IV

Elle revit bien Mike Fallopian, et retrouva partiellement le texte de The Courier's Tragedy, mais cependant ces suites n'étaient pas plus troublantes que d'autres révélations qui semblaient désormais s'accumuler selon une courbe exponentielle, comme si, au fur et à mesure qu'elle rassemblait des éléments, il en venait encore davantage, si bien que tout ce qu'elle voyait, sentait, rêvait, se rappelait, finissait par se tisser dans Trystero.

D'abord elle commença par relire plus soigneusement le testament. Si c'était vraiment une tentative de Pierce pour laisser derrière lui un semblant d'organisation avant sa disparition, alors elle avait le devoir, n'est-ce pas, de donner la vie à ce qui restait, d'être ce qu'était Driblette, une machine noire au centre d'un planétarium, il lui fallait donner à cet héritage une signification vaste comme la pulsation des quasars sur les flancs d'un dôme qui se dresserait autour d'elle. Si seulement il n'y avait pas eu tant d'obstacles: sa profonde ignorance du droit, des affaires, et du cher disparu en personne. La caution que le tribunal lui demandait, c'était peut-être l'évaluation en dollars des obstacles qui se dressaient sur son chemin. Dans son agenda, sous le symbole qu'elle avait vu sur le mur des lavabos, elle écrivit: Projetterai-je un monde? Peut-être pas, mais il lui faudrait au moins lancer vers ce dôme une flèche qui effleurerait les constellations pour y tracer le Dragon, la Baleine, la Croix du Sud. Il ne fallait rien négliger.

C'est un sentiment comme cela qui la fit se lever de bonne heure un matin pour aller à une assemblée des actionnaires de Yoyodyne. Elle n'avait rien à y faire, mais elle se dit que cela la sortirait un peu de son inertie. À l'une des portes, ils lui donnèrent un badge blanc de visiteur, et elle alla se garer dans un énorme parking à côté d'un vaste hangar métallique peint en rose et qui faisait bien cent mètres de long. C'était The Yoyodyne Cafeteria et le lieu de sa rencontre.

Pendant deux heures, Œdipa resta assise sur un long banc entre deux vieillards qui auraient pu être des jumeaux et dont les mains (comme si leurs propriétaires s'étaient endormis, laissant leurs mains couvertes de verrues et de taches errer dans un paysage de rêve) tombaient tout le temps sur les cuisses d'Œdipa. Autour d'eux, des Noirs poussaient d'énormes chariots chargés de pommes de terre, d'épinards, de crevettes, de zucchini, de rôtis, jusqu'aux longues tables chauffantes étincelantes. Ils s'apprêtaient à nourrir à midi l'invasion des employés de Yoyodyne. L'expédition des affaires courantes prit une heure; ensuite, pendant une autre heure, les actionnaires, les fondés de pouvoir et les administrateurs de la société entonnèrent, sur l'air de l'hymne de l'université Cornell: Hymne

Loin au-dessus des autoroutes de Los Angeles

Et du bruit de la circulation

Se dresse la célèbre Galactronics

Branch of Yoyodyne

Jusqu'au bout, tous jurons fidélité

Les pavillons roses brillent sous le soleil

Et les hauts et fiers palmiers.

C'était Mr. Clayton, dit "Bloody" Chiclitz, qui dirigeait les chœurs. Ensuite, sur l'air d'Aura Lee:

Chanson gaie

Bendix guide les ogives

Et Avco les fabrique parfaitement

Douglas North American

Et Grumman ont leur part

C'est Martin qui les lance

Depuis la rampe de lancement Lockheed

Depuis un sous-marin

Impossible pour nous de décrocher

Un contrat de recherche pour un Piper

Cub Convair lance les satellites

Et les place sur orbite

Boeing construit Minuteman

Et nous n'arrivons pas à décoller Yoyodyne Yoyodyne

Les contrats te fuient

Le ministère de la Guerre ne veut pas de toi

Ils ont une dent contre toi, je crois.

Ils chantèrent des douzaines d'autres chansons dont elle ignorait les paroles. Puis, par petits pelotons, ils firent une rapide visite de l'usine.

Œdipa se perdit. Elle était en train de regarder la maquette d'un vaisseau spatial, avec, autour d'elle, tout un groupe de vieillards rassurants et vaguement somnolents; elle se retrouva soudain dans l'immense murmure fluorescent des bureaux en pleine activité. À perte de vue, tout était blanc ou pastel: les chemises des hommes, les papiers, les planches à dessin. Elle mit ses lunettes de soleil à cause de toute cette lumière, et elle attendit qu'on vînt à son secours. Mais personne ne la remarqua. Elle se mit à errer entre les bureaux bleu pâle, tournant de temps en temps à angle droit. Le bruit de ses talons faisait se lever des têtes, des ingénieurs la suivaient des yeux, mais personne ne lui dit un mot. Au bout de cinq ou dix minutes, elle sentit la panique l'envahir: impossible de sortir de là. Alors, comme par hasard (mais le docteur Hilarius l'aurait accusée d'utiliser des indices subliminaux à seule fin de rencontrer une personne bien particulière), elle tomba sur un certain Stanley Koteks: il portait des lunettes à double foyer à monture métallique, des sandales, des chaussettes écossaises. À première vue, il semblait trop jeune pour travailler là. En fait, il ne travaillait pas; avec un gros feutre, il gribouillait ceci:

- Bonjour, dit Œdipa, surprise par la coïncidence.

Par une inspiration subite, elle ajouta:

- C'est Kirby qui m'envoie (car c'était le nom qu'elle avait lu sur le mur des lavabos).

Dans son idée, cela aurait un petit air de conspiration; ce fut simplement idiot.

- Salut, dit Stanley Koteks, glissant adroitement la grande enveloppe, sur laquelle il griffonnait, dans un tiroir qu'il referma aussitôt.

Quand il vit l'insigne qu'elle portait, il lui dit:

- Vous êtes perdue, hein?

Elle comprit qu'une question brutale, du genre: "Ce symbole, qu'est-ce que ça veut dire?" ne la mènerait nulle part. Elle dit:

- En fait, je suis une touriste. Une actionnaire.

- Une actionnaire. (Il la regarda avec un vif intérêt, attrapa du bout du pied une chaise pivotante qui se trouvait devant le bureau voisin et l'approcha pour elle). Mais asseyez-vous donc. Vous pouvez vraiment influencer la marche de la maison, ou bien classent-ils vos suggestions dans la boîte à ordures?

- Parfaitement, répondit Œdipa, pour voir où cela allait les conduire.

- Dites donc, dit Koteks, si vous pouviez les décider à laisser tomber cette clause sur les brevets. Parce que, chère dame, c'est ma croix.

- Les brevets?

Alors Koteks lui expliqua que lorsqu'un ingénieur était engagé chez Yoyodyne, il abandonnait tous les droits de brevets pour ce qu'il pourrait inventer.

- Ce qui a pour effet d'étouffer tout génie créatif, si vous en aviez.

Il avait un ton amer.

- Je croyais qu'on n'inventait plus rien, dit Œdipa, pour l'agacer. Je veux dire, quel nom citeriez-vous, depuis Thomas Edison? Maintenant, c'est uniquement du travail d'équipe, n'est-ce pas?

(Bloody Chiclitz, dans son discours inaugural ce matin-là, avait longuement insisté sur le travail d'équipe).

- Le travail d'équipe, tu parles! s'exclama Koteks avec un ricanement. Ce n'est qu'une façade. Il s'agit uniquement d'éviter les responsabilités. C'est un symptôme du ramollissement de toute la société.

- Seigneur! s'écria Œdipa, on vous laisse parler ainsi?

Koteks regarda autour de lui, puis il approcha sa chaise de la sienne.

- Vous avez entendu parler de la machine de Nefastis? (Œdipa ouvrit de grands yeux). Elle a été inventée par John Nefastis; maintenant, il est à Berkeley. John, c'est le genre à encore inventer des choses. J'ai une copie de son brevet.

Il sortit d'un tiroir une liasse de photocopies, qui représentaient une boîte avec un monsieur victorien barbu à côté d'elle. De la boîte sortaient deux pistons reliés à un vilebrequin et un volant.

- C'est qui, celui-là avec une barbe? demanda Œdipa.

- James Clerk Maxwell, expliqua Koteks, un célèbre savant écossais. Il a fait un jour l'hypothèse d'une minuscule intelligence, connue sous le nom de Démon de Maxwell. Le Démon était dans une boîte parmi des molécules d'air qui, toutes, se déplacent à des vitesses aléatoires, et il trie les molécules rapides des lentes. Les molécules rapides ont plus d'énergie que les lentes. Si l'on en concentre suffisamment en un point, on obtient une région à température élevée. La différence de températures entre cette zone chaude de la boîte et une autre zone plus froide permet d'entraîner un moteur. Comme le Démon restait assis là à trier, on n'introduisait pas de travail dans le système. On violait ainsi la deuxième loi thermodynamique, on obtenait quelque chose à partir de rien, on avait le mouvement perpétuel.

- Mais, trier, ce n'est pas un travail? demanda Œdipa. Allez leur raconter ça à la poste, vous vous retrouverez dans un sac à destination de Fairbanks, Alaska, sans même une étiquette "Fragile" pour qu'on prenne soin de vous.

- Il s'agit d'un travail mental, précisa Koteks, pas d'un travail au sens thermodynamique.

Il lui expliqua alors comment la machine Nefastis contenait un Démon de Maxwell véritable. Il n'y avait qu'à regarder fixement la photographie de Clerk Maxwell, en se concentrant sur un cylindre, celui de droite ou de gauche, dans lequel vous vouliez que le Démon élevât la température. L'air en expansion poussait le piston. La célèbre photo de la Société pour la propagation de la foi chrétienne, qui montre le profil droit de Maxwell, semblait donner les meilleurs résultats.

Œdipa, derrière ses lunettes fumées, jeta un coup d'œil autour d'elle en s'efforçant de ne pas bouger la tête. Personne ne s'occupait d'eux: l'air conditionné ronflait, les machines à écrire IBM cliquetaient, les chaises tournantes grinçaient, on dépliait et on repliait des plans, et tout là-haut les tubes à néon brillaient joyeusement; chez Yoyodyne, tout était normal. Et il avait fallu qu'Œdipa Maas, alors qu'elle aurait pu s'adresser à mille autres personnes, allât se jeter d'elle-même dans les bras de la folie douce.

- Ce n'est pas n'importe qui qui peut faire marcher cela, ajouta Koteks, plein de son sujet. Il y faut un don. Les Sensitives, comme dit John.

Œdipa assura ses lunettes sur son nez et battit des cils. Elle se sortirait peut-être de cette impasse en lui faisant du charme.

- Et moi, vous croyez que je serais assez sensible?

- Vous voulez vraiment essayer? On pourrait lui écrire. Les gens assez sensibles sont rares. Il vous laisserait certainement essayer.

Œdipa sortit son agenda, et elle l'ouvrit à la page où elle avait recopié le symbole et les mots Dois-je projeter un monde?

- Boîte 573, dit Koteks.

- À Berkeley.

- Non.

Il avait dit cela d'un drôle de ton, et elle le regarda vivement. Emporté par son élan, il avait déjà ajouté:

- À San Francisco; il n'y a pas... (Il comprit alors qu'il avait fait une erreur). Il habite quelque part sur Telegraph Avenue. Je vous ai donné la mauvaise adresse.

Elle prit un risque:

- Alors, l'adresse WASTE n'est plus la bonne.

Elle avait prononcé cela comme s'il s'agissait du mot waste. Il eut soudain un visage de glace, méfiant.

- C'est W.A.S.T.E., ma petite dame: c'est un acronyme, comprenez-vous. Mieux vaut ne pas s'étendre là-dessus.

- J'ai vu ça dans les lavabos des dames, avoua-t-elle.

Mais Stanley Koteks n'était plus d'humeur à badiner.

- Oubliez tout cela, lui conseilla-t-il.

Puis il ouvrit un livre et fit mine de l'ignorer.

Quant à elle, il était bien clair qu'elle n'était pas prête à oublier cela. L'enveloppe sur laquelle elle avait vu Koteks gribouiller ce qu'elle considérait déjà comme le "symbole WASTE" avait certainement été envoyée par John Nefastis. Ou quelqu'un comme lui. Ses suspicions se trouvèrent renforcées par Mike Fallopian, de la Peter Pinguid Society, ce qui n'était pas banal.

- Ce Koteks fait certainement partie d'un réseau, lui dit-il quelques jours plus tard, peut-être un réseau de cinglés, mais comment leur reprocher d'être amers? Regardez ce qui leur arrive. À l'école, comme nous tous, ils se font laver le cerveau, on leur fourre dans la tête le mythe de l'Inventeur américain - Morse et son télégraphe, Bell et son téléphone, Edison et sa lampe à incandescence, Tom Swift et ceci ou cela. Un seul homme par invention. Ensuite, quand ils sont grands, ils doivent signer en abandonnant tous leurs droits à un monstre comme Yoyodyne; puis les voilà embrigadés dans un projet, une équipe ou un brain trust, et ils disparaissent dans l'anonymat. Personne ne leur demande d'inventer quelque chose - on veut simplement qu'ils jouent leur petit rôle dans un rite parfaitement immuable, et tout tracé dans un manuel. Imaginez-vous, Œdipa, ce que c'est d'être tout seul dans ce cauchemar? Alors bien sûr, ils essaient de s'épauler, de ne pas perdre le contact. Et ils devinent tout de suite quand c'est un membre du groupe qui est là. Cela leur arrive peut-être tous les cinq ans, n'empêche qu'ils le savent immédiatement.

Metzger qui, ce soir-là, était venu au Scope voulut discuter.

- Vous êtes tellement à droite que vous vous retrouvez à gauche. Comment pouvez-vous être contre une société qui veut que ses employés abandonnent leurs brevets? On dirait la théorie des surplus, mon vieux, vous ne seriez pas vaguement marxiste, par hasard?

Comme leur ivresse s'épaississait, ce dialogue typique de la Californie du Sud dégénéra encore davantage. Œdipa était maussade. Elle était venue au Scope ce soir-là à cause de la rencontre avec Stanley Koteks, mais aussi parce que d'autres révélations s'étaient faites; les choses semblaient s'organiser, un lien se dessinait avec ce problème du courrier et de la distribution.

Il y avait cette plaque de bronze de l'autre côté de Fangoso Lagoons:

C'est ici, en 1853, qu'une douzaine d'hommes appartenant à la Wells Fargo luttèrent vaillamment contre une troupe de bandits masqués portant de mystérieux uniformes noirs. Nous devons leur description à un convoyeur, qui mourut peu de temps après. La seule autre indication était une croix, tracée dans la poussière par une des victimes. Le plus profond mystère entoure encore aujourd'hui l'identité des assassins.

Une croix? Ou l'initiale T? La même lettre que bégaie Niccolo dans The Courier's Tragedy? Œdipa réfléchit. Elle appela Randolph Driblette d'un téléphone public, pour savoir s'il avait entendu parler de cette affaire de la Wells Fargo; et si c'était pour cela qu'il avait habillé ses tueurs de noir. Le téléphone sonna interminablement, dans le vide. Elle raccrocha et partit en direction de la librairie d'occasion tenue par Zapf. Zapf en personne jaillit du cône de lumière pâle dispensée par une ampoule de 15 watts, et il l'aida à trouver le livre de poche dont Driblette avait parlé, et dont le titre anglais était Jacobean Revenge Plays.

- C'est très demandé, dit Zapf.

Le crâne sur la couverture les observait sous la lumière douteuse.

Voulait-il parler seulement de Driblette? Elle ouvrit la bouche pour le lui demander, mais n'en fit rien. C'était la première d'une longue série d'hésitations.

De retour à Echo Courts, alors que Metzger était à Los Angeles pour affaires, il devait y passer la journée, elle chercha immédiatement l'unique référence au mot Trystero. En face du vers, dans la marge, elle lut, écrit au crayon, Cf. variant, 1687 ed. Peut-être était-ce un étudiant qui avait noté cela. Cela la réconforta vaguement. Une autre lecture de ce vers éclaircirait peut-être la face obscure du terme. À en croire la brève préface, le texte était celui d'un folio, sans date. Et cette préface n'était pas signée, ce qui était pour le moins curieux. Elle vit dans les justifications de tirage que l'édition originale reliée était un ouvrage universitaire, les Pièces de Ford, Webster, Tourneur et Wharfinger, publié par The Lectern Press, Berkeley, California, en 1957. Elle se versa une bonne rasade de Jack Daniels (les Paranoids en avaient laissé une bouteille neuve la veille) et elle appela la bibliothèque de Los Angeles. Ils vérifièrent; ils n'avaient pas l'édition originale. Ils pourraient peut-être lui obtenir le volume par l'entremise d'une autre bibliothèque.

- Attendez, dit-elle. (Elle venait d'avoir une idée). L'éditeur est à Berkeley. Je vais peut-être pouvoir l'avoir directement.

Et puis elle pourrait en profiter pour aller voir John Nefastis.

Elle n'avait vu cette plaque de bronze que parce que, délibérément, un jour, elle était retournée à Lake Inverarity, à cause de ce qui devenait une obsession chez elle: elle voulait ajouter quelque chose de personnel - même si c'était sa seule présence - à ce fouillis d'intérêts commerciaux qui avaient survécu à Inverarity. Elle y mettrait de l'ordre, créant des constellations. Le lendemain, elle prit sa voiture et elle alla à Vesperhaven House, une maison de retraite qu'Inverarity avait créée à l'époque où Yoyodyne s'était installé à San Narciso. Dans le grand living-room, on aurait dit que le soleil entrait par toutes les fenêtres à la fois; un vieillard somnolait devant la télévision où l'on distinguait vaguement un dessin animé de Leon Schlesinger; une grosse mouche noire butinait dans la large raie rose pelliculeuse qui séparait en deux le crâne du vieux monsieur. Une grosse infirmière arriva en courant, armée d'une bombe d'insecticide, et elle cria à la mouche de s'envoler pour qu'elle puisse lui faire son affaire. La fine mouche resta où elle était. "Tu ennuies Mr. Thoth", lui dit-elle. Mr. Thoth se réveilla en sursaut, la mouche s'envola et s'enfuit précipitamment en direction de la porte. L'infirmière se lança à sa poursuite en projetant des nuages de poison.

- Hello! dit Œdipa.

- Je rêvais, dit Mr. Thoth. Je rêvais de mon grand-père. Il était très âgé, au moins autant que je le suis moi-même aujourd'hui, quatre-vingt-onze ans. Quand j'étais petit, je croyais que toute sa vie, il avait eu quatre-vingt-onze ans. Maintenant c'est moi, ajouta-t-il en riant, qui ai l'impression d'avoir eu quatre-vingt-onze ans toute ma vie. Ah! les histoires qu'il me racontait. À l'époque de la ruée vers l'or, il avait travaillé pour le Pony Express. Son cheval s'appelait Adolf, je m'en souviens bien.

Œdipa, aux aguets et songeant à la plaque de bronze, lui sourit et lui demanda, du ton qu'ont les petites filles pour parler à leur grand-père:

- Et est-ce qu'il a dû parfois se battre contre des desperados?

- C'était un vieillard cruel, dit Mr. Thoth, et un tueur d'Indiens. Mon Dieu, la salive lui coulait du menton en un long fil à chaque fois qu'il parlait de ces meurtres d'Indiens. Il avait dû adorer ça.

- Et dans votre rêve, de quoi s'agissait-il?

Il eut l'air un peu embarrassé.

- C'était tout mélangé avec le dessin animé de Porky Pig. (Il eut un geste en direction de l'écran). Cela finit par entrer même dans les rêves. Sale invention. Est-ce que vous avez vu celui de Porky Pig et les anarchistes?

Elle l'avait en effet vu, mais elle répondit que non.

- L'anarchiste est tout en noir. Et dans l'obscurité, on ne voit que ses yeux. Cela date des années trente. Porky Pig est un petit garçon. Les enfants m'ont dit que maintenant il a un neveu, Cicero. Vous vous souvenez, pendant la guerre, quand Porky Pig travaillait dans une usine d'armement? Lui et Bugs Bunny. Ça aussi c'était bon.

- Tout vêtu de noir, dit Œdipa pour le relancer.

- C'était tout mélangé avec les Indiens. (Il essayait de se rappeler le rêve). Ces Indiens avaient des plumes noires. Des Indiens qui n'étaient pas des Indiens. Mon grand-père m'avait raconté cela. Les plumes étaient blanches, mais ces faux Indiens brûlaient des os et ils se servaient du noir ainsi fabriqué pour teindre leurs plumes en noir. Ainsi, la nuit, ils étaient invisibles, car c'est la nuit qu'ils venaient. C'est ainsi que mon grand-père, Dieu le garde, avait compris que c'étaient de faux Indiens. Les vrais Indiens n'attaquent pas la nuit. Parce qu'un Indien tué la nuit erre pour toujours dans l'obscurité. Des païens.

- Alors, si ce n'étaient pas des Indiens...

- Un nom espagnol, dit Mr. Thoth, en réfléchissant. Un nom mexicain, que j'ai oublié. Peut-être l'ont-ils écrit sur la bague? (Il fouilla dans un sac à tricot à ses pieds, il en sortit du fil bleu, des aiguilles, et finalement une chevalière d'or mat). C'est mon grand-père qui l'a prise sur un mort après lui avoir coupé le doigt. Vous imaginez cette brutalité chez un vieillard de quatre-vingt-onze ans?

Œdipa regarda la chevalière avec des yeux ronds. Gravé dessus, on pouvait voir le symbole WASTE.

Elle regarda autour d'elle, surprise par le soleil qui éclairait la pièce d'un éclat brutal, elle se sentait comme prisonnière au milieu d'un cristal compliqué.

- Mon Dieu, dit-elle.

- Et il y a des jours, à une certaine température, et quand le baromètre indique une certaine pression, où je le sens tout près de moi, ajouta Mr. Thoth.

- Votre grand-père?

- Non, mon Dieu.

Elle alla voir Fallopian, qui devait savoir beaucoup de choses sur le Pony Express et la Wells Fargo, puisqu'il écrivait un livre sur ce sujet. C'était, en effet, un puits de science, mais pas en ce qui concerne leurs sombres adversaires.

- Bien sûr, j'ai eu de vagues indications, dit-il. J'ai écrit à Sacramento à propos de cette plaque de bronze et les bureaucrates ont tourné en rond pendant des mois. Un jour, ils finiront par dénicher un volume sur ce sujet, qui commencera par: "Les anciens n'ont pas oublié cette histoire". Les anciens. Vous parlez d'une source, et c'est pareil avec tout ce qui concerne la Californie. Et à tous les coups l'auteur sera mort. Impossible de remonter bien loin, à moins de suivre des corrélations accidentelles, comme dans le cas de ce vieillard.

- Vous croyez qu'il s'agit vraiment d'une corrélation?

Elle se dit qu'alors elle était bien mince, comme un long cheveu blanc, et qu'elle datait de plus d'un siècle. Deux très anciens vieillards. Avec toutes ces cellules cérébrales épuisées entre elle et la vérité.

- Des brigands sans nom, sans visage, vêtus de noir. Et probablement à la solde du gouvernement fédéral. Il y avait d'effroyables massacres.

- Et si c'était une société de transport rivale?

Fallopian haussa les épaules. Œdipa lui montra le symbole WASTE, et il haussa à nouveau les épaules.

- C'était dans les lavabos des dames, au Scope, Mike.

- Les femmes, se contenta-t-il de dire. Les femmes, qui peut dire ce qui se passe avec elles?

Si elle avait eu l'idée de lire deux vers plus haut dans la pièce de Wharfinger, Œdipa aurait peut-être trouvé toute seule le lien suivant. Quoi qu'il en soit, un certain Genghis Cohen vint à son secours. C'était un éminent philatéliste de la région de Los Angeles. Metzger, suivant les instructions du testament, demanda à cet aimable spécialiste, qui donnait vaguement l'impression d'avoir des végétations, d'évaluer la collection d'Inverarity.

Par un matin pluvieux où une brume recouvrait la piscine, comme Metzger n'était pas là, et que les Paranoids étaient allés quelque part faire un enregistrement, Œdipa reçut un coup de téléphone de Genghis Cohen. Il avait l'air préoccupé.

- Il y a quelques irrégularités, Miss Maas, dit-il. Pourriez-vous venir me voir?

Comme elle roulait sur l'autoroute lisse, elle se dit que ces "irrégularités" se rattacheraient certainement au mot Trystero. Metzger avait emporté la collection de timbres chez Cohen la semaine précédente, pour la mettre en sûreté dans son coffre. Elle n'avait même pas eu la curiosité d'y jeter un coup d'œil. En y songeant à nouveau, elle se dit, comme si la pluie lui avait soufflé cela, que ce que Fallopian ignorait sur les courriers privés, Cohen le saurait peut-être.

Quand il ouvrit la porte de son appartement, qui lui servait également de bureau, elle le vit encadré dans une interminable succession de portes en direction de Santa Monica. Toutes les pièces étaient baignées de cette même lumière pluvieuse. Genghis Cohen avait le rhume des foins, la braguette à demi déboutonnée, et un sweat-shirt Barry Goldwater. Sa vue éveilla l'instinct maternel d'Œdipa. Dans une pièce au tiers de cette enfilade de pièces, il la fit asseoir dans un rocking-chair et il lui apporta du véritable vin de pissenlit fait à la maison, et qu'il servit dans de beaux petits verres.

- Ce sont des pissenlits que j'ai cueillis dans un cimetière il y a deux ans. Maintenant, ce cimetière a disparu, retourné par le passage de l'autoroute, l'East San Narciso Freeway.

À ce stade, elle était capable de reconnaître à des signes l'attaque, comme on dit qu'un épileptique reconnaît les signes - une odeur, une couleur, une note d'une grâce et d'une pureté perçantes - qui annoncent la crise. Ensuite il ne se souvient que de ce signal séculier qui n'est en somme qu'une scorie, et il a oublié la révélation qui s'est produite pendant la crise. Œdipa se demanda si, quand tout cela serait fini (si toutefois cela devait finir un jour), il ne lui resterait pas à elle aussi une compilation de souvenirs, d'indices, de données, de signes obscurs, sans que jamais la vérité centrale elle-même lui fût apparue, trop éclatante pour que sa mémoire la retienne jamais; ce devait être comme une explosion, qui détruisait à jamais son propre message, ne laissant, quand le monde réel revenait, que le rectangle blanc d'une pellicule surexposée. Pendant qu'elle buvait une gorgée de son vin de pissenlit, elle se dit soudain qu'elle ne saurait jamais combien de fois la visite de cette sorte d'attaque avait déjà eu lieu, et comment la retenir, si cette visite devait se reproduire. Peut-être même que pendant cette dernière seconde - (mais comment le savoir). Elle regarda à nouveau l'enfilade de pièces dans cette lumière pluvieuse et elle comprit comment il serait facile de s'y perdre.

- J'ai pris la liberté, disait Genghis Cohen, de me mettre en rapport avec un comité d'experts. Je ne leur ai pas encore communiqué les timbres en question, car j'attendais pour cela votre autorisation et naturellement celle de Mr. Metzger. D'ailleurs, les honoraires, j'en suis sûr, pourront passer avec les frais de succession.

- Je ne suis pas sûre de bien comprendre, dit Œdipa.

- Permettez.

Il approcha d'elle une petite table et, avec des pinces, il sortit d'un étui de cellophane, très délicatement, un timbre commémoratif américain, le Pony Express de 1940, 3 cents, henné. Oblitéré.

- Regardez, dit-il, en allumant une petite lampe très forte, et en lui tendant une loupe rectangulaire.

- Il est du mauvais côté, dit-elle, comme il tamponnait doucement le timbre avec de la benzine avant de le placer sur un plateau noir.

- Le filigrane.

Œdipa regarda attentivement. Le symbole WASTE venait d'apparaître en noir, un peu décalé à droite.

- Qu'est-ce que c'est? finit-elle par demander, au bout d'un silence dont elle n'aurait su dire la longueur.

- Je n'en suis pas sûr. C'est pourquoi j'ai souhaité avoir l'avis du comité. Certains de mes amis sont venus voir ce timbre et les autres, mais ils refusent de se prononcer. Mais dites-moi ce que vous en pensez?

Et, du même étui, il sortit ce qui semblait être un vieux timbre allemand, avec les chiffres 1/4 au centre, le mot Freimarke en haut, et le long du côté droit Thurn und Taxis.

- C'étaient, dit-elle en se souvenant de la pièce de Wharfinger, des courriers privés, n'est-ce pas?

- À partir d'environ 1300, jusqu'à leur rachat par Bismark en 1867, ce fut, Miss Maas, le plus important service postal en Europe. Voici un de leurs rares timbres adhésifs. Mais regardez dans les angles.

Décorant chacun des angles, Œdipa vit un cor de chasse avec une seule spirale. Presque le symbole de WASTE.

- C'est le cor des postes, dit Cohen. Le symbole de Thurn & Taxis. Leur blason.

Tacite désormais pose sa corne d'or

Œdipa n'avait pas oublié ce vers.

- Alors, dit-elle, ce filigrane que vous avez trouvé, c'est presque pareil, sauf ce petit machin qui sort du pavillon.

- C'est idiot, dit Cohen, mais on dirait une sourdine.

Oui. Les costumes noirs, le silence, le mystère. Le but de ces inconnus était de réduire au silence le cor postal de Thurn & Taxis.

- Normalement, cette série, et les autres, ne comportent pas de filigrane, et d'autres détails (la gravure, le nombre de perforations, le vieillissement du papier) montrent que c'est un faux, et pas seulement une erreur.

- Alors, il ne vaut rien.

Cohen sourit et se moucha.

- Vous seriez surprise, dit-il, du prix que peut atteindre un faux honnête. Il existe même des collectionneurs qui se spécialisent dans ce genre. La question est de savoir qui les a faits? Ils sont vraiment atroces.

Il retourna le timbre du bout de sa pince et le lui montra. L'image représentait un cavalier du Pony Express sortant en galopant d'un fort de l'Ouest. Parmi les buissons à droite, peut-être là où allait le cavalier, se dressait une seule plume noire, péniblement gravée.

- Et pourquoi y ajouter une erreur délibérée? dit encore Cohen, sans se soucier de l'expression d'Œdipa, si toutefois il l'avait remarquée. J'en ai déjà repéré huit. Ils ont tous cette même erreur, laborieusement ajoutée au dessin, comme pour attirer l'attention. Il y a même une inversion, en plus, US Postage.

- Il date de quand? laissa-t-elle échapper, d'une voix trop forte.

- Qu'y a-t-il, Miss Maas?

Elle lui raconta l'histoire de la lettre de Mucho, avec la flamme qui lui conseillait de signaler toute correspondance obscène à son potsmaster.

- Oui, c'est bizarre. Il consulta son carnet. Cette inversion ne se trouve que sur le Lincoln 4 cents, série normale, de 1954. Les autres faux datent de 1893.

- Soixante-dix ans, dit-elle. Il ne serait plus tout jeune.

Si c'est bien le même, dit Cohen. Et si c'était aussi vieux que Thurn & Taxis? Omedio Tassis, banni de Milan, organisa les premiers services de courriers dans la région de Bergame vers 1290.

Ils restèrent assis, silencieux, à écouter la pluie qui rongeait languissamment les fenêtres et les lucarnes. Ils se trouvaient soudain confrontés à une hypothèse merveilleuse.

- Cela s'est déjà produit? fit-elle enfin.

- Une tradition de fraude postale vieille de huit cents ans? Non, pas à ma connaissance.

Œdipa lui parla de la chevalière de Mr. Thoth, et du symbole qu'elle avait surpris Stanley Koteks en train de dessiner, et du cor avec sa sourdine dessiné dans les lavabos des dames du Scope.

- En tout cas, ils sont encore très actifs, apparemment, crut-il devoir ajouter.

- On le dit au gouvernement, ou quoi?

- Ils doivent en savoir plus que nous. (Il semblait soudain nerveux, ou sur la défensive). Non, je pense que non. Ce ne sont pas nos affaires, après tout.

Elle lui parla ensuite des initiales W.A.S.T.E., mais il était trop tard Elle avait perdu le contact. Il dit non, mais de façon si abrupte que la cassure avec ce qu'elle pensait était totale. Peut-être mentait-il, après tout. Il lui versa encore un peu de, vin de pissenlit.

- Il est clair à nouveau, dit-il, d'un ton compassé. Il s'est troublé il y a quelques mois. Vous comprenez, au printemps, quand les pissenlits recommencent à fleurir, le vin fermente. Comme s'ils se souvenaient.

Non, songea tristement Œdipa. Comme si, d'une façon ou d'une autre leur cimetière originel existait encore, dans un pays où l'on peut encore se promener, sans avoir besoin de l'East San Narciso Freeway, où les os reposent en paix, à nourrir des fantômes de pissenlits, sans que personne vienne les retourner. Comme si les morts se survivaient, même dans une bouteille de vin.

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