FRANÇOIS MAURIAC Un adolescent d’autrefois
roman

« J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité. »

KAFKA

1

Je ne suis pas un garçon comme les autres. Si j’étais un garçon comme les autres, à dix-sept ans je chasserais avec Laurent, mon frère aîné, et Duberc, notre régisseur, et Simon Duberc son fils cadet qui est abbé et qui devrait, à cette heure-ci, assister aux vêpres, et Prudent Duberc, son frère, qui pousse Simon à tirer sa révérence au curé. Je pourrais me servir du calibre 24, au lieu de battre les buissons et de faire comme si j’étais chien, — au lieu de jouer à être chien.

Oui, je joue à être chien, mais je me demande en même temps ce qui se passe dans la tête de Simon. Il a troussé sa soutane à cause des ajoncs et des brandes ; ses gros mollets dans leurs bas de laine noire, pourquoi prêtent-ils à rire ? Il aime la chasse comme Diane et Stop l’aiment. Il chasse de race, c’est plus fort que lui, mais il sait qu’à cette heure-ci M. le Doyen qui officie a sous les yeux la stalle vide où Simon devrait être, où il n’est pas. Après les vêpres, M. le Doyen viendra à la maison pour en parler avec maman. J’espère que je serai rentré, bien qu’ils se méfient et qu’ils se taisent dès que j’approche. Je suis un diseur de riens, selon maman, et M. le Doyen me trouve mauvais esprit parce que je me pose des questions qu’il ne s’est jamais posées, que personne jamais ne lui a posées et moi moins que personne ; mais il sait que je le trouve bête.

« Tu trouves tout le monde bête ! » C’est un reproche de maman. À la maison, je me trouve seul intelligent, il est vrai, mais je sais que je ne sais rien parce qu’on ne m’a rien appris. Mes maîtres, en dehors du rudiment, n’avaient rien à m’apprendre. Mes camarades l’emportent sur moi pour tout ce qui compte à leurs yeux. Ils me méprisent et ils ont raison de me mépriser : je ne pratique aucun sport, je n’ai pas plus de force qu’un poulet. Je rougis quand ils parlent des filles et s’ils se passent des photos, je détourne la tête. Pourtant certains me montrent de l’amitié, et même plus que de l’amitié. Ils savent ce qu’ils feront, ils ont déjà leur place. Mais moi ? Je ne sais pas ce que je suis. Je sais bien que tout ce que prêche M. le Doyen, que tout ce que croit ma mère ne colle pas à ce qui existe réellement. Je sais bien qu’ils n’ont aucun sens de la justice. J’exècre la religion qu’ils pratiquent. N’empêche que je ne peux pas me passer de Dieu. C’est cela qui me rend en profondeur différent de tous les autres et non que je joue à être le chien et que je bats les buissons au lieu de chasser avec Laurent, avec Prudent et avec Simon Duberc et que je ne suis même pas capable de me servir du calibre 24. Tout me paraît idiot de ce que raconte M. le Doyen, et de la manière dont il le raconte ; et pourtant je crois que c’est vrai, j’oserais écrire pour moi-même : je sais que c’est vrai, comme si un aveugle qui serait en même temps un guide patenté me menait à la vérité vraie, par des itinéraires absurdes, en marmonnant du latin, et en le faisant marmonner à des foules de plus en plus réduites et, pour finir, à un troupeau tout juste capable de brouter là où on le mène pâturer… Mais quoi ! La lumière dans laquelle ils marchent et qu’ils ne voient pas, moi je la vois, ou plutôt elle est déjà en moi. Ils peuvent raconter ce qu’ils voudront : ils sont bien ces ignorants ou ces idiots contre lesquels se déchaîne mon ami Donzac qui est moderniste. N’empêche que ce qu’ils croient est vrai. Voilà pour moi à quoi se ramène l’histoire de l’Église.


Le lièvre, ils l’ont eu aux abords du champ de Jouanhaut. Le retour a été éreintant : sept kilomètres sur cette route sinistre mais qui m’est chère entre ces deux murailles de pins — « Tout est à Madame, aussi loin que vous regardiez ! » ne manque jamais de proclamer Duberc tout le long de la route, avec son étrange orgueil de moujik… C’est horrible d’écrire cela. Je savais d’avance qu’au retour ce serait près de moi que Simon, l’abbé, marcherait sans me parler. Laurent, c’était lui l’enfant tout à coup : il jouait à pousser du pied une pigne ; s’il l’amenait jusqu’à la maison, il aurait gagné.

Avec Simon, nous ne parlons de rien. Sans doute le curé a-t-il dû se plaindre devant lui de mon « mauvais esprit » et Simon m’admire de ce qu’à dix-sept ans je sois capable d’inquiéter cet être borné qui le tiendra sous sa coupe, tant qu’il sera un séminariste en vacances.

Je veux confesser ici devant Dieu mon imposture : ce qui me rend redoutable au Doyen et peut-être admirable aux yeux de Simon, ce sont de vagues notions retenues des propos de mon ami André Donzac, qui me rebat les oreilles de ce qu’il lit dans les Annales de philosophie chrétienne. Il porte aux nues un certain Père Laberthonnière, oratorien qui dirige cette revue et dont notre Doyen tient le nom en exécration : « C’est un moderniste, il sent le fagot », répète-t-il. Je le méprise d’user de cette image féroce et stupide : le fagot ! Il s’agit toujours pour eux de brûler ceux qui croient, les yeux ouverts.

Je n’en suis pas moins un imposteur puisque je leur assène, comme venant de moi, les propos incendiaires d’André et que j’ai l’air de savoir ce qu’ils ne savent pas alors que je suis aussi ignare qu’eux… Non, je me calomnie. Comme dit André, je suis entré en Pascal. Je ne me force pas pour lire Pascal ; surtout les « notes » de l’édition Brunschvicg, que m’a donnée André. Tout ce qui touche à Port-Royal me touche.

Simon Duberc, qui est bachelier, a-t-il lu Pascal ? Je le soupçonne de ne connaître aucun auteur du programme par un contact direct et de s’en tenir à son manuel… Il marchait auprès de moi. Je sentais cette odeur de transpiration qui imprègne sa soutane. Non qu’il soit sale : il l’est moins que sa famille paysanne, qui ne sait pas ce que c’est que se laver, moins peut-être que nous-mêmes, car pour pêcher au moulin, il se met à l’eau presque chaque jour. Il pêche les brochets et les assèges en frappant dans les souches des aulnes devant lesquels il a tendu des nasses… Mais je ne vais pas raconter des histoires de pêche.

En vérité, ce n’est pas tant le fumet de Simon qui me soulève le cœur que ce sixième petit doigt qu’il a à chaque main, cet appendice qui tremblote, et aussi à chaque pied, de sorte que ses souliers faits sur mesure paraissent aussi larges que longs : des pattes d’éléphant ! Mais le sixième orteil, je n’ai pas souvent l’occasion de le voir, tandis qu’à chacune de ses mains, ce cartilage sans phalange me fascine. Il ne cherche d’ailleurs pas à le dissimuler et se réjouit ouvertement de ce que ce petit doigt en trop lui épargnera la caserne. Ce n’est pas l’avis de son aîné Prudent : « Tu aurais pu entrer à Saint-Cyr… » C’est le seul propos que Prudent ait jamais tenu devant moi où ait apparu le rôle de tentateur qu’il joue auprès de son cadet selon maman et selon M. le Doyen.

J’ai pensé à un roman que je pourrais écrire sur ce thème : Prudent, chétif et maigre, et noir de peau, et dont toutes les dents sont pourries, et qui aime, je le sais, Marie Duros, sa voisine, la fille du charpentier, la sœur d’Adolphe Duros qui a vingt ans et qui est pareil à Hercule tel qu’il est reproduit dans mon histoire grecque — Prudent prendrait sa revanche par son frère sur ce monde dont il n’est lui-même qu’une moisissure… Sauf que comme tous les Duberc, il est intelligent. Sa révolte prouve qu’il l’est. À mon idée, dans cette histoire que j’imagine, Prudent devrait renoncer à Marie Duros et la pousser dans les bras de Simon. En fait, Marie Duros doit avoir horreur du cadet autant que de l’aîné et même beaucoup plus, à cause du petit doigt et de cette soutane qui lui resterait collée à la peau… Qu’en sais-je ? Je l’imagine, je suis sûr que c’est vrai, parce que je connais le garçon qu’aime Marie Duros, enfin qu’elle fréquente et qui est un ami d’Adolphe, son frère géant.

D’ailleurs M. le Doyen n’a peut-être pas tort quand il répète : Simon, ce n’est pas au démon de la concupiscence qu’il a affaire, mais à celui de l’ambition. Il ne regarde guère les filles. Je sais bien qu’il a été dressé à ne pas les regarder. N’importe, il n’a pas dû encore avoir à lutter vraiment… Qu’est-ce que j’en sais ? Je ne sais rien de Simon ni de personne. Même maman et M. le Doyen me déconcertent souvent.


Au retour de la chasse, Laurent a porté le lièvre à la cuisine. J’étais fatigué et me suis étendu sur le divan de l’entrée. Maman est venue s’asseoir près de moi. Elle a mis sa main sur mon front et m’a demandé si j’avais soif. Elle avait envie de parler. Elle avait dû s’entendre avec le Doyen sur ce qu’il fallait me dire, car je passais pour recevoir les confidences de Simon. En fait il n’en est rien. Sa prédilection pour moi ne se traduit par aucune parole. L’abîme entre nous ne le gêne pas. En tout cas, il n’a jamais cherché à le franchir.

Maman non plus, d’ailleurs. Elle m’aime, mais je ne l’intéresse pas. Rien ne l’intéresse que les propriétés et aussi ce qu’elle ne partage avec personne et que je suppose être des scrupules dont j’ai quelque idée par ceux qui me tourmentaient moi-même quand j’étais petit et dont je suis libéré ou à peu près depuis que j’ai découvert, grâce à Donzac, que nous avons été dressés à mettre l’infini dans des interdits absurdes, dans un barème de péchés véniels et de péchés soi-disant mortels.

Maman avait dû recevoir mission de M. le Doyen de me faire parler, et moi je faisais exprès de fermer les yeux, comme si j’eusse voulu dormir. Elle n’eut recours à aucune préparation et me demanda comment avait été Simon durant cette chasse.

— Il ne pensait qu’au lièvre, et sans doute à la tête que lui fera M. le Doyen quand il ira demain matin lui servir sa messe.

Maman m’attendait là et me déballa d’un seul coup son paquet.

— M. le Doyen n’a pas l’esprit si étroit. Il n’attache aucune importance au fait que Simon, à dix-neuf ans, préfère la chasse aux vêpres. Les vêpres du dimanche ne sont pas d’obligation. M. le Doyen me disait que même pour lui elles constituent une épreuve. Dans le cas de Simon, ce n’est pas cela qui est grave.

— Non, dis-je. Ce qui est grave, c’est de le vouer, peut-être malgré lui, à une vie pour laquelle il n’est pas fait.

Maman eut ce qu’elle appelait une « bouffée ». Elle devint rouge à faire peur : de quoi je me mêlais ?

— Mais, maman, c’est toi qui m’en parles. Je suis bien le seul à ne me mêler de rien en ce qui concerne Simon.

Avec cet illogisme qui n’est pas particulier à maman, qui est le fait de toutes les femmes, selon Donzac, elle protesta que c’était le tort que j’avais, et que mon devoir eût été de m’en mêler.

— Vous ne croyez pas à la grâce ? Vous supposez que Dieu a besoin de nous dans un débat comme celui-là, qui se passe au-dedans de Simon et qui le concerne seul ?

— Simon subit des pressions tous ces temps-ci que nous ne soupçonnions pas : un véritable complot. Il faut que tu le saches, c’est très grave : il voit souvent et en se cachant de nous, depuis le début des vacances… Devine qui ? Le maire, oui, M. Duport, qui est franc-maçon, qui a juré de le détourner de l’église…

— Mais nous savions tous que Simon voyait Mme Duport…

— Oui, cette folle, mais pas son mari, que la vue d’une soutane rend furieux. Simon, croyais-je, ne passait le seuil des Duport, que l’après-midi, lorsque le maire est à sa scierie. Il en a été longtemps ainsi… Mme Duport elle-même nous a mis en garde…


Mme Duport elle-même ! Je n’en croyais pas mes oreilles. « Les Duport, on ne les voit pas. » Dans le langage de maman, cela signifie qu’elle n’échange pas avec eux la visite annuelle (durant les grandes vacances que nous passons à Maltaverne) dont se glorifient trois ou quatre dames du bourg. Mais c’est vrai aussi à la lettre : on ne voit pas les Duport, on ne les regarde pas. Ils sont rayés de notre minuscule univers. J’essaierai de mettre un peu d’ordre dans cette histoire des Duport et de Simon. Mme Duport, jolie disait-on, moi je l’ai toujours trouvée vieille, est beaucoup plus jeune que son mari (« on ne sait pas où il l’a prise. On ne sait pas d’où elle sort… ») suspecte, parce qu’elle n’est pas du pays, ce qu’on appelle le pays, la lande du Bazadais. Les Duport avaient eu une fille unique, Thérèse, née le même jour que Simon Duberc. Marie Duberc allait chez eux en journée et amenait le petit Simon qui jouait avec Thérèse, se laissait tyranniser, lui obéissait comme le fils de la femme de journée se devait d’obéir à la fille du maire — mais aussi parce qu’on disait en riant qu’il en était amoureux, et elle de lui, et ce qu’en lui elle préférait, à tout, c’était ce que moi-même je détestais, ce sixième petit doigt… Thérèse fut emportée en quelques jours. Par une méningite ? Les parents se fièrent au docteur Dulac, le premier adjoint, radical lui aussi et franc-maçon. Ce que fut leur douleur… Mme Duport, qui allait à l’église le dimanche, dissimulée derrière un pilier, n’y vint plus, devenue l’ennemie de Dieu. En revanche, elle se rendait tous les jours et par tous les temps au cimetière. A la saison des cerises, elle en apportait sur la tombe parce que Thérèse les aimait. Les enfants de l’école venaient les manger.

Ces extravagances décourageaient la pitié. Pour comble, elle refusa de recevoir maman. Ce n’était pas croyable. En fait, personne du bourg ne passa plus le seuil de sa maison, sauf Marie Duberc et Simon pendant les vacances. Nous sûmes par eux que la jonchée du jour des funérailles était restée sur les dalles du vestibule et qu’il était interdit à Marie Duberc d’y toucher.

Simon, Mme Duport l’aurait gardé jour et nuit auprès d’elle, si elle avait pu. Il lui rendait Thérèse, il était Thérèse. Mais lui, il vivait, c’était un petit garçon. On ne pouvait le poser sur une chaise comme un objet, ni le bourrer toute la journée de biscuits et de confiture. Heureusement qu’il était fou de lecture. Je me souviens plus tard qu’à un petit jeu où il fallait inventer une devise, qui exprimerait dans le moins de mots possible ce que chacun jugeait être le bonheur, Simon avait écrit d’abord : « chasser et lire ». Puis qu’il avait corrigé : « lire et chasser ». Mme Duport avait la collection entière du Saint Nicolas illustré, du Journal des Voyages, des romans de Jules Verne et Le Tour de France de deux enfants, et bien d’autres merveilles. Elle installait Simon devant la fenêtre et lui disait : « lis, oublie-moi ».

D’abord, Simon avait été gêné par ce regard posé sur lui, par ce cliquetis d’épingles à tricoter, et puis il s’y habitua ; tous les deux ou trois jours, et même tous les jours, quand sa lecture le passionnait, il venait s’installer l’après-midi près de la fenêtre de cette chambre qui devait être étrange, qu’il n’a pas su me décrire : les paysans ne voient pas ce que nous voyons, s’ils voient ce que nous ne voyons pas. Un jour, il demanda à Mme Duport d’emporter le livre chez lui. Ce fut la seule fois qu’elle lui manifesta de l’irritation. Aucun des livres qu’avait lus Thérèse, qui avaient été touchés par les mains de Thérèse, ne devait sortir de la maison. Mais le lendemain, elle dit à Simon qu’elle aimerait qu’il lui fît la lecture à haute voix pendant qu’elle tricotait et qu’elle le paierait à l’heure, comme sa mère.


Je me demande aujourd’hui si ce salaire dont les Duberc furent éblouis, n’empêcha pas maman et M. le Doyen de céder à l’inquiétude qu’ils eussent dû ressentir de ce contact quotidien d’un petit séminariste de douze ans avec une personne extravagante, femme du maire franc-maçon. Il est vrai qu’à cette époque le maire n’apparaissait guère chez lui, pris toute la journée par son usine, par l’administration de la commune. En outre, il avait, comme je l’ai su plus tard, deux liaisons, l’une à Bordeaux, l’autre à Bazas.

Sans doute Mme Duport, brouillée avec Dieu depuis la mort de Thérèse, n’allait-elle plus à l’église, mais Simon avait assuré au Doyen que jamais elle ne lui parlait religion. En fait, elle ne lui parlait de rien, elle le regardait lire. « Les premières fois, ça me gênait, comme si elle m’eût mangé des yeux. Mais maintenant, je n’en fais plus cas… » assurait Simon. Ça ne lui coupait même pas l’appétit quand elle lui apportait son « quatre-heures », comme Simon appelait le goûter : un bol de cacao, une tartine de beurre — et qu’elle ne le quittait pas des yeux pendant qu’il mangeait.

En octobre, quand nous rentrions tous à Bordeaux, Simon rapportait au séminaire l’argent de poche qu’il avait gagné. Ni M. le Doyen ni maman n’eussent imaginé qu’il dût jamais y renoncer. Que l’argent fût à ce degré chez ces chrétiens, ce qui ne se conteste pas, ce qui ne se sacrifie pas, en dehors d’une vocation très spéciale, de franciscain ou de trappiste, je m’en étonnais déjà dans mon enfance. J’ai commencé dès ma douzième année à me faire une certaine idée que Donzac, l’année dernière et cette année, m’a rendue claire, c’est qu’à leur insu, les chrétiens qui nous ont élevés prennent en tout le contrepied de l’Évangile, et que de chaque béatitude du Sermon sur la Montagne, ils ont fait une malédiction : qu’ils ne sont pas doux, qu’ils ne sont pas seulement injustes mais qu’ils exècrent la justice.


Ce qui suscita le drame, ce fut la soutane dont on affubla Simon dès sa quinzième année. Quelle promotion que cette soutane ! Il eut droit au surplis pendant les offices et à une stalle dans le chœur. Si dans le bourg on continua de le tutoyer, les étrangers l’appelaient M. l’abbé, en dépit de son visage d’enfant. Mais une soutane chez M. le maire ! Mme Duport crut que Simon consentirait à la jeter aux orties deux fois par semaine. Il s’y refusa comme s’il y allait de son salut éternel. Marie Duberc, pour qui cette soutane était l’accomplissement du rêve de toute sa vie : un presbytère où elle serait maîtresse à la cuisine et à la buanderie, osa approuver le refus de Simon.

Maman et M. le Doyen entrevirent alors ce que je voyais déjà clairement, moi qui avais quatorze ans, que ce n’était plus du petit ami de Thérèse que Mme Duport souhaitait la présence, mais de Simon Duberc tel qu’il était et tel qu’il me répugnait, avec son odeur forte, avec son ossature de paysan, avec ses petits doigts de trop. Nous vîmes bien qu’elle ne pouvait se passer de lui ; elle n’y consentait que durant l’année scolaire qui était pour elle, j’imagine, un Avent liturgique, un temps de préparation à la venue de Simon… Mais non, je me souviens maintenant, maman ni le Doyen ne soupçonnaient rien. Ce qui leur ouvrit les yeux, ce fut un propos de Mme Duport rapporté à M. le Doyen par Simon : que ce n’était pas à elle mais à son mari que cette soutane était insupportable, qu’elle au contraire s’y habituait et même en voyait les avantages : assurée que Simon serait toujours disponible, ne lui serait pris par personne…

— Par aucune autre femme ? demandai-je.

— Oui, sans doute, dit maman.

— C’est donc qu’elle l’aime !

Je tirai cette conclusion qui allait de soi, du ton le plus naturel et m’étonnai de l’effet produit. Il est vrai que j’avais quatorze ans cette année-là, mais traité comme ne le sont pas aujourd’hui les garçons de huit ans.

— Qu’est-ce que tu racontes ? diseur de riens ! Tu parles de ce que tu ne connais pas.

— La preuve que je le connais, c’est que j’en parle.

— Tu n’as pas honte, à ton âge ! Qu’est-ce que va penser de toi M. le Doyen ?

— La vérité sort parfois de la bouche des enfants, dit-il.

Il se leva et se mit à tourner autour du billard en murmurant : « Comment ai-je été si aveugle… »

— Mais monsieur le Doyen, vous n’allez pas croire… À l’âge de Mme Duport !

— C’est l’âge terrible, hélas… Notez qu’à mon avis Simon ne court aucun risque : je le connais…

Il s’arrêta pile, craignant d’en avoir trop dit. Ce qu’il savait de Simon, même le bien, relevait du secret de la confession.

— Oui, dis-je, mais selon Simon, elle le mange des yeux pendant que lui mange son « quatre-heures ». Peut-être qu’un jour ça ne lui suffira plus…

— Qu’est-ce que tu veux insinuer ? Mais qui t’a appris…

— C’est vrai, dit à mi-voix le Doyen, qu’il y a des ogresses…

— Et des ogres, ajoutai-je innocemment.

— Des ogres ? Quels ogres ?

Ils me dévisageaient, inquiets : à quoi faisais-je allusion ? Oui, sans doute, n’avais-je rien de précis à rapporter, ou je préférais me taire, mais je savais que les ogres tournent autour de tous les garçons de quinze ans : ils ne s’approchent que s’ils sentent une connivence.

— C’est à faire frémir, dit maman. Pourquoi le mal ? ajouta-t-elle rêveusement, sans savoir qu’elle posait la seule question capable de faire défaillir la foi.


J’essaie de me rappeler ce qu’ils imaginèrent pour mettre Simon à l’abri de cette goule. Le curé, sous prétexte de chasse, le fit inviter par un de ses confrères en Charente, qui le garda auprès de lui jusqu’à la rentrée. Simon, cette année-là, regagna le séminaire sans repasser par Maltaverne.

Quant à moi… Oserai-je me raconter à moi-même le tour que je jouai à M. le Doyen ? Oui, il le faut, pour y voir clair dans ce que je suis réellement. Le 7 septembre, la veille de la Nativité de la Vierge, maman sans même se donner le temps de tourner autour du pot, me dit que M. le Doyen m’attendrait dès 3 heures pour me confesser : « Comme ça tu passeras avant toutes ces dames ». Elle trouvait normale cette intrusion dans la vie religieuse d’un garçon de quatorze ans. J’étais un enfant dont elle se croyait responsable devant Dieu. Agacé, irrité, mais non furieux comme je le serais aujourd’hui, je comprenais cette scrupuleuse qui m’a légué sa maladie du scrupule dont à dix-sept ans je ne me sens pas encore guéri. Elle devait remâcher ce que j’avais osé dire sur les ogres : c’était au tribunal de la pénitence que je viderais mon sac. Non bien entendu qu’il pût être question pour elle de violer le secret de la confession : maman ne souhaitait pas « savoir ». Il lui suffisait d’être tranquillisée par une « reprise en main » de son petit garçon qui approchait de l’âge redoutable. Je me débattis : Notre-Dame de septembre n’était plus une fête d’obligation depuis le Concordat.

— Dans notre famille, dit maman, c’est resté une fête d’obligation. Nous n’y avons jamais manqué. Nos métayers ne lient pas les bœufs ce jour-là. D’ailleurs M. le Doyen t’attend. Il n’y a pas à revenir là-dessus.

— Mais tu n’obliges pas Laurent…

— Il a dix-huit ans. Toi, tu es un enfant dont j’ai la charge. Le démon me souffla :

— Si je fais une mauvaise confession, je ferai une mauvaise communion. Ces deux sacrilèges seront sur toi.

Elle pâlit, ou plutôt ses joues devinrent couleur de cendre. Je me jetai à son cou : « Mais non, c’était pour rire, je me confesserai et je communierai… » Elle me serra contre elle.


Ma rage reprit sur le chemin de l’église mais toute tournée contre l’innocent Doyen. Je m’efforçai de la dominer : il ne s’agissait pas de faire une mauvaise confession… « Eh bien ! oui, me dis-je, oui, je lui dirai tout et plus qu’il n’en voudra, et plus qu’il n’en a jamais entendu. »

Il lisait son bréviaire, assis près du confessionnal. Il continua de lire quelques instants puis il me demanda si j’étais prêt, entra dans sa niche, décrocha l’étole. J’entendis glisser la planchette et vis son énorme oreille. Je lui dis que je ne m’étais pas confessé depuis le 15 août, expédiai le Confiteor et déballai recto tono mon petit paquet habituel qui n’avait guère changé depuis ma première confession : « Je m’accuse d’avoir été gourmand, menteur, désobéissant, paresseux, d’avoir mal fait mes prières, mal entendu la messe, d’avoir été orgueilleux, médisant… »

C’était tout ? Il avait l’air déçu. Oui, je croyais bien que c’était tout.

— Tu es sûr que rien d’autre ne t’inquiète ? Quand ce ne seraient que des pensées…

Je demandai : « Quelles pensées ? »

Il n’insista pas. Il se méfiait du monstre que j’étais, mais qui pouvait être aussi bien un monstre d’innocence.

— Tu as toujours fait des confessions sincères ?

À ce moment le démon entra en moi et me souffla de répondre : « Non, mon Père. »

— Comment ? J’espère qu’il ne s’agissait de rien de grave ?

— Je ne sais pas. Peut-être de ce qu’il y a de plus grave.

— Mon pauvre enfant ! Ta mère, tes maîtres, moi-même, nous t’avons assez mis en garde contre tous les manquements à la sainte vertu…

C’était la pureté qu’il appelait ainsi. Je protestai que je n’avais rien de grave à me reprocher sur cet article. C’était vrai à ce moment-là. L’innocent petit garçon que j’étais encore, il y a trois ans…

— Pourtant tu me dis qu’il s’agit de ce qu’il y a de plus grave… Qu’est-ce que ça signifie ?

— Si c’est grave ou non, vous en jugerez vous-même. Voilà : Je suis idolâtre.

— Idolâtre ? Qu’est-ce que tu me racontes ?

— Ce que j’adore à la lettre, je n’ose vous le dire. Je rends un culte secret… Vous connaissez le gros chêne dans le parc ?

— Qui n’est pas tellement gros, dit le curé, pour m’obliger, j’imagine, à reprendre pied dans ce monde rassurant où les choses se pèsent et se mesurent.

— Pour moi, il est Dieu, oui, depuis l’âge de raison, je n’ai jamais cessé de le traiter comme tel, de l’adorer.

— Ouais ! Ouais ! Tu es un poète, nous le savons. (Il prononçait « pouate ».) Il n’y a pas de mal à ça.

— Je savais bien, mon père, que vous ne me croiriez pas. C’est ce qui m’a retenu jusqu’à aujourd’hui de confesser ce péché : la certitude que je ne serais pas cru, même de vous.


Mais comment vous faire entendre que je suis l’inventeur d’une liturgie en l’honneur du gros chêne, que je lui offre des sacrifices…

— Allons, voyons ! C’est de la pouasie permise, mon pauvre drôle. Qu’est-ce que tu vas chercher ? À moins que tu ne veuilles te payer ma tête ? Ça alors, ce serait un péché grave : on ne se moque pas de Dieu.

— Je ne me moque pas de vous mais je me rends compte que vous ne pouvez pas me croire.

— Tous les poètes, même chrétiens, adorent la nature, c’est permis.

— Ce que je pratique n’a rien à voir avec les effusions de Lamartine ou de Hugo. Bien sûr, tous les arbres pour moi sont vivants et divins, surtout les pins du parc. Je les préfère aux hommes, ajoutai-je, en proie à une exaltation à la fois dirigée et sincère à laquelle je m’abandonnais avec délices.

Oui, les hommes me faisaient peur déjà, même les futurs hommes à qui j’ai eu affaire au collège. Nos maîtres religieux, même les pires, ne me faisaient pas vraiment peur parce qu’ils sont tenus en laisse par la dévotion, par la règle. Mais mes camarades ! Ils étaient déjà capables de tout ! Je me souviens d’avoir passé toute une récréation enfermé dans les cabinets tant j’avais peur de la « balle-au-chasseur » lancée contre moi à bout portant…

— Voyons, Alain, revenons aux choses sérieuses.

— Pourquoi, demandai-je, avec une angoisse qui n’était pas jouée, consciente pourtant et jouissant d’elle-même, pourquoi m’interdisez-vous le pardon en refusant de prendre au sérieux l’aveu que je vous fais ?

Le curé pétrissait sa figure d’un geste qui lui était familier, comme si elle eût été en terre glaise. Il me demanda soudain :

— Tu adores tous les arbres et pas seulement le gros chêne ?

— Non, tous sont des êtres vivants, certes, mais le gros chêne seul est Dieu.

— C’est une révélation que tu as eue ?

Je voyais les hochements de sa grosse tête. Il n’osait pas se toucher le front de l’index.

— Non, il n’y a jamais eu de révélation. D’aussi loin que je me souvenais, j’avais adoré la terre, les arbres…

— Pas les animaux ? C’est toujours ça de gagné.

— Non, pas les animaux… Mais si ! En vérité, dis-je, j’avais oublié, mais tout me revient. Vous connaissez, mon père, la métairie abandonnée ?

— Oui, à Silhet ?

— Quand j’avais sept ou huit ans, je ne sais qui ou quoi m’avait mis dans l’idée que logeait dans la métairie abandonnée notre ânesse appelée Grisette et qui avait crevé de vieillesse quelques mois plus tôt. Je m’en persuadai et j’entraînai Laurent, bien qu’il fût mon aîné, à le croire. Pour lui, ce n’était qu’un jeu, mais non pour moi. Nous nous rendions à la métairie abandonnée et nous chantions une sorte de mélopée idiote devant la porte fermée à clé : « Grisette, Grisette, je te souhaite une bonne fête, je te donnerai des abricots confits… »

— Des abricots confits, à une ânesse ?

Le curé se forçait à rire, il ramenait les choses à leurs justes proportions.

— C’est parce qu’à sept ans je n’imaginais rien de meilleur au monde que des abricots confits, mais j’adorais Grisette à la lettre. Je réalise tout à coup, mon père, que je commettais réellement l’abomination dont les païens chargeaient les premiers chrétiens et qui était l’adoration d’une tête d’âne.

Je me tus, sincèrement accablé par ce que je venais de découvrir, et le curé se tut aussi, peut-être hésitant à me chasser du confessionnal parce que je me moquais de lui. Mais sait-on jamais ? M’étais-je moqué ? Il savait d’expérience que j’avais été un enfant scrupuleux, atteint du même mal que maman. Tout à coup il me demanda à voix haute et d’un ton presque solennel :

— Alain, crois-tu en Dieu ?

— Oh ! Oui, mon père.

— Crois-tu que Jésus est le Christ, le Fils du Dieu vivant, qu’il a donné sa vie pour toi, qu’il est ressuscité ?

Je le croyais de tout mon cœur, de tout mon esprit.

— Aimes-tu la Sainte Vierge ?

— Oui, je l’aime…

— Alors, ne pense plus à toutes ces sottises. Si tu as péché, je vais t’absoudre, ou plutôt le Seigneur lui-même va t’absoudre.


Il avait gagné la sacristie en hâte, comme s’il fuyait. Je pris à peine le temps de réciter ma pénitence et me retrouvai dehors, dans la torpeur de ce 7 septembre. Le vent était tiède, une haleine, comme les poètes écrivent par habitude, mais ce jour-là, le cliché était vrai : une haleine, le souffle d’un être vivant. J’avais cru me moquer du Doyen, or cette moquerie, je découvrais qu’elle m’avait non certes délivré, mais rendu conscient d’un amour qui demeurait mon refuge de tous les instants. Adoration qui n’avait jamais empiété sur l’autre amour, sur l’autre adoration que je vouais au Dieu chrétien, confondu avec le pain et avec le vin qui sont nés de la terre, du soleil et des pluies. Ce n’était pas trop de ce double refuge. Je n’aurais jamais trop de refuges contre les hommes. Aujourd’hui, deux années ont passé et cette angoisse de jour en jour s’accroît à mesure que je me rapproche de ce qui me paraît horrible au-delà de toute horreur : la vie à la caserne, la chambrée. Je ne l’ai confié à personne, pas même à Donzac. Cette angoisse ne me fait pas honte, je sais bien qu’elle n’est pas vile, mais à condition de ne pas lui donner corps en l’exprimant : alors elle deviendrait lâcheté ; il m’arrive de penser, comme à une dernière chance, que je pourrais mourir d’ici le conseil de révision.

En même temps que je pensais à ces choses sur le chemin du retour, je revoyais le Doyen tel qu’il s’était montré face au piège tendu. Lui qui figurait parmi les premiers sur la liste des catholiques imbéciles que nous avions dressée, Donzac et moi, parallèlement à la liste des catholiques intelligents, j’admirais qu’il s’en fût tiré avec le tact qu’il ne montrait jamais dans la vie courante, comme s’il avait été passagèrement inspiré. Oui, il l’avait été, je n’en doutais pas. Au fond, je n’étais pas du tout assuré de mon innocence quant au péché d’idolâtrie et à mesure que je l’avais confessé, j’y avais cru. Sinon mon soulagement ne se fût pas manifesté par une course folle autour du parc, dans laquelle j’entraînai Laurent. À la course, je le bats presque toujours, malgré les quatre ans qu’il a de plus que moi, parce qu’il s’essouffle.


Ce que fut ma communion du lendemain, je ne m’en souviens pas. On ne se souvient pas plus de ses communions que de ses rêves. Pourtant je me rappelle ce 8 septembre, il y a trois ans. Je refusai d’aller avec Laurent à la chasse aux alouettes dans le champ de Jouanhaut. Ce que je ressentais avec violence, je m’en souviens, parce qu’il m’arrive souvent encore de le ressentir : le désir d’être seul, de marcher à travers bois, à travers champs, de suivre jusqu’à épuisement de mes forces, ces chemins de sable où nulle rencontre n’est imaginable, que celle d’un métayer devant ses bœufs, qui me dira : Aduchats en touchant son béret ou d’un berger et de son troupeau. Dans cette lande sans visage, je ne serais dévisagé par personne. C’est pourtant vers quelqu’un que je résolus d’aller. Des trois ou quatre buts de promenade entre lesquels j’hésitais d’habitude : les sources de la Hure, le gros Pin (ce géant qui attirait les visiteurs de plusieurs lieues à la ronde), la maison des demoiselles à Jouanhaut et « le vieux de Lassus », c’est le vieux que je choisis, peut-être parce qu’il avait passé quatre-vingts ans, qu’il allait bientôt quitter Lassus d’où il n’avait jamais voulu sortir. Il ne chassait plus depuis des années, sauf la palombe, en octobre. À quoi occupait-il ses journées ? Il avait eu l’air étonné, un jour que je lui avais dit qu’il y avait des gens assez fous pour acheter des livres. Il ne recevait personne que le docteur. Il disait que le curé l’aurait mort mais ne l’aurait pas vivant. Ses héritiers (il était le cousin de tous les grands propriétaires et même le nôtre, mais très éloigné), il lâchait les chiens sur celui d’entre eux qui tentait de l’aborder. Ils en riaient ensemble, se sentant également haïs. Leur seul espoir tenait à cette terreur de la mort qui, à en croire le notaire, aurait empêché le vieux de Lassus de faire son testament. Mais Seconde, qui le soignait après avoir couché avec lui pendant plus de quarante ans, avait dû obtenir qu’il fît le nécessaire. Elle hériterait sûrement de ses huit cents hectares, ou plutôt ce serait son fils Casimir qui hériterait, puisqu’elle était sous la dépendance de cette brute qui n’avait jamais rien fait que de chasser la palombe en octobre, pour le compte du vieux de Lassus. Le reste de l’année, il bricolait, quand il n’était pas saoul, tirait l’eau du puits, sciait le bois. Je le verrais ou je ne le verrais pas : peu m’importait. Il faisait partie des choses plutôt que des êtres, comme le gros Pin, comme le vieux de Lassus lui-même. Ils n’avaient rien d’humain au sens terrifiant du mot. Si brutes qu’ils fussent, ils n’appartenaient pas à l’espèce dont j’avais peur, à laquelle j’étais impatient d’échapper.

Je marchais. Les fougères n’étaient pas encore touchées par l’automne, presque aussi hautes en ce temps-là que moi-même, qui n’ai grandi que depuis l’an dernier. Les fougères m’étaient ennemies parce qu’on m’avait appris dès l’enfance qu’elles contenaient de l’acide prussique. J’abattais les têtes des plus orgueilleuses et parfois je me jetais dans leur foule pressée et respirais l’odeur de leur sève empoisonnée comme si c’était du sang que j’eusse répandu.

Comme je passais devant Silhet, la métairie abandonnée où j’avais adoré Grisette, j’entendis un galop qui se rapprochait et eus à peine le temps de m’écarter : Mlle Martineau passa sans me voir, ou enfin sans daigner me voir, à califourchon comme Jeanne d’Arc, ses boucles blondes au vent de la course paraissaient vivantes : oui, des serpents vivants attachés à elle. Peut-être avait-elle craint que je ne la salue pas. Bien que nous fussions cousins, et que les Martineau fussent alliés « à tout ce qu’il y avait de mieux dans la lande », comme disait maman, on ne les voyait pas, eux non plus, notre famille était brouillée avec les Martineau depuis des générations. Déjà les grands-pères ne se parlaient pas. Mais Mlle Martineau subissait un ostracisme qui lui était propre — pour des raisons qu’à cette époque (je suis mieux informé aujourd’hui) je faisais toutes tenir dans cette inconvenance de ne pas monter en amazone, dans le fait aussi qu’elle travaillait, qu’elle était lectrice, dame de compagnie à Bazas, de la baronne de Goth, une personne qui n’était pas de notre monde, qui appartenait à une autre sphère, disait maman, avec laquelle il n’y avait pas de communications imaginables, dont la vie privée ne relevait pas, comme celle des gens de notre monde, d’un jugement sans appel, pas plus que les mœurs des fourmis, ou des ratons-laveurs, ou des blaireaux : « Cette baronne de Goth, disait maman, on prétend que… Mais non, tu ne comprendrais pas ! »

Je n’ai jamais vu Mlle Martineau que sur son cheval : elle y adhère comme mes soldats de plomb à leur monture. Comme elle habite Bazas, on ne la voit jamais à la messe, ni à aucun enterrement…


La maison du vieux était séparée par une barrière de la métairie. De maigres dahlias poussaient dans l’enclos entretenu par Seconde qui apparut sur le seuil dès que les chiens, à mon approche, se furent déchaînés. Le vieux cria de l’intérieur : « Quezaco ? » Elle mit la main à la hauteur de ses yeux et m’ayant reconnu cria, tournée vers la porte entrebâillée : « Lou Tchikoï de lou Prat ! » Le petit de lou Prat, c’était moi pour le vieux de Lassus. C’est que le bois où mon grand-père avait fait bâtir sa maison s’appelait lou Prat et avait gardé ce nom jusqu’au jour, pas très lointain, où Laurent et moi l’avions débaptisé parce qu’au collège un garçon obèse et idiot s’appelait Louprat. C’était moi qui avais imposé ce nom « Maltaverne », titre d’une histoire qui m’enchantait dans un Saint Nicolas des années 90 ; mais le vieux de Lassus ne connaissait que « Louprat ».

Le foulard noir des vieilles cachait les cheveux de Seconde. Ses lèvres étaient aspirées par le vide affreux de la bouche. Le vieux parut alors, tout hérissé de poils, avec un tricot délavé, déchiré, et des chaussons, malgré la chaleur. Il prétendait ne pas connaître son âge mais il avait fait le coup de feu dans les rangs des Versaillais : pour lui, Paris, c’était toujours les communards. Il n’en parlait à personne sauf à Laurent et à moi qui n’appartenions pas à la bande exécrée des héritiers, — à moi surtout qui lui plaisais, je le sentais bien, comme je plais à Simon Duberc, comme je plaisais à l’abbé Grillot qui me donnait la moyenne aux examens même si je séchais.

— Il grandit ! Il grandit ! Il faudra lui mettre une pierre sur la tête.

Suivit une dispute entre le vieux et Seconde. Je ne parle pas le patois mais je le comprends. Le vieux lui ordonnait d’apporter une canette de bière. Seconde me fixait de son œil vif de poule et protestait qu’il avait assez bu de bière, que « ça lui ferait froid sur l’estomac ». J’avais beau n’être pas un des héritiers, sait-on jamais ? Elle dut céder pourtant et posa la bouteille et les verres sur une table de jardin rouillée. Comme elle demeurait plantée à deux pas de nous, le vieux lui cria : « A l’oustaou ! » (À la maison !) Elle obéit mais dut se tenir à l’écoute derrière les volets entrebâillés de la cuisine.

Nous trinquâmes, le vieux et moi. Il me regardait du fond de ses quatre-vingts ans, sans ressentir aucune gêne de ce silence entre nous… Avec peut-être une nostalgie obscure ? Mais non, quel mot stupide « nostalgie » appliqué à ce vieux sanglier qui, en quatre-vingts ans, n’aura vécu qu’un seul jour, toujours le même, avec le fusil à portée de la main, avec sa bouteille de médoc à chaque repas, seul signe visible de sa fortune : aussi crasseux d’apparence, aussi ignare que le plus ignare et le plus crasseux des métayers dont il était la terreur. Pourtant ce fut bien une nostalgie que trahit ce qu’il me dit d’abord.

— J’ai été à Bordeaux en 93, j’y suis resté trois jours, à l’hôtel Montré. Il y avait une baignoire…

— Vous vous en êtes servi ?

— Pour prendre mal ? Eh ! bé ! Il se tut, et tout à coup :

— Je mangeais en face, au « Chapon fin ». Ils ont des vins…

Il se tut encore puis se mit à ricaner. Je détournai les yeux pour ne pas voir les deux chicots qu’il a gardés sur le devant. Il me demanda :

— Tu connais le Château Trompette ?

— Mais monsieur Dupuy, il est démoli depuis plus de cent ans !

— Il n’était pas démoli en 93 puisque j’y suis allé.

Il n’arrêtait pas de rire. Le Château Trompette était un bordel dont s’entretenaient dans les coins de la cour, au collège, « les sales types ».

— Ça coûte gros… Ce n’est pas encore pour toi.

J’eus à cette minute la certitude que l’immortalité ne concerne qu’un petit nombre d’âmes et que l’enfer de ceux qui ne sont pas élus c’est le néant. D’ailleurs le Seigneur n’a promis l’immortalité qu’à quelques-uns : « et dans le siècle à venir la vie éternelle ». Ou encore : « Celui qui mangera de ce pain ne mourra pas ». Mais les autres mourront. Je ne doutais point que ce fût là une de ces « intuitions fulgurantes » dont André Donzac disait qu’elles étaient une grâce singulière qu’il admirait en moi et qui suppléait à mon défaut d’esprit philosophique. Je lui écrivis le soir même, croyant l’éblouir, ce que j’avais découvert touchant l’immortalité de quelques-uns mais reçus par retour du courrier une moquerie de cette vue absurde : « Toutes les âmes sont immortelles ou aucune ne l’est ». Je me disais donc avec délices qu’il ne resterait rien du vieux de Lassus, rien de Seconde, rien de Casimir, même pas de quoi alimenter la plus chétive des flammes éternelles.

— Tu n’as pas encore l’âge…

Il devait ressentir un vague remords de m’avoir parlé du Château Trompette, car il changea brusquement de propos et voulut savoir ce qu’on disait de lui au bourg.

— On se demande toujours si vous avez signé un papier… J’avais baissé la voix à cause de Seconde qui devait être à l’écoute.

— On se demande si Seconde et Casimir emporteront bientôt le morceau, ou si c’est déjà fait…

Je touchais au sujet interdit. Le vieux me dévisagea, l’air mauvais :

— Qu’est-ce que tu crois ?

— Oh ! À la place de vos héritiers, je serais bien tranquille !

— Pourquoi bien tranquille ?

Je savais ce qu’il fallait répondre au vieux de Lassus pour le mettre sens dessus dessous.

— Mieux vaut se taire : Seconde écoute.

— Elle est sourde, tu sais bien.

— Elle entend quand elle veut, c’est vous qui me l’avez dit. Il insista. Je le sentais inquiet, troublé. Donzac dit que je suis troublant au sens absolu. Pas toujours. Mais je l’étais ce jour-là.

— C’est impossible que, finaud comme vous l’êtes, monsieur Dupuy, vous n’ayez pas compris que tant que vous n’aurez pas signé le papier, Seconde et Casimir ont intérêt à ce que vous ne mouriez pas.

Il gronda : « Ne parle pas de ça ! »

— Il n’est question que de ça et de rien d’autre. Le jour où vous aurez signé, ce sera tout le contraire : leur intérêt sera…

Il m’interrompit par une sorte d’aboiement qui était un gémissement :

— Je te dis de ne pas parler de ça.

Il se leva, fit quelques pas en traînant son pied goutteux. Il se retourna et me cria : « Bey-t’en ! » (Va-t’en !)

— Je n’ai pas voulu vous offenser, monsieur Dupuy.

— C’est pas des assassins, tout de même : ils me sont attachés.

Je hochai la tête avec un ricanement imité du sien.

— Bien sûr, des sangsues, c’est toujours attaché ; et ils ont trop peur pour devenir des assassins. Si vous avez signé le papier, ils savent bien qu’ils seraient les premiers soupçonnés au cas où il y aurait quelque chose de louche dans votre décès, et que vos héritiers mèneraient une enquête impitoyable. Il n’empêche que…

J’étais passé de l’autre côté de l’enclos ; le vieux restait debout au milieu des dahlias, bouleversé parce que je lui parlais de son décès, plus peut-être que par cette menace d’assassinat. « Quoi ? Quoi ? » grommelait-il. Il avait une mauvaise pâleur, une tête à mort subite. Ça aurait pu être moi, l’assassin. Je n’y songeais pas. Je fonçais, en proie à une sorte de furie.

— Il n’empêche, monsieur Dupuy, mais c’est impossible que vous n’y ayez pas pensé, que dans un endroit aussi désert que Lassus, où aucun témoignage n’est à redouter, ce ne serait pas difficile, convenez-en, de faire disparaître, sans courir aucun risque…

Bey-t’en !

— Je ne sais trop, insistai-je, d’un ton rêveur, et comme me parlant à moi-même, si l’étouffement sous des édredons se décèle à l’autopsie. Il y a aussi l’inévitable broncho-pneumonie si un vieillard nu reste toute une nuit d’hiver attaché sur son lit devant la fenêtre ouverte, à condition qu’il y ait plusieurs degrés au-dessous de zéro, bien entendu ! Là encore j’ignore si l’autopsie…

— Va-t’en, ou j’appelle Casimir.

Casimir, je le vis à ce moment-là sortir de la métairie. Je filai sans retourner la tête pour donner un dernier regard à Lassus, où je savais bien que je ne reviendrais pas tant que le vieux serait vivant…


Eh bien ! non, tout cela n’est pas vrai. C’est une histoire que je me suis racontée à moi-même. Tout est faux, à partir de ce que le vieux m’a dit du Château Trompette. Du roman, quoi ! Est-ce bon ? Mauvais ? Faux en tout cas, ça sonne faux. Je n’aurais pas dit trois mots que le vieux me les eût fait rentrer dans la gorge. Jamais d’ailleurs je n’aurais commis le péché mortel d’accuser d’assassinat ou d’intention d’assassinat Casimir et Seconde qui, en fait, sont attachés à leur vieux bourreau. Il y a une autre version de cette histoire que je me raconte où le vieux décide brusquement que ce sera moi son héritier. J’imagine tout ce que je ferais de cet argent : je transformerais Lassus en bibliothèque, nous y mettrions nos livres en commun, Donzac et moi. Séparés du monde des vivants, par une innombrable librairie, et par la musique aussi, il y aurait un piano pour André, et pourquoi pas des orgues ?

Me suis-je raconté cette histoire sur le chemin du retour ? Je ne me souviens de rien, sinon que j’étais paisible et heureux comme je le suis presque toujours quand j’ai communié le matin. Je songeais que ma vie d’adolescent se déroulait dans un univers de monstres, ou plutôt parmi des caricatures de monstres, dont quelques-uns m’aimaient, d’autres me craignaient. Aucune fille n’était venue encore à moi comme dans les histoires, bien que je passe au collège pour être « joli de figure » ; mais je suis maigre et sans muscles. André dit que les filles n’aiment pas les garçons trop maigres. La seule que j’admire, je ne la vois qu’à cheval : aussi inaccessible que Jeanne d’Arc. Elle me méprise trop pour seulement me regarder. Oui… Mais c’est ce que j’aime en elle, qu’il n’y a aucun risque et qu’elle ne descendra pas de son cheval et qu’elle n’ira pas vers moi pour exiger de moi que je renonce à être un enfant et que j’aie le comportement d’un homme… Ai-je pensé cela à ce retour de Lassus ? Ou est-ce encore une histoire que j’arrange ? Les autres filles qui me troublent : les chanteuses à l’église, pressées autour de l’harmonium de sœur Lodoïs… Surtout les filles du pharmacien qui ont un ruban de velours noir autour de leur cou gonflé comme celui des palombes…


Durant ces vacances-là, il ne se passa que le tout-venant de notre étroite vie. Simon n’était plus là. On ne parlait guère de Mme Duport, le bruit courait qu’elle buvait, et même, selon Marie Duberc, qui allait encore chez elle en journée : « qu’elle se levait la nuit pour boire ». La piste Duport-Simon se perdit parmi d’autres ; puis ce fut la rentrée des classes, le retour à Bordeaux ; Maltaverne devint l’île enchantée dont je rêvai jusqu’aux vacances suivantes, — celles qui précédèrent mon entrée en rhétorique. Il ne s’y passa rien d’autre que ceci : les visites de Simon en soutane chez les Duport furent acceptées même par le maire. Maman et le Doyen s’en réjouirent comme d’une victoire, ou du moins ils feignirent de s’en réjouir. M. Duport voyait-il déjà Simon en secret ? Avait-il, dès cette année-là, entrepris de l’enlever à l’Église ? Selon Simon, quand il le rencontrait, il ne lui parlait jamais religion, il se contentait d’être bien aimable, de lui demander conseil parfois sur un sujet ou sur un autre, de lui parler de ses amis politiques qu’il voyait au Conseil général. Il était même très lié avec le jeune ministre Gaston Doumergue : il pourrait tout en obtenir…


Cette année, Simon reste bouche cousue touchant le maire. Il a fallu ce coup de tonnerre de Mme Duport venue hier à la sacristie, après la messe du Doyen, pour lui découvrir le complot de son mari. Selon maman, le maire aurait promis à Simon de prendre en charge son entretien jusqu’à sa licence, et même au-delà, s’il voulait préparer Normale et l’Agrégation.

Il était impossible, selon Mme Duport, de démêler les réactions de Simon. Elle le croyait tenté mais hésitant. Le Doyen avait peur de tout perdre en intervenant. Je l’avais rendu conscient de sa balourdise. Je le vis bien en cette circonstance et qu’il n’espérait plus qu’en moi pour démêler ce qui devait s’emmêler dans l’esprit et dans le cœur d’un petit paysan transplanté au séminaire et devenu tout à coup l’enjeu, à l’échelle d’un chef-lieu de canton, du combat que se livraient en France l’État et l’Église — ou plutôt la franc-maçonnerie et les congrégations.

Moi, je savais que Simon éluderait le débat avant même qu’il fût commencé. Simon doit avoir au séminaire un ami auquel il dit tout ; moi, j’appartiens pour lui à une race divine, je suis le fils de Madame ; il m’aime, c’est vrai, mais je suis à ses yeux aussi inaccessible que l’est pour moi Mlle Martineau ou l’étoile du berger. Il ne dira rien, à moins que…

J’ai toujours préféré écrire que parler : la plume à la main, rien ne m’arrête. Je pourrais, dis-je à M. le Doyen, adresser à Simon une lettre que j’ai dans l’esprit.

— Mais il est plus fort que toi en théologie !

— Il s’agit bien de théologie ! Je sais par quel côté je passerai à l’attaque…

En fait, je ne le savais que depuis deux minutes et cela baignait encore dans les limbes, mais enfin une piste s’ouvrait devant moi.

Le Doyen insistait : « Fais-le parler ! »

— Je vous répète qu’il ne me dira rien. D’ailleurs personne ne dit rien à personne. Je me demande s’il y a des milieux où les gens s’expliquent par demandes et réponses comme dans les romans, comme au théâtre…

— Qu’est-ce que tu vas chercher ? Que faisons-nous d’autre toute la journée ? Que faisons-nous en ce moment ?

— C’est vrai, monsieur le curé, mais une amorce de conversation comme celle-ci, combien en avons-nous eu, vous et moi ? Entre maman et moi, je ne me souviens pas qu’il y ait jamais rien eu d’autre que des jugements passe-partout, très souvent en patois, car ils servent aussi pour les métayers, pour les domestiques. Peut-être est-on séparé par l’âge ou par la différence sociale au point qu’il n’existe pas de langage commun… Mais j’ai observé que les métayers ne parlent pas non plus entre eux : quand ils se rencontrent, ils se demandent : « As déjunat ? » (As-tu déjeuné ?) L’important et même l’unique intérêt de la vie tient dans la nourriture qu’ils ont ou non mâchée de leurs gencives sans dents, comme s’ils ruminaient. Les êtres qui s’aiment, est-ce qu’ils se le disent ? soupirai-je.

Le curé répéta : « Qu’est-ce que tu vas chercher ? »

— Si maman était là, elle ajouterait : « Diseur de riens ! » Oui, et tout serait dit… Mais on peut toujours écrire. Je puis écrire une belle lettre à Simon, qu’il lira, qu’il relira, qu’il gardera sur son cœur…

— Tu es fou d’orgueil, dit le Doyen. Pour qui te prends-tu ? (Et après un silence.) Qu’est-ce que tu lui écriras ? Tu ne le sais même pas, insista-t-il.

— Je sais dans quelle direction je veux aller, ou plutôt je dois aller… Moi, je ne veux rien.

Je croyais me moquer du Doyen, pourtant je ne laissais pas de m’impressionner moi-même. Ce que je voulais écrire à Simon se développait en large et en long sous mon regard intérieur. Il me tardait de l’avoir rédigé pour être sûr que la merveille ne serait pas perdue.

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