudain un petit chien se mit à aboyer au loin et ses cris perçaient les murailles, puis le chien hurla à la mort comme un chacal. Ces jappements tirèrent le pharaon de son extase, et il revint brusquement à lui, et il se leva et courut à travers le palais, tandis que je le suivais avec une lampe, jusque dans la chambre de la petite princesse Meketaton. Tous les domestiques dormaient après la fête, et seul le petit chien avait veillé sur la fillette malade qui avait commencé à tousser, et son corps épuisé n'avait pu résister à l'effort, et le sang coulait de ses petites lèvres pâles, pendant que le chien lui léchait les mains et le visage dans sa tendresse impuissante. Puis il avait aboyé à la mort, car les chiens sentent la mort avant les hommes. C'est ainsi que la petite princesse mourut dans les bras de son père avant le point du jour, et toute ma science était impuissante. C'était la seconde des enfants, et elle avait tout juste dix ans.

Le pharaon ne pouvait trouver le sommeil et il errait dans les chambres du palais et sortait seul dans le jardin, en renvoyant les gardes. Un matin, alors qu'il se promenait près de l'étang sacré, deux hommes tentèrent de l'assassiner, mais un élève de Thotmès, qui dessinait des canards d'après nature, car Thotmès voulait que ses élèves apprissent à dessiner ce qu'ils voyaient de leurs yeux et non pas d'après des modèles, se jeta devant le pharaon et appela au secours. Le pharaon s'en tira avec une blessure à l'épaule, mais le dessinateur fut tué sous ses yeux et son sang jaillit sur les mains du pharaon. Ainsi, la mort poursuivait le pharaon.

On m'appela pour panser le pharaon, dont la blessure n'était pas grave, et je vis les deux meurtriers. L'un d'eux était rasé et avait le visage luisant d'huile, et l'autre avait eu les oreilles coupées pour quelque méfait. Ligotés et frappés, ils continuaient à invoquer Amon, bien que le sang leur coulât de la bouche. Les prêtres d'Amon les avaient certainement envoûtés pour les rendre insensibles à la douleur.

C'était un forfait inouï, car jamais encore personne n'avait osé lever la main sur un pharaon. Certes, il se peut que jadis des pharaons aient péri de mort violente dans leur palais doré, soit par le poison, soit avec une fine cordelette ou étouffés dans un tapis, sans qu'on aperçût de traces. Et parfois on avait aussi trépané un pharaon contre sa volonté, comme je l'avais entendu dire au palais. Mais publiquement jamais personne n'avait attenté aux jours d'un pharaon.

Les deux prisonniers furent interrogés en présence du pharaon, mais ils refusèrent de dire qui les avait envoyés. Malgré les coups des gardiens, ils se bornèrent à invoquer Amon et à maudire le faux pharaon.

Excédé d'entendre le nom maudit du dieu, Akhenaton les fit torturer, et bientôt les deux hommes eurent le visage en sang et les dents leur tombèrent de la bouche, mais ils ne cessaient de clamer le nom d'Amon et ils criaient aussi:

– Fais-nous torturer, faux pharaon! Fais arracher nos membres et taillader notre chair, fais brûler notre peau, car nous ne sentons pas la douleur!

Leur endurcissement était tel que le pharaon se détourna d'eux et reprit son calme. Il eut honte d'avoir permis aux gardiens de maltraiter les hommes et c'est pourquoi il dit:

– Relâchez-les, car ils ne savent ce qu'ils font. Mais une fois libérés de leurs liens, ils se remirent à jurer et l'écume leur sortait de la bouche et ils crièrent ensemble:

– Donne-nous la mort, maudit pharaon. Par Amon, donne-nous la mort, pour que nous obtenions la vie éternelle!

Voyant qu'on allait les remettre en liberté sans les punir, ils se dégagèrent brusquement et se précipitèrent contre le mur de la cour où ils se fracassèrent le crâne. Tel était le pouvoir secret d'Amon sur le cœur des hommes.

Dès lors chacun sut dans le palais que la vie du pharaon n'était plus en sûreté. C'est pourquoi ses fidèles renforcèrent les postes de garde et ne le perdirent plus de vue, même quand il désirait se promener seul dans le parc, à cause de son chagrin. L'attentat eut en outre pour conséquence d'augmenter le fanatisme aussi bien chez les partisans d'Aton que chez ceux d'Amon.

A Thèbes, où eurent aussi lieu des fêtes pour le trentenaire, le peuple ne montra aucun enthousiasme en voyant défiler le cortège avec les panthères en cages et les girafes, avec les petits singes et les perroquets aux plumes brillantes. Des bagarres éclatèrent dans les rues, on arracha des croix d'Aton aux passants, et deux prêtres d'Aton qui s'étaient perdus dans la foule furent assommés.

Mais le pire fut que les ambassadeurs étrangers purent constater tout et qu'ils connurent l'attentat contre le pharaon. C'est pourquoi je crois que l'émissaire d'Aziru eut bien des choses intéressantes à rapporter à son maître, en plus des présents que le pharaon lui envoyait. De mon côté je remis à l'ambassadeur les cadeaux promis à Aziru. A son fils, je donnai toute une petite armée de lanciers et d'archers en bois peint, des chevaux et des chars, et une moitié étaient peints en Hittites et l'autre moitié en Syriens, dans l'espoir qu'il les ferait lutter les uns contre les autres en s'amusant. Ces jouets étaient artistiquement sculptés par les habiles artisans d'Amon qui n'avaient plus de travail, depuis que les riches ne commandaient plus de serviteurs ni de barques pour leurs tombes. Ce cadeau me coûta plus cher que celui que je fis à Aziru.

Ce fut un temps de grandes souffrances pour le pharaon Akhenaton qui se sentait effleuré par le doute et qui déplorait que ses visions eussent cessé. Mais il finit par se persuader que l'attentat était pour lui un signe d'avoir à redoubler d'efforts pour dissiper les ténèbres qui régnaient encore en Egypte. Et il se laissa aller à goûter le pain amer de la vengeance et l'eau salée de la haine, mais ce pain n'apaisa pas sa faim et cette eau n'étancha pas sa soif, et c'est par pure bonté et amour qu'il s'imagina agir en ordonnant d'intensifier les persécutions contre les prêtres d'Amon et d'envoyer aux mines tous ceux qui prononçaient le nom maudit. Ce furent naturellement les pauvres et les simples qui eurent le plus à souffrir, car le pouvoir occulte des prêtres d'Amon restait immense et les gardiens n'osaient pas s'en prendre à eux. C'est pourquoi la colère et la haine grondèrent bientôt dans toute l'Egypte.

Pour consolider son pouvoir, puisqu'il n'avait pas de fils, le pharaon maria deux de ses filles à des nobles de sa cour. Meritaton cassa une cruche avec un jeune homme nommé Smenkhkarê qui était échanson du palais royal, et qui croyait en Aton avec une ferveur aveugle. Il rêvait les yeux ouverts et était agréable à Akhenaton qui lui fit ceindre la couronne royale et le désigna comme son successeur.

Anksenaton cassa une cruche avec un garçon de dix ans, Tout, qui fut nommé gardien des chevaux royaux et surveillant des bâtiments et des carrières du roi. C'était un enfant maladif et frêle qui jouait avec des poupées, aimait les douceurs et était obéissant et docile en tout. On ne pouvait dire de lui ni mal ni bien. En donnant ainsi ses filles à des nobles égyptiens, le pharaon espérait s'attacher leurs puissantes familles et les gagner à la cause d'Aton. Ces enfants lui plaisaient, parce qu'ils n'avaient pas de volonté propre, car le pharaon ne supportait plus la contradiction et n'écoutait plus ses conseillers.

Ainsi, tout semblait continuer sans changements, mais la mort de la princesse et de son chien et l'attentat manqué étaient de funestes présages, et le pire était que le pharaon fermait les oreilles à toutes les voix terrestres pour n'écouter que ses propres voix. C'est pourquoi la vie dans la Cité de l'Horizon devint accablante, et le bruit cessa dans les rues et les gens riaient moins qu'avant et redoutaient de parler à haute voix, comme si un danger avait menacé la ville. Parfois la Cité semblait vraiment morte, tant le silence y était lourd, et je n'entendais que le bruit calme de ma clepsydre qui mesurait le temps et semblait indiquer que la fin approchait. Mais brusquement un char passait dans la rue, avec les chevaux portant des aigrettes peintes, et le bruit des roues se mêlait aux appels de la cuisinière plumant une volaille dans la cour. Et alors je croyais sortir d'un mauvais rêve.

Et pourtant, dans certains moments de froide lucidité, je me disais que la Cité de l'Horizon n'était qu'une superbe coquille dont l'amande avait été rongée par un ver. Le ver du temps détruisait la moelle de toute vie joyeuse et la joie s'éteignait et le rire mourait dans la Cité. C'est pourquoi je commençai à regretter Thèbes où d'ailleurs des affaires importantes m'appelaient. Du reste, bien des gens quittaient ainsi la Cité de l'Horizon, les uns pour aller surveiller leurs domaines, d'autres pour marier des parents. Quelques-uns revenaient, mais beaucoup ne craignaient plus de perdre la faveur du pharaon par une absence prolongée et songeaient à ménager la puissance redoutable d'Amon. Je demandai à Kaptah de m'envoyer de nombreux papiers d'affaires et de me réclamer à Thèbes, si bien que le pharaon ne s'opposa point à mon départ.

Une fois à bord et en route vers Thèbes, mon cœur fut comme libéré d'une sorcellerie, et c'était le printemps et les hirondelles fendaient l'air et la crue avait baissé. Le limon fertile s'était déposé sur les champs et les arbres étaient en fleurs et j'étais impatient d'arriver comme un fiancé qui accourt chez sa belle. C'est ainsi que l'homme est esclave de son cœur et qu'il ferme les yeux à ce qui lui déplaît et qu'il croit ce qu'il espère. Affranchi de la magie et de la crainte subreptice de la Cité de l'Horizon, mon cœur s'égayait comme un oiseau échappé de sa cage, car il est dur pour un homme de vivre lié à la volonté d'un autre, et tous les habitants de la Cité étaient soumis à la tyrannie ardente du pharaon et à ses caprices colériques. Pour moi, il n'était qu'un homme, car j'étais son médecin, et c'est pourquoi mon esclavage était plus dur que celui des autres pour qui il était un dieu.

Je me réjouissais de pouvoir de nouveau voir de mes propres yeux et entendre de mes propres oreilles et parler de ma propre langue et vivre à ma guise. Et cette liberté n'est point nuisible à l'homme, car elle lui permet de voir plus clairement en lui. C'est ainsi qu'en remontant le fleuve, je me fis une image plus exacte du pharaon, et à mesure que je m'éloignais de lui, je percevais mieux sa grandeur et je l'aimais davantage dans mon cœur.

Je me rappelai comment Amon dominait les hommes par la crainte et comment il interdisait de demander: Pourquoi? Je me rappelais aussi le dieu mort de la Crète qui flottait dans l'eau corrompue et dont les victimes étaient dressées à danser devant des taureaux, afin de réjouir le monstre marin. Tous ces souvenirs accroissaient ma haine pour les anciens dieux, et la lumière et la clarté d'Aton prenaient un éclat éblouissant à côté de tout le passé, car Aton libérait les hommes de la peur, et il était en moi et hors de moi et hors de tout savoir, et il était un dieu vivant, comme la nature vivait et respirait en moi et hors de moi et comme les rayons du soleil réchauffaient la terre qui se couvrait de fleurs. Mais dans le voisinage d'Akhenaton, cet Aton était imposé aux gens, ce qui le rendait déplaisant, et nombreux étaient ceux qui le servaient seulement par crainte et par contrainte.

C'est ce que je compris en remontant le fleuve sous un ciel d'azur à travers des paysages fleuris. Rien n'éclaircit mieux l'esprit qu'une longue traversée sans occupations précises. Je m'aperçus que mon séjour à la Cité de l'Horizon m'avait engourdi dans le confort et que mon voyage en Syrie m'avait rendu vaniteux et vantard, parce que je croyais y avoir appris comment on gouverne les royaumes et dirige les peuples. Et la compagnie de l'ambassadeur de Babylonie m'avait bourré de sagesse terrestre, et maintenant les écailles tombaient de mes yeux et je voyais que toute la sagesse de Babylone était uniquement terrestre et n'avait que des fins terrestres.

C'est pourquoi je finis par m'humilier et par m'incliner devant la divinité qui vivait en moi et dans chaque être humain et que le pharaon Akhenaton appelait Aton et proclamait dieu unique. Je reconnus qu'il y avait autant de dieux que de cœurs humains au monde et que bien des gens marchaient de la naissance à la tombe sans avoir jamais connu le dieu dans leur cœur. Et ce dieu n'était pas savoir ni compréhension, il était davantage encore.

Pour être franc et vivre dans la vérité, je dois avouer que ces idées m'incitèrent à me montrer bon, meilleur même que le pharaon Akhenaton, car je me refuserais à les imposer à mon prochain et à lui nuire. Et déjà dans ma jeunesse j'avais soigné gratuitement les pauvres.

Durant le voyage, je pus constater partout les traces du nouveau dieu. Bien que ce fût l'époque des semailles, la moitié des champs d'Egypte étaient en friche, les mauvaises herbes et les orties envahissaient le sol et les fossés et canaux d'irrigation n'étaient pas curés. C'est qu'Amon avait lancé des malédictions terribles contre les colons de ses anciennes terres, si bien que les esclaves s'enfuyaient dans les villes pour y échapper. Quelques misérables colons étaient restés dans leurs cabanes de pisé, craintifs et découragés, et je leur demandai pourquoi ils ne semaient point, s'exposant ainsi à mourir de faim.

Mais ils me jetèrent des regards hostiles et dirent, en voyant mes habits de lin fin:

– Pourquoi semer, puisque le pain qui lèvera dans nos champs sera maudit et empoisonné comme le blé taché qui a déjà tué nos enfants?

La Cité de l'Horizon vivait si loin de la réalité que c'est ici seulement que j'entendis parler de ce blé taché qui tuait les enfants. Je n'avais jamais vu pareille épidémie, et les enfants avaient le ventre ballonné et ils mouraient en gémissant et les médecins étaient impuissants à les guérir, tout comme les sorciers. Et je me disais que cette maladie ne pouvait provenir du blé, mais qu'elle était causée par l'eau de crue, comme les autres maladies contagieuses de l'hiver, bien que seuls les enfants en fussent atteints. Quant aux adultes, ils n'osaient plus cultiver leurs champs et préféraient attendre la mort. Mais je n'en accusais pas Akhenaton, j'en attribuais la responsabilité à Amon qui terrorisait les paysans.

Dans mon impatience à revoir Thèbes, je pressais les rameurs qui me montrèrent leurs mains pleines de cals et d'ampoules. Je leur offris de l'or et de la bière, parce que je voulais être bon. Mais je les entendis discuter entre eux, et ils disaient:

– Pourquoi ramer pour ce voyageur gras comme un porc, puisque devant son dieu nous sommes tous égaux? Qu'il rame lui-même, et il verra ce que ça veut dire et si ses mains se guériront avec une goutte de bière et une pièce d'argent!

Le bras me démangeait de lever ma canne, mais je voulais être bon, parce que j'approchais de Thèbes. C'est pourquoi je descendis vers eux et je leur dis:

– Rameurs, donnez-moi un aviron.

Et je manœuvrai la lourde rame et mes mains se couvrirent d'ampoules et les ampoules crevèrent. Mon dos était douloureux et toutes mes articulations grinçaient et je croyais que mon échine allait se casser et ma respiration me déchirait la poitrine. Mais je dis à mon cœur: «Vas-tu abandonner le travail à peine entrepris, pour que les esclaves se moquent de toi? Ils en supportent bien davantage chaque jour. Endure jusqu'au bout la sueur et les mains saignantes, afin que tu saches comment est la vie du rameur. C'est toi, Sinouhé, qui as réclamé une fois une coupe pleine.» C'est pourquoi je ramai jusqu'à tomber évanoui, et on me porta sur mon lit.

Mais le lendemain je ramai de nouveau avec mes mains meurtries, et les rameurs ne se moquèrent plus de moi, ils m'invitèrent à renoncer et ils me dirent:

– Tu es notre maître et nous sommes tes esclaves. Ne rame plus, sinon le plancher deviendra le plafond et nous marcherons en arrière les pieds en l'air. Cesse de ramer, cher maître Sinouhé, pour ne pas étouffer, car il faut de l'ordre en tout et chaque homme a sa place que les dieux lui ont assignée et le banc du rameur n'est pas fait pour toi.

Jusqu'à Thèbes je ramai avec eux et leur nourriture fut la mienne, et chaque jour je ramais mieux et chaque jour je m'assouplissais davantage et je jouissais de la vie, en constatant que je ne m'essoufflais plus en ramant. Mais mes serviteurs étaient inquiets pour moi et ils murmuraient entre eux:

– Un scorpion a certainement mordu notre maître ' ou bien il est devenu fou, comme on le devient à la Cité de l'Horizon, parce que la folie est contagieuse. Mais nous n'avons pas peur de lui, car nous avons une corne d'Amon cachée sous notre pagne.

Mais je n'étais pas fou, car je ne songeais nullement à ramer plus loin que Thèbes.

C'est ainsi que nous arrivâmes à Thèbes, et de loin le fleuve nous en apporta les effluves, et rien n'est plus délicieux que cette odeur de Thèbes pour quiconque y est né. Je me fis oindre les mains d'un onguent spécial, je revêtis mes meilleurs habits après m'être bien lavé. Mais mon pagne était trop large, car j'avais maigri, ce qui désolait mes serviteurs. Mais je me moquai d'eux et les envoyai à l'ancienne maison du fondeur de cuivre pour annoncer mon retour à Muti, car je n'osais plus me présenter sans avis chez moi. Je distribuai de l'argent aux rameurs et aussi de l'or, et je leur dis:

– Par Aton, allez et mangez pour vous remplir la panse, et réjouissez-vous le cœur avec de la bière douce et divertissez-vous avec les jolies filles de Thèbes, car Aton est dispensateur de joie et il aime les plaisirs simples et il préfère les pauvres aux riches, parce que leur joie est plus simple que celle des riches.

Mais à ces paroles les rameurs s'assombrirent et grattèrent le sol de leurs orteils et soupesèrent leur or et leur argent, puis ils me dirent:

– Nous ne voulons pas t'offenser, ô maître, mais ton argent ne serait-il pas maudit, puisque tu nous parles d'Aton? Nous ne pouvons l'accepter, car il brûle la main et chacun sait qu'il se change en limon.

Ils ne m'auraient jamais parlé ainsi, si je n'avais pas ramé avec eux, ce qui leur avait inspiré confiance en moi.

Je les calmai en leur disant:

– Dépêchez-vous d'aller changer votre or et votre argent contre de la bière, si vous craignez qu'il se mue en limon. Mais soyez tranquilles, mon argent n'est pas maudit, vous pouvez voir au sceau que c'est du bon vieil argent sans mélange avec du cuivre de la Cité de l'Horizon. Mais je dois vous dire que vous êtes stupides de craindre Aton, car Aton n'a rien de redoutable.

Mais ils me répondirent ainsi:

– Nous ne craignons pas Aton, car qui craindrait un dieu sans force? Mais tu sais bien qui nous redoutons, ô maître, bien que nous n'osions pas prononcer son nom.

Je renonçai à discuter davantage avec eux et je les congédiai, et ils s'éloignèrent en chantant gaiement comme des matelots. J'avais aussi envie de sauter et de gambader, mais c'était contraire à ma dignité. Je me dirigeai aussitôt vers la «Queue de Crocodile», sans attendre une litière. C'est ainsi que je revis Merit après une longue absence, et elle me parut encore plus belle que naguère. Mais je dois reconnaître que l'amour fausse la vue des gens, comme toutes les passions, et Merit n'était plus très jeune, mais dans la radieuse maturité de son été elle était mon amie et personne au monde ne m'était plus proche qu'elle. En me voyant, elle s'inclina" profondément et leva le bras, puis elle s'approcha et me toucha l'épaule et la joue et me dit en souriant:

– Sinouhé, Sinouhé, que t'est-il arrivé, puisque tes yeux sont si brillants et que tu as perdu ta bedaine?

Je lui répondis en ces termes:

– Merit, ma chérie, mes yeux sont brillants de désir et mes yeux luisent d'amour et ma bedaine a fondu d'ennui et disparu, tant j'accourais vite vers toi, ô ma sœur.

Elle s'essuya les yeux et dit:

– O Sinouhé, comme le mensonge est plus délicieux que la vérité, lorsqu'on est seule et que le printemps est défleuri. Mais ton retour me ramène le printemps et je crois aux légendes, ô mon ami.

Mais venons-en à Kaptah. Sa bedaine n'avait pas fondu, et il était plus imposant que jamais, et de nombreux bibelots et anneaux pendaient à son cou, à ses poignets et à ses cuisses, et il avait fait fixer des pierres précieuses à la plaque d'or qui masquait son œil borgne. En me voyant, il fondit en larmes et pleura de joie en criant:

– Béni soit le jour qui ramène mon maître!

Il m'entraîna dans une pièce séparée et m'installa sur de moelleux tapis et Merit m'offrit ce qu'il y avait de mieux dans le cabaret, et nous passâmes ensemble de joyeux instants. Kaptah me rendit compte de ma richesse et dit:

– O mon maître Sinouhé, tu es plus sage que tous les hommes, parce que tu es plus malin que tous les marchands de blé, car jusqu'ici rares sont ceux qui les ont roulés, mais le printemps dernier tu les as roulés par ton habileté, à moins que ce ne soit un mérite de notre scarabée. Comme tu t'en souviens, tu m'avais ordonné de distribuer tout ton blé aux colons et de leur demander seulement mesure pour mesure, si bien que je t'ai traité de fou, et j'avais raison selon les apparences. Sache donc que, grâce à ton habileté, tu es plus riche qu'avant de la moitié, si bien que je n'arrive plus à garder en mémoire le montant de ta fortune et que je suis empoisonné par les percepteurs du pharaon dont la cupidité et l'effronterie ne cessent d'augmenter. En effet, le prix du blé baissa dès que les blatiers surent que les colons recevraient des semences, et quand le bruit se répandit que la paix allait être signée, les prix tombèrent encore, car chacun voulait vendre pour se libérer de ses engagements, et bien des blatiers se ruinèrent. C'est alors que j'ai acheté du blé à bas prix, avant même qu'il fût récolté. En automne j'ai encaissé mesure pour mesure, selon tes ordres, et j'ai récupéré tout ce que j'avais distribué. Du reste, je puis te confier sous le sceau du secret que c'est un mensonge de dire que le blé des colons est taché, car il est aussi bon et inoffensif que l'autre. Je crois que les prêtres ont versé secrètement du sang sur le blé des colons, mais il faut bien se garder de le répéter, du reste personne ne te croirait, car tout le monde est convaincu que le blé des colons est maudit et que leur pain est maudit. Puis en hiver les prix montèrent encore, lorsque le prêtre Aï ordonna de charger du blé pour la Syrie afin d'y concurrencer le blé babylonien sur les marchés. Si bien que jamais encore le prix du blé n'a été aussi élevé que maintenant, et notre bénéfice est immense et il augmentera encore si nous gardons nos réserves, car l'hiver prochain la famine rampera en Egypte, puisque les champs des colons sont incultes et que les esclaves fuient les terres du pharaon et que les paysans cachent leur blé pour qu'on ne l'exporte pas en Syrie. C'est pourquoi je dois porter aux nues ta sagacité, ô mon maître, car tu t'es montré encore plus malin que moi, alors que je te croyais fou.

Kaptah était débordant d'enthousiasme et il poursuivit ainsi:

– Je bénis les temps qui rendent le riche encore plus riche et qui l'enrichissent presque contre son gré. Et on tire même de l'or de cruches vides, comme je vais te l'exposer. J'ai en effet appris que des hommes parcouraient le pays pour acheter des cruches vides, n'importe lesquelles. Aussitôt je me mis en chasse à Thèbes et mes esclaves y achetèrent des centaines de cruches à vil prix, et si je te disais que j'en ai revendu mille fois mille cet hiver, je n'exagérerais pas de beaucoup.

– Qui est assez fou pour acheter des cruches vides? demandai-je.

Kaptah cligna de l'œil et dit:

– Les acheteurs prétendent que dans le Bas-Pays on a découvert un nouveau procédé pour conserver le poisson dans l'eau salée, mais je me suis informé et j'ai appris que ces cruches partent pour la Syrie. On a déchargé à Tanis des cargaisons de cruches vides, et des caravanes les emportent en Syrie, et on en a aussi déchargé à Ghaza, mais personne ne peut dire à quoi les Syriens les utilisent. Et on ignore aussi ce qui les pousse à payer des cruches usées aussi cher que des neuves.

Cette histoire était fort étrange, mais je renonçai à me creuser la tête à ce sujet, car l'affaire du blé me semblait plus importante. Quand Kaptah eut terminé son exposé, je lui dis:

– Vends tout ce que tu as, si c'est nécessaire, et achète du blé, tant que tu pourras et à n'importe quel prix. Mais achète seulement du blé que tu vois de tes yeux, pas celui qui n'a pas encore germé. Considère aussi s'il ne conviendrait pas de racheter le blé exporté en Syrie, car si même le pharaon doit y exporter du blé selon le traité de paix, la Syrie peut en recevoir de Babylonie. En vérité, l'automne prochain la famine se faufilera dans le pays de Kemi, et c'est pourquoi maudit soit quiconque vend du blé en Syrie pour y concurrencer les Babyloniens.

A ces mots, Kaptah loua de nouveau ma sagesse et dit:

– Tu as raison, ô mon maître, car tu seras l'homme le plus riche de l'Egypte, quand ces achats seront conclus. Mais le quidam que tu maudis n'est autre que le prêtre Aï qui a vendu dans sa bêtise à la Syrie assez de blé pour couvrir les besoins de plusieurs années, et à des prix tout à fait bas. C'est que la Syrie payait comptant et en or, et il avait besoin de sommes énormes pour les fêtes du trentenaire. Mais les Syriens ne veulent pas revendre ce blé, car ils sont de rusés marchands et je crois qu'ils attendent que le blé se paye au poids de l'or en Egypte. Et alors ils nous le revendront et entasseront dans leurs coffres tout l'or de l'Egypte.

Mais bientôt j'oubliai le blé et la disette menaçante et aussi l'avenir incertain, en regardant Merit, et mon cœur se régala de sa beauté et elle était le vin dans ma bouche et le parfum dans mes cheveux. Kaptah se retira et Merit étendit son tapis et je n'hésitai pas à l'appeler ma sœur, bien que j'eusse parfois douté de le refaire jamais. Dans l'obscurité nocturne elle tenait mes mains dans les siennes et sa tête reposait contre mon épaule et mon cœur n'avait plus de secrets pour elle. Mais elle conserva sa discrétion et ne me confia point son mystère. En reposant à côté de Merit, je ne me sentais plus un étranger sur cette terre, mais ses bras étaient un foyer pour moi et sa bouche chassait ma solitude. Mais ce n'était qu'un mirage passager que je devais connaître, pour que ma mesure fût pleine.

Je revis aussi le petit Thot et sa présence me réchauffa le cœur, et il me passa les bras au cou et me dit: «Papa», si bien que je fus ému de sa bonne mémoire. Merit me dit que sa mère était morte et qu'elle l'avait pris avec elle, parce qu'elle l'avait porté à la circoncision et s'était ainsi engagée selon la tradition à veiller à son éducation, au cas où ses parents ne pourraient s'en charger. Thot était vite devenu le favori des clients de la «Queue de Crocodile» qui lui apportaient des cadeaux et des jouets pour faire plaisir à Merit. Pendant mon séjour à Thèbes, je pris Thot chez moi, ce qui causa un vif plaisir à Muti, et en l'entendant jouer sous le sycomore ou en le regardant se disputer avec les gamins de la rue, je me rappelais mes années d'enfance à Thèbes et je l'enviais. Il se plut tellement chez moi qu'il y passa même la nuit, et pour m'amuser je lui donnais des leçons, bien qu'il fût encore trop jeune pour étudier. Ayant constaté qu'il était intelligent et qu'il apprenait facilement les images et les signes, je décidai de le mettre dans la meilleure école de Thèbes, avec les enfants des nobles, ce qui réjouit grandement Merit. Et Muti ne se lassait pas de lui cuire des friandises au miel et de lui conter des légendes, car elle était parvenue à ses fins, puisqu'elle avait à la maison un enfant sans mère pour la déranger et pour lui lancer de l'eau chaude dans les jambes, comme le font les femmes après s'être disputées avec leur mari.

Ainsi, j'aurais pu être heureux, mais à Thèbes l'excitation était grande et je ne pouvais y échapper. Il ne se passait pas de jour sans bagarre dans les rues et sur les places, et les gens se blessaient et se fendaient le crâne en discutant d'Amon et d'Aton. Les gardiens et les juges ne chômaient pas, et chaque semaine on amenait au port des hommes et des femmes ligotés pour les expédier aux mines ou dans les champs du pharaon, après les avoir arrachés à leur famille. Mais ces condamnés ne partaient pas comme des coupables, la foule les acclamait et leur jetait des fleurs, et ils disaient en levant leurs mains liées:

– Nous reviendrons bientôt. Et d'autres ajoutaient:

– Nous reviendrons et nous goûterons le sang d'Aton.

Les gardiens n'osaient intervenir à cause de la foule.

La discorde régnait à Thèbes, et le fils quittait son père et la femme son mari à cause d'Aton. Alors que les serviteurs d'Aton portaient une croix sur leurs vêtements ou au cou, les fidèles d'Amon avaient une corne pour symbole et ils la portaient bien visible et personne ne pouvait les en empêcher, car de tout temps la corne avait été un ornement licite. J'ignore pourquoi ils avaient choisi ce symbole, c'est peut-être qu'il se rattachait à l'un des nombreux noms d'Amon. Quoi qu'il en soit, les porteurs de cornes renversaient les paniers des marchands de poisson et cassaient les vitres des fenêtres en criant:

– Nous tapons de la corne, nous crèverons Aton avec les cornes.

Mais les serviteurs d'Aton commencèrent à porter des poignards ornés de croix sous leur pagne, et ils se défendirent en criant:

– En vérité, notre croix est plus tranchante que votre corne et avec nos croix de vie nous vous donnerons la vie éternelle.

C'est ainsi que les meurtres et les agressions se multiplièrent rapidement dans toute la ville.

Je fus surpris de constater combien l'influence d'Aton avait grandi à Thèbes depuis une année. C'est que beaucoup de colons qui s'étaient réfugiés en ville après avoir tout perdu s'étaient mis à accuser les prêtres d'empoisonner leur blé et les nobles d'obstruer leurs canaux et de piétiner leurs champs, et ils s'étaient ralliés à Aton. D'autre part, beaucoup de jeunes s'étaient passionnés pour la doctrine nouvelle, par réaction contre la génération précédente. De même, les esclaves et les débardeurs du port se disaient:

– Notre mesure a diminué de moitié et nous n'avons plus rien à perdre. Devant Aton il n'y a plus de maîtres et d'esclaves, de patrons et de serviteurs, mais à Amon nous devons payer pour tout.

Mais les plus ardents partisans d'Aton étaient les voleurs, les pilleurs de tombeaux et les dénonciateurs qui s'étaient enrichis et qui redoutaient la vengeance. Et aussi tous ceux qui profitaient d'Aton ou qui voulaient conserver la faveur du pharaon. Quant aux gens respectables et paisibles, ils finirent par se lasser de tout et ne crurent plus aux dieux, mais ils se lamentaient tristement:

– Amon ou Aton, peu importe. Nous désirons seulement travailler en paix, pour gagner notre vie, mais on nous tiraille d'un côté et de l'autre, si bien que nous ne savons plus que croire.

C'est qu'à cette époque les plus malheureux étaient ceux qui voulaient garder les yeux ouverts et laisser à chacun sa foi. On les assaillait de toute part, on les brimait et on les critiquait, on les traitait de lâches ou d'indifférents, de benêts ou de renégats, si bien que pour finir ils prenaient la croix ou la corne, selon ce qu'ils jugeaient leur être le moins pernicieux.

Et ainsi on en vint à ce que les croix buvaient dans leurs propres cabarets et les cornes dans les leurs, et les filles de joie qui exerçaient leur métier au pied des murailles sortaient la croix ou la corne selon les exigences du client. Et chaque soir, les cornes et les croix sortaient ivres des cabarets et parcouraient les rues en brisant les lampes et en éteignant les torches, et ils heurtaient aux volets des maisons et blessaient leurs adversaires, si bien que je ne saurais dire lesquels étaient pires, des cornes ou des croix, et je les détestais tous les deux.

La «Queue de Crocodile» avait aussi dû choisir son signe, bien que Kaptah eût préféré s'abstenir de prendre parti pour prélever son tribut sur les deux camps. Mais cela ne dépendait plus de lui, et chaque nuit on dessinait une croix sur les murs du cabaret, avec des dessins obscènes. C'était très naturel, car les blatiers détestaient Kaptah qui les avait appauvris en distribuant des semences aux colons, et peu importait qu'il eût inscrit le cabaret au nom de Merit dans le registre des impôts. On prétendait aussi que des prêtres d'Amon avaient été maltraités dans sa taverne. Les clients habituels étaient surtout des individus louches qui n'avaient pas regardé aux moyens de s'enrichir, et les chefs des pillards de tombeaux aimaient à y siroter des queues de crocodile en vendant leur butin dans les chambres de derrière. Tous ces gens avaient adhéré à Aton, parce qu'il les enrichissait, et les pillards déclaraient même qu'ils pénétraient dans les tombes seulement pour y effacer le nom maudit d'Amon.

Je ne tardai pas à remarquer que peu de malades venaient me trouver et que dans mon quartier les gens m'évitaient ou fuyaient mon regard. Quand ils me croisaient dans un endroit solitaire, ils me disaient:

– Nous n'avons rien contre toi, Sinouhé, et nos femmes et nos enfants sont malades, mais nous n'osons pas recourir à ton art, parce que ta cour est maudite et que nous ne voulons pas nous attirer des ennuis.

Et ils disaient encore:

– Nous ne craignons pas la malédiction, car nous sommes las des dieux et de leurs querelles et nous ne savons plus si nous vivons ou si nous sommes morts, tant notre mesure est maigre. Mais nous craignons les cornes, car ils cassent les portes de nos maisons et battent nos enfants pendant que nous sommes au travail. Tu sais bien que tu as trop parlé d'Aton et tu portes cette malheureuse croix à ton collet.

Mais les esclaves et les portefaix continuaient à venir se soigner chez moi, et ils me questionnaient prudemment:

– Est-ce vrai que cet Aton, que nous ne comprenons pas, parce qu'il n'a pas d'image, ne fait pas de différence entre les riches et les pauvres? Nous voudrions bien reposer sous des baldaquins et boire du vin dans des coupes d'or et avoir des gens qui travaillent pour nous. Il y eut un temps où les riches trimaient dans les mines et où leurs femmes mendiaient aux carrefours, et ceux qui ne possédaient rien trempaient leur pain dans le vin et dormaient dans des lits dorés. Pourquoi ce temps ne reviendrait-il pas, si Aton le voulait?

J'essayais de leur expliquer qu'un homme peut être esclave et pourtant se sentir libre. Mais ils riaient narquoisement et disaient:

– Si tu avais reçu des coups de canne sur le dos, tu ne parlerais pas ainsi. Mais nous t'aimons parce que tu es bon et simple et que tu nous soignes sans exiger de cadeau. C'est pourquoi, quand les troubles commenceront, viens au port et nous te cacherons. Car ce temps arrivera bientôt.

Mais personne n'osa m'inquiéter, parce que j'étais médecin royal et que tous mes voisins me connaissaient. C'est pourquoi on ne dessinait pas de croix ni d'obscénités sur ma maison. Tel était encore le respect populaire pour ceux qui portaient l'insigne royal.

Or un jour le petit Thot rentra à la maison couvert de contusions, il saignait du nez et avait une dent cassée. Muti pleura en le lavant, puis elle prit son battoir et sortit en disant:

– Amon ou Aton, les gosses du tisserand le payeront.

Bientôt des cris de douleur retentirent dans la rue, et nous vîmes comment Muti rossait les cinq fils du tisserand et s'attaquait même à leur mère et à leur père. Puis elle rentra toute bouillonnante de colère, et c'est en vain que je lui expliquai que la haine sème la haine. Mais plus tard elle se calma et alla porter des gâteaux au miel au tisserand et fit la paix avec lui et sa femme.

Dès lors, la famille du tisserand éprouva un vif respect pour Muti et ses fils devinrent les meilleurs amis de Thot et chipaient des friandises dans la cuisine, et ils allaient ensemble jouer dans la rue et se battre avec les autres enfants, sans s'inquiéter des croix et des cornes.

Mon séjour à Thèbes se prolongeait, et je dus une fois aller au palais doré, sur l'ordre du pharaon, bien que je redoutasse d'y rencontrer Mehunefer. Je m'y glissai comme un lièvre qui fuit d'un buisson à l'autre par peur de l'aigle ravisseur. J'y vis Aï, le porteur du sceptre, il était très sombre et inquiet et il me parla avec franchise:

– Sinouhé, des troubles éclatent partout, et je crains que demain ne soit pire qu'aujourd'hui. Essaye de ramener le pharaon à la raison, si tu le peux, et si c'est impossible, administre-lui des stupéfiants pour qu'il reste dans l'hébétude, car ses ordres sont de plus en plus insensés et je crois qu'il en ignore la portée. En vérité le pouvoir est amer et ce maudit Horemheb intrigue contre moi et retient à Memphis les cargaisons de blé que j'envoie en Syrie pour obtenir de l'or. L'autorité chancelle, car le pharaon a interdit la peine de mort et aucun criminel ne peut plus être fouetté. Comment pense-t-il assurer le respect des lois, quand le voleur n'a plus la main coupée pour servir d'exemple? Et comment maintenir le respect pour des lois qui changent sans cesse selon les caprices du pharaon?

Il s'assombrit et leva le bras en disant:

– Si seulement j'étais resté tranquillement prêtre à Héliopolis! Mais cette maudite femme m'a amené ici et m'a communiqué sa soif du pouvoir, si bien que je ne suis plus libre et même dans mes rêves son âme m'est apparue à maintes reprises. Non, Sinouhé, quiconque a goûté du pouvoir en veut toujours davantage, et cette passion est la plus terrible de toutes, mais elle donne aussi la plus haute jouissance possible. Certes, si je détenais le pouvoir en Egypte, je saurais bien apaiser le peuple et ramener l'ordre, et l'autorité du pharaon serait plus grande que jamais en face d'un Amon et d'un Aton rivaux. Mais il faudrait faire d'Aton une image que le peuple puisse adorer.

Je lui demandai de nouveau s'il avait déjà choisi le successeur du pharaon Akhenaton, et il leva le bras pour protester et dit:

– Je ne suis pas un traître, tu le sais, et si je discute avec les prêtres, c'est pour son bien et pour sauver son pouvoir. Mais un homme prudent a plusieurs flèches dans son carquois. Et je me permets de te rappeler en passant que je suis le père de la reine Nefertiti et qu'ainsi mon sang s'est allié à la famille royale. Je te dis cela pour ta gouverne. C'est que je sais que tu es fort lié avec ce vaniteux et encombrant Horemheb, mais il est assis sur des pointes de lances et c'est un siège assez incommode d'où l'on peut choir et se fracasser la tête. Seul le sang des pharaons unit les royaumes, et ce sang doit se transmettre de siècle en siècle, mais il peut régner aussi par les femmes, si le pharaon n'a pas d'héritier.

Ces paroles me remplirent de stupéfaction et je dis:

– Crois-tu vraiment que Horemheb, mon ami Horemheb, cherche à accaparer la double couronne? C'est une idée folle, tu sais bien qu'il est né avec du fumier entre les orteils et qu'il est arrivé à la cour dans la tunique grise du pauvre.

Mais Aï me scruta de ses yeux enfoncés dans le visage sombre, sous des sourcils épais, et il me dit:

– Qui peut lire dans le cœur des hommes? L'ambition est la plus grande passion, mais si Horemheb vise si haut, je l'abattrai rapidement.

Je passai dans le gynécée saluer la princesse de Babylone qui avait cassé une cruche avec le pharaon Akhenaton, car Nefertiti l'avait immédiatement envoyée à Thèbes. C'était une belle jeune fille, qui avait déjà appris l'égyptien qu'elle parlait d'une manière vraiment amusante. Bien qu'elle fût fort fâchée que le pharaon n'eût pas rempli son devoir envers elle, elle était contente à Thèbes et s'y plaisait mieux qu'à Babylone. Elle me dit:

– Je ne savais pas que la femme pouvait être aussi libre qu'elle l'est en Egypte. Je n'ai pas besoin de me voiler le visage devant les hommes, et je peux adresser la parole à qui je veux, et je n'ai qu'à donner un ordre et on me conduit à Thèbes et je suis la bienvenue dans les banquets des nobles, et personne ne me juge mal si je permets à de beaux hommes de me prendre par le cou et de me toucher la joue de leurs lèvres. Mais je voudrais bien que le pharaon remplisse son devoir envers moi, pour que je sois encore plus libre et puisse me divertir avec qui je voudrais, car à ce que j'ai compris, c'est la coutume en Egypte que chacun se divertisse avec qui lui plaît, à condition qu'on n'en sache rien. Crois-tu que le pharaon m'appellera bientôt, car c'est très ennuyeux de rester vierge, alors que la cruche est cassée depuis longtemps.

J'oubliai que j'étais médecin et je la regardai en homme et je pus lui assurer qu'elle n'avait aucun défaut et que la plupart des hommes préfèrent un tapis moelleux à un dur. Mais je lui conseillai cependant de renoncer aux sucreries et à la crème, parce que le pharaon et l'épouse royale étaient maigres et que les convenances exigeaient que les dames de la cour le fussent aussi, et du reste la mode s'en inspirait. Mais elle ajouta:

– J'ai sous le sein gauche une petite marque, comme tu le vois. Elle est si petite qu'on la remarque à peine, et il faut t'approcher pour l'examiner mieux. Malgré sa petitesse, elle me gêne beaucoup, et je voudrais que tu l'opères. Des dames qui ont été à la Cité de l'Horizon m'ont dit que tu manies habilement le bistouri et que tu sais rendre l'opération aussi agréable pour la malade que pour toi.

Sa poitrine juvénile était vraiment superbe et méritait d'être vue, mais je constatai que la princesse avait déjà été saisie par la passion de Thèbes et je n'avais aucun désir de briser les cachets des jarres du pharaon. C'est pourquoi je lui dis que malheureusement je n'avais pas mes instruments avec moi, et je sortis rapidement.

J'étais resté à Thèbes tout le printemps, et l'été approchait, avec la chaleur et les mouches, mais je ne songeais pas à quitter la ville. Pour finir, le pharaon Akhenaton me réclama, parce que ses maux de tête avaient empiré, et je ne pus plus différer mon départ. C'est pourquoi je pris congé de Kaptah qui me dit:

– O mon maître, j'ai acheté pour toi tout le blé disponible, et il est entreposé dans plusieurs villes, et j'ai aussi caché du blé, car un homme prudent reste sur ses gardes en prévision de tout ce qui peut arriver, comme par exemple si on séquestrait le blé en cas de famine pour le vendre aux pauvres, et le fisc empocherait tout le bénéfice, ce qui serait profondément injuste et contraire aux usages. Mais je crois que les événements vont se précipiter, car on vient d'interdire l'envoi de cruches vides en Syrie, si bien qu'il faut les charger en cachette, ce qui diminue mon bénéfice. On a aussi défendu d'exporter du blé en Syrie, mais c'est un ordre naturel et compréhensible, qui cependant vient trop tard, car on ne trouverait plus dans toute l'Egypte un grain à acheter pour la Syrie. Cette dernière interdiction est raisonnable, ce qui n'est pas le cas pour les cruches vides. Il est vrai qu'on peut toujours tourner la loi en remplissant les cruches d'eau, si bien qu'elles ne sont pas vides, et les percepteurs n'ont pas encore mis un droit d'exportation sur l'eau, mais ils en sont fort capables.

Je fis mes adieux à Merit et au petit Thot, car malheureusement je ne pouvais les emmener avec moi, le pharaon m'ayant ordonné de rentrer en toute hâte. Mais je dis à Merit:

– Rejoins-moi avec le petit Thot, et nous passerons ensemble des jours heureux dans la Cité de l'Horizon.

Merit dit:

– Prends une fleur du désert et plante-la dans un sol gras et arrose-la chaque jour, elle se flétrira et mourra. Il en irait ainsi de moi dans la Cité de l'Horizon, et ton amitié pour moi se fanerait et périrait, car les femmes de la cour te signaleraient tout ce qui me sépare d'elles, et je crois connaître bien les femmes et aussi les hommes. En outre, il n'est pas conforme à ton rang d'avoir chez toi une femme née dans un cabaret et dont les hommes ivres ont palpé les flancs au cours des années. Je lui dis:

– Merit, ma chérie, je reviendrai dès que je pourrai, car j'ai faim et soif dès que je suis loin de toi. Peut-être que je reviendrai pour ne jamais repartir.

Mais elle dit:

– Tu ne parles pas selon ton cœur, Sinouhé, car je te connais assez pour savoir que tu n'abandonneras pas le pharaon au moment où tant de nobles le quittent. Tu ne l'abandonneras pas dans les mauvais jours. Tel est ton cœur, Sinouhé, et c'est peut-être la raison pour laquelle je suis ton amie.

Ces paroles me révoltèrent et ma gorge se serra en pensant que je la perdrais peut-être. C'est pourquoi je lui dis:

– Merit, l'Egypte n'est pas le seul pays du monde. Je suis las des querelles des dieux et de la folie du pharaon. Fuyons donc ensemble très loin, nous trois, sans nous soucier du lendemain.

Mais elle sourit tristement et son regard s'assombrit en me parlant:

– Tes paroles sont vaines, et tu sais fort bien que ton mensonge m'est agréable, parce qu'il me prouve que tu m'aimes. Mais je ne crois pas que tu pourrais vivre heureux ailleurs qu'en Egypte, et moi je ne peux être heureuse qu'à Thèbes. Non, Sinouhé, quand je serai vieille et ridée et grasse, tu me délaisseras et tu me détesteras pour tout ce que tu auras fait à cause de moi. C'est pourquoi je préférerais renoncer à toi.

– Tu es pour moi le foyer et la patrie, Merit, lui dis-je. Tu es le pain dans ma main et le vin dans ma bouche, et tu le sais. Tu es la seule femme au monde avec laquelle je ne suis pas solitaire, c'est pourquoi je t'aime.

– Oui, c'est vrai, dit-elle avec un peu d'amertume. Je ne suis vraiment que la couverture de ta solitude, en attendant d'être un tapis usé. Mais c'est bien ainsi. C'est pourquoi je ne te dirai pas le secret qui me ronge le cœur et que tu devrais peut-être connaître. Mais c'est pour toi que je le garde caché, Sinouhé, et pas pour moi.

Ainsi, elle ne me révéla point son secret, car elle était plus fière que moi et peut-être plus solitaire que moi, bien que je ne l'aie pas compris alors, car au fond je pensais surtout à moi. Je crois que tous les hommes sont ainsi en amour, mais ce n'est pas une excuse.

Peu après je quittai Thèbes et regagnai la Cité de l'Horizon, et depuis ce moment je n'ai que de tristes choses à raconter. C'est pourquoi je me suis étendu si longuement sur mon séjour à Thèbes, bien qu'il ne s'y soit rien passé de bien remarquable, mais je l'ai évoqué pour moi.

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