Victarion

Noire était la nuit, et argent la mer quand la Flotte de Fer fondit sur sa proie.

Ils la repérèrent dans les passes séparant l’île des Cèdres des collines accidentées de l’arrière-pays astapori, exactement comme le prêtre noir Moqorro l’avait annoncé. « Ghiscari », cria Longuesaigues Pyke depuis le nid de pie. Victarion Greyjoy regarda sa voile grossir depuis le gaillard d’avant. Bientôt, il fut en mesure de distinguer ses rames qui montaient et descendaient, et le long sillage blanc derrière le bâtiment qui brillait au clair de lune, comme une cicatrice sur la mer.

Pas un vrai vaisseau de guerre, comprit Victarion. Une galère de commerce, et une grosse. Elle constituerait une belle prise. Il fit signe à ses capitaines de donner la chasse. Ils allaient aborder le navire et s’en emparer.

Le capitaine de la galère avait désormais compris le péril. Il changea de route pour obliquer vers l’ouest, se dirigeant vers l’île des Cèdres, avec l’espoir peut-être de s’abriter dans une crique cachée ou de précipiter ses poursuivants sur les récifs déchiquetés bordant la côte nord-est. Mais sa galère était lourdement chargée, et le vent favorisait les Fer-nés. Le Deuil et le Fer Vainqueur coupèrent la route du fuyard, tandis que l’Épervier et l’agile Danseur du Doigt se ruaient derrière elle. Même alors, le capitaine ghiscari n’abattit pas ses bannières. Le temps que la Lamentation vînt bord à bord avec la proie, raclant son flanc bâbord et brisant ses rames, les deux navires étaient si proches des ruines hantées de Ghozaï qu’on pouvait entendre jacasser les singes tandis que les premières lueurs de l’aube déferlaient sur les pyramides écroulées de la ville.

Leur prise s’appelait l’Aube ghiscarie, déclara le capitaine de la galère quand on le livra enchaîné à Victarion. Originaire de la Nouvelle-Ghis, elle y revenait via Yunkaï après avoir commercé à Meereen. L’homme ne parlait aucune langue décente, rien qu’un ghiscari guttural, lardé de borborygmes et de chuintements, une des plus laides langues que Victarion Greyjoy eût jamais entendues. Moqorro traduisit les paroles du capitaine dans la Langue Commune de Westeros. La guerre de Meereen était remportée, selon le capitaine ; la reine dragon était morte et un Ghiscari du nom d’Hizdak gouvernait désormais la ville.

Victarion lui fit arracher la langue pour prix de ses mensonges. Daenerys Targaryen n’était pas morte, lui assurait Moqorro ; son dieu rouge, R’hllor, lui avait montré le visage de la reine dans ses feux sacrés. Le capitaine ne supportait pas le mensonge, aussi fit-il jeter le capitaine, pieds et poings liés, par-dessus bord, en sacrifice au dieu Noyé. « Ton dieu rouge recevra son dû, promit-il à Moqorro, mais les mers sont gouvernées par le dieu Noyé.

— Il n’y a d’autres dieux que R’hllor et l’Autre, dont on ne peut prononcer le nom. » Le prêtre sorcier était vêtu de noir funèbre, à l’exception d’un soupçon de fil d’or au col, aux manchettes et au revers. Il n’y avait pas de tissu rouge à bord du Fer Vainqueur, mais il n’était pas acceptable que Moqorro se déplaçât dans les haillons souillés de sel qu’il portait lorsque le Mulot l’avait tiré de l’océan, aussi Victarion avait-il ordonné à Tom Boisdeflotte de lui coudre de nouvelles robes à partir de ce qui était disponible, et il avait même fait don à cette fin d’une partie de ses tuniques. Celles-là étaient noir et or, puisque les armes de la maison Greyjoy présentaient une seiche d’or sur champ noir, et les bannières et voiles de leurs navires proclamaient le même emblème. Le vermillon et l’écarlate de la tenue des prêtres rouges étaient étrangers aux Fer-nés, mais Victarion comptait que ses hommes accepteraient plus aisément Moqorro une fois revêtu des couleurs des Greyjoy.

Il espérait en vain. Harnaché de noir de pied en cap, avec un masque de flammes rouges et orange tatoué sur le visage, le prêtre paraissait plus sinistre que jamais. L’équipage l’évitait quand il arpentait le pont, et les hommes crachaient par terre si son ombre passait par mégarde sur eux. Même le Mulot, qui avait tiré le prêtre rouge des flots, avait pressé Victarion de l’offrir au dieu Noyé.

Mais Moqorro avait de ces côtes étrangères une connaissance dont les Fer-nés étaient dépourvus, ainsi que des secrets des dragons. L’Œil de Choucas s’est attaché des sorciers, pourquoi pas moi ? Son sorcier noir était plus puissant que les trois d’Euron, même si vous les aviez jetés dans une marmite et fait bouillir pour les réduire à un seul. Que le Tifs-Trempés désapprouve – Aeron et sa piété étaient bien loin.

Aussi Victarion serra-t-il sa main brûlée en un poing puissant pour déclarer : « L’Aube ghiscarie n’est pas un nom digne d’un vaisseau de la Flotte de Fer. Pour toi, sorcier, je vais le rebaptiser le Courroux du dieu rouge. »

Son sorcier inclina la tête. « Comme le désirera le capitaine. » Et de nouveau les vaisseaux de la Flotte de Fer furent au nombre de cinquante et quatre.

Le lendemain, une soudaine bourrasque s’abattit sur eux. Là encore, Moqorro l’avait prédit. Quand le grain passa, on découvrit que trois vaisseaux avaient disparu. Victarion n’avait aucun moyen de savoir s’ils avaient sombré, s’étaient échoués ou avaient été déviés de leur course. « Ils savent où nous allons, déclara-t-il à son équipage. S’ils sont toujours à flot, nous nous retrouverons. » Le capitaine fer-né n’avait pas le temps d’attendre les retardataires. Pas quand sa promise était cernée par les ennemis. La plus belle femme du monde a un besoin urgent de ma hache.

D’ailleurs, Moqorro lui assura que les trois bâtiments n’étaient pas perdus. Chaque soir, le prêtre sorcier allumait un feu sur le gaillard d’avant du Fer Vainqueur, et il allait et venait autour des flammes, en psalmodiant des prières. Les lueurs du brasier faisaient briller sa peau noire comme l’onyx poli et Victarion aurait parfois pu jurer que les flammes de son tatouage dansaient, elles aussi, se tordant et se ployant, se fondant les unes dans les autres, changeant de couleur à chaque mouvement de la tête du prêtre.

« Le prêtre noir attire les démons sur nous », entendit-on un rameur déclarer. Lorsqu’on rapporta cette réflexion à Victarion, il fit fouetter le coupable jusqu’à ce que son dos ne fût que sang, des épaules jusqu’aux fesses. Aussi, quand Moqorro déclara : « Vos ouailles égarées regagneront le troupeau au large de l’île nommée Yaros », le capitaine répliqua-t-il : « Prie pour qu’ils le fassent, prêtre. Sinon, tu pourrais être le prochain à tâter de mon fouet. »

La mer était bleue et verte et le soleil flambait dans un ciel bleu et vide quand la Flotte de Fer fit sa deuxième prise, dans les eaux au nord-ouest d’Astapor.

Cette fois-ci, c’était une cogue myrienne appelée la Colombe, à destination de Yunkaï avec escale à la Nouvelle-Ghis, chargée d’une cargaison de tapis, de vin vert doux et de dentelles myriennes. Son capitaine possédait un œil de Myr qui rapprochait les objets lointains – deux lentilles de verre placées dans une série de tubes de bronze, habilement agencés de façon que chaque section coulissât à l’intérieur de la suivante, jusqu’à ce que l’œil n’eût plus que la taille d’un poignard. Victarion revendiqua pour lui-même ce trésor. Il rebaptisa la cogue Pie-grièche. On garderait son équipage pour en exiger rançon, décréta le capitaine. Ce n’étaient ni des esclaves ni des esclavagistes, mais des Myriens libres et des matelots d’expérience. De tels hommes valaient de belles sommes. Venue de Myr, la Colombe ne leur apporta pas des nouvelles fraîches de Meereen ou de Daenerys, rien que des rapports dépassés sur des cavaliers dothrakis aperçus le long de la Rhoyne, le départ de la Compagnie Dorée et d’autres faits déjà sus de Victarion.

« Que vois-tu ? » demanda le capitaine à son prêtre noir, ce soir-là, alors que Moqorro se tenait devant son feu nocturne. « Qu’est-ce qui nous menace, demain ? Encore de la pluie ? » Il lui semblait la sentir dans l’air.

« Des cieux gris et de forts vents, répondit Moqorro. Pas de pluie. Derrière, viennent les tigres. Devant nous attend ton dragon. »

Ton dragon. Victarion aimait le son de la formule. « Révèle-moi quelque chose que j’ignore, prêtre.

— Le capitaine ordonne et j’obéis », répondit Moqorro. L’équipage avait pris coutume de l’appeler la Flamme noire, un nom attribué par Steffar le Bègue, qui n’arrivait pas à prononcer « Moqorro ». Quel que fût son nom, le prêtre avait de vrais pouvoirs. « Ici, la côte court d’ouest en est, annonça-t-il à Victarion. Lorsqu’elle obliquera vers le Nord, tu rencontreras deux autres lièvres. Rapides, et dotés de bien des pattes. »

Et il en fut ainsi. Cette fois, la proie se révéla être une paire de galères, longues, fines et rapides. Ralf le Boiteux fut le premier à les repérer, mais elles ne tardèrent pas à distancer la Désolation et le Maigre Espoir, aussi Victarion envoya-t-il l’Aile de Fer, l’Épervier et le Baiser du Kraken pour les rattraper. Il n’avait pas navire plus rapide que ces trois-là. La poursuite occupa la plus grande partie de la journée, mais enfin les deux galères furent prises à l’abordage et capturées, après des combats brefs mais brutaux. Les navires voguaient à vide, découvrit Victarion, en route vers la Nouvelle-Ghis pour y charger vivres et armes à l’intention des légions ghiscaries campées devant Meereen… et pour apporter à la guerre des légionnaires frais, afin de remplacer tous ceux qui avaient péri. « Des hommes tués au combat ? » demanda Victarion. Les équipages des galères répondirent par la négative ; les morts venaient d’une dysenterie. La jument pâle, l’appelaient-ils. Et comme le capitaine de l’Aube ghiscarie, les capitaines des galères répétèrent le mensonge de la mort de Daenerys Targaryen.

« Embrassez-la pour moi dans l’enfer où vous pourrez bien la retrouver », lança Victarion. Il réclama sa hache et les décapita sur-le-champ. Puis il mit également à mort les équipages, ne préservant que les esclaves enchaînés aux avirons. Il brisa lui-même leurs entraves et déclara qu’ils étaient désormais des hommes libres et qu’ils auraient le privilège de ramer pour la Flotte de Fer, un honneur que tout gamin des îles de Fer rêvait d’obtenir quand il serait grand. « La reine dragon affranchit les esclaves. Moi aussi », proclama-t-il.

Il rebaptisa les galères le Fantôme et la Revenante. « Car j’ai l’intention de les faire revenir hanter ces Yunkaïis », affirma-t-il ce soir-là à la noiraude après avoir pris son plaisir avec elle. Ils étaient proches maintenant, de plus en plus chaque jour. « Nous nous abattrons sur eux comme la foudre », assura-t-il en malaxant la poitrine de la femme. Il se demanda si son frère Aeron ressentait la même chose quand le dieu Noyé s’adressait à lui. Il entendait presque la voix du dieu monter des abysses de la mer. Tu me serviras bien, capitaine, semblaient dire les vagues. C’est à cette fin que je t’ai créé.

Mais il nourrirait également le dieu rouge, le dieu du feu de Moqorro. Le bras qu’avait guéri le prêtre était affreux à voir : du craquant de porc, du coude au bout des doigts. Parfois, quand Victarion fermait le poing, la peau se fendait et fumait ; toutefois, le bras était plus vigoureux qu’il l’avait jamais été. « Deux dieux m’accompagnent, désormais, annonça-t-il à la noiraude. Aucun ennemi ne pourrait tenir, face à deux dieux. » Puis il la fit rouler sur le dos et la prit une fois de plus.

Quand les falaises de Yaros apparurent à tribord de leurs proues, il trouva ses trois navires perdus qui l’attendaient, conformément à la promesse de Moqorro. Victarion offrit au prêtre un torque d’or en récompense.

Il devait à présent prendre une décision : risquer les passes, ou contourner l’île avec la Flotte de Fer ? Le souvenir de Belle Île ulcérait encore la mémoire du capitaine fer-né. Stannis Baratheon avait fondu sur la Flotte de Fer à la fois par le nord et par le sud, alors qu’ils étaient engoncés dans le chenal séparant l’île du continent, infligeant à Victarion sa plus écrasante défaite. Mais contourner Yaros lui coûterait un temps inestimable. Avec Yunkaï si proche, le trafic dans les passes serait probablement dense, mais Victarion ne s’attendait à rencontrer des vaisseaux de guerre yunkaïis qu’une fois arrivé plus près de Meereen.

Que ferait l’Œil de Choucas ? Il médita longtemps sur cette question, puis transmit le signal à ses capitaines. « Nous traversons les passes. »

Ils firent trois prises supplémentaires avant que Yaros ne diminuât en poupe. Le Mulot et le Deuil capturèrent une galéasse dodue, tandis que Manfryd Merlyn du Milan s’emparait d’une galère de commerce. Leurs cales débordaient de marchandises, vins et soieries, épices, bois précieux et des parfums plus précieux encore, mais les navires eux-mêmes représentaient la véritable prise. Plus tard le même jour, un ketch de pêcheurs fut arraisonné par le Sept Crânes et la Terreur des Serfs. C’était un petit bâtiment, lent et crasseux, qui méritait à peine qu’on l’abordât. Victarion fut mécontent de découvrir qu’il avait fallu deux de ses vaisseaux pour réduire les pêcheurs à merci. Ce fut pourtant de leur bouche qu’il apprit le retour du dragon noir. « La reine d’argent a disparu, lui raconta le maître du ketch. Elle s’est envolée sur son dragon, au-delà de la mer Dothrak.

— Où se situe cette mer Dothrak ? voulut-il savoir. Je vais la traverser avec la Flotte de Fer et je retrouverai la reine, où qu’elle soit. »

Le pêcheur s’esclaffa. « Voilà un spectacle qui mériterait d’être vu. La mer Dothrak est couverte d’herbes, imbécile. »

Il n’aurait pas dû répondre cela. Victarion le saisit à la gorge avec sa main brûlée pour le soulever tout entier en l’air. Le cognant en arrière contre le mât, il serra jusqu’à ce que le visage du Yunkaïi devînt aussi noir que ces doigts qui s’enfonçaient dans sa chair. L’homme décocha des coups de pied et se tortilla un moment, essayant en vain de se dégager de l’emprise du capitaine. « Quand on traite Victarion Greyjoy d’imbécile, on ne survit pas pour s’en vanter. » Lorsqu’il ouvrit sa main, le corps avachi de l’homme s’écroula sur le pont. Longuesaigues Pyke et Tom Boisdeflotte le balancèrent par-dessus bord, une nouvelle offrande au dieu Noyé.

« Ton dieu Noyé est un démon, déclara par la suite Moqorro le prêtre noir. Il n’est qu’un serf de l’Autre, le dieu obscur dont on ne doit pas dire le nom.

— Prends garde, prêtre, l’avertit Victarion. Il y a à bord de ce vaisseau des hommes pieux qui t’arracheraient la langue pour avoir prononcé de tels blasphèmes. Ton dieu rouge recevra son dû, je le jure. Ma parole est de fer. Demande à n’importe lequel de mes hommes. »

Le prêtre noir courba la tête. « Il n’en est pas besoin. Le Maître de la Lumière m’a montré votre valeur, lord Capitaine. Chaque nuit dans mes feux, j’aperçois la gloire qui vous attend. »

Ces paroles satisfirent considérablement Victarion Greyjoy, ainsi qu’il le rapporta cette nuit-là à la noiraude. « Mon frère Balon était un grand homme, dit-il, mais j’accomplirai ce qu’il n’a pas réussi. Les îles de Fer seront à nouveau libres, et l’Antique Voie sera rétablie. Même Dagon en a été incapable. » Presque cent années avaient passé depuis que Dagon Greyjoy avait siégé sur le trône de Grès, mais les Fer-nés contaient toujours ses exploits dans les razzias et les batailles. Au temps de Dagon, un roi faible siégeait sur le trône de Fer, ses yeux chassieux fixés sur l’autre rive du détroit où bâtards et exilés ourdissaient des rébellions. Aussi lord Dagon avait-il pris le large à Pyk, pour s’approprier la mer du Couchant. « Il a tiré la barbe du lion dans son antre et fait des nœuds à la queue du loup-garou, mais même Dagon n’a pas pu vaincre les dragons. Mais je ferai mienne la reine dragon. Elle partagera ma couche et me donnera nombre de fils vaillants. »

Cette nuit-là, la Flotte de Fer comptait soixante vaisseaux.

Les voiles inconnues se firent plus fréquentes au nord de Yaros. Ils se trouvaient très près de Yunkaï, et la côte, entre la Cité Jaune et Meereen, devait grouiller de navires de commerce et de ravitailleurs qui allaient et venaient, aussi Victarion guida-t-il la Flotte de Fer vers des eaux plus profondes, hors de vue de la terre. Même là, ils croisaient d’autres vaisseaux. « Que nul n’échappe pour avertir nos ennemis », ordonna le capitaine fer-né. Nul n’échappa.

La mer était verte et le ciel gris le matin où le Deuil, la Garce guerrière et le Fer Vainqueur de Victarion capturèrent la galère d’esclaves de Yunkaï dans les eaux au plein nord de la Cité Jaune. Dans ses cales se trouvaient vingt jouvenceaux parfumés et quatre-vingts filles, destinés aux maisons de plaisir de Lys. L’équipage n’aurait jamais imaginé rencontrer un péril si près de leurs eaux, et les Fer-nés eurent peu de mal à s’en emparer. Elle s’appelait la Pucelle Consentante.

Victarion passa les esclavagistes au fil de l’épée, puis il envoya ses hommes dans la cale libérer les rameurs de leurs chaînes. « À présent, vous ramez pour moi. Ramez dur, et vous prospérerez. » Il partagea les filles entre ses capitaines. « Les Lysiens auraient fait de vous des catins, leur annonça-t-il, mais nous vous avons sauvées. Vous ne devez plus désormais servir qu’un seul homme au lieu d’une multitude. Celles qui contenteront leur capitaine pourront devenir femmes-sel, un statut honorable. » Il ligota les garçons parfumés de chaînes et les précipita à la mer. C’étaient des créatures contre nature, et le navire sentit meilleur dès qu’il fut débarrassé de leur présence.

Pour lui-même, Victarion se réserva les sept plus belles filles. L’une avait des cheveux d’or roux et des taches de rousseur sur les seins. Une autre s’épilait entièrement. Une autre encore, timide comme une souris, avait des cheveux et des yeux marron. Une avait les plus gros seins qu’il ait jamais vus. La cinquième était une créature toute menue, aux cheveux noirs et raides et à la peau dorée. Elle avait des yeux de la couleur de l’ambre. La sixième était blanche comme le lait, avec des anneaux d’or passés dans la pointe de ses seins et ses lèvres inférieures ; la septième, noire comme l’encre de pieuvre. Les esclavagistes de Yunkaï les avaient formées à la méthode des sept soupirs, mais ce n’était pas pour cette raison que Victarion les voulait. Sa noiraude suffisait à satisfaire ses appétits jusqu’à ce qu’il atteigne Meereen et puisse revendiquer sa reine. Un homme n’avait cure de chandelles, quand le soleil l’attendait.

Il rebaptisa la galère le Cri de l’esclavagiste. Avec elle, les vaisseaux de la Flotte de Fer comptaient soixante et un bâtiments. « Chaque navire que nous capturons nous rend plus forts, déclara Victarion à ses Fer-nés, mais désormais, les choses vont se compliquer. Demain ou le jour d’après, nous risquons de croiser des vaisseaux de guerre. Nous entrons dans les eaux de Meereen, où nous attendent les flottes de notre ennemi. Nous rencontrerons des navires esclavagistes des trois Cités de l’Esclavage, des vaisseaux de Tolos, d’Elyria et de la Nouvelle-Ghis, voire des bâtiments de Qarth. » Il veilla à ne pas évoquer les galères vertes de l’Antique Volantis qui devaient sûrement remonter le golfe de Douleur en ce moment même. « Ces esclavagistes sont de faibles créatures. Vous les avez vus fuir devant nous, entendus couiner quand nous les passions au fil de l’épée. Chaque homme parmi vous en vaut vingt des leurs, car nous seuls sommes de fer. Souvenez-vous-en la prochaine fois que nous repérerons la voilure de quelque esclavagiste. Ne faites pas de quartier et n’en espérez aucun. Quel besoin avons-nous de quartier ? Nous sommes les Fer-nés, et deux dieux veillent sur nous. Nous nous emparerons de leurs vaisseaux, écraserons leurs espoirs et changerons leur baie en sang. »

À ces mots, une grande clameur monta. Le capitaine répondit par un hochement de tête, visage fermé, puis ordonna qu’on fît monter sur le pont les sept filles qu’il s’était attribuées. Il embrassa chacune sur les joues et les entretint de l’honneur qui les attendait, bien qu’elles ne comprissent pas ses paroles. Puis il les fit embarquer à bord du ketch de pêche qu’ils avaient capturé, fit trancher les filins et y bouter le feu.

« Avec cette offrande d’innocence et de beauté, nous honorons les deux dieux », proclama-t-il, tandis que les vaisseaux de guerre de la Flotte de Fer dépassaient à la rame le ketch en flammes. « Que ces filles renaissent dans la lumière, sans être souillées par la concupiscence des mortels, ou qu’elles descendent vers les demeures liquides du dieu Noyé, pour y festoyer, danser et rire jusqu’à ce que les mers se tarissent. »

Vers la fin, avant que le ketch fumant ne fût englouti par la mer, les cris des sept beautés se changèrent en chant de joie, sembla-t-il à Victarion Greyjoy. Un grand vent se leva alors, un vent qui gonfla leurs voiles et les poussa vers le nord-nord-est, en direction de Meereen et de ses pyramides de brique polychrome. Sur les ailes du chant, je vole vers toi, Daenerys, pensa le capitaine de fer.

Cette nuit-là, pour la première fois, il exposa la trompe de dragon que l’Œil de Choucas avait trouvée parmi les décombres fumants de la grande Valyria. C’était un objet tordu, six pieds d’une extrémité à l’autre, luisant et noir, cerclé d’or rouge et de sombre acier valyrien. La trompe infernale d’Euron. Victarion laissa courir sa main sur sa longueur. La trompe était aussi chaude et lisse que les cuisses de la noiraude, et si brillante qu’il pouvait discerner dans ses profondeurs une réplique déformée de ses propres traits. D’étranges inscriptions sorcières avaient été incisées dans les bandeaux qui la cerclaient. « Des glyphes valyriens », les avait appelées Moqorro.

Cela au moins, Victarion le savait déjà. « Que disent-ils ?

— Tant et plus. » Le prêtre noir indiqua du doigt une bande d’or. « Ici, la trompe est nommée : Je suis Dompte-dragon, dit-elle. L’avez-vous jamais entendue sonner ?

— Une fois. » Un des bâtards de son frère avait sonné de la trompe infernale aux états généraux de la royauté, sur Vieux Wyk. Un homme monstrueux, énorme, crâne rasé, des torques en or, en jais et en jade cerclant des bras épaissis par les muscles, et un grand faucon tatoué en travers de son torse. « Le son qu’elle a émis… Cela brûlait, en quelque sorte. Comme si j’avais des os incandescents, qu’ils cuisaient ma chair de l’intérieur. Ces inscriptions ont brillé, portées au rouge, puis à blanc, et on avait mal à les regarder en face. Il semblait que le son ne se tairait jamais. On aurait dit un long cri. Mille cris, tous fondus en un seul.

— Et l’homme qui a sonné de la trompe, qu’est-il devenu ?

— Il est mort. Il y avait des cloques sur ses lèvres, après. Son oiseau saignait, aussi. » Le capitaine se frappa la poitrine. « Le faucon, juste ici. Le sang dégoulinait de chaque plume. J’ai entendu dire que l’homme était tout brûlé à l’intérieur, mais ce pouvait être une histoire.

— Une histoire vraie. » Moqorro retourna la trompe infernale, examinant les lettres singulières qui rampaient sur un deuxième bandeau d’or. « Ici, cela dit : Aucun mortel qui me sonnera n’y survivra. »

Avec amertume, Victarion médita sur la duplicité des frères. Les présents d’Euron sont toujours empoisonnés. « L’Œil de Choucas a juré que cette trompe asservirait les dragons à ma volonté. Mais à quoi cela me servira-t-il si c’est au prix de ma vie ?

— Ton frère n’a pas sonné du cor lui-même. Tu ne dois pas le faire non plus. » Moqorro indiqua du doigt le bandeau d’acier. « Ici. Du sang pour le feu, du feu pour le sang. Peu importe qui souffle dans la trompe. Les dragons viendront au maître de la trompe. Tu dois en devenir le maître. Avec du sang. »

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