La laideronne

Onze serviteurs du dieu Multiface se réunirent cette nuit-là dans le soubassement du temple, plus qu’elle n’en avait jamais vus assemblés en une seule fois. Seul le nobliau et le gros lard arrivèrent par la porte principale ; le reste emprunta des chemins secrets, à travers des tunnels et des passages dérobés. Ils portaient leurs robes de noir et blanc, mais, en prenant place sur son siège, chaque homme retira sa cagoule pour exposer le visage qu’il avait choisi d’exhiber ce jour. Les hauts fauteuils étaient sculptés dans l’ébène et le barral, comme en surface les portes du temple. Les fauteuils d’ébène arboraient sur le dossier des visages de barral, ceux de barral des figures taillées dans l’ébène.

Un autre acolyte se tenait de l’autre côté de la salle, avec une carafe de vin rouge sombre. Elle avait l’eau. Chaque fois qu’un des serviteurs souhaitait boire, il levait les yeux ou faisait signe d’un doigt replié, et l’un, voire les deux, venait remplir sa coupe. Mais pour l’essentiel ils restèrent debout, à guetter des coups d’œil qui ne venaient jamais. Je suis taillée dans la pierre, se répéta-t-elle. Je suis une statue, comme les Seigneurs de la Mer qui se dressent au bord du Canal des Héros. L’eau pesait lourd, mais la fillette avait de la force dans les bras.

Les prêtres employaient la langue de Braavos, même si, une fois, pendant quelques minutes, trois d’entre eux débattirent avec animation en haut valyrien. La fille comprenait leurs mots, dans l’ensemble, mais ils parlaient à voix basse, et elle ne saisissait pas tout. « Je connais cet homme », entendit-elle déclarer un prêtre au visage de victime de la peste. « Je connais cet homme », confirma en écho le gros lard tandis qu’elle lui versait à boire. Mais le beau type décréta : « Je lui ferai le don, je ne le connais pas. » Plus tard, le bigleux annonça la même chose à propos de quelqu’un d’autre.

Au bout de trois heures de vin et de paroles, les prêtres se retirèrent… tous sauf l’homme plein de gentillesse, la gamine abandonnée et celui dont le visage portait les marques de la peste. Ses joues étaient couvertes de chancres purulents, et ses cheveux étaient tombés. Du sang coulait d’une narine et formait une croûte à l’angle de chaque œil. « Notre frère voudrait s’entretenir avec toi, mon enfant, lui annonça l’homme plein de gentillesse. Assieds-toi, si tu veux. » Elle prit place sur un siège en bois de barral avec un visage d’ébène. Les bubons saignants n’avaient pour elle rien de terrible. Elle vivait dans la Demeure du Noir et du Blanc depuis trop longtemps pour s’effrayer d’un faux visage.

« Qui es-tu ? demanda Face de Peste quand ils furent seuls.

— Personne.

— C’est faux. Tu es Arya de la maison Stark, qui se mord la lèvre et ne sait pas dire un mensonge.

— Je l’étais. Je ne suis plus elle, maintenant.

— Pourquoi es-tu ici, menteuse ?

— Pour servir. Pour apprendre. Pour changer de visage.

— Commence par changer de cœur. Le don du dieu Multiface n’est pas un jouet d’enfant. Tu voudrais tuer à tes propres fins, pour ton propre plaisir. Le nies-tu ? »

Elle se mordit la lèvre. « Je… »

Il la gifla.

Le coup lui laissa la joue cuisante, mais elle savait qu’elle l’avait mérité. « Merci. » Avec assez de gifles, elle apprendrait peut-être à ne plus se mordiller la lèvre. C’était Arya qui faisait ça, pas la louve des nuits. « Je ne le nie pas.

— Tu mens. Je lis la vérité dans tes yeux. Tu as des yeux de loup et le goût du sang. »

Ser Gregor, ne put-elle s’empêcher de penser. Dunsen, Raff Tout-miel, ser Ilyn, ser Meryn, la reine Cersei. Si elle parlait, elle devrait mentir, et il le saurait. Elle garda le silence.

« Tu étais un chat, me dit-on. Qui rôdait dans des ruelles puant le poisson, et vendait des coques et des moules contre une poignée de menue monnaie. Une petite vie, bien appropriée à une petite créature de ton genre. Demande, et on peut te la rendre. Va pousser ta carriole, vends tes coques à la criée, sois heureuse. Tu as le cœur trop tendre pour être l’une de nous. »

Il a l’intention de me chasser. « Je n’ai pas de cœur. Je n’ai qu’un vide. J’ai tué des tas de gens. Je pourrais vous tuer, si je le voulais.

— Goûterais-tu la douceur de cela ? »

Elle ne connaissait pas la réponse juste. « Peut-être.

— Alors, ta place n’est pas ici. La mort n’apporte aucune douceur dans cette demeure. Nous ne sommes ni des guerriers, ni des soldats, ni des spadassins qui se pavanent, tout boursouflés de vanité. Nous ne tuons pas pour servir un seigneur, pour engraisser notre bourse, pour flatter notre vanité. Jamais nous n’accordons le don pour notre satisfaction. Non plus que nous ne choisissons ceux que nous tuons. Nous ne sommes que les serviteurs du dieu Multiface.

Valar dohaeris. » Tous les hommes doivent servir.

« Tu connais la devise, mais tu as trop d’orgueil pour servir. Un serviteur doit être humble et obéissant.

— J’obéis. Je suis capable d’être plus humble que n’importe qui. »

Cela le fit rire doucement. « Tu seras la déesse de l’humilité en personne, j’en suis certain. Mais pourras-tu en acquitter le prix ?

— Quel prix ?

— Le prix, c’est toi. Le prix, c’est tout ce que tu possèdes, et tout ce que tu pourras jamais espérer posséder. Nous avons pris tes yeux et te les avons rendus. Ensuite, nous prendrons tes oreilles, et tu marcheras dans le silence. Tu nous donneras tes jambes, et tu ramperas. Tu ne seras la fille de personne, l’épouse de personne, la mère de personne. Ton nom sera un mensonge, et même le visage que tu présenteras ne sera pas le tien. »

Elle faillit se mordre de nouveau la lèvre, mais cette fois-ci se retint et s’arrêta. Mon visage est un bassin obscur, qui dissimule tout, qui n’expose rien. Elle songea à tous les noms qu’elle avait portés : Arry, Belette, Pigeonneau, Cat des Canaux. Elle songea à la petite idiote de Winterfell qui s’appelait Arya Ganache. Les noms n’avaient aucune importance. « Je peux payer le prix. Donnez-moi un visage.

— Les visages se gagnent.

— Dites-moi comment.

— Accorde à un certain homme un certain don. En es-tu capable ?

— Quel homme ?

— Personne que tu connaisses.

— Je ne connais pas beaucoup de monde.

— C’est l’un d’eux. Un étranger. Personne que tu aimes, personne que tu haïsses, personne que tu aies jamais connu. Le tueras-tu ?

— Oui.

— Alors, demain, tu seras de nouveau Cat des Canaux. Porte ce visage, observe, obéis. Et nous verrons si tu es vraiment digne de servir Celui-qui-a-Maints-Visages. »

Ainsi, le lendemain, revint-elle chez Brusco et ses filles, dans la maison sur le canal. Les yeux de Brusco s’écarquillèrent en la voyant, et Brea poussa un petit cri.

« Valar morghulis, lança Cat en manière de salut.

Valar dohaeris », répondit Brusco.

Ensuite, ce fut comme si elle n’était jamais partie.

Elle eut son premier aperçu de l’homme qu’elle devait tuer plus tard dans la matinée, alors qu’elle poussait sa carriole à travers les rues pavées en bordure du port Pourpre. C’était un vieillard, âgé bien au-delà de cinquante ans. Il a trop longtemps vécu, essaya-t-elle de se dire. Pourquoi devrait-il avoir tant d’années alors que mon père a eu droit à si peu ? Mais Cat des Canaux n’avait pas de père, aussi garda-t-elle cette pensée pour elle-même.

« Coques, moules et palourdes, cria Cat lorsqu’il la croisa, huîtres, crevettes et grosses moules vertes. » Elle alla jusqu’à lui sourire. Parfois, un sourire suffisait à les faire s’arrêter et acheter. Le vieil homme ne lui rendit pas son amabilité. Lui adressant une grimace, il poursuivit sa route, marchant dans une flaque. Les pieds de Cat en furent éclaboussés.

Il est dénué de courtoisie, songea-t-elle en le regardant s’éloigner. Il a le visage dur et mauvais. L’homme avait le nez pincé et aigu, les lèvres minces, les yeux petits et rapprochés. Ses cheveux avaient viré au gris, mais la barbiche pointue au bout de son menton demeurait noire. Cat jugea qu’il devait la teindre et s’étonna qu’il n’eût pas également teint ses cheveux. Il avait une épaule plus haute que l’autre, ce qui lui donnait une démarche de guingois.

« C’est un mauvais homme, annonça-t-elle ce soir-là, en regagnant la Demeure du Noir et du Blanc. Il a des lèvres cruelles, des yeux mauvais et une barbiche de malfaisant. »

L’homme plein de gentillesse gloussa. « C’est un homme comme n’importe quel autre, avec en lui de la lumière et des ténèbres. Il ne t’appartient pas de le juger. »

La remarque la laissa perplexe. « Les dieux l’ont-ils jugé ?

— Certains dieux, peut-être. À quoi servent les dieux, sinon à siéger en tribunal des hommes ? Le dieu Multiface ne pèse pas les âmes, toutefois. Il décerne son don aux meilleurs autant qu’aux pires. Sinon, les bons vivraient éternellement. »

Les mains du vieil homme étaient son pire trait, décida Cat le lendemain, en le regardant de derrière sa carriole. Il avait des doigts longs et osseux, toujours en mouvement, pour se gratter la barbe, se tirer l’oreille, tambouriner sur une table, s’agiter, s’agiter, s’agiter. Ses mains ressemblent à deux grandes araignées blanches. Plus elle observait ces mains et plus elle en venait à les haïr.

« Il remue trop les mains, leur dit-elle, au temple. Il doit être rempli de peur. Le don lui apportera la paix.

— Le don apporte la paix à tous les hommes.

— Quand je le tuerai, il me regardera dans les yeux et me remerciera.

— S’il fait cela, tu auras échoué. Il vaudrait mieux qu’il ne te remarque même pas. »

Le vieil homme était un genre de négociant, conclut Cat après l’avoir observé quelques jours. Son commerce devait être lié à la mer, bien qu’elle ne l’eût jamais vu mettre le pied à bord d’un bateau. Il passait ses journées assis chez un vendeur de potage près du port Pourpre, une tasse de soupe à l’oignon en train de refroidir près de son coude tandis qu’il manipulait des papiers et de la cire à cacheter, et discutait sur un ton sec avec un défilé de capitaines, d’armateurs et d’autres marchands, dont aucun ne semblait beaucoup l’aimer.

Et pourtant, ils lui apportaient de l’argent : des bourses de cuir qu’arrondissaient l’or, l’argent et les pièces carrées en fer de Braavos. Le vieil homme les comptait avec soin, triant les pièces et les empilant proprement, par catégories. Jamais il ne les regardait. Il se bornait à les mordre, toujours du côté gauche de sa bouche, où il avait gardé toutes ses dents. De temps en temps, il en faisait tournoyer une comme une toupie sur la table et écoutait le son qu’elle produisait en tombant en bout de course.

Et une fois toutes les pièces comptées et goûtées, le vieil homme griffonnait quelques mots sur un parchemin, le frappait de son sceau et le donnait au capitaine. Sinon, il secouait la tête et repoussait les pièces de l’autre côté de la table. Chaque fois qu’il faisait ça, l’autre homme devenait rouge et fâché, ou pâle et comme effrayé.

Cat ne comprenait pas. « Ils lui offrent de l’or et de l’argent, mais il ne leur donne que son écriture. Est-ce qu’ils sont idiots ?

— Quelques-uns, probablement. La plupart sont simplement prudents. Certains cherchent à l’amadouer. Mais ce n’est pas un personnage qu’on amadoue aisément.

— Mais qu’est-ce qu’il leur vend ?

— Il rédige pour chacun une convention. Si leurs vaisseaux sombrent dans une tempête ou sont capturés par des pirates, il promet de leur verser la valeur du navire et de tout son contenu.

— C’est un genre de pari ?

— En quelque sorte. Un pari que tout capitaine souhaite perdre.

— Oui, mais s’ils gagnent…

— … ils perdent leurs navires, souvent même leurs vies. Il y a du péril en mer, et jamais plus qu’en automne. Sans nul doute, plus d’un capitaine qui a coulé dans une tempête a tiré quelque mince réconfort d’une convention conclue à Braavos, en sachant que sa veuve et ses enfants ne manqueront pas. » Un sourire triste lui toucha les lèvres. « C’est une chose que de rédiger une telle convention, cependant, et une autre que de la respecter. »

Cat comprit. L’un d’entre eux doit le haïr. L’un d’entre eux est venu à la Demeure du Noir et du Blanc et a prié le dieu de le prendre. Elle demanda de qui il s’agissait, mais l’homme plein de gentillesse ne voulut pas le lui dire. « Il ne t’appartient pas de te mêler de telles affaires, dit-il. Qui es-tu ?

— Personne.

— Personne jamais ne doit poser ces questions. » Il lui prit les mains. « Si tu ne peux pas accomplir cette tâche, il ne t’est besoin que de le dire. Il n’y a aucune honte à cela. Certains sont faits pour servir le dieu Multiface et d’autres, point. Parle, et je te soulagerai de cette tâche.

— Je l’accomplirai. J’ai dit que je l’accomplirai, et je l’accomplirai. »

Mais comment ? Voilà qui était plus difficile.

Il avait des gardes. Deux, un grand maigre et un petit gros. Ils l’accompagnaient partout, de l’instant où il quittait sa maison le matin jusqu’à son retour le soir. Ils veillaient à ce que personne ne s’approchât du vieil homme sans sa permission. Une fois, un ivrogne faillit le bousculer en titubant, alors qu’il revenait de chez le marchand de potage, mais le grand s’interposa, heurta fermement l’homme et le jeta par terre. Chez le marchand de potage, le courtaud goûtait toujours la soupe à l’oignon le premier. Le vieil homme attendait que la soupe eût refroidi avant de la boire, assez longtemps pour s’assurer que son garde ne souffrait d’aucun effet contraire.

« Il a peur, comprit-elle, ou sinon, il sait que quelqu’un veut le tuer.

— Il ne sait rien, répondit l’homme plein de gentillesse, mais il s’en doute.

— Les gardes l’accompagnent partout, même quand il s’écarte pour aller se soulager, mais il ne les suit pas quand eux y vont. Le grand est le plus vif. J’attendrai qu’il aille se soulager, j’entrerai chez le marchand de potage et je poignarderai le vieil homme dans l’œil.

— Et l’autre garde ?

— Il est lent et sot. Je peux le tuer aussi.

— Es-tu un boucher du champ de bataille, pour abattre tous ceux qui te barrent le passage ?

— Non.

— Je l’espère bien. Tu es une servante du dieu Multiface, et nous qui servons Celui-qui-a-Maints-Visages n’accordons son don qu’à ceux qui ont été marqués et choisis. »

Elle comprit. Tue-le. Ne tue que lui.

Il lui fallut plus de trois jours d’observation avant de trouver la méthode, et un autre jour pour s’entraîner avec son canif. Roggo le Rouge lui en avait enseigné l’emploi, mais elle n’avait plus dû fendre de bougette depuis avant qu’on lui ait retiré ses yeux. Elle voulait être certaine qu’elle savait encore procéder. Douceur et rapidité, c’est comme ça qu’on fait, sans hésiter, se dit-elle, et elle fit glisser la petite lame hors de sa manche, encore et encore et encore. Quand elle eut établi à sa satisfaction qu’elle avait gardé le souvenir du geste, elle affûta l’acier contre une pierre à aiguiser jusqu’à ce que son fil luisît d’un bleu argenté à la lueur de la chandelle. L’autre partie était plus délicate, mais la gamine abandonnée était là pour l’aider. « J’accorderai demain le don à l’homme, annonça-t-elle au petit déjeuner.

— Celui-qui-a-Maints-Visages sera content. » L’homme plein de gentillesse se leva de table. « Beaucoup de gens connaissent Cat des Canaux. Si on la voit commettre cet acte, ça pourrait attirer des ennuis à Brusco et à ses filles. Il est temps que tu prennes un autre visage. »

La petite ne sourit pas, mais à l’intérieur, elle était satisfaite. Elle avait perdu Cat une fois, et en avait porté le deuil. Elle ne voulait pas la perdre à nouveau. « De quoi aurai-je l’air ?

— Tu seras laide. Les femmes détourneront le regard en te voyant. Les enfants te dévisageront et te montreront du doigt. Les hommes forts auront pitié de toi, et certains pourraient verser une larme. Personne parmi ceux qui te verront ne t’oubliera de sitôt. Viens. »

L’homme plein de gentillesse décrocha de son support la lanterne de fer et guida la petite devant le bassin noir et immobile et les rangées de dieux sombres et silencieux, jusqu’aux degrés à l’arrière du temple. La mioche leur emboîta le pas, au cours de la descente. Nul ne dit rien. On n’entendait que le frottement feutré de pieds chaussés de sandales contre la pierre. Dix-huit marches les menèrent aux caves, où cinq passages voûtés divergeaient comme les doigts d’une main. Ici en bas, l’escalier devenait plus étroit et plus escarpé, mais la petite l’avait descendu et remonté mille fois en courant et il ne recelait plus rien qui l’effrayât. Vingt-deux marches encore et ils arrivèrent dans les soubassements. Là, les tunnels étaient étriqués et tordus, d’obscurs trous de ver serpentant à l’intérieur du grand rocher. Un passage était barré par une lourde porte en fer. Le prêtre suspendit la lanterne à un crochet, glissa une main à l’intérieur de sa robe et en sortit une clé ornementée.

La chair de poule courut sur les bras de la petite. Le sanctuaire. Ils allaient continuer encore plus bas, jusqu’au troisième niveau, vers les salles secrètes où n’étaient admis que les prêtres.

La clé cliqueta trois fois, très doucement, lorsque l’homme plein de gentillesse la fit tourner dans la serrure. La porte s’ouvrit sur des gonds de fer lubrifiés, sans faire de bruit. Au-delà, encore, des marches, taillées dans le roc massif. Le prêtre reprit la lanterne et ouvrit la voie. La petite suivit la lumière, comptant les degrés en descendant. Quatre cinq six sept. Elle se prit à regretter de ne pas avoir apporté son bâton. Dix onze douze. Elle savait le nombre de marches qui séparaient le temple de la cave, la cave des soubassements, elle avait même compté celles de l’étroit escalier en colimaçon qui montait en spirale vers les greniers, et les échelons raides de l’échelle en bois conduisant à la porte donnant sur le toit et au perchoir secoué par les vents, au-dehors.

Cet escalier-ci était inconnu d’elle, en revanche, et cela le rendait périlleux. Vingt et un, vingt et deux, vingt et trois. À chaque marche, l’air semblait refroidir un peu plus. Quand le décompte atteignit trente, elle sut qu’ils se trouvaient même plus bas que les canaux. Trente et trois, trente et quatre. Jusqu’à quelle profondeur iraient-ils ?

Elle avait atteint cinquante et quatre quand les marches s’arrêtèrent enfin devant une nouvelle porte en fer. Celle-ci n’était pas verrouillée. L’homme plein de gentillesse la poussa pour l’ouvrir et la franchit. Elle le suivit, la gamine abandonnée sur ses talons. Leurs pas résonnèrent dans le noir. L’homme plein de gentillesse leva sa lanterne et en ouvrit complètement les clapets. La lumière se déversa sur les murs qui les entouraient.

Mille visages la contemplaient.

Ils pendaient aux murs, devant et derrière elle, en haut, en bas, partout où elle posait les yeux, partout où elle se tournait. Elle vit des visages vieux et des visages jeunes, des pâles et des sombres, lisses et ridés, tachés de son et semés de cicatrices, séduisants et laids, hommes et femmes, garçons et filles, et même des bébés, des visages souriants et des renfrognés, des visages remplis d’avidité, de rage et de concupiscence, des visages glabres et des visages hérissés de poil. Des masques, se reprit-elle, ce ne sont que des masques, mais alors même que cette pensée la traversait, elle sut que ce n’était pas vrai. C’étaient des peaux.

« Est-ce qu’elles t’effraient, mon enfant ? demanda l’homme plein de gentillesse. Il n’est pas trop tard pour nous quitter. Est-ce vraiment ce que tu veux ? »

Arya se mordit la lèvre. Elle ignorait ce qu’elle voulait. Si je pars, où irai-je ? Elle avait lavé et dépouillé cent cadavres, les créatures mortes ne l’effrayaient pas. Ils les descendent ici et découpent leur visage, et alors ? Elle était la louve des nuits, ce n’était pas un bout de peau qui pouvait lui faire peur. Des capuchons de cuir, voilà tout ce que c’est, ils ne peuvent pas me faire de mal. « Faites-le », bredouilla-t-elle.

Il la conduisit à l’autre bout de la salle, le long d’une rangée de galeries menant à des passages secondaires. La lumière de sa lanterne illumina chacun d’eux à son tour. Un tunnel était tapissé d’ossements humains, son toit soutenu par des colonnes de crânes. Un autre s’ouvrait sur un escalier en spirale qui s’enfonçait encore plus bas. Combien de caves y a-t-il ? s’interrogea-t-elle. Est-ce qu’elles descendent éternellement ?

« Assieds-toi », ordonna le prêtre. Elle s’assit. « À présent, ferme les yeux, enfant. » Elle ferma les yeux. « Tu vas avoir mal, la prévint-il, mais la douleur est le prix du pouvoir. Ne bouge pas. »

Figée comme la pierre, se dit-elle. Elle resta assise sans remuer. L’incision fut rapide, la lame tranchante. En toute logique, le métal aurait dû être froid contre sa chair, mais il paraissait chaud, en réalité. Elle sentit le sang ruisseler sur son visage, un rideau rouge et fluctuant qui tombait sur son front, ses joues et son menton, et elle comprit pourquoi le prêtre lui avait fait fermer les yeux. Quand le sang arriva à ses lèvres, il avait un goût de sel et de cuivre. Elle le lécha et frissonna.

« Apporte-moi le visage », dit l’homme plein de gentillesse. La mioche ne répondit rien, mais la fille entendit ses sandales susurrer sur le sol de pierre. À elle, il prescrivit : « Bois ça » et plaça une coupe dans sa main. Elle la but immédiatement, d’une gorgée. Le liquide était très acide, comme lorsqu’on mord dans un citron. Il y avait mille ans de ça, elle avait connu une petite fille qui adorait les gâteaux au citron. Non, ce n’était pas moi, ce n’était qu’Arya.

« Les comédiens changent de visage grâce à des artifices, expliquait l’homme plein de gentillesse, et les conjurateurs emploient des charmes, tissant la lumière et le désir pour créer des illusions qui abusent l’œil. Ces arts, tu les apprendras, mais ce que nous faisons ici plonge plus profond. Les sages peuvent percer l’artifice, et les charmes se dissolvent sous des regards pénétrants, mais le visage que tu vas revêtir sera aussi vrai et aussi matériel que celui avec lequel tu es née. Garde les paupières closes. » Elle sentit les doigts de l’homme lui tirer les cheveux en arrière. « Ne bouge pas. Tu vas éprouver une sensation bizarre. Tu pourrais être prise de vertige, mais tu ne dois pas bouger. »

Alors, elle perçut une secousse et un froissement léger tandis qu’on abaissait le nouveau visage sur l’ancien. Le cuir frotta contre son front, sec et raide, mais, dès qu’il fut imprégné de son sang, il s’attendrit pour s’assouplir. Ses joues s’échauffèrent, rosirent. Elle sentait son cœur palpiter sous son sein et, pendant un long moment, elle ne réussit pas à reprendre son souffle. Des mains se refermèrent sur sa gorge, dures comme la pierre, pour l’étrangler. Ses propres mains se tendirent pour griffer les bras de son agresseur, mais il n’y avait personne. Un terrible sentiment de peur l’envahit, et elle entendit un bruit, un horrible craquement, accompagné d’une douleur aveuglante. Un visage flotta devant elle, gras, barbu, brutal, sa bouche tordue de rage. Elle entendit le prêtre lui conseiller : « Respire, enfant. Expire la peur. Chasse les ombres. Il est mort. Elle est morte. Sa douleur est partie. Respire. »

En frissonnant, la fille prit une profonde inspiration et constata qu’il disait vrai. Personne ne l’étranglait, nul ne la frappait. Et pourtant, sa main tremblait quand elle la porta à son visage. Elle passa les doigts sur ses traits, de haut en bas, comme elle avait un jour vu Jaqen H’ghar le faire à Harrenhal. Quand il avait fait ce geste, tout son visage avait ondoyé et changé. Lorsqu’elle l’imita, rien ne se passa. « Au contact, il semble inchangé.

— Pour toi, dit le prêtre. Il ne se ressemble pas.

— Pour d’autres yeux, tu as le nez et la mâchoire brisés, détailla la gamine abandonnée. Tu as un côté du visage enfoncé à l’endroit où ta pommette a été cassée, et il te manque la moitié des dents. »

Elle tâtonna avec sa langue à l’intérieur de sa bouche, sans trouver ni manques ni dents brisées. De la sorcellerie, pensa-t-elle. Je porte un nouveau visage. Un visage laid, fracassé.

« Tu feras peut-être de mauvais rêves quelque temps, la mit en garde l’homme plein de gentillesse. Son père la battait si souvent, avec tant de brutalité qu’elle ne s’est jamais vraiment affranchie de la douleur ou de la peur, avant de venir à nous.

— Vous avez tué son père ?

— Elle a sollicité le don pour elle-même, pas pour lui. »

Vous auriez dû le tuer.

Il dut lire ses pensées. « La mort a fini par venir pour lui, comme elle vient pour tous les hommes. Comme elle devra venir pour un homme en particulier, demain. » Il souleva la lampe. « Nous en avons terminé ici. »

Pour cette fois. Tandis qu’ils rebroussaient chemin par l’escalier, les orbites vides des peaux sur les murs semblèrent la suivre. Un moment, elle vit presque leurs lèvres bouger, se chuchoter de noirs et doux secrets, sur un ton trop bas pour l’ouïe.

Le sommeil ne lui vint pas aisément, cette nuit-là. Empêtrée dans ses couvertures, elle se tourna et se retourna dans la chambre obscure et froide, mais, où qu’elle se tournât, elle voyait les visages. Ils n’ont pas d’yeux, mais ils me voient. Elle aperçut au mur le visage de son père. Près de lui étaient accrochés la dame sa mère et, au-dessous, ses trois frères, tous alignés. Non. C’était une autre fille. Je ne suis personne, et mes seuls frères portent des robes de noir et de blanc. Pourtant, là était le chanteur noir, là le palefrenier qu’elle avait tué avec Aiguille, là l’écuyer boutonneux de l’auberge au carrefour, et là-bas, le garde dont elle avait tranché la gorge pour les faire sortir d’Harrenhal. Le Titilleur était accroché au mur, aussi, les noirs orifices qui étaient ses yeux baignés de malveillance. Le voir ramena en elle la perception de la dague dans sa main tandis qu’elle la plongeait dans son dos, encore, et encore, et encore.

Quand le jour se leva enfin sur Braavos, il apparut gris, sombre et couvert. La fille avait espéré du brouillard, mais les dieux ignorèrent ses prières, comme souvent les dieux. L’air était dégagé et froid, et le vent mordait cruellement. Un bon jour pour tuer, se dit-elle. D’elle-même, une prière lui vint aux lèvres. Ser Gregor, Dunsen, Raff Tout-miel, ser Ilyn, ser Meryn, la reine Cersei. Elle articula les noms en silence. Dans la Demeure du Noir et du Blanc, on ne savait jamais qui pouvait entendre.

Les caves étaient remplies de vieux vêtements, des affaires récupérées sur ceux qui venaient à la Demeure du Noir et du Blanc pour boire la paix dans le bassin du temple. On pouvait tout trouver, ici, depuis les haillons de mendiant jusqu’à de riches soieries et brocarts. Un laideron devrait s’habiller avec laideur, décida-t-elle, aussi opta-t-elle pour une cape brune tachée, râpée sur les bords, une tunique verte moisie qui empestait la poiscaille, et une lourde paire de bottes. En tout dernier lieu, elle empauma son canif.

Rien ne pressait, aussi décida-t-elle de faire le long détour par le port Pourpre. Elle traversa le pont, jusqu’à l’île des Dieux. Ici, entre les temples, Cat des Canaux avait vendu des coques et des moules, chaque fois que coulait le sang du cycle lunaire de Talea, la fille de Brusco, et qu’elle devait rester couchée. Elle s’attendait à moitié à trouver aujourd’hui Talea en train de vendre ses denrées, peut-être face à la Garenne, où se dressaient les modestes autels abandonnés de tous les petits dieux oubliés, mais c’était absurde. La journée était trop froide, et Talea n’aimait pas s’éveiller si tôt. La statue devant le temple de la Dame éplorée de Lys versait des larmes d’argent quand passa la laideronne. Dans les Jardins de Gelenei se dressait un arbre doré haut de cent pieds avec des feuilles d’argent battu. Le feu des torches brillait derrière des vitraux en verre plombé, dans le temple de bois du Maître de l’Harmonie, présentant une demi-centaine de papillons dans toute la richesse de leurs coloris.

Une fois, se souvint la petite, la Femme du Matelot l’avait amenée faire sa tournée avec elle en lui contant des anecdotes sur les dieux les plus insolites de la ville. « Là, c’est la demeure du Pâtre suprême. Cette tour aux trois tourelles appartient à Trios Tricéphale. La première tête dévore les mourants, et les ressuscités émergent de la troisième. Je ne sais pas ce qu’est censée faire celle du milieu. Voilà les Pierres du dieu de Silence, et là, l’entrée du Dédale du Concepteur. Seuls ceux qui apprendront à suivre le bon chemin trouveront la voie de la sagesse, selon les prêtres du Dessin. Au-delà, au bord du canal, c’est le temple d’Aquan le Taureau rouge. Tous les treize jours, ses prêtres tranchent la gorge d’un veau d’un blanc immaculé et offrent des coupes de sang aux mendiants. »

Ce n’était pas un treizième jour, apparemment ; le parvis du Taureau rouge était vide. Les dieux frères, Semosh et Selloso, rêvaient dans des temples jumeaux sur des berges opposées du canal noir, reliés par un pont de pierre sculptée. La fillette le franchit en ce point pour se diriger vers les quais, avant de traverser le port du Chiffonnier et longer les flèches et les dômes à demi engloutis de la Ville noyée.

Un groupe de matelots lysiens sortaient en titubant du Havre Heureux quand elle passa devant, mais la fillette n’aperçut aucune des putains. Le Navire était fermé, l’air délaissé, sa troupe de bateleurs sans doute encore au lit. Mais plus loin, sur le quai, elle aperçut auprès d’un baleinier ibbénien le vieil ami de Cat, Tagganaro, qui échangeait des balles avec Casso, roi des Phoques, tandis que son plus récent tire-laine s’activait dans la foule des badauds. Lorsqu’elle fit halte pour regarder et écouter un moment, Tagganaro lui jeta un coup d’œil sans la reconnaître, mais Casso aboya et battit des nageoires. Il me reconnaît, songea la fillette, à moins que ce ne soit l’odeur de poisson. Elle se hâta de reprendre sa route.

Le temps qu’elle parvienne au port Pourpre, le vieil homme était retranché chez le marchand de potage à sa table habituelle, et comptait une bourse de pièces tout en marchandant avec le capitaine d’un navire. Le grand garde maigre le surplombait. Le petit courtaud était assis près de la porte, d’où il avait un bon point de vue sur tous les nouveaux venus. Cela n’avait aucune importance. Elle n’avait pas l’intention d’entrer. Elle alla plutôt se percher à vingt pas de là, sur une bitte de bois, tandis que les à-coups du vent lui tiraillaient la cape avec des doigts spectraux.

Même par un jour gris et froid comme celui-ci, le port ne manquait pas d’activité. Elle nota des matelots en quête de catins, et des catins en quête de matelots. Deux spadassins à la mise fripée passèrent, appuyés l’un sur l’autre dans une traversée titubante des quais, leurs épées cliquetant au fourreau. Un prêtre rouge se hâta, ses robes d’écarlate et de vermillon claquant au vent.

Il était presque midi quand elle vit l’homme qu’elle voulait, un riche armateur qu’elle avait vu traiter avec le vieil homme à trois reprises déjà. Grand, chauve et massif, il portait une lourde cape en riche velours brun bordé de fourrure, et une ceinture de cuir brun, ornementée de lunes et d’étoiles d’argent. Quelque mésaventure lui avait laissé une patte folle. Il avançait lentement, appuyé sur une canne.

Il conviendrait autant qu’un autre, et mieux que la plupart, décida la laideronne. Elle sauta de son perchoir et lui emboîta le pas. Une douzaine d’enjambées la plaça juste derrière lui, son canif dégainé. L’homme portait sa bourse sur la droite, à sa ceinture, mais sa cape gênait la petite. La lame fulgura, souple et vive, une profonde entaille à travers le velours, sans qu’il sentît rien. Roggo le Rouge aurait souri de voir le geste. Elle glissa la main à travers la fente, perça la bourse de son canif, s’emplit le poing d’or…

Le gros homme se retourna. « Qu’est-ce… »

Le mouvement embarrassa le bras de la fillette dans les plis de la cape alors qu’elle retirait la main. Une pluie de pièces tomba autour de leurs pieds. « Larronne ! » Le gros homme leva sa canne pour la frapper. D’un coup de pied, elle faucha sa mauvaise jambe, s’écarta sur un pas de danse et détala alors qu’il s’écroulait, croisant une mère avec son enfant. D’autres pièces lui coulèrent des doigts pour rebondir au sol. Derrière elle, montaient des cris de « Au voleur ! Au voleur ! ». Un aubergiste bedonnant qui passait tenta avec maladresse de la saisir par le bras, mais elle le contourna, fila devant une putain hilare, courant à toutes jambes vers la plus proche venelle.

Cat des Canaux avait connu ces ruelles, et la laideronne s’en souvenait. Elle plongea sur la gauche, sauta une murette, bondit par-dessus un petit canal et se coula par une porte pas fermée dans une resserre poussiéreuse. Tous les bruits de poursuite s’étaient désormais effacés, mais il valait mieux en être sûre. Elle se tapit derrière des caisses et attendit, bras croisés autour de ses genoux. Elle attendit pratiquement une heure, avant de décider qu’elle pouvait y aller, escalada le flanc du bâtiment et progressa par les toits, gagnant les parages du Canal des Héros. L’armateur avait dû ramasser ses pièces et sa canne, et repris sa route en claudiquant jusque chez le marchand de potage. Il devait boire un bol de bouillon chaud en se plaignant au vieil homme de la laideronne qui avait tenté de lui dérober sa bourse.

L’homme plein de gentillesse l’attendait à la Demeure du Noir et du Blanc, assis au bord du bassin du temple. La laideronne s’assit près de lui et déposa une pièce sur le bord de bassin qui les séparait. C’était de l’or, portant un dragon sur une face et un roi sur l’autre.

« Le dragon d’or de Westeros, commenta l’homme plein de gentillesse. Et où as-tu pris cela ? Nous ne sommes pas des voleurs.

— Je ne volais pas. J’ai pris une des siennes, mais je lui ai laissé une des nôtres. »

L’homme plein de gentillesse comprit. « Et avec cette pièce et les autres dans sa bourse, il a payé un certain homme. Peu de temps après, le cœur de ce dernier a lâché. Est-ce ainsi que cela s’est passé ? Très triste. » Le prêtre ramassa la pièce et la jeta dans le bassin. « Tu as tant et plus à apprendre, mais il se peut que tu ne sois pas un cas désespéré. »

Cette nuit-là, ils lui rendirent le visage d’Arya Stark.

Ils lui apportèrent également une robe, la robe épaisse et douce d’une acolyte, noire d’un côté et blanche de l’autre. « Porte ceci quand tu seras ici, lui précisa le prêtre, mais sache que tu n’en auras guère besoin pour le moment. Demain, tu partiras à Izembaro commencer ton premier apprentissage. Choisis en bas, dans la cave, les vêtements que tu voudras. Le guet de la ville recherche une laideronne, connue pour fréquenter le port Pourpre, aussi vaut-il mieux que tu aies également un nouveau visage. » Il la prit par le menton, lui tourna la tête d’un côté, puis de l’autre, et hocha la tête. « Un joli, cette fois-ci, je crois. Autant que le tien. Qui es-tu, enfant ?

— Personne », répondit-elle.

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