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Après plus d’un an, je rouvre ce cahier ; interrompu non faute de matière, Ô Dieu ! mais ce que j’ai vécu défiait tout commentaire et surtout tuait l’enfant en moi. Non, ce n’est pas vrai : je suis devenu un autre en demeurant le même. Je ne reviens pas de ce que je pouvais écrire à dix-sept ans. Me voici qui débouche aujourd’hui dans ma dix-neuvième année, et certes de moi-même, je ne noterais rien de ce que j’ai vécu. Mais Donzac attache une importance absurde, selon moi, à mes réactions devant ma vie de chaque jour… Non, pas si absurde. Le fond de tout, c’est que Donzac, infiniment plus intelligent que moi (bien qu’il m’ait écrit un jour : « tu n’es pas tout à fait aussi intelligent que moi, mais presque… ») est d’une stérilité qui l’étonne lui-même : il comprend tout et n’exprime rien. Il ne compose pas, il ne crée pas. Mais c’est trop peu dire : il ne sait pas exposer ; capable de formules saisissantes, non du moindre développement. C’était toujours ma copie qui avait l’honneur d’être lue à toute la classe, jamais la sienne. Il en était plus frappé que moi : « Quand je pense que c’est toi et que ce n’est pas moi ! soupirait-il, que ce sera toi qui deviendras quelqu’un et que moi je ne serai personne jusqu’à la mort ! » Mais c’est là qu’il est merveilleux : il ne trouvait pas que ce fût injuste. Il croit que je serai un écrivain et même un grand écrivain alors que lui restera toute sa vie à apprendre le rudiment à des séminaristes ignares. Mais il croit aussi qu’à partir de n’importe quel texte de moi sur un sujet donné, fourni par la vie telle que je la ressens, il sera capable, lui, André Donzac, de ce dont je suis moi-même incapable, de ce qu’il appelle « la découverte ». La découverte de quoi ? Dans son esprit, il s’agit de mettre à jour le point secret où la vérité de la vie, telle que nous l’expérimentons, rejoint la vérité révélée, — ce révélé qu’il faut dégager d’une gangue qui a durci autour de la parole de Dieu, au long de ces deux millénaires d’histoire de l’Église…

Alors voilà, il a été entendu entre nous que je devais, noir sur blanc, sans omettre aucun détail, exposer ce qui s’est passé à Maltaverne, et le lui confier à lui et à personne d’autre, raconter l’histoire horrible de Simon telle qu’elle s’est ordonnée en moi, telle qu’elle continue d’y agir, de me ronger du dedans. Je constate que rien ne peut mourir au-dedans de moi et que je suis encombré déjà de tout un pauvre monde obscur et misérable… Que sera-ce quand j’aurai plus de souvenirs que si j’avais mille ans, comme dit Baudelaire ? Quel monstrueux état sera la vieillesse de l’homme que je suis ! C’est ce qui me fait croire que je mourrai jeune… Non ! Ce n’est pas vrai : je ne crois pas que je mourrai jeune, je ne crois pas que je doive jamais mourir, je me sens incroyablement éternel.


Donc voilà comment tout s’est passé à partir de cette conversation avec le curé et de la promesse que je lui fis de parler à Simon, de vaincre son silence par une lettre dont les lignes essentielles étaient déjà dans mon esprit et à laquelle il ne pourrait pas ne pas répondre.


Je descendis vers la Hure, qui est le ruisseau de Maltaverne, et où je savais que Simon pêchait. Il était quatre heures, j’avais en passant pris à l’office une grappe de raisin. Il y avait un peu de rosée, parce que la prairie est un ancien marais. Je remarquai que la bordure d’aulnes (pourquoi ne pas donner aux aulnes leur nom d’ici : les vergnes ?), la bordure de vergnes paraissait bleue. Les grillons, les sauterelles que j’effrayais, la chaude odeur de marécage, le bruit de la scierie de M. Duport, un chaos de charrettes sur la route de Sore, toutes les sensations de cette minute sont en moi à jamais : je ne m’en dépêtrerai jamais, si vieux que je vive.

Je ne voyais pas Simon à l’autre extrémité de la prairie, mais je l’entendais. Dissimulé par des vergnes, je m’assis au bord de l’eau, sachant que comme il suivait le lit de la Hure, frappant dans les souches pour faire sortir les brochets et les assèges, il finirait par arriver à ma hauteur et qu’il ne pourrait pas ne pas me parler. Alors commencerait le grand jeu.

L’endroit où j’étais assis était un tapis de menthe. Des libellules fauves et bleues volaient autour des osmondes que maman appelle des fougères mâles. Un jour de vacances, en septembre, où j’aurais pu être occupé comme le sont les autres garçons de dix-huit ans… En réalité, de quoi sont-ils occupés ? Je n’ose même y arrêter ma pensée. Mais moi, à ce moment-là, quel était ce démon ou cet ange qui me possédait ? Ou ce comédien ? Mais alors qui me soufflait mon rôle ? Qui me le faisait repasser avant d’entrer en scène ?

J’entendais à intervalles réguliers l’éclaboussement de l’eau quand Simon faisait un pas, et tout à coup je l’aperçus entre deux vergnes : il était en costume de bain, horriblement blanc, — de cette blancheur qui m’a toujours rendu insupportable la vue d’une nudité comme celle-là, de cette ossature paysanne bâtie en force et en même temps comme atrophiée par la vie intellectuelle que subit ce pauvre Jacquou, le croquant. À moins que ce ne soient les signes apparents de la virilité, l’aspect velu du mâle qui me fassent horreur ? Mais je ne m’arrête jamais à des questions de cet ordre, ayant pris le pli, dès mon plus jeune âge, d’y voir « de mauvaises pensées ».

Quand Simon fut à ma hauteur, je lui criai : « Aduchats ! » Il se retourna, s’exclama : « Oh ! Pardon ! », sauta sur la rive et passa en hâte une culotte par-dessus son caleçon mouillé, enfila son chandail. Il n’avait pas sa soutane, cela me frappa. Je lui dis de continuer à pêcher. Mais il avait fini, il n’y avait rien. Les gens du bourg venaient au petit matin lever leurs nasses. Il ne me regardait que brièvement et détournait les yeux, à la fois pressé de s’en aller et — j’ose l’écrire, parce que c’est vrai, et que personne jamais ne le lira, hors Donzac, — sous mon charme ; c’était important qu’il fût sous mon charme à ce moment-là, et que je fusse moi-même en état « d’intuition fulgurante ». En fait Simon ne pensait qu’à fuir, qu’à me fuir. Il fallait le retenir de force. Je lui dis qu’il faisait marcher les langues tous ces jours-ci. Il se renfrogna.

— Les gens parlent ? Ça m’est bien-t-égal. Ah ! Putain ! Qu’il fallait qu’il fût troublé pour faire une telle liaison et pour dire un gros mot devant moi ! Et surtout pour le répéter : « Putain ! » Il est vrai que chaque phrase de son frère Prudent était ponctuée de ce « Putain ! » et que pendant ses vacances Simon l’entendait toute la journée. Je protestai qu’à moi, ce qui lui arrivait ne m’était pas égal. Alors lui, insolent, peut-être pour la première fois, à l’égard d’un des fils de Madame :

— C’est mes affaires, c’est pas les vôtres.

— Ce sont les miennes parce que j’ai de l’affection pour vous.

Il haussa les épaules et ricana.

— C’est le Doyen qui vous a dit de me faire parler, de me tirer les vers du nez ?

— Vous vous trompez bien si vous me croyez du côté du Doyen et de Madame.

— Vous n’êtes tout de même pas un ami de M. le maire ?

— Non certes ! Mais si je pouvais mener le jeu, votre jeu, à votre place, je jouerais à fond à la fois contre le maire et contre le curé.

— Oui, mais comme vous n’en êtes chargé par personne… Non ! Mais dites-donc ! Que savez-vous à dix-huit ans de ce que les autres ne savent pas ?

— Je sais très précisément ce qu’ils ne savent pas, ce que je suis seul à savoir.

— Ah ! Ça, alors !

Simon s’était arrêté au milieu de la prairie et il me regardait.

— Vous en avez, du toupet !

— Je sais ce que je sais, et vous savez aussi que je le sais.

— Qu’est-ce que je sais ?

— Qu’il n’y a que moi à Maltaverne qui n’aie pas les yeux crevés, moi et vous. Mais vous, vous êtes trop engagé pour y voir clair, trop dans le bain.

— Bon ! C’est comme il vous plaira, monsieur Alain. Mais moi, je veux que vous me foutiez la paix.

Grossier avec moi, pour la première fois…

— La paix ? Pauvre Simon ! Mais vous en êtes au point de crever. Moi, je pourrais vous éclairer d’un mot… Non, pas d’un mot, je me vante : il faudrait me laisser parler…

— Je ne veux pas que vous me parliez.

— Alors laissez-moi vous écrire. Vous voulez bien que je vous écrive ?

— Vous ne l’avez jamais fait, pas même quand j’ai reçu les ordres mineurs, dit-il avec une brusque rancune, pas même quand j’ai eu le premier grand prix d’excellence… Est-ce que je compte pour vous ?

— Vous le savez bien, Simon, vous ne pouvez pas ne pas le savoir en ce moment où je souffre à cause de vous…

— Ah ! Ça ! Mais qu’est-ce que je suis pour vous ? Le fils du paysan, Simon que tout le monde tutoie…

— Sauf moi.

— Oui, c’est vrai, sauf vous, mais j’ai toujours été Simon pour vous et vous monsieur Alain pour moi, même quand vous aviez quatre ans. Monsieur Laurent, monsieur Alain ! Non, mais dites donc ! Ah ! Putain !

Il était hors de lui. Il hâta le pas. Je devais presque courir pour me tenir à sa hauteur. J’insistai pour qu’il me permît de lui écrire.

— De quel droit vous en empêcherais-je ?

— Mais promettez-moi aussi que vous lirez ma lettre. Cette fois, j’avais dû trouver l’accent qu’il fallait. Il s’arrêta, nous étions à l’endroit où la prairie fait un coude. Les ombres des peupliers étaient longues. Il devait être cinq heures. Simon me dit :

— Mais oui, monsieur Alain, je lirai votre lettre, je vous répondrai. Calmez-vous. Mais que pouvez-vous savoir de plus que les autres à mon sujet ?

— Une première chose que je puis vous dire tout de suite, non pas de moi-même, mais de la part du Seigneur…

Il ne put que murmurer : « Ah ! Bé ! Alors ! » C’était jouer gros jeu. Ma force tenait précisément à ce que je ne jouais pas : j’étais vraiment en proie à l’esprit.

— Ces imbéciles ne savent pas que vous êtes aimé du Seigneur tel que vous êtes, c’est-à-dire comme le jeune ambitieux que vous êtes. Il n’y a pas une part de vous qui ne soit aimée, et l’ambitieux qui domine en vous pour l’instant, pourquoi ne le serait-il pas ?

Bien que pas un muscle de sa face ne bougeât, je le sentais attentif. J’insistai :

— Ils sont aussi aveugles les uns que les autres. Ce que nous savons, vous et moi, Simon, c’est que l’Église a beau ressembler à cette vieille tuyauterie hors d’usage dont se moque le maire et que maman et M. le Doyen confondent avec la vérité, nous savons, nous, qu’à travers toute cette antique canalisation coulent non pas à flots, coulent avarement mais coulent tout de même les paroles de la vie éternelle…

C’était du Donzac que je récitais, mais je n’en avais aucune conscience. Simon murmura :

— Eh ! Bé ! Dites donc, et l’ambitieux dans tout ça ? Vous ne savez pas ce qu’ils me proposent. Vous parlez vous-même de vieille canalisation… La vie, la vérité de la vie, vous savez bien qu’elle ne passe plus par là.

— Non, au fond, je ne suis pas d’accord avec ce que je vous disais de la vieille canalisation, parce que l’Église de Rome, sa liturgie, sa doctrine et même son histoire à la fois sainte et criminelle, son art enfin tel qu’il s’incarne dans la cathédrale, dans le Grégorien, dans l’Angelico, c’est ce qu’il y a de plus beau au monde, — alors que ce qu’incarnent M. Loubet, M. Combes, le Grand et le Petit Palais de Paris, c’est à mes yeux l’époque la plus basse de l’histoire humaine… Mais laissons cela. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ce qui est en jeu, c’est Simon Duberc, sa destinée temporelle et en même temps son destin éternel. Or écoutez-moi bien : quoi que fasse briller à vos yeux M. Duport, ce franc-maçon de chef-lieu de canton, et quand même ce serait une place de choix auprès du sénateur Monis, ou même à Paris auprès de Gaston Doumergue…

— Comment le savez-vous ?

Comment le savais-je ? J’avais mis dans le mille, non pas tout à fait au hasard : ce Doumergue était venu inaugurer notre Comice agricole l’année dernière et M. Duport lui avait présenté Simon.

— Je sais ce que le Seigneur veut que je sache. Mais écoutez-moi bien : Dans le civil, vous aurez beau faire, vous serez plus ou moins utilisé par le parti, mais sauf un don de parole éclatant que vous n’avez pas, vous resterez un subalterne, vous ne déboucherez sur rien d’important, il vous manquera toujours…

J’hésitai : j’avais peur de le froisser. Les seuls mots qui me venaient, c’était l’expression dont maman usait toujours : « l’éducation première ». Simon me devina.

— Eh ! Bé ! Oui ! Je serai toujours un paysan, un cul-terreux, et en plus un ancien apprenti-curé.

— Ce n’est pas cela que je voulais dire, mais songez-y : la soutane change un homme, à la fois spirituellement et socialement. La soutane, c’est un changement de peau. Le bâton de maréchal dans la giberne du simple troufion, quelle blague ! En revanche, le chapeau de cardinal suspendu dans le dos d’un petit séminariste intelligent, il existe, croyez-moi, et il dépend de vous de le décrocher. Oui, tout dépend de votre volonté et de votre intelligence. Ce qui ne vous empêcherait pas d’être un bon prêtre, fidèle à son devoir d’état, et même un saint prêtre. Les saints évêques ne manquent pas, ni même les saints cardinaux.

Quel trait de génie ! Je sanctifiais la première place à laquelle Simon aspirait. Il hochait la tête : « Tout ça, c’est l’histoire ancienne, c’est fini, la page est tournée. Combes a sonné l’hallali de l’Église… »

— Allons donc ! L’Église, empire de 500 millions d’âmes, tiendra le coup, croyez-moi, contre ce qui se passe dans sa province de France, parce que le clergé tant régulier que séculier, a été idiot, a donné dans tous les pièges tendus par les politiciens de la droite nationaliste et que les fidèles, moutons de Panurge, les ont suivis…

— Ah ! Vous reconnaissez que nous avons eu des torts ?

— Mais tous les torts, bien sûr, et le mot me semble trop faible, parce que la complicité avec les faussaires de l’état-major pour maintenir un innocent au bagne, c’est impardonnable. Oui, il faudra que l’Église le paie jusqu’à la dernière obole.

Simon me regardait, bouche bée.

— Vous reconnaissez que Dreyfus est innocent ? Ça alors !

— Mais Simon, je reconnais ce qui crève les yeux : que le stupide anticléricalisme de Combes est à l’exacte mesure du stupide cléricalisme qui régnait, qui règne toujours de notre côté : nous pouvons l’étudier ici même, dans notre chef-lieu de canton, comme au microscope dans une goutte d’eau : le comportement de ma mère avec ses métayers obligés de mettre leurs filles chez les sœurs, l’institutrice laïque, la « demoiselle » traitée en pestiférée, parquée dans un coin de l’église…

Simon murmurait : « Mais alors… »

— Mais alors quoi ? Qu’il n’y ait pas une once de christianisme authentique chez ces prétendus chrétiens, et qu’ils soient traités comme ils méritent de l’être dès ce monde-ci, cela ne change rien aux données du problème posé à un jeune abbé désireux de se pousser à la première place. Ce qu’il faut, c’est bien vous orienter dès le départ, mettre le cap sur Paris, sur l’Institut catholique, puis si possible sur Rome. L’important, c’est de devenir indispensable à l’un de ceux qui s’agitent à la surface de l’Église et qui tous ont besoin auprès d’eux d’une tête comme la vôtre, « une tête où tout entre », comme dit maman. Ils ne sont pas forts pour la plupart.

— Je ne suis pas fort moi non plus.

— Bah ! L’important, c’est « la tête où tout entre ». Vous avez la base, j’imagine ? Un thomisme d’usage courant, ce que Donzac appelle « un thomisme imperturbable »…


Nous étions arrêtés au centre de la prairie, face à la maison. Simon, qui lui tournait le dos, ne vit pas deux masses noires, maman et le Doyen, avancer sur le perron. Dès qu’ils nous eurent aperçus, ils rentrèrent en hâte.

— Bien entendu, Simon, il faudra vous mettre au courant de l’erreur que vous devrez combattre, du modernisme. Connaissez-vous, si peu que ce soit, Newman, Maurice Blondel, Le Roy, Loisy, Laberthonnière…

Il avoua piteusement qu’il connaissait à peine leurs noms.

— Donzac aura vite fait de vous fournir une bibliographie.

— Mais il les admire ?

— Oui, mais il s’étonne souvent de la stupidité de leurs adversaires et de leur ignorance, et de ce qu’il faudrait leur opposer du point de vue thomiste. Il saura à merveille vous armer contre eux, tout en vous donnant l’air de n’être pas un esprit rétrograde. D’ailleurs, la théologie, c’est la base. L’important sera de bien choisir votre spécialité, le Droit Canon par exemple, ou enfin une science de cet ordre dont je serais bien incapable de vous rien dire, moi dont la tête est ainsi faite qu’il n’y a que certaines choses qui y entrent.


Je pris l’allée qui va vers le gros chêne pour ne plus risquer d’être vu de la maison. Ce n’était pas encore le crépuscule, mais nous sentions la fraîcheur du ruisseau. Simon ne songeait plus à s’éloigner. J’avais gagné cela du moins. Il marchait les yeux baissés, dans un état de concentration qui lui donnait un aspect minéral : la dureté de cette face blême, sans lèvres, où le sang n’apparaissait nulle part, noircie par la barbe de la veille, je la retrouve au-dedans de moi quand je pense à Simon. C’est sous cet aspect que je le revois au moment où nous approchions du gros chêne. Il murmura : « Trop tard ! Trop tard ! »

— Non, puisque vous êtes encore là.

Je m’assis sur le banc, contre le chêne. Lui demeurait debout. Je croyais voir bouger les élytres du gros hanneton près de s’envoler. Ah ! Le retenir coûte que coûte.

— Ce gros chêne, dis-je, il m’a permis l’autre jour de jouer un bon tour à M. le Doyen…

— Vous jouez des tours à M. le Doyen ?

Je lui racontai ma confession du 7 septembre. Il ne voulut pas d’abord me croire : « Eh ! Bé ! Dites-donc ! » Il riait. Je ne l’avais jamais vu rire ainsi aux éclats. Il faudrait, avant même de l’initier au modernisme, lui apprendre l’usage de la brosse à dents.

— Le plus fort, dis-je, c’est que je pratique vraiment depuis l’enfance cette idolâtrie-là !

J’appuyai la joue contre le chêne adoré puis longuement mes lèvres. Simon s’assit à mes côtés. Il ne riait plus. Il me demanda : « Si c’était une confession sacrilège ? »

— Non, le Doyen en a décidé autrement.

— Il pensait à d’autres péchés que vous ne commettez pas ?

Je ne répondis pas. Simon murmura : « Excusez-moi. »

— Il n’y a pas à vous excuser, mais je n’aime pas parler de ces choses.

— Elles se rattachent pourtant à toute cette histoire, à toute cette dispute. Oui, à ce que M. le Maire appelle « le péché contre nature » qu’est le célibat forcé… Vous, vous ne pouvez pas savoir, dit-il avec une brusque tendresse : vous êtes un ange. Enfin, moitié-démon, moitié-ange, ajouta-t-il en riant.

— Écoutez, Simon, je sais de quoi il retourne, croyez-moi. Bien sûr, il faut qu’un homme s’éprouve avant de consentir à ce pacte-là, — mais s’il en a la force et le courage, que cela l’aidera à son avancement ! Songez à l’immense avantage dans cette montée qui commencera de ne pas traîner après vous des enfants. Le célibat ? Mais il constitue votre meilleure chance.

— Oui, mais c’est de pureté qu’il s’agit. Si vous entendiez M. Duport sur ce sujet…

— M. Duport, avec ses deux faux ménages et toutes ces ouvrières qu’il s’envoie, ce n’est pas mieux.

— Peut-être, mais est-ce pire ?

— Le problème posé par la chair, par la cohabitation de l’âme, capable de Dieu, et de l’instinct le plus bestial, ce n’est pas le mariage en tout cas qui l’a jamais résolu.

Simon murmura :

— Tout de même, il y en a qui s’aiment.

— Oui, Simon, il y en a qui s’aiment. Mais cela aussi, peut-être est-ce une vocation.

— M. Duport dit qu’on l’a détruite en moi, et aussi en vous. Enfin il le suppose…

— J’en ai moi-même souvent rendu responsable l’éducation que nous avons reçue, mon frère et moi. Mais justement, Laurent est pareil aux autres. Il a été plutôt précoce pour les filles. Moi, je suis né différent… Je suis né dégoûté… Non pas angélique, comme vous croyez… Mais je vais vous étonner : peureux jusqu’à la lâcheté. Il y a un petit fait vrai à la base de tout ça. Vous connaissez la foire de Bordeaux, sur les Quinconces, en octobre et en mars ?

— Eh ! Bé, si vous croyez qu’on nous mène à la foire, nous autres, séminaristes !

— C’est un endroit unique, d’une poésie merveilleuse.

— Quoi ? La foire de Bordeaux ?

Un paysan croit d’abord qu’on se moque de lui.

— Oui, chaque théâtre promet un spectacle singulier. Il est isolé dans sa musique et ignore celle des autres. Cela crée une cacophonie étrange, toute pénétrée d’une odeur de berlingots et de frites, — et le côté louche d’un petit nom de femme au-dessus d’une minuscule baraque, et ce bras ou cette cuisse de la géante qui apparaît tout à coup dans un trou de la toile et ces peintures où des messieurs et des dames sablent le champagne, et le maître d’hôtel en habit a une tête de mort, il est la mort. Et comme toile de fond, il y a le fleuve, et un bateau qui glisse sur le ciel…

— Pourquoi me racontez-vous ça ?

Simon se méfiait. J’allais le faire s’envoler, alors que je n’avais cherché qu’à l’appâter. Je vis encore bouger les élytres du hanneton. Je repris très vite :

— C’est à cause du petit fait vrai qui a contribué à créer en moi ce que vous appelez un ange. À cette foire de Bordeaux, je suis entré un jour au « musée Dupuytren ». C’étaient des pièces anatomiques en cire. Les intentions apparentes étaient moralisatrices, mais il y avait aussi un accouchement.

— Madame vous avait permis ?

— Non, j’étais sorti par grande exception seul avec un camarade. Et tout à coup j’ai vu… Je le verrai toujours, oui, jusqu’à mon dernier souffle… L’étiquette portait : « verge de nègre, rongée par la syphilis ».

Nous restâmes quelques instants sans rien dire. Simon me demanda tout à coup :

— Qu’est-ce que ça signifie pour vous, la pureté ? Qu’est-ce que vous diriez à un séminariste qui vous demanderait pourquoi il faut être pur ?

— Pour pouvoir se donner. C’est ce que m’a répondu un jeune prêtre à qui je m’étais confessé par hasard. Le don de soi à tous, me disait-il, qui est notre vocation, exige un absolu de pureté. Alors on peut y aller à fond et même être imprudent.

— Non, mais dites-donc, Monsieur Alain ! Vous vous payez ma fiole ? Il y a un instant, c’était un triomphe temporel que vous m’annonciez, que vous me promettiez. Et maintenant, c’est de se donner qu’il s’agit, d’être pur pour pouvoir se donner…

Il ricanait, fier de me mettre le nez dans mes contradictions. Je lui pris la main. Elle était humide. Je sentais le sixième petit doigt sans phalange, pareil à une bête que j’aurais pu écraser et qui aurait eu du jus, comme disait Laurent quand il était petit. Je surmontai mon dégoût, je lui dis :

— Vous ne me comprenez pas. Certes, sur le plan où a lieu le débat avec M. Duport, je ne puis rien vous promettre d’autre qu’une réussite temporelle qui à la limite fera de vous peut-être un prince…, et un grand prince, à la fois selon le monde et selon Dieu ; car l’épiscopat, le cardinalat, seraient, le cas échéant, votre devoir d’état et de charité à l’égard des fidèles et de toute l’Église ; — mais attention ! à chaque instant, au long de cette course aux honneurs, à chaque tournant de cette voie triomphale, vous pouvez la quitter, renoncer à tout, devenir ce saint que vous aspirez à être aussi, je le sais.

Comment le savais-je ? Sinon parce que la prescience appartenait à mon personnage ?

— Moi un saint ? Ah ! Putain !

— Oui, un saint. Peut-être ne la supporterez-vous pas, cette course aux honneurs, vous ferez le plongeon dans une paroisse de banlieue, peut-être dans un noviciat. Mais je vous vois plutôt dans une paroisse de pauvres, jeté à eux comme un morceau de pain à des carpes dans un vivier.

— Et pourquoi n’aurais-je pas cette possibilité à Paris, dans le milieu laïque où je vais être à l’essai ?

Je ne lâchais pas sa main, bien qu’elle fût maintenant mouillée, trempée.

— Non, Simon, si vous entrez là, laissez toute espérance, l’eau se refermera sur vous. Je ne dis pas que vous n’y trouverez pas certains avantages, mais plus aucune possibilité d’évasion du côté de Dieu.

Il se rebiffa :

— Qu’en savez-vous ? Dieu ne vous demanderait pas la permission. Nous sommes payés pour savoir que ses voies ne sont pas nos voies. On nous en a assez rebattu les oreilles.

— Je le sais, voilà tout, dis-je. Vous n’êtes pas obligé de me croire ; mais si vous choisissez Paris, vous êtes perdu.

Je savais qu’il avait choisi. Je savais que tout finirait mal pour lui. Il retira sa main, j’essuyai la mienne à mon mouchoir. Il dit à voix basse : « Je pars demain matin avant le jour. » Prudent le mènerait en carriole à Villandraut où il prendrait le train ; personne ici ne s’apercevrait de son départ :

— Si du moins vous ne parlez pas.

— Non, Simon, je ne parlerai pas.

Un troupeau passait sur la route, j’entendais crier le berger. Simon toussa. Je dis la phrase rituelle de maman : « on sent la fraîcheur du ruisseau ». Simon insista : je ne dirais rien ? Il admit qu’il y aurait avantage à ce que je prépare le Doyen et maman de sorte qu’ils sentiraient moins le coup, mais sans les avertir que c’était si proche. Il s’éloigna par un sentier. Je remontai vers la maison au moment où Laurent en sortait, qui me dit qu’il « s’esbignait » : il y avait le curé, et en plus la mère Duport !… La mère Duport ? Ça n’étonnait pas Laurent, rien ne l’étonnait.

Dans le vestibule, la suspension était allumée bien qu’il fît jour encore. Je vis d’abord, assise en face de M. le Doyen et de maman, pétrifiée, Mme Duport sous son crêpe, l’œil jaune, avec je ne sais quoi de désordonné et de hagard, en dépit de l’attention qu’elle avait dû donner à sa toilette pour venir chez nous : une femme qui boit, il y a toujours quelque mèche qui la trahit. Le regard de maman sur cette ivrognesse, et qui avait peut-être une inclination, un penchant pour Simon ! C’est à ne pas croire, ce qui se passe dans les autres, devait-elle songer. C’était à ne pas croire, que Mme Duport fût là, chez nous.

— Vous connaissez mon fils Alain ?

Mme Duport arrêta sur moi son masque mort, en dépit de l’œil d’oiseau ou de vache qui faisait songer au fruit de quelque accouplement mythologique. Elle répondit sans me quitter des yeux que Simon lui avait parlé souvent de moi. Le Doyen dit alors qu’elle pouvait en effet tout dire en ma présence, qu’il fallait que je fusse au courant. Mais Mme Duport n’avait plus envie de parler. Elle me fixait de son œil large de vache sacrée. Elle appartenait à l’espèce pour laquelle je sais que je suis comestible.

Ce fut M. le Doyen qui me résuma ce que Mme Duport venait de leur rapporter : Simon ferait sa licence en un an si possible à Paris, où il aurait une place au secrétariat du Parti radical, rue de Valois ; mais derrière cette façade se développait un plan que Mme Duport avait surpris et qui consistait à exploiter à fond tous les souvenirs du petit et du grand séminaire de Simon. Il n’y en avait aucun, selon M. Duport, dont il n’y eût beaucoup à tirer. Il s’était fait prêter les cahiers de cours de Simon, il faisait passer au crible les manuels d’Histoire et de Philosophie.

— Comment Simon y a-t-il consenti ?

— On lui a fait croire que l’examen de ses cahiers de premier élève de sa classe aiderait beaucoup à sa nomination.

Mme Duport intervint alors : « Simon était trop fin pour ne pas avoir compris qu’il trahissait. » Je protestai :

— Simon n’a pas cru que ses cahiers de classe pussent tirer à conséquence.

En fait, que pouvait-on en tirer ? Des manuels, oui peut-être. Ceux de mon collège, à l’usage des maisons d’éducation chrétienne, étaient truffés de cocasseries dont nous avions dressé le répertoire, Donzac et moi. En tout cas ce n’était pas trahir que de communiquer ce qui était déjà à portée de tout le monde. Simon voulait tâter du fruit défendu. Le Doyen me demanda s’il me l’avait dit.

— Je l’ai compris : les jeux sont faits.

Le Doyen protesta : « Non ! Il nous reviendra ! » Je secouai la tête. Je murmurai : « Il est perdu. »

— Perdu pour nous, peut-être, dit ardemment le Doyen, mais pas perdu, le pauvre enfant, non ! non ! Pas perdu.

Je l’ai aimé, ce pauvre prêtre, à ce moment-là. Je l’assurai que je le croyais comme lui. Quant à maman, elle se tairait tant que Mme Duport serait là ; mais Mme Duport paraissait faire corps avec le fauteuil qu’elle emplissait de sa masse. Elle me regardait non pas furtivement : je sentais ses yeux sur moi. Alors maman, qui, en toutes circonstances, savait ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, se leva et nous obligea tous à nous lever, sauf Mme Duport qui dut sentir le congé que lui signifiait maman, adouci d’une formule de gratitude pour les renseignements qu’elle nous avait donnés. Mme Duport se leva enfin, vint vers moi et me dit : « Vous viendrez me voir avant la rentrée. Nous parlerons de lui. »

Je m’excusai, la rentrée des classes était dans quinze jours.

— Mais non, pas pour vous cette année : vous êtes bachelier. Simon m’a dit que vous resteriez à Maltaverne pour la chasse à la palombe.

Ils parlaient donc de moi ! C’étaient ces êtres-là que j’intéressais. Mlle Martineau ne parlait de moi avec personne.

— Oh ! La chasse et moi !

— Alors justement vous aurez le temps.

Elle avait le sourire hermétique des personnes qui ont des dents à cacher. Le Curé, outré, dit sur un ton d’autorité : « Je vous accompagne, madame ! » et l’entraîna jusqu’au perron. Comme je descendais derrière Mme Duport et le Doyen, maman m’ordonna : « Non, reste ! » Nous rentrâmes au salon. Elle se laissa tomber sur un fauteuil, mit sa tête dans ses mains. Pour prier ou pour rager ? Je crois qu’elle essayait de prier et qu’elle luttait contre la rage qui enfin éclata.

Pauvre maman, tout ce que je redoutais qu’elle dît sortait d’elle à flots pressés. Elle fit le compte de ce qu’elle avait payé pour Simon depuis dix ans. Plus on en fait, plus ils vous volent. Ah ! Nous aurons été bien roulés.

— Non, j’exagère, je n’ai pas été roulée puisque je n’avais aucune illusion. Comme dit M. le Doyen, il faut se donner et se donner en sachant qu’on ne recevra rien en échange.

— C’est peut-être vrai pour M. le Doyen, dis-je, mais pas pour nous. Rassure-toi, tu te seras bien payé sur la bête.

Maman interloquée me demanda : « Sur quelle bête ? »

— Sur cette vieille bête de somme de Duberc, qui gère tes dix métairies, pour trois cents francs par an, seul à connaître les limites des propriétés, de sorte que s’il nous quittait aujourd’hui nous serions à la merci de tous nos voisins…

— À qui la faute si ton frère et toi, vous êtes des propres-à-rien, si vous n’êtes pas capables de connaître les limites…

— Tu sais bien que ça ne s’apprend pas, qu’il faut être du pays et y avoir toujours vécu. Tu as vu souvent Duberc battre les fourrés, creuser la terre à un endroit que rien ne signale, et la borne apparaît entre les ronces tout à coup. Tu ne pourrais pas te passer de lui. Il pourrait te faire chanter, exiger le triple de ce que tu lui donnes, ce serait encore incroyablement peu.

— C’est trop fort ! Il est logé, éclairé, chauffé, il a le lait, la moitié du cochon.

— Oui, il ne saurait que faire de l’argent que tu ne lui donnes pas. Alors lui te donne son travail pour rien.

Elle gémit : « Tu es toujours de leur côté contre moi… » A ce moment, le Doyen reparut. Il avait ramené Mme Duport chez elle et avait fait semblant de continuer jusqu’à la cure.

— Mais me revoilà, il faut que nous parlions.

— Pas en tout cas avec ce petit nigaud qui se vantait de faire changer d’avis Simon et qui maintenant l’approuve, me donne tort.

— Je n’avais rien promis. Je croyais savoir ce qu’il fallait dire à Simon. Je ne me trompais pas, mais c’était trop tard.

— En tout cas, nous aurons fait ce que nous pouvions, vous et moi.

Maman s’adressait au Curé. Elle exigeait son approbation, un satisfecit. Il se taisait, pareil à Simon par la forte ossature paysanne et par la maigreur : une grande charpente décharnée — et cette face pétrie et repétrie ressemblait à de la terre glaise, avec les deux yeux comme des gouttes vitrifiées. Il se taisait, elle insista : « Oui ou non, n’avaient-ils pas fait l’impossible ? » Le Curé répondit à mi-voix par un mot de patois de chez nous que je ne sais comment orthographier : Beleou (le « ou » terminal à peine appuyé et qui signifie « peut-être »). Ce Beleou, aucun paysan ne le comprendrait au-delà de vingt kilomètres autour de Maltaverne.

— Nous avons voulu donner un prêtre à l’Église.

— C’est mal poser la question, dit le Curé. Nous ne disposons pas de la vie d’un autre, fût-ce pour la donner à Dieu, surtout s’il dépend matériellement de nous. Ce que nous pouvions faire, enfin c’est ce que je croyais vouloir faire pour Simon, c’était de déceler la volonté de Dieu sur cet enfant, c’était l’aider lui-même à y voir clair en lui.

Je fus frappé de ce que le Curé disait : « Ce que je croyais vouloir faire. » Je ne pus me contenir et murmurai : « Oui, mais voilà, vous aviez d’autres motifs ! » Maman eut de nouveau une « bouffée » :

— Fais des excuses à M. le Doyen, tout de suite !

Le Curé secoua la tête : Pourquoi des excuses ? Je ne l’avais pas offensé.

Je le regardai, j’hésitai, je lui dis enfin :

— Vous, M. le Doyen, vous paraissez vous agiter comme nous tous dans cette comédie dérisoire, mais il y a ce presbytère lépreux, salpêtré, où vous êtes seul le soir, il y a cet autel où vous officiez le matin dans une église presque vide. Vous, vous savez.

— Quel rapport cela a-t-il avec Simon ? demanda maman.

— Il y a cet échec, ce monotone échec qui frappe moins avec les adversaires qu’avec les prétendus fidèles. Les ennemis, eux du moins, témoignent par leur haine que l’Église est encore capable de susciter une passion.

Le Curé m’interrompit :

— Il vaut mieux que je m’en aille, tu vas déparler, comme dit Madame.

Il se leva. Laurent entra à ce moment. Je détestai son odeur à la fin d’un jour d’été, mais j’étais content qu’il fût là. Il créait, par sa seule présence, une zone où tout se désamorçait. Rien n’avait plus d’importance que les collets qu’il avait tendus, que le petit de Diane qu’il dressait en s’aidant d’un collier de force, comme une brute qu’il était. Cette opinion bonne pour les goujats : qu’il y a au monde quelque chose d’important… C’est un mot de Barrès que Donzac aime à répéter. Je dis :

— Je vous accompagne jusqu’au portail, monsieur le Doyen.

Le brouillard du ruisseau n’avait pas encore atteint l’allée. Le curé dit : « Ça sent l’automne. » Je murmurai, pitoyable ou méchant, je ne sais : « Tout cet hiver devant vous… » Il ne réagit pas. Après un temps de silence, il demanda si je savais quand Simon partait.

— Je ne te le demande pas. Mais tu le sais ?

Je ne répondis rien. Il n’insista pas, mais comme nous approchions du portail, je lui demandai s’il célébrait toujours sa messe à sept heures.

— Puis-je venir vous la servir demain matin ? Il comprit, me saisit la main ; il m’attendrait.

— J’arriverai un peu avant pour me confesser. Il y aura peut-être maman.

— Non, ce n’est pas son jour.

Il me fit cette réponse un peu vite, comme pour me rassurer et se rassurer lui-même. Nous ne parlâmes plus jusqu’à la porte du presbytère. Là, il dit à mi-voix : « Je me suis trompé. » Comme je protestais : « Mais non, monsieur le Doyen ! » Il insista : « Je me serai trompé sur tout. »

— Sauf sur l’essentiel, monsieur le Doyen.

— Que veux-tu dire ?

— Vous croyez à ce que vous faites. Peut-être aurez-vous versé le vin nouveau dans de vieilles outres, celles qu’on vous a passées au séminaire. Mais ce vin nouveau, vous le renouvelez chaque jour, en dépit des vieilles outres, d’une vieille théologie qui crève de partout.

Le Curé soupira, me tira doucement l’oreille en grondant : « Petit moderniste ! » et me dit avec tendresse : « A demain ! »

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