CHAPITRE XIII

Ces yeux qui roulaient dans la sclérotique jaunâtre, qui paraissaient indépendants de la volonté de Petrus Lindson auraient pu avoir quelque chose de comique dans leur désordre, mais la Mamma n’avait pas envie de rire. L’homme était frénétique, se dominait encore un peu mais bientôt sa force haineuse déferlerait comme un barrage qui cède et il n’aurait plus qu’un but, tuer, plonger ses mains dans le sang. Elle avait déjà ressenti une telle angoisse face à d’autres hommes, des blancs, des jaunes, des femmes également mais chaque fois c’était la même peur viscérale, ancestrale. Et dans cet instant Petrus redevenait un nègre pour elle, un primitif sans que la moindre sérénité vienne tempérer cette impression.

— La voilà, fit-il entre ses dents écarlates, la vieille femme, la soi-disant Métisse. J’arrive à temps, hein ? Elle foutait le camp ? Que voulait-elle ?

Il s’adressait à Billie sans même la regarder. Celle-ci dressée sur son lit les yeux exorbités, les lèvres tremblantes n’était pas capable de répondre. Sa gorge ne laissait passer qu’un filet d’air. Sa langue s’épaississait et lui emplissait toute la bouche.

Petrus écarta son blouson de daim et elles virent le Colt passé à sa ceinture.

— Que vient-elle faire ici ? répéta-t-il la voix tremblante de rage.

— Simplement voir Billie, dit la Mamma. Elle est malade et a besoin de soins et de compagnie.

— Et sa sœur elle est malade ? Que faites-vous dans ce quartier noir espèce de vieille ritale ? Vous fouinez pourquoi ? Qui vous envoie ? Qui vous paye ?

Pour lui on ne pouvait qu’être payé. Pour de l’argent on pouvait faire n’importe quoi. Il suffisait d’en recevoir le prix. Il se redressa, fit deux pas, referma la porte, tourna la clé et glissa celle-ci dans sa poche. La Mamma jeta un bref regard à la fenêtre qui diffusait très peu de jour. Certainement qu’elle donnait sur une petite cour par où elle ne pourrait fuir.

— Que vous a dit Billie ?

— Qu’elle avait la grippe et…

— Non, le reste. Elle vous a parlé. Vous êtes tout à fait le genre de personne à qui elle doit aimer se confier. Genre maternel et bonne maîtresse blanche. Elle aurait fait une bonne esclave Billie, ou une nounou. Surtout avec les nichons qu’elle a. Vous avez vu ses nichons, madame ? demanda-t-il poliment. Billie montre tes seins.

La fille regarda la Mamma puis Petrus. Et puis elle déboutonna lentement sa chemise de nuit, l’écarta sur sa poitrine.

— Vous voyez ? De quoi nourrir une portée de bons petits enfants à la peau blanche, aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Il n’y a pas si longtemps quand on engageait une nourrice noire la maîtresse de maison lui demandait à voir et à tâter les mamelles. Quand ce n’était pas le maître.

— C’est une époque révolue depuis longtemps, dit la Mamma contractée.

— Pas si longtemps. Il y a vingt ans dans le Sud, ça se pratiquait encore souvent. Alors, Billie tu as parlé à la dame. Tu lui as raconté tes petites histoires ?

Elle secouait la tête sans conviction.

— Nous n’avons parlé que de choses anodines, dit la Mamma.

— Bien sûr, bien sûr, dit Petrus. Comme des bonnes femmes, hein ?

Bien que sur ses gardes elle fut prise au dépourvu. Il sauta sur elle, lui coinça le cou dans la pliure de son coude. Le souffle coupé elle se débattit, oubliant son entraînement de karaté et de judo dans une incohérence de gestes. Il serra davantage et elle fut certaine qu’elle allait mourir étouffée.

— Billie, lève-toi. Trouve de quoi l’attacher. Avec de vieux bas ou de vieux collants. Vous, souffla-t-il dans les cheveux blancs de neige de la Mamma, si vous bougez je vous étrangle.

Elle resta immobile tandis que Billie lui attachait les chevilles et les poignets.

— Serre plus fort. Approche ce fauteuil en osier.

Il poussa la Mamma, la contempla avec une joie mauvaise.

— Je ne croyais pas vous trouver si vite. Il paraît que vous me cherchez. Il va falloir me dire pourquoi.

La Mamma se creusait l’esprit pour trouver une réponse satisfaisante mais la plus éloignée possible de la vérité. Sinon elle était perdue.

— Vous ne voudriez pas qu’il vous arrive un malheur ? Ou bien que je me venge sur Billie ?

Il eut un sourire dégoûté :

— Vous, je ne vous toucherai pas. La vieille viande, ça me dégoûte. Depuis que j’ai été le gigolo de vieilles peaux milliardaires qui voulaient à la fois de la jeunesse et du nègre. Non je ne vous toucherai pas. Je vous tuerai d’une balle dans le ventre. De plusieurs balles même. J’enfoncerai le canon de mon Colt dans votre vagin et je viderai le chargeur.

La terreur saisit la Mamma tout entière, hérissant sa chair, faisant dresser ses cheveux sur sa nuque.

— Mais auparavant je ferai du mal à Billie, beaucoup de mal. Et Billie se laissera faire. Pas vrai, Billie ?

La jeune femme se tenait debout, touchante dans sa chemise de nuit ouverte jusqu’au nombril. De temps en temps on apercevait les globes luisants et couleur pain brûlé de ses seins drus.

Petrus découvrit le sac de la Mamma. Comme il ne pouvait le lui enlever de l’épaule il alla chercher un couteau, trancha la courroie et l’ouvrit. Il en tira la liasse de billets, la feuilleta avec ravissement.

— Hé, cinq cents dollars ?

Il ignora différents objets, prit la boîte de cigarillos, en alluma un. Il tira dessus avec volupté. Puis il prit la petite bombe à gaz lacrymogène.

— On craint les agressions ? Il y a tellement de voyous dans ce quartier de Nègres, hein ?

— Je ne m’en sépare jamais, que je vienne à Watts ou dans les autres quartiers.

— A Beverly Hill aussi ?

— Je n’ai rien à faire dans ce quartier et ceux qui y habitent ne m’intéressent pas.

En même temps elle était soulagée qu’il dédaigne les autres gadgets moins spectaculaires, le vaporisateur à vitriol, le lance-poivre et surtout, dans le double-fond, l’automatique extra plat.

Il empocha la liasse de dollars, jeta le sac sur le sol et s’approcha de Billie. Celle-ci était collée sur place, comme un animal fasciné par un serpent. D’une poussée il la fit tomber sur le lit. La chemise remonta jusqu’au ventre découvrant ses cuisses et son sexe. Il s’assit à côté d’elle et regarda la Mamma dans les yeux.

— Belle fille, hein ?

La Mamma ne regardait pas vers le lit. Son regard passait même au-dessus des cheveux crépus de Petrus. Elle avait perdu sa teinte olivâtre, avait une peau grise. D’un coup elle venait de vieillir de dix ans.

— Regardez, madame. Regardez. Sinon c’est Billie qui va le regretter.

Elle dut poser les yeux sur le corps dénudé de la fille. Billie était potelée, mais ravissante. Toute sa chair sombre paraissait satinée.

— Comment vous appelez-vous, madame ?

— Cesca Pepini.

— D’où venez-vous ?

— Mais de cette ville.

— Vraiment ?

Il tira sur le cigarillo jusqu’à ce que le point rouge éclate et d’un coup le posa à l’intérieur tendre des cuisses. Billie fit un saut de carpe, tétanisée, formant un arc de tout son corps mais sans laisser échapper un cri.

— Brave Billie, pauvre Billie qui souffre en silence à cause de vous.

— J’habite New York en général, dit la Mamma incapable de supporter ce spectacle. Mais je suis en vacances sur la côte. J’ai connu Billie à la boîte où elle travaille. C’est tout.

— Vraiment, Billie ?

Celle-ci secoua la tête.

— Vous voyez, madame Pepini ? A cause de ce dernier mensonge je vais la brûler plus haut.

— Non ! crie la Mamma. C’est exact que je venais l’interroger. Je voulais des renseignements sur vous. On me paye pour cela.

— Qui vous paye ?

Elle eut une inspiration :

— Une compagnie d’assurances. Un pool de compagnie plutôt. Celles qui ont payé les dégâts en 1965. Ces gens-là savent que vous avez de l’argent et voudraient prouver que vous étiez l’un des instigateurs des incendies et pillages.

Petrus fut sur le point d’être convaincu. Il la regardait, le cigarillo pendant de ses lèvres, perplexe. Puis il prit une expression rusée.

— Qui dit que j’ai de l’argent ? Comment sait-on que j’en ai ?

— Je l’ignore.

Il enfonça le cigarillo entre les cuisses rondes, tout en haut. Billie ne put retenir un gémissement mais se mordit violemment pour ne pas hurler. Le faire serait exciter encore plus Petrus elle le savait. Le rendre fou furieux.

— Attendez, dit la Mamma. Si je vous dis la vérité la laisserez-vous tranquille ?

Petrus eut un sourire réticent. Il aimait faire souffrir cela se voyait. Son excitation génésique était telle que la Mamma en était gênée, écœurée. Tous ceux qui torturaient, tous les bourreaux n’étaient que des sadiques dans le fond. Il n’y avait jamais une parcelle de justification autre qu’une déviation perverse.

— Ça dépend. Essayez pour voir ?

— Je suis chargée de découvrir quelles relations vous entretenez avec Diana Jellis.

Cette fois elle avait réussi à fixer son attention. Il parut même surpris de cette franchise.

— Des relations ?

— Quel est votre rôle dans l’entourage de Diana Jellis. Vous faites des voyages à l’étranger et vous êtes présenté comme un livreur de fonds. On pense que vous vous rendez en Europe pour y prendre des capitaux que vous remettez ensuite à cette jeune femme. Nous cherchons à savoir qui vous les fournit et pour quel montant ?

— C.I.A. ?

Elle secoua la tête :

— Non.

Billie était toujours allongée sur le dos, le bas du corps dénudé et un sein hors de son décolleté. Elle haletait doucement, les yeux fermés, souffrant certainement des trois brûlures qu’il lui avait infligées. Surtout la dernière.

— Laissez-moi la soigner, dit la Mamma. Je connais un remède de bonne femme pour les brûlures. Il faut agir vite.

— Non, laissez-moi réfléchir. Si ce n’est pas la C.I.A., qui est-ce ?

— Je ne vous le dirai que lorsque je l’aurai soignée.

Mais c’était peu connaître Petrus. Il n’avait aucune raison de ménager ses prisonnières. Même si cette vieille femme travaillait pour le gouvernement. Il n’était qu’un asocial qui se moquait bien de la politique et d’un idéal. Il ne s’intéressait qu’à l’argent, la puissance, sa propre personne. Pas assez averti ni intelligent pour faire la part des choses il restait méfiant. Et puis il souhaitait poursuivre cet interrogatoire plus longtemps. Faire souffrir Billie sous le regard horrifié de cette vieille femme blanche le grisait. Chaque fois qu’il découvrait dans ce regard l’écho des douleurs éprouvées par Billie il frôlait l’orgasme. Il hocha la tête d’un air entendu et prétentieux :

— Je vois. Mais je ne vous fais pas confiance. Je vais continuer et vous parlerez quand même.

— Attendez. Vous pouvez gagner de l’argent si vous m’écoutez. Beaucoup d’argent.

Ce mot-là pouvait seul l’empêcher de poursuivre. Elle avait compris qu’il se complaisait à cette situation, qu’il se gonflait de vanité en bon mégalomane qu’il était. Jamais il n’avait agi normalement. Durant les émeutes il avait détenu un pouvoir exceptionnel et après de longues années d’effacement il venait de le recouvrer. Il ne lâcherait plus facilement.

— De l’argent ? fit-il. Combien ?

— Vous pouvez vendre vos renseignements un bon prix. Tout ce que vous savez sur Diana Jellis.

Il se mit à rire sans bruit. Elle faisait fausse route et ne le savait pas. C’était cocasse. Mais il voulait continuer à jouer au chat et à la souris, laisser en suspens sa menace. Se rendant compte que son cigarillo était éteint il le ralluma, fit le geste de porter ensuite la flamme de l’allumette sur la toison crépue de Billie mais au dernier moment il laissa tomber le bout de bois entre ses jambes. Il s’éteignit sur le plancher.

— Combien d’argent ?

— Dix mille dollars.

— C’est une somme, fit-il gravement.

Mais il riait sous cape. Elle ignorait que Simon Borney, du moins celui qui se faisait appeler ainsi, le payait fastueusement et qu’il n’irait pas le trahir pour dix mille dollars et même pas pour le double de cette somme.

— Mais vous les avez ?

— Je peux les trouver dans la journée. Vous laissez sortir Billie et je lui donne une adresse.

Puis elle regretta aussitôt son imprudence. A trop vouloir sauver la jeune femme elles venait de commettre une erreur impardonnable.

— Tiens, fit-il, vous enverriez Billie et elle reviendrait avec dix mille dollars ?

— Ce n’est pas si simple, essaya-t-elle de rattraper.

Il la menaça du doigt :

— Madame Pepini, c’est ce que vous avez voulu dire et maintenant vous essayez de vous rétracter.

Il tira avec délectation sur le cigarillo.

— Madame Pepini, vous allez me dire à quelle adresse vous comptiez envoyer Billie. Je serais heureux de vous l’entendre dire sinon je vais être malheureusement obligé de brûler cette pauvre Billie.

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