« On ne voit pas beaucoup d’étoiles, on dirait, fit Nijel. Peut-être qu’elles ont peur de se montrer. »

Rincevent leva la tête. Une brume argentée flottait tout là-haut.

« C’est la magie brute qui retombe de l’atmosphère, dit-il. Il y a saturation. »

Vingt-sept, vingt-huit, v…

« Il y a sûrement… commença Conina.

— Non, la coupa tout net Rincevent avec un très léger sentiment de satisfaction. Les mages vont se battre entre eux jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul gagnant. Nul n’y peut rien.

— Moi, je boirais bien quelque chose, fit Créosote. J’imagine qu’on ne peut pas s’arrêter pour que je m’achète une auberge ?

— Avec quoi ? demanda Nijel. Vous êtes pauvre, vous vous rappelez ?

— Je m’en fiche, d’être pauvre, répondit le Sériph. C’est la sobriété que j’ai du mal à supporter. »

Du doigt, Conina poussa doucement Rincevent dans les côtes.

« Vous le dirigez, ce machin-là ? demandait-elle.

— Non.

— Alors, il va où ? »

Nijel fouilla des yeux le paysage en dessous.

« Apparemment, dit-il, il va côté Moyeu. Vers la mer Circulaire.

— Il y a forcément quelqu’un qui le guide. »

Hello, fit une voix amicale dans la tête de Rincevent.

Tu n’es pas encore ma conscience, hein ? songea le mage.

Je me sens vraiment mal.

Ben, je suis désolé, songea Rincevent, mais je ne suis pour rien dans tout ça. Je suis victime des cirques constants. Je ne vois pas pourquoi ce serait de ma faute.

Oui, mais tu pourrais faire quelque chose.

Comme quoi ?

Éliminer le sourcelier. Ensuite tout s’écroulerait.

Je n’aurais aucune chance.

Alors, tu pourrais au moins mourir dans l’entreprise. Ce serait préférable que laisser la guerre magique se déclarer.

« Dis, tu vas la fermer, oui ? lança Rincevent.

— Quoi ? s’étonna Conina.

— Hum ? » fit le mage d’un air distrait. Il baissa un regard vide sur le motif bleu et or sous lui et ajouta : « C’est toi qui le pilotes, hein ? À travers moi ! Quel sournois !

— De quoi vous parlez ?

— Oh. Pardon. Me parlais tout seul.

— Je crois, dit Conina, qu’on ferait mieux d’atterrir. »

Ils descendirent en vol plané vers une plage en demi-lune où le désert rejoignait la mer. Dans une lumière normale elle aurait été d’un blanc aveuglant, son sable formé de milliards de fragments infimes de coquillages, mais à cette heure de la journée elle était rouge sang et primordiale. Des rangées de bois flotté, sculpté par les vagues et blanchi au soleil, s’entassaient sur la laisse de haute mer comme les os de poissons ancestraux ou comme le plus grand étalage d’accessoires d’art floral de l’univers. Rien ne bougeait en dehors des vagues. Quelques rochers traînaient çà et là, mais ils étaient aussi brûlants que de la brique réfractaire, ils n’hébergeaient ni mollusques ni algues.

Même l’océan avait l’air aride. Si un proto-amphibien avait émergé sur une plage pareille, il aurait tout de suite renoncé et serait retourné dans l’eau dire à sa famille d’oublier ces histoires de pattes, ça ne valait pas le coup. L’air donnait l’impression d’avoir été cuit dans une chaussette.

Malgré tout, Nijel insista pour qu’ils allument un feu.

« C’est plus sympathique, dit-il. Et puis il y a peut-être des monstres. »

Conina regarda les vaguelettes huileuses qui roulaient sur la plage en ce qui ressemblait à une tentative timide de sortir de l’océan.

« Là-dedans ? fit-elle.

— On ne sait jamais. »

Rincevent déambulait le long de la laisse de haute mer, ramassant distraitement des cailloux pour les jeter dans l’eau. Un ou deux lui furent renvoyés.

Au bout d’un moment Conina fit partir un feu et, du bois sec comme de l’os, saturé de sel, jaillirent des flammes bleues et vertes qui ronflèrent sous une fontaine d’étincelles. Le mage revint s’asseoir dans les ombres dansantes, s’adossa contre un tas de bois blanchi, noyé dans un nuage de morosité si impénétrable que même Créosote cessa de se plaindre de la soif et se tut.

Conina s’éveilla après minuit. Il y avait un croissant de lune à l’horizon, et une brume légère, glaciale, recouvrait le sable. Créosote ronflait, allonge sur le dos. Nijel, qui montait théoriquement la garde, dormait profondément.

Conina resta parfaitement immobile, tous les sens à l’affût de ce qui l’avait réveillée.

Elle finit par l’entendre à nouveau. Un tout petit claquement timide, à peine audible par-dessus le ressac assourdi de la mer.

Elle se leva, ou plutôt se redressa souplement en position verticale comme si elle n’avait pas plus de squelette qu’une méduse, et retira d’une chiquenaude l’épée de la main consentante de Nijel. Puis elle se glissa dans la brume sans y produire le moindre remous.

Le feu s’enfonça un peu plus dans son lit de cendres. Au bout d’un moment, Conina revint et réveilla Nijel et Créosote d’une secousse.

« Quessya ?

— Je crois qu’il faut que vous veniez voir, souffla-t-elle. C’est peut-être important.

— J’ai juste fermé les yeux une seconde… protesta Nijel.

— On s’en fiche. Venez. »

Créosote fit de ses yeux plissés le tour du camp improvisé.

« Où il est l’autre, le mage ?

— Vous allez voir. Et pas de bruit. Ça peut être dangereux. »

Ils la suivirent en trébuchant vers la mer, jusqu’aux genoux dans la vapeur.

Nijel finit par demander : « Pourquoi dangereux… ?

— Chhhut ! Vous avez entendu ? »

Nijel tendit l’oreille.

« Comme une espèce de tintement ?

— Regardez…»

Rincevent remontait la plage d’un pas saccadé en portant une grosse pierre ronde à deux mains. Il les croisa sans un mot, les yeux braqués droit devant lui.

Ils le suivirent sur le sable froid jusqu’à une zone dénudée entre les dunes où il s’arrêta et, toujours avec la même grâce de séchoir à linge, lâcha la pierre. Elle rendit un tintement.

Il y avait un grand cercle d’autres pierres. Quelques-unes, très peu nombreuses, étaient empilées.

Tous trois s’accroupirent et observèrent le mage.

« Il dort ? » demanda Créosote.

Conina fit oui de la tête.

« Qu’est-ce qu’il essaye de faire ?

— Je crois qu’il essaye de construire une tour. »

Rincevent revint en titubant dans le cercle de pierres et, avec grand soin, posa un caillou dans le vide devant lui. Le caillou tomba.

« Il n’y arrive pas très bien, hein ? fit Nijel.

— C’est triste, dit Créosote.

— On devrait peut-être le réveiller, dit Conina. Seulement, j’ai entendu dire que réveiller les somnambules, ça leur coupe les jambes, quelque chose comme ça. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— C’est peut-être risqué, avec les mages », remarqua Nijel.

Ils firent de leur mieux pour s’installer confortablement sur le sable glacé.

« C’est plutôt pathétique, non ? dit Créosote. Il n’a pas l’air d’un vrai mage. »

Conina et Nijel s’efforcèrent de ne pas croiser leurs regards. Finalement, le jeune homme toussa et dit : « Je ne suis pas exactement un héros barbare, vous savez. Vous l’avez peut-être remarqué. »

Ils regardèrent encore un moment peiner la silhouette de Rincevent, puis Conina annonça : « À ce compte-là, je crois avoir quelques lacunes en coiffure. »

Tous trois gardaient les yeux fixés sur le somnambule, plongés dans leurs réflexions et rouges d’une confusion commune.

Créosote se racla la gorge.

« Si ça peut soulager tout le monde, dit-il, j’ai parfois le sentiment que ma poésie laisse beaucoup à désirer. »

Rincevent tenta délicatement de poser une grosse pierre en équilibre sur un galet. Elle tomba, mais il parut content du résultat.

« En tant que poète, fit Conina avec prudence, que diriez-vous de cette situation ? »

Créosote remua, mal à l’aise. « Un drôle de truc, la vie, dit-il.

— Il y a de ça. »

Nijel se renversa sur le dos et regarda les étoiles voilées. Puis il s’assit droit comme un piquet.

« Vous avez vu ? demanda-t-il.

— Quoi donc ?

— Comme un éclair, une sorte de…»

L’horizon du côté Moyeu explosa en une fleur silencieuse de couleurs qui se déploya rapidement en passant par toutes les nuances du spectre classique puis fulgura dans un octarine éclatant. Lequel se grava sur leurs pupilles avant de disparaître.

Au bout d’un moment leur parvint un grondement au loin.

« Une espèce d’arme magique », dit Conina, les yeux plissés. Une rafale de vent chaud souleva la brume et la chassa.

« La barbe, fit Nijel en se relevant. Je vais le réveiller, même si on doit le porter après. »

Il tendit le bras vers l’épaule de Rincevent à l’instant où quelque chose passait à très grande altitude dans un ronflement de volée d’oies sous protoxyde d’azote. Ça disparut dans le désert derrière eux. Puis il y eut un bruit qui aurait agacé des fausses dents, un éclair de lumière verte et un choc sourd.

« Moi, je vais le réveiller, dit Conina. Vous, allez donc chercher le tapis. »

Elle grimpa par-dessus le cercle de pierres et saisit le mage endormi doucement par le bras, manœuvre digne de figurer dans le manuel Comment réveiller les somnambules si Rincevent ne s’était pas lâché le caillou qu’il portait sur le pied.

Il ouvrit les yeux.

« Où suis-je ? demanda-t-il.

— Sur la plage. Vous avez… euh… rêvé. »

Rincevent, les yeux clignotants, regarda la brume, le ciel, le cercle de pierres, Conina, encore le cercle de pierres et enfin à nouveau le ciel.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? fit-il.

— Un genre de feu d’artifice magique.

— Oh. Ç’a commencé, alors. »

Il sortit du cercle avec force tangage, au point que Conina se demanda s’il était vraiment réveillé, et repartit en titubant vers ce qu’il restait du feu. Au bout de quelques pas, il parut se rappeler un détail.

Il baissa les yeux sur son pied et fit : « Ouille. »

Il avait presque atteint le feu lorsque leur parvint le rugissement du dernier sortilège. Il avait pour cible la tour d’Al Khali, à trente kilomètres, et l’onde enveloppe était à présent extrêmement diffuse. Elle n’affecta guère la nature des choses lorsqu’elle déferla par-dessus les dunes dans un léger bruit de succion : le feu brûla d’une lueur rouge puis verte l’espace d’une seconde, l’une des sandales de Nijel se changea en un petit blaireau hérissé et un pigeon s’envola du turban du Sériph.

L’instant suivant elle était passée et filait sur la mer.

« C’était quoi, ça ? » dit Nijel. Il flanqua un coup de pied au blaireau qui lui reniflait les orteils.

« Hmm ? fit Rincevent.

— Ça !

— Oh, ça, dit le mage. Juste un remous de sortilège. Ils ont sûrement touché la tour d’Al Khali.

— Ça devait être un sortilège drôlement costaud, pour qu’on le sente jusqu’ici.

— Il y a des chances.

— Hé, c’était mon palais, dit Créosote d’une voix faible. Je veux dire, je sais qu’il était grand, mais je n’avais que ça.

— Je compatis.

— Mais il y avait des gens en ville !

— Ils vont sûrement bien.

— Tant mieux.

— Quoi qu’ils soient devenus maintenant.

— Hein ? »

Conina lui saisit le bras. « Ne lui criez pas dessus, fit-elle. Il n’est pas lui-même.

— Ah, lâcha durement Créosote, du progrès.

— Dites, ça n’est pas très juste, protesta Nijel. Il m’a sorti de la fosse au serpent et… ben… il connaît beaucoup…

— Oui, les mages s’y entendent pour vous tirer du pétrin où eux seuls savent vous plonger, dit Créosote. Et après, ils attendent des remerciements.

— Oh, moi, je crois…

— Faut quand même que ce soit dit », fit Créosote qui agita les mains d’un air irrité. Le passage d’un autre sortilège dans le ciel tourmenté lui illumina fugitivement la figure.

« Regardez-moi ça ! lança-t-il. Oh, il est plein de bonnes intentions. Ils en sont tous pleins, de bonnes intentions. Ils s’imaginent sans doute que le Disque irait mieux si c’étaient eux qui le dirigeaient. Croyez-moi, il n’y a rien de pire que ceux qui tiennent à rendre service au monde entier. Les mages ! Au bout du compte, ils nous avancent à quoi ? Je veux dire : est-ce que vous pouvez me citer une seule chose utile qu’on doit à un mage ?

— C’est un peu méchant, je crois, dit Conina, mais d’un ton qui laissait entendre qu’elle était prête à changer d’avis sur la question.

— Eh bien, moi, ils me rendent malade, marmonna Créosote qui se sentait terriblement à jeun et n’aimait pas beaucoup ça.

— Je crois qu’on ira tous mieux si on essaye de dormir encore un peu, intervint Nijel, diplomate. Le matin, on y voit toujours plus clair. Presque toujours, du moins.

— J’ai un goût affreux dans la bouche, en plus », marmonna encore Créosote, décidé à s’accrocher à ce qui lui restait de colère.

Conina se retourna vers le feu et prit conscience d’un vide dans le décor. Un vide en forme de Rincevent.

« Il est parti ! »

Oui, Rincevent se trouvait déjà à près d’un kilomètre de là, il survolait la mer obscure, accroupi sur le tapis tel un bouddha fulminant, un bouillon de rage, d’humiliation et de dépit dans la tête, assaisonné d’une pointe d’indignation.

Il n’avait jamais eu beaucoup d’exigences. Il n’avait pas laissé tomber la magie malgré son peu d’aptitude pour elle, il avait toujours fait de son mieux, et maintenant tout le monde conspirait contre lui. Eh bien, il allait leur faire voir. Qui « ils » étaient exactement et ce qu’il allait leur faire voir, ce n’était qu’un détail.

Il leva la main et toucha son chapeau pour se rassurer, à l’instant où les rares paillettes rescapées s’envolaient dans son sillage.


* * *

Le Bagage avait lui aussi des soucis.

Le secteur de la tour d’Al Khali, pris sous le bombardement magique implacable, passait déjà de l’autre côté de cet horizon de la réalité où le temps, l’espace et la matière perdent leurs identités respectives et s’échangent leurs vêtements. Un phénomène quasi impossible à décrire.

Voici à quoi ça ressemblait :

À l’œil, c’était comme les sons d’un piano qu’on vient de lâcher au fond d’un puits. Au goût, c’était jaune, et au toucher comme un Écossais. Ça sentait comme une éclipse totale de lune. Évidemment, plus près de la tour, ça devenait vraiment bizarre.

Autant espérer survivre sans protection dans un pareil maelström que trouver de la neige au centre d’une supernova. Heureusement, le Bagage n’en savait rien et il s’y déplaçait à l’aise, de la magie brute cristallisée sur son couvercle et ses charnières. Il était d’une humeur massacrante mais, une fois encore, la chose n’avait rien exceptionnel, sauf que la fureur crépitante qui se mettait à la terre tout autour de lui en une couronne multicolore spectaculaire le faisait ressembler à un amphibien furibond des premiers âges rampant hors d’un marais en feu.

Il faisait chaud, étouffant, dans la tour. Elle n’avait pas de planchers intérieurs, seulement une succession de promenoirs le long des murs, bordés de mages. L’espace central était une colonne de lumière octarine qui gémissait à grand bruit à mesure que les mages l’alimentaient en énergie. Au pied de la colonne se tenait Abrim. Les octarines de son chapeau brillaient d’un tel éclat qu’on aurait plutôt dit des trous ouverts sur un univers différent où, au mépris de toute probabilité, elles seraient apparues au cœur d’un soleil.

Le vizir, mains tendues, doigts écartés, les yeux fermés, la bouche concentrée en un trait mince, équilibrait les forces. D’ordinaire, un mage ne maîtrise une énergie que dans les limites de ses propres capacités physiques, mais Abrim apprenait vite.

On peut devenir l’étranglement du sablier, la pointe de la balance, le pain autour de la saucisse.

Si on le fait bien, on incarne la puissance, on la porte en soi et on est capable de…

A-t-on signalé que les pieds du vizir se trouvaient à une dizaine de centimètres au-dessus du sol ? Eh bien, ses pieds se trouvaient à une dizaine de centimètres au-dessus du sol.

Abrim rassemblait ses forces en vue d’un sortilège qui s’élancerait vers le ciel et jetterait sur la tour d’Ankh un millier de démons hurlants, lorsqu’on frappa violemment à la porte.

Pour de telles occasions, il existe une invocation. Elle vaut pour tous les types de portes : rabat de tente, bout de peau de bête sur une yourte balayée de courants d’air, huit centimètres de chêne solide garnis de grands clous de fer ou rectangle de carton veiné façon acajou, surmonté d’une petite lanterne formée d’horribles morceaux de verre coloré et pourvu d’un bouton de sonnette qui déclenche une sélection de vingt mélodies populaires qu’aucun mélomane n’aimerait entendre même après cinq ans de perte sensorielle.

Un mage se tourna donc vers un collègue et lança comme prévu : « Je me demande qui vient à cette heure de la nuit ? »

Une autre série de coups sourds retentirent sur le battant.

« Il ne peut y avoir personne de vivant dehors », fit le second, plutôt nerveux parce qu’en écartant toute possibilité d’un être vivant il laissait supposer qu’il s’agissait peut-être d’un mort.

Cette fois le martèlement ébranla les gonds.

« Vaudrait mieux que l’un de nous aille voir, dit le premier mage.

— Bien aimable de vous proposer.

— Ah. Oh. Bon. »

Il s’engagea lentement dans le court passage voûté.

« Je vais voir qui c’est, alors ? fit-il.

— Génial. »

Ce fut une drôle de silhouette qui s’approcha d’un pas hésitant de la porte. Les robes ordinaires n’offraient pas une protection suffisante contre le champ de haute énergie à l’intérieur de la tour, aussi par-dessus ses brocarts et velours le mage portait-il une épaisse blouse matelassée bourrée de copeaux de sorbier et brodée de sceaux à usage industriel. Il avait adapté une visière en verre fumé à son chapeau pointu, et ses gants, bien trop larges, le faisaient ressembler à un gardien de guichet dans une partie de cricket jouée à vitesse supersonique. Les éclairs et pulsations actiniques du grand chantier dans la salle principale jetaient des ombres dures autour de lui tandis qu’il cherchait les verrous à tâtons.

Il abaissa la visière et ouvrit la porte d’un poil.

« On ne veut pas de…» commença-t-il et il aurait dû mieux choisir ses mots car ce fut là son épitaphe.

Au bout d’un moment son collègue finit par remarquer son absence prolongée et pénétra sans se presser dans le passage pour le chercher. La porte était grande ouverte ; dehors, l’enfer thaumaturgique rugissait contre les mailles du filet de sortilèges qui le tenait en échec. À vrai dire, la porte n’était pas complètement repoussée contre le mur ; il la tira pour voir ce qui l’en empêchait et poussa un petit gémissement.

Il y eut un bruit derrière lui. Il se retourna.

« Que…» commença-t-il, ce qui n’est pas une syllabe bien fameuse pour conclure une vie.


* * *

Loin au-dessus de la mer Circulaire, Rincevent se sentait un peu bête.

Ça arrive à tout le monde un jour ou l’autre.

Par exemple, dans une taverne on vous pousse le coude, vous pivotez d’un bloc et lâchez une bordée d’injures sur – vous vous en rendez peu à peu compte – la boucle de ceinture d’un type qu’on a dû directement tailler dans la masse à la naissance.

Ou alors une petite voiture emboutit la vôtre à l’arrière, vous sortez en vitesse, le poing levé vers le chauffeur qui, à ce qu’il vous semble en le voyant déplier interminablement sa carcasse comme dans un tour de passe-passe horrible, devait conduire depuis le siège arrière.

Ou encore vous menez une bande de mutins vers la cabine du capitaine, vous tambourinez à la porte, il sort sa grosse tête, un coutelas dans chaque main, vous lui dites : « On prend possession du navire, espèce de salaud, et tous les gars sont avec moi ! » Lui vous répond : « Quels gars ? » Vous devinez soudain un grand vide dans votre dos et vous faites : « Euh…

En d’autres mots, c’est la sensation forte et familière de s’enfoncer qu’éprouve quiconque laisse le flux de la colère le jeter loin sur la plage du châtiment et l’abandonner, selon l’expression poétique commune, dans la merde jusqu’au cou.

Le mage était toujours en colère, humilié et le reste, mais à un stade moindre, et le Rincevent qu’on connaît avait en partie repris le dessus. Il n’était d’ailleurs pas très content de se retrouver sur quelques fils de laine bleu et or à grande altitude au-dessus des vagues phosphorescentes.

Il avait pris la direction d’Ankh-Morpork. Il essaya de se rappeler pourquoi.

Bien sûr, c’était là que tout avait commencé. Peut-être était-ce la présence de l’Université, tellement chargée de magie qu’elle pesait comme un boulet de canon sur l’alaise de l’univers, qui étirait la réalité à l’épaisseur d’un papier à cigarette. C’était à Ankh que tout commençait et finissait.

C’était aussi chez lui, malgré tout, et Ankh l’appelait.

Souvenons-nous que Rincevent devait compter un certain nombre de rongeurs parmi ses ancêtres, et dans les moments de grande tension une envie irrésistible le prenait de filer se cacher dans son terrier.

Il laissa le tapis voguer quelque temps sur les courants aériens tandis que l’aurore, dont Créosote aurait sans doute chanté les doigts roses, formait un anneau de feu autour du bord du Disque. Elle répandait sa lumière paresseuse sur un monde à peine différent.

Rincevent cligna des yeux. Il trouvait la lumière étrange. Non, à la réflexion, pas étrange mais aytrange, ce qui était bien plus étrange. Il avait l’impression de regarder le monde à travers une brume de chaleur, une brume animée d’une vie propre. Elle dansait, s’étirait, et l’on devinait alors qu’il ne s’agissait pas d’une simple illusion d’optique mais de la réalité qui se tendait, se distendait, comme un ballon de baudruche avide de contenir trop de gaz.

Le tremblement était plus prononcé du côté d’Ankh-Morpork, où des éclairs et des fontaines d’air torturé indiquaient que le combat faisait toujours rage. Un bâtiment tout en hauteur surplombait aussi Al Khali, et il n’était pas unique en son genre, s’aperçut Rincevent.

N’était-ce pas une tour, là-bas, à Quirm, là où la mer Circulaire s’ouvrait sur l’océan du Bord ? Et il y en avait d’autres encore.

La situation devenait critique. La magie se désagrégeait. Adieu, université, niveaux, ordres ; au fond d’eux-mêmes, tous les collègues de Rincevent savaient que l’unité magique naturelle, c’était le mage, et un seul. Les tours allaient se multiplier et se faire la guerre jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une, puis les mages se battre jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un.

À ce stade-là, sûrement qu’il se battrait lui aussi.

Tout l’édifice qui tenait lieu de régulateur de la magie tombait en morceaux. Rincevent s’en indignait vivement. Il n’avait jamais été bon dans sa discipline, mais là n’était pas la question. Il connaissait sa place. Tout en bas, d’accord, mais au moins il avait sa place. Quand il levait les yeux, il voyait l’ensemble de la machine délicate tourner en douceur en se nourrissant de la magie naturelle que générait la rotation du Disque.

Ce qu’il avait n’était rien, mais tout de même quelque chose, et voilà qu’on le lui retirait.

Rincevent orienta le tapis face à la lueur lointaine d’Ankh-Morpork, petite tache brillante dans la première clarté du matin, et une partie désœuvrée de son cerveau se demanda pourquoi elle était si éclatante. Apparemment, il y avait aussi la pleine lune, et même Rincevent, dont les connaissances en physique restaient très vagues, était certain d’en avoir déjà vu une pas plus tard que l’autre jour.

Bah, aucune importance. Suffisait comme ça. Il ne voulait plus chercher à comprendre. Il rentrait à la maison.

Sauf que les mages ne peuvent jamais rentrer à la maison.

Il s’agit là d’un de ces dictons anciens et sensés à propos des hommes de l’art, hélas aucun d’entre eux n’en a jamais saisi le sens. Les mages n’ont pas le droit de prendre femme mais gardent celui d’avoir des parents et ils sont nombreux à revenir dans leur bonne vieille ville natale pour la Nuit du Porcher ou le Jeudi du Gâteau de l’Âme, l’occasion pour eux de chanter en chœur et de voir avec plaisir tous les petits caïds de leur enfance s’empresser de les éviter dans la rue.

C’est un peu comme l’autre dicton qu’ils n’ont jamais réussi à comprendre non plus ; on ne traverse pas deux fois la même rivière, prétend-il. Des expériences avec une petite rivière et un mage à longues jambes prouvent qu’on peut la traverser trente, trente-cinq fois par minute.

Les mages n’aiment pas beaucoup réfléchir. En ce qui les concerne, un applaudissement d’une main produit le son « applau ».

Mais dans le cas qui nous occupe, Rincevent ne pouvait pas rentrer chez lui parce qu’en réalité son chez lui n’existait plus. Il y avait bien une cité qui enjambait le fleuve Ankh, mais pas celle qu’il avait toujours connue ; elle était blanche, propre et ne sentait pas comme des cabinets remplis de harengs crevés.

Il atterrit, dans un état de choc, sur ce qui naguère s’appelait la place des Lunes Brisées. Il y vit des fontaines. Il y en avait déjà avant, bien entendu, mais qui suintaient, qui ne jouaient pas, et qui ressemblaient à de la soupe claire. Des dalles blanchâtres recouvraient la place, parsemées de petits éclats scintillants. Et malgré le soleil posé sur l’horizon comme un demi-pamplemousse de petit déjeuner, on ne voyait pas âme qui vive alentour. Normalement, Ankh grouillait en permanence de monde, par beau comme par gros temps, la couleur du ciel n’était qu’un détail accessoire.

De la fumée survolait la ville en longs tourbillons graisseux depuis la couronne bouillonnante au-dessus de l’Université. Rien d’autre ne bougeait en dehors des fontaines.

Rincevent s’était jusqu’à présent flatté de se sentir toujours seul, même dans la cité fourmillante, mais là, il trouvait affreux d’être seul avec soi-même.

Il roula le tapis, se le jeta sur l’épaule et parcourut à pas de loup les rues fantomatiques qui menaient à l’Université.

Les portes étaient ouvertes à tous les vents. La plupart des bâtiments paraissaient à demi détruits, soit par des tirs manqués ou des ricochets. La tour de la sourcellerie, bien trop haute pour être réelle, avait l’air indemne. Contrairement à la vieille Tour de l’Art. La moitié de la magie qui visait sa voisine avait dû rebondir dessus. Des pans entiers avaient fondu et commencé de s’écouler ; certains rougeoyaient, d’autres s’étaient cristallisés, quelques-uns s’étaient tordus, aurait-on dit, pour échapper en partie aux trois dimensions classiques. On aurait même plaint la pierre d’avoir dû subir pareil traitement. Vrai, la tour avait pour ainsi dire tout enduré à l’exception de l’écroulement définitif. Elle semblait tellement éprouvée que la pesanteur avait peut-être voulu l’épargner.

Rincevent soupira et contourna en catimini le pied de la tour en direction de la bibliothèque.

En direction de l’emplacement qu’avait occupé la bibliothèque.

L’encadrement de la porte était bien là, et la plupart des murs tenaient encore debout, mais un grand morceau de toit s’était effondré et la suie avait tout noirci.

Rincevent, immobile, contempla longuement le désastre.

Puis il lâcha le tapis, se précipita, trébucha et glissa en franchissant les décombres qui bloquaient à moitié l’entrée. Les pierres étaient encore chaudes sous ses pieds. Ici et là des débris de rayonnages continuaient de fumer.

D’éventuels spectateurs auraient vu Rincevent foncer dans un sens puis dans l’autre parmi les tas où le feu couvait toujours, les gratter désespérément, rejeter du mobilier calciné, déblayer des morceaux de toit abattu avec une force quasi surhumaine.

Ils l’auraient vu s’arrêter une fois ou deux pour reprendre son souffle, puis recreuser, en se coupant les mains sur des tessons de verre à demi fondus provenant du dôme du toit.

Ses doigts fureteurs finirent par toucher quelque chose de chaud et doux.

Pris de frénésie, le mage souleva et repoussa une poutre de faîtage calcinée, creusa dans un amas de tuiles et regarda dans le trou.

Là, à moitié écrasé par la poutre, roussi par le feu, gisait un gros régime de bananes molles archimûres.

Il en cueillit prudemment une, s’assit et l’observa un moment jusqu’à ce que le bout tombe tout seul.

Puis il la mangea.


* * *

« On n’aurait pas dû le laisser partir comme ça, dit Conina.

— Comment aurions-nous pu l’en empêcher, ô bel aiglon aux yeux de biche ?

— Mais il va peut-être faire des bêtises !

— À mon avis c’est plus que probable, dit Créosote d’un air compassé.

— Tandis que nous, plus malins, on reste assis à cuire sur une plage, sans rien à boire ni à manger, c’est ça ?

— Vous pourriez me raconter une histoire, proposa Créosote, pris d’un léger tremblement.

— La ferme. »

Le Sériph se passa la langue sur les lèvres. « J’imagine que même une anecdote très courte, c’est hors de question ? » maugréa-t-il.

Conina soupira. « Il n’y a pas que les histoires dans la vie, vous savez.

— Pardon. Là, je me suis un peu oublié. »

Maintenant que le soleil était haut dans le ciel, la plage de coquillages pilés luisait comme un salant. La mer n’avait pas meilleure allure à la lumière du jour. Elle ondulait comme de l’huile fine.

De chaque côté, la plage s’étirait en courbes planes, longues et horribles, piquées de bouquets ratatinés d’herbe de dune qui vivaient de l’humidité des embruns. Il n’y avait aucune trace d’ombre.

« Telles que je vois les choses, fit Conina, on est sur une plage, ce qui veut dire que tôt ou tard on arrivera à un fleuve, alors tout ce qui reste à faire, c’est de marcher dans une direction, toujours la même.

— Oui mais, neige enchanteresse sur les pentes du mont Eritor, nous ne savons pas laquelle. »

Nijel soupira et fouilla dans son sac.

« Hum, dit-il, excusez-moi. Est-ce que ça pourrait servir, ça ? Je l’ai volée. Navré. »

Il tendit la lampe de la salle du trésor.

« Elle est magique, non ? fit-il plein d’espoir. J’en ai entendu parler, de ces lampes-là, ça ne vaudrait pas le coup d’essayer ? »

Créosote fit non de la tête.

« Mais vous avez dit que votre grand-père s’en est servi pour faire sa fortune ! remarqua Conina.

— D’une lampe, dit le Sériph, il s’est servi d’une lampe. Pas de celle-ci. Non, la vraie, c’était une vieille lampe cabossée, mais un jour un sale colporteur est passé en proposer des neuves en échange des vieilles et mon arrière-grand-mère la lui a donnée contre celle-ci. Fallait-il être bête ! Cette lampe-là ne marche pas, évidemment.

— Vous l’avez essayée ?

— Non, mais il ne l’aurait pas donnée si elle avait marché, hein ?

— Frottez-la, dit Conina. On ne risque rien.

— Moi, j’éviterais », prévint Créosote.

Nijel tint la chose avec précaution. Bizarrement, elle avait des lignes pures, comme si on avait voulu concevoir une lampe pour la vitesse.

Il la frotta.

Les effets furent curieusement insignifiants. Il y eut un plop sans conviction et un filet de fumée monta soudain près des pieds de Nijel. Un trait apparut sur la plage à un pas de la fumée. Il s’étira bientôt pour délimiter un carré de sable qui disparut.

Un homme surgit à toute pompe de la plage, s’arrêta en catastrophe et grogna.

Il avait un bronzage princier, portait un turban, un petit médaillon d’or, un short satiné et des chaussures de jogging dernier cri à bout recourbé.

Il lança : « Je veux une réponse nette. Je suis où ? »

Conina se ressaisit la première.

« Sur une plage, répondit-elle.

— Ouais, fit le génie. Ce que je veux dire, c’est : quelle lampe ? Quel monde ?

— Vous ne savez pas ? »

La créature prit la lampe des mains sans forces de Nijel.

« Oh, cette vieillerie-là. Je suis en multipropriété. Deux semaines tous les ans au mois d’août mais, évidemment, on ne trouve jamais le temps.

— Vous avez beaucoup de lampes, c’est ça ? fit Nijel.

— Côté lampes, je suis plutôt surbooké, reconnut le génie. En fait, je songe à me diversifier dans les bagues. Les bagues m’ont l’air à la hausse en ce moment. Ça bouge beaucoup dans les bagues. Excusez-moi ; que puis-je faire pour vous ? » Cette dernière question posée du ton particulier qu’on prend pour se parodier soi-même avec humour, dans l’espoir mal fondé de paraître moins crétin.

« On…

— Moi, je veux boire, lança Créosote. Et tu es censé répondre que mon souhait est un ordre.

— Oh, plus personne ne sort ce genre de truc », dit le génie, et il fit apparaître un verre de nulle part. Il gratifia Créosote d’un sourire étincelant qui dura une courte fraction de seconde.

« On veut que tu nous fasses traverser la mer jusqu’à Ankh-Morpork », dit Conina d’un ton sans réplique.

Le génie eut l’air perplexe. Alors il tira un livre[22] très épais du néant et le consulta.

« Le concept me paraît excellent, dit-il enfin. On se fait un brunch mardi prochain, okay ?

— On se fait quoi ?

— J’ai une bonne pêche en ce moment.

— Tu as une… ? commença Conina.

— Super », fit le génie, sincère. Il jeta un coup d’œil à son poignet. « Hé, déjà ? » Il disparut.

Les deux hommes et la jeune femme considérèrent la lampe en silence, tout à leurs réflexions, puis Nijel demanda : « Qu’est-ce qui a bien pu leur arriver, vous savez, à ces gros types avec des culottes bouffantes qui disaient : Ordonne et je t’obéirai, ô Maître ? »

Créosote grogna. Il venait de boire son verre. C’était de l’eau avec des bulles et un goût de fer à repasser chaud.

« Merde, ça, je ne le supporte pas », gronda Conina. Elle lui arracha la lampe des mains et la frotta comme si elle regrettait de ne pas avoir une pleine poignée de toile émeri.

Le génie réapparut ailleurs, mais toujours à un pas de la petite explosion et du nuage de fumée de rigueur.

Il pressait à présent un objet incurvé et luisant contre son oreille et écoutait attentivement. Il jeta un bref regard à la mine furieuse de Conina et trouva moyen de lui faire comprendre, avec force frétillements de sourcils et gestes pressants de sa main libre, que des affaires inopportunes autant qu’ennuyeuses le retenaient momentanément et l’empêchaient, à son grand regret, de lui consacrer toute son attention pour l’instant, mais qu’une fois débarrassé du fâcheux, il lui en donnait l’assurance, il s’occuperait de son souhait, un souhait sûrement dicté par le bon goût et l’intelligence, un souhait qui serait pour lui un ordre.

« Je vais écraser la lampe », dit-elle d’une voix calme.

Le génie lui décocha un sourire et parla en hâte dans la chose qu’il maintenait entre son épaule et son menton.

« Bien, dit-il. Super. Une affaire, croyez-moi. Que vos agents appellent les miens. À eux de gérer ça, okay ? Bye. » Il rabaissa son instrument. « Connard, fit-il distraitement.

— Je vais vraiment écraser la lampe, dit Conina.

— Quelle lampe c’est ? s’empressa de demander le génie.

— Combien tu en as ? voulut savoir Nijel. J’ai toujours cru que les génies n’en avaient qu’une seule. »

Le génie expliqua d’un air las qu’il en avait plusieurs : une petite mais bien aménagée où il vivait en semaine, une autre plutôt exceptionnelle à la campagne, à savoir une chandelle paysanne à mèche de jonc soigneusement restaurée dans un coin de vignoble encore intact près de Quirm, et depuis peu un lot de lampes abandonnées dans le quartier des docks d’Ankh-Morpork qui promettaient, une fois que la société branchée s’y rendrait, de devenir l’équivalent occulte d’une suite de bureaux et d’un bar à vin.

Ils écoutaient avec un respect mêlé de crainte, comme des poissons fourvoyés par inadvertance dans un cours sur les techniques de vol.

« Qui sont ces agents que les autres agents doivent appeler ? demanda Nijel qui était impressionné mais sans savoir pourquoi ni par quoi.

— À vrai dire, je n’en ai pas encore, répondit le génie qui fit une grimace sans conteste en pleine ascension sociale au coin des lèvres. Mais ça va se faire.

— Taisez-vous tous, fit Conina avec autorité, et toi, tu nous emmènes à Ankh-Morpork.

— J’obéirais, à votre place, conseilla Créosote. Quand la bouche de la jeune dame ressemble à une boîte aux lettres, il vaut mieux faire ce qu’elle dit. »

Le génie hésitait.

« Je ne suis pas très branché sur les transports, dit-il.

— Alors, apprends », répliqua Conina. Elle se lançait la lampe d’une main à l’autre.

« La téléportation, c’est un vrai casse-tête à gérer, dit le génie, l’air désespéré. Pourquoi est-ce qu’on ne déj…

— Bon, très bien, fit Conina. J’ai juste besoin de deux grosses pierres plates…

— Okay, okay. Tenez-vous les mains, d’accord ? Je vais mettre le paquet mais on fait peut-être une grosse erreur…»

Les astrophilosophes de Krull ont un jour réussi à prouver de façon concluante que tous les lieux n’en sont qu’un et que la distance qui les sépare est une illusion, découverte embarrassante pour tous les penseurs puisqu’elle n’expliquait pas, entre autres choses, les poteaux indicateurs. Après des années de disputes, on soumit l’affaire à Ly Tin Wheedle, prétendument le plus grand philosophe du Disque[23], qui après mûre réflexion proclama que tous les lieux n’en étaient effectivement qu’un, mais un très grand.

L’ordre psychique fut donc rétabli. La distance reste cependant un phénomène entièrement subjectif et les êtres magiques peuvent la modifier à leur convenance.

Ils n’y arrivent pas forcément bien.


* * *

Rincevent, déprimé, assis dans les ruines noircies de la bibliothèque, s’efforçait de mettre le doigt sur ce qui clochait.

Eh bien, tout clochait, pour commencer. Il était impensable qu’on ait pu brûler la bibliothèque. La plus grosse réserve de magie du Disque. Elle nourrissait les mages. Tous les sortilèges dont on s’était jamais servi s’y trouvaient écrits quelque part. Les brûler, c’était… c’était… c’était…

Il n’y avait pas de cendres. Beaucoup de cendres de bois, oui, beaucoup de chaînes, de pierre noircie, de pagaïe. Mais des milliers de livres, ça ne brûle pas facilement. Il reste toujours des bouts de couvertures et des tas de cendres duveteuses. Et on n’en voyait nulle part.

Rincevent remua les débris du bout de l’orteil.

Il n’y avait qu’une porte pour entrer dans la bibliothèque. Ensuite, c’étaient les caves – il voyait les marches qui y descendaient, obstruées par les détritus –, mais on ne pouvait pas cacher tous les livrés là-dedans. On ne pouvait pas les téléporter ailleurs non plus, ils résisteraient à une magie pareille ; quiconque s’y risquerait se retrouverait avec le cerveau en dehors du chapeau.

Une explosion se produisit en altitude. Un anneau de feu orange se forma environ à mi-hauteur de la tour de la sourcellerie, s’éleva rapidement et fila comme une flèche en direction de Quirm.

Rincevent pivota sur son siège de fortune et leva la tête vers la Tour de l’Art. Il eut la nette impression qu’elle lui renvoyait son regard. Elle était complètement dépourvue de fenêtres, mais l’espace d’un instant il crut voir bouger tout là-haut parmi les tourelles en ruine.

Il se demanda quel âge avait vraiment la tour. Elle était plus ancienne que l’Université, sûrement. Plus ancienne que la ville qui s’était regroupée autour d’elle comme des éboulis au pied d’une montagne. Peut-être plus ancienne que la géographie. Rincevent savait qu’en un temps reculé les continents étaient différents et qu’ils s’étaient petit à petit blottis plus confortablement les uns contre les autres comme des chiots dans un panier. Peut-être que la tour venait d’ailleurs, amenée sur des vagues de rochers. Peut-être datait-elle d’avant le Disque lui-même, mais Rincevent n’aimait pas y penser, parce que ça soulevait des questions désagréables sur qui l’avait bâtie et pourquoi.

Il fit un examen de sa conscience.

Elle lui dit : je suis à court d’idées. Fais comme tu veux.

Rincevent se leva, brossa la poussière et les cendres de sa robe qui perdit du même coup une certaine quantité de peluche rouge. Il retira son chapeau et tenta d’en redresser la pointe, la mine préoccupée, avant de s’en recoiffer.

Puis il se dirigea d’un pas incertain vers la Tour de l’Art.

Il y avait une petite et très vieille porte à sa base. Le mage ne fut aucunement surpris lorsqu’elle s’ouvrit à son approche.


* * *

« C’est bizarre, ici, dit Nijel. Les murs sont drôlement courbés.

— Où on est ? fit Conina.

— Y a-t-il de l’alcool ? demanda Créosote. Sans doute que non, se répondit-il.

— Et pourquoi ça bouge ? fit Conina. Je ne me suis encore jamais trouvée entre des murs de métal. » Elle renifla. « Vous ne sentez pas une odeur d’huile ? » ajouta-t-elle avec méfiance.

Le génie réapparut, mais cette fois sans la fumée ni les effets de trappe baladeuse. Manifestement, il s’efforçait de se tenir aussi éloigné de Conina que le lui permettait la politesse.

« Tout le monde est okay ? lança-t-il.

— On est à Ankh ? fit-elle. Seulement, quand on t’a demandé de nous emmener, on s’attendait à ce que tu nous déposes quelque part où il y aurait une porte.

— Vous êtes en route, dit le génie.

— On voyage dans quoi ? »

Quelque chose dans l’hésitation que marqua l’esprit piqua dans sa partie charnue le cerveau de Nijel, qui sauta sans élan à une conclusion impensable. Le jeune héros baissa les yeux sur la lampe dans ses mains.

Il lui donna une secousse, pour voir. Le plancher bougea.

« Oh, non, dit-il. C’est physiquement impossible.

— On est dans la lampe ? » fit Conina.

La pièce trembla à nouveau lorsque Nijel essaya de regarder dans le bec.

« Ne vous inquiétez pas, dit le génie. Et même, n’y pensez pas si vous pouvez. »

Il expliqua – quoique « expliquer » soit sans doute trop positif ; dans le cas présent il aurait en réalité fallu dire : « échouer à expliquer », mais longuement –, il expliqua, donc, qu’il était parfaitement possible de se déplacer à travers le monde dans une petite lampe portée par l’un des voyageurs, la lampe elle-même se déplaçant parce que c’était une des personnes à l’intérieur qui la portait, à cause a) de la nature fractale de la réalité qui autorisait à croire que tout était dans tout le reste, et b) des relations publiques créatrices. L’astuce tablait sur le fait que les lois de la physique ne remarqueraient pas le vice de raisonnement avant la fin du voyage.

« Vu la conjoncture, il vaut mieux ne pas y penser, hein ? fit le génie.

— Comme ne pas penser à des rhinocéros roses ? dit Nijel qui eut un rire gêné lorsque les autres se mirent à le dévisager.

« C’était un jeu qu’on avait, reprit-il. Il fallait éviter de penser à des rhinocéros roses. » Il toussa. « Je n’ai jamais dit que c’était un très bon jeu. »

Il loucha une fois encore dans le bec.

« Non, reconnut Conina, pas très bon.

— Hum, fit le génie. Quelqu’un a envie de café ? De zique ? D’une petite partie de Noble Quête[24] ?

— D’un verre ? ajouta Créosote.

— Vin blanc ?

— Cochonnerie infâme. »

Le génie parut scandalisé.

« Le rouge, c’est mauvais pour… commença-t-il.

— … Mais dans la tempête, le navire ne choisit pas son porto, le coupa bien vite Créosote. Même du sauternes fera l’affaire. Mais pas de parapluie dedans. » Le Sériph dut se dire que ce n’était pas une façon de parler au génie. Il se ressaisit un peu. « Pas de parapluie, par les Cinq Lunes de Nasreem. Pas de morceaux de fruits, d’olives, de paille recourbée ni de singes pour le décor, je te l’ordonne par les Dix-sept Sidérites de Sarudin…

— Les parapluies, ce n’est pas mon genre, fit le génie, boudeur.

— C’est plutôt vide, là-dedans, dit Conina. Pourquoi tu ne meubles pas ?

— Ce que je ne comprends pas, dit Nijel, c’est la chose suivante : si on est tous dans la lampe que je tiens, alors le moi à l’intérieur en tient une autre plus petite, et dans cette lampe-là…»

Le génie s’empressa d’agiter les mains.

« Ne parlez pas de ça ! intima-t-il. S’il vous plaît ! »

Le front honnête de Nijel se plissa. « Oui, mais, dit-il, il y en a beaucoup, des moi, ou quoi ?

— C’est une histoire de cycles, mais arrêtez d’attirer l’attention dessus, ouais ?… Oh, merde. »

Il y eut le bruit ténu et désagréable de l’univers qui comprenait soudain.


* * *

Il faisait noir dans la tour ; un noyau dur de ténèbres ancestrales y demeurait depuis l’aube des temps et ne goûtait pas l’intrusion de cette arriviste de lumière du jour qui se faufilait autour de Rincevent.

Le mage sentit un déplacement d’air lorsque la porte se referma dans son dos et que l’obscurité revint à flots, remplit l’espace qu’avait occupé la lumière avec une telle précision qu’on n’aurait pas vu la ligne de raccord même si la lumière avait encore été là.

L’intérieur de la tour sentait les antiquités, avec un léger soupçon de fiente de corbeau.

Il fallait beaucoup de courage pour rester comme ça dans ce noir. Rincevent n’en avait pas tant, mais il resta quand même.

Quelque chose se mit à renifler autour de ses pieds, et il s’immobilisa complètement. La seule raison qui le retenait de bouger, c’était la crainte de marcher sur autre chose de pire.

Puis une main comme un vieux gant de cuir toucha la sienne, tout doucement, et une voix fit : « Oook. »

Rincevent leva les yeux.

L’obscurité recula, l’espace d’un instant, devant un éclair de lumière éclatante. Et Rincevent vit.

La tour entière était tapissée de livres. Ils se pressaient sur chacune des marches de l’escalier en colimaçon pourri qui s’élevait le long de la paroi intérieure. Ils s’entassaient par terre, mais d’une façon qui laissait à penser que « se blottir » aurait mieux convenu. Ils avaient pris place – d’accord, s’étaient perchés – sur le moindre rebord éboulé.

Ils l’observaient, d’une manière furtive qui n’avait rien à voir avec les six sens classiques. Les livres s’y entendent assez bien pour communiquer des pensées, pas nécessairement les leurs évidemment, et Rincevent prit conscience qu’ils voulaient lui dire quelque chose.

Il y eut un autre éclair. Il comprit qu’il s’agissait d’un tir de magie en provenance de la tour de la sourcellerie, réfléchi depuis le trou qui donnait sur le toit, tout là-haut.

En tout cas, il lui permit de reconnaître Karlou qui lui soufflait sur le pied droit. C’était déjà un soulagement. Maintenant, s’il pouvait seulement mettre un nom sur le glissement doux et répété près de son oreille gauche…

Il y eut encore un éclair charitable, et le mage se retrouva les yeux dans ceux petits et jaunes du Patricien qui griffait avec patience la paroi de son bocal de verre. C’était un grattement léger, distrait, comme si le petit lézard ne cherchait pas spécialement à sortir mais que ça l’intéressait vaguement de savoir combien de temps il mettrait à user le verre.

Rincevent baissa la tête vers la masse piriforme du bibliothécaire.

« Il y en a des milliers, chuchota-t-il d’une voix qu’absorbèrent et réduisirent au silence les rangs serrés des livres. Comment tu as fait pour tous les amener ici ?

— Oook oook.

— Ils ont quoi ?

— Oook, répéta le bibliothécaire qui battit vigoureusement de ses coudes dépourvus de poils.

— Volé ?

— Oook.

— Ils savent voler ?

— Oook, opina le bibliothécaire.

— Ç’a dû être drôlement impressionnant. J’aimerais bien voir ça un jour.

— Oook. »

Les livres n’en avaient pas tous réchappé. La plupart des grimoires importants s’en étaient sortis, mais un herbier en sept volumes avait laissé son index dans les flammes et plus d’une trilogie déplorait la perte d’un tome. Certains ouvrages avaient leur reliure roussie ; d’autres n’avaient plus de couverture et laissaient pitoyablement pendre leur brochage par terre.

On gratta une allumette, et des pages bruissèrent, inquiètes, le long des murs. Mais ce n’était que le bibliothécaire qui allumait une bougie avant de traverser la salle d’un pas traînant, surplombé d’une ombre menaçante assez grande pour escalader des gratte-ciel. Il avait installé une table rudimentaire contre un mur, jonchée d’outils mystérieux, de pots d’adhésifs rares et d’un étau de relieur qui serrait déjà un in-folio gravement atteint. Quelques minces traits de feu magique parcouraient péniblement l’ouvrage.

L’anthropoïde fourra le bougeoir dans la main de Rincevent, saisit un scalpel et une paire de petites pinces, puis se pencha sur le livre tremblant. Rincevent pâlit.

« Hum, fit-il, euh… Est-ce que ça t’ennuie si je m’en vais ? Je m’évanouis à la vue de la colle. »

Le bibliothécaire refusa de la tête et désigna d’un coup de pouce absorbé un plateau d’outils.

« Oook », ordonna-t-il. Rincevent acquiesça d’un air malheureux et lui tendit docilement une paire de ciseaux à long bec. Le mage grimaça lorsque deux pages endommagées furent sectionnées et tombèrent par terre.

« Qu’est-ce que tu lui fais ? parvint-il à demander.

— Oook.

— Une appendicectomie ? Oh. »

L’anthropoïde fit un nouveau signe du pouce sans lever les yeux. Rincevent pécha une aiguille et du fil rangés sur le plateau et les lui tendit. Le silence ne fut alors plus troublé que par le crissement du fil qu’on passait à travers le papier, puis le bibliothécaire se redressa et annonça :

« Oook. »

Rincevent sortit son mouchoir pour éponger le front du primate.

« Oook.

— De rien. Est-ce… qu’il va s’en tirer ? »

Le bibliothécaire fit oui de la tête. Un soupir de soulagement général, presque inaudible, tomba des gradins de livres au-dessus d’eux.

Rincevent s’assit. Les livres avaient peur. Ils étaient terrifiés, même. La présence du sourcelier leur faisait froid dans le dos, et la force de leur attention se referma autour du mage comme un étau.

« Très bien, marmonna-t-il, mais qu’est-ce que je peux y faire ?

— Oook. » Le bibliothécaire lui lança un regard qui eût été narquois par-dessus une paire de lunettes demi-lune, s’il en avait porté, et tendit la main vers un autre livre.

« Écoute : tu sais que je ne suis pas bon en magie.

— Oook.

— Cette sourcellerie, là, ça ne rigole pas. Ça remonte aux origines, à l’aube des temps. Ou aux alentours du petit déjeuner, en tout cas.

— Oook.

— Ça finira par tout détruire, non ?

— Oook.

— Il est temps que quelqu’un y mette le holà, d’accord ?

— Oook.

— Seulement, ça ne peut pas être moi, tu vois. En venant ici, je croyais pouvoir faire quelque chose, mais cette tour ! Elle est si grande ! Elle doit être à l’épreuve de toute magie ! Si des mages vraiment puissants n’arrivent à rien, comment moi, j’y arriverais ?

— Ook, reconnut le bibliothécaire qui recousait un dos cassé.

— Alors, tu vois, je crois qu’un autre doit s’y coller pour sauver le monde cette fois-ci. Moi, je ne vaux rien pour ça. »

L’anthropoïde hocha la tête, tendit le bras et décoiffa Rincevent de son chapeau.

« Hé ! »

Le bibliothécaire l’ignora, saisit une paire de grands ciseaux.

« Écoute, c’est mon chapeau, si ça ne te fait rien ne t’avise pas de faire ça à mon…»

Il s’élança et fut récompensé d’un coup de poing sur le côté de la tête, ce qui l’aurait étonné s’il avait eu le temps d’y réfléchir ; le bibliothécaire se déplaçait peut-être en traînant les pieds, avec son air bonhomme de ballon bloblotant, mais sa peau distendue dissimulait un formidable châssis cantilever de muscles et d’os capable de faire passer une pleine poignée d’articulations calleuses à travers une planche de chêne épaisse. Se jeter contre le bras du bibliothécaire revenait à percuter une barre de fer poilue.

Karlou se mit sauter sur place et à japper, tout excité.

Rincevent poussa un cri rauque, intraduisible, de fureur, rebondit sur le mur, saisit au passage une pierre tombée par terre en guise de gourdin rudimentaire, repartit à l’assaut et s’arrêta net.

Le bibliothécaire était accroupi au milieu de la pièce ; ses ciseaux touchaient – mais ne coupaient pas – le chapeau.

Et il souriait à Rincevent.

Ils restèrent ainsi figés quelques secondes, comme un tableau vivant. Puis l’anthropoïde lâcha les ciseaux, chassa par des pichenettes plusieurs grains de poussière imaginaires du chapeau dont il redressa la pointe avant de le remettre sur la tête du mage.

Un instant plus tard, le choc passé, Rincevent se rendit compte qu’il tenait à bout de bras une pierre très grosse et terriblement lourde. Il réussit à la rejeter de côté avant qu’elle ne retrouve ses esprits et ne se souvienne de lui tomber dessus.

« Je vois, dit-il en se laissant choir le long du mur et en se frottant les coudes. Et tout ça, c’est censé m’apprendre quelque chose, hein ? Une leçon de morale, Rincevent face à lui-même, à lui de trouver pour quelle cause il est vraiment prêt à se battre. Hein ? Eh bien, c’était un très sale tour. Et je vais te dire une bonne chose. Si tu crois que ça a pris… – il saisit le bord du chapeau – … si tu crois que ça a pris… Si tu crois que j’ai… Tu repasseras. Écoute, c’est… Si tu crois…»

Le silence retomba sur son bredouillage. Il haussa les épaules.

« D’accord. Mais en fin de compte, qu’est-ce que je peux vraiment faire ? »

Le bibliothécaire répondit d’un geste ample qui signifiait, aussi clairement que « oook », que Rincevent était un mage pourvu d’un chapeau, d’une bibliothèque de livres magiques et d’une tour. Autant dire tout ce dont un homme de l’art a besoin. Un anthropoïde, un petit fox-terrier à mauvaise haleine et un lézard dans un bocal, c’était en supplément.

Rincevent sentit une légère pression sur son pied. Karlou, extrêmement lent à saisir, avait refermé ses gencives édentées sur le bout de sa chaussure et la suçait méchamment.

Il attrapa le petit chien par la peau du cou et par le tronçon hérissé qu’il tenait pour sa queue, faute d’un meilleur mot, et l’écarta gentiment. « D’accord, dit-il. Tu ferais bien de me dire ce qui s’est passé ici. »


* * *

Depuis les montagnes de Caraque qui dominaient la vaste et froide plaine de Sto où Ankh-Morpork s’égaillait comme un sac d’épicerie tombé par terre, le spectacle était particulièrement impressionnant. Des tirs perdus et des ricochets de la guerre magique fusaient tout autour et par-dessus, dans un nuage cratériforme d’air figé dont le cœur fulgurait et scintillait de lumières étranges.

Les routes qui en rayonnaient étaient noires de réfugiés. Toutes les auberges et tavernes en bordure affichaient complet. Ou presque toutes.

Personne n’avait l’air de vouloir s’arrêter au petit bistro plutôt coquet qui nichait parmi les arbres juste à l’écart de la route de Quirm. Non parce que les passants craignaient d’y entrer, non ; pour le moment, on ne leur permettait pas de la remarquer, tout bonnement.

Il y eut une perturbation atmosphérique à près d’un kilomètre de là, et trois silhouettes tombèrent de nulle part dans un bosquet de lavande.

Elles restèrent étendues sur le dos, au soleil parmi les branches brisées et odorantes, jusqu’à ce qu’elles retrouvent leurs esprits. Puis Créosote demanda : « Où sommes-nous, à votre avis ?

— Ça sent comme un tiroir de sous-vêtements, dit Conina.

— Ce n’est pas moi », répondit Nijel, catégorique.

Il se releva tout doucement et reprit : « Personne n’a vu la lampe ?

— Oubliez ça. On l’a sûrement vendue pour acheter un bar à vin », répondit Conina.

Nijel farfouilla à droite à gauche entre les tiges de lavande et finit par mettre la main sur un petit objet métallique.

« Je l’ai ! lança-t-il.

— Ne la frottez pas ! » s’exclamèrent les deux autres en chœur. Trop tard, hélas, mais ça n’avait pas grande importance car le coup de polissage prudent de Nijel eut pour tout résultat l’apparition de petites lettres de fumée rouge suspendues en l’air.

« Bonjour, lut Nijel à voix haute. Ne raccrochez pas la lampe parce que votre clientèle nous est précieuse. Laissez donc un souhait après le bip sonore et, dans le meilleur délai, ce souhait sera un ordre pour nous. En attendant, c’est à nous de vous souhaiter une bonne éternité. » Il ajouta : « Vous savez, je crois qu’il est un peu surbooké. »

Conina se taisait. Elle fixait par-delà les plaines la tempête brûlante de magie. De temps en temps une flèche de feu s’en détachait et filait vers une tour lointaine. Elle frissonna, malgré la chaleur croissante du jour. « Faut descendre là-bas sans tarder, dit-elle. C’est très important.

— Pourquoi ? » demanda Créosote. Un verre de vin n’avait pas suffi à lui faire retrouver sa bonhomie naturelle.

Conina ouvrit la bouche et – chose inhabituelle pour elle – la referma. Impossible d’expliquer que chaque gène de son corps la poussait en avant, lui intimait d’intervenir ; des visions d’épées et de boules hérissées de pointes envahissaient sans cesse les salons de coiffure de sa conscience.

Nijel, pour sa part, ne ressentait pas un tel élan. Tout ce qui le poussait en avant, c’était son imagination, mais il en avait assez pour mettre à flot une bonne galère de guerre. Il regarda résolument la ville, le menton volontaire – enfin, qui aurait été volontaire s’il en avait eu un.

Créosote comprit qu’il était en minorité.

« Ils ont à boire, là-bas ? fit-il.

— Plein, dit Nijel.

— C’est déjà ça, concéda le Sériph. D’accord, nous vous suivons, ô fille aux seins de pêche et…

— Et pas de poésie. »

Ils se dépêtrèrent du bosquet, descendirent le flanc de montagne et rejoignirent la route qui, peu après, passa devant la susmentionnée taverne, ou caravansérail ainsi que Créosote persistait à l’appeler.

Ils hésitèrent à entrer. La maison n’avait pas l’air d’apprécier les visiteurs. Mais Conina, qui de par ses origines et son éducation avait tendance à faire discrètement le tour des bâtiments, Conina, donc, découvrit quatre chevaux attachés dans la cour.

Ils les considérèrent d’un œil prudent.

« Ça serait du vol », dit lentement Nijel.

Conina ouvrit la bouche pour en convenir et les mots « pourquoi pas ? » franchirent ses lèvres. Elle haussa les épaules.

« On devrait peut-être laisser de l’argent… suggéra le héros.

— Ne me regardez pas, fit Créosote.

— … ou laisser un mot sous la bride. Ou autre chose. À votre avis ? »

Pour toute réponse, Conina bondit sur le plus gros coursier qui, à première vue, appartenait à un soldat. Il transportait un véritable arsenal.

Créosote se hissa difficilement sur le deuxième, un cheval bai plutôt ombrageux, et soupira. « Elle a sa tête de boîte aux lettres, dit-il. À votre place, je ferais ce qu’elle dit. »

Nijel regarda les deux autres montures d’un air soupçonneux. L’une était très forte et très blanche, pas de ce blanc cassé auquel parviennent au mieux la plupart des chevaux, mais d’un blanc ivoirin translucide que le jeune héros eut inconsciemment l’envie pressante de comparer à un linceul. L’animal donnait aussi la nette impression d’être plus intelligent que lui.

Il choisit l’autre. Un cheval un peu maigre mais docile qu’il réussit à enfourcher au bout du deuxième essai seulement.

Ils se mirent en route.

On entendit à peine le martèlement des sabots dans l’obscurité qui régnait à l’intérieur de la taverne. Le patron se déplaçait comme dans un rêve. Il savait qu’il avait des clients, il leur avait même parlé, il les voyait même assis autour d’une table près du feu, mais si on lui avait demandé de dire à qui il avait parlé et ce qu’il avait vu, il aurait été bien embarrassé. Ceci parce que le cerveau humain est d’une efficacité remarquable pour se fermer à ce qu’il veut ignorer. Pour l’heure, le sien aurait pu protéger une chambre forte de banque.

Et les consommations ! Pour la plupart, il n’en avait jamais entendu parler, mais des bouteilles bizarres apparaissaient sans cesse sur les étagères au-dessus des fûts de bière. L’ennui, c’était qu’à chaque fois qu’il voulait y réfléchir, ses pensées s’enfuyaient…

Les silhouettes autour de la table levèrent les yeux de leurs cartes.

L’une d’elles tendit une main. C’est collé au bout du bras et ç’a cinq doigts, se dit le cerveau du tavernier. Ça doit être une main.

Il y avait une chose à laquelle le cerveau du gargotier ne pouvait pas se fermer : le son des voix. Celle-là donnait l’impression qu’on cognait sur un caillou avec un rouleau de feuilles de plomb.

« HOMME DU BAR. »

Le tavernier gémit faiblement. Les chalumeaux de l’horreur forçaient peu à peu la porte d’acier de son esprit.

« BON, VOYONS VOIR. UN… C’ÉTAIT QUOI, DÉJÀ ?

— Un Bloody Mary. » Cette voix-là faisait ressembler une commande à une ouverture d’hostilités.

« OH, OUI. ET…

— Moi, c’était un petit eggnog, fit la Pestilence.

— UN EGGNOG.

— Avec une cerise.

— EXCELLENT, mentit la voix de plomb. POUR MOI, CE SERA UN PETIT PORTO ET… – la silhouette regarda de l’autre côté de la table le dernier membre du quartette et soupira – APPORTEZ DONC UN AUTRE BOL DE CACAHUÈTES. »

À trois cents mètres de là, les voleurs de chevaux tentaient de s’habituer à une expérience nouvelle. « C’est vrai qu’on n’est pas trop secoués, parvint enfin à dire Nijel.

— Et une belle… une belle vue, renchérit Créosote dont la voix se perdit dans son sillage.

— Mais je me demande, reprit Nijel, si on a bien fait.

— On avance, non ? répliqua Conina. Ne soyez donc pas mesquin.

— C’est juste que, ben… regarder des cumulus du dessus, c’est…

— La ferme !

— Pardon.

— De toutes façons, ce sont des stratus. Des stratocumulus à la rigueur.

— C’est vrai, fit Nijel, pitoyable.

— Est-ce que ça fait une différence ? demanda Créosote, complètement allongé sur l’encolure de son cheval, les yeux fermés.

— À peu près trois cents mètres.

— Oh.

— Peut-être deux cents seulement, concéda Conina.

— Ah. »


* * *

La tour de la sourcellerie tremblait. De la fumée colorée déferlait dans ses pièces voûtées et ses couloirs luisants. Dans la grande salle tout en haut, là où l’atmosphère était épaisse, grasse et avait goût de fer-blanc brûlé, nombre de mages gisaient évanouis suite à l’effort mental qu’imposait la bataille. Mais il en restait suffisamment. Assis en un large cercle, en pleine concentration.

On voyait, mais tout juste, chatoyer l’air tandis que la sourcellerie brute sortait en tourbillons du bourdon entre les mains de Thune pour pénétrer au centre de l’octogramme.

Des formes étrangères apparurent un bref instant et s’évanouirent. Le tissu de la réalité passait à l’essoreuse.

Cardant frémit et se détourna, de peur de voir quelque chose qu’il préférerait ignorer.

Les grands mages survivants, eux, virent un simulacre du Disque planer sous leurs yeux. Lorsque Cardant regarda à nouveau, la petite lueur rouge au-dessus de la ville de Quirm vacilla puis s’éteignit.

L’air grinça.

« Plus de Quirm, murmura Cardant.

— Ça ne laisse plus qu’Ai Khali, fit un autre.

— Il y a de la puissance qui sait se défendre, là-bas. »

Cardant hocha une tête maussade. Il aimait bien Quirm, c’était… elle avait été une petite cité charmante qui donnait sur l’océan du Bord. Il se replongea un moment avec mélancolie dans le passé. La ville avait des géraniums sauvages, se rappelait-il, qui embaumaient les rues pavées et pentues de leur fragrance musquée.

« Poussaient dans les murs, dit-il à voix haute. Roses. Ils étaient roses. »

Les autres mages le dévisagèrent d’un œil bizarre. Un ou deux, d’une humeur plutôt paranoïde même pour des mages, jetèrent un regard soupçonneux aux murs.

« Vous allez bien ? demanda l’un.

— Hein ? fit Cardant. Oh. Oui, pardon. J’étais ailleurs. »

Il se retourna pour voir Thune, assis à l’écart du cercle, le bourdon sur les genoux. Le gamin avait l’air de dormir. Il dormait peut-être. Mais Cardant savait dans les tréfonds de son âme tourmentée que le bourdon, lui, ne dormait pas. Le bourdon l’observait, jaugeait son esprit.

Le bourdon savait. Il était même au courant pour les géraniums roses.

« Je n’ai jamais désiré que ça se passe comme ça, dit-il doucement. Tout ce qu’on voulait, en réalité, c’était un peu de respect.

— Vous êtes sûr que vous allez bien ? »

Cardant répondit vaguement oui de la tête. Tandis que ses collègues reprenaient leur concentration, il leur lança un coup d’œil en coin.

D’une certaine façon, tous ses vieux amis avaient disparu. Enfin, pas ses amis. Un mage n’a jamais d’amis, du moins pas chez les confrères. Il fallait un autre mot. Ah oui, voilà. Ses ennemis. Mais des ennemis de grande classe. Des gentilshommes. La crème de la profession. Pas comme ces types, là, même s’ils avaient apparemment réussi dans le métier depuis l’arrivée du sourcelier.

Il n’y a pas que la crème à savoir flotter en surface, se dit-il amèrement.

Il dirigea son attention vers Al Khali, fouilla en esprit ; il savait que les mages autour de lui faisaient certainement de même, sans cesse en quête d’un défaut dans la cuirasse.

Il songea : Est-ce que moi, je suis un défaut dans la cuirasse ? Duzinc a essayé de me dire quelque chose. C’était à propos du bourdon. Un mage devrait s’appuyer sur son bourdon, non le contraire… C’est le bourdon qui le dirige, qui le mène… Je regrette de ne pas avoir écouté Duzinc… Ça ne va pas, je suis un défaut dans la cuirasse…

Il essaya encore, chevaucha les rouleaux de puissance, les laissa porter son esprit dans la tour ennemie. Même Abrim se servait de la sourcellerie, et Carding modula la vague, s’infiltra dans les défenses dressées contre lui.

L’image de l’intérieur de la tour d’Al Khali apparut, se précisa…

… Le Bagage longeait lourdement les couloirs rougeoyants. Il était extrêmement en colère à présent. On l’avait sorti de son hibernation, on l’avait méprisé, toutes sortes de formes de vie mythologiques et désormais éteintes l’avaient agressé, il avait mal de tête. Alors qu’il entrait dans la Grande Salle, il détecta le chapeau. L’affreux chapeau, la cause de tous ses malheurs. Il s’avança d’un air décidé…

Cardant, qui éprouvait la résistance d’Abrim, sentit la concentration du vizir vaciller. Un instant, il vit par les yeux de l’ennemi, vit le parallélépipède s’amener au petit galop. Abrim voulut, l’espace d’une seconde, déplacer son attention, et alors, aussi incapable de se retenir qu’un chat au spectacle d’une petite chose couinante détalant au ras du sol, Cardant frappa.

Pas fort. À quoi bon ? L’esprit d’Abrim s’évertuait à équilibrer et canaliser des énergies monstrueuses, une légère poussée suffisait pour le faire basculer de sa position.

Abrim tendit les mains afin d’anéantir le Bagage, laissa échapper un début de cri vite avorté et implosa.

Les mages autour de lui crurent le voir rapetisser au-delà du possible en une fraction de seconde et disparaître, pour ne laisser qu’une image résiduelle noire sur la rétine…

Les plus intelligents du lot prirent leurs jambes à leur cou…

Et la magie que canalisait le grand vizir revint en raz-de-marée, se libéra dans une formidable explosion stochastique qui pulvérisa le chapeau, souffla l’ensemble des niveaux inférieurs de la tour et une grande partie de ce qui restait de la ville.

À Ankh, il y avait tant de mages à se concentrer sur la salle que la résonance les projeta par contrecoup de l’autre côté de la pièce. Cardant atterrit sur le dos, le chapeau sur les yeux.

On le releva, puis on l’épousseta avant de le conduire à Thune et au bourdon, au milieu des acclamations – quoique certains des mages les plus âgés s’abstinssent de l’acclamer. Mais il ne parut pas y attacher d’importance.

Il baissa un regard éteint sur le gamin, puis porta lentement les mains à ses oreilles.

« Vous ne les entendez pas ? » fit-il.

Les mages se turent. Cardant avait toujours le pouvoir et le son de sa voix aurait étouffé un orage.

Les yeux de Thune rougeoyèrent.

« Je n’entends rien », dit-il.

Cardant se tourna vers le reste des mages.

« Et vous, vous ne les entendez pas ? »

Ils secouèrent la tête. L’un d’eux demanda : « On n’entend pas quoi, collègue ? »

Cardant sourit, d’un sourire large, dément. Même Thune fit un pas en arrière.

« Vous les entendrez bien assez tôt, dit-il. Vous avez allumé un fanal. Vous allez tous les entendre. Mais pas pour longtemps. » Il repoussa les jeunes mages qui lui tenaient les mains et s’approcha de Thune.

« Tu inondes le monde de ta sourcellerie, et des choses arrivent avec elle, dit-il. D’autres leur ont déjà ouvert un chemin, mais toi, tu leur as ouvert une avenue ! »

Il bondit en avant, arracha le bourdon des mains du gamin et le balança en l’air pour l’écraser contre le mur.

Cardant se pétrifia lorsque le bourdon riposta. Puis sa peau se mit à se boursoufler…

La plupart des mages parvinrent à détourner la tête.

Quelques-uns – il y en a toujours comme ça – regardèrent, en proie à une fascination répugnante.

Thune regarda lui aussi. Ses yeux s’agrandirent d’étonnement. Il porta une main à sa bouche. Il voulut reculer. Impossible.


* * *

« Ce sont bel et bien des cumulus.

— Merveilleux », fit Nijel d’une voix faible.


* * *

« LE POIDS N’A RIEN À VOIR LÀ-DEDANS. MON DESTRIER A PORTÉ DES ARMÉES ENTIÈRES. MON DESTRIER A PORTÉ DES VILLES. OUI, IL A TOUT PORTÉ QUAND IL LE FALLAIT, dit la Mort. MAIS vous TROIS, IL NE vous PORTERA PAS.

— Pourquoi donc ?

— C’EST UNE QUESTION D’IMAGE.

— Parce que tu crois que c’est une bonne image, ça : le cavalier et les trois piétons de l’Apocralypse ? fit la Guerre d’un ton irrité.

— Tu pourrais peut-être leur demander de nous attendre, non ? dit la Pestilence dont la voix rappelait des gouttes tombant du fond d’un cercueil.

— J’AI À FAIRE », répondit la Mort. Il produisit un petit cliquetis avec ses dents. « JE SUIS SÛR QUE VOUS VOUS DÉBROUILLEREZ. VOUS VOUS DÉBROUILLEZ TOUJOURS. »

La Guerre regarda s’éloigner le cheval. « Des fois, il me porte vraiment sur le système. Pourquoi est-ce qu’il tient tout le temps à avoir le dernier mot ? fit-il[25].

— La force de l’habitude, je suppose. »

Ils revinrent à la taverne. Ils restèrent un moment silencieux, puis la Guerre demanda : « Où il est, la Famine ?

— Il cherche la cuisine.

— Oh. » La Guerre racla la poussière par terre de son pied d’armure et réfléchit à la distance jusqu’à Ankh. L’après-midi était très chaud. Qu’elle attende donc, l’Apocralypse !

« Un dernier pour la route ? suggéra-t-il.

— T’es sûr ? fit la Pestilence, dubitatif. Je croyais qu’on nous attendait. C’est-à-dire… je ne voudrais pas décevoir les gens.

— On a le temps pour un dernier vite fait, j’en suis certain, insista la Guerre. Les pendules de bistrot ne sont jamais à l’heure. On a du temps en pagaye. Tout le temps du monde. »


* * *

Cardant s’écroula en avant avec un bruit sourd sur le carrelage d’un blanc étincelant. Le bourdon roula de ses mains et se mit debout tout seul.

Thune tâta le corps flasque du bout du pied.

« Je l’avais prévenu, fit-il. Je lui avais dit ce qui arriverait s’il y touchait encore. Il voulait dire quoi par : vous les entendez ? »

La question déclencha des quintes de toux et des inspections minutieuses d’ongles.

« Il a voulu dire quoi ? » redemanda Thune.

Ovin Gauchet, maître de conférences en Tradition, s’aperçut une fois de plus que les mages qui l’entouraient se clairsemaient comme brume du matin. Sans bouger, il donnait l’impression d’avoir avancé. Ses yeux tournaient comme des bêtes prises au piège.

« Euh », fit-il. Il agita vaguement des mains fines. « Le monde, vous voyez… enfin, la réalité où nous vivons… en fait, on peut la voir, comment dire… comme une feuille de caoutchouc. » Il hésita, conscient que la phrase ne figurerait dans aucun recueil de citations dignes d’être retenues.

« Ainsi, reprit-il en hâte, elle est déformée, euh… détendue par la moindre présence de magie et, si je puis faire une remarque, trop de magie potentielle, pour peu qu’elle soit concentrée en un seul point, pousse notre réalité, euh… vers le bas, bien qu’il ne faille pas évidemment le prendre au pied de la lettre (car je ne cherche aucunement à suggérer une dimension physique), et on a avancé l’idée qu’une masse suffisamment importante de magie pourrait, dirons-nous, euh… percer le réel à son point le plus bas et ouvrir, peut-être, la voie aux habitants ou, si je puis me permettre un terme plus approprié, aux résidants du plan inférieur (ce que les bavards appellent les Dimensions de la Basse-Fosse) qui, à cause peut-être de la différence dans les niveaux d’énergie, sont naturellement attirés vers l’éclat de ce monde-ci. Notre monde. »

S’ensuivit la longue pause traditionnelle après tous les discours de Gauchet, le temps de placer mentalement les virgules et de rabouter les fragments de propositions.

Les lèvres de Thune remuèrent un instant en silence. « Vous voulez dire que la magie attire ces créatures ? » dit-il enfin.

Sa voix était toute différente à présent. Elle n’avait plus le même tranchant. Le bourdon était suspendu en l’air au-dessus du corps prostré de Cardant et tournait lentement sur lui-même. Les yeux de tous les mages présents restaient braqués sur lui.

« À ce qu’il semble, répondit Gauchet. Les étudiants dans ce domaine disent que leur présence se manifeste par un susurrement trivial. »

Thune avait l’air indécis.

« Ils bourdonnent », dit obligeamment l’un des autres mages.

Le jeune garçon s’agenouilla pour examiner Cardant de près.

« Il ne bouge pas du tout, dit-il bizarrement. Il lui est arrivé quelque chose de mal ?

— C’est possible, répondit Gauchet avec prudence. Il est mort.

— Je le regrette.

— C’est une opinion, d’après moi, qu’il partage.

— Mais je peux l’aider », dit Thune. Il tendit les mains, et le bourdon plana jusqu’à elles. Si le bourdon avait eu un visage, on aurait vu son petit sourire satisfait.

Lorsqu’il reprit la parole, le gamin avait retrouvé les intonations froides et distantes de qui parle dans une pièce aux murs d’acier.

« Si l’échec n’était pas pénalisé, la réussite ne serait pas une récompense, dit-il.

— Pardon ? fit Gauchet. Je ne vous suis plus. »

Thune pivota sur les talons et regagna son fauteuil à grands pas. « On ne craint rien, dit-il d’autorité. Ces Dimensions de la Basse-Fosse ? Si elles nous gênent, qu’on s’en débarrasse ! Un vrai mage n’a peur de rien ! De rien ! »

Il se remit debout d’une secousse et se dirigea vers le simulacre du monde. L’image était parfaite dans les moindres détails, jusqu’à une représentation de la Grande A’Tuin qui pagayait lentement dans les abîmes interstellaires à quelques centimètres au-dessus du dallage.

Thune passa et agita une main dédaigneuse au travers.

« Notre monde, c’est un monde de magie, dit-il. Qui pourrait se dresser contre nous dans ce monde-là ? »

Gauchet se dit qu’on attendait une réponse de sa part.

« Absolument personne, fit-il. Sauf les dieux, évidemment. »

Silence de mort.

« Les dieux ? demanda Thune d’une voix calme.

— Eh bien, oui. Sûrement. Il ne faut pas défier les dieux. Ils font leur travail, on fait le nôtre. Ça ne rime à…

— Qui dirige le Disque ? Les mages ou les dieux ? »

Gauchet réfléchit vite.

« Oh, les mages. Évidemment. Mais, comme qui dirait, sous l’autorité des dieux. »

Quand on enfonce accidentellement sa chaussure dans un marécage, on trouve ça plutôt désagréable. Mais moins que de prendre appui sur l’autre chaussure et de l’entendre, elle aussi, disparaître dans un petit bruit de succion.

Gauchet insista.

« Vous voyez, les mages sont plus…

— On est plus puissants que les dieux, alors ? » fit Thune.

Certains mages au dernier rang commencèrent à frotter les pieds par terre.

« Eh bien. Oui et non », répondit Gauchet, à présent enfoncé jusqu’aux genoux.

La vérité, c’est que les mages se sentaient mal à l’aise vis-à-vis des dieux. Les êtres qui résidaient sur Cori Celesti n’avaient jamais clairement exprimé leur opinion sur la magie rituelle, laquelle renfermait après tout une part de divin, et les mages avaient tendance à éviter le sujet. L’ennui avec les dieux, c’est qu’ils ne se contentaient pas d’allusions quand quelque chose ne leur plaisait pas, aussi le bon sens estimait-il malavisé de les mettre dans une position qui les forcerait à prendre une décision.

« On dirait que vous n’êtes pas sûr ? fit Thune.

— Si je puis donner un conseil…» commença Gauchet.

Thune agita une main. Les murs disparurent. Les mages se tenaient au sommet de la tour de la sourcellerie et, comme un seul homme, ils tournèrent les yeux vers le pic de Cori Celesti, au loin, séjour des dieux.

« Quand vous aurez vaincu tous les autres, il ne restera plus que les dieux à combattre, dit Thune. Est-ce qu’il y en a parmi vous qui ont vu les dieux ? »

Un chœur de « non » hésitant lui répondit.

« Je vais vous les montrer. »


* * *

« Tu as encore de la place pour un petit dernier, vieux », fit la Guerre.

La Pestilence oscilla, prêt à tomber. « Je suis sûr qu’on devrait se mettre en route, marmonna-t-il sans grande conviction.

— Oh, allez.

— Un petit, alors. Après, faut vraiment qu’on y aille. »

La Guerre lui donna une claque dans le dos et jeta un regard furieux à la Famine.

« Et quinze autres paquets de cacahuètes ne seraient pas de trop », ajouta-t-il.


* * *

« Oook, conclut le bibliothécaire.

— Oh, fit Rincevent. Le problème, c’est le bourdon, alors.

— Oook.

— Personne n’a essayé de le lui enlever ?

— Oook.

— Il leur est arrivé quoi, alors ?

— Eeek. »

Rincevent gémit.

Le bibliothécaire avait éteint sa bougie parce que la présence d’une flamme nue perturbait les livres, mais maintenant que Rincevent s’était habitué à l’obscurité, il s’apercevait qu’il ne faisait pas sombre du tout. La lueur octarine pastel qu’émettaient les ouvrages emplissait l’intérieur de la tour, non pas exactement d’une lumière, mais d’une opacité dans laquelle on voyait. De temps en temps le froissement de pages raides tombait tranquillement des ténèbres au-dessus.

« Donc, notre magie n’a aucune chance de le vaincre, c’est ça ? »

Le bibliothécaire approuva d’un « oook » désolé et continua de tourner doucement sur son derrière.

« Ça ne sert pas à grand-chose, alors. Tu as peut-être remarqué que je ne suis pas précisément doué dans le domaine de la magie ? Je veux dire, au premier duel, ça donnera : « Salut, je suis Rincevent », aussitôt suivi d’un « boum ».

— Oook.

— Ce que tu veux dire, en fin de compte, c’est que je dois me débrouiller tout seul.

— Oook.

— Merci. »

À leur faible lueur, Rincevent regarda les livres empilés le long des parois intérieures de l’antique édifice.

Il soupira, se dirigea d’un pas vif vers la porte, mais ralentit nettement en arrivant auprès.

« Bon, j’y vais, alors, dit-il.

— Oook.

— Pour affronter on ne sait quels dangers terribles. Sacrifier ma vie pour le bien de l’humanité…

— Eeek.

— D’accord, des bipèdes…

— Ouah.

— … et des quadrupèdes, d’accord. » Battu, il jeta un coup d’œil au pot à confitures du Patricien. « Et des lézards, ajouta-t-il. Je peux y aller, maintenant ? »


* * *

Un gros vent soufflait d’un ciel clair tandis que Rincevent cheminait péniblement vers la tour de la sourcellerie. Les hautes portes blanches de la bâtisse étaient si étroitement fermées qu’on avait du mal à distinguer leurs contours à la surface laiteuse de la pierre.

Il tambourina un moment sur le battant, sans grand résultat. On aurait dit que les portes absorbaient le son.

« Ah, bravo », marmonna-t-il tout seul avant de se rappeler le tapis. Il gisait là où il l’avait laissé, autre preuve qu’Ankh-Morpork avait changé. Au temps des voleurs avant le sourcelier, rien ne restait longtemps là où on le laissait. Rien d’imprimable, en tout cas.

Il le déroula sur les pavés, et les dragons dorés se tortillèrent sur le fond bleu, ou alors c’étaient les dragons bleus qui volaient dans un ciel doré.

Il s’assit.

Il se releva.

Il s’assit à nouveau, remonta sa robe d’une saccade et, non sans effort, retira une de ses chaussettes. Ensuite il remit son soulier et parcourut un moment les environs jusqu’à ce qu’il trouve, parmi les décombres, une demi-brique. Il introduisit la demi-brique dans la chaussette, puis effectua quelques moulinets d’un air songeur.

Rincevent avait grandi à Ankh-Morpork. L’avantage dont tout Morporkien aime bénéficier dans une bagarre, c’est une cote d’environ vingt contre un, mais à défaut on estime qu’une chaussette lestée d’une demi-brique vaut mieux que toutes les épées magiques possibles et imaginables.

Il s’assit une fois encore.

« Monte », ordonna-t-il.

Le tapis ne broncha pas. Rincevent examina le motif, puis souleva un coin et s’efforça de voir si c’était mieux en dessous.

« D’accord, concéda-t-il, descends. Doucement, tout doucement. Descends. »


* * *

« Mouton, bredouilla la Guerre. C’était un mouton. » Sa tête casquée cogna le bar avec un bruit de métal. Il la redressa. « Mouton.

— Nonnonnon, fit la Famine qui leva un doigt maigre incertain. C’était un autre animal demoss… dommist… familier. Comme un cochon. Une génisse. Un chaton ? Comme ça. Pas un mouton.

— Des abeilles, dit la Pestilence avant de glisser doucement de son siège.

— Ok-kay, dit la Guerre qui l’ignora, d’accord. On recommence, alors. Depuis le début. » Il tapa un coup sec sur le verre pour donner la note.

« Nous sommes de pauvres petits… animaux domestiques non identifiés… perdus dans la nature… chevrota-t-il.

— Baabaabaa », marmonna la Pestilence, allongé par terre.

La Guerre secoua la tête. « Ça n’est pas pareil, vous savez, dit-il. Pas sans lui. Il faisait une belle partie de basse.

— Baabaabaa, répéta la Pestilence.

— Oh, la ferme », lança la Guerre qui tendit une main hésitante vers une bouteille.


* * *

Le vent battait le sommet de la tour, des bourrasques chaudes, désagréables, aux murmures étranges, qui râpaient la peau comme du papier de verre petit grain.

Au milieu se tenait Thune, le bourdon au-dessus de sa tête. Dans la poussière qui emplissait l’atmosphère, les mages virent les lignes de force magique qui s’en échappaient.

Elles s’élevèrent et se cintrèrent pour délimiter une immense bulle qui se dilata jusqu’à devenir plus grande que la ville. Et des silhouettes y apparurent. Elles bougeaient, indistinctes, tremblotaient horriblement comme des images dans un miroir déformant, pas plus consistantes que des ronds de fumée ou des dessins dans les nuages, mais elles étaient terriblement familières.

On y reconnut, un bref instant, le museau et les crocs d’Offler. On y vit clairement, l’espace d’une seconde dans la tempête tourbillonnante, Io l’Aveugle, chef des dieux, ses yeux en orbite autour de lui.

Thune murmura silencieusement et la bulle commença de se contracter. Elle se renfla et gigota tandis que les choses à l’intérieur se démenaient pour sortir, mais rien ne pouvait arrêter la contraction.

À présent elle était plus vaste que les terrains de l’Université.

À présent elle était plus haute que la tour.

À présent elle était deux fois plus grande qu’un homme, couleur gris fumée.

À présent elle était une perle irisée, de la taille… eh bien, de la taille d’une grosse perle.

Le vent ne soufflait plus, un calme lourd et silencieux lui succédait. L’atmosphère même gémissait sous la tension. La plupart des mages gisaient à plat ventre par terre, plaqués là par les puissances déchaînées qui épaississaient l’air et étouffaient les sons comme dans un univers de plumes, mais chacun entendait battre son cœur assez fort pour pulvériser la tour.

« Regardez-moi », ordonna Thune.

Ils levèrent les yeux. Impossible de désobéir.

Il tenait l’objet chatoyant dans une main. L’autre serrait le bourdon dont les extrémités laissaient échapper de la fumée.

« Les dieux, dit-il. Prisonniers d’une pensée. Peut-être qu’ils n’ont jamais été qu’un rêve, rien de plus. » Sa voix se fit plus mûre, plus profonde. « Mages de l’Université Invisible, dit la voix, ne vous ai-je pas donné la domination absolue ? »

Derrière le jeune garçon, le tapis monta lentement par-dessus le bord de la tour, dirigé par Rincevent qui s’efforçait de garder son équilibre. Il avait les yeux écarquillés de cette terreur qui saisit naturellement quiconque se maintient sur un malheureux bout de textile au-dessus de plusieurs centaines de mètres de vide.

Il descendit dans une embardée de la chose volante, prit pied sur la tour et fit tournoyer la chaussette lestée autour de sa tête en de larges et dangereux moulinets.

Thune le vit réfléchi dans les regards surpris de l’assemblée de mages. Il se retourna prudemment et observa le nouvel arrivant qui tanguait vers lui d’un pas chancelant.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Je viens, dit l’autre d’une voix pâteuse, défier le sourcelier. Lequel c’est ? »

Il surveillait les mages prostrés en soupesant la demi-brique d’une main.

Gauchet risqua un coup d’œil en l’air et se livra à un frétillement frénétique des sourcils à l’intention de Rincevent qui, même au mieux de sa forme, avait du mal à interpréter les communications non verbales. Et il n’était pas au mieux de sa forme.

« Avec une chaussette ? fit Thune. Ça vous avance à quoi, une chaussette ? »

Le bras qui tenait le bourdon se leva. Thune posa sur lui des yeux légèrement étonnés.

« Non, arrête, dit-il. Je veux parler à cet homme. » Il fixa Rincevent que le manque de sommeil, l’horreur et les réactions à une surdose d’adrénaline faisaient vaciller d’avant en arrière.

« Elle est magique ? demanda-t-il avec curiosité. C’est peut-être la chaussette sèche d’un Archichancelier ? Une chaussette de puissance ? » Rincevent la considéra.

« Je ne crois pas, dit-il. J’ai dû l’acheter dans une boutique, il me semble. Hum. J’en ai une autre ailleurs.

— Mais elle a quelque chose de lourd au bout ?

— Hum. Oui », fit Rincevent. Il ajouta : « Une demi-brique.

— Mais d’une grande puissance.

— Euh… ça peut servir à soutenir des choses. Avec une autre demi-brique, ça ferait une brique. » Rincevent parlait lentement. Il s’imprégnait de la situation par une espèce d’osmose terrible et surveillait le bourdon qui se tournait, menaçant, dans la main du jeune garçon.

« Bon. C’est une brique toute bête à l’intérieur d’une chaussette. Les deux ensemble forment une arme.

— Euh… oui.

— Comment ça marche ?

— Euh… on la balance, et après oh… on tape sur quelqu’un. Ou des fois on se tape sur le dos de la main, des fois.

— Et des fois ça détruit peut-être toute une ville ? » fit Thune.

Rincevent regarda les yeux dorés de Thune, puis sa chaussette. Il l’enfilait et la retirait plusieurs fois l’an depuis des années. Elle avait des reprises qu’il avait fini par connaître et par aim… enfin, par connaître. Certaines avaient fait des petits et formaient des familles entières de reprises. La chaussette pouvait donner lieu à des tas de qualificatifs, mais « urbanicide » ne faisait pas partie du lot.

« Pas vraiment, répondit-il enfin. Disons qu’elle tue les gens mais laisse les bâtiments intacts. »

Le cerveau de Rincevent fonctionnait à la vitesse d’une dérive de continents. Certains lobes lui affirmaient qu’il avait affaire au sourcelier mais entraient en conflit direct avec d’autres. Rincevent avait beaucoup entendu parler du pouvoir du sourcelier, de son bourdon, de sa méchanceté et ainsi de suite. Le seul détail que personne n’avait mentionné, c’était son âge.

Il lança un coup d’œil vers le bourdon.

« Et ça, là, qu’est-ce que ça fait ? » demanda-t-il lentement.

Et le bourdon répondit : Tu dois tuer cet homme.

Les mages, qui essayaient prudemment et à grand-peine de se remettre debout, se rejetèrent à plat ventre.

La voix du chapeau n’avait pas été agréable, mais celle du bourdon était métallique et précise ; elle n’avait pas l’air de donner un conseil mais simplement d’exposer l’avenir tel qu’il devait être. Elle avait l’air inéluctable.

Thune leva à moitié le bras, puis hésita.

« Pourquoi ? demanda-t-il.

Ne me désobéis pas.

— Tu n’es pas obligé d’obéir, s’empressa de signaler Rincevent. Ce n’est qu’un bâton.

— Je ne vois pas pourquoi je devrais lui faire mal, dit Thune. Il n’a pas l’air dangereux. On dirait un lapin en colère.

Il nous défie.

— Pas moi, fit Rincevent qui se dépêcha de glisser le bras avec la chaussette derrière son dos et s’efforça d’oublier la réflexion sur le lapin.

— Pourquoi je devrais faire tout ce que tu me dis ? lança Thune au bourdon. Je fais toujours tout ce que tu me dis et ça n’aide pas les gens.

Les gens doivent te craindre. Je ne t’ai donc rien appris ?

— Mais il a l’air si rigolo. Avec sa chaussette », dit Thune.

Il poussa un cri et son bras fut pris de secousses bizarres. Les cheveux de Rincevent se dressèrent sur sa tête.

Tu feras ce qu’on t’ordonne.

— Non !

Tu sais ce qui arrive aux vilains petits garçons.

Il y eut un grésillement et une odeur de chair grillée. Thune tomba à genoux.

« Hé, minute…» commença Rincevent.

Thune ouvrit les yeux. Ils étaient toujours dorés, mais mouchetés de brun.

Rincevent balança la chaussette qui vrombit en un arc de cercle généreux ; elle percuta le bourdon à mi-longueur. Il y eut une brève explosion de poussière de brique et de chaussette brûlée, et le bourdon échappa en tournoyant des mains du gamin. Les mages s’égaillèrent lorsqu’il rebondit plusieurs fois d’un bout sur l’autre.

Il atteignit le parapet, culbuta et fila par-dessus bord.

Mais, au lieu de tomber, il se stabilisa en l’air, pivota sur sa longueur et revint comme une flèche dans un bruit de scie circulaire, des étincelles octarines dans son sillage.

Rincevent poussa le gamin stupéfait derrière lui, jeta la chaussette fichue, ôta en quatrième vitesse son chapeau et battit follement des bras tandis que le bourdon fonçait sur lui. Le bolide le toucha à la tempe – le choc faillit lui souder les dents ensemble – et le renversa comme un arbre maigre et déchiqueté.

Le bourdon opéra un nouveau demi-tour dans le vide, luisant à présent comme s’il était porté au rouge, et revint à toute allure pour une dernière volée, définitive.

Rincevent se redressa tant bien que mal sur les coudes et le vit avec une fascination horrifiée piquer dans l’air glacial qui, pour une raison incompréhensible, parut s’emplir de flocons de neige.

Et qui se teinta de violet, se marbra de bleu. Le temps ralentit et s’arrêta dans un grincement comme un phonographe insuffisamment remonté.

Rincevent leva les yeux sur la haute silhouette noire soudain apparue à quelques pas.

La Mort, bien sûr.

Lequel braqua ses orbites vers lui et prononça, d’une voix comme un effondrement d’abîmes sous-marins : « BONJOUR. »

Il se détourna comme s’il en avait terminé avec ses tâches du moment, fixa un instant l’horizon et se mit à taper négligemment du pied. On aurait cru entendre un plein sac de maracas.

« Hem », fit Rincevent.

La Mort parut se souvenir de lui. « PARDON ? s’enquit-il poliment.

— Je me suis toujours demandé comment ce serait. »

La Mort sortit un sablier des replis mystérieux de ses robes d’ébène et l’examina.

« AH OUI ? fit-il distraitement.

— Je n’ai pas à me plaindre, j’imagine, dit vertueusement Rincevent. J’ai bien vécu. Disons : assez bien. » Il hésita. « Enfin, pas si bien que ça. Je pense que la plupart des gens diraient plutôt mal. » Puis, après un temps de réflexion : « Moi, c’est ce que je dirais, ajouta-t-il à moitié pour lui-même.

— DE QUOI TU PARLES, MON VIEUX ? »

Rincevent était désemparé. « Vous apparaissez bien quand un mage va mourir, non ?

— ÉVIDEMMENT. ET JE DOIS DIRE QU’AVEC vous AUTRES, J’AI UNE JOURNÉE CHARGÉE.

— Comment vous arrivez à vous trouver dans autant d’endroits à la fois ?

— UNE BONNE ORGANISATION. »

Le temps revint. Le bourdon, qui était resté suspendu en l’air à quelques pas de Rincevent, reprit sa course vers lui en hurlant.

Il y eut un choc sourd et métallique lorsque Thune le saisit d’une main en plein vol.

Le bourdon laissa échapper un bruit comme un millier d’ongles raclant du verre. Il se démena en tous sens, frappa le bras qui le tenait et se couvrit d’une flamme verte maléfique sur toute sa longueur.

Alors c’est ça. Finalement, tu me trahis.

Thune gémit mais ne lâcha pas le métal qui rougissait, puis blanchissait sous ses doigts.

Il lança le bras devant lui, et la force qui se déversait du bourdon le dépassa dans un rugissement, lui alluma des étincelles au bout des poils, souleva d’un coup sa robe qui prit des formes étranges et déplaisantes. Le gamin hurla, fit tournoyer le bâton d’octefer et le fracassa sur le parapet dont la pierre se balafra d’un long trait bouillonnant.

Ensuite il le jeta. Le bourdon claqua sur le sol, roula et s’immobilisa entre les mages qui s’étaient dispersés hors de sa trajectoire.

Thune s’affaissa sur les genoux, tremblant.

« Je n’aime pas tuer les gens, dit-il. Je suis sûr que ce n’est pas bien.

— Accroche-toi à cette idée, dit Rincevent avec ferveur.

— Qu’est-ce qui arrive aux gens après qu’ils sont morts ? » demanda Thune.

Rincevent leva les yeux vers la Mort.

« Je crois que cette question-là, elle est pour vous, dit-il.

— IL NE PEUT PAS ME VOIR NI M’ENTENDRE, SAUF S’IL EN A ENVIE. »

Il se produisit un petit tintement. Le bourdon revenait en roulant vers Thune qui le regarda avec horreur.

Ramasse-moi.

— Tu n’es pas obligé, répéta Rincevent.

Tu ne peux pas me résister. Tu ne peux pas te vaincre toi-même, dit le bourdon.

Thune avança lentement la main et le ramassa.

Rincevent jeta un coup d’œil à sa chaussette. C’était un chicot de laine brûlée, sa brève carrière en tant qu’arme de guerre l’avait mise dans un état tel qu’aucune aiguille à repriser n’y pouvait plus rien.

Tue-le, maintenant.

Rincevent retint son souffle. Les mages spectateurs retinrent le leur. Même la Mort, qui n’avait rien d’autre à retenir que sa faux, la retint de ses phalanges crispées.

« Non, dit Thune.

Tu sais ce qui arrive aux vilains petits garçons.

Rincevent vit pâlir la figure du sourcelier.

La voix du bourdon changea. Elle se fit cajoleuse.

Si je n’étais pas là, qui te dirait ce qu’il faut faire ?

— C’est vrai, reconnut lentement Thune.

Regarde le résultat de tes bêtises.

Thune, des yeux, passa lentement les faces apeurées en revue.

« Je regarde, dit-il.

Je t’ai appris tout ce que je sais.

— Je réfléchis, dit Thune, et ça, tu ne le sais pas assez.

Ingrat ! Ton destin, à qui tu le dois ?

— À toi », répondit le jeune garçon. Il redressa la tête.

« Je me rends compte que j’ai fait une erreur, ajouta-t-il d’une voix calme.

Bien…

— Je ne t’ai pas jeté assez loin ! »

Thune se releva d’un seul mouvement et brandit le bourdon au-dessus de sa tête. Il se statufia, la main perdue dans une boule de lumière qui avait la couleur du cuivre en fusion. Elle vira au vert, monta dans des nuances de bleu, hésita dans le violet puis fulgura dans l’octarine pur.

Rincevent se protégea les yeux contre l’éclat aveuglant et vit la main de Thune, toujours entière, toujours fermement agrippée ; des perles de métal en fusion lui scintillaient entre les doigts.

Il s’esquiva et se cogna dans Gauchet. Le vieux mage était lui aussi statufié, la bouche ouverte.

« Qu’est-ce qui va se passer ? demanda Rincevent.

— Il ne le battra jamais, répondit Gauchet d’une voix rauque. C’est son bourdon. Ils sont de force égale. Le gamin a le pouvoir, mais le bourdon sait comment le canaliser.

— Vous voulez dire qu’ils vont s’annihiler l’un l’autre ?

— J’espère. »

La bataille se poursuivait, invisible dans sa lueur infernale. Puis le sol se mit à trembler.

« Ils tirent sur tout ce qui est magique, dit Gauchet. Il vaudrait mieux évacuer la tour.

— Pourquoi ?

— J’imagine qu’elle ne va pas tarder à disparaître. »

Et, en effet, les dalles blanches autour de la lueur donnaient l’impression de s’effilocher avant de s’y évanouir.

Rincevent hésita.

« On ne va pas l’aider ? » fit-il.

Gauchet le considéra, lui, puis la scène iridescente. Sa bouche s’ouvrit et se referma une fois ou deux.

« Je regrette, dit-il.

— Oui, mais rien qu’un petit peu, vous avez vu à quoi ça ressemble, ce truc-là…

— Je regrette.

— Il vous a aidés, vous. » Rincevent se tourna vers les autres mages qui se défilaient en vitesse. « Il vous a tous aidés. Il vous a donné ce que vous vouliez, non ?

— On risque de ne jamais le lui pardonner », fit Gauchet.

Rincevent gémit.

« Qu’est-ce qui va rester quand tout sera fini ? dit-il. Qu’est-ce qui va rester ? »

Gauchet baissa les yeux.

« Je regrette », répéta-t-il.

La lumière octarine brillait davantage et commençait à noircir sur le pourtour. Mais non pas de la noirceur qui n’est que le contraire de la lumière ; plutôt de celle granuleuse, changeante qui rayonne au-delà de la lueur aveuglante et n’a rien à faire dans aucune réalité honnête. Et elle bourdonnait.

Rincevent se livra à une petite danse indécise lorsque ses pieds, ses jambes et son instinct de conservation incroyablement développé saturèrent son système nerveux au point que sa conscience finit par réagir à l’instant où les plombs allaient sauter.

Il bondit dans le feu et atteignit le bourdon.

Les mages s’enfuirent. Plusieurs sautèrent de la tour et descendirent par lévitation.

Ceux-là furent beaucoup plus avisés que leurs collègues qui prirent l’escalier car, une trentaine de secondes plus tard, la tour se volatilisa.

La neige continuait de tomber autour d’une colonne de ténèbres qui bourdonnait.

Et les mages rescapés qui osèrent regarder en arrière virent dégringoler lentement du ciel un petit objet qui traînait des flammes à sa suite. Il s’écrasa sur les pavés où il couva brièvement avant que la neige de plus en plus épaisse ne l’éteigne.

Ce ne fut bientôt plus qu’un petit monticule.

Quelques instants plus tard une silhouette traversa la cour en se dandinant sur ses phalanges, fouilla dans la neige et en sortit la chose.

Il s’agissait, ou plutôt il s’était agi, d’un chapeau. La vie ne l’avait pas ménagé. Une grande partie de son large bord avait brûlé, la pointe manquait entièrement, et les lettres d’argent ternies étaient quasiment illisibles. N’importe comment, certaines avaient été arrachées. Du mot original ne restait plus que M. J.

Le bibliothécaire tourna lentement sur lui-même. Il était complètement seul, en dehors de la colonne gigantesque de ténèbres brûlantes et des flocons qui tombaient sans relâche.

Le campus dévasté était vide. On voyait quelques autres chapeaux pointus foulés par des pieds terrifiés, mais aucun autre signe que des mages s’étaient trouvés là.

Des mages imaginaires.


* * *

« La Guerre ?

— Qu’donc ?

— Y avait pas… – la Pestilence chercha son verre à tâtons – quèque chose ?

— Qu’donc ?

— On devait… Y a quèque chose qu’on devait faire, dit la Famine.

— ’xact. J’ai un rendez-vous.

— La… le… – la Pestilence regarda dans son verre, l’air pensif – … machin bidule. »

Ils contemplèrent mélancoliquement le comptoir. Le tavernier s’était enfui depuis longtemps. Il restait encore quelques bouteilles intactes.

« Le Calypso, dit enfin la famine. C’était ça.

— Nan.

— L’apo… l’Apostrophe », fit distraitement la Guerre.

Ils secouèrent la tête. S’ensuivit une longue pause.

« Ça veut dire quoi : apocrustique ? demanda la Pestilence, le regard perdu dans un quelconque monde intérieur.

— Astringent, répondit la Guerre. J’crois.

— C’est pas ça, alors ?

— Moi, j’crois pas », fit la Famine, maussade. S’ensuivit un autre long silence embarrassé.

« On f’rait mieux d’prendre un aut’verre, dit la Guerre en se ressaisissant.

— ’xact. »


* * *

À quatre-vingts kilomètres de là et plusieurs centaines de mètres d’altitude, Conina parvenait enfin à maîtriser son cheval volant volé et le ramenait à un trot paisible sur le vide, en affichant une nonchalance résolue encore jamais vue sur le Disque.

« De la neige ? » s’étonna-t-elle.

Des nuages arrivaient à toute allure et sans bruit de la direction du Moyeu. De gros nuages lourds qui n’auraient pas dû se déplacer aussi vite. Des tempêtes de neige les talonnaient, qui étendaient comme un drap sur le paysage.

Cette neige-là ne ressemblait pas à celle qui tombe doucement en chuchotant dans la nuit profonde, celle qui transforme au matin le décor en un pays des merveilles scintillant d’une beauté rare, éthérée. On aurait dit une neige qui entendait refroidir le monde au dernier degré.

« Un peu tardive, cette année », dit Nijel. Il jeta un coup d’œil en dessous et ferma aussitôt les paupières.

Créosote regardait avec un étonnement ravi. « C’est donc comme ça que ça se passe ? fit-il. Je n’en avais entendu parler que dans les histoires. Je croyais que ça devait sortir de terre. Un peu comme les champignons, je croyais.

— Il y a quelque chose qui cloche dans ces nuages, dit Conina.

— Ça vous ennuierait qu’on descende maintenant ? demanda Nijel d’une voix faible. Je ne sais pas pourquoi, mais ça paraissait moins terrible quand on allait plus vite. »

Conina l’ignora. « Essayez la lampe, ordonna-t-elle. Je veux en avoir le cœur net. »

Nijel fouilla dans son sac et en ramena l’objet.

La voix du génie, métallique et lointaine, annonça : « Si vous voulez bien patienter un peu… nous recherchons votre correspondant. » Suivit une petite ritournelle tintinnabulante, du genre que produirait un chalet suisse transformé en instrument de musique, après quoi une trappe se découpa dans l’espace et le génie en personne apparut. Il regarda autour de lui, puis les trois compagnons.

« Hou-là, fit-il.

— Il se passe quelque chose avec le temps, dit Conina. Pourquoi ?

— Vous voulez dire que vous ne savez pas ? demanda le génie.

— C’est à vous qu’on le demande, non ?

— Eh bien, je ne suis pas très bon juge en la matière, mais ça ressemble fort à l’Apocralypse, ouais ?

— Quoi ? »

Le génie haussa les épaules. « Les dieux ont disparu, okay ? fit-il. Et selon, vous savez, la légende, ça veut dire…

— Les Géants des Glaces, souffla Nijel, horrifié.

— Parlez plus fort, dit Créosote.

— Les Géants des Glaces, répéta Nijel à voix haute avec un soupçon d’irritation. Les dieux les maintiennent prisonniers, vous voyez. Au Moyeu. Mais à la fin du monde ils se libéreront, chevaucheront leurs terribles glaciers et ils exerceront leur domination d’autrefois, ils étoufferont les flammes de la civilisation jusqu’à ce que le monde s’étende nu et gelé sous les horribles étoiles glacées, jusqu’à ce que le Temps lui-même gèle à son tour. Ou quelque chose comme ça, à ce qu’il paraît.

— Mais le temps de l’Apocralypse n’est pas encore venu, fit Conina, au désespoir. Je veux dire, un souverain effroyable doit se révéler, une guerre atroce se déclarer, les quatre cavaliers épouvantables surgir, puis les dimensions de la Basse-Fosse s’introduiront dans le monde…» Elle s’arrêta, la figure presque aussi blanche que la neige.

« Se faire ensevelir sous plusieurs centaines de mètres de glace, ça y ressemble drôlement, à l’Apocralypse, en tout cas », dit le génie. Il avança la main et arracha la lampe de celles de Nijel.

« Mille excuses, fit-il, mais c’est le moment de liquider mes avoirs dans cette réalité-ci. À la prochaine. Ou une autre fois. » Il disparut jusqu’à la ceinture, puis sur un dernier et faible cri de : « Dommage pour le brunch », il se volatilisa complètement.

Les trois cavaliers scrutèrent les rideaux de neige battante en direction du Moyeu.

« C’est peut-être mon imagination, dit Créosote, mais personne n’entend des espèces de grincements et de gémissements ?

— La ferme », répliqua Conina, l’air affolée.

Créosote se pencha et lui tapota la main. « Remettez-vous, fit-il, ce n’est pas la fin du monde. » Il réfléchit un moment à ce qu’il venait de dire et ajouta : « Pardon. Façon de parler.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? » se lamenta-t-elle.

Nijel se redressa.

« Je crois, dit-il, qu’on devrait aller leur expliquer. »

Ils se tournèrent vers lui, avec le genre d’expression qu’on réserve normalement aux messies ou aux idiots congénitaux.

« Oui, reprit-il avec un tout petit peu plus d’assurance. On devrait leur expliquer.

— Leur expliquer, aux Géants des Glaces ? fit Conina.

— Oui.

— Désolée, dit Conina, mais est-ce que j’ai bien compris ? Vous croyez qu’on devrait aller trouver les affreux Géants pour en gros leur dire que des tas de gens au sang chaud par ici préféreraient qu’ils n’envahissent pas le Disque et n’écrasent pas tout le monde sous des montagnes de glace, et pour leur demander s’ils ne pourraient pas, des fois, reconsidérer la question ? C’est ça, d’après vous, qu’on devrait faire ?

— Oui. C’est ça. Vous avez parfaitement compris. »

Conina et Créosote échangèrent un regard. Nijel restait fièrement assis en selle, un léger sourire aux lèvres.

« C’est votre jar qui vous travaille ? demanda le Sériph.

— Jahar, rectifia calmement Nijel. Il ne me travaille pas, c’est seulement que je dois accomplir un acte de bravoure avant de mourir.

— C’est bien ce que je disais, fit Créosote. C’est ça le plus triste. Vous allez accomplir un acte de bravoure, et après vous allez mourir.

— Quel choix on a ? » demanda Nijel.

Ils y réfléchirent.

« Je crois que je ne suis pas très bonne pour expliquer, dit Conina d’une petite voix.

— Moi si, fit Nijel d’un ton ferme. Faut toujours que j’explique. »


* * *

Les particules éparpillées de ce qui avait été l’esprit de Rincevent se ressaisirent et dérivèrent à travers les couches enténébrées de l’inconscience comme un cadavre de trois jours remontant à la surface.

Son cerveau explora sa mémoire proche, un peu comme on se gratterait une croûte fraîche.

Il lui revint des souvenirs de bourdon, puis d’une douleur si intense qu’il croyait qu’on lui enfonçait un burin entre chacune des cellules du corps et qu’on martelait sans relâche.

Il se rappela le bourdon qui fuyait et qui l’entraînait à sa suite.

Puis il y avait eu cet instant effrayant où la Mort était apparu et avait tendu la main devant lui ; le bourdon s’était contorsionné pour devenir soudain vivant et la Mort avait dit : « IPSLORE LE ROUGE, MAINTENANT JE TE TIENS. »

Et à présent ceci.

Au toucher, Rincevent sut qu’il était couché sur du sable. Du sable très froid.

Il prit le risque de voir quelque chose d’horrible et ouvrit les yeux.

Ce qu’il vit en premier, ce fut son bras gauche et, à sa grande surprise, sa main. C’était bien la sienne, normale, sale. Il s’était attendu à tomber sur un moignon.

Apparemment, c’était la nuit. La plage, ou ce qui y ressemblait, s’étendait vers une ligne de montagnes basses au loin, sous un ciel glacé d’un million d’étoiles blanches.

Plus près de lui se dessinait un trait inégal dans le sable argenté. Il souleva légèrement la tête et reconnut des gouttelettes éparses de métal fondu. Il s’agissait d’octefer, ce métal si intrinsèquement magique qu’aucune forge du Disque n’arrivait ne serait-ce qu’à le chauffer.

« Oh, dit-il. On a gagné, alors. »

Il s’effondra à nouveau.

Au bout d’un moment, sa main droite se leva machinalement et tapota le sommet de son crâne. Puis les côtés de sa tête. Ensuite elle se mit à tâtonner, avec une frénésie grandissante, dans le sable autour de lui.

Elle dut finir par communiquer son inquiétude au reste de Rincevent parce qu’il se redressa tout droit et lâcha : « Oh, fait chier. »

Apparemment, il ne retrouvait son chapeau nulle part. Mais il vit une petite forme blanche étendue, immobile, dans le sable à quelque distance, et plus loin…

Une colonne de lumière du jour.

Elle fredonnait et oscillait dans l’air, ouverture tridimensionnelle qui donnait sur ailleurs. De temps en temps des rafales de neige s’en échappaient. Il distinguait des images en biais dans la lumière, peut-être des bâtiments ou des paysages gauchis par la courbure étrange. Mais il ne les voyait pas très nettement à cause des grandes ombres qui les entouraient, qui les enveloppaient.

L’esprit humain est une machine étonnante. Il peut fonctionner sur plusieurs niveaux à la fois. Et, de fait, pendant que Rincevent gaspillait son intellect à gémir et à chercher son chapeau, une partie interne de son cerveau avait observé, évalué, analysé et comparé.

À présent elle s’approchait discrètement de son cervelet, lui tapait sur l’épaule, lui fourrait un message dans les mains et prenait ses jambes à son cou.

Le message disait à peu près ceci : J’espère me trouver en bonne santé. La dernière épreuve de magie a été trop forte pour le tissu malmené de la réalité. Elle a ouvert un trou. Je suis dans les Dimensions de la Basse-Fosse. Et les choses en face de moi, ce sont… les Choses. Ravi de m’avoir connu.

La Chose la plus proche de Rincevent faisait plus de six mètres de haut. Elle avait l’air d’un cheval mort qu’on aurait déterré au bout de trois mois pour le soumettre à une nouvelle série d’expériences, dont une au moins faisait intervenir une pieuvre.

Elle n’avait pas remarqué Rincevent. Elle était trop intéressée par la lumière.

Rincevent recula en rampant jusqu’au corps immobile de Thune et lui donna un petit coup de coude.

« Tu es vivant ? demanda-t-il. Sinon, j’aimerais mieux que tu ne répondes pas. »

Thune se retourna et le fixa d’un regard perplexe. Au bout d’un moment il fit : « Je me rappelle…

— Vaudrait mieux pas », dit Rincevent.

La main du jeune garçon fouilla distraitement dans le sable à côté de lui.

« Il n’est plus là », dit tranquillement Rincevent. La main cessa de chercher.

Rincevent aida Thune à s’asseoir. Le gamin considéra d’un air interdit le sable froid argenté, puis le ciel, les Choses au loin et enfin le mage.

« Je ne sais pas quoi faire, décida-t-il.

— Pas de mal à ça. Moi, je n’ai jamais su quoi faire, dit Rincevent avec un entrain qui sonnait creux. Toute ma vie j’ai été pareil, complètement perdu. » Il hésita. « C’est ce qu’on appelle être humain, je crois, quelque chose dans ce goût-là.

— Mais j’ai toujours su quoi faire, moi ! »

Rincevent ouvrit la bouche pour rétorquer qu’il avait vu ce que ça donnait, mais il se ravisa et opta pour : « Haut les cœurs. De l’optimisme. Ça pourrait être pire. »

Thune regarda encore autour de lui.

« À quel point de vue, exactement ? fit-il d’une voix légèrement plus normale.

— Hum.

— On est où, ici ?

— Dans une espèce d’autre dimension. La magie a percé une brèche, et on est passés dedans avec elle, d’après moi.

— Et ces choses, là ? »

Ils regardèrent les Choses.

« Je crois que ce sont les Choses. Elles essayent de repasser par le trou, dit Rincevent. Ce n’est pas facile. Une histoire de niveaux d’énergie, un truc comme ça. Je me souviens qu’on a eu un cours là-dessus une fois. Hum. »

Thune hocha la tête et avança une petite main pâle vers le front du mage.

« Vous permettez…» commença-t-il.

Rincevent frémit au contact. « Permettez quoi ? demanda-t-il.

… que je regarde dans votre tête ?

— Aargh.

C’est plutôt la pagaïe là-dedans. Pas étonnant que vous ne retrouviez rien.

— Ergh.

Un bon nettoyage ne serait pas du luxe.

— Oogh.

— Ah. »

Rincevent sentit la présence se retirer. Thune avait le front soucieux.

« On ne doit pas les laisser passer, annonça-t-il. Elles ont d’horribles pouvoirs. Elles cherchent à élargir le trou par la volonté, et elles en sont capables. Elles attendent d’entrer dans notre monde depuis… – il fronça les sourcils – des ions ?

— Des éons », le corrigea le mage.

Thune ouvrit l’autre main qu’il avait gardée étroitement fermée et montra à Rincevent la petite perle grise.

« Vous savez ce que c’est ? demanda-t-il.

— Non. C’est quoi ?

— Je… ne me rappelle pas. Mais on devrait la ramener.

— D’accord. Tu n’as qu’à te servir de la sourcellerie. Tu les mets en pièces et on rentre chez nous.

— Non. Elles se nourrissent de magie. Ça les rendrait pires, c’est tout. Je ne peux pas me servir de la magie.

— T’es sûr ? fit Rincevent.

— Votre mémoire était très claire là-dessus, j’en ai peur.

— Alors, qu’est-ce qu’on va faire ?

— Je ne sais pas ! »

Rincevent réfléchit puis, l’air décidé, entreprit de retirer sa deuxième chaussette.

« Pas de demi-brique, dit-il à personne en particulier. Va falloir que je me contente de sable.

— Vous allez les attaquer avec une chaussette de sable ?

— Non. Je vais me carapater. La chaussette, c’est pour quand elles vont me courir après. »


* * *

La population retournait à Al Khali, où la tour détruite n’était plus qu’un tas de pierres. Quelques âmes charitables s’intéressèrent aux ruines, au cas où il resterait des survivants à sauver ou à détrousser, voire les deux.

Et, parmi les décombres, on aurait pu entendre la conversation suivante :

« Y a quelque chose qui bouge, là-dessous !

— Dessous quoi ? Par les deux barbes d’Imtal, tu te goures. Ça doit peser une tonne.

— Par ici, les gars ! »

On aurait alors entendu des bruits de levage pénible, puis :

« C’est un coffre !

— C’est peut-être un trésor, vous croyez pas ?

— Il lui pousse des pattes, par les sept Lunes de Nasreem !

— Les cinq lunes…

— Où il est passé ? Où il est passé ?

— T’occupe pas de ça, c’est pas important. Faut se mettre d’accord : d’après la légende, c’est cinq lunes…»

En Klatch, on prend la mythologie au sérieux. C’est à la vie réelle qu’on ne croit pas.


* * *

Les trois cavaliers remarquèrent le changement lorsqu’ils descendirent à travers les lourds nuages de neige, aux confins de la plaine de Sto, côté Moyeu. Il flottait dans l’air une odeur âcre.

« Vous sentez ? fit Nijel. Je me rappelle quand j’étais petit… On était allongés dans le lit, le premier matin d’hiver, et l’air avait, comme qui dirait, un goût, et…»

Les nuages s’écartèrent en dessous, et là, couvrant la région des hautes plaines de bout en bout, leur apparurent les hordes des Géants des Glaces.

Elles s’étendaient sur des kilomètres dans toutes les directions, et le grondement de leur charge emplissait l’espace.

Les glaciers mâles marchaient en tête, ils mugissaient leurs formidables appels grinçants et rejetaient de grandes plaques de terre au fur et à mesure de leur progression laborieuse et implacable. Derrière eux poussait la multitude des femelles et de leurs petits, qui glissaient sur un sol déjà pilé jusqu’à la roche de fond par les meneurs.

Ils ressemblaient autant aux glaciers qu’on s’imagine tous connaître qu’un lion assoupi à l’ombre ressemble à cent cinquante kilos de muscles affreusement coordonnés bondissant sur vous la gueule ouverte.

« … Et… et… quand on allait à la fenêtre…» La bouche de Nijel, que n’alimentait plus le cerveau, s’arrêta faute d’énergie.

De la glace en mouvement se pressait, se bousculait sur la plaine, avançait en beuglant sous un grand nuage de vapeur moite. La terre trembla au passage des meneurs sous les trois spectateurs qui comprirent qu’un ou deux kilos de sel gemme et une pelle ne suffiraient pas pour les arrêter.

« Allez-y, alors, dit Conina, allez leur expliquer. Je crois que vous avez intérêt à crier fort. »

Nijel regarda le troupeau d’un air affolé.

« Je vois des silhouettes, il me semble, dit Créosote avec obligeance. Regardez, tout en haut des… choses en tête. »

Nijel fouilla des yeux à travers la neige. Il y avait bel et bien des êtres qui allaient et venaient sur le dos des glaciers. Ils étaient humains, ou humanoïdes, du moins humanesques. Ils n’avaient pas l’air très grands.

Ce qui tenait au fait que les glaciers étaient, eux, monumentaux, et que Nijel avait des notions très rudimentaires de la perspective. Lorsque les cavaliers survolèrent à basse altitude le glacier de tête, un formidable mâle terriblement crevassé et balafré de moraines, il comprirent pourquoi on connaissait les Géants des Glaces sous le nom de Géants des Glaces : c’étaient, quoi, des géants.

En plus ils étaient de glace.

Une silhouette de la taille d’une grosse maison se tenait accroupie au sommet du mâle et le poussait à s’activer au moyen d’une pique emmanchée sur une longue perche. Un être taillé à coups de serpe, comme à facettes, qui jetait des éclats verts et bleus dans la lumière ; une mince bande argentée luisait dans ses boucles neigeuses, et il avait de tout petits yeux noirs profondément enfoncés comme des boulets de charbon[26].

Il y eut un fracas de bois éclaté lorsque les premiers glaciers pénétrèrent en force dans la forêt. Les oiseaux, pris de panique, s’envolèrent dans un froissement d’ailes. De la neige et des éclats de bois plurent autour de Nijel qui galopait dans le vide à hauteur du géant.

Il se racla la gorge.

« Hum, fit-il, excusez-moi ? »

La tête du géant se tourna vers lui.

« Tu veux quevoi ? demanda-t-il. Va-t’en, crévature chaude.

— Pardon, mais tout ça, là, c’est bien nécessaire ? »

Le géant le regarda avec un étonnement glacé. Il se retourna lentement et considéra le reste du troupeau qui semblait s’étendre jusqu’au Moyeu. Il regarda à nouveau Nijel.

« Ouvi, dit-il. Je le crevois. Sinon, pourquevoi nous le faisons ?

— Seulement, il y a un tas de gens, là-bas, qui aimeraient mieux pas, vous voyez », dit Nijel, au désespoir. Une aiguille rocheuse se dessina un bref instant devant le glacier, vacilla une fraction de seconde puis disparut.

Il ajouta : « Et aussi des enfants et des petits animaux à fourrure.

— Ils seront victimes du progrès. Le temps est venu pour nous de reconquevérir le monde, gronda le géant. De la glace partovout. En accord avec l’inecvorabilité de l’Histoire et le triomphe de la thermodynamique.

— Oui, mais vous n’êtes pas obligés, dit Nijel.

— Nous le voulons, répliqua le géant. Les diveux sont partis, nous jetons les chaînes d’une superstitivon périmée.

— Geler complètement le monde, moi, je n’appelle ça un progrès, dit Nijel.

— Ça nous plevaît, à nous.

— Oui, oui », fit Nijel de la voix terne et démente de qui cherche à soupeser tous les aspects du problème avec la conviction qu’on trouverait une solution si des hommes de bonne volonté voulaient bien s’asseoir autour d’une table pour en discuter calmement comme des gens raisonnables. « Mais est-ce que le moment est bien choisi ? Est-ce que le monde est prêt pour le triomphe de la glace ?

— L’a plutevôt intérêt », dit le géant qui fit un moulinet de son aiguillon à glacier en direction de Nijel. Il manqua le cheval mais atteignit le cavalier en pleine poitrine, le souleva carrément de sa selle et l’expédia sur le glacier lui-même. Nijel, bras et jambes écartés, glissa en toupie le long des flancs gelés, fut entraîné un moment par les remous de débris, et roula dans la gadoue de glace à demi fondue et de boue entre les parois qui défilaient.

Il se remit debout en titubant et fouilla désespérément des yeux le brouillard givrant. Un autre glacier lui fonçait droit dessus.

Conina aussi. Elle se pencha alors que sa monture jaillissait en piqué de la brume, saisit Nijel par son harnachement de cuir barbare et le balança devant elle sur l’encolure du cheval.

Tandis qu’ils reprenaient de l’altitude, il dit, la respiration sifflante : « Le salaud ! Il est resté de glace ! J’ai vraiment cru un moment que j’allais y arriver. Il y a des gens, on ne peut pas leur parler. »

Le troupeau parvint au sommet d’une autre colline, qu’il rabota abondamment ; la plaine de Sto, parsemée de villes, s’étendait sans défense devant lui.


* * *

Rincevent se glissa en crabe vers la Chose la plus proche ; il tenait Thune d’une main tandis que l’autre balançait la chaussette lestée.

« Pas de magie, c’est ça ? dit-il.

— Oui, répondit le gamin.

— Quoi qu’il arrive, tu ne dois pas te servir de la magie ?

— Voilà. Pas ici. Ils n’ont pas beaucoup de pouvoir ici, quand on ne se sert pas de magie. Mais une fois qu’ils seront passés…»

Sa voix mourut.

« Affreux, quoi, approuva Rincevent d’un hochement de tête.

— Horrible », renchérit Thune.

Rincevent soupira. Il regrettait de ne plus avoir son chapeau. Tant pis, il se débrouillerait sans.

« D’accord, dit-il. Dès que je crie, tu cours vers la lumière. Tu comprends ? Sans regarder derrière ni rien. Quoi qu’il arrive.

— Quoi qu’il arrive ? fit Thune d’une voix hésitante.

— Quoi qu’il arrive. » Rincevent eut un petit sourire courageux. « Surtout quoi que t’entendes. » Il eut le vague réconfort de voir la bouche de Thune s’arrondir sur un « O » de terreur.

« Et après, poursuivit-il, quand tu seras revenu de l’autre côté…

— Je devrai faire quoi ? »

Rincevent hésita. « Je ne sais pas, dit-il. Tout ce que tu pourras. Autant de magie que tu voudras. N’importe quoi. Arrête-les, c’est tout. Et… euh…

— Oui ? »

Rincevent leva les yeux vers la Chose qui fixait toujours la lumière.

« Si ça… tu sais… si quelqu’un s’en sort, tu vois, et que tout finit bien au bout du compte, disons que… j’aimerais que tu fasses savoir, comme qui dirait, que je suis, comme qui dirait, resté ici. Peut-être qu’ils pourraient, comme qui dirait, le signaler quelque part. Je veux dire… je n’ai pas forcément envie d’une statue ni rien », ajouta-t-il vertueusement.

Au bout d’un moment, il reprit : « Je crois que tu ferais bien de te moucher. »

Thune s’exécuta, avec l’ourlet de sa robe, puis serra solennellement la main de Rincevent. « Si jamais vous… commença-t-il. Enfin, vous êtes le premier… Ç’a été un grand… Vous voyez, je n’ai jamais vraiment…» Sa voix s’éteignit, puis il ajouta : « Je tenais juste à ce que vous le sachiez.

— Il y a autre chose que je voulais dire », fit Rincevent en lâchant la main de Thune. Il resta un instant bouche bée avant de redémarrer : « Oh, oui. Il est vital de te rappeler qui tu es vraiment. Capital. Ce n’est pas une bonne idée de compter sur les autres ou n’importe quoi pour faire ton travail. Ça tourne toujours mal.

— J’essaierai de m’en souvenir, dit Thune.

— Capital, répéta le mage presque pour lui-même. À présent, je crois que tu ferais bien de filer. »

Rincevent se rapprocha en catimini de la Chose. Celle-ci avait des pattes de poulet, mais la majeure partie du reste était par bonheur cachée derrière ce qui ressemblait à des ailes repliées.

C’était, songea-t-il, le moment de prononcer quelques mots, les derniers. Ce qu’il dirait maintenant deviendrait sans doute très important. Peut-être des mots dont on se souviendrait, qu’on se transmettrait, qu’on graverait même profondément dans des plaques de granit.

Des mots sans trop de lettres tarabiscotées, donc.

« Je voudrais vraiment être ailleurs », marmonna-t-il…

Il leva la chaussette, la fit tournoyer une fois ou deux et l’abattit sur ce qu’il espérait la rotule de la Chose.

La créature lâcha un bourdonnement strident, se tourna follement tandis que ses ailes s’ouvraient en grinçant, donna un vague coup de sa tête de vautour en direction de son agresseur et reçut une autre chaussettée de sable façon uppercut.

Rincevent jeta un regard affolé autour de lui pendant que la Chose reculait en titubant, et il aperçut Thune toujours là où il l’avait laissé. Horrifié, il vit le gamin s’avancer vers lui, les mains instinctivement levées pour un tir de magie qui, ici, scellerait leur sort à tous deux.

« Fiche-moi le camp, espèce d’idiot ! » hurla-t-il tandis que la Chose se reprenait pour une contre-attaque. Surgis de nulle part, les mots lui vinrent : « Tu sais ce qui arrive aux vilains petits garçons ! »

Thune pâlit, fit demi-tour et courut vers la lumière. Il se déplaçait comme dans de la mélasse, luttait contre la pente de l’entropie. L’image déformée du monde à l’envers lui apparut à quelques pas, puis à moins d’un mètre, elle tremblotait, hésitante…

Un tentacule s’enroula autour de sa jambe et le fit tomber la tête la première.

Il jeta les mains en avant dans sa chute, et l’une d’elles toucha de la neige. Quelque chose comme un gant de cuir doux et chaud la saisit aussitôt, mais l’enveloppe délicate dissimulait une poigne aussi solide que l’acier trempé, qui tira le jeune garçon par la brèche, ainsi que ce qui le retenait.

De la lumière et des ténèbres granuleuses défilèrent à toute vitesse autour de lui, et il se retrouva soudain glisser sur des pavés luisants de glace.

Le bibliothécaire lâcha sa prise, debout au-dessus de Thune, un tronçon de grosse poutre en bois à la main. Un instant, l’anthropoïde se dressa contre les ténèbres, son épaule, son coude et son poignet droits se déplièrent, véritable poème sur la force de levier appliquée, et dans un mouvement aussi inexorable que l’aube de l’intelligence il abattit le bras avec une puissance terrible. Il y eut un écrasement mou, un cri strident outragé, et l’étreinte cuisante sur la jambe de Thune disparut.

La colonne sombre vacilla. Des hurlements et des coups sourds s’en échappèrent, déformés par la distance.

Thune se remit péniblement sur ses pieds et voulut se précipiter à nouveau dans les ténèbres, mais cette fois le bras du bibliothécaire lui bloqua la routé.

« On ne peut pas le laisser là-dedans ! »

Le primate haussa les épaules.

Un crépitement s’échappa encore de l’obscurité, suivi d’un silence presque complet.

Mais presque seulement. Tous deux crurent entendre, très loin mais distinctement, une course de pas qui s’estompa peu à peu.

Un écho leur parvint du monde extérieur. L’anthropoïde jeta un regard circulaire, puis poussa bien vite Thune de côté lorsqu’un objet trapu, cabossé, monté sur des centaines de petites jambes, déboucha en trombe dans la cour dévastée et, sans même ralentir son allure, bondit dans l’obscurité mourante qui tremblota une dernière fois et se volatilisa.

Une soudaine rafale de neige souffla là où elle s’était trouvée.

Thune se libéra d’une torsion de la prise du bibliothécaire et courut dans le cercle qui déjà blanchissait. Ses pieds firent voler des grains de sable fin.

« Il est pas ressorti ! dit-il.

— Oook, fit le bibliothécaire avec philosophie.

— Je croyais qu’il sortirait. Vous savez, à la toute dernière seconde.

— Oook ? »

Thune examina de près les pavés, comme si par la simple concentration il pouvait changer ce qu’il voyait. « Il est mort ?

— Oook », observa le bibliothécaire, donnant ainsi à entendre que Rincevent se trouvait dans une contrée où même des notions comme le temps et l’espace restaient aléatoires, qu’il ne servait sans doute pas à grand-chose de s’interroger sur son état en ce moment précis, s’il occupait effectivement un moment précis du temps, que tout bien considéré il pourrait même réapparaître demain, voire, pourquoi pas ? hier, et qu’en fin de compte s’il existait la moindre chance de survie, le mage la saisirait presque certainement.

« Oh », fit Thune.

Il regarda le bibliothécaire faire demi-tour en traînant les pieds et reprendre la direction de la Tour de l’Art ; un terrible sentiment de solitude l’envahit alors.

« Dites ! hurla-t-il.

— Oook ?

— Qu’est-ce que je fais maintenant ?

— Oook ? »

Thune agita vaguement la main vers le paysage dévasté.

« Vous savez, je pourrais peut-être faire quelque chose pour ça ? dit-il d’une voix prête à céder à la terreur. Vous croyez que ce serait une bonne idée ? Je veux dire, je pourrais aider les gens. Je suis sûr que ça vous plairait de redevenir humain, hein ? »

L’éternel sourire du bibliothécaire remonta un peu plus sur sa figure, juste assez pour lui découvrir les dents.

« D’accord, peut-être pas, s’empressa de dire Thune, mais il y a d’autres choses que je pourrais faire, non ? »

Le bibliothécaire le considéra un moment, puis son regard tomba sur sa main. Le gamin eut un tressaillement coupable et ouvrit les doigts.

L’anthropoïde attrapa adroitement la petite boule argentée avant qu’elle ne tombe par terre et se la tint devant un œil. Il la renifla, la secoua doucement et l’écouta un instant.

Puis il arma son bras et la lança au loin de toutes ses forces.

« Qu’est-ce…» commença Thune qui atterrit de tout son long dans la neige lorsque le bibliothécaire le bouscula et lui plongea sur le dos.

La boule infléchit sa course au sommet de son orbe et retomba, sa trajectoire parfaite brutalement interrompue par le sol. Il y eut un bruit comme une corde de harpe qui se casse, un bref babillage de voix incompréhensibles, une bouffée de vent chaud. Les dieux du Disque étaient libres.

Et très en colère.


* * *

« On ne peut rien faire, n’est-ce pas ? fit Créosote.

— Non, fit Conina.

— La glace va gagner, n’est-ce pas ? fit Créosote.

— Oui, fit Conina.

— Non », fit Nijel.

Il tremblait de rage, ou peut-être de froid, aussi pâle que les glaciers qui passaient sous eux en grondant.

Conina soupira. « Dites, comment vous croyez… commença-t-elle.

— Descendez-moi quelque part à quelques minutes devant eux, la coupa Nijel.

— Je ne vois vraiment pas à quoi ça avancerait.

— Je ne vous demande pas votre avis, dit Nijel d’une voix calme. Faites-le, c’est tout. Descendez-moi un peu en avant d’eux pour que j’aie le temps de régler la question.

— Quelle question ? »

Nijel ne répondit pas.

« J’ai dit, fit Conina : quelle…

— La ferme !

— Je ne vois pas pourquoi…

— Écoutez, dit Nijel avec le reste de patience qui précède un meurtre à la hache. La glace va recouvrir le monde entier, pas vrai ? Tout le monde va mourir, d’accord ? En dehors de nous pendant un petit moment, j’imagine, jusqu’à ce que les chevaux réclament leur… leur… leur avoine, ou les toilettes, n’importe quoi, ce qui ne nous mène pas loin, sauf que Créosote aura peut-être encore le temps d’écrire un sonnet ou autre chose sur le froid qui nous tombe dessus d’un seul coup et sur toute l’histoire humaine qui va se faire balayer, alors dans ces conditions j’aimerais bien qu’on comprenne qu’il n’y a pas à discuter, vu ? »

Il marqua une pause afin de reprendre son souffle, aussi tremblant qu’une corde de banjo.

Conina hésita. Sa bouche s’ouvrit et se referma plusieurs fois, comme si elle voulait discuter, justement, puis elle se ravisa.

Ils trouvèrent une petite clairière dans une pinède à deux ou trois kilomètres en avant des glaciers ; on y entendait déjà clairement le grondement du troupeau, une ligne de vapeur survolait les arbres et le sol dansait comme une peau de tambour.

Nijel gagna nonchalamment le centre de la clairière et effectua quelques moulinets d’échauffement avec son épée. Les deux autres l’observaient, la mine songeuse.

« Si vous n’y voyez pas d’objection, chuchota Créosote à Conina, moi, je me sauve. C’est dans des moments de ce genre que la sobriété perd de son attrait et je suis sûr que la fin du monde aura l’air bien moins terrible à travers le fond d’un verre, si ça vous est égal. Vous croyez au Paradis, ô fleur aux joues de pêche ?

— Pas en tant que tel, non.

— Oh, fit Créosote. Eh bien, dans ce cas, nous ne nous reverrons sans doute plus. » Il soupira. « Quel gâchis. Tout ça à cause d’un jahar. Hum. Évidemment, si par le plus grand des hasards…

— Adieu », fit Conina.

Créosote hocha une tête malheureuse, fit volter sa monture et disparut par-dessus les arbres.

La neige tombait des branches qui s’agitaient autour de la clairière. Le tonnerre des glaciers qui approchaient emplissait la pinède.

Nijel sursauta lorsque Conina lui tapota l’épaule et il lâcha son épée.

« Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il sèchement en fouillant désespérément dans la neige.

— Écoutez, je ne veux pas me mêler de vos affaires ni rien, dit Conina d’une voix douce, mais qu’est-ce que vous avez en tête, exactement ? »

Elle vit un rouleau de neige et de terre refoulée déferler sur eux à travers la forêt ; les éclatements réguliers des troncs recouvraient à présent le grondement des premiers glaciers, un grondement qui engourdissait le cerveau. Et au-dessus de la ligne des arbres, si haut que l’œil les confondait d’abord avec le ciel, s’avançaient les proues bleu-vert.

« Rien, répondit Nijel, rien du tout. Faut qu’on leur résiste, il n’y a que ça à faire. C’est pour ça qu’on est là.

— Mais ça n’y changera rien, dit-elle.

— Pour moi, si. De toutes façons, si on doit mourir, je préfère que ce soit comme ça. Héroïquement.

— C’est héroïque de mourir comme ça ? fit Conina.

— Moi, je trouve, oui, dit Nijel. Et quand il s’agit de mourir, il n’y a qu’un avis qui compte.

— Oh. »

Deux cerfs jaillirent par hasard dans la clairière, ignorèrent les humains dans leur panique aveugle et filèrent comme des flèches.

« Vous n’êtes pas forcée de rester, dit Nijel. Moi, j’ai ce jahar, vous voyez. »

Conina se regarda le dos des mains.

« Je crois que je dois rester quand même, fit-elle avant d’ajouter : Vous savez, je me disais que peut-être, vous savez, si on se connaissait un peu mieux…

— Monsieur et madame Hasecroup, c’est à ça que vous pensiez ? » demanda-t-il carrément.

Les yeux de Conina s’agrandirent.

« Ben…

— Lequel des deux vous vouliez devenir ? »

Le glacier de tête pénétra avec fracas dans la clairière, immédiatement derrière sa lame d’étrave, son sommet perdu dans le nuage qu’il avait lui-même créé.

Exactement au même instant, les arbres d’en face se plièrent en deux au passage d’un vent chaud qui soufflait du Bord. Il était chargé de voix – des voix irascibles, querelleuses – et il s’engouffra dans les nuages comme un fer rouge dans l’eau.

Conina et Nijel se jetèrent à plat ventre dans la neige qui vira en gadoue tiède. Une espèce d’orage éclata au-dessus d’eux, empli de clameurs et de ce qu’ils prirent d’abord pour des cris mais qui, après réflexion, leur parut plutôt comme des disputes très violentes. Le phénomène dura un long moment puis s’estompa peu à peu en direction du Moyeu.

De l’eau tiède coula sur le devant du gilet de Nijel. Il se souleva prudemment, puis donna un petit coup de coude à Conina.

Ensemble ils gravirent comme ils purent la déclivité, pataugeant dans la neige fondue et la boue, grimpèrent à travers un enchevêtrement de troncs éclatés et de rochers et contemplèrent la scène.

Les glaciers battaient en retraite sous un nuage farci d’éclairs. Derrière eux, le paysage n’était qu’un réseau de lacs et d’étangs.

« C’est nous qui avons fait ça ? s’étonna Conina.

— Ce serait chouette, hein ? fit Nijel.

— Oui, mais quand même…

— Sans doute que non. Qui sait ? Faut qu’on trouve un cheval. »


* * *

« L’Apogée, dit la Guerre, quelque chose comme ça. Je suis sûr. »

Ils étaient sortis en titubant de l’auberge et avaient pris place sur un banc au soleil de l’après-midi. On avait même persuadé la Guerre de se délester d’une partie de son armure.

« Chais pas, dit la Famine. J’crois pas. »

La Pestilence ferma ses yeux chassieux et s’adossa contre les pierres chaudes.

« Moi, je crois, dit-il, que ç’avait à voir avec la fin du monde. »

La Guerre se borna à se gratter le menton d’un air songeur. Il eut un hoquet.

« Quoi, du monde entier ? fit-il.

— M’est avis qu’oui. »


* * *

Les habitants retournaient à Ankh-Morpork, laquelle n’était plus une cité de marbre déserte mais avait retrouvé son aspect d’antan : elle s’étalait au hasard, bigarrée, telle une flaque de vomi sur le trottoir du restaurant de plats à emporter, ouvert toute la nuit, de l’Histoire.

La Guerre s’absorba encore dans ses réflexions. « Moi, m’est avis qu’on l’a échappé belle, alors. »

Et on avait rebâti l’Université, ou elle s’était rebâtie toute seule, à moins que par une quelconque étrangeté elle n’eût jamais été débâtie ; chaque racine de lierre, chaque battant pourri de fenêtre avait réintégré sa place. Le sourcelier avait offert de tout remettre à neuf avec des bois étincelants, des pierres immaculées, mais le bibliothécaire avait été ferme là-dessus. Il voulait que tout soit remis à vieux.

Les mages revinrent discrètement avec l’aube, seuls ou par deux, pour se précipiter vers leurs anciennes chambres en évitant autant que possible les regards des collègues, en essayant de se rappeler un passé récent qui leur paraissait déjà irréel, du domaine du rêve.

Conina et Nijel arrivèrent aux alentours du petit déjeuner et, par pure bonté d’âme, trouvèrent une pension pour le cheval de la Guerre[27]. Ce fut Conina qui insista pour chercher Rincevent à l’Université et qui, par conséquent, vit la première les livres.

Ils s’envolaient hors de la Tour de l’Art, décrivaient un cercle autour des bâtiments de l’Université et piquaient sur la porte de la bibliothèque réincarnée. Un ou deux grimoires parmi les plus effrontés poursuivaient des moineaux ou planaient comme des faucons au-dessus de la cour.

Le bibliothécaire, adossé contre l’embrasure de la porte, regardait ses protégés d’un œil bienveillant. Il frétilla des sourcils à l’intention de Conina, ce qui chez lui se rapprochait le plus d’un salut classique.

« Rincevent est là ? demanda-t-elle.

— Oook.

— Pardon ? »

L’anthropoïde ne répondit pas mais prit Conina et Nijel par la main et, marchant entre eux deux comme un sac entre deux piquets, leur fit traverser la cour pavée en direction de la tour.

Quelques bougies étaient allumées à l’intérieur, et ils virent Thune assis sur un tabouret. Le bibliothécaire les introduisit en saluant, comme un ancien serviteur d’une famille de vieille souche, et se retira.

Thune leur adressa un signe de tête. « Il sait quand on ne le comprend pas, dit-il. Il est remarquable, non ?

— Qui êtes-vous ? demanda Conina.

— Thune, répondit Thune.

— Vous êtes étudiant ici ?

— J’apprends beaucoup, je crois. »

Nijel déambulait le long des murs et leur donnait de temps en temps un petit coup. Il devait y avoir une bonne raison qui les empêchait de tomber, auquel cas elle ne ressortissait pas du génie civil.

« Vous cherchez Rincevent ? » fit Thune.

Conina fronça les sourcils. « Comment vous avez deviné ?

— Il m’a dit que des gens viendraient le chercher. »

Conina se détendit. « Pardon, fit-elle, on est passés par des moments difficiles. J’ai cru que c’était peut-être un tour de magie, n’importe quoi. Il va bien, n’est-ce pas ? Je veux dire, il s’est passé quoi ? Il s’est battu contre le sourcelier ?

— Oh, oui. Et il a gagné. C’était très… intéressant. J’ai tout vu. Mais après, il a dû partir, dit Thune comme s’il récitait.

— Quoi, comme ça ? fit Nijel.

— Oui.

— Je n’en crois rien », dit Conina. Elle se ramassait peu à peu, ses phalanges blanchissaient.

« C’est vrai, répliqua Thune. Tout ce que je dis est vrai. C’est obligé.

— Je veux…» commença Conina, et Thune se leva, étendit une main et dit : « Arrêtez. »

Elle se pétrifia. Nijel se figea au milieu d’un froncement de sourcils.

« Vous allez partir, dit Thune d’une voix douce et égale, et vous ne poserez plus de questions. Vous serez entièrement satisfaits. Vous aurez toutes vos réponses. Vous vivrez à jamais heureux par la suite. Vous ne vous rappellerez plus ce que vous venez d’entendre. Maintenant, allez-vous-en. »

Ils se retournèrent lentement, raides comme des marionnettes, et marchèrent ensemble vers la porte. Le bibliothécaire la leur ouvrit, la leur fit franchir et la referma derrière eux.

Puis il considéra Thune qui s’affaissa sur son tabouret.

« D’accord, d’accord, fit le gamin, mais c’était juste un peu de magie. Il le fallait. Vous avez vous-même dit que tout le monde devait oublier.

— Oook ?

— Je ne peux pas m’en empêcher ! C’est trop facile de changer les choses ! » Il se prit la tête dans les mains. « Faut seulement que je trouve comment m’en sortir ! Je ne peux pas rester, je casse tout ce que je touche, c’est comme vouloir dormir sur un tas d’œufs ! Ce monde a la coquille trop mince ! S’il vous plaît, dites-moi quoi faire ! »

L’anthropoïde tourniqua plusieurs fois sur son derrière, signe indubitable de profonde réflexion.

Il ne reste aucune trace des paroles exactes du bibliothécaire, mais Thune sourit, approuva de la tête, lui serra la main, ouvrit les siennes, les leva, les redescendit comme pour décrire une ouverture et passa dans un autre monde. Dans ce monde il y avait un lac, des montagnes au loin et quelques faisans qui l’observèrent avec méfiance depuis le couvert des arbres. Le tour de magie que tous les sourceliers apprennent un jour ou l’autre.

Les sourceliers ne font jamais partie intégrante du monde. Ils l’endossent un moment, c’est tout.

Il regarda derrière lui, au milieu du gazon, et agita la main en direction du bibliothécaire. L’autre lui répondit d’un hochement de tête encourageant.

Puis la bulle se contracta sur elle-même, et le dernier sourcelier disparut du Disque pour vivre dans un monde à lui.


* * *

Bien que le fait n’ait pas grand-chose à voir avec cette histoire, il est intéressant de signaler qu’à sept ou huit kilomètres de là, une petite volée d’oiseaux, ou plutôt un troupeau en l’occurrence, avançait avec précaution à travers les arbres. Ils avaient une tête de flamant, un corps de dindon et des pattes de lutteur de sumo ; ils marchaient par saccades, par à-coups, comme s’ils avaient la tête rattachée aux pattes par des élastiques. Ils appartenaient à une espèce unique, même parmi la faune du Disque, en ceci que leur principal moyen de défense consistait à tant faire rire les prédateurs qu’ils avaient le temps de s’enfuir avant que ceux-ci n’aient retrouvé leur sérieux.

Rincevent eût été vaguement satisfait d’apprendre qu’il s’agissait de jahars.


* * *

Les affaires étaient calmes au Tambour Rafistolé. Le troll enchaîné au montant de la porte, à l’ombre, se retirait quelqu’un d’entre les dents, l’air pensif.

Créosote chantonnait tout seul. Il avait découvert la bière sans qu’il fût besoin de la payer parce que les compliments – une monnaie rarement employée par les amants d’Ankh – produisaient un effet étonnant sur la fille du patron. Une bonne grosse fille dont la silhouette avait la couleur et, sans vouloir trop entrer dans les détails, l’allure d’un pain avant cuisson. Elle était intriguée. Personne n’avait encore comparé ses seins à des melons parés de bijoux.

« Absolument, fit le Sériph qui glissa tranquillement de son banc pour s’affaler par terre, il n’y a pas de doute. » Soit les gros jaunes ou alors les petits verts qui ont de grandes nervures avec des verrues dessus, se dit-il vertueusement.

« Et mes cheveux ? l’encouragea-t-elle tandis qu’elle le relevait et refaisait le plein de son verre.

— Oh. » Le front du Sériph se plissa. « Comme un chèvre de troupeaux qui broute sur les pentes du mont Machinchouette, pas d’erreur. Quant à vos oreilles, s’empressa-t-il d’ajouter, nul coquillage nacré de rose qui orne le sable léché par la mer de…

— Comment ça, exactement, comme un troupeau de chèvres ? » le coupa-t-elle.

Le Sériph hésita. Ce vers-là, il l’avait toujours tenu pour l’un de ses meilleurs. Voilà qu’il abordait de front le célèbre esprit prosaïque d’Ankh-Morpork pour la première fois. Curieusement, il se sentit plutôt impressionné.

« Je veux dire : par la taille, par la forme ou par l’odeur ? poursuivit-elle.

— Je crois, dit le Sériph, que la phrase que j’avais en tête était en fait : pas comme un prouteau de chèves.

— Ah ? » La fille ramena la bouteille vers elle.

« Et je crois que j’aimerais bien reprendre un verre, dit-il d’une voix pâteuse, et après… et après…» Il jeta un regard en coin à la fille et se jeta à l’eau : « Êtes-vous bonne narratrice ?

— Quoi ? »

Il se passa la langue sur ses lèvres soudain sèches. « Eh bien, est-ce que vous connaissez beaucoup d’histoires ? croassa-t-il.

— Oh, oui. Des tas.

— Des tas ? » murmura Créosote. La plupart de ses concubines ne connaissaient qu’une ou deux histoires, toujours les mêmes.

« Des centaines. Pourquoi ? Vous voulez en entendre une ?

— Comment ? Maintenant ?

— Si vous voulez. Je n’ai pas grand travail, ici. »

Peut-être que je suis mort, songea Créosote. Peut-être que je suis au Paradis. Il lui prit la main. « Vous savez, dit-il, ça fait des années que je n’ai pas eu de bonne narratrice. Mais je ne voudrais pas vous forcer si vous n’en avez pas envie. »

Elle lui tapota le bras. Quel gentil vieux monsieur, se dit-elle. À côté de ce qu’on voit ici.

« Il y en a une que ma mémé me racontait. Je la connais sur le bout des doigts, à l’envers, même », dit-elle.

Créosote sirota sa bière et s’absorba dans la contemplation du mur, baigné d’une sensation de douce chaleur. Des centaines, songeait-il. Et elle en connaît même à l’envers.

Elle s’éclaircit la gorge et commença, d’une voix chantante qui mit le feu au pouls de Créosote : « Il était une fois un homme qui avait huit fils…»


* * *

Le Patricien, assis à sa fenêtre, écrivait. Il avait l’esprit cotonneux pour ce qui concernait les huit ou quinze derniers jours, et il n’aimait pas beaucoup ça.

Un serviteur avait allumé une lampe pour chasser le crépuscule, et quelques papillons de nuit en avance sur l’horaire tournaient autour. Le Patricien les observa attentivement. Pour une quelconque raison, il se sentait mal à l’aise en présence de verre mais ce n’était pas encore ce qui l’ennuyait le plus, tandis qu’il fixait intensément les insectes.

Ce qui l’ennuyait, c’était qu’il refrénait une envie pressante de les attraper avec la langue.

Et Karlou, allongé sur le dos aux pieds de son maître, rêvait qu’il aboyait.


* * *

Les lumières étaient allumées par toute la ville, mais les derniers et rares rayons du soleil couchant illuminaient les gargouilles qui s’aidaient les unes les autres dans leur longue ascension du toit.

Le bibliothécaire les regardait depuis sa porte ouverte, tout en se grattant avec philosophie. Puis il se retourna et referma le battant au nez de la nuit.

Il faisait bon dans la bibliothèque. Il faisait toujours bon dans la bibliothèque, parce que la dispersion de magie qui produisait la lueur rougeoyante chauffait aussi légèrement l’atmosphère ambiante.

Le bibliothécaire considéra ses protégés d’un œil approbateur, effectua une dernière ronde parmi les rayonnages en sommeil, tira sa couverture sous son bureau, mangea sa banane du soir et s’endormit.

Le silence reprit peu à peu possession de la bibliothèque. Le silence gagna les restes d’un chapeau très cabossé, effrangé et roussi sur les bords, solennellement exposé dans une niche du mur. Aussi loin qu’aille un mage, il reviendra toujours chercher son chapeau.

Le silence se répandit dans l’Université de la même façon que l’air se répand dans un trou. La nuit s’étendit sur le Disque comme de la confiture de prunes, ou peut-être de la gelée de mûres.

Mais il y aurait un matin. Il y aurait toujours un autre matin.


AINSI PREND FIN
SOURCELLERIE,
CINQUIÈME LIVRE DES
ANNALES DU DISQUE-MONDE.
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