17. Reconnaissance

La pluie que Gaby attendait finit par tomber à leur cinquième heure de navigation. Elle sortit les cirés et en tendit un à Psaltérion. Les autres l’imitaient, à l’exception de Cirocco qui continuait de dormir à l’avant du canoë de Cornemuse. Gaby faillit demander à Psaltérion d’approcher son embarcation pour qu’elle puisse abriter la Sorcière de la pluie puis elle se ravisa. Elle avait toujours tendance à dorloter Rocky lorsqu’elle était dans cet état. Il fallait qu’elle se rappelle ce qu’elle avait dit à Chris : Cirocco n’avait qu’à se débrouiller toute seule.

D’ailleurs, la Sorcière levait justement la tête et contemplait la pluie comme s’il n’y avait rien de plus inexplicable que cette eau qui se déversait du ciel. Elle essaya de s’asseoir puis se pencha par-dessus le plat-bord et vomit dans l’eau brune. C’était beaucoup d’efforts pour un maigre résultat.

Lorsqu’elle fut soulagée, elle rampa vers le milieu du canoë, repoussa la bâche rouge et se mit à fouiner dans les bagages, avec une frénésie de plus en plus grande. À l’arrière, Cornemuse ne disait rien et continuait de pagayer comme si de rien n’était. Finalement, la Sorcière s’assit à croupetons et s’essuya le front du plat de la main.

Elle leva brusquement la tête.

« GaaaaBY ! » Ayant repéré celle-ci à quelque vingt mètres de là, elle enjamba le plat-bord pour traverser les eaux.

Un instant on put croire qu’elle allait vraiment y parvenir. Mais c’était uniquement en raison de la faible pesanteur car dès son second pas elle s’enfonçait jusqu’aux genoux et elle n’avait pas accompli le troisième que déjà les eaux se refermaient sur son visage légèrement étonné.


* * *

« C’est peut-être une Sorcière, gloussa Chris, mais ce n’est pas Jésus.

— Qui est Jésus ? »

Robin écouta quelque temps son explication : juste assez pour constater que le sujet ne l’intéressait guère. Jésus était un personnage du mythe chrétien, apparemment le fondateur de la secte. Il était mort depuis plus de deux mille ans, ce qui pour Robin lui semblait sa plus grande qualité. Elle resta dans l’expectative, attendant de pouvoir demander à Chris s’il croyait le moindre mot de tout ça. Lorsqu’il lui répondit que non, elle considéra la question comme réglée.

Ils étaient assis l’un et l’autre sur un rondin, à bonne distance du reste du groupe qui encerclait une Cirocco frissonnante sous sa couverture près d’un feu ronflant. Accrochée sous un trépied métallique, une grosse cafetière noircissait lentement dans les flammes.

Robin se sentait amère. Elle se demandait ce qu’au nom de la Grande Mère elle pouvait bien faire dans cette galère sous les ordres d’une Sorcière qu’elle soupçonnait d’être incapable de lacer convenablement ses propres souliers. Et Gaby. Mieux valait ne pas en parler. Plus quatre Titanides… À vrai dire, elle les aimait plutôt. Hautbois s’était révélée une remarquable conteuse. Robin avait passé la première partie du voyage à l’écouter, lançant de temps à autre une histoire de son cru, afin de la tâter et de tester sa crédulité. Hautbois se serait fort bien débrouillée au Covent : on ne l’avait pas si facilement.

Enfin, il y avait Chris.

Elle avait le plus possible retardé le moment de faire connaissance car elle appréhendait ce premier contact en société avec un mâle. Pourtant, elle savait maintenant qu’une grande partie de ce qu’on lui avait enseigné sur les hommes était fausse. Elle avait pu constater que la légende s’était grossie d’elle-même. Elle ne s’imaginait pas capable d’être à l’aise un jour en sa compagnie mais s’ils devaient faire ce voyage ensemble, du moins essaierait-elle de le comprendre mieux.

Cela n’était pas facile, ce dont elle se morigéna. Il n’y était pour rien. Il semblait effectivement ouvert. Mais elle se sentait tout bonnement incapable de lui parler. C’était tellement plus facile avec les Titanides. Elles n’avaient pas l’air aussi étranges que lui.

Si bien qu’au lieu de lui parler, elle regardait l’eau dégoutter du bord de la toile de tente qu’ils avaient tendue entre deux arbres. Il n’y avait pas un souffle de vent. La pluie tombait dru, verticalement, mais leur abri de fortune suffisait à les tenir au sec. Le feu n’était là que pour le café et la Sorcière ; il faisait même chaud, mais ce n’était pas désagréable.

« Quand le temps est couvert, il fait bien plus sombre ici qu’en Californie, nota Chris.

— Pas possible ? Je n’avais pas remarqué. »

Il lui sourit mais sans aucune condescendance. Lui aussi avait l’air de vouloir parler.

« La lumière est trompeuse : le temps paraît clair mais c’est parce que tes yeux s’ouvrent pour accommoder. Saturne ne reçoit qu’un centième de la lumière reçue par la Terre. Dès qu’un obstacle s’interpose, tu remarques la différence.

— J’ignorais cela. Nous procédons différemment au Covent : on laisse les fenêtres ouvertes des semaines durant pour favoriser les cultures.

— Sans blague ? Ça m’intéresserait d’en savoir plus. »

Alors elle lui raconta la vie dans l’Arche et découvrit encore une qualité commune aux hommes et aux femmes : on parlait plus facilement à celui ou celle qui savait bien écouter. Robin s’en savait incapable ; elle n’en avait pas honte mais elle respectait qui savait, à l’instar de Chris, lui donner l’impression qu’on l’écoutait avec attention ; et Chris semblait littéralement boire ses paroles. Au début, ce respect, accordé à contrecœur, l’avait rendue nerveuse : après tout, c’était un mâle. Elle ne s’attendait plus à le voir lui sauter dessus deux fois par jour mais c’était quand même déroutant de découvrir que, hormis cette barbe naissante et ces larges épaules, il se comportait en tout point exactement comme une sœur.

Elle voyait bien qu’il trouvait à l’Arche plus d’un trait bizarre, même s’il évitait d’en parler. De prime abord, elle en fut préoccupée : comment un membre de la société des sauteurs pouvait-il trouver bizarre sa société ? mais si elle faisait un effort d’honnêteté, il lui fallait bien admettre que toutes les coutumes devaient paraître étranges à qui n’y était pas habitué.

« Alors ces… ces tatouages ? Tout le monde en porte, au Covent !

— C’est exact. Certaines en ont plus que moi, d’autres moins. Mais tout le monde porte le Pentasme. »

Elle inclina la tête pour lui montrer le motif qui lui cernait l’oreille. « En général, il est centré sur la marque maternelle mais comme mon ventre est souillé, je…» Il avait froncé les sourcils avec incompréhension. « Le… comment Gaby dit-elle, déjà ? Le nombril. » Et elle rit à ce souvenir. « Quel nom idiot ! Nous l’appelons la première porte de l’âme parce qu’il marque le plus sacré des liens : celui de la mère à la fille. Les fenêtres de la tête sont les fenêtres de l’esprit. On m’a accusée d’hétérodoxie pour avoir placé mon esprit plutôt que mon âme sous la protection du Pentasme mais devant le tribunal j’ai pu me défendre avec succès à cause de ma souillure. Les fenêtres de l’âme conduisent au ventre. Là et là. » Et elle posa la main sur son ventre et son pubis avant de les retirer en hâte en se rappelant sa différence avec l’homme.

« J’ai peur de ne pas saisir la souillure.

— Je ne peux pas avoir d’enfant. Mes filles auraient la même chose que moi. C’est du moins ce que disent les docteurs.

— Je suis désolé. »

Robin fronça les sourcils. « Je ne comprends pas cette manie de s’excuser pour des actes qu’on n’a pas commis. Tu n’as jamais travaillé à la banque du sperme, La Séminale à Atlanta – Ga, n’est-ce pas ?

— Georgie, précisa-t-il avec un sourire. G-A c’est pour Georgie. Non, je n’y ai jamais travaillé.

— Un jour, je trouverai l’homme qui y a travaillé. Il risque d’avoir une fin peu ordinaire.

— Je ne m’excusais pas vraiment. Pas dans ce sens. Il arrive bien souvent qu’on dise “je suis désolé” simplement pour offrir notre sympathie.

— On ne veut pas de sympathie.

— Dans ce cas, je retire mon offre. »

Sa bonne humeur était contagieuse. Elle ne tarda pas à sourire comme lui.

« Dieu sait que moi-même je n’en reçois que trop. Mais en général, je laisse courir, sauf quand je suis méchant. »

Robin s’étonna qu’on puisse en parler avec un tel flegme. Les sauteurs étaient vraiment d’une étonnante diversité : certains comprenaient tout juste le sens du mot honneur ; d’autres faisaient montre d’une susceptibilité extrême. Depuis son arrivée, elle s’était pliée à des indignités qu’elle n’aurait jamais acceptées de la part de ses congénères, pour la simple raison qu’elle estimait ces gens incapables d’un autre comportement. Elle avait d’abord cru que ce manque de décence était généralisé mais pensait que Chris en avait tout de même un minimum : s’il était prêt à recevoir de la sympathie sans protester, c’était à condition qu’elle n’empiète pas sur son sens de l’indépendance.

« Moi, on m’a reproché d’être trop méchante, reconnut-elle. Mes sœurs du moins. Mais il est des moments où l’on peut accepter la sympathie d’autrui sans perdre son honneur. Tant qu’elle est offerte sans condescendance.

— Alors, tu as ma sympathie. Entre compagnons d’infortune.

— Acceptée.

— Que signifie “sauteur” ?

— Cela vient de notre terme pour votre façon de… j’aimerais autant ne pas en parler.

— Bien. Alors, pourquoi veux-tu tuer cet homme en Georgie ? »

Elle se trouva embarquée dans une explication du comment et du pourquoi de son état, ce qui la conduisit à lui expliquer la structure et le fonctionnement du pouvoir sauteur. Elle se rendit alors compte qu’elle était justement en train de parler à l’un des prétendus membres de cette structure. Curieusement, elle en fut embarrassée. Elle avait émis quelques jugements plutôt durs et après tout, il ne lui avait rien fait, personnellement. Était-ce si important, maintenant ? Elle n’en était plus certaine.

« Au moins, maintenant, je sais ce que sauteur veut dire.

— C’était sans intention de t’accuser. Je suis persuadée que tu vois les choses autrement, ne serait-ce qu’à cause de ton éducation, aussi…

— N’en sois pas si sûre. Comprends-moi : je ne fais partie d’aucune conspiration à grande échelle. Si jamais elle existe, on ne m’a pas mis dans le secret. Et je crois vraiment que… que ton Covent se fonde sur une image du monde démodée. Si je t’ai bien compris, toi-même devrais l’admettre, du moins en partie. »

Elle haussa les épaules, sans se mouiller : il avait raison, du moins en partie.

« À l’époque où ton groupe s’est coupé du reste de l’humanité, peut-être la situation était-elle aussi difficile que tu l’as dit. Je n’y étais pas et si j’avais vécu en ce temps-là, je suppose que j’aurais fait partie de la classe des oppresseurs et considéré les choses comme normales. Mais je me suis laissé dire que la situation s’était nettement améliorée. Je ne dis pas que tout est parfait. La perfection n’est pas de ce monde. Mais la plupart des femmes de ma connaissance sont heureuses. Elles ne voient plus beaucoup de batailles à gagner.

— Tu ferais mieux de ne pas poursuivre, l’avertit Robin. La majorité des femmes se sont toujours montrées heureuses de leur sort tel qu’il était – c’est du moins ce qu’elles affirmaient. Et cela remonte à l’époque où la société des sauteurs ne leur avait pas encore donné le droit de vote. Sous prétexte qu’au Covent on croit des choses que je sais maintenant être exagérées, voire incorrectes, ne va pas en tirer la conclusion que nous sommes toutes complètement idiotes. Nous savons que la majorité préfère toujours le statu quo, tant qu’on ne lui a pas montré mieux. Les esclaves ne sont peut-être pas ravis de leur sort mais la plupart ne feront rien pour l’améliorer : la plupart ne croient même pas qu’on puisse l’améliorer. »

Il ouvrit les mains, haussa les épaules :

« Là, tu m’as coincé. Et je ne pourrais pas voir cette oppression, puisque j’en profite. Qu’en dis-tu ? La situation te paraît-elle à ce point déplorable, toi qui es en quelque sorte un témoin venu d’une autre planète ?

— Franchement, je la trouve bien meilleure que je ne l’escomptais. En surface, tout au moins. J’ai dû me débarrasser de tout un tas de préjugés.

— Un bon point pour toi ! En général, les gens aimeraient mieux mourir que de se débarrasser d’un préjugé. Lorsque j’ai su par Gaby d’où tu venais, la dernière chose à laquelle je m’attendais de ta part était un esprit ouvert. Mais, que pensent les… euh, sauteuses ? »

Robin éprouvait un mélange d’émotions bizarre. Le plus démontant était d’être ravie qu’il lui trouve un esprit ouvert. Et cela, malgré sa façon de l’exprimer, qu’on aurait pu juger insultante pour le Covent. Le groupe isolé, refermé que lui avait probablement décrit Gaby, ne pouvait que s’en tenir avec fanatisme à ses propres concepts. Le Covent n’était pas ainsi, mais il ne serait pas facile de le lui expliquer. On avait appris à Robin à admettre l’univers tel qu’il existait, tel qu’elle pouvait l’observer, sans y introduire de facteur correctif pour le rendre conforme à l’équation, voire à la doctrine.

Elle n’avait donc pas eu de mal à se défaire de l’idée que les mâles étaient pourvus d’un pénis long d’un mètre et qu’ils passaient leur temps à violer les femmes ou bien à les acheter et à les vendre (ce dernier point n’avait pas encore été démenti mais si la chose se produisait, c’était sous une forme subtile de relations sociales qu’elle n’avait pas eu l’occasion d’observer). Mais elle se trouvait confrontée à une notion troublante : le mâle en tant que personne. Un être humain pas entièrement à la merci de sa testostérone, qui n’était pas uniquement un pénis belliqueux mais un individu avec lequel on pouvait discuter et qui était même capable de comprendre votre point de vue. Menée jusqu’à son terme logique, cette idée la conduisait à cette éventualité proprement inconcevable : le mâle en tant que sœur.

Elle se rendit compte qu’elle était restée trop longtemps silencieuse.

« Les sauteuses ? Euh, franchement, je n’en sais encore rien. J’ai bien rencontré une femme qui vendait son corps – bien qu’elle ne considère pas la chose sous ce point de vue. Mais comme je ne comprends rien à l’argent, je serais incapable de dire si elle a raison. Dans ce domaine, Gaby et Cirocco ne me sont d’aucune aide : elles ont encore moins de rapport que moi avec la société humaine telle que tu l’entends. Je dois admettre ne pas en savoir assez sur ta culture pour comprendre le rôle qu’y joue la femme. »

Il opina de nouveau.

« Qu’y a-t-il dans ton sac ?

— Mon démon.

— Puis-je le voir ?

— Je ne crois pas que…» Mais il l’avait déjà ouvert. Eh bien, qu’il fasse comme il veut, après tout. La morsure de Nasu était douloureuse, mais pas grave.

« Un serpent », s’exclama-t-il. Il semblait ravi et plongea la main dans le sac. « Un pyt… non, un anaconda. Et l’un des plus beaux que j’aie vus. Comment s’appelle-t-il… s’appelle-t-elle ?

— Nasu. » Maintenant elle regrettait de rester muette. Elle aurait voulu que Nasu saute et le morde et que l’affaire soit réglée. Comme ça, elle s’excuserait : ce n’était pas de chance, mais aussi, comment deviner que Nasu ne supportait d’être touché par personne d’autre qu’elle ?

Seulement, il s’y prenait comme il fallait, avec le respect adéquat et, bon sang, voilà même que Nasu se lovait autour de son bras !

« Tu as l’air de t’y connaître en serpents.

— J’en ai eu plusieurs. J’ai travaillé un an dans un zoo, du temps où je pouvais encore exercer un emploi. Je m’entends bien avec les serpents. » Ne le voyant toujours pas mordu au bout de cinq minutes, Robin dut bien admettre qu’il disait vrai. Et cela la rendait plus nerveuse que jamais de le voir assis devant elle avec son démon autour des épaules. Que devait-elle faire ? La fonction principale d’un démon était de vous garantir des ennemis. Une partie d’elle-même savait que cela n’avait guère plus de sens que l’infaillibilité attribuée à son troisième Œil. C’était une tradition, sans plus. Elle ne vivait pas à l’âge de pierre.

Mais une autre partie, plus profonde, considérait Chris et le serpent sans savoir quoi faire.

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