VI

De retour à Echo Courts, elle tomba sur Miles, Dean, Serge et Leonard tous groupés autour du plongeoir ou grimpés dessus avec leurs instruments. Ils étaient parfaitement immobiles et le groupe semblait avoir été composé par un photographe invisible, en train de préparer la couverture d'un disque.

- Qu'est-ce qui se passe? demanda Œdipa.

- Eh bien, votre jeune homme, commença Miles, Metzger, il a vraiment fait de la peine à Serge, notre chanteur. Le pauvre gosse, il en est complètement retourné.

- Ça oui, m'dame, dit Serge. J'ai même écrit une chanson là-dessus, et dans l'arrangement il n'y a que moi. Voici ce que ça donne:

La Chanson de Serge

Comment peut un pauvre surfer

Garder la fille qu'il a trouvée

Avec tous ces Humbert Humbert

Qui poursuivent les Lolita

Baby c'était pour moi la femme

Une nymphette de plus pour lui

Pourquoi est-ce qu'elle est partie

En me laissant si seul si triste

Mais maintenant qu'elle est partie

Faut trouver une autre baby

Mais la génération des vieux

M'a appris ce qu'il fallait faire

Hier soir j'avais rendez-vous

Et la gosse n'avait pas huit ans

Nous sommes tous les deux des swingers

On se retrouvera le soir

Au bout du terrain de football

Derrière l'école primaire 33

Ça c'est vraiment le truc génial

- Ça veut dire quoi, tout ça? demanda Œdipa.

Ils le lui répétèrent en prose. Metzger et la petite amie de Serge étaient partis dans le Nevada pour se marier. Serge, soumis à un interrogatoire serré, finit par confesser que le passage à propos de la gamine qui n'avait pas huit ans était jusqu'à nouvel ordre purement imaginaire, mais qu'il glandait avec beaucoup d'assiduité autour des terrains de jeux, et que ça n'allait pas traîner. Dans la chambre d'Œdipa, Metzger avait laissé un mot sur le poste de télévision lui disant de ne ne pas s'en faire pour la succession, il avait refilé le dossier à un membre du cabinet Warpe, Wistfull, Kubitschek & McMingus, ils prendraient contact avec elle, et tout était arrangé avec le tribunal. Rien ne rappelait dans ce billet qu'Œdipa et Metzger avaient été plus l'un pour l'autre que deux exécuteurs du même testament.

"Ce qui signifie, pensa Œdipa, que nous n'avons jamais été autre chose". Elle aurait dû se sentir plus classiquement blessée, mais elle avait d'autres chats à fouetter. Elle défit ses bagages puis donna un coup de biniou à Randolph Driblette. Le téléphone sonna une bonne dizaine de fois avant qu'on décroche. Ce fut une vieille dame qui répondit:

- Je suis désolée, nous n'avons rien à dire.

- Qui est à l'appareil? demanda Œdipa.

Soupir.

- C'est sa mère, dit la voix. Nous ferons un communiqué demain à midi. Il sera lu par notre avocat.

Puis elle raccrocha. Qu'avait-il bien pu arriver à Driblette? Elle décida de rappeler plus tard. Dans l'annuaire, elle trouva le numéro du professeur Emory Bortz, et cette fois-ci, elle eut plus de chance. Une femme prénommée Grace répondit sur un fond de voix enfantines.

- Il prépare du ciment pour construire un patio. Subtile plaisanterie qui dure environ depuis le mois d'avril. Il est avec ses étudiants, il s'installe au soleil, tous se mettent à boire de la bière, il bombarde les mouettes avec les bouteilles. Vous feriez mieux de lui parler avant qu'ils n'en soient à ce stade. Maxine, pourquoi ne lances-tu pas ça à ton frère, il est plus mobile que moi. Vous saviez qu'Emory avait fait une nouvelle édition de Wharfinger, et qu'elle va paraître... (Mais la date fut oblitérée par un grand fracas suivi d'un rire hystérique d'enfant, et de cris suraigus). Oh! mon Dieu. Avez-vous déjà rencontré une infanticide? Si vous voulez en voir une, dépêchez-vous, c'est peut-être une chance unique.

Œdipa prit une douche, enfila un sweater, une jupe et des tennis, elle releva ses cheveux pour se donner l'air d'une étudiante, elle ne força pas trop sur le maquillage. Elle se dit avec effroi qu'il s'agissait moins de Bortz ou de Grace que de Trystero.

Elle passa en voiture devant le magasin de livres d'occasion chez Zapf, et fut très alarmée quand elle vit qu'il ne restait plus du magasin qu'un tas de débris calcinés là où il se dressait encore une semaine auparavant. Il flottait encore une odeur de cuir brûlé. Elle s'arrêta et entra dans la boutique de surplus du gouvernement qui se trouvait à côté. Le propriétaire lui dit que Zapf, ce pauvre con, avait foutu le feu à sa propre boutique pour toucher la prime d'assurance.

- S'il y avait rien qu'un peu de vent, proclama ce digne citoyen, je flambais avec. D'ailleurs, le bâtiment ici n'a été bâti que pour durer cinq ans. Apparemment, Zapf ne pouvait pas attendre. Vous parlez, des bouquins.

Elle eut le sentiment que seule son excellente éducation empêchait ce personnage de cracher par terre.

- Si vous voulez vendre des trucs d'occasion, conseilla-t-il à Œdipa, cherchez d'abord où il y a de la demande. Cette saison-ci, c'est les fusils. Il est venu un type cet après-midi, il m'en a acheté deux cents d'un coup, pour une équipe de tir. J'aurais pu lui vendre en même temps deux cents brassards à croix gammée, seulement, manque de bol, j'étais en rupture de stock.

- Des croix gammées dans les surplus du gouvernement? s'étonna Œdipa.

- Bien sûr que non. (Il fit à Œdipa un clin d'œil complice). J'ai une petite usine là-bas près de San Diego. Avec une douzaine de négros, on les fabrique là, les brassards à croix gammée. C'est incroyable ce que ça se vend. Et puis j'ai passé deux annonces dans des revues de filles à poil, et il a fallu que j'embauche deux autres nègres rien que pour s'occuper du courrier.

- Comment vous appelez-vous? lui demanda Œdipa.

- Winthrop Tremaine, lui répondit cet industriel entreprenant. Winner, pour les amis, parce que moi, je suis un gagneur. Et puis écoutez ça; je me suis arrangé avec un grand industriel du prêt-à-porter de Los Angeles pour lancer les uniformes de SS à l'automne. Pour la rentrée scolaire, on va fabriquer des quantités de 37 longs, vous savez, les tailles pour adolescents. Et peut-être que, pour la saison suivante, on en fera une version pour filles. Qu'est-ce que vous en dites?

- Je ne manquerai pas de vous le faire savoir, dit Œdipa. Je ne vous oublierai pas.

Elle s'en alla, en se demandant si elle n'aurait pas dû l'injurier, ou essayer de le frapper avec un objet quelconque à portée de sa main, pourvu qu'il fût lourd et contondant. Il n'y avait pas de témoin. Pourquoi diable ne l'avait-elle pas fait?

"Tu n'es qu'une poule mouillée, se dit-elle, en bouclant sa ceinture de sécurité. C'est l'Amérique, tu y habites, et tu laisses continuer ce genre de choses. Et allez donc". Elle fonça sur l'autoroute avec sauvagerie, à la chasse aux Volkswagen. En arrivant au lotissement de Bortz, ensemble lacustre dans le style de Fangoso Lagoons, elle n'avait plus qu'un vague tremblement accompagné de nausée.

Elle fut accueillie par une grosse petite fille qui avait une substance bleue étalée sur la figure.

- Bonjour, lui dit Œdipa, tu es sans doute Maxine.

- Maxine est au lit. Elle a jeté une bouteille de bière de papa à la tête de Charles et la bouteille a cassé la fenêtre et maman lui a donné une drôle de fessée. Si ç'avait été ma fille, moi, je l'aurais noyée.

- Tiens, je n'avais pas pensé à cette méthode, dit Grace Bortz, se matérialisant dans le living-room faiblement éclairé.

À l'aide d'une serviette humide, elle entreprit de nettoyer le visage de l'enfant. Elle demanda à Œdipa:

- Comment avez-vous fait pour vous débarrasser des vôtres aujourd'hui?

- Je n'en ai pas, répondit Œdipa en la suivant dans la cuisine.

Grace la regarda avec surprise.

- Il existe un certain air harassé, dit-elle, que l'on finit par associer avec l'état de mère de famille. J'ai dû me tromper.

Emory Bortz était à demi étendu dans un hamac, entouré de trois étudiants, deux garçons et une fille, tous solidement bourrés, avec autour d'eux une extraordinaire accumulation de bouteilles de bière vides. Œdipa en repéra une pleine et s'assit dans l'herbe. Elle se lança:

- Je voudrais savoir quelque chose sur le personnage historique de Wharfinger. Plutôt que sur l'auteur.

- Le personnage historique de Shakespeare, grommela un des étudiants à travers sa barbe en décapsulant une autre bouteille. Le personnage historique de Marx, et celui de Jésus.

- Il a raison, dit Bortz en haussant les épaules. Ils sont morts. Qu'en reste-t-il?

- Des mots.

- Prenez-en quelques-uns, on pourra en parler, dit Bortz.

- Aucune étoile ne veillera quand il dort, commença Œdipa, Sur l'ancien compagnon du pauvre Trystero. The Courier's Tragedy, acte IV, scène 8.

Bortz la regarda en clignant des yeux.

- Et comment avez-vous fait pour pénétrer à la bibliothèque du Vatican?

Œdipa lui montra le livre de poche avec le vers souligné. Bortz jeta un coup d'œil à la page, et attrapa une autre bouteille de bière.

- Bon Dieu! s'écria-t-il, on m'a piraté, moi et Wharfinger, on nous a expurgés à l'envers, ou quelque chose comme ça. (Il regarda la page de garde, pour voir qui avait réédité son édition de Wharfinger). Le salaud, il a eu honte de signer. Merde, faudra que j'écrive à l'éditeur. K. de Chingado & C°? Vous avez déjà entendu parler de cette boîte? New York. (Il tendit une page devant le soleil). Offset. (Il mit son nez sur le texte). Et puis des coquilles. Beurk. Altéré. (Il laissa tomber le livre dans l'herbe et le contempla avec dégoût). Comment diable ont-ils bien pu s'introduire au Vatican?

- Qu'est-ce qu'il y a au Vatican? demanda Œdipa.

- Une version pornographique de The Courier's Tragedy. Je l'ai découverte en 61 seulement, sinon j'aurais mis une note dans la première édition.

- Le spectacle que j'ai vu au Tank Theatre n'avait rien de pornographique.

- Dans la mise en scène de Randy Driblette? Non, j'ai même trouvé ça typiquement vertueux. (D'un œil triste, il contempla le ciel qui s'étalait derrière Œdipa). C'était un homme à la moralité bizarre. Il ne se sentait aucune sorte de responsabilité au niveau des mots, en fait. Mais il était incroyablement fidèle au monde invisible qui baignait la pièce, à son esprit. Si quelqu'un avait été capable d'évoquer ce personnage historique de Wharfinger que vous cherchiez, c'était bien Randy. Je n'ai jamais connu personne d'autre qui fût si proche de cet auteur, du microcosme de cette pièce dans lequel devait évoluer l'esprit vivant de Wharfinger.

- Mais vous parlez au passé, dit Œdipa, dont le cœur battait violemment (elle se souvenait de la vieille dame au téléphone).

- Vous ne saviez pas?

Tous la dévisagèrent. La mort glissa silencieusement et sans faire d'ombre parmi les bouteilles vides qui jonchaient la pelouse.

- Randy est allé se noyer dans le Pacifique il y a deux jours, dit finalement la fille. (Elle avait les yeux rouges). Dans son costume de Gennaro. Il est mort, et nous sommes en train de faire une veillée funèbre.

- J'ai essayé de l'appeler ce matin.

C'est tout ce qu'Œdipa trouva à dire.

- C'était juste après qu'on eut démonté le décor de The Courier's Tragedy, dit Bortz.

Même un mois plus tôt, la question suivante d'Œdipa aurait été: pourquoi? Mais elle resta silencieuse, comme si elle attendait une illumination.

"Ils m'échappent tous, se dit-elle en aparté (elle se faisait l'effet d'être un rideau que le vent gonflait au-dessus d'un terrifiant abîme), ils m'échappent tous l'un après l'autre, mes hommes. D'abord mon psychiatre, pourchassé par les Israéliens, est devenu fou; mon mari, qui s'est mis au LSD, et qui s'enfonce de plus en plus dans les pièces infinies de cette maison de dame Tartine qu'il est pour lui-même - et en même temps il s'éloigne de ce que je prenais pour un amour éternel; et mon seul amant extraconjugal a pris la fuite avec une petite salope de quinze ans; quant à celui qui devait me guider vers Trystero, il s'est suicidé - où en suis-je donc?"

- Désolé, dit Bortz, en la regardant.

Œdipa en revint à son sujet et, montrant le livre de poche, elle demanda:

- S'est-il servi uniquement de l'édition de poche pour sa mise en scène?

- Non. (Froncement de sourcils). Il s'est servi de l'édition reliée, mon édition.

- Mais le soir où vous avez vu la pièce. (Un soleil trop vif faisait étinceler les bouteilles, et tout était silencieux autour d'eux). Comment se terminait le quatrième acte? Quels étaient les vers, ceux de Driblette, ceux de Gennaro, quand ils se tiennent près du lac, après le miracle?

- Comme Thurn & Taxis celui que l'on connut, récita Bortz, Tombe sous le stylet toujours par Thorn tenu, Tacite désormais pose sa corne d'or.

- Oui, c'est bien ça, firent les étudiants.

- C'est tout? Et le reste? La suite?

- Dans le texte que je suis, dit Bortz, le dernier vers est supprimé. Le livre au Vatican n'est qu'une parodie obscène. La fin, Sur celui qui nuira aux desseins d'Angelo, a été ajoutée par l'imprimeur du Quarto de 1687. La version "Whitechapel" est fautive. Et Randy a fait au mieux - il a carrément supprimé la partie douteuse.

- Mais le soir où j'ai assisté à une représentation, dit Œdipa, Driblette s'est servi de la version du Vatican, il a prononcé le mot Trystero.

Bortz ne manifesta aucune réaction.

- C'est son affaire, se contenta-t-il de dire. Il était à la fois acteur et metteur en scène, n'est-ce pas?

- Et si c'était seulement un caprice, dit Œdipa en faisant des ronds avec ses mains, il aurait ajouté deux vers comme ça, sans le dire à personne?

- Randy Driblette, ajouta le troisième étudiant, un garçon massif avec des lunettes à monture de corne, ce qui le tracassait intérieurement, d'habitude, d'une façon ou d'une autre, il fallait bien que ça sorte, sur la scène. Il a peut-être lu une quantité de versions différentes, pour se pénétrer de l'esprit de la pièce, mais pas nécessairement de ses termes, et c'est ainsi qu'il est tombé sur votre édition de poche, avec cette variante.

- Donc, conclut Œdipa, il a dû se passer quelque chose dans sa vie personnelle, quelque chose qui a dû le changer profondément en une nuit, et c'est pour cela qu'il a ajouté ces vers.

- Peut-être, répondit Bortz, peut-être pas. Vous croyez que l'esprit d'une âme, c'est comme une table de billard?

- J'espère que non.

- Venez voir des photos cochonnes, proposa Bortz, en se laissant glisser du hamac.

Ils laissèrent les étudiants à leur bière. Il lui dit

- Ce sont des microfilms pris en douce de l'édition du Vatican. On les a pris en 61. Grace et moi, nous avions une bourse d'étude.

Ils pénétrèrent dans un bureau qui faisait office d'atelier. On entendait au loin dans la maison les hurlements des enfants et le vrombissement d'un aspirateur. Bortz tira les rideaux, choisit une poignée de diapositives dans une boîte, brancha le projecteur et le braqua sur le mur.

C'étaient des gravures sur bois, qui montraient la technique hâtive d'un amateur qui veut tout de suite voir ce que cela va donner. La vraie pornographie est le fait de patients artistes.

- L'artiste est anonyme, dit Bortz, comme le rimailleur qui a récrit la pièce. Ici, Pasquale, vous vous souvenez, un des méchants, épouse vraiment sa mère, et il y a toute une scène consacrée à leur nuit de noces. (Il passa ensuite une autre diapositive). C'est l'idée générale. Vous remarquerez que la mort est très souvent présente dans le fond. Cette rage morale est un retour en arrière, médiéval. Les puritains n'ont jamais atteint une telle violence. Sauf peut-être les scurvhamites. D'après d'Amico, cette édition est un projet scurvhamite.

- Scurvhamite?

Robert Scurvham avait fondé, pendant le règne de Charles Ier, une secte de puritains particulièrement stricts. Leur idée fixe, c'était la prédestination. Il en existait deux espèces. Pour un scurvhamite, rien n'arrivait par hasard. La création, c'était une énorme machine très compliquée.

Une partie, celle des scurvhamites, était mue par la volonté de Dieu, qui avait tout mis en marche. L'autre dépendait d'un principe opposé, aveugle et sans âme; un automatisme brutal qui conduisait à la mort éternelle. Il s'agissait d'attirer des convertis dans la sainte confrérie des scurvhamites. Mais il se trouva que ces rares élus eux-mêmes furent fascinés par la somptueuse horlogerie de ce monde des damnés qui exerçait sur eux une morbide fascination, ce qui leur fut fatal. Ils se trouvèrent ensorcelés par les délices de l'anéantissement, si bien qu'il ne resta plus personne dans la secte, pas même Robert Scurvham lui-même, qui, comme le commandant d'un navire, fut le dernier à l'abandonner.

- Mais, quel rapport y a-t-il avec Richard Wharfinger? demanda Œdipa. Pourquoi auraient-ils fait cette version obscène de sa pièce?

- Comme exemple moral. Ils n'aimaient guère le théâtre. C'était une façon d'éloigner la pièce d'eux-mêmes, et de la précipiter en enfer. La meilleure façon de la damner éternellement était d'en changer les mots. N'oubliez pas que les puritains, comme aujourd'hui les critiques littéraires, étaient entièrement voués au verbe.

- Mais ce vers sur Trystero n'a rien d'obscène. Il se gratta la tête.

- Pourtant, ça doit coller. Nulle étoile sacrée ne veille, il s'agit de la volonté de Dieu. Mais même cela ne peut sauver, ou veiller sur, quelqu'un qui a rendez-vous avec Trystero. Je veux dire, si vous n'avez fait que nuire aux desseins d'Angelo, bon sang, il y a moyen de s'en sortir. En quittant le pays, par exemple. Après tout, Angelo n'est qu'un homme.

En revanche, l'Autre, la puissance maléfique qui faisait tourner le monde non scurvhamite, c'était une autre paire de manches. Ils se dirent par conséquent que Trystero symboliserait l'Autre à merveille.

Il fallait bien s'en contenter. Toujours avec cette sensation de surplomber un abîme, elle demanda ce qu'elle voulait savoir:

- Mais qu'était Trystero?

- Un des domaines nouveaux, découverts après la parution de mon édition de 57. Nous avons découvert depuis pas mal de matériaux capitaux. L'éditeur affirme que la nouvelle édition, entièrement mise à jour, paraîtra l'année prochaine. En attendant...

Il alla fouiller dans une bibliothèque vitrée pleine de livres anciens. Il en sortit un volume usé, relié en veau.

- J'enferme sous clef tous mes documents sur Wharfinger, pour que les gosses ne tombent pas dessus. Charles me poserait des questions sans fin auxquelles je suis trop jeune pour répondre.

L'ouvrage s'intitulait: Description des singulières pérégrinations du Dr Diocletian Blobb parmi les Italiens. Illuminés d'exemples tirés de l'histoire véridique de cette race étrange et fantastique.

- Heureusement pour moi, dit Bortz, Wharfinger, comme Milton, tenait un journal où il notait les citations tirées de ses lectures. C'est comme cela que je suis tombé sur les Pérégrinations.

C'était plein de mots qui se terminaient en e, les s ressemblaient à des f, tous les noms portaient la majuscule, il y avait des y à la place des i.

- Je n'arrive pas à déchiffrer cela, déclara Œdipa.

- Faites un effort, dit Bortz. Il faut que je souhaite le bonsoir aux autres. Ce doit être vers le chapitre 7.

Il disparut, laissant Œdipa devant le tabernacle. Elle trouva finalement ce qu'elle cherchait dans le chapitre 8: c'était le compte rendu de la rencontre que l'auteur fit des brigands de la bande de Trystero. Diocletian Blobb avait choisi de traverser une portion de montagne désolée dans une diligence appartenant à la compagnie Torre & Tassis, dont Œdipa se dit que ce devait être la forme italienne de Thurn & Taxis. Brutalement, sur la rive de ce que Blobb appelle le lac de Piété, ils furent attaqués par une vingtaine de cavaliers en cape noire. Il s'engagea alors une lutte violente et silencieuse dans le vent glacé qui soufflait du lac. Les bandits étaient armés de gourdins, d'arquebuses, d'épées, de stylets, et de foulards de soie dont ils se servaient pour achever les blessés. Ils y passèrent tous, sauf le docteur Blobb et son domestique, car dès le début du combat, ils s'en étaient écartés, en proclamant d'une voix forte qu'ils étaient anglais et, de temps en temps, ils se "risquaient à chanter certains des hymnes les plus édifiants de notre Église". Œdipa fut plutôt surprise de les voir s'en sortir vivants, si l'on considérait la passion de Trystero pour la sécurité.

- Trystero essayait-il de s'établir en Angleterre? suggéra Bortz, des jours plus tard.

Œdipa n'en savait rien. Mais pourquoi garder la vie sauve à un insupportable imbécile comme ce Diocletian Blobb?

- Une bouche comme ça, dit Bortz, ça se repère à un kilomètre. Même dans le froid, même avec l'odeur du sang. Si je voulais qu'on parle de moi en Angleterre, préparer la voie, en quelque sorte, je n'aurais pas trouvé mieux. À l'époque, Trystero adorait les contrerévolutions. Les conspirations. Avec l'Angleterre, sur le point de décapiter son roi. Une conjoncture rêvée.

Le chef des brigands, ayant ramassé les sacs postaux, avait empoigné Blobb, pour lui dire dans un anglais parfait: "Messire, vous avez été témoin de la colère de Trystero. Vous voyez que nous ne sommes pas sans pitié. Racontez ce que vous avez vu à votre roi et à votre Parlement. Dites-leur que nous remportons toujours. Ajoutez que ni la tempête, ni les armes, ni les bêtes féroces, ni la solitude du désert, ni les usurpateurs qui nous dépossèdent de notre légitime héritage ne peuvent arrêter nos courriers".

Et là-dessus, sans leur voler leur bourse, les bandits de grand chemin disparurent au fond des montagnes crépusculaires, dans le claquement de leurs longues capes noires.

Blobb interrogea les gens au sujet de cette organisation Trystero, mais toutes les bouches se fermaient dès qu'il en parlait. Il réussit cependant à rassembler quelques fragments. Comme Œdipa devait le faire au cours des jours qui suivirent. Elle réussit à dresser le tableau des débuts de cette organisation, en utilisant d'obscurs journaux philatéliques que Genghis Cohen lui avait donnés, une note ambiguë dans l'Essor de la République hollandaise de Motley, une brochure publiée quatre-vingts ans plus tôt et qui avait pour thème les racines de l'anarchisme moderne, un recueil de sermons d'Augustin Blobb, le propre frère de notre Blobb, qu'elle découvrit parmi les documents que possédait Bortz sur Wharfinger, avec d'autres documents originaux.

En 1577, aux Pays-Bas, les provinces du Nord luttaient depuis neuf ans, sous le commandement du protestant Guillaume d'Orange, pour se libérer du joug de l'Espagne catholique et du Saint Empire romain germanique. À la fin décembre, Guillaume, maître de fait des Pays-Bas, entra triomphalement dans Bruxelles, invité par le comité des Dix-Huit. C'était une junte de calvinistes fanatiques. Ils considéraient que les états généraux, contrôlés par les classes privilégiées, ne représentaient plus les artisans, et avaient complètement perdu le contact avec le peuple. Le comité organisa une sorte de commune de Bruxelles. La police leur obéissait, ils dictaient leurs décisions aux états généraux, à Bruxelles, ils démirent de leurs fonctions de nombreux notables. Parmi eux, Léonard Ier, baron de Taxis, gentilhomme de la Chambre privée de l'empereur, baron de Buysinghen, grand maître héréditaire de la poste dans les Pays-Bas, et exécuteur du monopole de Thurn & Taxis. On le remplaça par un certain Jan Hinckart, seigneur de Ohain, et fidèle partisan d'Orange. C'est ici qu'entre en scène le personnage capital: Hernando Joaquin de Tristero y Calavera, un fou peut-être, ou bien un rebelle convaincu, d'après d'autres un escroc notoire. Tristero se prétendit le cousin de Jan Hinckart, issu de la banche espagnole légitime de la famille, et authentique seigneur de Ohain - héritier de tous les biens de Jan Hinckart, y compris de sa nouvelle charge de grand maître.

De 1578 jusqu'à ce qu'Alexandre Farnese reprenne Bruxelles au nom de l'empereur en mars 1585, Tristero poursuivit contre son cousin une sorte de guerre d'embuscade, si toutefois Hinckart était bien son cousin. Espagnol, il trouva peu de partisans, et sa vie était généralement menacée par les uns ou par les autres. Ce qui ne l'empêcha pas de tenter à quatre reprises d'assassiner le maître de poste du prince d'Orange, sans succès d'ailleurs.

Farnese chassa Jan Hinckart, et rétablit dans ses fonctions Léonard 1er, grand maître de Thurn & Taxis. Inquiet des fortes tendances protestantes de la branche de Bohême, l'empereur, Rodolphe II, retira un temps son patronage aux postes, dont les finances devinrent catastrophiques.

Peut-être est-ce une vision de ce que le service, momentanément affaibli, aurait pu devenir à l'échelle du continent, qui inspira à Tristero son propre système. Il semble avoir été un être instable, s'introduisant dans les cérémonies pour y prononcer des discours, toujours sur le même thème, le déshéritement. Le monopole postal appartenait à Ohain par droit de conquête, et Ohain appartenait à Tristero par le sang. Il prit le nom de El Desheredado, le Déshérité, il habilla ses partisans d'une sorte de livrée noire, qui symbolisait la seule chose qui leur appartînt dans leur exil: la nuit. Il ajouta bientôt à son iconographie le cor postal muni d'une sourdine, ainsi qu'un blaireau mort, les quatre pattes en l'air (certains prétendirent que le nom Taxis venait de l'italien tasso - un blaireau, et se rapportait au bonnet de blaireau qu'avaient porté jadis les courriers de Bergame). Il entreprit alors une campagne clandestine d'obstruction, de terreur et de déprédations le long des itinéraires que suivaient les courriers de Thurn & Taxis.

Œdipa passa les semaines suivantes dans les bibliothèques et en conversations sérieuses avec Emory Bortz et Genghis Cohen. Étant donné ce qui était arrivé à tous ceux qu'elle connaissait, elle avait des craintes pour leur sécurité. Le lendemain du jour où elle avait lu les Pérégrinations de Blobb, elle assista, en compagnie de Bortz, de Grace et des étudiants, aux funérailles de Randolph Driblette, écouta le panégyrique pathétique prononcé par le frère du disparu, elle regarda la mère qui pleurait, comme un spectre dans le smog de l'après-midi, et elle revint le soir boire sur la tombe du muscat de Napa Valley, dont, de son vivant, Driblette avait éclusé de pleines barriques. Il n'y avait pas de clair de lune, le smog cachait les étoiles, tout était noir comme un courrier de Tristero. Œdipa était assise par terre, elle commençait à se geler les fesses, elle se demandait (comme l'avait suggéré Driblette ce soir-là sous la douche) si une version d'elle-même n'avait pas disparu avec lui. Peut-être allait-elle continuer à faire jouer des muscles psychiques qui n'existaient plus; un fantôme d'elle-même la trahirait en se moquant d'elle, la même sensation que celle de l'amputé qu'un membre disparu tracasse. Un jour peut-être, elle remplacerait ce qu'elle avait perdu par une prothèse: une robe d'une certaine couleur, une phrase dans une lettre, ou un autre amant. Elle s'efforça d'établir un contact, à travers ce code génétique qui, encore que cela fût improbable, survivait peut-être encore à six pieds sous terre, luttant contre la décomposition, avec cette quiescence entêtée qui se réveillerait alors pour surgir soudain de la terre dans un dernier sursaut d'énergie, brillant encore d'une faible lueur, réunissant ses dernières forces, forme ailée éphémère, obligée de se nicher immédiatement dans un corps tiède, sous peine de se dissiper à jamais dans l'obscurité. "Si tu reviens, dit Œdipa dans une courte prière, que ce soit avec les souvenirs de cette dernière soirée ou, si tu dois conserver ta charge, au moins des cinq dernières minutes. Cela suffira peut-être. Au moins je saurai si tu t'es enfoncé dans l'océan à cause de Tristero. S'ils se sont débarrassés de toi comme ils se sont débarrassés de Hilarius, de Mucho, de Metzger - parce qu'ils pensaient sans doute que je n'avais plus besoin de vous, ils se trompaient. J'avais besoin de toi. Rapporte-moi ce souvenir, et tu pourras vivre avec moi le reste de mes jours". Elle se souvenait de Driblette, noyé dans la vapeur sous la douche, en train de dire: "Et si vous tombiez amoureuse de moi?"

Mais aurait-elle pu le sauver? Elle pensa à la fille qui lui avait annoncé la mort de Driblette. Avaient-ils été amants? Savait-elle pourquoi, à cette représentation-là, il avait ajouté ces deux vers? Lui-même, l'avait-il su? Comment le savoir? Il y avait cent raisons possibles qui se mêlaient - le sexe, l'argent, la maladie, le désespoir en face de l'histoire de son époque et du pays. Allez savoir. Modifier un texte n'a pas plus de sens clair qu'un suicide. Les deux avaient le même caractère capricieux. Peut-être - elle se sentit soudain brièvement pénétrée, comme si la créature ailée avait réellement réussi à atteindre le sanctuaire de son cœur - , peut-être même que l'addition de ces deux vers (surgis du même labyrinthe lisse) avait servi de répétition générale (et cela ne serait jamais expliqué) à la disparition de Driblette dans la vaste matrice de sang originel du Pacifique. Elle attendit que l'éclat ailé annonçât son arrivée. Silence. Elle l'appela: "Driblette!" Le signal vibra sur des kilomètres emmêlés de circuits cérébraux.

C'était comme avec le Démon de Maxwell. Ou bien elle était incapable de communiquer, ou bien cela n'existait pas.

Au-delà des origines, les bibliothèques ne lui apprirent rien d'autre sur Tristero. Apparemment, Tristero n'avait pas survécu à la lutte de la Hollande pour son indépendance. Il fallait donc tout reprendre sous l'angle de Thurn & Taxis, ce qui n'allait pas sans périls. Pour Emory Bortz, cela semblait devenir une sorte de jeu. Il soutenait par exemple une théorie du miroir, selon laquelle toute période d'instabilité chez Thurn & Taxis devait se réfléchir en négatif dans l'état fantôme de Tristero. Il expliquait ainsi l'apparition imprimée de ce nom redoutable seulement vers la moitié du XVIIe siècle. Comment l'auteur du jeu de mots sur Trystero dies irae avait-il surmonté sa répugnance? Comment la version du Vatican, avec sa suppression du vers "Trystero" se retrouvait-elle dans le Folio? D'où pouvait bien venir l'audace même de faire allusion à la rivalité de Thurn & Taxis? Bortz prétendait que Tristero avait dû connaître une crise assez grave pour empêcher les représailles. Peut-être était-ce pour les mêmes raisons que le docteur Blobb avait eu la vie sauve.

Mais Bortz avait-il bien fait d'exfolier un style aussi fleuri? Dans la senteur poivrée de ses roses rouges perverses, la sombre histoire glissait, invisible. Quand Léonard II - Francis, comte de Thurn & Taxis - mourut en 1628, sa femme, Alexandrine de Rye, lui succéda dans la charge de maître de poste sans que cela eût un caractère officiel. Elle l'abandonna en 1645. Il fut alors difficile de dire qui détenait le pouvoir du monopole, jusqu'à ce que, en 1650, Lamoral II-Claude-Francis, héritier mâle - prît le pouvoir. Mais déjà le système montrait des signes de décrépitude à Bruxelles et à Anvers. Des services postaux privés avaient pris une telle importance par rapport au monopole impérial que dans ces deux villes on ferma les bureaux de Thurn & Taxis.

Comment, demanda Bortz, Tristero aurait-il réagi? En imaginant qu'une faction militante proclamât que le grand jour était finalement arrivé. Plaidant le recours à la force, tant que l'ennemi était vulnérable. Mais le clan des conservateurs se contentait de l'opposition traditionnelle, que Tristero pratiquait depuis soixante-dix ans. Il devait bien aussi y avoir quelques visionnaires: des hommes qui, surplombant les conflits immédiats de leur époque, avaient une pensée véritablement historique; au moins une personne, suffisamment branchée pour prévoir la fin de la guerre de Trente Ans, les traités de Westphalie, le démembrement de l'Empire, la chute prochaine dans le particularisme.

- Il ressemble à Kirk Douglas, s'écria Bortz, il porte une épée, il a un nom fracassant, quelque chose comme Konrad. Ils se réunissent dans l'arrière-salle d'une taverne, avec de grosses filles réjouies en corsage paysan et qui font circuler des chopes, au milieu des cris et des rires, ils sont tous soûls, soudain Konrad saute debout sur une table. La foule fait silence. "Le salut de l'Europe, commence Konrad, dépend de la communication, n'est-ce pas? Nous avons contre nous l'anarchie des princes allemands jaloux, avec leurs combines, leurs luttes intestines où s'épuise la force de l'Empire en vaines querelles. Or celui qui pourrait contrôler les lignes de communication entre ces princes les contrôlera du même coup. Un jour peut-être ce réseau unifiera le continent. Ce que je propose, c'est une union avec notre vieil ennemi. Thurn & Taxis. - Non, jamais, qu'on jette dehors ce traître", crient des voix, jusqu'à ce qu'une serveuse, une petite starlette, elle a un petit faible pour Konrad, assomme le plus véhément adversaire de Konrad à l'aide d'une chope. "Ensemble, poursuit Konrad, nos deux systèmes seraient invincibles. Le service ne serait assuré qu'aux dimensions de l'Empire. Personne ne pourrait faire de mouvements de troupes, transporter des produits agricoles, etc. sans nous. Et si un prince veut instituer son propre système de courriers, nous l'en empêcherons. Après avoir été si longtemps déshérités, nous serons les héritiers de l'Europe!" Acclamations prolongées.

- Ils n'ont cependant pas empêché l'Empire de se désagréger, fit remarquer Œdipa.

- Alors, poursuivit Bortz, les novateurs et les conservateurs arrivent dans une impasse, Konrad et son petit groupe de visionnaires - tous des chics types - s'efforcent d'apaiser la querelle, mais le temps qu'ils finissent par s'entendre, tout le monde est épuisé, l'Empire s'effondre, Thurn & Taxis n'est plus preneur pour un accord.

Et, avec la fin du Saint Empire romain germanique, la source de la légitimité de Thurn & Taxis se perd parmi d'autres splendides illusions. Les cas de paranoïa sont nombreux. Si Tristero a réussi à rester même partiellement occulte, si Thurn & Taxis connaît mal son adversaire, alors beaucoup doivent croire à quelque chose somme toute peu différent de l'anti-Dieu, automate aveugle, des scurvhamites. En tout cas, cela a le pouvoir de tuer les courriers, de produire des glissements de terrain à travers les routes qu'ils empruntent, de faire naître de nouveaux concurrents, et même des monopoles d'État, qui détruisent leur empire. C'est leur fantôme du temps en train de mettre Thurn & Taxis le cul en l'air.

Au cours du siècle et demi suivant, la paranoïa recule, comme ils découvrent un Tristero séculier. Le pouvoir, la science universelle, une méchanceté implacable, attributs de ce qu'ils croyaient être un véritable principe historique - Zeitgeist - sont transférés à un ennemi humain. Si bien que, en 1795, on suggéra que Tristero avait monté toute la Révolution française, juste pour la proclamation du 9 Frimaire, An III, ratifiant la fin du monopole postal de Thurn & Taxis en France et dans les Pays-Bas.

- Mais à l'instigation de qui? demanda Œdipa. Vous avez lu cela quelque part?

- Et si personne n'en avait parlé? lui répondit Bortz.

Elle n'insista pas. Elle avait appris la prudence. Ainsi, elle n'avait pas demandé à Genghis Cohen si son comité d'experts avait fini par répondre au sujet des timbres qu'on leur avait envoyés. Elle savait que si elle retournait à Vesperhaven House pour parler au vieux monsieur Thoth de son grand-père, elle découvrirait qu'il était mort, lui aussi. Elle savait qu'elle aurait dû écrire à K. da Chingado, éditeur de l'édition de poche de The Courier's Tragedy, mais elle n'en fit rien, et elle ne demanda pas non plus à Bortz s'il l'avait fait, lui. Enfin, et c'était bien le pire, elle se surprit à faire des efforts inimaginables pour éviter de parler de Randolph Driblette. Chaque fois que venait la fille qui avait participé aux veillées funèbres, Œdipa trouvait un prétexte pour s'en aller. Elle sentait bien qu'elle était en train de trahir Driblette et de se trahir elle-même. Mais elle ne voulait pas aller plus loin, soucieuse comme elle l'était de ne pas voir sa révélation dépasser un certain point. De crainte sans doute de la voir l'engloutir. Quand Bortz lui demanda d'amener d'Amico, elle refusa, tout sec. Il n'en reparla plus, ni elle, bien entendu.

Elle retourna seule au Scope, un soir, angoissée: sur quoi allait-elle tomber? Elle y rencontra Mike Fallopian. Depuis une quinzaine, il se laissait pousser la barbe. Il portait une chemise vert olive à col boutonné, des treillis chiffonnés, et il était tête nue. Il était entouré de toute une cour d'admiratrices, ils buvaient des champagnes cocktails en braillant des chansons. Il vit soudain Œdipa, il lui fit un grand sourire et de grands gestes.

- Dites donc, fit remarquer Œdipa, vous avez l'air d'être sur le sentier de la guerre. Vous entraînez des rebelles dans les montagnes?

Des filles aux regards hostiles s'agrippaient à Fallopian.

Il éclata de dire:

- C'est un secret révolutionnaire. (Il repoussa à bout de bras deux de ses partisanes). Allez, allez-vous-en, vous toutes. Je veux parler avec elle. (Quand ils furent seuls sans personne pour les entendre, il fixa sur elle un regard intense, chargé de sympathie, d'un vague ennui, et peut-être d'un soupçon d'érotisme). Et cette quête, ça marche? demanda-t-il.

Elle lui fit un bref rapport. Il ne l'interrompit pas; son expression changeait lentement et restait mystérieuse pour elle. Cela l'inquiéta vaguement. Pour le piquer un peu, elle lui dit à brûle-pourpoint:

- Je me demande pourquoi, vous autres, vous n'utilisez pas le système.

- Sommes-nous les membres d'une société secrète? La société nous a-t-elle rejetés? demanda-t-il d'une voix douce.

- Je ne voulais pas dire...

- Peut-être ne les avons-nous pas encore trouvés, continua Fallopian, peut-être ne se sont-ils pas encore signalés à nous. Peut-être enfin utilisons-nous W.A.S.T.E., seulement c'est un secret.

C'est alors que la musique électronique commença à filtrer dans la pièce.

- Mais il y a aussi un autre angle.

Elle devina ce qu'il allait dire et se mit à grincer des molaires. C'était un tic qu'elle avait, depuis quelques jours.

- Vous êtes-vous jamais demandé, Œdipa, si l'on ne vous faisait pas marcher, si ce n'était pas une plaisanterie montée, par exemple, par Inverarity avant sa mort?

Oui, elle y avait bien songé. Mais elle avait obstinément refusé d'envisager cette hypothèse, ou sans s'y attarder trop, comme elle pensait à sa propre mort.

- Mais non, dit-elle, c'est ridicule.

Fallopian l'observait avec une certaine commisération.

- Vous devriez y penser, Œdipa, vraiment. Notez ce que vous ne pouvez nier. Les renseignements sûrs. Notez aussi ce que vous avez imaginé, et vos déductions, faites le bilan; au moins cela.

- Continuez, dit-elle d'un ton froid, pour voir.

Il sourit, essayant peut-être de sauver ce qui était silencieusement en train de se briser et dont le réseau de craquelures invisibles se propageait autour d'eux.

- Ne vous mettez pas en colère, lui dit-il.

- Et puis je devrais vérifier mes sources, n'est-ce pas? ajouta-t-elle avec un sourire.

Il ne répondit pas.

Elle se leva et se demanda si ses cheveux étaient bien en place, si elle avait l'air lasse ou énervée. Elle se demanda aussi s'ils avaient provoqué un scandale. Elle lui dit:

- Je savais bien que vous seriez différent, Mike, parce que, autour de moi, tout le monde a changé à mon égard. Mais jusqu'à présent, cela n'est pas allé jusqu'à la haine.

- On vous haïrait? demanda-t-il en riant; et il hocha la tête.

- Si vous avez besoin de brassards ou d'armes, Mike, essayez donc Winthrop Tremaine, de l'autre côté de l'autoroute. À la Renommée des vraies croix gammées. Vous direz que vous venez de ma part.

- Merci, nous sommes déjà en affaires.

Elle le laissa dans son uniforme cubain de fantaisie. Il regardait fixement le sol, attendant le retour de son harem.

Au fait, oui, et ses sources? Elle évitait soigneusement la question, c'est un fait. Un jour Genghis Cohen appela, il avait l'air très surexcité, et il lui demanda de venir immédiatement voir quelque chose qu'il venait de recevoir par la poste officielle, US Mail. Cela se révéla être un vieux timbre américain, marqué du cor postal à sourdine, avec comme devise WE AWAIT SILENT TRISTERO'S EMPIRE - Nous attendons l'empire de Tristero silencieux.

- Ainsi, c'est ce que ça veut dire, demanda Œdipa. Où l'avez-vous eu?

- Un ami, répondit Cohen, en feuilletant un vieux catalogue écorné de Scott, un ami de San Francisco.

Comme d'habitude, elle ne demanda ni le nom ni l'adresse de cet ami. Bizarre. Il n'arrivait pas à trouver ce timbre dans son catalogue.

- Tiens, le voici. Un addendum, regardez.

Au début du volume, on avait collé une fiche. Le timbre, sous la cote 163 L1, était reproduit, avec cette indication:

Tristero Rapid Post, San Francisco, California, et il aurait dû se trouver entre la cote 139 (The Third Avenue Post Office, of New York) et 140 (Union Post, New York). Œdipa, par une sorte d'intuition hallucinée, regarda la page de garde du volume, et elle tomba sur cette étiquette collée: Zapf's Used Books.

- Oui, précisa Cohen. J'y suis allé un jour pour voir Mr. Metzger, pendant que vous étiez dans le Nord. Vous voyez, c'est le catalogue de Scott réservé aux timbres américains; c'est un catalogue dont je ne me sers pas d'habitude, car je suis plutôt spécialisé dans les timbres européens ou coloniaux. Mais cela m'intéressait et...

- Bien sûr, dit Œdipa.

Tout le monde peut ajouter un addendum. Elle retourna à San Narciso jeter un autre coup d'œil à la liste des propriétés d'Inverarity. Naturellement, tout le centre commercial où se trouvaient la librairie de Zapf's et les surplus de Tremaine avaient appartenu à Pierce. Et pas seulement cela, mais le Tank Theatre également.

"OK, se dit Œdipa parcourant la pièce à grandes enjambées, l'angoisse au ventre, s'attendant à ce qu'il arrivât quelque chose de plutôt terrible. OK. C'est inévitable, n'est-ce pas?" Tout chemin d'accès à Tristero conduisait également à la succession Inverarity. Même Emory Bortz, avec son exemplaire des Pérégrinations de Blobb (acheté, lui dirait-il, si elle le demandait - cela ne faisait pour elle aucun doute - chez Zapf's), qui enseignait maintenant au San Narciso College, établissement largement subventionné par le disparu.

Que voulait dire tout cela? Cela signifiait-il que tous avaient été des créatures de Pierce Inverarity - Bortz, Metzger, Cohen, Driblette, Koteks, le marin tatoué de San Francisco, et le courrier de W.A.S.T.E. qu'elle avait suivi? Achetés? Ou bien loyaux, pour rien, pour le plaisir, en train de participer à une énorme farce qu'Inverarity avait montée pour elle, pour se moquer d'elle, pour lui faire peur, pour l'amélioration de son âme?

- Tu peux toujours te faire appeler Miles, Dean, Serge, Leonard, baby, conseilla-t-elle à son image renvoyée par son miroir dans le demi-jour de cet après-midi. De toute façon, on dirait que c'était de la paranoïa. Qui ça, on? Eux.

" Première hypothèse: tu es tombée, vraiment par hasard, et sans l'aide du LSD ou de différents alcaloïdes, sur une mine secrète d'une grande richesse, où les rêves ont une extraordinaire densité; un réseau grâce auquel un nombre X d'Américains communiquent vraiment entre eux, réservant leurs mensonges, la routine, l'étalage de leur pauvreté mentale, au système postal officiel; peut-être même sur la seule possibilité réelle d'échapper à la monotonie de la vie qui harcèle la tête de tous les Américains que tu connais, sans parler de toi, ma chérie.

" Deuxième hypothèse: c'est une hallucination.

" Troisième hypothèse: c'est un coup monté contre toi à grands frais, on a fabriqué pour cela de faux timbres, des livres anciens, on t'a soumise à une surveillance constante, on a fourré des cors de chasse partout dans San Francisco, il a fallu corrompre des bibliothécaires, il a fallu engager des acteurs professionnels et Pierce Inverarity sait quoi, le tout étant financé par cette succession d'une façon trop secrète ou trop compliquée pour qu'avec ton manque affligeant de connaissances juridiques tu y comprennes quelque chose, encore que tu sois exécutrice testamentaire, non, ça ne peut pas être une simple blague.

" Quatrième hypothèse: tu es en train d'imaginer tout un complot, auquel cas, ma pauvre Œdipa, tu es complètement cinglée, mais alors, complètement".

Voilà donc comment étaient les choses. Quatre possibilités qu'elle détestait toutes. Le mieux, ç'aurait encore été qu'elle fût folle, un point c'est tout. Elle resta assise pendant des heures, trop engourdie même pour boire, en train d'apprendre à respirer dans le vide. Car c'était bien le vide. Seigneur! Personne ne pouvait l'aider. Personne au monde. Ils étaient tous ou bien en train de suivre leur truc, ou bien fous, ou bien des ennemis en puissance, ou bien morts.

Or voilà que de vieux plombages dans ses dents se mirent à la tracasser. Elle passait des nuits entières allongée sur le dos à fixer le plafond que le ciel de San Narciso teintait en rose. Puis elle tombait dans un sommeil drogué qui pouvait durer dix-huit heures, et elle se réveillait, épuisée, à peine capable de se tenir debout. Quand elle rencontrait le vieux monsieur malin qui parlait vite et qui s'occupait maintenant de la succession, ses possibilités d'attention se mesuraient parfois en secondes, elle parlait peu mais éclatait très souvent d'un rire nerveux. Elle était prise de nausées subites qui duraient cinq ou dix minutes et provoquaient chez elle une intense détresse, avant de disparaître sans laisser de trace. Elle eut des maux de tête, des cauchemars, des règles douloureuses. Un jour, elle alla jusqu'à Los Angeles, elle choisit au hasard le nom d'un médecin dans l'annuaire, et elle alla lui raconter qu'elle croyait être enceinte. Elle prit rendez-vous pour des examens. Œdipa dit qu'elle s'appelait Grace Bortz, et n'alla pas au rendez-vous.

Genghis Cohen, jadis si timide, arrivait maintenant un jour sur deux avec ses trouvailles - la cote qu'il venait de découvrir dans un vieux catalogue Zumstein, un ami de la Royal Philatelic Society qui se souvenait vaguement d'avoir vu un cor postal avec une sourdine dans le catalogue d'une vente, à Dresde, en 1923; un autre jour, un texte manuscrit, que lui envoyait un ami de New York. C'était censé être la traduction d'un article paru en 1865 dans la célèbre Bibliothèque des timbrephiles de Jean-Baptiste Moens. On aurait dit un des drames en costumes de Bortz, sur un vaste schisme dans les rangs de Tristero pendant la Révolution française. D'après le journal intime (récemment découvert et décrypté) du comte Raoul-Antoine de Vouziers, marquis de Tour et Tassis, une partie de Tristero n'avait jamais accepté la chute du Saint Empire romain germanique, voyant dans la Révolution française une folie passagère. Se sentant obligés, en tant qu'aristocrates, d'aider Thurn & Taxis dans cette période difficile, ces gens firent des avances pour voir si la vieille maison souhaitait qu'on la soutînt financièrement. Ce qui eut pour effet de faire éclater Tristero. À une réunion qui se tint à Milan, la lutte fit rage pendant une semaine, il se créa des inimitiés éternelles, des familles se divisèrent, du sang fut versé. À la fin de cette réunion, la résolution pour soutenir Thurn Taxis ne fut finalement pas adoptée. De nombreux conservateurs, y voyant un jugement millénariste contre eux, mirent un terme à leur association avec Tristero. Avec une certaine insuffisance, l'article se terminait ainsi: C'est ainsi que l'organisation entra dans la pénombre d'une éclipse historique. À partir de la bataille d'Austerlitz jusqu'aux troubles de 1848, Tristero continua sa chute, ayant perdu presque tous les nobles patronages qui l'avaient soutenu. Ils en furent réduits à acheminer la correspondance des anarchistes. On relève parmi leurs activités leur présence en Allemagne à l'occasion de la malheureuse Assemblée de Francfort, à Buda-Pesth sur les barricades, peut-être même parmi les ouvriers horlogers du Jura, préparant ainsi la venue de M. Bakounine. Mais la plupart partirent pour l'Amérique en 1849-1850, où désormais ils doivent prêter leur concours à ceux qui souhaitent éteindre la flamme de la Révolution.

Avec beaucoup moins d'émoi qu'elle n'en aurait manifesté une semaine auparavant, Œdipa montra le document à Emory Bortz.

- Oui, dit-il, tous les réfugiés de Tristero arrivent en 1849 pleins d'espoir. Mais que trouvent-ils? (Il ne le demande pas vraiment, bien sûr, cela fait partie du jeu). Que trouvent-ils? Une situation troublée.

En effet, vers 1845, le gouvernement fédéral avait entrepris une vaste réforme postale, abaissant les tarifs, et ruinant ainsi la plupart des services postaux indépendants. Entre 1870 et 1880, tous les services privés qui essayèrent de lutter contre le gouvernement furent immédiatement écrasés. En 1849-1850, c'était bien le pire moment pour essayer de reprendre les activités interrompues en Europe.

- Aussi, continua Bortz, se contentèrent-ils de rester dans ce monde des conspirateurs. D'autres émigrants arrivaient en Amérique pour échapper à la tyrannie et trouver la liberté. Ils se fondent dans ce creuset. Survient la guerre de Sécession. La plupart, libéraux, s'engagent pour défendre l'Union. Pas Tristero, bien sûr. Ils n'ont fait, eux, que changer d'opposition. Vers 1861, ils sont parfaitement établis, et loin d'être supprimés. Le Pony Express défie les déserts, les sauvages et les serpents à sonnettes, Tristero donne à son personnel des cours accélérés de sioux et de langue apache. Déguisés en Indiens, leurs messagers se glissent furtivement vers l'Ouest. Ils ne vont pas tarder à atteindre la côte ouest, sans la moindre perte et sans une égratignure, tout leur effort maintenant étant de ne pas faire une ride, de se déguiser, de donner tous les signes extérieurs de la soumission.

- Et ce timbre de Cohen? WE AWAIT SILENT TRISTERO'S EMPIRE.

- Ils étaient plus ouverts dans leur jeunesse. Plus tard, quand la police fédérale se mit à leur tomber dessus, ils passèrent à des timbres presque conformes, mais pas tout à fait.

Œdipa les connaissait par cœur. Dans le 15 cents vert sombre, émission spéciale de 1893 pour la Columbian Exposition (" Christophe Colomb annonçant sa découverte"), les visages des trois courtisans qui reçoivent la nouvelle, dans l'angle droit du timbre, avaient été subtilement modifiés pour exprimer une frayeur incontrôlable. Dans le 3 cents, Mothers of America, émis pour la fête des Mères de 1934, les fleurs en bas à gauche du Portrait de la mère de l'artiste, par Whistler, avaient été remplacées par une dionée gobe-mouches, une belladone, un sumac vénéneux et diverses autres espèces qu'Œdipa ne connaissait pas. L'émission du centenaire, en 1947, pour commémorer la grande réforme qui, pour les compagnies privées, marqua le commencement de la fin, montrait un cavalier du Pony Express dont la tête était inclinée sous un angle inconnu parmi les vivants. Sur le timbre de 3 cents violet foncé, série normale de 1954, la statue de la Liberté avait un sourire légèrement menaçant. Le timbre émis à l'occasion de l'Exposition internationale de Bruxelles en 1958, et qui représente une vue aérienne du pavillon américain, montre, légèrement en dehors de la foule des minuscules visiteurs, la silhouette parfaitement nette d'un cavalier et de sa monture. Sans oublier le timbre des Pony Express que Cohen lui avait montré lors de sa première visite, le Lincoln 4 cents "US Potsage", le sinistre 8 cents Airmail de la poste aérienne qu'elle avait vu sur la lettre du marin tatoué à San Francisco.

- C'est intéressant, dit-elle, si l'article est authentique.

- Ce devrait être facile à vérifier, non? dit Bortz en la regardant droit dans les yeux. Pourquoi ne le faites-vous pas?

Elle eut de plus en plus mal aux dents, elle rêva que des voix désincarnées lui parlaient, et elle ne pouvait pas échapper à leur méchanceté, quelque chose allait surgir dans l'ombre grise des miroirs, des pièces vides la guettaient. Le gynécologue ordinaire aurait été bien incapable de diagnostiquer ce qu'elle couvait.

Un jour, Cohen lui téléphona pour lui annoncer que tout était arrangé pour la vente aux enchères de la collection de timbres ayant appartenu à Inverarity. Les "faux" Tristero devaient constituer le lot 49.

- Et il se passe quelque chose de curieux, Miss Maas, ajouta Cohen. Un enchérisseur par correspondance vient d'entrer en scène, dont personne n'a jamais entendu parler dans le coin. Et cela ne se produit pratiquement jamais.

- Un quoi?

Cohen lui expliqua qu'il y avait ceux qui assistaient aux enchères publiques en personne, et les enchérisseurs par correspondance, qui envoyaient leur enchère par la poste. Ces enchères étaient alors notées dans un livre à part. Et, comme c'était l'usage, la personnalité de l'inconnu ne serait pas dévoilée.

- Mais qu'est-ce qui vous fait penser qu'il s'agit d'un inconnu?

- C'est ce qu'on dit. Il s'est entouré de toutes sortes de mystères, et il a agi par l'entremise d'un intermédiaire, C. Morris Schrift, qui a une excellente réputation. Hier, Morris a pris contact avec les commissaires-priseurs pour leur dire que son client souhaitait examiner les faux en question, le lot 49, avant la vente. C'est tout à fait normal, si l'on sait qui c'est, et s'il s'engage à payer les frais de poste, l'assurance, et s'il renvoie les pièces dans un délai de vingt-quatre heures. Mais Morris a été incroyablement mystérieux, il a refusé de dire le nom de son client, etc. Tout ce qu'il a bien voulu dire, c'est qu'à son avis ce n'était pas quelqu'un de par ici. Alors, comme c'est une étude très conservatrice, ils ont refusé.

- Alors, qu'en pensez-vous? demanda Œdipa qui, bien sûr, avait déjà sa petite idée.

- Je me demande si notre mystérieux enchérisseur ne serait pas un envoyé de Tristero, dit Cohen. Il aurait vu la description du lot 49 dans le catalogue de la vente. Et il ne voudrait pas que les preuves matérielles de l'existence de Tristero tombent entre des mains profanes. Je me demande combien on va offrir.

Œdipa rentra à Echo Courts pour boire du bourbon en attendant le coucher du soleil et l'obscurité de la nuit. Quand il fit aussi noir que possible, elle alla rouler sur l'autoroute tous feux éteints, pour voir ce qui se passerait. Mais les anges veillaient sur elle. Juste avant minuit, elle se retrouva dans une cabine téléphonique, tout au fond d'un quartier désolé et obscur de San Narciso. Elle n'y avait jamais mis les pieds auparavant. Elle appela The Greek Way à San Francisco, et fit à la voix musicale qui lui répondit une description précise de l'inamorato anonyme à acné et à cheveux ras à qui elle avait parlé. Puis elle attendit, et sans raison elle sentit ses yeux se remplir de larmes. Pendant trente secondes, elle n'entendit que le cliquetis des verres, des éclats de rire, et la musique du juke-box. Puis sa voix.

- Arnold Snarb à l'appareil, dit-elle en sanglotant.

- J'étais dans les toilettes des petits garçons, car celles des messieurs étaient bondées.

En moins d'une minute, elle lui raconta tout ce qu'elle avait appris sur Tristero, et ce qui était arrivé à Hilarius, Mucho, Metzger, Driblette, Fallopian.

- Si bien, ajouta-t-elle, qu'il ne me reste que vous. Je ne sais pas comment vous vous appelez, et je ne veux pas le savoir. Mais il faut que je sache s'ils ont monté ça avec vous. Notre rencontre accidentelle, et l'histoire que vous m'avez racontée sur le cor postal. Parce que pour vous, c'est peut-être une blague, mais pour moi, ça a cessé d'en être une il y a quelques heures. Je me suis soûlée et j'ai roulé le long de ces autoroutes. La prochaine fois, je ferai peut-être ça de façon plus délibérée. Pour l'amour de Dieu, de la vie humaine, de ce que vous respectez, s'il vous plaît, aidez-moi.

- Arnold, commença-t-il.

Puis on entendit seulement le bruit du bar, pendant un long moment.

- C'est fini, dit-elle. Ils m'ont saturée. À partir de maintenant, je me retire. Vous êtes libre. Relâché. Vous pouvez me dire.

- C'est trop tard, dit-il.

- Pour moi?

- Pour moi.

Elle n'eut pas le temps de lui demander ce qu'il voulait dire, il avait déjà raccroché. Elle n'avait plus de monnaie. Avant qu'elle ait le temps d'en faire quelque part, il serait parti. Elle resta plantée entre le téléphone public et la voiture de location, complètement isolée dans la nuit. Elle voulut faire face à la mer, mais elle ne parvenait plus à s'orienter. Elle pivota sur un talon. Les montagnes avaient également disparu. Comme s'il ne pouvait pas y avoir de barrière entre elle et le reste du pays. San Narciso à ce moment-là perdit (la perte pure, instantanée, sphérique, un carillon d'acier inoxydable frappé d'un coup léger), dans les étoiles, perdit - ou abandonna - ce que ce lieu avait encore d'unique pour elle; et redevint sur-le-champ un simple nom qui se confondit avec l'immense manteau de l'Amérique. Pierce Inverarity était bien mort.

Elle suivit une voie de chemin de fer qui longeait l'autoroute. Des embranchements s'enfonçaient vers des usines. Peut-être avaient-elles également appartenu à Pierce. Mais même si tout San Narciso lui avait appartenu, cela présentait-il désormais le moindre intérêt? San Narciso était un nom; un incident parmi nos statistiques climatiques des rêves, et ce que devenaient les rêves parmi notre lumière accumulée de tous les jours, un instant dans la course des ouragans ou le moment où la tornade touche terre parmi les solennités plus élevées, plus continentales - des systèmes d'orages de souffrances et de besoins de groupes, des vents dominants d'abondance. La vraie continuité, c'était cela, San Narciso n'avait plus de frontières. Personne n'aurait d'ailleurs su les tracer. Plusieurs semaines auparavant, elle s'était mise de tout son cœur à essayer de donner un sens à ce qu'Inverarity avait laissé après sa mort: à aucun moment elle n'avait soupçonné que cet héritage, c'était l'Amérique.

Œdipa Maas pouvait-elle être l'héritière d'Inverarity? Etait-ce dans son testament? Codé peut-être, à l'insu de Pierce lui-même, alors qu'il était déjà trop enfoncé dans sa propre expansion, une visite, une instruction lucide? Elle n'arrivait plus à retrouver aucune image du disparu, une image qu'elle aurait pu habiller, interroger, mais elle n'en perdait pas pour autant la compassion que lui avaient inspirée ses tentatives pour extirper de ce cul-de-sac cette énigme qu'il avait créée par ses propres efforts.

Il n'avait jamais parlé affaires avec elle, mais elle savait qu'il s'agissait d'une fraction de lui-même qui jamais ne tomberait juste, qui se prolongerait éternellement au-delà de toute décimale qu'elle pourrait nommer. L'amour qu'elle avait éprouvé pour lui était resté disproportionné par rapport au besoin qu'il éprouvait de posséder de la terre, de la transformer, de faire naître de nouveaux horizons, des antagonismes personnels, des taux de croissance. Un jour, il lui avait confié: "Il ne faut pas s'arrêter, c'est tout le secret, ne jamais s'arrêter". En écrivant ce testament, avec ce spectre qui se dressait devant lui, il avait dû comprendre comment tout cela finirait. Peut-être n'avait-il rédigé ce testament que pour tourmenter une ancienne maîtresse, cyniquement sur sa fin, en abandonnant tout espoir. Chez lui, l'amertume pouvait atteindre ces profondeurs. Elle n'en savait rien. Peut-être avait-il lui aussi découvert Tristero, et l'avait-il noté en code dans ce testament, en lui faisant acquérir juste suffisamment d'évidence pour qu'elle le découvrît. Et pourquoi n'aurait-il pas essayé de se survivre, sous la forme d'une simple paranoïa: simple conspiration contre quelqu'un qu'il aimait? Une telle perversité serait-elle trop pour la mort elle-même? Avait-il finalement imaginé un procédé trop subtil pour que le sombre ange de la mort en devine les délicatesses, avec sa tête de vice-président sans humour? Quelque chose avait-il pu se glisser à travers, et Inverarity avait-il réussi en cela à vaincre la mort?

Cependant, il restait encore cette autre possibilité, se disait-elle, tout en trébuchant sur le ballast et les traverses, que tout cela fût vrai? Si Inverarity était mort, un point c'est tout? Si Tristero existait, si elle l'avait découvert par hasard? Si San Narciso et son lotissement n'étaient pas différents des autres villes, des autres lotissements? Elle aurait pu alors découvrir Tristero n'importe où dans sa République, dans cent passages mal éclairés, cent aliénations, si seulement elle avait regardé. Elle s'arrêta une minute entre les rails d'acier, elle redressa la tête comme pour humer l'air qui l'entourait. Elle devenait consciente de la présence dure des rails sur lesquels elle se tenait - comme si elle avait vu projetée dans le ciel la carte immense d'un réseau qui se prolongeait et prenait toute sa vérité dans la nuit infinie qui l'entourait. Elle se souvenait maintenant de vieilles voitures Pullman abandonnées là où l'argent était venu à manquer - ou les clients - en rase campagne au milieu des terres cultivées, avec du linge qui pendait sur des cordes et de la fumée qui s'élevait paresseusement dans des tuyaux de poêle enfilés bout à bout. Les squatters installés là communiquaient-ils avec d'autres, grâce à Tristero? Contribuaient-ils à prolonger une privation d'héritage qui durait depuis trois cents ans? Sûrement avaient-ils oublié ce que Tristero aurait dû hériter; comme Œdipa le ferait peut-être un jour. Que restait-il à hériter? Cette Amérique qui se trouvait codée dans le testament d'Inverarity, à qui appartenait-elle? Elle pensa à des wagons de marchandises immobilisés, où les gosses assis par terre, heureux comme Baptiste, chantaient en chœur le refrain des chansons que leur mère écoutait sur son transistor; à d'autres squatters, dressant des tentes derrière les vastes réclames le long des autoroutes, ou bien endormis dans les cimetières de voitures, à l'abri dans des carcasses de vieilles Plymouth, ou même qui n'hésitaient pas à passer la nuit en haut d'un poteau télégraphique dans les tentes qu'y installent les poseurs de ligne, comme des chenilles dans leur cocon, à se balancer dans une toile d'araignée de fils téléphoniques, au sein d'un écheveau de fils de cuivre, celui du miracle séculaire des communications, sans se soucier du voltage qui filait tout au long de ces kilomètres de métal, transportant des milliers de messages à travers la nuit. Elle se souvint de ces errants qu'elle avait écoutés, des Américains qui parlaient la langue avec beaucoup de soin, en érudits, comme des exilés venus d'un autre monde invisible mais qui aurait été le double fantomatique du pays béni où elle vivait. Et ces ombres qui sillonnent les routes, la nuit, et qui surgissent tout à coup dans la lumière des phares, mais ils ne lèvent pas les yeux, et ils sont trop loin d'une ville quelconque pour aller vraiment quelque part. Et ces voix avant et après celle du mort, et qui avaient téléphoné au hasard pendant les heures les plus lentes, les plus sombres, à la recherche (parmi les dix millions de possibilités du cadran) d'un Autre magique, qui apparaîtrait parmi les claquements des relais du central, et la litanie monotone des insultes, des mots orduriers, des mots d'amour, dont la répétition brutale devait un jour faire naître, enfin reconnu, le Mot.

Combien étaient-ils à connaître le secret de Tristero, et son exil? Et que dirait le magistrat chargé du dossier si elle s'avisait de partager une partie de l'héritage entre eux tous, tous ces anonymes, en guise de premier acompte? Mon Dieu. Il lui dégringolerait dessus en moins d'une microseconde, il la priverait de sa fonction légale, on la traiterait de tous les noms, elle serait considérée dans tout l'Orange County comme une redistributionniste, une rouge, le vieux monsieur de chez Warpe, Wistfull, Kubitschek & McMingus serait nommé administrateur de bonis non - et c'en serait fini du code, des constellations, du légataire-fantôme. Comment savoir? Un jour, peut-être serait-elle finalement poursuivie, contrainte de rallier Tristero, si toutefois cela existait - dans son existence crépusculaire, hautaine, disponible. C'était cette attente qui comptait le plus; pas tant par la possibilité qu'elle offrait de changer le pays qui avait accepté San Narciso comme une épine dans la plus tendre de sa chair, sans la moindre protestation: plutôt (ou au moins) dans l'attente d'une symétrie de choix qui, tout à coup, dévierait. Elle savait tout sur le tiers exclu: c'était véritablement de la merde, à éviter à tout prix, mais comment expliquer la situation ici, avec au départ de telles possibilités de diversité? C'était maintenant comme si l'on avançait entre les matrices d'un gigantesque ordinateur binaire, les zéros et les numéros un par paires, et se balançant comme des mobiles à droite et à gauche, peut-être à l'infini. Derrière ces rues en forme de hiéroglyphes, il y avait soit un sens transcendantal, soit tout simplement la terre. Dans les chansons que chantaient Miles, Dean, Serge et Leonard, se trouvait soit une fraction de la beauté terrible de la vérité (c'est du moins ce que croyait Mucho), soit un spectre. Que Tremaine, le marchand de croix gammées eût échappé à l'holocauste, c'était soit une injustice, soit l'absence de vent; les os des GI's au fond du lac Inverarity étaient là soit pour quelque raison qui avait son importance dans le monde, soit simplement pour la joie des plongeurs et des fumeurs de cigarettes. Les numéros un et les zéros. C'est ainsi que les choses se passent. À Vesperhaven House, ou bien on parvenait à un accord dans une certaine dignité, avec l'ange de la mort, ou bien alors c'était tout bonnement la mort et la routine de ses préparations quotidiennes. Une autre signification derrière l'évidence, ou rien. Œdipa dans l'extase orbitale d'une paranoïa véritable, ou le vrai Tristero. Car, ou il existait un Tristero derrière l'apparence de cet héritage que constituait l'Amérique, ou bien il y avait juste l'Amérique. Et alors, s'il y avait seulement l'Amérique, la seule façon pour Œdipa de continuer à vivre en y ayant sa place, c'était de faire franchement demi-tour et de s'enfoncer, étrangère, au creux de son sillon, dans la paranoïa.

Le lendemain, avec le courage du désespoir, elle entra en contact avec C. Morris Schrift, et elle l'interrogea à propos de son mystérieux client.

- Il a décidé d'assister en personne à la vente, lui dit Schrift, et ce fut tout.

Il ajouta finalement:

- Vous le rencontrerez peut-être là.

Oui, pourquoi pas.

Cette vente eut finalement lieu un dimanche après-midi, dans ce qui était peut-être le plus vieux bâtiment de San Narciso, car il datait d'avant la Seconde Guerre mondiale. Œdipa arriva avec quelques minutes d'avance, et c'est là que, debout au milieu du plancher de séquoia luisant, dans l'odeur de la cire et du papier, elle tomba sur Genghis Cohen, qui eut soudain l'air vraiment très embarrassé.

- N'y voyez pas un conflit d'intérêts, dit-il de sa voix lente. Il y avait quelques très jolis timbres triangulaires du Mozambique, et je n'ai pas pu y résister. Puis-je me permettre de vous demander si vous êtes venue pour participer aux enchères, Miss Maas?

- Non, je suis seulement la mouche du coche.

- Nous avons de la chance. Loren Passerine, le meilleur commissaire-priseur dans tout l'Ouest, procédera aujourd'hui à la vente à la criée.

- La quoi?

- On dit qu'un commissaire-priseur procède à la criée.

- Votre braguette est ouverte, murmura Œdipa.

Elle ne savait pas trop ce qu'elle allait faire quand elle verrait se révéler l'enchérisseur en personne. Elle pourrait peut-être provoquer un scandale suffisamment violent pour faire rappliquer les flics. Comme ça, on saurait qui était le bonhomme. Elle resta debout dans une tache de soleil, les grains de poussière tournoyaient en scintillant, elle avait froid, elle se demandait si elle supporterait l'épreuve jusqu'au bout.

- Bon, il faut y aller, dit Genghis Cohen, en lui offrant son bras.

Dans la salle où avait lieu la vente, les messieurs à l'air méchant, avec leurs visages blafards, portaient des costumes de mohair noir. Ils la regardèrent entrer, en s'efforçant tous de dissimuler leurs pensées. Loren Passerine, sur son estrade, semblait manier des marionnettes. Il avait les yeux brillants, un sourire de professionnel. Il la dévisagea en souriant, avec l'air de dire: tiens, je suis surpris que vous soyez venue. Œdipa resta assise là toute seule au fond de la pièce, à regarder fixement leurs nuques, en essayant de deviner laquelle était sa cible, son ennemi, peut-être sa preuve. Un assistant ferma la lourde porte qui donnait sur le hall par où entrait le soleil. Elle entendit claquer une serrure; l'écho de ce bruit se prolongea longtemps. Passerine étendit les bras, comme le grand prêtre d'un culte disparu - ou peut-être un ange en train de descendre sur la terre. Le commissaire-priseur se racla la gorge. Et Œdipa se cala confortablement, en attendant la vente à la criée du lot 49.

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