CHAPITRE VI

Petrus Lindson avait des problèmes de beauté virile. Longtemps il avait cru que la barbe lui donnait un air distingué et que les cheveux coiffés à l’afro le faisaient passer pour un type sympathique ayant des opinions gauchistes. Mais il avait fini par raser sa barbe et il se rendit chez un coiffeur pour faire couper ses cheveux à quelques centimètres de son crâne. Son visage devenait encore plus rond ainsi mais avec des lunettes noires il pourrait corriger ce défaut. De plus il cacherait aussi son strabisme divergent.

En sortant de chez le coiffeur il alla acheter des cigarettes, s’offrit une vodka-orange dans un bar malgré l’heure matinale. Puis il remonta dans sa voiture, une Chrysler jaune de l’année et roula lentement dans les avenues du ghetto. Il ne voyait pas les groupes de chômeurs assis sur les trottoirs, à l’ombre des tentes de magasin. Des yeux luisants d’envie le suivaient mais il n’y prêtait pas attention. Parfois il ralentissait lorsqu’il apercevait quelques prostituées, pourvu qu’elles soient très jeunes et en mini-jupe. Mais elles étaient encore rares à cette heure matinale.

Il arrêta sa voiture, descendit et pénétra dans l’immeuble en partie brûlé en 1965. Il se souvenait très bien comment le feu avait pris. Il y était même pour quelque chose. Des gardes nationaux le poursuivaient lui et quelques autres et ils avaient balancé plusieurs cocktails Molotov pour ralentir leurs poursuivants. Comme les pompiers usaient plutôt leur eau contre les manifestants que pour éteindre les foyers, l’immeuble avait bien failli y passer.

Etonné que la porte lui résiste, il frappa sans ménagement et Billie Ganaway vint lui ouvrir.

— Ah ! c’est toi, fit-elle déçue.

— Tu attendais quelqu’un d’autre ? fit-il narquois.

— Une voisine qui doit venir chercher les gosses pour les garder. Moi, je travaille maintenant.

— Depuis peu puisque je suis venu la semaine dernière. Et que fais-tu ?

— Je suis barmaid dans un club. A Santa Monica.

Il siffla d’admiration.

— Non, tu marnes pour les Blancs ?

— Pour cent vingt dollars par semaine plus les pourboires je suis prête à marner pour n’importe qui, dit-elle en lui tournant le dos. Il faut que j’aille me préparer.

Elle portait une robe de chambre rouge assez courte et certainement rien dessous. Petrus s’enflammait très vite surtout après une nuit solitaire. Il la rattrapa et la ceintura. Elle sentit ses mains sur ses seins aigus, soupira :

— Ecoute, fiche-moi la paix, la voisine ne va pas tarder et…

— Allons, Billie, tu sais ce que tu me dois, hein ? On t’a rendu les gosses, en bonne santé. Mais tu sais que ce n’est pas fini et que si jamais tu parles… Il te faut un protecteur dans ce coup-là et tu peux compter sur moi.

Collant toujours son ventre contre ses reins, il écartait la robe de chambre sur sa poitrine, malaxait celle-ci entre ses gros doigts comme s’il voulait la broyer.

— Tu me fais mal, gémit-elle essayant d’être : furieuse mais ressentant un trouble grandissant parce qu’il se collait de façon éhontée à sa croupe. Tu vas me retarder.

— Non. Ecarte seulement les jambes et tu verras.

Il avait glissé une main impatiente dans la fourche encore fermée, la fouillait avec brutalité. Elle finit par lui obéir. Il s’était déjà dégrafé et la posséda d’un coup sans autre ménagement. Elle mordit ses lèvres pour ne pas gémir de douleur mais se cambra de façon impudique tandis qu’il la besognait. Presque tout de suite sans se soucier de lui faire partager son plaisir il se répandit en elle, l’abandonna pour se reboutonner.

Une femme venait d’entrer dans la pièce et les regardait les yeux ronds. Petrus pensa non sans fierté qu’elle l’avait vu opérer et même qu’elle avait dû apercevoir son sexe lorsqu’il avait mis de l’ordre dans ses vêtements. Il cligna de l’œil mais elle haussa les épaules et se dirigea vers la chambre des gosses.

— Bonjour, Mona, fit Billie embarrassée.

Elle disparut avec elle dans la chambre tandis que Petrus fureta dans la cuisine. Il vida un fond de café dans une tasse, le but ainsi, prit un beignet au miel qu’il trouva un peu rassis. Puis il se lava les mains.

Mona sortait, un gosse à chaque main. Elle jouait les offensées mais ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil vers la silhouette du Noir dans le réduit de la cuisine. Petrus sourit avec fatuité, certain qu’elle était troublée.

— Tu n’aurais pas dû, s’emporta Billie lorsqu’ils furent seuls. Elle est très prude. Maintenant je suis compromise à ses yeux. Si tu avais vu la gueule qu’elle me faisait tandis que nous habillions les enfants.

— T’en fais pas, elle en mourait d’envie, elle aussi, d’en tâter. Si tu avais vu ses yeux sur mon ventre, tiens.

— Tu te crois irrésistible, fit-elle avec : dédain. Tu me violes à moitié chaque fois que tu viens sans te soucier de savoir si ça me plaît ou si ça me donne du plaisir, et puis on ne te revoit pas de huit ou quinze jours. Tant mieux d’ailleurs. Mais il faut croire que tu ne trouves pas tellement de filles à qui proposer la chose.

Petrus devint gris de rage et s’approcha d’elle lentement, louchant terriblement comme chaque fois qu’il éprouvait une émotion violente.

Billie le toisa sans la moindre crainte.

— Tu vas aussi me frapper ? Il ne te manquerait plus que ça.

— Tu n’es qu’une truie. Tout le monde couche avec toi, pourquoi pas moi ? C’est comme se laver les mains avec toi.

Elle haussa les épaules, disparut dans la chambre. Il hésita puis entra à son tour. Juste comme elle enfilait une robe jaune très courte.

— Tu ne mets rien dessous, salope ?

— Ça te gêne ?

Il ricana bêtement. Ainsi elle devenait agaçante au possible. On avait envie de se jeter sur elle, de la broyer entre ses mains. Pas tellement belle, mais terriblement érotique.

— Quel est le nom de ta boîte ?

— Pourquoi ?

— Je pourrais t’y rendre une visite.

— Elle est interdite aux Noirs.

— C’est le comble. Mais pas aux Noires à ce que je vois. Barmaid ? Mon œil, oui ! Entraîneuse au bouchon ? Il y a des chambres, je parie.

— Parie ce que tu veux mais fous-moi la paix. A part coucher avec moi, tu voulais autre chose ?

— Oui, fit-il en grimaçant, te rappeler notre petit accord. Continue à la fermer et tout ira bien pour toi et tes gosses. On te les a rendus, hein ? Nous avons été gentils ? Ça ne veut pas dire que la prochaine fois ce sera la même chose.

— Quelle prochaine fois ? murmura-t-elle tremblante.

— La fois tu auras la langue trop longue. Si jamais ça t’arrivait on commencerait par couper celle de la petite fille. Souviens-t’en toujours et tout ira bien pour toi.

Elle le fixait avec une telle intensité qu’il voulut atténuer la menace de ses paroles. On ne savait jamais avec ce genre de fille. Elle aimait ses enfants jusqu’à la passion et mieux valait ne pas la pousser à bout.

— Mais ne crois pas que ce sera pour toujours. On te demande de faire attention quelque temps. Disons jusqu’en janvier, février. Ensuite pas question que tu ailles raconter sur les toits ce que tu sais mais enfin on ne t’embêtera plus.

Il s’inclina ironiquement, tourna les talons de ses souliers bien cirés et quitta la chambre. Billie se demanda pourquoi au début de l’année suivante elle ne serait plus en danger.

Petrus était si infatué de lui-même que, lorsqu’il montait dans sa belle voiture, il croyait que des dizaines d’yeux se braquaient sur lui pour l’admirer. Voilà ce qu’il voulait provoquer, de l’admiration. L’envie lui plaisait moins, l’inquiétait même. Avec tous ces chômeurs, ces « unemployed », il n’était pas tranquille. Y avait-il parmi eux des émeutiers de 1965 qui pouvaient le reconnaître et venir lui demander des comptes ? Il ne le pensait pas. A cette époque il était moins gros, habillé de loques et n’avait pas de voiture.

Il s’installa au volant sans trop regarder les hommes assis non loin de là, eut un regard pour le rétroviseur avant de démarrer. Il ne prêta aucune attention à la Volkswagen qui s’écartait en même temps du trottoir et roulait derrière lui. Elle était conduite par une grosse femme aux cheveux blancs, au teint très sombre. Certainement une métisse. D’ailleurs elle n’attirait pas l’attention dans le quartier noir.

En fin de compte Petrus était satisfait de sa matinée. Il avait soulagé sa fringale sexuelle, pourrait attendre le soir pour trouver une fille. Au moins cinq dollars d’économisés, dix même, car il ne choisissait pas n’importe qui.

A tout hasard il décida d’aller à cette clinique de Santa Monica où il avait rencontré Stewe Score. Un rire silencieux agita ses épaules robustes. Quel drôle de façon de gagner sa vie ! Il en avait entendu parler comme tout le monde mais n’avait jamais rencontré un de ces « donneurs » avant qu’on ne le dirige vers Score. Dans le fond il n’aurait pas détesté en faire autant à la condition qu’une jolie fille l’aide gentiment. Il s’était renseigné sur la clinique. Elle appointait une dizaine de donneurs et la plupart acceptaient la compagnie d’une des infirmières ou d’une hôtesse. Il ne comprenait pas Score et ses scrupules, pensait que l’homme était un vicieux.

Derrière lui, dans la Volkswagen, la Mamma s’efforçait de ne pas perdre sa voiture de vue. Elle suivait le Noir depuis la veille au soir dans cette partie de la ville de Los Angeles uniquement habitée par des Noirs. Par chance elle avait déjà un teint assez sombre mais par prudence elle utilisait une huile teintée pour accentuer cette couleur de peau. Elle pouvait facilement passer pour une métisse et d’ailleurs jusque-là elle n’avait eu aucun ennui.

La veille elle s’était rendue à l’adresse de Petrus Lindson et avait attendu. L’homme n’était rentré chez lui que vers minuit, la démarche hésitante. Il logeait dans une sorte de pension de famille et elle avait pu obtenir une chambre pour trois dollars. Elle avait dormi un peu mais dès 8 heures elle attendait dehors dans la VW. Petrus n’avait fait surface qu’un peu avant 9 heures pour aller se faire couper les cheveux. Lorsqu’il était sorti de chez le coiffeur elle avait failli ne pas le reconnaître. Heureusement qu’il y avait la Chrysler de couleur jaune dans laquelle il s’était installé. Elle avait noté l’adresse où il s’était rendu, un immeuble à moitié ruiné et brûlé dans le coin le plus misérable de Watts.

Maintenant elle avait l’impression qu’ils roulaient vers la mer. Elle était déjà venue à Los Angeles mais ne connaissait pas tellement la ville. Bientôt ils atteignirent Santa Monica, les avenues bordées de villas extraordinaires.

Petrus Lindson tourna brusquement à gauche pour pénétrer dans une propriété magnifique, suivant une allée dallée qui s’enfonçait dans un parc très arboré. Cesca Pepini n’eut que la ressource de stationner un peu plus loin en pleine interdiction pour venir jeter un coup d’œil à la plaque. Une clinique privée ? Voilà qui était curieux. Elle ne pensait pas que les Noirs y fussent admis. Alors que venait y faire un Petrus Lindson ?

Elle retourna à sa voiture avant qu’un patrolman ne vienne lui donner un procès-verbal, chercha longuement un endroit pour stationner, finit par trouver un parking payant et dut revenir à pied vers la luxueuse clinique. D’un seul coup d’œil elle s’assura de la présence de la Chrysler jaune, mais à cette distance elle ne voyait que la tache claire de la voiture sous les arbres. Elle s’éloigna paisiblement.

Décidément, pensait Petrus, il avait beaucoup de chance ce jour-là. En effet il venait de reconnaître la Ford bleue de Stewe Score dans le parking. L’homme était à l’intérieur des bâtiments en train de gagner ses deux cents dollars. Une image obscène se présenta devant ses yeux et il s’étouffa de rire, dut allumer une cigarette pour se calmer. Il n’avait plus qu’à attendre son retour.

Score sortit une demi-heure plus tard très satisfait. Il venait de toucher trois cents dollars car la « receveuse » avait voulu voir les photographies du futur père de son enfant. La surprise avait été excellente. Le ménage avait fini par souscrire pour le ranchito Acapulco. Ils avaient versé le comptant exigé et payaient déjà les mensualités bien que n’occupant pas encore les lieux. En principe ils pourraient s’installer à l’automne ou au plus tard pour la Noël. Il imagina Noël dans leur nouvelle demeure. Le ranchito avait une belle cheminée dans le living dans laquelle il ferait installer de fausses bûches de bois par lesquelles passait le gaz servant à donner l’illusion d’un bon feu de chêne.

Et puis il aperçut la Chrysler jaune, la face ronde du Noir. Bien qu’ayant fait couper ses cheveux anciennement coiffés à l’afro et portant des lunettes noires il était parfaitement reconnaissable. Ce type le harcelait. Il le rencontrait plusieurs fois par mois et chaque fois c’étaient les mêmes menaces doucereuses.

Petrus descendit sa vitre et l’interpella :

— Hello, Score ?

A contrecœur il s’approcha. Il avait parfois envie de taper sur ce visage détesté. Pourtant il n’était pas du tout raciste. Mais le Noir lui devenait odieux.

— Alors, mon vieux, on vient de faire son beurre ?

Il s’esclaffa bruyamment, hoqueta :

— Sa crème, devrais-je dire.

Cette fois il se plia en deux mais voyant Score serrer les poings il craignit un scandale et redevint sérieux. Ce n’était pas le moment d’attirer l’attention sur eux.

— Vous fâchez pas, mon vieux, simple plaisanterie.

— Je n’aime pas ce genre-là, dit Score les dents serrées.

Petrus devint furieux :

— La ferme ! C’est moi qui commande ici et vous le savez bien. Je suis venu vous rappeler votre promesse. Vous avez reçu mille dollars cash. Vous devez la boucler.

— Vous répétez toujours pareil, dit Score excédé. Je ne parlerai jamais de cette histoire pas plus que de ce que je viens faire dans cette clinique deux fois par semaine.

— Ouais. Je vous le souhaite, mon vieux. Vous êtes heureux, hein ? Vous avez une jolie femme qui doit aimer faire l’amour. Je l’ai vue. Bien balancée avec de belles fesses comme j’aime. Alors tâchez de ne jamais oublier votre promesse et tout ira bien pour vous.

Sur ce, il démarra sèchement et se dirigea vers la sortie de l’établissement, laissant Stewe Score livide de fureur. Après quelques secondes de stupeur il se dirigea comme un robot vers sa voiture et se mit à rouler à son tour. Jamais il n’avait tant regretté d’avoir accepté cette proposition. Bien sûr il avait touché mille dollars qui l’avaient bien aidé mais ce sale type continuait à le harceler, le surveillant certainement pour voir s’il tenait parole. Il ne prenait pas ses menaces à la légère, avait conscience d’avoir participé à une affaire très dangereuse et terriblement importante. Il ignorait laquelle, les conditions de cet étrange « don de semence » s’étant effectuées dans un luxe de précautions incroyables.

Dans l’avenue la Mamma venait de voir sortir Petrus Lindson au volant de sa Chrysler jaune. Il n’avait pas prêté attention à elle. Il souriait méchamment comme s’il venait de jouer un bon tour à quelqu’un. Elle remonta l’allée dallée, se poussa pour laisser passer une Ford bleue à laquelle elle ne prêta aucune attention, pénétra dans la partie publique de la clinique.

L’hôtesse de la réception la regarda venir avec un léger soupçon dans ses yeux très maquillés. Elle aussi la prenait pour une métisse et devait se demander comment lui faire comprendre sans la vexer que les Noirs n’étaient pas admis.

— Bonjour, mademoiselle, dit la Mamma. Je suis enquêtrice pour une compagnie d’assurances. Connaissez-vous cet homme ?

Elle lui montra la photographie de Petrus Lindson et la jeune fille secoua la tête avec agacement :

— Pas du tout. Il n’appartient pas à la maison.

— Pourtant il sortait d’ici.

— Je ne crois pas qu’il ait fait visite à l’un de nos malades. Vous devriez demander au service des fournisseurs, en contournant le bâtiment.

— Merci, dit la Mamma en rangeant sa photo.

Sans difficulté, elle trouva le service des fournisseurs tout près des cuisines. Un bureaucrate, sec et méprisant, l’écouta en silence, n’eut pour le cliché qu’un regard méprisant :

— Je ne connais pas cet individu. Il ne fait pas partie de nos fournisseurs attitrés…

— Peut-être vient-il voir un membre du personnel ?

— Non, absolument pas. Je ne l’ai jamais vu dans le coin et nous n’employons pas de gens de couleur. La direction pratique une politique de hauts salaires qui nous permet d’embaucher uniquement des Blancs.

— C’est merveilleux, fit la Mamma sarcastique. Voilà une maison de haut standing, en effet.

Mais elle rengaina bien vite son animosité.

— Voyez-vous, je suis très ennuyée. Je voudrais quand même savoir ce qu’il vient faire ici. Cela pourrait vous être utile en définitive.

Le bureaucrate s’inquiéta :

— Il est suspect ? Ces nègres sont tous des voleurs et des assassins.

— Je ne puis rien vous dire mais si vous me permettiez de montrer cette photo au personnel, peut-être que quelqu’un se souviendrait de l’avoir vu ?

L’homme lui jeta un long regard. C’était une métisse et il ne comprenait pas comment elle pouvait travailler pour une importante compagnie d’assurances. Il finit cependant par se montrer conciliant. Si l’individu était louche mieux valait collaborer à sa mise hors d’état de nuire.

— Je peux le faire pour le personnel de bouche mais si aucun ne le reconnaît il faudra me laisser la photo pour que j’interroge le personnel d’entretien et au besoin le personnel soignant.

— Je vous remercie infiniment, dit-elle.

Pendant qu’il s’absentait elle s’assit et attendit. Elle avait furieusement envie d’allumer un de ses cigarillos habituels mais n’osait le faire. Pour la première fois elle se sentait vraiment dans la peau d’une coloured person et éprouvait des sentiments curieux. Elle était à la fois humiliée et inquiète.

Le bureaucrate revint avec une fille de : cuisine rousse qui riait d’un air ravi.

— Voici Mlle Sonia. Elle a déjà repéré votre individu.

— Oui, dit la fille rousse. Je l’ai vu plusieurs fois qui attendait dans une Chrysler jaune devant la porte principale, mais à l’intérieur du parc. Je crois qu’il vient régulièrement ici.

— Savez-vous qui il attend ?

— Non. Je ne faisais que passer chaque fois. Deux fois. Il a une façon de vous regarder, fit-elle en se tournant vers son chef. Il vous déshabille des yeux.

Elle pouffa :

— Il en louche encore plus.

— C’est exact, dit la Mamma, pour la voiture jaune et pour le strabisme divergent. Vous n’avez pas remarqué autre chose ?

— Non, sinon qu’il louchait sur moi, ajouta-t-elle en riant.

— Est-ce toujours un jour précis ?

— Non. Je ne crois pas. Je me souviens qu’une fois c’était un vendredi car j’étais allée téléphoner depuis la cabine voisine. Ici on ne peut appeler par l’inter, c’est interdit par le règlement. Tous les vendredis je téléphone à mon mari qui est chauffeur de camion pour savoir s’il est rentré. Il roule toute la semaine et je suis bien contente quand il rentre le vendredi matin. Nous habitons à cinquante miles d’ici…

— C'était toujours le matin ?

— Oui. Toujours approximativement à la même heure.

— Vous ne voyez pas autre chose ?

— Non, madame, plus rien.

La Mamma sortit un billet de cinq dollars. Elle les refusa d’abord puis finit par les prendre lorsque son chef détourna les yeux. Ce dernier se montra plus aimable lorsque Sonia fut sortie :

— Si vous pouvez me laisser sa photographie je la ferai circuler dans tout l’établissement. Peut-être pourrai-je obtenir des renseignements plus précis sur cet individu. Comment puis-je vous toucher ?

— Je suis en déplacement et je n’habite pas la région mais je peux moi-même vous téléphoner. Qui dois-je demander ?

— Monsieur Keller. Mais n’en faites rien avant demain matin car il me faudra bien tout ce temps-là pour obtenir un résultat. Notre personnel est très important. Pas loin d’une centaine de personnes.

Elle remercia encore et sortit. Lentement elle rejoignit sa voiture. Avait-elle bien fait ? Elle n’en savait encore rien. Bien sûr pendant ce temps Petrus Lindson avait peut-être des rendez-vous encore plus importants mais que venait-il faire dans cette clinique où la ségrégation était si stricte ? D’ailleurs elle se demandait bien pourquoi. Il était rare que les emplois subalternes ne soient pas tenus par des gens de couleur dans ce genre d’établissement.

En sortant elle nota soigneusement la raison sociale de la clinique. Elle se renseignerait sur son directeur, sur son fonctionnement, sur ses spécialités médicales.

Il ne lui restait plus qu’à rejoindre le quartier de Watts et d’attendre que Petrus Lindson paraisse à nouveau. Dans la soirée elle devait rencontrer son patron, le Commander Serge Kovask. Lui s’occupait plus particulièrement de Diana Jellis, surveillait tous ses déplacements avec soin.

Загрузка...