II

– C'est là, dit Gabriel.

Zazie examine la maison. Elle ne communique pas ses impressions.

– Alors? demanda Gabriel. Ça ira?

Zazie fit un signe qui semblait indiquer qu'elle réservait son opinion.

– Moi, dit Charles, je passe voir Turandot, j'ai quelque chose à lui dire.

– Compris, dit Gabriel.

– Qu'est-ce qu'il y a à comprendre? Demanda Zazie.

Charles descendit les cinq marches menant du trottoir au café-restaurant La Cave, poussa la porte et s'avança jusqu'au zinc en bois depuis l'occupation.

– Bonjour, meussieu Charles, dit Mado Ptits-pieds qui était en train de servir un client.

– Bonjour, Mado, répondit Charles sans la regarder.

– C'est elle? demanda Turandot.

– Gzactement, répondit Charles.

– Elle est plus grande que je croyais.

– Et alors?

– Ça me plaît pas. Je l'ai dit à Gaby, pas d'histoires dans ma maison.

– Tiens, donne-moi un beaujolais.

Turandot le servit en silence, d'un air méditatif. Charles éclusa son beaujolais, s'essuya les moustaches du revers de la main, puis regarda distraitement dehors. Pour ce faire, il fallait lever la tête et on ne voyait guère que des pieds, des chevilles, des bas de pantalon, parfois, avec de la chance, un chien complet, un basset. Accrochée près du vasistas, une cage hébergeait un perroquet triste. Turandot remplit le verre de Charles et s'en verse une lichée. Mado Ptits-pieds vint se mettre derrière le comptoir, à côté du patron et brise le silence.

– Meussieu Charles, qu'elle dit, vzètes zun mélancolique.

– Mélancolique mon cul, réplique Charles.

– Eh bien vrai, s'écria Mado Ptits-pieds, vous êtes pas poli aujourd'hui.

– Ça me fait marer, dit Charles d'un air sinistre. C'est comme ça qu'elle cause, la mouflette.

– Je comprends pas, dit Turandot pas à l'aise du tout.

– C'est bien simple, dit Charles. Elle peut pas dire un mot, cette gosse, sans ajouter mon cul après.

– Et elle joint le geste à la parole? Demanda Turandot.

– Pas encore, répondit gravement Charles, mais ça viendra.

– Ah non, gémit Turandot, ah ça non.

Il se prit la tête à deux mains et fit le futile simulacre de se la vouloir arracher. Puis il continua son discours en ces termes:

– Merde de merde, je veux pas dans ma maison d'une petite salope qui dise des cochoncetés comme ça. Je vois ça d'ici, elle va pervertir tout le quartier. D'ici huit jours…

– Elle reste que deux trois jours, dit Charles.

– C'est de trop! cria Turandot. En deux trois jours, elle aura eu le temps de mettre la main dans la braguette de tous les vieux gâteux qui m'honorent de leur clientèle. Je veux pas d'histoires, tu entends, je veux pas d'histoires.

Le perroquet qui se mordillait un ongle, abaissa son regard et, interrompant sa toilette, il intervint dans la conversation.

– Tu causes, dit Laverdure, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.

– Il a bien raison, dit Charles. Après tout, c'est pas à moi qu'il faut raconter tes histoires.

– Je l'emmerde, dit Gabriel affectueusement, mais je me demande pourquoi tu as été lui répéter les gros mots de la ptite.

– Moi je suis franc, dit Charles. Et puis, tu pourras pas cacher que ta nièce elle est drôlement mal élevée. Réponds-moi, est-ce que tu parlais comme ça quand t'étais gosse?

– Non, répond Gabriel, mais j'étais pas une petite fille.

– A table, dit doucement Marceline en apportant la soupière. Zazie, crie-t-elle doucement, à table.

Elle se met à verser doucement des contenus de louche dans les assiettes.

– Ah ah, dit Gabriel avec satisfaction, du consommé.

– N'egzagérons rien, dit doucement Marceline.

Zazie vient enfin les rejoindre. Elle s'assied l'œil vide, constatant avec dépit qu'elle a faim.

Après le bouillon, il y avait du boudin noir avec des pommes savoyardes, et puis après du foie gras (que Gabriel ramenait du cabaret, il pouvait pas s'en empêcher, il avait le foie gras aussi bien à droite qu'à gauche), et puis un entremets des plus sucrés, et puis du café réparti par tasses, café bicose Charles et Gabriel tous deux bossaient de nuit. Charles s'en fut tout de suite après la surprise attendue d'une grenadine au kirsch, Gabriel lui son boulot commençait pas avant les onze heures. Il allongea les jambes sous la table et même au-delà et sourit à Zazie raide sur sa chaise.

– Alors, petite, qu'il dit comme ça, comme ça on va se coucher?

– Qui ça «on»? demanda-t-elle.

– Eh bien, toi bien sûr, répondit Gabriel tombant dans le piège. A quelle heure tu te couchais là-bas?

– Ici et là-bas ça fait deux, j'espère.

– Oui, dit Gabriel compréhensif.

– C'est pourquoi qu'on me laisse ici, c'est pourque ça soit pas comme là-bas. Non?

– Oui.

– Tu dis oui comme ça ou bien tu le penses vraiment?

Gabriel se tourna vers Marceline qui souriait:

– Tu vois comment ça raisonne déjà bien une mouflette de cet âge? On se demande pourquoi c'est la peine de les envoyer à l'école.

– Moi, déclara Zazie, je veux aller à l'école jusqu'à soixante-cinq ans.

– Jusqu'à soixante-cinq ans? répéta Gabriel un chouïa surpris.

– Oui, dit Zazie, je veux être institutrice.

– Ce n'est pas un mauvais métier, dit doucement Marceline. Y a la retraite.

Elle ajouta ça automatiquement parce qu'elle connaissait bien la langue française.

– Retraite mon cul, dit Zazie. Moi c'est pas pour la retraite que je veux être institutrice.

– Non bien sûr, dit Gabriel, on s'en doute.

– Alors c'est pourquoi? demanda Zazie.

– Tu vas nous espliquer ça.

– Tu trouverais pas tout seul, hein?

– Elle est quand même fortiche la jeunesse d'aujourd'hui, dit Gabriel à Marceline.

Et à Zazie:

– Alors? pourquoi que tu veux l'être, institutrice?

– Pour faire chier les mômes, répondit Zazie. Ceux qu'auront mon âge dans dix ans, dans vingt ans, dans cinquante ans, dans cent ans, dans mille ans, toujours des gosses à emmerder.

– Eh bien, dit Gabriel.

– Je serai vache comme tout avec elles. Je leur ferai lécher le parquet. Je leur ferai manger l'éponge du tableau noir. Je leur enfoncerai des compas dans le derrière. Je leur botterai les fesses. Parce que je porterai des bottes. En hiver. Hautes comme ça (geste). Avec des grands éperons pour leur larder la chair du derche.

– Tu sais, dit Gabriel avec calme, d'après ce que disent les journaux, c'est pas du tout dans ce sens-là que s'oriente l'éducation moderne. C'est même tout le contraire. On va vers la douceur, la compréhension, la gentillesse. N'est-ce pas, Marceline, qu'on dit ça dans le journal?

– Oui, répondit doucement Marceline. Mais toi, Zazie, est-ce qu'on t'a brutalisée à l'école?

– Il aurait pas fallu voir.

– D'ailleurs, dit Gabriel, dans vingt ans, y aura plus d'institutrices: elles seront remplacées par le cinéma, la tévé, l'électronique, des trucs comme ça. C'était aussi écrit dans le journal l'autre jour. N'est-ce pas, Marceline?

– Oui, répondit doucement Marceline.

Zazie envisagea cet avenir un instant.

– Alors, déclara-t-elle, je serai astronaute.

– Voilà, dit Gabriel approbativement. Voilà, faut être de son temps.

– Oui, continua Zazie, je serai astronaute pour aller faire chier les Martiens.

Gabriel enthousiasmé se tapa sur les cuisses:

– Elle en a de l'idée, cette petite.

Il était ravi.

– Elle devrait tout de même aller se coucher, dit doucement Marceline. Tu n'es pas fatiguée?

– Non, répondit Zazie en bâillant.

– Elle est fatiguée cette petite, reprit doucement Marceline s'adressant à Gabriel, elle devrait aller se coucher.

– Tu as raison, dit Gabriel qui se mit à concocter une phrase impérative et, si possible, sans réplique.

Avant qu'il eût eu le temps de la formuler, Zazie lui demandait s'ils avaient la tévé.

– Non, dit Gabriel. J'aime mieux le cinémascope, ajouta-t-il avec mauvaise foi.

– Alors, tu pourrais m'offrir le cinémascope.

– C'est trop tard, dit Gabriel. Et puis moi, j'ai pas le temps, je prends mon boulot à onze heures.

– On peut se passer de toi, dit Zazie. Ma tante et moi, on ira toutes les deux seules.

– Ça me plairait pas, dît Gabriel lentement d'un air féroce.

Il fixa Zazie droit dans les yeux et ajouta méchamment:

– Marceline, elle sort jamais sans moi.

Il poursuivit:

– Ça, je vais pas te l’espliquer, petite, ce serait trop long.

Zazie détourna son regard et bâilla.

– Je suis fatiguée, dit-elle, je vais aller me coucher.

Elle se leva. Gabriel lui tendit la joue. Elle l'embrassa.

– Tu as la peau douce, remarqua-t-elle.

Marceline l'accompagne dans sa chambre et Gabriel va chercher une jolie trousse en peau de porc marquée de ses initiales. Il s'installe, se verse un grand verre de grenadine qu'il tempère d'un peu d'eau et commence à se faire les mains; il adorait ça, il s'y prenait très bien et se préférait à toute manucure, il se mit à chantonner un refrain obscène, puis, les prouesses des trois orfèvres achevées, il sifflota, pas trop fort pour ne pas réveiller la petite, quelques sonneries de l'ancien temps telles que l'extinction des feux, le salut au drapeau, caporal conconcon, etc.

Marceline revient.

– Elle a pas été longue à s'endormir, dit-elle doucement.

Elle s'assoit et se verse un verre de kirsch.

– Un petit ange, commente Gabriel d'un ton neutre.

Il admire l'ongle qu'il vient de terminer, celui de l'auriculaire, et passe à celui de l'annulaire.

– Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir en faire de toute la journée? demande doucement Marceline.

– C'est pas tellement un problème, dit Gabriel. D'abord, je l'emmènerai en haut de la tour Eiffel. Demain après-midi.

– Mais demain matin? demande doucement Marceline.

Gabriel blêmit.

– Surtout, qu'il dit, surtout faudrait pas qu'elle me réveille.

– Tu vois, dit doucement Marceline. Un problème.

Gabriel prit des airs de plus en plus angoissés.

– Les gosses, ça se lève tôt le matin. Elle va m'empêcher de dormir… de récupérer… Tu me connais. Moi, il faut que je récupère. Mes dix heures de sommeil, c'est essentiel. Pour ma santé.

Il regarde Marceline.

– T'avais pas pensé à ça?

Marceline baissa les yeux.

– J'ai pas voulu t'empêcher de faire ton devoir, dit-elle doucement.

– Je te remercie, dit Gabriel d'un ton grave. Mais qu'est-ce qu'où pourrait bien foutre pour que je l'entende pas le matin.

Ils se mirent à réfléchir.

– On, dit Gabriel, pourrait lui donner un soporifique pour qu'elle dorme jusqu'à au moins midi ou même mieux jusqu'à son quatre heures. Paraît qu'y a des suppositoires au poil qui permettent d'obtenir ce résultat.

– Pan pan pan, fait discrètement Turandot derrière la porte sur le bois d'icelle.

– Entrez, dit Gabriel.

Turandot entre accompagné de Laverdure. Il s'assoit sans qu'on l'en prie et pose la cage sur la table. Laverdure regarde la bouteille de grenadine avec une convoitise mémorable. Marceline lui en verse un peu dans son buvoir. Turandot refuse l'offre (geste). Gabriel qui a terminé le médius attaque l'index. Avec tout ça, on n'a encore rien dit.

Laverdure a gobé sa grenadine. Il s'essuie le bec contre son perchoir, puis prend la parole en ces termes:

– Tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.

– Je cause mon cul, réplique Turandot vexé.

Gabriel interrompt ses travaux et regarde méchamment le visiteur.

– Répète un peu voir ce que t'as dit, qu'il dit.

– J'ai dit, dit Turandot, j'ai dit: je cause mon cul.

– Et qu'est-ce que tu insinues par là? Si j'ose dire.

– J'insinue que la gosse, qu'elle soit ici, ça me plaît pas.

– Que ça te plaise ou que ça neu teu plaiseu pas, tu entends? je m'en fous.

– Pardon. Je t'ai loué ici sans enfants et maintenant t'en as un sans mon autorisation.

– Ton autorisation, tu sais où je me la mets?

– Je sais, je sais, d'ici à ce que tu me déshonores à causer comme ta nièce, y a pas loin.

– C'est pas permis d'être aussi inintelligent que toi, tu sais ce que ça veut dire «inintelligent», espèce de con?

– Ça y est, dit Turandot, ça vient.

– Tu causes, dit Laverdure, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.

– Ça vient quoi? demande Gabriel nettement menaçant.

– Tu commences à t'esprimer d'une façon repoussante.

– C'est qu'il commence à m'agacer, dit Gabriel à Marceline.

– T'énerve pas, dit doucement Marceline.

– Je ne veux pas d'une petite salope dans ma maison, dit Turandot avec des intonations pathétiques.

– Je t'emmerde, hurle Gabriel. Tu entends, je t'emmerde.

Il donne un coup de poing sur la table qui se fend à l'endroit habituel. La cage va au tapis suivie dans sa chute par la bouteille de grenadine, le flacon de kirsch, les petits verres, l'attirail manucure, Laverdure se plaint avec brutalité, le sirop coule sur la maroquinerie, Gabriel pousse un cri de désespoir et plonge pour ramasser l'objet pollué. Ce faisant, il fout sa chaise par terre. Une porte s'ouvre.

– Alors quoi, merde, on peut plus dormir?

Zazie est en pyjama. Elle bâille puis regarde Laverdure avec hostilité.

– C'est une vraie ménagerie ici, qu'elle déclare.

– Tu causes, tu causes, dit Laverdure, c'est tout ce que tu sais faire.

Un peu épatée, elle néglige l'animal pour Turandot, à propos duquel elle demande à son oncle:

– Et çui-là, qui c'est?

Gabriel essuyait la trousse avec un coin de la nappe.

– Merde, qu'il murmure, elle est foutue.

– Je t'en offrirai une autre, dit doucement Marceline.

– C'est gentil ça, dit Gabriel, mais dans ce cas-là, j'aimerais mieux que ce soit pas de la peau de porc.

– Qu'est-ce que tu aimerais mieux? Le box-calf?

Gabriel fit la moue.

– Le galuchat?

Moue.

– Le cuir de Russie?

Moue.

– Et le croco?

– Ce sera cher.

– Mais c'est solide et chic.

– C'est ça, j'irai me l'acheter moi-même.

Gabriel, souriant largement, se tourna vers Zazie:

– Tu vois, ta tante, c'est la gentillesse même.

– Tu m'as toujours pas dit qui c'était çui-là?

– C'est le proprio, répondit Gabriel, un proprio exceptionnel, un pote, le patron du bistro d'en bas.

– De La Cave?

– Gzactement, dit Turandot.

– On y danse dans votre cave?

– Ça non, dit Turandot.

– Minable, dit Zazie.

– T'en fais pas pour lui, dit Gabriel, il gagne bien sa vie.

– Mais à Singermindépré, dit Zazie, qu'est-ce qu'il se sucrerait, c'est dans tous les journaux.

– Tu es bien gentille de t'occuper de mes affaires, dit Turandot d'un air supérieur

– Gentille mon cul, rétorqua Zazie.

Turandot pousse un miaulement de triomphe.

– Ah ah, dit-il à Gabriel, tu pourras plus me soutenir le contraire, je l'ai entendu son mon cul.

– Dis donc pas de cochoncetés, dit Gabriel.

– Mais c'est pas moi, dit Turandot, c'est elle.

– Il rapporte, dit Zazie. C'est vilain.

– Et puis ça suffit, dit Gabriel. Il est temps que je me tire.

– Ça doit pas être marant d'être gardien de nuit, dit Zazie.

– Aucun métier n'est bien marant, dit Gabriel. Va donc te coucher.

Turandot ramasse la cage et dit:

– On reprendra la conversation.

Et il ajoute d'un air fin:

– La conversation mon cul.

– Est-il bête, dit doucement Marceline.

– On peut pas faire mieux, dit Gabriel.

– Eh bien, bonne nuit, dit Turandot toujours aimable, j'ai passé une agréable soirée, j'ai pas perdu mon temps.

– Tu causes, tu causes, dit Laverdure, c'est tout ce que tu sais faire.

– Il est mignon, dit Zazie en regardant l’animal.

– Va donc te coucher, dit Gabriel.

Zazie sort par une porte, les visiteurs du soir par une autre.

Gabriel attend que tout se soit calmé pour sortir à son tour. Il descend l'escalier sans bruit, en locataire convenable.

Mais Marceline a vu un objet qui traîne sur une commode, elle le prend, court ouvrir la porte, se penche pour crier doucement dans l'escalier:

– Gabriel, Gabriel.

– Quoi? Qu'est-ce qu'il y a?

– Tu as oublié ton rouge à lèvres.

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