CHAPITRE V

Le loueur de bateaux lui avait conseillé un Ponant de fabrication française, lui désignant le dériveur couleur rouge qui attendait sur le sable de la plage.

— Vous verrez que vous en serez très satisfait. Le vent est juste ce qu’il faut pour que vous le manœuvriez seul. La météo est bonne. Vous pouvez en profiter largement.

Kovask loua le voilier pour la demi-journée, alla se changer dans l’une des cabines mises à la disposition des clients par le loueur de bateaux. Il ne garda qu’un slip de bains, un polo en cas de rafraîchissement soudain et retourna vers son bateau que l’on venait de pousser dans l’eau. Le préposé avait hissé la grand-voile et le foc en choquant les écoutes. Le tout battait joyeusement par vent de côté. Un peu goguenard le jeune garçon voulut assister au départ du client mais comprit tout de suite qu’il avait à faire à un barreur expérimenté. Rapidement le Ponant fila vent de côté, dérive basse. Le Commander régla ses écoutes avec soin et le bateau léger et rapide prit rapidement de la vitesse droit au large du golfe du Mexique.

Se retournant, Serge Kovask pouvait voir disparaître les maisons et les immeubles de Key West. Il pensa qu’il faisait entre six et huit nœuds, ce qui était assez extraordinaire, mais un courant devait ajouter quelques nœuds à sa vitesse initiale. Il navigua ainsi deux heures et lorsque la terre fut invisible il se fia au compas fixé au pied du mât pour suivre sa direction. Cela pendant encore une heure puis il affala toutes les voiles et s’installa confortablement. D’ailleurs le vent tombait au moment de midi.

Dans son sac-glacière il trouva un sandwich à la viande et des bouteilles d’eau. Son repas terminé il alluma une cigarette.

A 12 h 30, un bruit d’avion attira son attention et il aperçut le Canadair rouge qui venait dans sa direction. Il appartenait aux rangers-pompiers de Floride et servait à la lutte contre les incendies. Il effectua un premier passage puis un second à basse altitude avant de se poser à un demi-mile du petit voilier dans des gerbes irisées d’eau de mer.

Puis il s’immobilisa et Kovask vit le pilote sauter sur un des flotteurs pour jeter l’ancre. Alors seulement il saisit l’aviron au fond du voilier et se mit à godiller pour se rapprocher du Canadair. Lorsqu’il toucha le flotteur il sauta dessus pour amarrer son bateau. La porte de la carlingue était ouverte et il pouvait apercevoir à l’intérieur un gros homme habillé de blanc, portant un énorme chapeau de cow-boy, un Stetson de couleur blanche également. Il agita sa grosse main qui tenait un Monte-Christo spécial. Plus que jamais il ressemblait à Winston Churchill.

— Bonjour, Commander. Je suis heureux de vous voir ici en pleine mer. Je vous présente le chef-pilote Hardley… Lieutenant des rangers. Il a bien voulu participer à ce petit scénario.

Le pilote salua puis disparut dans le poste de pilotage.

— Asseyez-vous, mon vieux. Un peu de bière ? Elle est fraîche.

Il lui tendait une bouteille givrée qu’il venait de prendre dans une glacière portative.

— Vous devez vous étonner de ce rendez-vous insolite en plein golfe du Mexique mais voyez-vous, je me méfie de plus en plus de tout le monde et surtout de mon entourage.

Le vieux sénateur Holden avait de bonnes raisons d’être méfiant. Le nombre de ses ennemis ne cessait de croître en raison de ses options politiques très libérales. Serge Kovask travaillait pour lui depuis qu’il avait quitté l’O.N.I., tout de suite après le départ à la retraite de son patron, le commodore Gary Rice.

— L’administration de la Maison Blanche ne désarme pas à mon sujet. Je croyais bien qu’on allait avoir la peau de Nixon mais ce n’est pas encore certain. Surtout que le Grand Baiseur est rudement adroit et intelligent. C’est lui qui dirige la Maison Blanche.

Kovask sourit du mauvais jeu de mots à propos de Kissinger, kiss signifiant baiser. Et le secrétaire d’Etat passait pour un don juan infatigable.

— Mais aujourd’hui c’est autre chose qui m’intéresse. Une affaire très grave. Et j’ai mis des tas de choses en branle pour parvenir à une solution. Oh ! je ne me fais pas d’illusions et je devrais surtout parler d’une série de solutions. Ce serait déjà très bien si j’y parvenais. Il s’agit du problème noir.

— Pour l’instant l’actualité est assez calme de ce côté-là, remarqua Kovask.

— Oui, mais ça ne va pas durer. Je le crains et nous risquons de nous retrouver devant des difficultés énormes, des émeutes pires que celles que nous avons connues. Et ce sera à nouveau le cycle fatal de la contestation et de la répression. Mes collègues et moi sommes conscients de ce problème d’autant : plus que le gouvernement ne s’intéresse qu’à la situation étrangère et au pétrole.

Il soupira, but un coup de bière à même la bouteille, colla à nouveau son cigare entre ses lèvres épaisses. Malgré la mer qui les entourait, la chaleur entrait dans la carlingue et transformait celle-ci en étuve. Des auréoles de sueur apparaissaient sous les aisselles du sénateur et son col de chemise était trempé.

Il dénoua sa cravate, défit un bouton.

— Fichu pays, mais nul ne se doute que je suis ici avec vous.

— Est-ce dangereux ?

— Un baril de poudre. Je suis en pleines tractations avec une personne vraiment valable. Je déteste tous ces mots nouveaux mais c’est pour aller plus vite que je les emploie.

— Un interlocuteur valable, disiez-vous ?

— Oui, dit Holden en regardant le Commander dans les yeux. Diana Jellis.

Le Commander hocha lentement la tête. Pour quelqu’un de valable, la jeune Noire l’était. Tous les Noirs des U.S.A. avaient son nom sur les lèvres et l’adoraient comme une idole. Outre ses qualités de leader politique, sa grande beauté noire fascinait jusqu’à ses détracteurs.

— Je comprends que votre entrevue soit secrète.

— Si mes ennemis l’apprenaient ils auraient vite fait de me faire accuser de trahison, dit Holden avec désinvolture.

Il avait entrepris de si nombreuses croisades pour ses idées libérales qu’il n’était pas tellement inquiet. Pas tellement, mais il prenait quand même des précautions inusités. D’habitude, il recevait Kovask dans son bureau.

— J’ai peur des micros. J’ai peur de mes collaborateurs. On peut tout faire avec de l’argent et ils en ont. Mais revenons-en à Diana Jellis. Qu’en pensez-vous ?

— C’est une jolie fille. Une femme dans le sens le plus noble du mot. Mais aussi une communiste.

— Une marxiste. Il y a quand même une nuance. Les communistes américains la détestent.

— L’opinion publique ne fait guère la différence. Pour elle Diana Jellis est une rouge, une révolutionnaire qui prêche avec violence et qui soulève les foules.

Holden caressait son triple menton d’un air songeur.

— Vous voulez traiter avec un cocktail Molotov ? demanda Kovask ironique.

— Pourquoi pas ? Je suis sûr qu’il y a un terrain d’entente possible sur des objectifs bien limités. Par exemple sur les droits civiques. Puis sur le problème social. On peut construire des hôpitaux dans certains ghettos noirs, entièrement dirigés par des Noirs, financièrement autonomes. On peut créer des crèches, aider des entrepreneurs à fonder des affaires subventionnées par un fonds entièrement régi par les Noirs.

— Hé, fit Kovask, n’est-ce pas contraire à l’esprit de la Constitution ?

— Je ne crois pas. On doit trouver un argument juridique. Ce qu’il faut c’est créer la confiance, stimuler l’imagination.

— Oui, mais Diana Jellis acceptera-t-elle de vous rencontrer ?

Holden but un peu de bière, défit encore un bouton sur sa poitrine grasse et couverte de poils gris. Il soupira :

— Quel pays ! Quelle chaleur ! Si elle acceptera de me rencontrer ? Mais c’est déjà fait depuis le mois de mai. Nous sommes en juillet. Nous avons déjà eu trois rencontres. Quelle fille ! Une panthère qui peut rentrer ses griffes mais qui ne lâche jamais le morceau de viande qu’elle tient dans ses crocs. Je crois que je vais devenir gâteux avant l’âge. Si vous saviez comme elle est dure, implacable. Je n’ai pu lui arracher que de vagues promesses et encore.

Il sortit un mouchoir aussi grand qu’une serviette et épongea son visage.

— Et en plus belle à damner un saint. J’ai un âge où ces choses-là ne peuvent plus tellement m’émouvoir mais tout se passe dans mon esprit rétroactivement. Je m’imagine avec dix, vingt ans de moins, et c’est tout à fait insupportable. J’en deviendrais facilement mélancolique.

A nouveau il tira en silence son cigare. Kovask respecta cette rêverie, regarda la mer qui scintillait à perte de vue. Très loin un cabin-cruiser traçait une ligne blanche, très près de l’horizon. Il y avait aussi plusieurs voiliers qui cinglaient vers Key West.

— Serge, dit le sénateur à voix basse, j’ai peur.

— Peur ? Vous ?

— C’est une partie difficile. Je risque tout. Ma réputation, mon mandat, mon honneur.

— Vous sentez-vous menacé ?

— Oui. Constamment… Je fais des cauchemars et toute la journée je suis tracassé par ce problème. Je dois rencontrer cette jeune femme dans huit jours aujourd’hui. Nous sommes le 10 juillet ? Ce sera pour le 17. Dans un lieu secret évidemment.

— Vous craignez une indiscrétion ?

— Oui. Mais ce n’est pas tout. Je crains aussi pour Diana Jellis. Je sais que depuis qu’elle a accepté de me rencontrer elle est en danger de mort.

Il souleva ses épaules rembourrées, secoua la tête :

— Et surtout, surtout, Serge, je me demande si elle restera représentative jusqu’au bout. C’est difficile de traiter avec elle mais enfin j’ai de l’espoir. Mais imaginez au dernier moment qu’elle devienne l’objet d’un scandale, que tous ses admirateurs se mettent à la haïr ? Que deviendra notre entente ? Nous serons coulés l’un et l’autre. La première fois que nous nous sommes rencontrés, savez-vous ce qu’elle m’a dit ?

Kovask attendait, sa bouteille de bière vide à la main.

— J’ai accepté, a-t-elle dit, parce que vous êtes le moins dégueulasse parmi des dégueulasses. Vous voyez tout de suite la tournure qu’a pris notre discussion. J’ai voulu lui démontrer que d’autres sénateurs, d’autres représentants du peuple n’étaient pas des gens méprisables mais elle ne voulait pas m’écouter.

Kovask étira ses jambes nues. Il prenait soudain conscience de sa tenue sommaire face au sénateur dont le complet veston s’imbibait rapidement de sueur.

— Vous êtes un type que j’admire, dit Holden. Sinon je ne pourrais pas travailler avec vous. Elle aussi, je l’admire. Et j’ai pensé que vous deviez vous rencontrer.

Le sourcil froncé, Kovask ne comprenait pas.

— Vous serez à la hauteur, aussi intransigeant, aussi pur et dangereux qu’elle peut l’être. Kovask, il faut que vous partiez pour Los Angeles. Vous ferez une enquête sur elle, sur son milieu. Vous essayerez de prévenir les pièges qu’on est en train de préparer pour elle, les chausse-trapes dans lesquelles on veut la faire tomber. Car ils veulent sa peau. Tous. Le F.B.I., la C.I.A., les communistes, les gauchistes. Des tas de petits groupes révolutionnaires la haïssent. Je me demande même si les castristes l’aiment autant qu’ils le disent. Il y a aussi une machination des grands intérêts contre elle. Pensez, elle fait faire la grève aux manœuvres noirs et certaines entreprises sont au bord de la faillite à cause d’elle Non croyez-moi, elle vit sur un fil ténu. Et ils sont cinquante qui brandissent des ciseaux pour couper ce fil. Et en même temps ils auraient ma peau, vous comprenez ?

Mais bien qu’avouant sa peur il ne la montrait pas. Il souriait même un peu tristement et dans son regard vif passaient des lueurs pétillantes d’humour.

— Vous vous rendez compte de ce que vous me demandez ? Que j’aille à Los Angeles dans le ghetto noir ? Je n’en ressortirai jamais si je réussis même à y pénétrer.

— Je sais, mais vous devez le faire. Je ne vois personne d’autre à qui confier une mission pareille.

— Pourtant vous avez des Noirs dans votre brain-trust.

— Oui, fit Holden avec une drôle de voix pleine de scepticisme, j’ai des Noirs. Je croyais les avoir bien choisis et je me suis aperçu qu’ils appartiennent soit à la grande bourgeoisie soit à l’élite intellectuelle et que dans le fond ils se foutent complètement du sort de leurs frères de couleur. Je dirai même qu’ils estiment que tout ce qui a été fait jusqu’à présent est bien suffisant. Oui, j’ai découvert ça, que j’étais très mal entouré.

— Vous pouvez les renvoyer.

— Non, pas tout de suite. Ils se douteraient de quelque chose et essaieraient de saboter mon entreprise. De plus si je trouvais des gars intéressants il me faudrait des mois pour les former et obtenir d’eux ce que je veux.

— Que voulez-vous que je fasse en fait ?

— Que vous furetiez partout. J’ai une méchante prémonition. On va essayer de saboter tout ce travail énorme que nous faisons, Diana Jellis et moi. Je dis bien énorme car elle parle comme une marxiste et moi comme un capitaliste libéral. Lorsque par exemple je propose un fonds de soutien aux entreprises noires elle me parle d’autogestion. Vous comprenez que nous devons aller jusqu’au bout de nos possibilités pour obtenir un terrain d’entente. Bon ; j’accepte le principe que certaines entreprises pourront être autogérées mais dans ce cas je ne peux pas promettre des fonds nationaux. Il faut trouver un financement ailleurs. Donc faire appel à l’investissement privé mais c’est elle qui saute au plafond et n’en veut pas. Mais je ne veux pas vous faire le bilan de nos rencontres. Sachez que nous sommes d’accord pour des hôpitaux, une université, des crèches et quelques autres choses. C’est quelque chose de tangible, ça.

— Mais comment le faire admettre au gouvernement ?

— Oh ! j’y parviendrai. Même si je dois me montrer conciliant sur quelques scandales mineurs. Il faut savoir composer pour obtenir le maximum. Voyez-vous, Serge, je serais vraiment au désespoir si nous devions encore connaître un été aussi chaud que celui de 65 par exemple. Si malgré tout cela devait se reproduire je crois que je me retirerais pour toujours de la vie politique.

— Mais vous n’allez pas me lâcher ainsi dans l’arène sans me donner quelques coordonnées ?

— Non, bien sûr, fit le sénateur. Je ne suis quand même pas aussi sadique que vous le pensez.

Il se retourna pour prendre une serviette en cuir noir, l’ouvrit et en sortit un dossier.

— J’ai des amis au F.B.I. qui me renseignent. Egalement à la C.I.A., à la D.I.A. et dans tous les services secrets et Dieu sait s’ils sont nombreux.

Kovask pensa qu’il avait été un ami intime de son ancien patron le commodore Gary Rice.

— Il y a un homme qui évolue dans l’entourage de Diana Jellis. Un drôle de type. Mais regardez sa photo.

Kovask vit le visage d’un Noir, coiffé à l’afro, portant la barbe, le regard incertain.

— Il louche ?

— Oui et à croire que ça influence sur son caractère car il loucherait aussi bien à droite qu’à gauche. Je veux dire que le personnage est douteux. Il a été accusé de provocation et d’incitation à la révolte lors de plusieurs émeutes. Mais jamais on n’a pu mettre la main sur lui ou prouver quoi que ce soit.

— C’est un ami de Diana Jellis ?

— Non, certainement pas, mais je sais par mes amis du F.B.I. qu’il s’intéresse à la jeune femme.

Il sortit plusieurs feuillets attachés ensemble :

— Vous lirez tout ça. Puis vous le détruirez. Ce n’est qu’une photocopie mais elle vous renseignera sur le personnage.

— Il habite Watts ?

— Oui, mais de temps en temps il disparaît pour de longues périodes comme s’il allait se recycler ou s’entraîner quelque part.

— Cuba ?

— Je ne sais pas. Il part en général pour l’Europe. Une fois à Paris il s’arrange pour perdre sa piste et le fait très habilement. Mais la présence de cet homme m’inquiète. Voyez-vous je ne dis pas que Diana Jellis est en train de se modérer. Non je ne le dirais pas et si elle se doutait que j’ai même pu le penser elle romprait nos relations. Mais enfin je lui trouve plus de bonne volonté depuis la dernière fois. Si nous continuons dans cet esprit-là nous pourrons faire de grandes choses. Mais elle doit se montrer prudente. Devant ses amis elle reste la fille révolutionnaire et ardente. D’ailleurs jamais elle ne se vantera des réalisations que nous ferons ensemble. Elle ne sera nullement mon obligée ni n’aura aucune espèce de considération à me montrer. Mais enfin elle devient plus accessible et je ne voudrais pas qu’un Petrus Lindson, c’est le nom de cet individu, vienne mettre tout en l’air.

— A-t-il le pouvoir de le faire ?

— Non, mais il travaille pour le plus offrant, certainement. Je vais vous ouvrir un crédit assez important. Que diriez-vous de dix mille dollars, pour commencer ?

— Ça me paraît raisonnable.

— Hum, j’en doute. Ce Petrus est une véritable canaille. Il faisait la caisse des magasins que les émeutiers pillaient. Eux avaient faim mais lui voulait s’enrichir.

Un peu plus tard Kovask s’éloigna de l’hydravion, profita du vent qui soufflait vers la terre pour se diriger vers Key West. Le Canadair attendit qu’il fut à quelque distance pour décoller. Au passage, le pilote battit des ailes. Puis bientôt il ne fut plus qu’un point dans le bleu du ciel.

Vers la fin, le vent n’étant plus qu’un souffle ténu, Kovask éprouva quelques difficultés à rallier la plage du loueur de voiliers. Il dut même godiller lorsque le vent tomba complètement. Quand il atteignit la côte il était près de 5 heures du soir.

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