ÉPILOGUE Semper Fidelis

La roue tournait toujours et Gaïa était toujours seule.

Le vaisseau de mort terrien n’avait toujours pas bougé de place, rencogné dans le puits de gravitation de Saturne. Son équipage était relevé tous les ans, pour éviter l’ennui qu’engendrait une telle affectation. Toutes les décennies, sa cargaison d’armes nucléaires était inspectée et l’on procédait au remplacement des charges défectueuses.

Ce n’était pas une vaine menace mais Gaïa l’ignorait malgré tout. Elle ne leur offrirait jamais un prétexte pour attaquer. Aussi longtemps que la Terre aurait besoin d’elle, elle serait parfaitement tranquille et elle veillerait à ce que la Terre ait effectivement besoin d’elle. Il aurait été politiquement inconcevable de la contester, dans n’importe quelle dictature ou démocratie du globe. Même si elle était tombée dans l’oreille de Terriens, l’histoire des épreuves n’aurait causé qu’un malaise momentané, sans plus. Gaïa avait un millier de dons en réserve. Son système de sécurité n’était là que pour son propre plaisir : ça l’amusait de voir les pèlerins arriver dans l’ignorance complète.

C’était par mesure de confiance qu’elle évaluait le risque terrien légèrement en dessous de celui, nouveau, présenté par la Sorcière renégate et ce risque lui-même était si minime qu’il en était presque négligeable. Mais Gaïa était un être prudent. Tout là-haut dans le moyeu, ses pensées tourbillonnaient plus vite que la lumière au sein de la matière cristalline d’un espace dont l’existence même était un défi aux lois de la physique humaine. De grands trous béaient dans cette matrice, tels les alvéoles de dents cariées et pourtant, même déclinant, son esprit avait encore de quoi défier la capacité de tous les ordinateurs humains réunis.

La réponse était celle qu’elle prévoyait : Cirocco n’était en rien une menace.


* * *

Les hauts plateaux étaient uniques en Gaïa. Bien que chaque kilomètre de leur étendue fût associé à l’un ou l’autre des cerveaux régionaux, le contrôle qui pouvait s’exercer à une telle distance des centres de décision demeurait négligeable. En un sens, c’était un territoire neutre.

Dans la zone crépusculaire séparant Rhéa d’Hypérion, loin au-dessus des terres, aux confins les plus inaccessibles des hauts plateaux, une Titanide solitaire montait la garde à l’entrée d’une caverne. Elle entendit un bruit à l’intérieur, se retourna et entra.

Cirocco Jones, naguère encore Sorcière de Gaïa mais qu’on appelait à présent le Démon, s’était réveillée et se tordait sur sa couche, prise d’une sueur froide. Elle était nue, et si maigre qu’on lui voyait les côtes. Ses yeux étaient profondément enfoncés.

Cornemuse vint à elle et la retint jusqu’à ce que cessent ses tremblements.

Elle avait retrouvé une réserve de liqueur peu après son atterrissage à Hypérion, bien que l’Atelier de Musique eût été écrasé par le phénomène le plus singulier qu’on ait jamais vu en Gaïa : une pluie de cathédrales. Cornemuse l’avait trouvée et ramenée à la caverne. Non loin fleurissaient un milliard de plans de coca.

Il lui releva la tête pour l’aider à boire une tasse d’eau. Quand elle toussa, il la rallongea.

Mais bientôt ses yeux s’ouvrirent. Elle parvint à s’asseoir toute seule, pour la première fois depuis de longs jours. Cornemuse regarda dans ces yeux, il y découvrit ce feu qu’il avait vu si longtemps avant, et il jubila.

Gaïa entendrait parler du Démon.



FIN

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