XVIII

– Faudrait peut-être que je téléphone à Marceline, dit Gabriel.

Les autres continuèrent à boire leur crème en silence.

– Ça va chier, dit le loufiat à mi-voix.

– On vous a pas sonné, répliqua la veuve Mouaque.

– Je vais te rapporter où je t'ai pris, dit Gridoux.

– Ça va ça va, dit le loufiat, y a plus moyen de plaisanter.

Gabriel revenait.

– C'est marant, qu'il dit. Ça répond pas. Il voulut boire son crème.

– Merde, ajouta-t-il, c'est froid.

Il le reposa sur le zinc, écœuré.

Gridoux alla regarder.

– Ils s'approchent, qu'il annonça.

Abandonnant le zinc, les autres se groupèrent autour de lui, sauf le loufiat qui se camoufla sous la caisse.

– Ils ont pas l'air content, remarqua Gabriel.

– C'est rien chouette, murmura Zazie.

– J'espère que Laverdure aura pas d'ennuis, dit Turandot. Il a rien fait, lui.

– Et moi alors, dit la veuve Mouaque. Qu'est-ce que j'ai fait, moi?

– Vous irez rejoindre votre Trouscaillon, dit Gridoux en haussant les épaules.

– Mais c'est lui! s'écria-t-elle.

Enjambant le tas des déconfits qui formaient une sorte de barricade devant l'entrée d'Aux Nyctalopes, la veuve Mouaque manifesta l'intention de se précipiter vers les assaillants qui s'avançaient avec lenteur et précision. Une bonne poignée de balles de mitraillette coupa court à cette tentative. La veuve Mouaque, tenant ses tripes dans ses mains, s'effondra.

– C'est bête, murmura-t-elle. Moi qu'avais des rentes.

Et elle meurt.

– Ça se gâte, fit remarquer Turandot. Pourvu que Laverdure attrape pas un mauvais coup.

Zazie s'était évanouie.

– Ils devraient faire attention, dit Gabriel furieux. Y a des enfants.

– Tu vas pouvoir leur faire tes observations, dit Gridoux. Les vlà.

Ces messieux, fortement armés, se trouvaient maintenant tout simplement de l'autre côté des vitres, défense d'autant plus faible qu'elles avaient en majeure partie valsé durant la précédente bagarre. Ces messieux, fortement armés, s'arrêtèrent en ligne, au milieu du trottoir. Un personnage, le pébroque accroché à son bras, se détacha de leur groupe et, enjambant le cadavre de la veuve Mouaque, pénétra dans la brasserie.

– Tiens, firent en chœur Gabriel, Turandot, Gridoux et Laverdure.

Zazie était toujours évanouie.

– Oui, dit l'homme au pébroque (neuf), c'est moi, Aroun Arachide. Je suis je, celui que vous avez connu et parfois mal reconnu. Prince de ce monde et de plusieurs territoires connexes, il me plaît de parcourir mon domaine sous des aspects variés en prenant les apparences de l'incertitude et de l'erreur qui, d'ailleurs, me sont propres. Policier primaire et défalqué, voyou noctinaute, indécis pourchasseur de veuves et d'orphelines, ces fuyantes images me permettent d'endosser sans crainte les risques mineurs du ridicule, de la calembredaine et de l'effusion sentimentale (geste noble en direction de feu la veuve Mouaque). A peine porté disparu par vos consciences légères, je réapparais en triomphateur, et même sans aucune modestie. Voyez! (Nouveau geste non moins noble, mais englobant cette fois-ci l'ensemble de la situation.)

– Tu causes, tu causes, dit Laverdure, c'est…

– En voilà un qui me paraît bon pour la casserole, dit Trouscaillon pardon: Aroun Arachide.

– Jamais! s'écrie Turandot en serrant la cage sur son cceur. Plutôt périr!

Sur ces mots, il commence à s'enfoncer dans le sol ainsi d'ailleurs que Gabriel, Zazie et Gridoux. Le monte-charge descend le tout dans la cave d'Aux Nyctalopes. Le manipulateur du monte-charge, plongé dans l'obscurité, leur dit doucement, mais avec fermeté, de le suivre et de se grouiller. Il agitait une lampe électrique, signe à la fois de ralliement et des vertus de la pile qui l'entretenait. Tandis qu'au rez-de-chaussée, les messieux fortement armés, sous le coup de l'émotion, se laissaient partir des rafales de mitraillette entre les jambes, le petit groupe suivant l'injonction et la lumière susdites se déplaçait avec une notable rapidité entre les casiers bourrés de bouteilles de muscadine et de grenadet. Gabriel portait Zazie toujours évanouie, Turandot Laverdure toujours maussade et Gridoux ne portait rien.

Ils descendirent un escalier, puis ils franchirent le seuil d'une petite porte et ils se trouvèrent dans un égout. Un peu plus loin, ils franchirent le seuil d'une autre petite porte et ils se trouvèrent dans un couloir aux briques vernissées, encore obscur et désert.

– Maintenant, dit doucement le lampadophore, si on veut pas se faire repérer, il faut partir chacun de son côté. Toi, ajouta-t-il à l'intention de Turandot, t'auras du mal avec ton zoizo.

– Je vais le peindre en noir, dit Turandot d'un air sombre.

– Tout ça, dit Gabriel, c'est pas marant.

– Sacré Gabriel, dit Gridoux, toujours le mot pour rire.

– Moi, dit le lampadophore, je ramène la petite. Toi aussi, Gabriel, t'es un peu visible. Et puis j'ai pris sa valoche avec moi. Mais j'ai dû oublier des choses. J'ai fait vite.

– Raconte-moi ça.

– C'est pas le moment.

Les lampes s'allumèrent.

– Ça y est, dit doucement l'autre. Le métro remarche. Toi, Gridoux, prends la direction Étoile et toi, Turandot, la direction Bastille.

– Et on se démerde comme on peut? dit Turandot.

– Sans cirage sous la main, dit Gabriel, va falloir que tu fasses preuve d'imagination.

– Et si je me mettais dans la cage, dit Turandot, et que ce soit Laverdure qui me porte?

– C'est une idée.

– Moi, dit Gridoux, je rentre chez moi. La cordonnerie est, heureusement, une des bases de la société. Et qu'est-ce qui distingue un cordonnier d'un autre cordonnier?

– C'est évident.

– Alors au revoir, les gars! dit Gridoux.

Et il s'éloigna dans la direction Étoile.

– Alors au revoir, les gars! dit Laverdure.

– Tu causes, tu causes, dit Turandot, c'est tout ce que tu sais faire.

Et ils s'envolèrent dans la direction Bastille.

Загрузка...