Daenerys

Le ciel était d’un bleu implacable, sans la moindre bouffée nuageuse en vue. Bientôt, les briques cuiront au soleil, songea Daenerys. Sur le sable, les combattants sentiront la chaleur à travers les semelles de leurs sandales.

Jhiqui fit glisser la robe de soie de Daenerys de ses épaules et Irri l’aida à entrer dans son bain. Les feux du soleil levant miroitaient à la surface de l’eau, brisés par l’ombre du plaqueminier. « Même si les arènes doivent rouvrir, Votre Grâce est-elle tenue de s’y rendre en personne ? » interrogea Missandei tandis qu’elle lavait les cheveux de la reine.

« La moitié de Meereen sera là pour me voir, tendre cœur.

— Votre Grâce, ma personne sollicite la permission de dire que la moitié de Meereen sera là pour regarder des hommes saigner et mourir. »

Elle n’a pas tort, reconnut la reine, mais cela n’a pas d’importance.

Bientôt, Daenerys fut aussi propre qu’elle pouvait l’être. Elle se remit debout, dans de légères éclaboussures. L’eau lui ruissela le long des jambes ou perla sur ses seins. Le soleil s’élevait dans le ciel, et son peuple ne tarderait pas à s’assembler. Elle aurait préféré se laisser dériver toute la journée dans les eaux parfumées du bassin, à grignoter des fruits glacés sur des plateaux d’argent, en rêvant d’une maison à la porte rouge, mais une reine se devait à son peuple, et non à elle-même.

Jhiqui apporta une serviette moelleuse pour la sécher, en la tapotant. « Khaleesi, quel tokar voulez-vous, ce jour ? s’enquit Irri.

— Celui en soie jaune. » La reine des lapins ne pouvait paraître sans ses longues oreilles. La soie jaune était légère et fraîche, et il régnerait dans l’arène une chaleur de fournaise. Les sables rouges cuiront la plante des pieds de ceux qui vont mourir. « Et par-dessus, les longs voiles rouges. » Les voiles empêcheraient le vent de lui projeter du sable dans la bouche. Et le rouge masquera d’éventuelles éclaboussures de sang.

Tandis que Jhiqui se chargeait de brosser les cheveux de Daenerys et Irri de peindre ses ongles, elles bavardaient gaiement en discutant des combats de la journée. Missandei réapparut. « Votre Grâce. Le roi vous prie de le rejoindre quand vous serez habillée. Et le prince Quentyn est ici avec ses Dorniens. Ils sollicitent une entrevue, n’en déplaise à Votre Grâce. »

Peu de choses ne me déplairont pas, aujourd’hui. « Quelque autre jour. »

À la base de la Grande Pyramide, ser Barristan les attendait auprès d’un palanquin ouvert et ornementé, entouré de Bêtes d’Airain. Ser Grand-Père, se dit Daenerys. Malgré son âge, il paraissait grand et plein de prestance dans l’armure qu’elle lui avait donnée. « Je serais plus heureux si vous aviez aujourd’hui des gardes immaculés à vos côtés, Votre Grâce, déclara le vieux chevalier, tandis qu’Hizdahr allait saluer son cousin. La moitié de ces Bêtes d’Airain sont des affranchis novices. » Et l’autre moitié, des Meereeniens aux allégeances douteuses, ne voulut-il pas dire. Selmy se défiait de tous les Meereeniens, même des crânes-ras.

« Et novices ils resteront, jusqu’à ce que nous les mettions à l’épreuve.

— Un masque peut dissimuler bien des choses, Votre Grâce. Celui qui se cache derrière son masque de chouette est-il cette même chouette qui vous gardait hier, ou le jour d’avant ? Comment le savoir ?

— Comment Meereen aura-t-elle jamais confiance dans les Bêtes d’Airain, si nous n’en avons pas ? Ce sont de braves et vaillants guerriers, sous ces masques. Je remets ma vie entre leurs mains. » Daenerys sourit à ser Barristan. « Vous vous inquiétez trop, ser. Je vous aurai près de moi, de quelle autre protection ai-je besoin ?

— Je suis un vieil homme, Votre Grâce.

— Belwas le Fort sera également à mes côtés.

— À vos ordres. » Ser Barristan baissa la voix. « Votre Grâce. Nous avons libéré cette Meris, comme vous l’aviez demandé. Avant de partir, elle a souhaité vous parler. C’est moi qui suis allé la rencontrer, en fait. Elle prétend que leur Prince en Guenilles avait depuis le début l’intention de rallier les Erre-au-Vent à votre cause. Qu’il l’a envoyée ici traiter en secret avec vous, mais que les Dorniens les ont démasqués et trahis avant qu’elle ait pu initier ses propres approches. »

Trahison sur trahison, songea la reine avec lassitude. Tout cela n’aura-t-il jamais de fin ? « Quelle part de ses dires croyez-vous ?

— Tant et moins, Votre Grâce, mais telles ont été ses paroles.

— Se rallieront-ils à nous, au besoin ?

— Elle le prétend. Mais cela aura un prix.

— Versez-le. » Meereen avait besoin de fer, pas d’or.

« Le Prince en Guenilles ne se contentera pas de numéraire, Votre Grâce. Meris déclare qu’il veut Pentos.

— Pentos ? » Les yeux de la reine se rétrécirent. « Comment pourrais-je lui donner Pentos ? La cité se trouve à une moitié de monde d’ici.

— Il serait disposé à patienter, a laissé entendre cette Meris. Jusqu’à ce que nous marchions sur Westeros. »

Et si je ne marche jamais sur Westeros ? « Pentos appartient aux Pentoshis. Et maître Illyrio habite à Pentos. C’est lui qui a arrangé mon mariage avec le khal Drogo et qui m’a donné mes œufs de dragon. Qui vous a envoyé à moi, ainsi que Belwas, et Groleo. Je lui dois énormément. Je refuse de rembourser cette dette en livrant sa cité à une épée-louée. C’est non. »

Ser Barristan inclina la tête. « Votre Grâce est sage.

— As-tu jamais vu journée se présenter sous de meilleurs auspices, mon amour ? » commenta Hizdahr zo Loraq lorsqu’elle le rejoignit. Il aida Daenerys à monter dans le palanquin, où deux hauts trônes étaient installés côte à côte.

« De meilleurs auspices pour toi, peut-être. Moins pour ceux qui vont devoir mourir avant le coucher du soleil.

— Tous les hommes doivent mourir, répondit Hizdahr, mais tous n’auront pas droit à une mort glorieuse, avec les ovations de la cité qui résonnent à leurs oreilles. » Il leva une main à l’adresse des soldats aux portes. « Ouvrez. »

La plaza qui s’étendait devant la pyramide de Daenerys était pavée de briques multicolores, et la chaleur en montait par ondoiements. Partout, les gens se pressaient. Certains se déplaçaient dans des litières ou en chaises à porteurs, d’autres chevauchaient des ânes, beaucoup allaient à pied. Neuf sur dix se dirigeaient vers l’ouest, en suivant la large artère de brique qui menait à l’arène de Daznak. Quand les plus proches badauds aperçurent le palanquin qui émergeait de la pyramide, des vivats s’élevèrent, pour se propager sur toute la plaza. Comme c’est étrange, songea la reine. Ils m’applaudissent, sur cette même plaza où j’ai fait empaler cent soixante-trois Grands Maîtres.

Un énorme tambour ouvrait la voie à la procession royale pour dégager le passage à travers les rues. Entre chaque coup, un héraut crâne-ras en cotte de disques en bronze poli criait à la foule de s’écarter. Boumm. « Ils approchent ! » Boumm. « Faites place ! » Boumm. « La reine ! » Boumm. « Le roi ! » Boumm. Derrière le tambour marchaient des Bêtes d’Airain, à quatre de front. Certaines portaient des casse-tête, d’autres des bâtons ; toutes étaient revêtues de jupes plissées, de sandales de cuir et de capes bigarrées cousues de carrés multicolores, en écho aux briques polychromes de Meereen. Leurs masques flamboyaient au soleil : des sangliers et des taureaux, des faucons et hérons, des lions et des tigres et des ours, des serpents à la langue bifide et de hideux basilics.

Belwas le Fort, qui n’aimait guère les chevaux, marchait devant eux dans son gilet clouté, sa bedaine brune couturée de cicatrices ballottant à chaque pas. Irri et Jhiqui suivaient montées, avec Aggo et Rakharo, puis Reznak dans une chaise à porteurs dotée d’un auvent pour protéger sa tête du soleil. Ser Barristan Selmy chevauchait au côté de Daenerys, son armure fulgurant au soleil. Une longue cape lui tombait des épaules, décolorée jusqu’à la blancheur de l’os. À son bras gauche s’accrochait un grand bouclier blanc. Un peu en arrière venait Quentyn Martell, le prince dornien, avec ses deux compagnons.

La colonne avançait lentement au pas en suivant la longue rue de brique. Boumm. « Ils approchent ! » Boumm. « Notre reine. Notre roi. » Boumm. « Faites place. »

Daenerys entendait derrière elle ses caméristes débattre du vainqueur de la dernière rencontre de la journée. Jhiqui inclinait pour le gigantesque Goghor, plus proche du taureau que de l’homme, jusque par l’anneau de bronze qu’il portait dans le nez. Irri insistait : le fléau de Belaquo Briseur-d’os signerait la perte du géant. Mes caméristes sont dothrakies, se remémora-t-elle. La mort chevauche avec chaque khalasar. Le jour où elle avait épousé le khal Drogo, les arakhs avaient brillé à son repas de noces, et des hommes étaient morts tandis que d’autres buvaient ou s’accouplaient. Chez les seigneurs du cheval, la vie et la mort allaient main dans la main et une jonchée de sang, disait-on, consacrait un mariage. Ses nouvelles noces ne tarderaient pas à être noyées sous le sang. Quelle bénédiction cela représenterait ?

Boumm, boumm, boumm, boumm, boumm, boumm, tonnèrent les battements du tambour, plus rapides qu’avant, subitement furieux et impatients. Ser Barristan tira son épée tandis que la colonne faisait brutalement halte entre les pyramides rose et blanc de Pahl, et vert et noir de Naqqan.

Daenerys se tourna. « Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? »

Hizdahr se leva. « Le passage est bloqué. »

Un palanquin renversé leur barrait la route. Un de ses porteurs s’était écroulé sur les briques, vaincu par la chaleur. « Allez secourir cet homme, ordonna Daenerys. Écartez-le de la rue avant qu’on ne le piétine et donnez-lui à manger et à boire. On dirait à le voir qu’il n’a rien pris depuis quinze jours. »

Ser Barristan jetait des regards soucieux à droite et à gauche. Des visages ghiscaris apparaissaient aux terrasses, toisant la rue avec des yeux froids et indifférents. « Votre Grâce, cette halte ne me plaît pas. Ce pourrait être un traquenard. Les Fils de la Harpie…

— … ont été jugulés, acheva Hizdahr zo Loraq. Pourquoi chercheraient-ils à porter la main sur ma reine alors qu’elle m’a choisi pour roi et consort ? À présent, qu’on aide cet homme, comme ma douce reine l’a ordonné. » Il prit Daenerys par la main et sourit.

Les Bêtes d’Airain exécutèrent les ordres. Daenerys les regarda opérer. « Ces porteurs étaient des esclaves, avant que j’arrive. Je les ai affranchis. Et pourtant, ce palanquin ne s’est pas allégé pour autant.

— C’est vrai, admit Hizdahr, mais on paie ces hommes pour en supporter le poids, désormais. Avant ton arrivée, cet homme qui a trébuché aurait eu au-dessus de lui un surveillant, occupé à écorcher son dos à coups de fouet. Au lieu de cela, on lui porte secours. »

C’était vrai. Une Bête d’Airain en masque de sanglier avait proposé au porteur de litière une outre d’eau. « Je dois me contenter de menues victoires, je suppose, commenta la reine.

— Un pas, et encore un pas et, bientôt, nous courrons tous. Ensemble, nous créerons une nouvelle Meereen. » Devant eux, la rue s’était enfin dégagée. « Allons-nous continuer ? »

Que pouvait-elle faire, sinon acquiescer ? Un pas, et encore un pas, mais vers où est-ce que je me dirige ?

Aux portes de l’arène de Daznak, deux massifs guerriers de bronze s’affrontaient en un combat mortel. L’un d’eux maniait une épée, l’autre une hache ; le sculpteur les avait représentés au moment où ils se tuaient mutuellement, leurs lames et leurs corps formant une arche au-dessus.

L’art de la mort, songea Daenerys.

Elle avait bien des fois vu les arènes de combat, de sa terrasse. Les plus petites criblaient la face de Meereen comme des marques de vérole ; les plus grandes ouvraient des plaies béantes, rouges et suppurantes. Aucune qui se comparât à celle-ci, toutefois. Belwas le Fort et ser Barristan les encadrèrent tandis que son époux et elle passaient en dessous des bronzes, pour émerger au sommet d’une large cuvette en brique ceinturée par des niveaux descendants de gradins, chacun d’une couleur différente.

Hizdahr zo Loraq la mena jusqu’en bas, à travers le noir, l’indigo, le bleu, le vert, le blanc, le jaune et l’orange, jusqu’au rouge, où les briques écarlates prenaient la nuance des sables en contrebas. Autour d’eux des camelots vendaient des saucisses de chien, des oignons rôtis et des embryons de chiots piqués sur un bâton, mais Daenerys n’en avait nul besoin. Hizdahr avait approvisionné leur loge de carafes de vin et d’eau douce glacés, de figues, de dattes, de melons et de grenades avec des noix de pécan et des poivrons et une grande jatte de sauterelles au miel. Belwas le Fort poussa un beuglement : « Des sauterelles ! », en s’emparant de la jatte, et se mit à les croquer par poignées.

« Elles sont succulentes, fit valoir Hizdahr. Tu devrais en goûter quelques-unes toi aussi, mon amour. On les roule dans les épices avant le miel, si bien qu’elles sont sucrées et piquantes à la fois.

— Ça explique pourquoi Belwas transpire, commenta Daenerys. Je crois que je vais me contenter de figues et de dattes. »

De l’autre côté de l’arène, les Grâces étaient assises dans des robes flottantes aux multiples couleurs, groupées autour de la silhouette austère de Galazza Galare, seule parmi elles à porter du vert. Les Grands Maîtres de Meereen occupaient les bancs rouges et orange. Les femmes étaient voilées, et les hommes avaient peigné et laqué leurs chevelures en formes de cornes, de mains et de pointes. La parentèle d’Hizdahr, de l’ancienne lignée des Loraq, semblait affectionner les tokars mauves, indigo et lilas, tandis que ceux des Pahl étaient striés de rose et blanc. Les émissaires de Yunkaï, intégralement vêtus de jaune, remplissaient la loge jouxtant celle du roi, chacun d’eux accompagné de ses esclaves et de ses serviteurs. Les Meereeniens de moindre naissance se pressaient sur les gradins supérieurs, moins proches du carnage. Sur les bancs noirs et indigo, les plus élevés et écartés des sables, s’entassaient les affranchis et le reste du petit peuple. Les épées-louées avaient été installées là-haut, également, nota Daenerys, leurs capitaines placés parmi les simples soldats. Elle aperçut le visage tanné de Brun Ben, et le rouge ardent des moustaches et des longues tresses de Barbesang.

Le seigneur son époux se mit debout et leva les bras. « Grands Maîtres ! Ma reine est venue ce jour, afin de manifester son amour envers vous, son peuple. De par sa grâce et avec sa permission, je vous accorde à présent l’art de la mort. Meereen ! Fais entendre à la reine Daenerys ton amour ! »

Dix mille gorges rugirent leurs remerciements ; puis vingt mille ; puis toutes. Ils ne scandaient pas son nom, que peu d’entre eux auraient su prononcer. En vérité, ils criaient « Mère ! ». Dans l’ancienne langue morte de Ghis, cela se disait Mhysa. Ils tapèrent des pieds, se claquèrent le ventre et hurlèrent : « Mhysa, Mhysa, Mhysa » jusqu’à ce que l’arène tout entière semblât trembler. Daenerys laissa le bruit déferler sur elle. Je ne suis pas votre mère, aurait-elle pu leur hurler en retour, je suis celle de vos esclaves, de chaque enfant qui a jamais péri sur ces sables tandis que vous vous gorgiez de sauterelles au miel. Derrière elle, Reznak se pencha pour lui souffler à l’oreille : « Votre Magnificence, entendez comme ils vous aiment ! »

Non, elle le savait bien, ils aiment leur art de la mort. Lorsque les ovations commencèrent à diminuer, elle se permit de s’asseoir. Leur loge se trouvait à l’ombre, mais Daenerys sentait un martèlement sous son crâne. « Jhiqui, demanda-t-elle, de l’eau fraîche, s’il te plaît. J’ai la gorge très sèche.

— C’est Khrazz qui va avoir l’honneur de la première mort du jour, lui annonça Hizdahr. Il n’y a jamais eu de meilleur combattant.

— Belwas le Fort était meilleur », insista Belwas le Fort.

Khrazz était un Meereenien d’humbles origines – un homme de haute taille, avec une crête de cheveux raides, rouge-noir, qui courait au centre de son crâne. Son ennemi était un piqueur à peau d’ébène venu des îles d’Été, dont les assauts d’estoc tinrent un moment Khrazz en respect. Mais une fois que son épée courte éluda la pointe de la pique, ne resta plus qu’une boucherie. Quand elle fut achevée, Khrazz découpa le cœur de l’homme noir, le brandit au-dessus de sa tête, rouge et ruisselant, et mordit dedans.

« Khrazz croit que le cœur des braves le rend plus fort », expliqua Hizdahr. Jhiqui murmura son approbation. Daenerys avait un jour dévoré le cœur d’un étalon pour apporter de la force à son fils à naître… mais cela n’avait pas sauvé Rhaego lorsque la maegi l’avait assassiné dans le ventre de Daenerys. Trois trahisons te faut vivre. Elle était la première, Jorah la seconde, Brun Ben Prünh la troisième. En avait-elle terminé avec les traîtres ?

« Ah, nota Hizdahr avec satisfaction. Voici maintenant le Félin moucheté. Regarde comme il se déplace, ma reine. Un poème sur deux pieds. »

L’ennemi qu’avait trouvé Hizdahr pour ce poème ambulant était aussi grand que Goghor et aussi large que Belwas, mais lent. Ils se battaient à six pieds de la loge de Daenerys quand le Félin moucheté lui sectionna les tendons. Lorsque l’homme s’écroula à genoux, le Félin plaqua un pied contre son dos et une main autour de sa tête, et il lui ouvrit la gorge d’une oreille à l’autre. Les sables rouges burent son sang, le vent ses derniers mots. La foule hurla son approbation.

« Mauvais combat, belle mort, jugea Belwas le Fort. Belwas le Fort pas aimer quand ils crient. » Il avait fini toutes les sauterelles au miel. Il laissa fuser un rot et avala une rasade de vin.

Des Qarthiens pâles, des Estiviens noirs, des Dothrakis à la peau cuivrée, des Tyroshis à barbe bleue, des Agnelets, des Jogos Nhais, des Braaviens graves, des demi-hommes à la peau mouchetée des jungles de Sothoros – ils venaient des bouts du monde mourir dans l’arène de Daznak. « Celui-ci est très prometteur, ma douceur », signala Hizdahr à propos d’un jeune Lysien aux longues mèches blondes qui flottaient au vent… Mais son ennemi agrippa une poignée de ces cheveux, tira dessus pour déséquilibrer l’adolescent, et l’éventra. Dans la mort, il paraissait encore plus jeune qu’il ne l’avait été une lame à la main. « Un enfant, protesta Daenerys. Ce n’était qu’un enfant.

— Seize ans, insista Hizdahr. Un homme fait, qui a librement choisi de risquer sa vie pour l’or et la gloire. Aucun enfant ne meurt aujourd’hui à Daznak, comme l’a décrété ma douce reine dans sa sagesse. »

Encore une menue victoire. Peut-être ne puis-je pas rendre mon peuple bon, se dit-elle, mais je devrais au moins essayer de le rendre un peu moins mauvais. Daenerys aurait également souhaité proscrire les rencontres entre femmes, mais Barséna Cheveux-noirs avait protesté qu’elle avait autant que n’importe quel homme le droit de risquer sa vie. La reine avait aussi souhaité interdire les folies, ces combats bouffons où estropiés, nains et vieillardes s’en prenaient les uns aux autres à coups de couperets, de torches et de marteaux (plus ineptes étaient les combattants et plus cocasse la folie, de l’avis général), mais Hizdahr avait assuré que son peuple ne l’en aimerait que plus si elle riait avec eux, et argumenté que, sans de telles gambades, les estropiés, les nains et les vieillardes périraient de faim. Aussi Daenerys avait-elle cédé.

La coutume voulait qu’on condamnât les criminels à l’arène ; elle avait accepté de ressusciter cette pratique, mais pour certains crimes uniquement. « On peut contraindre les assassins et les violeurs à se battre, ainsi que tous ceux qui persistent à pratiquer l’esclavage, mais ni les voleurs, ni les débiteurs. »

Les combats d’animaux étaient toujours autorisés, cependant. Daenerys regarda un éléphant se débarrasser promptement d’une meute de six loups rouges. Ensuite, un taureau affronta un ours dans une bataille sanglante qui laissa les deux animaux agoniser en lambeaux. « La chair n’est pas perdue, intervint Hizdahr. Les bouchers utilisent les carcasses afin de préparer pour les affamés un bouillon revigorant. Tout homme qui se présentera aux Portes du Destin aura droit à un bol.

— Une bonne loi », jugea Daenerys. Vous en avez tellement peu. « Nous devons veiller à maintenir cette tradition. »

Après les combats d’animaux, vint une feinte bataille, opposant six fantassins à six cavaliers, les premiers armés de boucliers et d’épées longues, les seconds d’arakhs dothrakis. Les faux chevaliers étaient revêtus de hauberts de mailles, tandis que les faux Dothrakis ne portaient aucune armure. Au début, les cavaliers semblèrent prendre l’avantage, piétinant deux de leurs adversaires et tranchant l’oreille d’un troisième, et puis les chevaliers survivants commencèrent à s’attaquer aux montures et, un par un, les cavaliers vidèrent les étriers et périrent, au grand écœurement de Jhiqui. « Ce n’était pas un vrai khalasar, décréta-t-elle.

— Ces dépouilles ne sont pas destinées à votre revigorant ragoût, j’espère, commenta Daenerys tandis qu’on évacuait les morts.

— Les chevaux, si, répondit Hizdahr. Pas les hommes.

— Viande de cheval et oignons rendent forts », expliqua Belwas.

La bataille fut suivie de la première folie du jour, un tournoi que se livraient deux nains jouteurs, offerts par un des seigneurs yunkaïis invités par Hizdahr au spectacle. L’un chevauchait un chien, l’autre une truie. On avait repeint de frais leurs armures de bois, afin que l’un arborât le cerf de l’usurpateur Robert Baratheon, l’autre le lion d’or de la maison Lannister. Cela avait été fait à l’intention de Daenerys, clairement. Leurs cabrioles ne tardèrent pas à faire hoqueter de rire Belwas, bien que le sourire de Daenerys fût pâle et forcé. Quand le nain en rouge dégringola de sa selle pour se mettre à courir dans les sables aux trousses de sa truie, tandis que le nain monté sur le chien galopait à sa poursuite en lui claquant les fesses avec une épée de bois, elle déclara : « C’est bouffon et absurde, mais…

— Patience, ma douceur, lui dit Hizdahr. Ils vont lâcher les lions. »

Daenerys lui jeta un regard interloqué. « Des lions ?

— Trois. Les nains ne s’y attendront pas. »

Elle fronça les sourcils. « Les nains ont des épées de bois. Des armures de bois. Comment veux-tu qu’ils combattent contre des lions ?

— Mal, répondit Hizdahr. Mais peut-être nous surprendront-ils. Le plus probable, c’est qu’ils vont pousser des hurlements, courir en tous sens et tenter d’escalader les parois de l’arène. C’est ce qui fait de tout cela une folie. »

L’idée ne plut pas à Daenerys. « Je l’interdis.

— Douce reine. Tu ne veux pas décevoir ton peuple.

— Tu m’as juré que les combattants seraient des adultes qui avaient librement consenti à risquer leurs vies pour de l’or et des honneurs. Ces nains n’ont pas accepté de se battre contre des lions avec des épées de bois. Tu vas arrêter ça. Sur-le-champ. »

La bouche du roi se pinça. L’espace d’un battement de cœur, Daenerys crut discerner un éclair de colère dans ses yeux placides. « Comme tu l’ordonnes. » Hizdahr fit signe à son maître d’arène. « Pas de lions », dit-il quand l’homme s’approcha au petit trot, le fouet à la main.

« Quoi, même pas un, Votre Magnificence ? Mais ce n’est pas drôle !

— Ma reine a parlé. Il ne sera fait aucun mal aux nains.

— Ça ne va pas plaire au public.

— Alors, fais venir Barséna. Ça devrait les apaiser.

— Votre Excellence est la mieux placée pour juger. » Le maître d’arène fit claquer son fouet et cria des ordres. On chassa les nains, avec leur truie et leur chien, tandis que les spectateurs manifestaient leur désapprobation par des sifflets, et des jets de cailloux et de fruits pourris.

Un rugissement s’éleva à l’entrée sur les sables de Barséna Cheveux-noirs, nue à l’exception d’un pagne et de sandales. Grande, basanée, la trentaine, elle se mouvait avec la grâce sauvage d’une panthère. « Barséna est très populaire, commenta Hizdahr tandis que les clameurs enflaient jusqu’à emplir l’arène. La femme la plus brave que j’aie jamais vue.

— Combattre des femmes n’est pas si brave, déclara Belwas le Fort. Combattre Belwas le Fort serait brave.

— Aujourd’hui, elle affronte un sanglier », annonça Hizdahr.

Certes, se dit Daenerys, parce que tu n’as pas réussi à trouver de femme pour la combattre, si ventrue que soit la bourse offerte. « Et pas avec une épée de bois, semble-t-il. »

Le sanglier était une bête énorme, aux défenses aussi longues qu’un avant-bras d’homme et de petits yeux noyés de rage. Daenerys se demanda si le sanglier qui avait tué Robert Baratheon avait eu aussi féroce aspect. Une créature effroyable, une mort effroyable. L’espace d’un instant, elle ressentit presque de la peine pour l’Usurpateur.

« Barséna est très rapide, expliquait Reznak. Elle va danser avec le sanglier, Votre Magnificence, et le lacérer quand il passera près d’elle. Il ruissellera de sang avant de s’écrouler, vous verrez. »

Tout commença exactement comme il l’avait prédit. Le sanglier chargea, Barséna pivota pour l’esquiver, l’argent de sa lame étincelant au soleil. « Elle aurait besoin d’une pique », estima ser Barristan, tandis que Barséna bondissait par-dessus la deuxième charge de la bête. « Ce n’est pas ainsi que l’on combat un sanglier. » Il ressemblait à un grand-père bougon, comme le répétait Daario.

La lame de Barséna dégouttelait de rouge, mais le sanglier ne tarda pas à se figer. Il est plus malin qu’un taureau, comprit Daenerys. Il va cesser de charger. Barséna parvint à la même conclusion. Poussant des cris, elle approcha du sanglier, lançant son couteau d’une main à l’autre. Quand la bête recula, elle l’insulta et la frappa sur la hure, en essayant de la provoquer… avec succès. Cette fois-ci, elle sauta un instant trop tard, et une défense lui ouvrit la cuisse gauche du genou jusqu’à l’aine.

Une plainte monta de trente mille gorges. Empoignant sa jambe lacérée, Barséna laissa choir son couteau et tenta de s’éloigner en claudiquant, mais avant qu’elle ait progressé de deux pas, le sanglier la chargea derechef. Daenerys détourna la tête. « Était-ce assez brave ? » interrogea-t-elle Belwas le Fort, tandis qu’un hurlement retentissait à travers les sables.

« Combattre des cochons est brave, mais crier si fort n’est pas brave. Ça fait mal dans les oreilles de Belwas le Fort. » L’eunuque massa sa panse gonflée, couturée d’anciennes cicatrices blanches. « Ça donne mal au ventre de Belwas le Fort, aussi. »

Le sanglier plongea le groin dans le ventre de Barséna et se mit à en extirper les entrailles. La puanteur dépassait ce que la reine pouvait endurer. La chaleur, les mouches, les cris de la foule… Je ne peux plus respirer. Elle souleva son voile et le laissa s’envoler. De la même façon, elle retira son tokar. Les perles cliquetèrent les unes contre les autres tandis qu’elle déroulait la soie.

« Khaleesi ? lui demanda Irri. Que faites-vous ?

— Je retire mes oreilles de lapin. » Une douzaine d’hommes armés de piques à sangliers firent irruption dans l’arène pour chasser la bête du cadavre et la repousser dans son enclos. Le maître d’arène les accompagnait, un long fouet barbelé à la main. Lorsqu’il le fit claquer en direction du sanglier, la reine se leva. « Ser Barristan, voulez-vous bien me raccompagner jusqu’à mon jardin ? »

Hizdahr parut décontenancé. « Ce n’est pas terminé. Une folie, avec six vieillardes, et trois autres combats. Belaquo et Goghor !

— Belaquo va gagner, trancha Irri. C’est connu.

— Ce n’est pas connu, riposta Jhiqui. Belaquo va mourir.

— L’un ou l’autre mourra, coupa Daenerys. Et celui qui survivra mourra un autre jour. J’ai eu tort de venir.

— Belwas le Fort a mangé trop de sauterelles. » Le large visage brun de l’eunuque affichait une expression de nausée. « Belwas le Fort a besoin de lait. »

Hizdahr l’ignora. « Magnificence, le peuple de Meereen est venu célébrer notre union. Tu les as entendus te saluer. Ne rejette pas leur amour.

— Ils ont acclamé mes oreilles de lapin, pas moi. Emmène-moi loin de cet abattoir, mon époux. » Elle distinguait les grognements du sanglier, les cris des piqueurs, le claquement du fouet du maître d’arène.

« Douce dame, non. Reste encore un petit moment. Pour la folie, et un dernier combat. Ferme les paupières, personne ne s’en apercevra. Ils seront occupés à regarder Belaquo et Goghor. Ce n’est pas le moment de… »

Une ombre passa comme une onde sur son visage.

Le tumulte et les cris expirèrent. Dix mille voix se turent. Tous les yeux se tournèrent vers le ciel. Un vent chaud caressa les joues de Daenerys et, par-dessus les pulsations de son cœur, elle entendit battre des ailes. Deux piquiers se précipitèrent vers un abri. Le maître d’arène se figea sur place. Le sanglier revint en soufflant à Barséna. Belwas le Fort poussa un gémissement, quitta son siège en trébuchant et tomba à genoux.

Au-dessus d’eux tous tournoyait le dragon, sombre contre le soleil. Il avait des écailles noires, des yeux, des cornes et des plaques dorsales rouge sang. Depuis toujours le plus grand du trio, Drogon avait encore crû en vivant dans la nature. Ses ailes, noires comme le jais, atteignaient vingt pieds d’envergure. Il en battit une fois en survolant de nouveau les sables, et ce bruit résonna comme un coup de tonnerre. Le sanglier leva le mufle, en grognant… et les flammes l’engloutirent, un feu noir veiné de rouge. Daenerys perçut la vague de chaleur à trente pieds de distance. Le hurlement d’agonie de la bête parut presque humain. Le dragon s’abattit sur la carcasse et planta ses griffes dans la chair fumante. Commençant à se repaître, il n’opéra aucune distinction entre Barséna et le sanglier.

« Oh, dieux, gémit Reznak, il est en train de la dévorer ! » Le sénéchal se couvrit la bouche. Belwas le Fort vomissait à grand bruit. Une étrange expression passa sur le long visage blême d’Hizdahr zo Loraq – pour partie peur, pour partie désir, pour partie ravissement. Il se lécha les lèvres. Daenerys vit les Pahl remonter les marches en un flot, agrippant leurs tokars et trébuchant sur les franges dans leur hâte à s’enfuir. D’autres suivirent. Certains couraient, se bousculaient. Davantage restèrent à leur place.

Un homme prit sur lui de se conduire en héros.

C’était un des piquiers envoyés refouler le sanglier vers son enclos. Était-il ivre, ou fou ? À moins qu’il n’ait adoré de loin Barséna Cheveux-noirs, ou qu’il n’ait entendu chuchoter l’histoire de la petite Hazzéa. Mais peut-être était-ce simplement un homme ordinaire qui voulait que les bardes chantent sa gloire. Il fila vers l’avant, sa pique pour le sanglier entre les mains. Ses talons firent voler le sable rougi, et des cris retentirent sur les gradins. Drogon leva la tête, du sang lui ruisselant des crocs. Le héros lui bondit sur le dos et planta le fer de lance à la base du long cou écailleux du dragon.

Daenerys et Drogon hurlèrent d’une seule voix.

Le héros pesa sur sa pique, usant de sa masse pour enfoncer la pointe plus avant encore. Drogon se cambra vers le haut avec un chuintement de douleur. Sa queue cingla latéralement l’air. Daenerys vit la tête du dragon tourner au bout de ce long cou de serpent, ses ailes noires se déplier. Le tueur de dragon perdit l’équilibre et alla culbuter sur le sable. Il tentait de se remettre debout quand les crocs du dragon claquèrent fermement sur son avant-bras. « Non », voilà tout ce que l’homme eut le temps de crier. Drogon lui arracha le bras au niveau de l’épaule, et le jeta de côté comme un chien pourrait lancer un rat dans une fosse à vermine.

« Tuez-le, cria Hizdahr zo Loraq aux autres piquiers. Tuez cette bête ! »

Ser Barristan retint Daenerys étroitement. « Détournez les yeux, Votre Grâce.

Lâchez-moi ! » Daenerys se tordit pour échapper à son étreinte. Le monde sembla ralentir au moment où elle franchissait le parapet. En atterrissant dans l’arène, elle perdit une sandale. Se mettant à courir, elle sentit le sable, brûlant et grossier, entre ses orteils. Ser Barristan l’appelait. Belwas le Fort vomissait encore. Elle redoubla de vitesse.

Les piquiers couraient, eux aussi. Certains se précipitaient vers le dragon, piques à la main. D’autres s’enfuyaient, jetant leurs armes dans leur fuite. Le héros tressautait sur le sable, le sang clair se déversant du moignon déchiqueté à son épaule. Sa pique demeura plantée dans le dos de Drogon, tanguant quand le dragon battit des ailes. De la fumée s’élevait de la blessure. Quand les autres piques commencèrent à fermer le cercle autour de lui, le dragon cracha du feu, arrosant de sa flamme noire deux des hommes. Sa queue fouetta sur le côté et prit par surprise le maître d’arène qui se coulait derrière lui, le brisant en deux. Un autre assaillant attaqua en visant ses yeux jusqu’à ce que le dragon le saisît entre ses mâchoires et lui déchirât le ventre. Les Meereeniens hurlaient, sacraient, gueulaient. Daenerys entendit la course de quelqu’un derrière elle. « Drogon, hurla-t-elle. Drogon. »

Il tourna la tête. De la fumée monta d’entre ses crocs. Son sang fumait aussi, en gouttant sur le sol. Il battit à nouveau des ailes, soulevant une suffocante tempête de sables écarlates. Daenerys entra en trébuchant dans la nuée brûlante et rouge, en toussant. Il claqua des dents.

Elle n’eut que le temps de dire : « Non. » Non, pas moi, tu ne me reconnais pas ? Les dents noires se refermèrent à quelques pouces de son visage. Il avait l’intention de m’arracher la tête. Elle avait du sable dans les yeux. Elle trébucha sur le cadavre du maître d’arène et tomba sur le postérieur.

Drogon rugit. Le fracas emplit l’arène. Un vent de fournaise avala Daenerys. Le long cou écailleux du dragon s’étira vers elle. Lorsqu’il ouvrit la gueule, elle vit entre ses crocs noirs des morceaux d’os broyés et de chair calcinée. Il avait des yeux en fusion. Je contemple l’enfer, mais je ne dois pas détourner les yeux. Jamais elle n’avait été aussi convaincue d’une chose. Si je fuis, il me brûlera et me dévorera. En Westeros, les septons évoquaient sept enfers et sept cieux, mais que les Sept Couronnes et leurs dieux étaient loin ! Si elle mourait ici, se demanda Daenerys, le dieu cheval des Dothrakis écarterait-il les herbes avant de la revendiquer pour son khalasar stellaire, afin qu’elle puisse galoper dans les terres nocturnes, auprès du soleil étoilé de sa vie ? Ou les dieux courroucés de Ghis dépêcheraient-ils leurs harpies pour s’emparer de son âme et l’entraîner dans les tourments ? Drogon lui rugit au visage, d’un souffle assez brûlant pour lui cloquer la peau. Sur sa droite, Daenerys entendit Barristan s’écrier : « Moi ! Attaque-moi. Par ici ! Moi ! »

Dans les fosses rouges et embrasées des yeux de Drogon, Daenerys aperçut son propre reflet. Comme elle paraissait menue, et faible, fragile, effrayée. Je ne peux pas lui laisser sentir ma peur. Elle rampa dans le sable, repoussant le cadavre du maître d’arène, et ses doigts frôlèrent la poignée de son fouet. Ce contact la rendit plus brave. Le cuir était chaud, vivant. Drogon rugit de nouveau, avec tant d’éclat qu’elle faillit en lâcher le fouet. Il claqua des crocs à son adresse.

Daenerys le frappa. « Non », hurla-t-elle, balançant le fouet avec toute la force qu’elle avait en elle. D’une saccade, le dragon retira sa tête. « Non », hurla-t-elle une nouvelle fois. « NON ! » Les ardillons éraflèrent le museau du dragon. Drogon se redressa, couvrant Daenerys sous l’ombre de ses ailes. Elle fit cingler la mèche contre le ventre écailleux de la bête, répétant le coup jusqu’à en avoir le bras endolori. Le long cou serpentin se banda comme un arc. Avec un sifflement, il cracha sur elle du feu noir. Daenerys plongea sous les flammes, maniant le fouet en criant : « Non, non, non. Couché ! » Il répondit par un rugissement de peur et de fureur, et rempli de douleur. Ses ailes battirent une fois, deux fois…

… et se replièrent. Le dragon poussa un ultime chuintement et s’étendit sur le ventre, de tout son long. Du sang noir coulait de la blessure à l’endroit où la pique l’avait transpercé, fumant aux endroits où il dégouttait sur les sables brûlants. Il est du feu fait chair, songea-t-elle, et moi aussi.

Daenerys Targaryen bondit sur le dos du dragon, empoigna la pique et l’arracha. Le fer en était à demi fondu, son métal porté au rouge luisait. Elle le rejeta. Drogon se tordit sous elle, contractant ses muscles en réunissant ses forces. L’air était saturé de sable. Daenerys ne voyait rien, ne pouvait plus respirer, ne pouvait plus penser. Les ailes noires claquèrent comme le tonnerre et, soudain, les sables écarlates chutèrent au-dessous d’elle.

Prise de vertige, Daenerys ferma les paupières. Quand elle les rouvrit, elle aperçut sous elle, à travers une brume de larmes et de poussière, les Meereeniens qui refluaient comme une marée sur les gradins pour aller se répandre dans les rues.

Elle avait toujours le fouet au poing. Elle le fit siffler d’un coup léger contre l’encolure de Drogon et cria : « Plus haut ! » Son autre main se retint aux écailles, ses doigts cherchant fébrilement une prise. Les larges ailes noires de Drogon brassaient les airs. Daenerys sentait sa chaleur entre ses cuisses. Son cœur lui paraissait sur le point d’éclater. Oui, se dit-elle, oui, maintenant, maintenant, vas-y, vas-y, emporte-moi, emporte-moi, VOLE !

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