44. Éclairs et Tonnerre

Ce fut au milieu de son quatrième chargeur que la sensation commença à la troubler. Au début, elle ne parvint pas à mettre le doigt dessus. Elle hocha la tête, visa et tira une nouvelle balle. Elle déglutit, la bouche sèche. Il était parfaitement possible que ce ne fût encore qu’un « geste » ; elle ne pouvait le savoir. Même si elle touchait au but, ses balles étaient bien petites et sans doute inoffensives.

Malgré tout, elle tira encore une fois et s’apprêtait à recommencer lorsque la sensation revint, avec une intensité accrue.

Quelque chose lui disait de détaler. Qu’une telle sensation pût lui paraître déplacée dans le cas présent, l’aurait en temps normal peut-être amusée, mais ce n’était pas le cas pour l’instant. Elle tira deux balles encore et le tiroir s’ouvrit sur la chambre vide. Elle dégagea le chargeur du magasin et il tomba sur le sol à côté d’elle avec fracas. Elle déglutit à nouveau. La sensation revenait, plus forte que jamais. Inexplicablement, les larmes lui vinrent aux yeux et roulèrent sur ses joues. Bon sang, elle attendait la mort et ça prenait plus longtemps que prévu.

Mais elle comprenait à présent ce qu’elle ressentait et ses poils minuscules se hérissèrent sur ses bras et la base de son cou. Pour une raison quelconque, elle était sûre que Gaby lui disait de partir.

C’était encore un truc de Gaïa. Elle fit quelques pas incertains et se sentit tout de suite mieux. Mais elle s’immobilisa et la sensation revint.

Pourquoi était-elle décidée à mourir ? Cela n’avait pas fait partie de son plan initial – sinon qu’elle s’était effectivement préparée à mourir s’il le fallait.

Elle avait eu un certain nombre de choses à accomplir. Elle les avait accomplies et son intention première avait été de déguerpir ensuite. Était-ce donc là le truc ? Est-ce que Gaïa lui faisait entendre la voix de Gaby pour l’emplir de confusion en attendant que sa vengeance se manifeste ?

Mais brusquement, elle eut confiance : elle se mit en marche vers les cathédrales.

L’air parut se déchirer lorsque la foudre vint s’écraser à l’endroit précis où elle s’était tenue. Elle courut et la colère de Gaïa s’abattit de toute part. Là-haut, le ruban rouge était plus brillant que jamais.

Saute !

Elle obéit, coupant brusquement sur la gauche, et un nouvel éclair frappa juste où elle s’était trouvée.

Il était possible d’atteindre une vitesse terrifiante dans la faible gravité du moyeu, mais il y fallait le temps : les pieds n’avaient pas un appui suffisant pour permettre une accélération rapide. Elle devait commencer par petites foulées saccadées, les allongeant graduellement jusqu’à ce que ses pieds ne retombent au sol qu’après des enjambées de plusieurs mètres. Et une fois la vitesse acquise, elle se maintenait. Elle bondit à grands pas, touchant rarement le sol, tandis que la foudre tombait autour d’elle.

Le plus difficile était de changer de direction. Lorsqu’elle jugea qu’il lui fallait dévier sur la droite, il ne fut pas facile de traduire en actes cette envie mais elle y parvint sans pouvoir dire si cette fois-ci elle avait été bien inspirée : la foudre ne tomba pas à l’endroit où elle était passée.

Le sol tremblait. Une partie des cathédrales touchées par les éclairs répétés et maintenant attaquées par la vase, commençait à tomber en morceaux. Des gargouilles de pierre s’écrasèrent autour d’elle au moment où elle dépassait une partie des fuyards. Des tours chancelaient au ralenti, se fragmentaient et de monstrueux blocs de maçonnerie se mirent à flotter inexorablement vers le sol. Bien que ne pesant que quelques kilos, ils avaient une masse suffisante pour tout écraser sur leur passage.

Il était trop tard pour tourner et elle se vit foncer droit sur la réplique de Notre-Dame. Elle pila des deux pieds mais continua de glisser à la surface jusqu’à ce qu’elle s’y enfonce d’une bonne cinquantaine de centimètres puis elle poussa des talons et bondit dans les airs, sauta par-dessus la flèche, redescendit lentement et rebondit une nouvelle fois. En dessous d’elle, les derniers participants du thé chez les Fous s’éparpillaient comme une fourmilière éventrée. Droit devant, elle apercevait le rebord pentu du Rayon de Rhéa. Elle ne toucherait plus le sol : son inertie l’amènerait au-dessus du vide. Quelques fuyards s’étaient immobilisés près du bord pour évaluer du regard ce saut impossible.

Cirocco fouilla sous sa couverture et sortit une petite bouteille d’air comprimé. Après s’être retournée pour faire face à la ligne rouge, elle pointa le cylindre sur son estomac puis ouvrit la valve à son autre extrémité. Il se produisit un sifflement et la pression régulière manqua la faire basculer mais elle parvint à retrouver son équilibre. Elle ne tarda pas à constater qu’elle accélérait.

Lorsque la bouteille fut vide, elle la lança de toutes ses forces puis elle sortit ses deux derniers chargeurs et les jeta également, suivis par l’intégralité du contenu de ses poches.

Elle faillit balancer l’arme elle-même mais hésita : Robin méritait de la récupérer, dans la mesure du possible.

À la place, elle se glissa hors de sa couverture rouge, en fit une boule aussi serrée que possible, et la lança. La moindre once de poussée réactive comptait, dans sa hâte à entretenir le mouvement.

Bordel ! Elle aurait dû tirer ses dernières balles au lieu de les jeter. Elle aurait peut-être pu sauver son poncho. Mais elle ne pouvait penser à tout et d’ailleurs elle vit en se retournant que cela n’avait plus guère d’importance : tout l’intérieur cylindrique du Rayon de Rhéa était empli du crépitement d’un million de serpents électriques. Elle avait espéré se mettre rapidement hors d’atteinte mais à présent elle devrait y passer.

Au-dessous, elle discernait les silhouettes des anges de son escorte qui l’attendaient à l’endroit convenu en décrivant lentement de grands cercles. Au moment où elle regardait, l’un d’entre eux fut touché et parut exploser dans une gerbe de plumes. Prise d’un malaise, elle détourna quelques instants les yeux. Lorsqu’elle regarda de nouveau, elle vit que les cinq survivants ne s’étaient pas égaillés comme elle l’avait craint. À première vue, on aurait pu croire qu’ils fuyaient, car elle ne voyait d’eux que leurs pieds et leurs ailes qui battaient avec frénésie, mais elle comprit tout de suite qu’ils avaient discerné le problème avant elle, grâce à l’incomparable supériorité de leur sens balistique. Quelques secondes après, elle passait devant eux comme une flèche, ce qui lui permit d’être soulagée de ne pas avoir tiré ses ultimes cartouches : sa vélocité était déjà suffisante pour la mettre en péril de distancer ses sauveteurs.

Elle se retourna et tomba, le dos vers le sol. À quoi bon regarder les éclairs puisque de toute façon, elle ne pourrait rien faire pour les éviter.

Elle ouvrit les bras pour diminuer quelque peu sa vitesse tandis que les anges se ruaient à sa poursuite au milieu du tunnel crépitant.

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