I

Un après-midi d'été, Mrs. Œdipa Maas rentra d'une réunion Tupperware où l'hôtesse avait peut-être mis trop de kirsch dans sa fondue pour découvrir qu'elle, Œdipa, venait d'être nommée exécuteur testamentaire, ou plutôt exécutrice, se dit-elle, d'un certain Pierce Inverarity, magnat californien de l'immobilier qui avait jadis perdu entre autres et d'un coup deux millions de dollars, mais qui laissait une succession suffisamment vaste et embrouillée pour que la mission de trier tout cela n'eût rien d'honoraire. Œdipa resta plantée au milieu du living-room, sous l'œil verdâtre et froid de la télévision, elle invoqua en vain le nom du Seigneur, et essaya de se sentir aussi soûle que possible. Cela ne marcha pas. Elle pensa à une chambre d'hôtel à Mazatlan dont la porte venait juste d'être claquée, apparemment pour toujours, réveillant en sursaut deux cents oiseaux dans le hall; à un lever de soleil au flanc du coteau où se dresse la bibliothèque de l'université Cornell et que personne n'a jamais vu car elle est orientée à l'ouest; à un passage sec et désolé du quatrième mouvement du Concerto pour orchestre de Bartók; à un buste de Jay Gould barbouillé en blanc et que Pierce conservait au-dessus du lit sur une étagère si étroite qu'elle vivait dans la terreur constante qu'un beau jour il ne finît par leur dégringoler sur le nez. "Est-ce ainsi qu'il était mort, se demanda-t-elle, au milieu de ses rêves, écrabouillé par la seule icône de la maison?" Cela la fit rire très fort d'un rire désespéré: "Tu es complètement folle, Œdipa", dit-elle, s'adressant à elle-même, ou à la pièce, qui le savait.

La lettre venait de l'étude Warpe, Wistfull, Kubitschek & McMingus, à Los Angeles, et portait la signature d'un certain Metzger. On y disait que Pierce était mort au printemps et qu'on venait tout juste de découvrir son testament. Metzger était désigné comme coexécuteur et conseiller particulier en cas de litige. Œdipa avait été désignée également pour exécuter les volontés du défunt dans un codicille qui datait d'un an. Elle essaya de retrouver si, à cette époque-là, il s'était passé quelque chose de curieux. Tout le reste de l'après-midi, tandis qu'elle allait en ville à Kinneret-Among-The-Pines acheter de la ricotta et écouter de la musique d'ambiance (ce jour-là, elle traversa le rideau de perles à la quatrième mesure du concerto de Vivaldi pour mirliton enregistré variorum par le Fort Wayne Settecenta Ensemble, avec Boyd Beaver en soliste); tandis qu'elle ramassait sous le soleil de la marjolaine et du basilic dans son jardin d'herbes, tandis qu'elle lisait la critique des livres dans le dernier numéro du Scientific American, tout en préparant des lasagnes et en frottant d'ail un croûton de pain, en nettoyant des feuilles de romaine, jusqu'au moment où elle alluma son four et, à l'heure du crépuscule, prépara deux whiskey sour en attendant l'arrivée de son mari, Wendell ("Mucho") Maas rentrant du travail, elle ne cessa de se poser des questions, passant en revue toute une suite confuse de jours enfuis, tous (n'aurait-elle pas été la première à le reconnaître?) plus ou moins identiques, ou bien tous subtilement arrangés comme le jeu de cartes du prestidigitateur, où la carte à prendre saute aux yeux entraînés. Ce ne fut qu'au milieu du programme de Huntley et Brinkley qu'elle se souvint d'une fois, l'année précédente sur le coup de trois heures du matin, où elle avait reçu ce coup de téléphone qui venait du diable Vauvert, d'où exactement elle ne l'avait jamais su (mais peut-être avait-il tenu un journal). Une voix aux intonations exagérément slaves s'était présentée: ici le deuxième secrétaire du consulat de Transylvanie, il recherchait une chauve-souris égarée; puis c'était devenu du petit-nègre de music-hall, avant de passer au dialecte pachuco avec un ton d'hostilité, plein de chingas et de maricones; ensuite, ç'avait été un officier de la Gestapo qui en hurlant lui avait demandé si elle avait des parents en Allemagne, pour devenir enfin sa voix de Lamont Cranston, celle qu'il avait prise tout au long du voyage vers Mazatlan.

- Pierce, par pitié, avait-elle réussi à dire, je croyais que nous avions...

- Mais Margo (sa voix avait le ton de la franchise), j'arrive juste de chez le commissaire Weston, et le vieux a été assassiné à la foire avec le même fusil qui avait servi à tuer le professeur Quackenbush - ou quelque chose comme ça.

- Pour l'amour du ciel, dit-elle.

Mucho s'était retourné et il la regardait.

- Pourquoi ne raccroches-tu pas? suggéra Mucho; ce qui était fort raisonnable.

- J'ai entendu, dit Pierce. Je crois qu'il est temps que The Shadow aille rendre une petite visite à Wendell Maas.

Il se fit alors un silence pesant. C'était donc la dernière voix qu'elle eût entendue, celle de Lamont Cranston. Cette ligne téléphonique pouvait venir de n'importe où, avoir n'importe quelle longueur. Son ambiguïté, dans les mois qui suivirent, passa à ce qu'elle avait ravivé: souvenirs de son visage, de son corps, de cadeaux qu'il lui avait offerts, de choses et d'autres qu'elle avait prétendu ne pas avoir entendues. Finalement, elle faillit presque l'oublier. Et l'ombre - The Shadow - avait attendu un an avant de se manifester. Et maintenant, voilà qu'elle recevait cette lettre de Metzger. Pierce l'avait-il appelée l'année dernière pour lui parler de ce codicille? Ne s'y était-il décidé que plus tard, peut-être parce qu'elle était irritée, et à cause aussi de l'indifférence de Mucho? Elle se sentait démasquée, jouée, vaincue. Jamais de sa vie elle n'avait eu à s'occuper de testament, elle ne savait pas par où s'y prendre, elle ignorait comment dire à cette étude de Los Angeles qu'elle ne voyait pas du tout par quel bout prendre cela.

- Mucho, baby, s'écria-t-elle dans un accès de désespoir.

Mucho Maas, de retour chez lui, apparut brusquement.

- Cette journée fut encore une défaite, annonça-t-il.

- Il faut que je te dise, commença-t-elle. Mais d'abord Mucho.

C'était un disc-jockey, il travaillait plus loin sur la Péninsule et sa profession lui inspirait des crises de conscience régulièrement. "Je n'arrive pas à y croire, Œd, finissait-il par dire. J'essaie, mais je ne peux pas".

Cela venait de si profond que peut-être n'y avait-elle pas accès, et cela provoquait chez elle une terreur panique. Et c'était de la voir toujours prête à craquer qui lui donnait sans doute la force de continuer. "Tu es trop sensible". Ouais, mais elle aurait pu dire tant d'autres choses, enfin, c'est ce qui était sorti. De toute façon, c'était vrai. Un an ou deux, il avait été vendeur de voitures d'occasion. Hypersensibilisé à ce que cette profession-là signifiait pour les gens, ses heures de travail devinrent pour lui une torture raffinée. Tous les matins, Mucho se rasait la lèvre supérieure trois fois dans le fil et trois fois à contre-poil jusqu'à ôter le plus petit soupçon de moustache, il utilisait des lames neuves et se coupait régulièrement, mais rien n'y faisait; il achetait des costumes aux épaules naturelles sans rembourrage, et il faisait encore rétrécir les revers, il se coiffait à l'eau, plaquant ses cheveux à la manière de Jack Lemmon. La vue de la sciure ou même des copeaux de crayon le faisait tressaillir, car les gens de sa profession avaient la réputation de s'en servir pour assourdir les transmissions sur le point de rendre l'âme, il suivait un régime mais il ne pouvait se résoudre comme Œdipa à sucrer son café avec du miel, car toutes les substances visqueuses le plongeaient dans l'angoisse, en lui rappelant de façon poignante les substances que l'on ajoute souvent à l'huile de moteur pour colmater le jeu fâcheux qui finit par se produire entre les pistons et les parois des cylindres. Une fois, il quitta brusquement une soirée à laquelle on l'avait invité parce que quelqu'un avait soudain prononcé le mot creampuff, que ces petits biscuits sont généralement fourrés au citron - lemon - et que c'est ainsi qu'on appelle les guimbardes: il y avait vu une insinuation perfide. Le coupable, c'était un pâtissier hongrois réfugié en train de parler boutique. Voilà comment était Mucho: écorché vif. Pourtant, les voitures, il y avait cru. Avec excès, peut-être: et comment aurait-il pu en être autrement, quand il voyait s'amener ces gens encore plus pauvres qu'il ne l'était, des nègres, des Mexicains, des paumés, c'était un cirque ouvert sept jours par semaine, et ils avaient en guise de reprises les plus invraisemblables bagnoles à fourguer: c'étaient de véritables extensions métalliques et motorisées à roulettes de ce qu'ils étaient, avec leurs familles, de fidèles reflets de ce qu'avaient été leurs vies et, ces vies, ils les étalaient là, toutes nues, devant un étranger comme lui, pour qu'il les examine en détail, le châssis tordu, le dessous rouillé, les ailes repeintes juste un ton en dessous à seule fin de rendre l'engin invendable, et de déprimer Mucho en personne, et l'intérieur qui sentait désespérément les enfants, le tord-boyaux des supermarchés, deux et parfois trois générations de fumeurs de cigarettes, ou bien simplement la poussière - et, l'intérieur des voitures balayé, il fallait examiner les résidus de ces vies, et il était impossible de faire la différence entre ce que l'on avait véritablement jeté (et son idée c'est que par peur on gardait le peu qui se présentait) et ce qui tout simplement (peut-être tragiquement) avait été perdu: coupons agrafés promettant des réductions de 5 à 10 cents, tickets, prospectus annonçant les grandes ventes-réclame des supermarchés, mégots, peignes édentés, offres d'emplois, pages jaunes arrachées à des annuaires téléphoniques, lambeaux de dessous ou de robes qui appartenaient déjà au musée du costume, et dont on s'était servi pour essuyer la buée sur un pare-brise, pour voir ce qu'il y avait à voir, un film, une femme ou une voiture que l'on convoitait, un flic qui allait peut-être vous mettre dedans rien que pour exercice, toutes ces pièces et tous ces morceaux étaient uniformément recouverts, comme une salade de désespoir, d'un assaisonnement grisâtre de cendres, de gaz d'échappement concentrés, de poussière, de déchets humains - rien que de voir ça, il en était malade. Tant pis, il fallait regarder quand même. S'il avait véritablement travaillé chez un casseur, il aurait pu tenir le coup, et il aurait pu faire carrière: la violence qui avait engendré ces tas de ferraille était suffisamment espacée et loin de lui pour avoir quelque chose de miraculeux, de même que chaque mort, jusqu'à ce que ce soit la nôtre, a également un aspect miraculeux. Ce rite des reprises, au long des semaines, n'entraînait jamais ni sang ni violence. Mucho, trop impressionnable, ne pourrait le supporter longtemps. Une longue exposition à cette grisaille monotone avait tout de même fini dans une certaine mesure par l'immuniser, mais il ne put jamais s'habituer à la façon dont les propriétaires, en file comme des ombres, venaient échanger une réplique bosselée et cahotante de ce qu'ils étaient pour un autre double tout aussi brinquebalant, projection automobile d'une autre existence. Comme s'il s'agissait d'une chose naturelle. Mucho trouvait cela horrible, comme un inceste compliqué et éternel.

Œdipa ne comprenait toujours pas comment il pouvait se mettre dans des états pareils. Quand ils se marièrent, il travaillait déjà depuis deux ans à la station KCUF, et le marché d'occasion le long d'une artère blafarde et rugissante était loin derrière lui, comme la Seconde Guerre mondiale ou la Corée pour les maris plus âgés. Cela lui aurait peut-être fait du bien, elle en frémissait, d'avoir fait la guerre; avec des Japonais dans les arbres, les boches dans leurs chars Tigre, et tous ces salauds de chinetoques avec leurs trompettes dans la nuit; peut-être aurait-il oublié plus vite ses mauvais souvenirs du marché d'occasion, restés si vivaces chez lui au bout de cinq ans. Cinq ans. On les réconforte quand ils se mettent à transpirer ou qu'ils poussent des cris dans la langue des cauchemars, oui, on les console, on les apaise, et puis un jour ils oublient: elle savait cela. Quand Mucho allait-il oublier? Ce boulot de disc-jockey (il l'avait obtenu grâce à un bon copain qu'il avait, le directeur de la publicité de la chaîne KCUF: toutes les semaines, il faisait un petit tour jusqu'au marché d'occasion, qui faisait pas mal de publicité), elle se disait que c'était une sorte d'amortisseur entre lui et le commerce de la bagnole d'occasion, le hit-parade des Top 200, et même le flot d'informations qui jaillissait du téléscripteur, avec tout ce qui alimente les rêves factices de la jeunesse.

Il avait trop cru au commerce de l'occasion, il ne croyait en revanche pas du tout à la radio. Cependant, dans le living-room qui s'assombrissait, glissant comme un grand oiseau pris dans un courant ascendant qui le mènerait dans la direction du shaker givré sur lequel se formaient des gouttelettes, au centre de son tourbillon, Mucho souriait, apparemment paisible, serein, dans une auréole de gloire.

Illusion qui disparut dès qu'il eût ouvert la bouche. Tout en versant les cocktails, il lui dit:

- Aujourd'hui, Funch, le directeur des programmes, m'a fait venir pour parler de mon image, qu'il n'aime guère. (Funch, c'était l'ennemi personnel de Mucho). Il trouve que je suis devenu trop dégueulasse, il trouve que je devrais avoir le genre jeune papa, ou grand frère. Avec toutes ces gamines qui ne cessent pas de téléphoner en réclamant avec la plus grande impudeur, d'après Funch naturellement, des battements de cœur dans tout ce que je dis. Alors il veut que j'enregistre au magnétophone tous ces appels, et ce sera Funch en personne qui censurera tout ce qui lui paraîtra choquant; mes réponses, s'entend. La censure, alors, eh bien! merde. Je lui ai dit ça, et je me suis sauvé.

Ces empoignades entre Funch et lui avaient lieu environ toutes les semaines.

Elle lui montra la lettre de Metzger. Mucho n'ignorait rien des relations qu'elle avait eues avec Pierce: cela s'était terminé l'année avant son mariage avec Mucho. Il lut la lettre, et baissa timidement les yeux.

- Que vais-je faire? demanda-t-elle.

- Désolé, répondit Mucho, ce n'est pas de mon ressort. Moi, je ne suis même pas capable de rédiger une déclaration d'impôts. Pour un testament, tu devrais consulter Roseman.

Roseman, c'était celui qui s'occupait de leurs affaires.

- Mucho. Wendell. C'était fini. Fini avant qu'il mette mon nom sur ce papier.

- OK! OK! Œd. Tout ce que je voulais dire, c'est que moi, je n'en suis pas capable.

Et c'est ce qu'elle fit dès le lendemain. Elle alla voir Roseman. Elle avait commencé par passer une bonne demi-heure devant son miroir, à dessiner et à redessiner des lignes noires au bord de ses paupières, mais au dernier moment, la ligne déraillait brusquement. Elle ne s'était pratiquement pas couchée de la nuit, après encore un autre coup de téléphone à trois heures du matin, la sonnerie lui avait donné des battements de cœur par sa brusquerie, surgissant ainsi de nulle part, l'inertie de l'appareil se changeant soudain en hurlement strident. Cela les réveilla tous les deux en sursaut. Ils restèrent là sans même vouloir se regarder pendant les premiers coups de sonnette. Puis, se disant qu'elle n'avait rien à perdre, elle alla décrocher. C'était le docteur Hilarius, son psychiatre - réducteur de tête. Mais on aurait dit Pierce dans son rôle d'officier de la Gestapo.

- Je ne vous ai pas réveillée, au moins? demanda-t-il d'un ton sec. Vous semblez effrayée. Et ces pilules, ça marche?

- Je ne les prends pas.

- Vous y sentez une menace?

- Je ne sais pas ce qu'il y a dedans.

- Vous ne croyez pas que ce sont des tranquillisants?

- Je vous fais confiance, non? (Il n'en était rien, la suite le montre).

- Il nous manque encore un quatrième pour le bridge.

Petit rire sec. Le bridge, die Brücke, c'était le nom qu'il donnait à un programme d'expériences entreprises à l'hôpital sur les effets du LSD-25, de la mescaline, psilocybine, etc., et auquel participaient un grand nombre de femmes des environs. Le pont interne.

- À quel moment pouvons-nous vous mettre dans notre programme?

- Non. Vous avez un demi-million de femmes parmi lesquelles vous pouvez choisir. Il est trois heures du matin.

- Nous avons besoin de vous.

Elle contemplait maintenant, suspendu en l'air au-dessus du lit, le portrait bien connu de l'oncle Sam que l'on peut voir sur tous nos bureaux de poste, avec sa lueur inquiétante dans le regard, ses joues creuses et parcheminées soudain empourprées, l'index pointé. J'ai besoin de vous - I want you. Pour quoi faire, elle n'avait jamais osé le demander au docteur Hilarius, craignant sans doute sa réponse.

- Je suis en train d'avoir une hallucination, juste maintenant, je n'ai pas besoin de drogues pour ça.

- Ne décrivez rien, dit-il précipitamment. Parfait. Y avait-il autre chose dont vous auriez voulu parler?

- C'est moi qui vous ai téléphoné?

- Je le croyais, c'est une sensation que j'avais. Pas de la télépathie, mais le rapport avec le patient est parfois bizarre.

- Pas cette fois-ci.

Elle raccrocha. Et fut incapable de se rendormir. Mais elle aurait préféré être damnée que de prendre une des pilules données par le médecin. Damnée, exactement. Elle n'avait absolument aucune envie d'être accrochée d'une façon ou d'une autre, elle le lui avait déjà dit.

- Donc, dit-il d'une voix désolée, moi non plus je ne vous fais pas l'effet d'une intoxication? On peut arrêter le traitement, vous êtes guérie.

Elle n'en fit rien. Non que le réducteur de tête eût sur elle quelque sombre pouvoir, mais c'était une solution de facilité. Qui saurait quand elle serait guérie? Pas lui, en tout cas, il le reconnaissait lui-même. "Les pilules, c'est différent", dit-elle, plaidant sa cause. Hilarius lui fit une grimace, une grimace qu'il lui avait déjà faite. Chez lui, ces charmantes entorses aux conventions étaient fréquentes. Il avait une théorie là-dessus: un visage est symétrique, comme une tache de Rorschach, produit une réponse comme un mot suggéré, alors pourquoi pas? Il prétendait avoir guéri un cas de cécité hystérique avec son numéro 37 ou le Fu-Manchu (un grand nombre de ces grimaces ont, comme les symphonies allemandes, un numéro et un nom), qui consiste à remonter le coin des yeux avec les index, à agrandir les narines à l'aide des médius, tandis que les auriculaires servent à distendre la bouche. En même temps, on tire la langue.

Pratiqué par Hilarius, cela donnait un résultat alarmant. Et de fait, tandis que l'hallucination en forme d'oncle Sam s'effaçait, elle fut remplacée peu à peu par le visage de Fu-Manchu, pour rester devant elle presque jusqu'au lever du jour. On imaginera sans peine dans quel état elle se trouvait le lendemain pour affronter Roseman.

Roseman n'était pas trop frais non plus, étant resté à regarder le programme télévisé de Perry Mason, dont sa femme était friande. Quant à Roseman, il était déchiré entre le désir de devenir un avocat célèbre comme Perry Mason, et la volonté de détruire Perry Mason en sapant son prestige. Œdipa entrant plus ou moins à l'improviste surprit le conseiller fidèle de la famille au moment où, avec une précipitation coupable, il fourrait dans un tiroir de son bureau une liasse de feuillets de couleurs et de formats différents. Elle savait que c'était le brouillon de: Le Barreau contre Perry Mason, acte d'accusation pas si hypothétique que cela, et qu'il y travaillait depuis le début de cette série d'émissions.

- Vous n'aviez pas cet air coupable, dans le temps, lui dit-elle.

Ils allaient souvent ensemble aux mêmes séances de thérapie de groupe, partageant la même voiture avec un photographe de Palo Alto qui croyait être un ballon de volley. Elle ajouta:

- C'est bon signe, non?

- Ç'aurait pu être un des espions de Perry Mason, dit Roseman.

Et au bout d'un moment, il ajouta:

- Ha, ha.

- Ha, ha, dit Œdipa. (Ils se regardèrent). On m'a nommée exécutrice testamentaire.

- Alors, dépêchez-vous. Je ne voudrais pas vous retarder.

- Non, dit Œdipa; et elle lui raconta tout.

- Pourquoi diable a-t-il fait une chose comme cela? demanda Roseman d'un air interloqué, après avoir lu la lettre.

- Vous voulez dire, qu'est-ce qui lui a pris de mourir?

- Non, de vous confier cette charge.

- C'était un homme tout à fait imprévisible.

Ils allèrent déjeuner. Roseman essaya de lui faire du pied sous la table. Elle portait des bottes et ne sentit rien, ou presque. Ainsi protégée, elle décida de ne pas causer un esclandre.

- Partons tous les deux, dit Roseman au moment du café.

- Où? demanda-t-elle.

Il en resta bouche bée.

De retour au bureau, il lui expliqua ce qui l'attendait: il lui faudrait étudier soigneusement les comptes et les différentes entreprises commerciales, faire homologuer le testament, faire rentrer les créances, faire évaluer la succession, décider de ce qu'il fallait vendre ou garder, s'acquitter des dettes, régler la question des droits de succession, faire les parts...

- Hé! s'écria Œdipa. Je ne pourrais pas trouver quelqu'un pour faire ça à ma place?

- Moi, dit Roseman, en partie, certainement. Mais ça ne vous intéresse pas?

- Quoi?

- Ce que vous risquez de trouver?

Elle devait d'ailleurs connaître de multiples révélations. Pas tellement au sujet de Pierce Inverarity, ou d'elle-même; mais à propos de choses qui, jusque-là, étaient mystérieusement restées cachées. Elle avait vécu avec une sensation d'isolement, comme dans un cocon, ou comme lorsque l'on regarde un film un peu flou, que le projectionniste refuse de mettre au point. Elle avait fini par jouer le rôle d'une Rapunzel pensive, qu'un maléfice aurait enfermée parmi les pins et les brumes salées de Kinneret, à attendre le voyageur qui lui dirait: "Holà, déroule tes cheveux, Rapunzel". Quand Pierce était entré dans sa vie, elle avait été tout heureuse d'ôter ses épingles et ses bigoudis et de laisser se dérouler sa chevelure en une lourde cascade murmurante, mais quand Pierce eût grimpé à mi-chemin, elle avait vu ses splendides cheveux se changer, par un nouveau maléfice, en une énorme perruque qui s'était détachée, et le pauvre était retombé sur son cul. Indomptable, mais il s'était peut-être servi d'une de ses innombrables cartes de crédit en guise de passe-partout, il avait forcé la serrure de sa tour et il avait gravi l'escalier en colimaçon: c'est par là qu'il aurait dû commencer, s'il avait été plus malin. Ensuite, ce qui s'était passé entre eux n'était jamais sorti vraiment de cette tour. À Mexico, ils étaient entrés par hasard dans une galerie de tableaux où exposait Remedios Varo, une splendide réfugiée espagnole. Sur le panneau central d'un triptyque intitulé Bordando el Manto Terrestre, on pouvait voir un groupe de frêles jeunes filles aux visages en forme de cœur, avec des yeux immenses, des cheveux d'or filé, elles étaient prisonnières au sommet d'une tour circulaire, et elles brodaient une sorte de tapisserie qui pendait dans le vide par une meurtrière, et qui semblait vouloir désespérément combler le vide: car toutes les maisons, toutes les créatures, les vagues, les navires et toutes les forêts de la terre étaient contenus dans cette tapisserie, et cette tapisserie, c'était le monde. Œdipa s'était mise à pleurer en regardant ce tableau. Personne ne l'avait remarquée; elle portait des lunettes vert sombre. Si les larmes restaient prisonnières derrière les lunettes, elle conserverait ainsi ce moment de tristesse, voyant le monde s'iriser à travers ses larmes, celles de cet instant, comme si des indices de réfraction encore inconnus pouvaient varier d'une crise de larmes à l'autre. Elle avait regardé à ses pieds et compris, grâce à un tableau, que cette matière qu'elle foulait avait été tissée à peut-être trois mille kilomètres de là dans sa propre tour, que c'était devenu Mexico par le plus grand des hasards, si bien que Pierce ne l'avait arrachée à rien, et qu'elle ne s'était pas échappée. À quoi souhaitait-elle tant échapper? Une telle captive, avec tout son temps pour penser, comprend bientôt que sa tour, sa hauteur, son architecture, sont purement accidentelles, comme sa personnalité: elle comprend que ce qui la retient où elle est est de nature magique, anonyme et maligne, et que cela lui est imposé sans raison. Sans rien d'autre que l'angoisse qui lui tord le ventre et son intuition féminine pour déchiffrer cette magie informe, en comprendre le mécanisme, en mesurer les champs magnétiques, en compter les lignes de force, elle risque de tomber dans la superstition, ou encore de se consacrer à un passe-temps utile comme la broderie, à moins qu'elle ne tombe tout simplement folle ou qu'elle épouse un disc-jockey. Si la tour est partout et si le cavalier par qui viendra la délivrance est vulnérable à cette magie, alors...

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