XI

A la terrasse du Café des Deux Palais, Gabriel, vidant sa cinquième grenadine, pérorait devant une assemblée dont l'attention semblait d'autant plus grande que la francophonie y était plus dispersée.

– Pourquoi, qu'il disait, pourquoi qu'on supporterait pas la vie du moment qu'il suffit d'un rien pour vous en priver? Un rien l'amène, un rien l'anime, un rien la mine, un rien l'emmène. Sans ça, qui supporterait les coups du sort et les humiliations d'une belle carrière, les fraudes des épiciers, les tarifs des bouchers, l'eau des laitiers, l'énervement des parents, la fureur des professeurs, les gueulements des adjudants, la turpitude des nantis, les gémissements des anéantis, le silence des espaces infinis, l'odeur des choux-fleurs ou la passivité des chevaux de bois, si l'on ne savait que la mauvaise et proliférante conduite de quelques cellules infimes (geste) ou la trajectoire d'une balle tracée par un anonyme involontaire irresponsable ne viendrait inopinément faire évaporer tous ces soucis dans le bleu du ciel. Moi qui vous cause, j'ai bien souvent gambergé à ces problèmes tandis que vêtu d'un tutu je montre à des caves de votre espèce mes cuisses naturellement assez poilues il faut le dire mais professionnellement épilées. Je dois ajouter que si vous en esprimez le désir, vous pouvez assister à ce spectacle dès ce soir.

– Hourra! s'écrièrent les voyageurs de confiance.

– Mais, dis-moi, tonton, tu fais de plus en plus recette.

– Ah te voilà, toi, dit Gabriel tranquillement. Eh bien, tu vois, je suis toujours en vie et même en pleine prospérité.

– Tu leur as montré la Sainte-Chapelle?

– Ils ont eu du pot. C'était en train de fermer, on a juste eu le temps de faire un cent mètres devant les vitraux. Comme ça (geste) d'ailleurs, les vitraux. Ils sont enchantés (geste), eux. Pas vrai my gretchen lady?

La touriste élue acquiesça, ravie.

– Hourra! crièrent les autres.

– Sus aux guidenappeurs, ajouta la veuve Mouaque suivie de près par Trouscaillon.

Le flicmane s'approcha de Gabriel et, s'inclinant respectueusement devant lui, s'informa de l'état de sa santé. Gabriel répondit succinctement qu'elle était bonne. L'autre alors poursuivit son interrogatoire en abordant le problème de la liberté. Gabriel assura son interlocuteur de l'étendue de la sienne, que de plus il jugeait à sa convenance. Certes, il ne niait pas qu'il y ait eu tout d'abord une atteinte non contestable à ses droits les plus imprescriptibles à cet égard, mais, finalement, s'étant adapté à la situation, il l'avait transformée à tel point que ses ravisseurs étaient devenus ses esclaves et qu'il disposerait bientôt de leur libre arbitre à sa guise. Il ajouta pour conclure qu'il détestait que la police fourrât son nez dans ses affaires et, comme l'horreur que lui inspiraient de tels agissements n'était pas loin de lui donner la nausée, il sortit de sa poche un carré de soie de la couleur du lilas (celui qui n'est pas blanc) niais imprégné de Barbouze, le parfum de Fior, et s'en tamponna le tarin.

Trouscaillon, empesté, s'escusa, salua Gabriel en se mettant au garde-à-vous, egzécuta le demi-tour réglementaire, s'éloigna, disparut dans la foule accompagné par la veuve Mouaque qui le pourchasse au petit trot.

– Comment que tu l'as mouché, dit Zazie à Gabriel en se faisant une place à côté de lui. Pour moi, ce sera une glace fraise-chocolat.

– Il me semble que j'ai déjà vu sa tête quelque part, dit Gabriel.

– Maintenant que voilà la flicaille vidée, dit Zazie, tu vas peut-être me répondre. Es-tu un hormosessuel ou pas?

– Je te jure que non.

Et Gabriel étendit le bras en crachant par terre, ce qui choqua quelque peu les voyageurs. Il allait leur espliquer ce trait du folclore gaulois, quand Zazie, le prévenant dans ses intentions didactiques, lui demanda pourquoi dans ce cas-là le type l'avait accusé d'en être un.

– Ça recommence, gémit Gabriel.

Les voyageurs, comprenant vaguement, commençaient à trouver que ça n'était plus drôle du tout et se consultèrent à voix basse et dans leurs idiomes natifs. Les uns étaient d'avis de jeter la fillette à la Seine, les autres de l'emballer dans un plède et de la mettre en consigne dans une gare quelconque après l'avoir gavée de ouate pour l'insonoriser. Si personne ne voulait sacrifier de couverture, une valise pourrait convenir, en tassant bien.

Inquiet de ces conciliabules, Gabriel se décide à faire quelques concessions.

– Eh bien, dit-il, je t'espliquerai tout ce soir. Mieux même tu verras de tes propres yeux.

– Je verrai quoi?

– Tu verras. C'est promis.

Zazie haussa les épaules.

– Les promesses, moi…

– Tu veux que je crache encore un coup par terre?

– Ça suffit. Tu vas postillonner dans ma glace.

– Alors maintenant fous-moi la paix. Tu verras, c'est promis.

– Qu'est-ce qu'elle verra, cette petite? Demanda Fédor Baianovitch qui avait fini par régler son tamponnement avec le Sanctimontronais lequel d'ailleurs avait manifesté une forte envie de disparaître du coin.

Il s'installe à son tour près de Gabriel et les voyageurs lui firent respectueusement place.

– Je l'emmène ce soir au Mont-de-piété, répondit Gabriel (geste), et les autres aussi.

– Minute, dit Fédor Baianovitch, ça fait pas partie du programme. Moi faut que je les couche de bonne heure, car ils doivent partir demain matin pour Gibraltar aux anciens parapets. Tel est leur itinéraire.

– En tout cas, dit Gabriel, ça leur plaît.

– Ils se rendent pas compte de ce qui les attend, dit Fédor Baianovitch.

– Ça sera un souvenir pour eux, dit Gabriel.

– Pour moi zossi, dit Zazie qui poursuivait méthodiquement des expériences sur les saveurs comparées de la fraise et du chocolat.

– Oui mais, dit Fédor Baianovitch, qu'est-ce qui paiera au Mont-de-piété? Ils marcheront pas pour un supplément.

– Je les ai bien en mains, dit Gabriel.

– A propos, lui dit Zazie, je crois que c'est en train de me revenir la question que je voulais te poser.

– Eh bien tu repasseras, dit Fédor Balanovitch. Laisse causer les hommes.

Impressionnée, Zazie la boucla. Comme un loufiat passait d'aventure, Fédor Baianovitch lui dit:

– Pour moi, ce sera un jus de bière.

– Dans une tasse ou en boîte? demanda le garçon.

– Dans un cercueil, répondit Fédor Balanovitch qui fit signe au loufîat qu'il pouvait disposer;

– Celle-là, elle est suprême, se risque à dire Zazie. Même le général Vermot aurait pas trouvé ça tout seul.

Fédor Balanovitch ne porte aucune attention aux propos de la mouflette.

– Alors, comme ça, qu'il demande à Gabriel, tu crois qu'on pourrait leur imposer une surcharge?

– Puisque je te dis que je les ai en mains. Faut en profiter. Tiens, par egzemple, où tu les emmènes dîner?

– Ah! c'est qu'on les soigne. Ils ont droit au Buisson d'Argent. Mais c'est payé directement par l'agence.

– Regarde. Moi, je connais une brasserie boulevard Turbigo où ça coûtera infiniment moins cher. Toi, tu vas voir le patron de ton restau de luxe et tu te fais rembourser quelque chose sur ce qu'il touchera de l'agence, c'est tout profit pour tout le monde et, par-dessus le marché là où je te les emmènerai, qu'est-ce qu'ils se régaleront pas. Naturellement on paiera ça avec le supplément qu'on va leur demander pour le Mont-de-piété. Quant à la ristourne de l'autre restau, on se la partage.

– Vzêtes des ptits rusés tous les deux, dit Zazie.

– Ça alors, dit Gabriel, c'est de la pure méchanceté. Moi tout ce que je fais, c'est pour leur (geste) plaisir.

– On pense qu'à ça, dit Fédor Baianovitch. Qu'à ce qu'ils s'en aillent avec un souvenir inoubliable de st'urbe inclite qu'on vocite Parouart. Afin qu'ils y reviennent.

– Eh bien tout est pour le mieux, dit Gabriel. En attendant le dîner, ils espérimenteront le sous-sol de la brasserie: quinze billards, vingt pimpons. Unique à Paris.

– Ça sera un souvenir pour eux, dit Fédor Balanovitch.

– Pour moi zossi, dit Zazie. Car pendant ce temps-là j'irai me promener.

– Pas sur le Sébasto surtout, dit Gabriel affolé.

– T'en fais pas, dit Fédor Balanovitch, elle doit avoir de la défense.

– N'empêche que sa mère me l'a pas confiée pour qu'elle traîne entre les Halles et le Château d'Eau.

– Je ferai juste les cent pas devant ta brasserie, dit Zazie conciliante.

– Raison de plus pour qu'on croie que tu fais le tapin, s'esclama Gabriel épouvanté. Surtout avec tes bloudjinnzes. Y a des amateurs.

– Y a des amateurs de tout, dit Fédor Balanovitch en homme qui connaît la vie.

– C'est pas gentil pour moi, ça, dit Zazie en se tortillant.

– Si maintenant elle se met à te faire du charme, dit Gabriel, on aura tout vu.

– Pourquoi? demanda Zazie. C'est un hormo?

– Tu veux dire un normal, rectifia Fédor Balanovitch. Suprême, celle-là, n'est-ce pas tonton?

Et il tapa sur la cuisse de Gabriel qui se trémoussa. Les voyageurs les regardaient avec curiosité.

– Ils doivent commencer à s'emmerder, dit Fédor Balanovitch. Il serait temps que tu les emmènes à tes billards pour les distraire un chouïa. Pauvres innocents qui croient que c'est ça, Paris.

– Tu oublies que je leur ai montré la Sainte-Chapelle, dit Gabriel fièrement.

– Nigaud, dit Fédor Baîanovitch qui connaissait à fond la langue française étant natif de Bois-Colombes. C'est le Tribunal de commerce que tu leur as fait visiter.

– Tu me fais, marcher, dit Gabriel incrédule. T'en es sûr?

– Heureusement que Charles est pas là, dit Zazie. Ça se compliquerait.

– Si c'était pas la Sainte-Chose, dit Gabriel, en tout cas, c'était bien beau.

– Sainte-Chose??? Sainte-Chose??? demandèrent, inquiets, les plus francophones d'entre les voyageurs.

– La Sainte-Chapelle, dit Fédor Balanovitch. Un joyau de l'art gothique.

– Comme ça (geste), ajouta Gabriel.

Rassurés, les voyageurs sourirent.

– Alors? dit Gabriel. Tu leur espliques?

Fédor Balanovitch cicérona la chose en plusieurs idiomes.

– Eh bien, dit Zazie d'un air connaisseur, il est fortiche le Slave.

D'autant plus que les voyageurs manifestaient leur accord en sortant leur monnaie avec enthousiasme, témoignant ainsi et du prestige de Gabriel et de l'amplitude des connaissances linguistiques de Fédor Balanovitch.

– C'est justement ça, ma deuxième question dit Zazie. Quand je t'ai retrouvé aux pieds de la tour Eiffel, tu parlais l'étranger aussi bien que lui. Qu'est-ce qui t'avait pris? Et pourquoi que tu recommences plus?

– Ça, dit Gabriel, je peux pas t'espliquer. C'est des choses qu'arrivent on sait pas comment. Le coup de génie, quoi.

Il finit son verre de grenadine.

– Qu'est-ce que tu veux, les artisses, c'est comme ça.

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