Alice au pays des merguez

A Claude Delieutraz, mon génial bûcheron.

Affectueusement,

San-A.

PREMIÈRE PARTIE APOLLON-JULES

SURAVANT PROPOS

Un rire de femme l’arracha à sa torpeur.

Quand il mangeait, il s’enlisait, bouchée après bouchée, dans une trouble félicité purement organique qui le comblait tout en lui laissant l’esprit disponible.

Il venait de se commander deux cents grammes de caviar qu’il comptait consommer tartiné sur des pommes de terre en robe des champs, et ce tas noir et luisant, planté au centre de son assiette, le préparait déjà à la joie gustative.

Il ferma les yeux et mordit à grande gueulée vorace dans le tubercule lesté d’œufs d’esturgeon. Il avait nappé le tout de crème aigre. Le bonheur qu’il escomptait se produisit aussitôt, et c’était cela surtout qui le rivait aux plaisirs de la table, cette attente jamais déçue, cette évocation très forte qui, chaque fois, trouvait confirmation.

Il mastiqua lentement, voluptueusement, s’abandonnant avec ferveur à sa gloutonnerie, lorsque le rire de la femme vint pour la seconde fois brouiller son début d’extase.

Il reposa sa pomme de terre si fastueusement tartinée et chercha du regard la personne qui riait ainsi. Il y avait tant de joie spontanée, tant de fraîcheur dans ce rire qu’il en était troublé. La salle luxueuse du club, aux éclairages savants, était comble. Aucun homme qui ne fût en smoking, aucune femme qui ne portât une robe ou un ensemble du soir. Des bougies délicates faisaient briller leurs yeux et exaltaient leur maquillage. Une cohorte de serveurs hautement professionnels, efficaces et empressés, se déployait dans le restaurant en un ballet plein de grâce et de précision.

Le bâfreur attendit, la tête dressée, que la femme au rire mélodieux se manifestât à nouveau, ce qui ne tarda pas. Elle se tenait à deux tables de la sienne, sur la gauche, assise face à une grande glace sombre qui renvoyait son image à l’homme. Il pouvait la contempler simultanément de dos et de face et il éprouva alors cette impétueuse cuisance de l’envie poussée au paroxysme. Il essaya de la chasser de sa vue et mordit à nouveau dans sa pomme de terre ; mais son plaisir de manger devenait lointain, comme improbable.

Un instant, il en voulut à la fille de lui gâcher une joie déjà installée en lui. Elle ne devait guère avoir plus de vingt ans. Elle était d’un blond légèrement cendré. Ses cheveux moussaient sur la nuque et tombaient en mèches savantes sur ses oreilles, formant une frange « à la diable » sur le front. L’homme était fasciné par la peau claire de son cou, fine comme celle d’un fruit délicat.

Il acheva son caviar lentement, l’esprit ailleurs. Quand il mangeait, son corps énorme décrivait des espèces d’ondulations continues. Ses épaules s’abaissaient pour remonter avec une lenteur océane.

Il but son verre de vodka, d’un coup. Un trait de feu balaya ses papilles. Le maître d’hôtel s’empressa pour remplir son verre. L’homme venait de prendre sa décision. Il murmura, sans regarder son interlocuteur :

— Quelqu’un peut-il aller prévenir mon chauffeur que j’ai des instructions urgentes à lui donner ? La Rolls blanche devant la porte.

— Certainement, monsieur Kazaldi.

Le rire, une fois de plus, vrilla ses sens. L’homme se mit à tartiner l’autre moitié de la pomme de terre. Un bonheur confus lui venait. A la déception de la bonne chère succédait l’espoir de la chair. Il se sentait souverain, puissant.

Quelques instants plus tard, son chauffeur se présenta à sa table, en uniforme noir, sa casquette à la main. C’était un grand type à la peau bistre et aux yeux de loup. Il s’inclina face à son maître.

Kazaldi murmura :

— La jeune femme blonde, deux tables derrière toi. Elle porte un smoking de velours à parements de soie. Elle se trouve en compagnie d’un couple dont la femme est rousse et un homme l’accompagne, d’un certain âge, avec des cheveux blanc bleuté. Fais le nécessaire.

Il avait parlé en arabe et si bas, du fond de sa graisse, que seul son domestique à l’oreille exercée pouvait capter ses paroles.

Le chauffeur eut une nouvelle inclination de buste et se retira. Au passage, il jeta un regard indifférent à la table qui venait de lui être indiquée, repéra la fille blonde, et remonta l’escalier de marbre garni d’un tapis iranien.

Des parfums délicats mais obsédants s’y mêlaient. Le chauffeur y était allergique. Il retint un éternuement.

VLAN !

Les cloches.

A toute volée.

Le cortège, maigre mais dense, quitte l’église où vient d’avoir lieu le baptême.

C’est Félicie la marraine. Elle tient le délicieux bébé dans ses bras. Elle est émue et y aurait pas besoin de la secouer longtemps pour que des larmes lui tombent des paupières.

C’est Pinaud le parrain. Il marche au côté de m’man, solennel, guindé, gourmé, rasé de frais, vêtu de noir, cravaté de gris. Il a les lèvres veuves de tout mégot et, pour une fois nu-tête, il va, tel un diplomate britannique, son chapeau neuf à bord roulé à la main et s’en fouette le mollet.

Pour assumer son rôle, il tient, de son autre main, un peton du petit Apollon-Jules, afin de bien marquer qu’en qualité de parrain, il a des droits sur l’enfant.

Les parents suivent, rayonnants. Alexandre-Benoît et Berthe, bras dessus, bras dessous, beaux d’amour, ivres du seul orgueil qui soit tolérable : l’orgueil paternel. Car enfin ça y est. Oui, ça y est ! Que dis-je : ÇA Y EST ! Ce couple sur le retour a pu procréer à la limite du hors jeu. Quelques pratiques médicales sur la Bérurière, un traitement hormonal chez le Gros. La mise en application d’une position amoureuse propre généralement aux canins et en particulier aux lévriers, tous ces éléments conjugués aboutissent ce jour dans les bras de Félicie.

Apollon-Jules est né. Le voici, âgé de deux mois à peine, mais pesant seize livres déjà. Sorte de Gargantua vagissant. Le front plus bombé qu’un croissant de lune, inexplicablement rouquin, bigleux, mafflu, goitreux, adorablement obèse histoire de rendre un vibrant hommage à ses chers parents, le nez en coquille d’escargot, la bouche semblable à un bigarreau, les jambes torses because la graisse, les épaules musculeuses, modèle réduit de déménageur de pianos, voire de fort des Halles, il gigote dans sa vie neuve, le bougre, gueulant à tout-va, pissant à tout-va, déféquant davantage qu’il ne consomme tout en brandissant des poings agressifs qui, probablement, un jour, feront trembler bien des mâchoires, comme le dirait son géniteur.

Derrière le couple parental, il y a moi, donnant le bras à Mme Pinuche. Elle boitille à cause de son arthrite, ou de son arthrose, ou de sa décalcification, je ne sais. Tous les deux pas, elle s’arrête pour donner à son asthme un peu de répit.

Viennent ensuite Marie-Marie et son fiancé, le docteur Machegrin, homme jeune, beau et dynamique, et qui ne me paraît pas con du tout, ce qui me fait un tout petit peu chier, compte tenu de la jalousie qu’il m’inspire.

Mathias et sa femme ferment la marche. Une compagnie de C.R.S. des plus serviables a accepté de garder leurs dix-sept chiares, après avoir pris toutefois la précaution de placer les plus turbulents dans un parc clos de chevaux de frise.

Tiens ! Toinet a disparu. Serait-il devant notre groupe, tel l’alezan sauvage caracolant en tête du cortège ? Mais non, le voilà qui sort d’un confessionnal. Il brandit son appareil photo pour m’expliquer qu’il est allé changer de pellicule dans la sombre guitoune aux péchés.

Les cloches remettent une salve. Ah ! oui, carillonnez, amies de bronze, pour célébrer l’entrée du dauphin béruréen dans la grande famille catholique.

Il domine le son du clocher de son organe de ténor frais pondu, Apollon-Jules. Irrésistiblement, devant cet énorme poupard, je songe au fils de Grandgousier et de la gente Gargamelle. Déjà force de la nature, à deux mois à peine ! Volcan crachant la vie comme son cousin l’Etna sa lave. M’man a grand mal de garder ce pacsif tressautant dans ses bras de mansuétude. Câliner ce boisseau de cabris en délire est un exploit.

Qu’heureusement, ma chignole est à deux pas. Je me désaccouple de la dame Pinaud pour déponner la portière à Féloche. Elle s’installe à l’arrière avec monseigneur le marmot-tard-venu. Pinuche la suit, toujours superbe de tact et de chic ; sa pauvre épouse souffreteuse prend place à mon côté (la place du mort lui convenant à merveille) ; elle se meut avec mille précautions, biscotte ses vertèbres nazes et aussi ses plaies variqueuses qui suintent comme des conduits de chiottes éclatés par le gel.

Bon, paré de mon côté.

L’heureux père est saboulé dans les beige-Mitterrand, chemise canari, cravate orange. Il fait songer à un tournesol épanoui.

— Tu sais où c’est-il qu’on clape, grand ? s’informe-t-il, en hôte soucieux d’assurer la bonne marche des festivités qu’il assume. Le Goujon de la Marne, à Chennevières. Si t’arriverais le premier, tu d’manderas la salle privée particulière à m’sieur l’miniss.

— Je sais, je sais.

— J’ai r’tenu là-bas car y sont imbattab’ sous l’rapport quantité-prix. Ça s’tire la bourre dans la soupe, d’nos jours. Sont obligés de baiser leurs prétendants ; c’est la loi de Joffre et de l’Allemande, quoi !

Il me quitte pour retrouver la jolie maman d’ApolIon-Jules tout en bleu, jupe plissée, chemisier à ramages, renard argenté sur les épaules. Le carnassier a perdu un de ses yeux de verre et cette borgnitude incommode. Berthe à qui je me suis permis d’en faire la remarque, m’assure qu’à la place du lampion manquant elle coudra un bouton de braguette à son homme ; ce qui devrait alléger l’infirmité du malheureux renard.

Le cortège s’ébranle. Quatre voitures.

— Avec qui Toinet est-il monté ? s’inquiète Félicie.

— Je l’ai confié aux Mathias, rassuré-je ; ils sont habitués aux cyclones.

— Nous aurions pu le prendre avec nous, ta voiture est suffisamment vaste.

Apollon-Jules remue-ménage jusqu’au délire. M’man diagnostique une faim de loup. Le parrain prie ma chérie de lui confier le fauve.

— Vous l’avez suffisamment coltiné comme cela, chère madame. Un peu à moi !

Félicie fait droit à sa requête afin de ne pas désobliger l’Ancêtre. Et voilà César avec du chiare plein les brandillons, s’efforçant de contenir la tornade.

— Il a de la vitalité, assure cet homme qui en manque tellement.

Je drive moelleux pour que notre escadrille ne se désunisse pas. On biche bientôt la voie sur berge, et puis on remonte au bout d’un temps pour continuer sur l’autoroute aménagée dans le lit de l’ancien canal. Et bon, on passe Saint-Maurice, on oblique sur la droite. Mme Pinaud me prie de ralentir pour qu’elle puisse gober deux de ses pilules contre les maux d’estomac. M’man commet l’imprudence de lui parler de sa santé et la vieille délabrée plonge par l’ouverture et nous assène, coup sur coup, son pylore mité, ses ovaires carbonisés, sa rate ébréchée, ses calculs rénaux, les friponneries de son gros intestin, le lâchage de son foie, son dernier pontage, son herpès aux fesses, l’ablation de sa vésicule, son pneumothorax, ses fistules au complet, ses fissures en cours, l’angine herpétique de l’automne passé, son kyste en voie de développement, le fibrome dont il faut l’opérer et tous les examens entrepris sur ce qui subsiste de sa personne physique. Le tout nous mène sans encombre jusqu’à La Varenne. On suit alors la Marne jusqu’à une guinguette classique à l’enseigne du Goujon de la Marne, précisément.

Parvenus à destination, nous notons une forte odeur dans ma Maserati. Une rapide enquête nous amène aux constatations suivantes : Apollon-Jules a déféqué de fond en comble sur Pinuche, sa couche s’étant malencontreusement déplacée. L’heureux parrain aura du bonheur pour l’année car il est tartiné du torse jusqu’aux mollets. Même son beau chapeau neuf qu’il avait déposé sur la banquette ressemble désormais à un vase de nuit après usage. La situation est grave, mais non désespérée. Berthy, la jolie petite maman embarque d’autor l’emmerdé et le démerdé aux chiches (tardivement, hélas) afin de remettre de l’ordre dans la situation.

Le gentil papa, peu troublé par les premiers méfaits de son hoir, nous guide au « Salon Bleu », ainsi nommé je pense parce qu’il est peint en vert et que le nappage est d’un rose fringant. Au fond dudit, sur une petite table, une bouteille de Martini, une autre de Ricard et une troisième d’Alsace nous attendent pour l’apéritif. Un jeune serveur, dont la veste blanche témoigne encore du menu de la veille, commence à servir ces breuvages de qualité à qui les réclame.

— Si vous permettrez, déclare alors Alexandre-Benoît. Du temps qu’Berthaga décamote Pinuche et not’enfant, faut qu’je vais vous lire l’menu ; et vous constaterez qu’il est pas si m’nu que ça !

Là il place un rire qu’il voudrait déclencheur, mais qui trouve peu d’écho dans notre assistance à tendance intellectuelle.

Sa Majesté l’ancien miniss (si j’ose m’exprimer de la sorte) va prendre un bristol graisseux sur la table dressée en vue de nos proches agapes. Il s’éclaircit la voix par un toussotement préalable ponctué d’une expectoration dont il balance les résultats par la fenêtre ouverte. En bas, quelqu’un rouscaille, comme quoi il vient de morfler le glave en pleine poire. Béru va lui crier que, quoi, merde, si on rigolerait pas un jour de baptême, merde, autant rester couché, merde !

Puis il se met à déclamer ce qui, pour lui est bien plus beau que du Verlaine, bien plus fort que du Hugo :

— Pour commencer : andouille de Vire. N’ensuite : friture d’la Marne. On continuerera par des tripes à la mode de Caen ; puis par d’la tétine de vache r’venue aux z’oignons, que c’est l’espécialité d’la maison. Pour poursuivre, y aura du boudin aux deux pommes. Puis : fromage-à-la-crème à la crème, beignets de saison, profiteroles au chocolat et desserts. Ceux qu’aimeraient pas d’un plat, ce que je doute mais quoi, on trouve des peigne-culs partout, ceux-là qu’je cause pourraient l’remplacer par une omelette aux œufs, mais va falloir faudre le dire avant d’commencer vu qu’les grands chefs de cuisine culinaire aiment pas qu’on les fait chier en plein service, ce qu’est compréhensive.

« En ce dont qui concerne les vins, y aura beaujolais, muscadet, asti qui pue la menthe entièrement en provenance d’Italie, marc de Savoie et Chartreuse jaune de Parme pour les dames. Quéqu’un a-t-il-t’il quéqu’chose à objectionner ? Non ? Banco ! Ah ! V’là Pinuche. Montre un peu, parrain ? Mouais, elle t’a décapé l’plus gros, mais tu fouettes encore tant tellement et si bien qu’je te conseille d’enl’ver ton beau costard et d’le mett’ au portemanteau, en bas. Moi, l’odeur d’la merde m’a jamais dérangé, mais y a des natures délicates parmi nous que j’voudrais pas les faire déguster c’magnifique menu kif s’ils seraient bouclarès dans les gogues. Comme j’sais qu’tu portes des caleçons longs, César, tu peux déjener en p’tite tenue, n’est-ce pas, méames ? D’alieurs, c’est pas ce qu’il aurait à vous montrer qui vous ferait pousser des cris d’orfèvres, croilliez-moi. Notez qu’avec sa zézette d’officier d’caval’rie, y n’se défend pas trop mal, l’Ancêtre. Maâme Pinaud ici présente peut témoigner, si ell’ s’souviendrait encore de leur époque héroïque. Césaroche, j’lu ai vu grimper des gaillardes qu’y fallait pas leur en promettre, sauf le respecte qu’j’vous dois, Ninette. Il allait à la tâche comme un grand, son petit cul de lapin maigre activant tout berzingue, j’vous promets. C’t’un consciencieux, bistougnet ou monstre chibraque style moi-même, l’homme consciencieux fait reluire sa mousmé, je démords pas. Bon, on s’enfouit un deuxième apéro et on passe à tab’. »

C’est à ce moment précis, comme on dit toujours et depuis si longtemps dans les feuilletons bien torchés, que surgit un personnage familier, en l’occurrence le brigadier Poilala, huissier auprès du Saint-Siège d’Achille, notre père à tous.

Poilala, c’est tout un bonheur à emporter. T’en ai-je suffisamment parlé ? Non, sans doute. On ne s’exprime jamais assez sur les êtres intéressants. Imagine un canard à moustaches, chauve du devant, le nez en pied de marmite, le regard pincé, ce qui lui donne l’air bigleux. Hautement ganache. Mais courageuse ganache ; dévouée à ses maîtres jusqu’à la mort. Teigneux avec ses inférieurs, servile avec ses supérieurs, le vrai vieux brigadier de jadis, quoi ! L’honneur de la France !

Il est en uniforme mais tient son képi sous le bras, tel un général arrivant chez la marquise de Montroux-Céfiny.

Il rougit de confusance.

L’apercevant, Béru exclame :

— Poilala ! En v’là n’une surprise ! Comment se fait-ce ?

— Mes respectes, m’sieur l’miniss, mande pardon pour l’dérangeage, c’est au commissaire Santonio que j’en aye.

— Faisez, faisez ! déclare le Magnanime. Mais comment t’est-ce t’as su qu’il était là ?

— Vous avez envoillé une invitation au Vi… à môssieur l’direqueur.

— Dont il n’a pas pu accepter, j’sais, renfrogne Bérurier.

— C’est lui qui m’a indiqué le lieu d’c’te cérémonie. A propos, m’sieur l’miniss, je pourrais-je voir le bébé ?

— Il va viendre dans un instant, renseigne le Mastodonte ; il s’était chié parmi et sa p’tit môman l’nettoye. Les bébés, tu sais, c’est pas un ciné de curé.

Je trouve opportun de m’enquérir auprès du brigadier de ce qui motive sa venue inopinée au Goujon de la Marne.

Il me prend à l’écart et, la voix belle, le regard en mission, la moustache horizontale, me chuchote :

— En bas, dans une Ross-Roll, y a un monsieur de la haute, ami du Vi… de môssieur l’direqueur. C’t’homme aurait des problèmes dont j’ignore lesquels sont-ce. Môssieur l’direqueur veut qu’v’v’s’en occuperez de toute urgence.

J’enrogne. Pas mèche d’être peinard. Je sens que ce repas de baptême, unique au monde, va être carbonisé pour moi.

Berthe se pointe avec son produit dans les bras. Prodige de la maternité : elle paraît être une toute jeune maman. Poilala s’empresse et part dans des exclameries sans fin, comme quoi c’est tout son père, avec quelque chose de sa mère, là, là et là…

Je descends parler au môssieur de la Ross-Roll.

Le noble véhicule est de couleur bronze foncé avec un léger liséré mordoré à hauteur des poignées de portes. Au volant se tient un chauffeur sans livrée (ça se fait de moins en moins) mais en bleu croisé marine.

J’avise près de la voiture un homme bien mis, élégant, les cheveux gris, le visage allongé, très bronzé.

Ce qui frappe c’est que, malgré la dignité de son maintien et l’élégance de sa mise, il ressemble à un type au bout de son rouleau. Il y a en lui quelque chose de brisé, de hagard, de désemparé et, surtout, d’infiniment las. Il pourrait jouer l’industriel ruiné au sortir du casino ; le gentleman totalement décavé qui se demande s’il va pouvoir rentrer chez lui pour se filer une bastos dans le cigare, ou bien si, ne s’en sentant pas l’énergie suffisante, il n’est pas préférable d’aller s’allonger sur la voie ferrée pour confier son problème aux roues du T.G.V.

En me voyant venir à lui, il comprend que je suis moi et un suprême effort de volonté bande ses muscles.

Il me tend la main.

— Alain Lambert de Vilpreux, se présente-t-il.

— Commissaire San-Antonio.

— Je suis un vieil ami de…

— D’Achille ?

— Oui. Il m’a dit que ce qu’il pouvait faire de mieux pour moi, c’était de me mettre en contact avec vous…

Je salue comme ceux qui morituri.

Nous nous mettons à marcher le long d’un massif de rosiers borduré par un muret de ciment. Des odeurs de graillon arrivent des cuisines en nuage épais. L’endroit est pittoresque, folklo. Une survivance de Renoir, des guinguettes de l’époque Bruant. On aperçoit une barque de bois à la renverse sous un hangar de tôle. Dans une vaste cage grillagée, des lapins indifférents grignotent avec un bruit de rasoir électrique des trognons de choux provenant du jardinet qui fait suite au massif de rosiers. Le ciel est gris-samedi, avec des traînées jaunasses, genre slip pisseux.

Un instant de silence, et puis Alain Lambert de Je-me-rappelle-plus déclare :

— Ma fille a disparu, monsieur le commissaire.

— Quand ?

— Dans la nuit de jeudi à vendredi.

— Dans quelles circonstances ?

— Nous avions passé la soirée dans un club de la rive droite, le Pasha, en compagnie d’un couple d’amis. Ensuite nous avons regagné mon hôtel particulier de la rue d’Andigné. Parvenus devant la maison, ma fille est descendue de la voiture tandis que je remisais celle-ci au garage. Lorsque j’ai eu terminé cette manœuvre, Alice n’était plus là. Comme elle n’avait pas les clés de la maison sur elle, elle ne pouvait être rentrée. Je l’ai appelée, j’ai arpenté la rue. Par acquit de conscience, je suis rentré chez moi, mais non : elle avait bel et bien disparu. C’est alors que je me suis rappelé qu’une voiture nous suivait depuis un bon moment, je n’y avais pas tellement prêté attention, croyant à une coïncidence de parcours, comme il s’en produit fréquemment. D’ailleurs, lorsque j’ai stoppé devant chez moi, la voiture en question m’a doublé.

— Vous avez pu enregistrer la marque ?

Il hocha la tête.

— Une grande voiture, spacieuse. Américaine ou allemande, sombre. Impossible de préciser.

— Quel âge a votre fille ?

— Vingt-deux ans.

— Mariée, fiancée ?

— Non.

— Un ami ?

— Des amis. C’est une femme de tête. Pas du genre liaisons. Je suis veuf et nous menons une existence très… soudée, elle et moi. Elle ne me cache rien.

In petto je me dis qu’après les époux, les papas sont les hommes les plus crédules de la création. Leurs grandes fifilles parviennent à leur faire avaler n’importe quelle salade non assaisonnée.

Sans doute capte-t-il mon scepticisme car il murmure :

— Puisqu’elle me disait tout, pourquoi m’aurait-elle menti ? Je suis un père à l’esprit large, capable de tout comprendre. Quand il lui arrivait d’avoir une aventure avec un homme, elle me l’avouait sans que j’eusse à lui poser de question. Alice a des copains, surtout des copains. Il lui est arrivé d’aller un peu plus loin avec l’un d’eux, sans qu’elle en fasse mystère.

— Cela lui arrive souvent ?

— Non. Elle m’annonce la chose d’un ton amusé. Sa préoccupation principale, voyez-vous, c’est de « s’accomplir ». Je ne veux pas parler de surdouée, mais elle est licenciée en droit depuis l’an passé et a créé dans mon entreprise un département marketing qui fonctionne du feu de Dieu.

— Vous avez une photo d’elle ?

Il l’avait préparée et me la tend comme par magie, sans que je la lui aie vu prendre dans sa poche.

Je fais hardiment tilt. Ce qu’il m’annonçait de sa môme me donnait à croire qu’elle n’était pas laubée, la gosse. Les filles surdouées, presque sérieuses, qui vivent avec leur papa et s’activent dans leur usine ont généralement des frimes peu comestibles. Mais alors, là : oh ! pardon. Une souris mignonne à bouffer crue.

Blonde, harmonieuse, mutine, intelligente. Un regard clair qui doit te décortiquer en deux secondes ; une bouche charnue faite pour le sourire et le baiser. Des fossettes presque enfantines. Un rêve !

On marche jusqu’au hangar où est remisée la barque et on s’assoit sur l’embarcation renversée.

Ça fouette de plus en plus le graillon dans le coinceteau. Un gros chien borgne à l’œil laiteux s’approche de nous d’une allure épuisée tant il est gras et probablement vieux. Son infirmité lui donne l’air méchant, mais c’est un brave toutou qui vient fourrer sa truffe dans ma braguette pour un « salut les copains » débonnaire.

— Je peux la conserver ? demandé-je à Lambert de Moncul en levant la photo.

— Naturellement.

— Continuez votre récit.

Quelque part, un air d’accordéon éclate. C’est le Gros qui a voulu un repas en musique. Je reconnais Mme Yvette Horner, chevalière de la Légion d’honneur dans ses œuvres. De toute beauté !

— Vous dire mon angoisse !

— Inutile, en effet, soupiré-je.

— J’ai ressorti ma voiture, fait le tour du quartier, sillonné toutes les allées du bois de Boulogne proche. Je m’imaginais que des partouzards en goguette avaient forcé Alice à monter avec eux. D’ailleurs, lorsque j’ai compris qu’une voiture nous filait, j’ai cru qu’il s’agissait « d’amazones » motorisées, ou bien d’un couple en quête de partenaires. A pareille heure et dans ce quartier, la chose est fréquente. Je suis rentré à la maison et j’ai attendu toute la nuit.

— Vous n’avez pas songé à prévenir la police ?

— Bien sûr que si, mais je ne croyais guère à son efficacité, sans vouloir vous désobliger, monsieur le commissaire. Je me voyais dans un commissariat presque désert, face à un gardien de la paix maussade qui enregistrerait ma déposition en ronchonnant. Je me rendais compte qu’à ce niveau policier, rien ne serait déclenché immédiatement et que, de toute manière, il était trop tard pour se lancer à la poursuite de ces gredins. J’ai donc décidé d’attendre.

— Qu’espériez-vous ?

— Le retour d’Alice dans le cas où elle aurait eu affaire à des déréglés sexuels. Ensuite, j’escomptais une demande de rançon. J’ai passé la journée près de mon téléphone. Et puis encore la nuit suivante. Je n’ai pas fermé l’œil une seconde depuis jeudi matin.

Il me fait de la peine. Il paraît tellement vidé, cet homme. Tellement à bout d’énergie, à bout d’espoir.

— Ce matin, à l’aube, je me suis souvenu que je connaissais le directeur de la police judiciaire pour avoir fait une partie de chasse en Sologne en sa compagnie, voici quelques années. Je l’ai appelé et il m’a reçu aussitôt.

— Et alors ?

— Il m’a dit que j’avais peut-être eu raison de garder le silence. Tant que la presse ne se jetterait pas sur l’affaire, on conserverait les coudées franches, et au cas où des transactions s’établiraient, on aurait une bien meilleure possibilité de manœuvre.

— Exact, approuvé-je.

Alain Lambert de Mes Chères Deux poursuit :

— Votre directeur a réfléchi et m’a dit : « On va confier cette affaire à San-Antonio, c’est mon superman ; il va nous débrouiller tout cela. »

J’encaisse le compliment du Dabe, pas fâché de constater qu’il pense de moi plus de bien qu’il ne m’en dit.

Lambert de Chosetruc prend la main gauche que je laissais traîner sur mon genou également gauche et la presse.

— Je suis au fin fond de l’horreur, commissaire. Je veux retrouver ma petite fille ! Il le faut ! Il le faut.

A bout de nerfs, il éclate en sanglots. Je passe un bras fraternel sur son épaule et on reste là, en silence, tandis que le gros cador borgne nous considère de son unique lampion en battant la mesure avec sa queue en cor de chasse.

Béru se pointe, le front barré de deux traits, comme un chèque ou le sigle de la lire.

En nous découvrant, l’homme à la Rolls et moi, dans cette attitude peu usitée chez des messieurs qui ne se connaissent que depuis dix minutes, il reste un instant perplexe, puis se décide :

— ’scusez-moi si j’vous d’mande pardon, m’sieur-dame, et d’interrompir vos infusions, s’l’ment, Tonio, l’service est forcé d’être obligé d’commencer, vu qu’la friture, ça n’attend pas.

— Gros, soupiré-je, pardonne-moi, mais je ne vais pas pouvoir assister au repas. Notre boss me met sur une enquête urgente et grave. Je dois partir. Tu mettras maman et Toinet dans un taxi, après les agapes, si tu veux bien.

Il y a quelque chose de superbe chez Bérurier : son sens du devoir. Tu croirais qu’il va râler, exploser, déplorer ? Que nenni. Il opine sobrement, renifle et dit :

— Bon, ben, à l’impôt-cible, nul détenu, mec. On va attaquer la clape dare-dare. Bon turf, mes n’veux t’accompagnent.

LA CAGE

Alice ouvrit les yeux et resta longuement prostrée. Elle ne comprenait pas et, même, ne se rendait pas compte qu’il y avait « quelque chose à comprendre ». Une sorte de paix organique, de bien-être souverain, la tenait « en réserve » d’elle ne savait quoi. C’était douceâtre, agréable, lumineux. Un faisceau de sensations capiteuses proches du plaisir. Elle distinguait une pièce blanche luxueusement meublée à l’orientale, des soieries moirées, une profusion de fleurs, un amoncellement de tapis et d’énormes coussins, plus une gigantesque cage dorée où s’ébattaient des oiseaux chatoyants.

Un rêve en technicolor. Elle admirait la porte de cuivre ouvragé. Son regard glissait insensiblement vers d’autres points d’intérêt : une somptueuse corbeille emplie de fruits, une caissette contenant des confiseries aux tons pastel, un brûle-parfum délicatement ouvragé et, sur l’immensité artistiquement « talochée » d’un mur blanc, une toile abstraite, étrange en ce décor, de Kandinsky, peut-être. Alice croyait reconnaître la facture du maître.

Elle tenta de mieux connaître son « territoire », se mit sur son séant. Elle était allongée sur un lit bas, immense, et cernée par des coussins qu’elle eut quelque mal à déblayer. Elle se sentait légère, dispose. Elle portait une espèce de robe de chambre légère par-dessus son slip et son soutien-gorge.

Alice quitta sa couche afin d’inventorier les lieux. Une vaste fenêtre arrondie donnait sur un jardin intérieur luxuriant. Elle était pourvue de barreaux ouvragés comme en comportent les maisons andalouses. Alice poursuivit son exploration et gagna la porte de cuivre qui se composait de deux battants munis d’un va-et-vient. Elle la franchit et se trouva dans une antichambre servant de dressing-room. Le lieu comportait des penderies modernes, un canapé occidental, et deux portes dont l’une donnait sur une luxueuse salle de bains. Elle ne put ouvrir l’autre qui se trouvait fermée de l’extérieur, par un verrou probablement, car elle ne possédait pas de serrure. Donc, elle était enfermée.

Alice revint dans la chambre et s’assit sur une pile de coussins pour réfléchir. L’immense félicité qu’elle éprouvait gênait ses réflexions. Il est difficile de concentrer ses pensées quand on se sent béat. Elle tentait très confusément d’analyser par quel mystère elle se trouvait dans cet endroit exotique. En elle, c’était la brume. Une brume dorée, radieuse, dont elle n’avait pas envie de se dégager.

Elle s’abandonna, les bras en croix, dans le moelleux des coussins. Les oiseaux de la cage pépiaient gaiement. Les fleurs sentaient bon. Elle avait envie de faire l’amour.

BING !

Nous sommes convenus de nous retrouver devant le Pasha Club, Alain Lambert de Tes Deux Mignonnes et moi. L’établissement n’ouvre que le soir, mais je tiens à refaire en compagnie de mon « client » le parcours qu’il a suivi avec sa fille dans la nuit de jeudi à vendredi. Aussi je gare ma tire près du club et monte avec lui dans sa Rolls.

— Ça vous ennuie de piloter vous-même ? lui demandé-je. C’est préférable plutôt que de donner des indications à votre chauffeur.

— Volontiers.

On assiste alors à cette chose jusqu’à présent inusitée : le chauffeur va se prélasser sur la banquette arrière tandis que le « maître » s’installe au volant.

— J’aimerais que vous m’indiquiez à partir d’où vous vous êtes aperçu qu’on vous suivait, monsieur Lambert.

Il acquiesce d’un signe de tête. Et puis, soudain, il pile, ce qui me balance le tarin dans le pare-brise. Ça a beau être un pare-brise de Rolls, il n’est pas en caoutchouc et voilà que je me mets à raisiner du pif comme le premier apprenti boxeur qui n’a pas vu arriver un uppercut du droit.

Un taxi qui nous suivait de trop près manque nous emboutir et son driver se défenestre pour annoncer à Lambert qu’il est un manche à couilles, un enviandé de capitaliste dont le tas de ferraille est tout juste bon à coltiner le cul sexagénaire de la reine d’Angleterre (et du Commonwealth).

— Je suis navré, me dit mon malheureux conducteur, tandis que je me tamponne les narines, la tête renversée, et que son chauffeur se retient de ricaner, mais il éjacule en loucedé dans son kangourou, l’artiste.

— Pas grave ! articulé-je laconiquement, tout en déplorant dans ma Ford intérieure cette foutue idée que j’ai eue de lui demander de conduire.

— Vous savez ce qui vient de m’arriver, commissaire ?

— Dites ?

— En démarrant, j’ai compris que cette fameuse voiture noire nous a filés « depuis le Pasha Club ».

— Comment avez-vous « compris » cela ?

— Probablement en refaisant la manœuvre de l’autre nuit. Je me rappelle brusquement qu’une auto a déboîté juste comme je laissais ma place libre. Une auto qui devait stationner sur le trottoir, à l’angle des rues. Et puis nous nous sommes mis à parler avec nos amis et je n’y ai plus pris garde. J’ai déposé mes amis chez eux, à Neuilly, boulevard des Sablons.

— Qui sont ces gens ?

— Lui est notre médecin de famille, le docteur Marate. Nous nous voyons de temps à autre.

Il s’est remis à rouler. On pique sur les Champs-Zé. Ça bouchonne ferme.

— Vous êtes passés par ici ?

— Oui, car au milieu de la nuit, c’est beaucoup plus fluide. J’ai craché les Marate devant leur domicile, puis j’ai coupé par le Bois. Et c’est alors que je me suis aperçu qu’on nous suivait.

Il refait le trajet de la fameuse nuit, s’arrêtant devant l’immeuble en pierres de taille où habite son toubib dont la plaque scintille faiblement dans le jour gris.

Puis il repart… Le Bois… Nous roulons jusqu’à son domicile.

— Voulez-vous entrer, commissaire ?

— Volontiers.

Nous descendons tandis que le chauffeur reprend possession de la tire pour la remiser.

— Qui est au courant de cette affaire, monsieur Lambert ?

— Mes domestiques : un couple de Yougoslaves à mon service depuis une quinzaine d’années. De braves gens, discrets par obligation car ils ne connaissent pas deux cents mots de français. Tania pleure comme une Madeleine.

— Et en dehors d’eux ?

— Les Marate.

— C’est tout ?

Il hésite.

— Il y a également une amie à moi, très… intime.

— Puis-je vous demander ses coordonnées ?

— Est-ce nécessaire ?

— Vous savez bien, monsieur Lambert, que TOUT est nécessaire dans un cas comme celui-là.

— Mon amie tient une maison de couture, Chez Belle Isabelle, rue du Colisée ; elle se nomme Isabelle de Broutemiche.

Je me récite in petto qu’il faut pas craindre, quand on se prénomme Isabelle, d’appeler sa boutique Chez Belle Isabelle. Je la pressens vachetement chochotte, la dame. Hautement « ta bite à un goût » !

— Si je récapitule, fais-je, entre les domestiques, le docteur et sa femme, et Mme de Broutemiche, pour propager la nouvelle, un millier de personnes environ sont déjà au courant de l’événement.

— Pensez-vous ! s’insurge Alain Lambert. Ils m’ont tous juré le secret.

— Je m’en doute. S’ils ne vous l’avaient pas juré, on pourrait tabler sur trois mille personnes. Vous savez bien que chacun de vos confidents possède une dizaine « d’amis sûrs » auxquels ils auront révélé la chose sous la foi du serment. Demain dix mille personnes la sauront, et après-demain, immanquablement, la presse commencera à pointer le bout de l’oreille ; nous devons donc agir rapidement. Quelqu’un répond au téléphone en votre absence ?

— Je me suis mis sur répondeur.

— Commençons par relever les appels !


La crèche d’Alain Lambert est superbe, un peu grandiose sur les bords et représente à la perfection ce que je hais dans l’immobilier, le mobilier et la décoration. Je m’abstiendrai donc de te la décrire afin de ne pas te vexer, car je parie que chez toi ça ressemble à ce machin bourgeoiso-prétentiard-dix-huitième.

Lambert m’entraîne dans son bureau-bibliothèque, pièce un peu moins conne que les autres à cause des livres qui en garnissent les murs. Il se précipite sur son répondeur.

— Il y a eu trois appels, m’annonce-t-il.

Il rembobine et branche sur le « play ». Une voix de femme un peu rauque, avec des vibratos bandants et des pleurs en arrière-gorge, déclare qu’elle est Maryse.

— La femme du docteur Marate, m’avertit rapidement Lambert.

La dame en question murmure simplement :

— « Je venais aux nouvelles, mon pauvre Alain. Nous n’avons pas fermé l’œil de la nuit. Si vous saviez ! »

Comme s’il ne « savait » pas, ce pauvre père mort d’angoisse !

Le deuxième coup de grelot est de sa secrétaire qui demande si sa grippe va mieux.

Du regard Lambert me fait comprendre qu’il a allégué la maladie pour expliquer son absence d’hier à son entreprise. Le troisième émane d’un tapissier annonçant que le grand canapé Louis XV est « fini de recouvrir » et que si on le rappelait avant onze heures, il pourrait le livrer avant midi.

Mon hôte jette le combiné sur sa fourche.

— Toujours rien ! soupire-t-il.

Il vieillit à vue d’œil, le malheureux.

— Vous devriez demander à votre ami toubib qu’il vous ordonne quelque remontant, monsieur Lambert, vous en avez besoin.

Il hausse les épaules et se laisse choir dans un fauteuil.

— Vous permettez que je jette un œil à la chambre de votre fille ?

Geste las. Il permet tout.

La mère Tania me conduit. C’est un grand bourrin taillé à coups de serpe, comme on dit puis en littérature. Hommasse, rougeasse, chougniasse. Elle paraît être la mère de son mari. Je lui ordonne de me conduire à la chambre de mademoiselle et elle me précède en psalmodiant des incantations serbo-croates.

Escalier gravissant, je lui demande si, ces derniers jours, elle a constaté quelque chose de suce pet dans l’entourage de Mlle Alice. Des gens rôdaient-ils devant la maison ? A-t-elle reçu des visiteurs inconnus ? L’a-t-on demandée au téléphone ? Alice a-t-elle fait part à Tania d’incidents qui l’auraient troublée ?

Non, non, répond la Yougoslave. Tout bien. Tout normalien.

La chambre est vaste, élégante et fonctionnelle à la fois, un peu moins gourmée que le reste de la crèche, moins tartignole. C’est le « nid douillet » d’une jeune fille cultivée. Beaucoup de toilettes de classe. Beaucoup de livres qui « forment l’esprit » : bouquins de philo, essais, San-Antonio, classiques, biographies d’hommes célèbres, etc.

Je déniche du courrier dans les tiroirs du mignon burlingue. Des lettres d’amies, sans grand intérêt, une missive enflammée d’un certain Eric qui se languit d’elle. Mais la bafouille remonte à trois ans. Dans un grand carnet à couverture de cuir et au papier filigrané, quelques notes, des pensées plutôt, qui sont probablement d’elle ou qu’elle a fait siennes. Exemple : « Il est difficile d’aimer qui l’on méprise. » A qui pensait-elle ? A son père ? A la maîtresse de ce dernier ? Est-ce un amant qui lui a inspiré cette sentence définitive ?

Des photos plus ou moins anciennes… Sur presque toutes une jeune femme revient, à qui Alice ressemble. Sa mère, à n’en pas douter.

Je me biche un coup de cafard noir, moi, dans cette chambre dont on a kidnappé l’occupante. Une espèce de lien ténu est en train de se créer entre Alice et moi.

Je décroche le bigophone pour appeler le service des écoutes. Je me fais connaître et ordonne à mes confrères de placer les lignes d’Alain Lambert de Mongrozizi sur leurs tablettes. Tout devra être enregistré et tenu à ma disposition. Qu’ensuite de quoi je tube à la Grande Taule pour que quelqu’un vienne planquer devant l’hôtel particulier de Lambert.

Ça c’est le tout venant, les premières mesures classiques. Mais je m’interroge en grand secret, je vais carillonner à la porte de mon instinct pour lui demander ce qu’il pense de ce bigntz. Il ne m’ouvre pas, mais, à travers le battant, il me dit que cette affaire n’est pas « courante ». On ne réclamera pas de rançon. Il ne sent pas ça du tout, mon sub. Onc n’appellera le daron d’Alice. Ceux qui ont kidnappé la gosse n’ont rien à cirer du blé de son papa. Il s’agit d’autre chose.

Soudain, je me casse. Rien à foutre dans cette baraque. La vérité se trouve ailleurs.

— Voilà, je vous laisse. Prenez des calmants, monsieur Lambert, et essayez de dormir un peu. Il faut que vous soyez d’attaque. Votre fille, quelque part, a besoin que son père soit en forme.

Mon langage l’arrache à sa léthargie.

— Vous croyez qu’elle est vivante, commissaire ?

— Naturellement.

Il me tend la main.

— Vous me la retrouverez ?

— Oui.

Gonflé, l’Antonio, non ? Charitable, certes, mais faut oser !


Le valet-chauffeur, Mikael, s’apprête à me reconduire à ma chignole, mais je refuse et marche jusqu’à la prochaine station de taxis. Par chance, il y en a un. Le conducteur, un vieux crabe tout moisi lit l’Equipe, à travers des lunettes aux verres larges commak. A son côté, sur le siège passager, un fox-terrier examine les passants d’un air blasé. Il a une oreille cassée et une tache noire sous sa truffe, ce qui le fait ressembler à Adolf Hitler.

Je prends place. Le chauffeur achève le passionnant article consacré à Platini, puis il plie son baveux et, sans se retourner, me demande où « nous allons ».

— A moins que vous n’y voyiez un inconvénient majeur, moi j’aimerais bien aller boulevard des Sablons, lui avoué-je.

Il ne répond pas, déclenche son compteur, puis son moteur. Comprenant que nous partons en croisière, le Führer à poils ras se love sur la banquette où il s’assoupit séance tenante.


Par contre, c’est une Portugaise à poils longs qui m’ouvre la porte du docteur Marate (en un seul mot, et non en deux maux comme on pourrait s’y attendre). Charmante personne au demeurant : la moustache est belle, le cheveu coiffé à l’huile d’olive, l’œil de braise, le fessier de baise, la jambe couverte d’astrakan plus ou moins défrisé et les pieds chaussés de mules délicates en provenance des Charentes.

Comme il est presque quatorze heures au méridien de Greenwich, je suppose que les Marate en sont au café. Mais que non : le docteur a cabinet, quant à madame, elle se repose.

Je demande à la soubrette ibérique de bien vouloir interrompre la sieste patronale pour annoncer à dame Marate qu’un commissaire de police la demande.

L’ancillaire sourcille au mot police.

— C’est à cause de sa voiture, hein ? s’enhardit-elle à questionner. Madame se gare toujours n’importe où.

Je lui souris mystérieusement afin d’accréditer l’hypothèse et menina Maria se retire, heureuse d’avoir deviné juste.

Peu de temps s’écoule avant que je sois reçu par la maîtresse de ce cher vieux Maison. Mme Marate est une somptueuse rousse du genre auburn, mais avec des mèches flamboyantes qui font ressembler sa chevelure exubérante à un tas de broussailles enflammé. Carrossée par Pina Farina, grande, superbe, le regard d’un bleu tirant sur le vert, la bouche charnue, elle en balance à tout-va, crois-moi. Tu la prendrais pour une star des années 60, sauf qu’elle n’a pas encore quarante balais. C’est de l’animal de concours ! Un navire de délices en partance. T’as qu’une envie : grimper à bord et plonger dans la cale.

Elle a passé une robe de chambre verte, pure soie, avec des revers plus sombres. Par-dessous, m’est avis qu’elle ne porte ni armure ni gilet pare-balles, et peut-être même pas de soutien-gorge vu que les deux boutons moletés qui se dressent sur sa console m’ont l’air dépourvus de toute protection.

Je raffole être reçu par des gerces en déshabillé ; je les sens plus proches de moi, plus… atteignables.

Aussitôt, un début de Parkinson agite mes mains. Elles tremblent tellement que je voudrais pouvoir les planquer dans sa culotte pour lui dissimuler le phénomène.

— Vous devez deviner ce qui m’amène ?

Elle me frime suave. Une ombre de grande tristesse passe sur son regard d’azur comme un nuage sur… Attends, j’avais préparé une phrase très jolie pour faire plaisir à Maurice Rheims qui me dit du bien de partout, et voilà que je la retrouve plus, merde ! Ah ! si ! « Une ombre de grande tristesse passe sur son regard d’azur, comme un nuage de pluie sur l’eau limpide d’un lac de Laponie. » Voilà. Ça vous plaît-t-il, maître ? Comment ? Ça ne casse rien ? Vous trouvez ? Ça fait certificat d’études primaires ? Oui, mais des Panzani, maître ! Comparez pas la compofran d’un petit branleur et la métaphore d’un Sana quatre étoiles, dont une de David. C’est pas la même encre qui coule, ni la même blenno. Y a lyrisme et lyrisme, c’est pas à vous que je vais l’apprendre. Vous êtes le genre à pas confondre un bonheur-du-jour avec une table de nuit. Moi, je voulais juste vous offrir un petit brin de vraie littérature, par reconnaissance ; mais si vous préférez mes escargots à la parisienne, après tout, ça vous regarde. Alors, je vous en mets une douzaine ? D’acc. Grosse bise !

Ma question la déconcerte un brin car elle redoute une maldonne possible. Peu vraisemblable, mais y a que l’invraisemblable qui se produit. Le prévisible, c’est seulement en politique. Par exemple, tu vois les socialos et les cocos qui forment un gouvernement. Tu rigoles de pitié. Tu dis « ça va pas durer, cette kermesse ! ». Et puis, fectivement, ça ne dure pas. Mais dans la vraie vie des gens honnêtes, pas la peine d’espérer Grouchy ; Blücher est déjà en route ! T’attends Godot et t’as Mauroy.

Comme je la darde sans faiblir, elle finit par murmurer :

— Alice ?

— Vous avez gagné. On peut parler tranquillement ?

— Venez dans mes appartements.

Elle marche de vent, répandant des senteurs indicibles. On longe le hall, on passe devant le salon d’attente du doc où trois personnes morfondent en faisant mine de se passionner pour les Jours de France de 1975. Et puis on oblique à droite par un couloir plus étroit tendu de velours grège. Un boudoir prolonge une chambre à coucher. Entièrement Louis XV taillé dans la masse !

Je suis pas fana de parfums, je veux dire artificiels. Les odeurs en flacon, moi, merci bien, alors qu’il y a des genêts plein la lande, des aubépines dans tous les buissons et des chattes de femme à foison ! Je reconnais pourtant que chez la madame au toubib, ça fouette superbe, genre extase.

Elle me montre un fauteuil crapaud.

— Prenez place, et veuillez m’excuser de vous recevoir dans cet appareil, mais je me relève d’une hépatite virale et je dois me reposer plusieurs fois par jour.

— Je vous en prie, balbutié-je, me retenant in extremis d’ajouter que tout le plaisir est pour moi.

V’là qu’une question secrète me lancine. A ce stade de convalo, dites, docteur, ça s’attrape encore l’hépatite virale ou s’il vaudrait mieux que j’attendasse un peu avant de proposer la botte à votre dame ? Mais trêve d’érotiqueries : boulot !

J’attaque :

— Alain Lambert m’a mis au courant de la situation et je me trouve chargé de l’enquête. Vous et votre époux êtes, avec le père d’Alice, les dernières personnes à avoir vu cette dernière, il est donc normal que je vous entende. Une première chose : avez-vous remarqué quelque chose d’anormal au cours de cette soirée au Pasha Club ?

— Nnnnon.

— Vous paraissez marquer une once d’hésitation.

— Non. D’ailleurs, qu’appelez-vous « anormal », monsieur le commissaire ?

— Mon Dieu, le mot est imprécis, j’en conviens, mais je tiens à lui garder son sens le plus vague. Par anormal, j’entends, auriez-vous noté un incident, même très banal, pendant que vous étiez en présence des Lambert ? Alice a-t-elle fait une réflexion susceptible de vous surprendre ? Auriez-vous aperçu une présence inhabituelle dans son entourage ? Avait-elle l’air inquiet, troublé ? Vous a-t-elle parlé de quelqu’un qui l’aurait préoccupée ? Ils sont passés vous prendre ici et vous y ont ramenés, croyez-vous que vous ayez été suivis ?

Je me tais car elle vient de croiser les jambes, découvrant de belles cuisses à la peau piquetée de taches de son minuscules.

Tu crois qu’elle est rousse pour de bon, toi ? Je le lui demanderais volontiers, mais je ne voudrais pas qu’elle prenne ma question en mauvaise part. T’as des gerces avec lesquelles tu franc-parles à ta guise, sans que cela tire à conséquence, et d’autres, bêcheuses, qui se croient obligées d’indigner comme des perruches quand on leur arrache les plumes du fion. Le mieux, pour pas l’offusquer, serait que je vérifie de visu. Bon, je vais arranger ça, attends-moi ici.

— Non, fait-elle après mûre réflexion, je n’ai rien observé d’anormal et Alice ne m’a rien confié de particulier. Elle était joyeuse et intéressante comme à l’accoutumée, car c’est une fille passionnante ; pas du tout le style effarouchable, croyez-le bien.

Nouveau silence. La Portugaise à poils longs travaille dans une pièce voisine en chantant Une maison portugaise, air fameux internationalisé par le talent d’Amalia Rodriguez.

— Vous lui connaissiez des liaisons ?

— Ce n’était pas son style non plus. Elle devait aimer les hommes, mais brièvement. Alice attendait le grand amour en s’offrant quelques fredaines parfois.

— Par hygiène ?

Mon interlocutrice se rembrunit.

— Que voilà une vilaine expression, monsieur le commissaire. Amour et hygiène sont deux mots qui ne vont pas bien ensemble.


Au temps pour moi ! Je viens de béver[1]. Femme délicate, romanesque peut-être ? Il faut que je change tout de suite mon Fusy Yama des pôles. Opération diversion ! Schnell ! Moi, le génie, tu me connais ? Never pris au dépourvu, Albert. Ça me jaillit du foutre.

— Ne seriez-vous pas d’origine irlandaise, madame Marate ?

Elle écarquille ses vasistas tellement grands que son regard ça fait comme deux dahlias épanouis.

— En effet. Comment l’avez-vous deviné ?

— Donc, vous êtes réellement rousse. Quelle merveille ! Ah ! certes, l’instant n’est guère propice à ce genre de digression, mais cela fait dix minutes que la question me tourmentait. Je ne parvenais pas à me mobiliser sur mon propos pourtant si capital. Il faut dire que, malgré ma profession terre à terre, je suis également artiste, madame. Chez moi, l’action et le rêve font bon ménage. En vous admirant, je songeais : « Une telle carnation n’est pas de chez nous. Elle vient d’ailleurs : des verts pâturages où paissent des moutons à tête noire. Il y a du Connemara dans ce regard plein d’infini. Je devine des landes de bruyère sur ces lèvres fascinantes. » Ah ! madame, comme je regrette de me trouver dans cette chambre en qualité d’enquêteur !

Je rebrousse les poils du tapis de haute laine d’un soupir.

Elle, interdite, ne sachant plus si c’est du commissaire ou du cochon, me dévisage de toutes ses forces.

« Seigneur, me dis-je, mais qu’est-ce qui t’a pris, l’artiste ? T’es plus cap’ d’assumer la promiscuité avec une belle rousse en robe de chambre ? Eh, dis, p’tit gars, faut me soigner ça en vitesse. Tu deviens dangereux dans ton genre, mon bonhomme ! Saute-aux-miches congénital. Ta pomme, la chaglaglatte t’électrise, te court-jute, te foudroie ! Et ton self, grand, hein ? T’en fais quoi de ton self ? »

Alors, bon, je m’engonce. Prends un air et des attitudes d’huissier venant opérer une saisie du mobilier ; biche un air rogue.

Faut voir la manière que je réintègre ma dignité, rentre au bercail des convenances ! Même les sadiques ont besoin de faire sérieux. Tout de suite qu’ils ont refermé leur braguette, après le viol de la petite fille, ils compassent vachement, se composent un personnage austère, réprobateur. Officiers dans l’ordre de la Légion d’honneur, moralement. Présidents de la Ligue du Culte ! Hypernotables.

— J’aimerais insister sur un point précis, madame Marate. Tout à l’heure, lorsque, d’entrée de conversation, je vous ai demandé si vous aviez remarqué quelque chose d’anormal au Pasha Club, vous m’avez répondu que non, mais après un léger temps de réflexion, et pas de manière catégorique. Vous ne m’avez pas dit « non », mais « nnnnon ». Cela vous ennuierait-il de rechercher dans vos souvenirs l’origine de ce manque de spontanéité ?

Son visage s’éclaire d’un sourire, comme on dit dans les vrais livres. Les visages « s’éclairent d’un sourire ». C’est beau, hein ?

— Vous êtes observateur, commissaire.

— Si je ne l’étais pas, je ferais un autre métier, madame.

J’attends, impénétrable, mais vachement pénétrateur de vocation.

Elle détourne les yeux.

— Il s’agit d’une observation tellement insignifiante qu’il serait stupide d’en faire état.

— Qu’en savez-vous ? riposté-je, le ton sévère.

— Au Pasha Club, non loin de notre table, se trouvait un dîneur solitaire. Il n’a pas cessé de regarder Alice au cours de la soirée. Il béait littéralement devant elle. Je sentais qu’il faisait des efforts pour ne plus s’occuper d’elle mais que, irrésistiblement, ses yeux la cherchaient.

— Eh bien ! voilà qui est plus intéressant que vous ne le pensez, madame Marate !

— Vous croyez ?

— A quoi ressemblait cet homme ?

Elle réprime un frisson[2].

— Un monstre ![3] répond-elle sans barguigner.

— Vous me mettez l’eau à la bouche. Puis-je vous demander de m’en faire une description ?

— Un obèse ! Beaucoup plus de cent, voire de cent vingt kilos. Levantin, des cheveux épais et très noirs descendant bas sur le front. Un nez fort, comme épaté. Des sourcils fournis formant une seule barre sombre. La bouche lippue, les paupières bombées. Quand il mange, il le fait avec une telle voracité qu’il ressemble à un animal affamé. Des diamants plein les doigts, sa montre en est sertie. Une caricature du potentat arabe, jouisseur et despote. Ce bonhomme pue le pétrole. Il mangeait du caviar à la louche.

— Son âge ?

— Vous parvenez à donner un âge à une baleine, vous ?

— Vous dites qu’il semblait intéressé par Alice Lambert ?

— Fasciné serait plus juste.

— Il se trouvait encore au club quand vous êtes partis ?

— Oui, il buvait du whisky.

— Seul, dites-vous ?

— Tout seul.

— Au moment de votre départ, il n’a pas amorcé de mouvement pour vous suivre ?

— Non. Mais Dieu qu’il fixait cette pauvre Alice !

Je me lève.

— Merci de votre obligeance, chère madame. J’espère ne pas vous avoir trop perturbée ?

Elle se lève idem, s’approche de moi. Et voilà que j’ai le feu aux oreilles, et peut-être bien aux noix, du temps que je monte le thermostat d’ambiance.

On se regarde. Méditatifs, l’un et l’autre. Comme deux qui cherchent à se rappeler quelque chose ou qui se demandent où ils en sont. Ses lèvres ont un curieux petit retroussis : la supérieure (pas celle du couvent). C’est comme un appel de l’instinct en provenance du fond de l’espèce humaine.

Je me penche et l’embrasse sans porter mes mains sur elle. Il me revient une réplique de Gabin dans Quai des Brumes.

— T’es belle, tu sais ! j’articule.

Elle me bouffe la gueule en grand. Et c’est elle qui se cramponne à moi pendant que tout son corps se plaque au mien.

Moi, je vais te dire : c’est superbe, l’Irlande !

Et puis alors ce vertige, pardon ! Je courrais sur la rambarde de la tour Eiffel, au troisième étage, j’éprouverais pas plus intense. En deux coups les gros, mister Popaul est dégainé de son étui, drivé par les mains expertes de mon « témoin ». Hop ! par ici, la bonne soupe ! Je me l’intercale debout, héroïquement, contre la porte capitonnée du boudoir.

Dans les profondeurs de l’apparte, on entend la voix du docteur qui raccompagne un clille en l’assurant que son traitement devrait faire effet. J’ignore s’il le berlure ou pas. En tout cas, le mien fait effet à sa dame, je te fichtre foutre ! Si je te dis su-bli-me, qu’est-ce que tu réponds, Raymond ? Rien ? Eh ben t’as raison, parce qu’une troussée de cet envol, depuis la Rome Antique, plus romantique on n’avait pas vu !

Là-bas, à Chennevières, autour du berceau d’Apollon-Jules, on en est probablement aux desserts et je te parie un second coup de bite contre l’Angelus de Millet que Béru se lève déjà pour interpréter Les Matelassiers, a cappella.

BARREAUX SANS PRISON

Le domestique avait grande allure dans sa tenue immaculée à boutons et épaulettes d’or. C’était un garçon très sombre, à la chevelure calamistrée.

Il sourit à Alice en pénétrant dans la pièce, chargé d’un immense plateau de cuivre ouvragé qui supportait des victuailles délicates. Il le déposa sur une table basse.

— Comment vous appelez-vous ? lui demanda Alice.

Il la regarda sans comprendre et eut un sourire indécis. Visiblement, il ne parlait pas français.

Alice se leva et se dirigea vers la porte. Elle n’avait pas l’intention de quitter la pièce, simplement elle éprouvait quelque curiosité concernant le reste de la demeure. Elle aperçut un grand gaillard vêtu d’une gandoura blanche à parements verts, debout dans l’ouverture, jambes écartées, bras croisés, dans l’attitude d’un gardien de sérail pour film américain de l’époque Novarro. Cet homme « couvrait » le serviteur, prêt à intercepter une éventuelle tentative de fuite de la jeune fille.

Au lieu d’affoler Alice, cette constatation l’amusa. Elle était prisonnière dans un palais d’Orient. Cela ressemblait à un conte des Mille et Une Nuits.

Elle ne parvenait pas à dramatiser la situation. Tout cela lui paraissait plaisant. Elle s’efforça de se rappeler l’enchaînement des faits qui l’avaient conduite là. Elle les évoquait de façon floue, sans parvenir à rétablir la notion temps. Tout cela avait eu lieu voici longtemps, dans une autre vie. Elle se voyait (ou bien s’imaginait) devant l’hôtel particulier familial, par une nuit grise qui sentait le mouillé. Elle attendait que son père eût remisé la Rolls dans le garage aménagé sous l’immeuble de pierres blondes. Une rampe fortement inclinée y conduisait. La porte était actionnée par un boîtier commandant le déclenchement d’une cellule photoélectrique.

Pendant que son père s’activait, une grosse bagnole noire avait surgi, en marche arrière, depuis l’extrémité de la rue. Alice n’avait pas eu peur tout de suite. C’est seulement quand le véhicule avait stoppé à sa hauteur et qu’un grand diable brun en avait jailli qu’elle s’était précipitée vers le garage. Mais un bras d’airain l’avait cueillie par le cou. On lui avait appliqué un tampon imbibé de chloroforme sur le visage et elle était aussitôt devenue d’une docilité stupéfiante. Elle continuait de penser, de marcher, mais toute peur l’abandonnait et elle suivait le grand diable sans lui opposer de résistance. Elle était montée à l’arrière de l’auto, l’homme à son côté. Au volant, une femme brune et silencieuse avec d’énormes boucles d’oreilles scintillantes.

L’homme avait ouvert une boîte de fer pour y prendre un second tampon humide. Elle se rappelait qu’il avait murmuré « Sorry » en le lui collant sous le nez. Dès lors, ç’avait été la grisaille. En cherchant bien, elle retrouvait une foule de sensations diverses. Voyage en voiture… Repos sur une couche voluptueuse. Elle percevait de la musique orientale… Et puis…

Et puis quoi d’autre ? Ah, oui… L’avion… De cela elle était certaine. Elle se rappelait avoir marché sur un terrain battu par le vent. Il pleuvait. L’eau ruisselait le long de sa nuque. On l’avait aidée à gravir l’escalier rétractable de l’appareil : un jet de businessman, confortable comme la Rolls paternelle et qui sentait également le cuir fin. A nouveau elle avait dormi. Mais pouvait-on qualifier de sommeil cette torpeur suave dans laquelle on la plongeait artificiellement ?

Toujours est-il qu’elle se sentait infiniment bien délivrée et heureuse. Délivrée de toutes les préoccupations quotidiennes, de toutes les arrière-pensées de la vie. Délivrée des petites peines qui, sans trêve, vous griffent l’âme. Pour la première fois elle existait « pour elle-même », uniquement.

Une seule crainte toutefois : cette félicité allait-elle durer encore longtemps ?

Après le départ du valet, Alice s’approcha du plateau. Elle y trouva des médaillons de langouste en gelée, du caviar avec des blinis, du foie gras, du saumon fumé. Un repas composé de hors-d’œuvre de luxe. Amusant, non ?

POUM !

On dit que le meilleur moment de l’amour c’est quand on monte l’escadrin ; mais « après » n’est pas mal non plus si tu as réussi ton affaire.

On reste là, debout, haletants, empêtrés, vidés de nos intimes secrets et pleins de nos sécrétions plus intimes encore, les tempes battantes, la chevelure trempée de sueur. Etourdis, éblouis, fiers de nous.

Quand on finit par se désunir c’est à cause de Maria, la bonne portugaise à poils longs qui frappe à la porte. Le rideau tombe sur notre final.

— Qu’est-ce que c’est ? demande Maryse (car tel est son prénom).

— Cé lé mosieur masseur dé la Madame ! annonce la valetonne.

— Je vais le recevoir.

On se contemple en souriant. Je lui roule la pelle de la reconnaissance infinie.

— Tu es comblante ! lui dis-je.

— Tu m’as comblée, rétroque-t-elle.

Elle ajoute :

— Tu as mon téléphone privé ?

— Pas encore.

Elle trottine à sa coiffeuse et prend dans un tiroir une petite carte bleue qu’elle glisse dans ma poche.

— Quand tu voudras, où tu voudras.

— Merci, je fais-je, ému.

Et bon, je vais me filer un petit ravalage express de la grosse bitoune, lui rendre l’éclat du neuf pour qu’elle redevienne opérationnelle.

Avant de m’extrader, je lui demande :

— Dis voir, ma Merveille, Alain Lambert, quel genre d’homme est-ce ?

Elle sourit.

— Un type bien : intelligent, efficace, homme du monde, homme d’affaires, bon père. Il n’a pour l’instant qu’un seul défaut : sa maîtresse.

— Belle Isabelle ?

— Ah ! tu es déjà au courant ?

— Ben : flic, non ? Que reproches-tu à la dame ?

— D’être tordue et de perturber la vie d’Alain.

— Tu es jalouse ? perspicacé-je.

Elle rougit.

— Pas le moins du monde ; Lambert n’est qu’une relation amicale.

Ment-elle ? Après tout, c’est son affaire. S’il fallait éclairer le passé des dames qu’on baise, on devrait acheter un groupe électrogène avec une tripotée de projos.

— Tu vas aller voir cette houri ? demande Mme Marate.

— Naturellement.

— Alors, c’est maintenant que je vais être jalouse.

— A cause ?

— Elle risque de t’intéresser car c’est un personnage et, tel que je crois te deviner, tu raffoles des personnages. Sois prudent.

Elle me drive jusqu’au hall. La soubrette court délourder et me voici reparti pour de nouvelles aventures, kif le Grand Meaulnes à la fin du book.

C’est « petite abeille », Antoine. Lesté de pollen. J’ai appris des choses intéressantes, j’en ai fait de merveilleuses. Une grande joie des sens me donne confiance en l’avenir.

Un peu de soleil essaie de dire son mot dans l’harmonie universelle. N’apercevant pas de bahut à l’horizon, je décide de m’armer de courage et d’aller prendre le métro.


Chez Belle Isabelle, j’ai compté : la boutique mesure six mètres sur quatre. On y vend des toilettes d’avant-garde auxquelles tu ne commences à t’habituer qu’au bout de plusieurs mois, c’est-à-dire lorsqu’elles sont passées de mode. Chacune de ces guenilles vaut le prix du caviar et ça se bigorne pour les acheter comme s’il s’agissait de soldes avant travaux.

Une ravissante, mystérieuse et impressionnante créature est assise derrière un exquis bureau Mazarin, en train de lire Vogue (pas le bureau, la créature). Très blonde, sans doute grande, porteuse d’une de ses fripes, le maquillage dans les tonalités parme, le cou interminable, les cheveux coupés à la bagnarde, la belle donzelle ne passe pas inaperçue.

Elle manque peut-être un peu d’artillerie lourde sur le devant, il n’empêche qu’elle est autrement comestible que la Mère Denis et je comprends parfaitement qu’Alain Lambert en soit amoureux. Seulement, comme je viens juste de donner à la Croix-Rouge, c’est en toute sérénité glandulaire que je pénètre dans son estanco.

— Madame de Broutemiche ? je hasarde.

— En effet, monsieur le commissaire, répond la superbe en moulant son mensuel.

— Vous me connaissez ? éberlué-je.

— Non, mais Alain vient de m’annoncer votre visite. Comme en dehors du facteur et des livreurs, il est rarissime qu’un homme seul se risque dans ma boutique…

Elle rit féroce. C’est vrai qu’elle paraît un peu bizarre, cette chérie. Quelque chose d’inhumain m’incommode chez elle. Un éclat de déraison dans ses prunelles. Une sorte de vanité sauvage, d’orgueil interplanétaire. Pour elle, la base de sa philosophie, c’est « moi et Dieu ».

— Je pensais bien que la police commencerait par s’intéresser à moi, lorsqu’elle entrerait en action, poursuit l’incommodante personne. Vous pensez : la maîtresse du père dont on a kidnappé l’enfant, quel os à ronger, d’entrée de jeu ! Eh bien non, mon cher commissaire : je ne trempe pas dans cette histoire, bien que je l’aie pratiquement prévue et annoncée à Alain.

Cette affirmation insolite me fait sortir de mes gongs, voire même de mes gonds.

— Qu’entendez-vous par « l’avoir prévue » ?

— Le thème astral d’Alice. Son trigone autobloquant avait une connexion foirinante avec Vénus dans une parabole de déviation par rapport à Mars, conclusion : « elle allait vivre un événement qui devait changer fondamentalement son destin. » Sa résidence lunaire allait s’impliquer dans le trémulseur endémique de Jupiter, mon cher. Dès lors, inexorablement, le grand chambardement devait s’accomplir. Tout cela je l’ai dit et seriné à Alain. Mais il est sceptique. Ne croit ni en Dieu ni au diable et encore moins à l’astrologie. Vous pensez : Capricorne ascendance Taureau !

Bien ce que je pensais : un tantisoit givrée, la de Broutemiche. Qu’est-ce que ça peut bien donner au pieu, une nière tellement ensuquée par ses giries astrales ? Pas grand-chose. Il trouve son fade comment, Lambert de nos Mignonnes Burnes quand il escalade ce brancard ? En moins de jouge, j’inverse les réacteurs de mon appréciation. En entrant et en matant sa géographie, j’ai cru que le papa d’Alice devait reluire comme un fou avec médéme. Mais il a suffi qu’elle me balance trois répliques pour que je pense pis que le contraire.

— Vous, vous êtes Cancer, n’est-ce pas, commissaire ?

— Effectivement.

— Ascendance ?

— Sagittaire.

— Votre date de naissance ?

— Je ne suis pas venu ici pour me faire tirer les cartes, madame.

Elle bondit.

— Non mais, vous n’allez pas m’assimiler à une cartomancienne, à une diseuse de bonne aventure ! L’astrologie est une science reconnue et qui…

— Si vous donnez une conférence sur le sujet, envoyez-moi un carton, je ferai l’impossible pour y assister. Mais, le temps presse, madame : une jeune fille a été enlevée et j’ai pour mission de la retrouver. Alors veuillez, je vous prie, répondre à mes questions de la façon la moins astrale possible.

Mon ton, mon expression, lui clouent le bec. Elle décide de me haïr silencieusement. Ses deux lance-flammes continuent de se promener sur mon visage photogénique. Elle est en train de me mijoter un horoscope pas piqueté des charançons, je prévois. Du gratiné, calamiteux de partout, avec des turbulences planétaires à en chier dans son froc. Bon, je laisse passer. Mon destin ne concerne que Dieu et moi. Nous nous en chargeons, Lui et ma pomme. On s’est déjà réparti le boulot : je crois en Lui et Il croit en moi. Ça s’appelle un divine agreement.

Très flic, j’entreprends l’interrogatoire de « Belle Isabelle ». Ça donne un peu moins que pas grand-chose, Ce qu’il ressort de l’entretien, c’est que les proches de Lambert, à savoir sa fille et ses amis, ne doivent pas vénérer la nière Broutemiche car, selon ses déclarations, elle ne les fréquentait pas. Sa liaison avec Alain se résume à quelques rendez-vous tendres deux ou trois soirs par semaine. Je crois comprendre que c’est l’industriel qui a financé l’achat de la boutique de fripes. Au début, comme elle est vexée, elle se montre réticente, mais la jacte vient en parlant et la voilà qui repart bille en tête sur son dada. Bientôt, elle m’interrompt pour m’annoncer que Cancer ascendance Sagittaire, c’est pas mauvais, mais qu’hélas je tombe pile dans je ne sais quelle merderie constellaire qui va me faire baver des bielles de locomotive avant longtemps. D’abord, faut que je m’attende à partir en voyage imminemment. Et ce sera pas une croisière d’agrément, elle me prédit. Tant pis pour moi puisque je lui refuse ma date et mon heure de naissance, elle aurait pu m’en dire davantage et me fignoler un plan anti-scoumoune pour me dépêtrer du mauvais sort, le rendre plus supportable. Puisque j’obstine, je devrai me débrouiller tout seul, faire face à l’adversité comme je pourrai. Elle s’en lave les mains, les pieds, la chatte, plus les yeux (à l’Optrex).

Lorsque je la quitte, j’ai une tronche grosse comme la Maison de la Télé. Des gonzesses pareilles, j’aimerais mieux m’embourber un bûcheron des Vosges ou un patron pêcheur de Fécamp plutôt que d’y risquer ma livre sans os. Si l’occase se présente, faudra que je l’interviewe, Lambert. Au plan humain, ça doit être enrichissant de piger son problème.


Le Pasha Club n’ouvrant ses lourdes qu’à partir de 21 heures, je décide de faire un break et d’aller recoller au baptême d’Apollon-Jules, du moins à ce qui peut subsister encore de ses fastes. J’atteins le Goujon de la Marne, en fin d’après-midi. Un loufiat à la veste déboutonnée fait relâche devant l’établissement en fumant une cigarette.

— Le baptême Bérurier fonctionne encore ? lui demandé-je.

Il a une expression écœurée.

— Mouais, y a des restes.

J’avise la voiture des Béru sur le parking, cette rarissime traction avant quasi cinquantenaire, dont le pare-brise est en contreplaqué, les portières absentes ou maintenues par du fil de fer et les banquettes remplacées par des caisses recouvertes de coussins avachis.

Je grimpe dans la salle « particulière » où s’est perpétré le festin. Trois bruits de nature différente agressent mes tympans avant que je ne l’atteigne : des cris de bébé, des ronflements de vieillard, et une chanson à boire dont les paroles sont inaudibles du fait de son interprète.

J’entre !

O désolation !

Seul Rossellini aurait pu « inventer » la scène qui s’offre à moi.

La longue et large table jonchée de bouteilles vides, avec sa nappe naguère blanche, rouge maintenant par le beaujolais renversé, graisseuse, froissée, brûlée par des cigarettes insurveillées. Au centre, parrain Pinaud roupille, la joue dans une portion de gâteau au chocolat dont un brusque sommeil l’a privé. Apollon-Jules rampe sur le plancher, ou plutôt s’y agite avec des mouvements primaires de crabe sur le dos. Il a saisi (comment ?) un moignon de boudin qu’il tète comme s’il s’agissait du colossal sein maternel.

Assis à califourchon sur une chaise, Béru écluse au goulot la fin d’un flacon de marc. Il est beurré à ne plus se voir les mains. Et c’est peut-être heureux car sa dame, penchée sur la table et cramponnée à ladite, se laisse embroquer d’importance par un plongeur maghrébin, lequel procède par à-coups profonds, déterminés, fiers et dominateurs. Babel Oued Story ! Touche bien à mon pote ! C’est la Grande France, celle où ça « s’ajoute » comme dit si bien le cher Ivan Levaï dont je défends à Le Pen (à faire jouir) de porter la moindre atteinte !

Complètement imbibée également, la jeune maman finit par m’entrevoir à travers sa brume éthylique et me lance :

— V’vous rendez compte d’un culot, le service d’cette taule, Antoine ? Ça fait une heure qu’y se relayent dans mes miches, les uns les autres ! Des vrais mendigots : v’donnez l’petit doigt à l’un, l’restant viennent vous réclamer la moniche ! Sous prétesque qu’j’ai taillé une p’tite pipe en camarade au maît’ d’hôtel qu’était plutôt avenant, les voilà qui font la queue.

Le Nordaf continue sa séance d’aérobic (si j’ose dire sans qu’on me traite tout de suite de sale raciste). Il plonge avec méthode et discernement. Berthy se laisse faire, en grande bonté d’âme, anesthésiée qu’elle est par la picole.

— Et les autres convives ? m’inquiété-je.

— Partis ! La mère Pinaud a eu une remontée d’glaires après la tétine aux oignons et on l’a embarquée dans un taxi. Au fromage, y a eu un coup de turlu pour les Mathias, comm’ quoi les céréesses qui gardent leurs chiares déclaraient forfait, alors y sont filés. Après le repas, au moment du pousse-café, « marraine », vot’ môman, est rentrée av’c Toinet. C’est Marie-Marie et son fiancé qui l’a remmenée chez eux. Nous aut’ la Pine et le Gros, on est restés pour écluser le dernier. Mais j’voye qu’Apollon-Jules se traîne par terre, vous voulez-t-il bien l’rmett’ dans son couffin du temps qu’Mohamed me finit ? Mercille beaucoup. Prenez quéqu’chose, Antoine. Commandez ce vous voudriez, aujourd’hui, c’est jour de fête. Si j’vous dirais que j’sus un peu pompette, moi que je bois jamais ou presque !

Elle essaie de tourner son mufle en arrière et demande :

— Ça vient, Mohamed, quoi ou merde ! J’vais couler une bielle, moi, à force qu’on me râpe l’intimisme. Déjà le chef qu’arrivait pas à prend’ son foot, j’veux bien tout c’qu’on veut, mais faut pas abuser, mon grand ! D’autant qu’ça va êt’ l’heure d’la tétée pour mon bébé…

— Ça va s’arranger, m’dame, promet le plongeur en plongée.

Et il passe la vitesse supérieure.

Je considère ce lieu, ces gens, cet instant exceptionnel. Je me demande si cette conjugaison ne fournit pas une image parfaitement composée de « l’honneur ».

Un loufiat qui est déjà passé par Berthe se pointe, en bras de chemise.

— Vous prenez quelque chose ? s’informe-t-il.

— Oui, décidé-je : une omelette au lard et un coup de beaujolais car j’ai fait ballon.

Le serveur fait la moue.

— Y a plus que le taulier en cuisine, je vais voir s’il veut se mettre au piano.


Un bruit de source, soudain. C’est Alexandre-Benoît qui urine sans quitter sa chaise ni défaire sa braguette.

— Ce qu’il est blindé, mon homme, s’extasie Berthaga. J’lu en ai vu ramasser des sévères, mais une aussi pareillement carabinée, j’me rappelle plus. Notez qu’il a des escuses, hein ? C’t’enfant qu’on n’attendait plus, qu’on croilliait pas possible, et qu’est là, si beau, si ressemblant… Un cadeau du ciel, Antoine !

Elle se fout à chialer au moment précis où Mohamed se met à jouir, sobrement sans un cri, sans un soupir. Il reste un court instant immobile avant de prendre congé de son hôtesse, puis s’en dégage et s’essore la tête chercheuse avec la retombée de la nappe.

Mon omelette grésille. Je mange de bon appétit, en tentant de faire le point. Mes déplacements et visites récents me préoccupent. Cette fois, je suis entré dans l’affaire Lambert. Il y a presque toujours, au début d’une enquête, une période de flottement. On s’imprègne, tu comprends ? On renifle. Chaque affaire a une odeur, se peuple de gueules qu’on doit connaître. Il convient de la situer, géographiquement, socialement, humainement.

Le plongeur comblé s’esbigne. Quelqu’un toque à la lourde, et c’est le beau-père du patron, un vieux veuf en retraite qui bricole au jardin « pour s’occuper ». Il balbutie qu’il voudrait bien tremper un peu le biscuit, lui aussi. Ça fait huit ans qu’il macère dans la chasteté et, malgré ses soixante-quinze ans, elle lui monte un peu à la gorge. Madame voudrait-elle essayer de le démarrer un peu à la main ? Il est sûr de rien, mais il aimerait tenter l’expérience, juste pour vérifier où il en est.

Mais Berthy le refoule.

Elle a suffisamment donné commako, la Gravosse. Dis, faut qu’elle s’aère un peu les meules, merde ! D’autant que contre une table, mercille beaucoup ! Ça lui enraye la digestion. Elle a une barre au niveau de l’estom’. Et puis c’est le moment qu’elle donne le sein à son bambino vorace. Chacun son tour, non ? D’autant que messire l’ancêtre, si on doit l’entreprendre à la manivelle, on n’est pas encore sorti de l’auberge, c’est le cas d’y dire ! Elle regrette véry moche, mais ça sera pour une autre fois, quand Apollon-Jules fera sa première communion ; si pépé se cramponne jusque-là, elle lui donnera priorité, juré !


Le départ est homérique. Le personnel accepte de transporter Béru jusqu’à ma calèche. Il va laisser sa traction à l’hôtel, n’étant plus en état de la piloter. Il carmera la note demain en venant la reprendre. Le patron est si content de nous voir partir qu’il accepte le principe. Pinaud suit le cortège en chancelant. Tous les deux ou trois pas, l’un de ses genoux cède et il se paie une génuflexion involontaire.

Je fourre tous ces résidus d’humanité sur le cuir de ma Quattroporte, poum ! Et bon, je vais driver l’équipe jusqu’à l’appartement des jeunes parents. Le hic c’est que Berthe a paumé son sac à main, et donc la clé de l’apparte. Alors on retourne au Goujon « frivole » de la Marne pour rechercher le réticule mais, manque de bol, la guinguette a fermé ses volets pour cause de demain dimanche. Alors, bon, comme on ne peut pas laisser un nouveau-né à la rue, je décide d’emmener les Bérurier et leur progéniture chez moi. Ils bivouaqueront dans la chambre d’amis.

Et puis qu’est-ce qui me prend, en cours de chemin faisant de vouloir passer au Pasha Club ? La conscience professionnelle, tu crois ?

Oui, je ne vois pas d’autres explicances.

Je me pointe dans la rue de l’établissement, gare ma chignole à la je-m’en-branle à l’angle de deux rues.

J’explique à dame Berthe que je dois faire un saut au club, l’affaire de dix minutes, et qu’ils veuillent bien m’attendre, tous ces romanos.

Qu’ensuite je vais carillonner à la porte de l’établissement. Huis clouté, avec un judas comme un guichet de prison percé en son milieu et pourvu d’une grillette de fer forgé.

Au bout de peu, une gueule répond à mon appel.

— Vous désirez ?

— Entrer, réponds-je avec une grande précision.

— Vous avez la carte du club ?

— Non, mais peut-être que celle-ci fera l’affaire ? hypothèsé-je en plaçant ma brème poulardière devant le judas.

Magique : on m’ouvre !

Un beau gosse, saboulé pingouin, avec une denture éclairée au néon, m’accueille. A la fois sémillant et blasé. Baraqué sans que son tailor y mette trop du sien. Le genre de gusman qui doit chasser la douairière et lui faire sa joie de vivre sur traversin moyennant une montre Cartier ou une gourmette de chez Boucheron. Le club constituant un vivier à vieilles dragueuses, des mémères que le temps a dérouillées et qui raffolent se faire dérider la babasse par un petit champion du pic à glace.

— Très honoré, monsieur le commissaire, il y a un problème ?

Son ton tranquille m’assure déjà que s’il y en a un il est infondé, le Pasha Club étant une boîte sans peur et sans reproche.

— J’aimerais questionner le personnel du restaurant à propos d’un de vos clients.

— En ce cas, descendez l’escalier. En bas, vous demanderez Freddy, c’est le maître d’hôtel.

Je dévale un escadrin entièrement tendu de tapis avec deux rampes dorées et de savants éclairages en forme d’étoiles dans le plaftard. Un second esclave tout smok et tout sourire m’accueille au bas des marches. Celui du haut l’a déjà affranchi par le biniou intérieur car il m’envape avec zèle en me filant du « monsieur le commissaire » gros comme ma cuisse. Me voici installé à une table discrète, derrière des plantes vertes artificielles, mais tellement bien imitées que de vraies racines leur poussent.

— Accepteriez-vous un petit champagne-framboise, monsieur le commissaire ?

— Avec plaisir.

— Je vous envoie Freddy dans un instant.

Je retapisse la salle luxueuse, tout en glaces fumées, avec des sièges et un nappage dans les tons abricot.

Pas grand monde encore : une tablée de six personnes (trois couples) plus deux de deux. Les convives sont en tenue de soirée, à l’exception d’un homme qui s’est contenté d’un bleu croisé, mais on l’a accepté tout de même. Moi, je trouve que c’est une bonne chose de s’habiller for the dinner de temps à autre. Si on se fout tous en bloudgine ou en salopette pour aller au théâtre ou dans des dîners mondains, la France ressemblera vite à une affiche chinetoque célébrant la Longue Marche.

Le champagne-framboise est délicatement dosé et frappé. Au-delà du restau, s’ouvre la boîte de nuit, dans des demi-teintes orangées coupées de zones ténébreuses. Elle ne fonctionne pas encore, du fait de l’heure jeunette. Mais déjà, de la musique mouline à tout-va ; ritournelle pour vieux crabes, Strangers in the Night et sirop de trompe d’Eustache à lavement.

Un grand type blond, affable, s’approche de moi, s’incline à 45 degrés, se présente :

— Freddy, maître d’hôtel, vous souhaitez me parler, monsieur le commissaire ?

De l’allure, du parler bien ajusté : bref, un vrai pro.

— Pas à vous en particulier, mon bon, je lui retourne en souriant Colgate, mais il est probable que vous allez pouvoir éclairer ma lanterne.

J’aimerais bien qu’il s’asseye (ou qu’il s’assoie s’il trouve cette forme plus confortable) car c’est vachement torticolant de s’entretenir avec un grand type debout lorsqu’on est assis à vingt centimètres de lui ! Mais dis, t’imagines pas un serveur, même chef, installé à la table d’un clille en plein service !

— Vous connaissez Alain Lambert de Vilpreux, camarade ?

Bien que le mot camarade ne soit guère de mise en ce lieu doré et coûteux où l’on sert davantage de homard que de sardines à l’huile, le maître-autel répond sans perdre son sourire :

— C’est un habitué, oui.

— Il vient souvent au club ?

— Au moins une fois par semaine.

— Avec qui ?

— Tantôt avec sa fille, tantôt avec son amie.

Il ajoute :

— C’est un bon client, très gentil.

Donc, il arrose facile, le Lambert. Dans la limonade de luxe, pourliche or not pourliche, that is the question.

— Je crois savoir qu’il est venu ici avec sa fille et des amis, jeudi passé ?

Freddy n’a pas à gamberger long. Il acquiesce, me désigne une table.

— Si fait : ils ont soupé au 11.

— Maintenant, rappelez bien vos souvenirs, mon bon. Ce même jeudi soir, il y avait, non loin de leur table, un dîneur solitaire. Un gros homme du genre levantin qui bouffait du caviar comme moi de la choucroute.

Freddy n’hésite pas une broquette.

— M. Kazaldi, annonce-t-il.

— Ça consiste en quoi ?

— Propriétaire d’un groupe pétrolier ; il a du fric plus gros que lui, et ce n’est pas peu dire !

— Qu’en pensez-vous, Freddy ?

Et comme il rosit légèrement (tous les blonds sont comme ça), je m’empresse de le rassurer :

— Soyez sans inquiétude, ça restera entre nous. Mais il est important que j’aie votre opinion.

Le maître d’hôtel devient pensif.

— C’est un homme tranquille. Il lui arrive de venir avec des amis à lui, arabes également, et toujours des hommes ; pourtant, la plupart du temps, il est seul. Il aime la table et pardonnez-moi le terme, il s’empiffre. C’est un client également très large (là, il se marre) au propre comme au figuré. Malgré la loi coranique, il prend de l’alcool, en petite quantité toutefois.

— Après la bouffe, il va draguer dans la boîte ?

— Il n’en a jamais passé la porte. Je ne pense pas que les femmes l’intéressent. Les hommes non plus d’ailleurs, ajoute-t-il. Il fait un peu… comment appelle-t-on cela, pas eunuque mais…

— Castrat ?

— Voilà : castrat, c’est cela. Du reste, il possède une voix de femme qui détonne dans cet énorme corps.

— Vous le classeriez dans les méchants ou les gentils, Freddy ?

— Oh ! les gentils, ça ne fait pas de doute ; et même parmi les gentils qui inspirent la pitié. Sa solitude et sa boulimie ont quelque chose de pathétique.

— Au cours de la soirée, vous n’avez rien remarqué d’anormal à sa table, non plus qu’à la table des Lambert ?

Le grand blond avec deux chaussettes noires paraît surpris par ma question. Il me regarde, puis contemple la salle comme pour chercher des ombres aux tables qu’occupaient les gens que j’évoque.

— Franchement non, monsieur le commissaire.

— Pas le moindre incident à signaler ?

— Aucun.

— Eh bien, je vous remercie. Vous m’avez l’air d’un type très bien, Freddy.

— Merci de cette appréciation, monsieur le commissaire. Vous n’avez plus besoin de moi ?

— Non.

Il s’incline à nouveau et s’en va.

Je bois une nouvelle gorgée de champ’. Tiens, mon godet est naze. Comme je déteste me montrer chien, je commande une autre coupe, pas me tailler comme un malpropre. Qu’alors un brouhaha retentit dans l’escadrin. Une voix forte et grumeleuse hurle :

— Si tu comptes que vous m’empêchez d’descend’, moi, mon fils et ma femme, ’spèce de morpion, tu t’goures ! Un nouveau-né en nécessité, qu’est plein d’merde jusqu’aux oreilles, j’voudrais voir !

— Mais, monsieur, c’est un club privé ! Vous n’êtes pas habillé ! Et on ne reçoit pas les enfants, c’est impossible !

— Pas habillé, moi ! Non, mais on croye rêver ! Un costard sur mesure en prov’nance de chez « L’homme élégant Bastille ». Tire-toi d’mon chemin ou j’t’émiette, crevard !

Un bruit sourd, un autre, à rebondissement et le beau Valentino en smok de l’entrée déboule dans la salle les quatre fers en l’air et le nœud pap’ sur le sommet de la tronche (joyeuses Pâques !).

On s’empresse pour l’aider à se relever. Mais, souverain, écartant la valetaille, Sa Majesté Alexandre-Benoît Premier, père du prince Apollon-Jules, débouche dans cette salle huppée, chiffonné, congestionné, violacé, taché de partout.

Freddy court s’interposer. Le Mastar brandit sa carte de police en aboyant :

— Ta gueule, esclave ! Non-assistance à bébé en danger de merde, ça pourrait vous coûter chaud, à tous.

Il se tourne vers les marches.

— Viens, ma Berthy, viens, ma colombe, et laisse-moi pas tomber c’te petite fleur, surtout ! Tiens, va t’mett’ à cette tab’ là-bas, près de celle à Tonio. T’seras nickel pour langer l’bijou. Faudrait qu’t’aurais dû prend’ davantage d’couches, mais ces messieurs t’prêteront des serviett’ de tab’ pour remplacer. Allons, les mecs, grouillellez-vous ! Et pis apportez une bassine d’eau tiède qu’on dépommade c’t’enfant Jésus.

Il s’avance vers les convives attablés, sidérés par une telle intrusion.

— Faites z’escuses, braves gens, mais quand ça urge, ça urge, n’s’pas ? Continuez d’claper sans vous préoccuper, c’s’ra l’affaire d’un instant bien qu’maâme Bérurier ici présente soye novice du fait qu’c’est son premier bambino. Au quinzième elle aura pris l’tour d’main.

Il éclate de rire, s’approche de moi.

— Toi, alors, c’est la vie d’château, mec. Môssieur se nettoye les dents du fond au kir royal, du temps qu’mon héritier glaglate dans sa tire ! Faut êt’ décontracte, bravo ! On voye qu’t’es pas père. La fibrane paternelle, tézigue, connais pas ! Un jour, tu comprendras. Garçon ! Trois kirs royals, c’est baptême, j’arrose !

Ça conciliabule vachement dans les troupes du Pasha Club. Ils téléphoneraient bien à Police-Secours pour une évacuation rapide des squatters, mais comme ceux-ci sont eux-mêmes de la Rousse, ça les retient, les pauvres ! Et puis le patron qu’est à sa campagne pour le ouiquende, merde ! Bon, ils vont laisser passer la tornade ; tant pis pour les clilles. Tout le monde le sait qu’on vit une époque difficile, pleine de risques et d’imprévus. Ce couple folklorique et ce poussah braillard ne sont pas tellement dangereux, bien que le père ait la bourrade facile !

Alors, soit : trois kirs ! Plus la bassine et les serviettes. Apollon-Jules ferme sa grande gueule, biscotte la musique d’ambiance qui doit le calmer, quelque part. Ils commencent à rire sous cape, les loufiats. Moi, je file un gros talbin de deux cents pions dans la paluchette à Freddy, manière de calmer le jeu.

Trois mots pour expliquer : baptême, une nature cet ancien ministre. Freddy enfouille, comprend.

— Monsieur le commissaire, vous m’avez parlé d’incidents au cours de la soirée de jeudi. Ce que je vais vous dire n’en constitue pas un, c’est un détail, un simple détail…

— Vas-y : je suis preneur ; dans mon job, c’est avec les petits détails qu’on bâtit les grandes vérités.

Curieux comme ça leur revient en fin de parcours, aux uns et z’autres ! Pas dans la foulée. Ils doivent ruminer un moment avant de pouvoir dégorger.

— L’autre soir, M. Kazaldi a fait appeler son chauffeur.

— Ici ?

— Il l’a envoyé chercher : lui a dit quelques mots et le gars s’est retiré. Ça n’a duré qu’un instant. Vous voyez que c’est sans importance.

— Il est coutumier du fait ?

— Non, c’était la première fois.

— Dites-moi, Freddy, puisque le Pasha est un club privé, vous avez nécessairement la liste de ses membres avec leurs adresses ; je voudrais celle de M. Kazaldi.

LE NUAGE

Alice regardait le ciel à travers les motifs de fer forgé scellés devant la fenêtre. Elle vit un nuage rose, tout seul dans le bleu, pareil à ceux qu’on trouve sur les dessins d’enfants. Au bout d’un instant, elle eut la sensation délectable d’être étendue sur ce nuage et de flotter, loin au-dessus de la vie, dans des régions heureuses.

L’appartement qu’elle occupait était un nuage. Un nuage rose.

TCHLAOFF !

Les garçons cérémonieux du Pasha Club sont très captivés par la leçon de puériculture que leur donne Berthe Bérurier. Ils font cercle autour de la table, admirant la dextérité de la jeune maman occupée à langer le chérubin.

Elle, très calme, maîtresse d’elle-même (et de qui le lui demande), assortit sa démonstration de commentaires :

— C’est un tour d’main à prendre, voiliez-vous. C’qui m’a beaucoup aidée c’est que, depuis lulure, mon espécialité enculinaire, c’est le pâté d’campagne enveloppé dans d’la crépine. V’s’imaginez que l’cul du bébé, c’est l’pâté. Vous disposez l’lange d’la façon ci-jointe, en triangle d’manière que ça fasse trois angles comme dans certains triangles quand y sont bien triangulaires. Vous passez l’angle du milieu ent’les jambes, en l’aplatissant bien, pas lui pincer les roupettes, ensuite…

J’abandonne le cours pour aller prévenir maman qu’elle aura, cette nuit, trois pensionnaires.

A peine ai-je ma vieille chérie au fil qu’elle s’écrie :

— Le service des écoutes te cherche, Antoine. Tu dois le rappeler d’urgence.

La nouvelle me déconcerte quelque peu.

— Ça t’ennuierait que j’amène les Bérurier à la maison pour la nuit ? Ils ont perdu leurs clés et ne savent où aller dormir avec leur enfant Jésus.

Bien sûr, ma Féloche m’assure qu’elle est ravie. Conchita, notre servante ibérique, a justement préparé la chambre d’amis hier. Elle va aller récupérer au galetas la petite baignoire qui servit pour Toinet.

— Ne te décarcasse pas trop, ma poule, tu sais bien que l’hygiène n’est pas tête de liste chez les Bérurier.

Ayant dit, je raccroche pour appeler « les écoutes ». L’un des hommes de nuit m’annonce qu’il a quelque chose d’intéressant à me faire écouter à propos de l’affaire Lambert.

— Ça concerne une demande de rançon ? demandé-je.

— En effet, commissaire. Nous avons rappelé Lesgourde, notre technicien expert, il est en train de travailler sur la bande.

— J’arrive.


Et nous voilà repartis pour la Grande Taule, les trois Bérurier, Pinuche endormi et moi.

Chemin roulant, je leur propose d’aller réveiller un serrurier afin qu’ils puissent rentrer chez eux, mais ils déclinent. Non, non, ils m’attendront. Ils préfèrent venir pieuter à Saint-Cloud, ce sera plus joyce. Moi, j’enrage de n’avoir point pris mon sésame fameux qui eût solutionné le problème des clés. Mais ce matin, partant « en baptême » je ne pouvais me douter que j’en aurais besoin. Comme quoi, le flic d’aujourd’hui ne doit jamais se départir de son outillage, fiesta ou non. Même pour aller tirer une crampe à l’hôtel du Morpion Farceur, il a besoin de son matériel.

A la Grande Cabane, les écoutes se trouvent dans un local à part avec tout un bordel technique. Quelques perdreaux, en bras de limouille, éclusent des boîtes de Kronenbourg en tapant le carton, car les attentes sont longuettes. Ils macèrent dans un nuage de fumée qui donne à leur local une ambiance de tripot américain. Au mur, le poster géant d’un photomontage représente la dame Thatcher en train de se faire enfiler en levrette par le chancelier Khol. Les deux protagonistes sont tournés vers l’objectif et lui font le signe de la victoire. C’est assez marrant, d’autant que les loloches de la Dame de Fer (en anglais : the Iron Lady) traînent par terre comme deux polochons mal rembourrés.

— Salut, les gars ! lance Bérurier, lequel a insisté pour me suivre, son précieux couffin à la main. Regardez un peu qu’j’vous montre les produits du plumard !

Il place son chargement sur la table. Réveillé et ébloui par la forte lumière, Apollon-Jules y va de sa bramante la plus soignée. Son organe fait vibrer les cadrans des appareils et nos collègues de la technique se plaquent les pognes sur les cages à miel.

— Mordez un peu, le bestiau ! exulte l’heureux papa. Il a qu’deux mois mais on lu donnerait huit ans. Quand t’est-ce on l’a amené à l’église, ce morninge, le curé a d’mandé si c’serait pour un baptême ou pour une première communion. Quel artilleur slave va donner, hein ?

Les copains contemplent le rejeton vociférant.

— Et quel charcutier ! assure l’un d’eux. Il gueulera plus fort que les cochons qu’il égorgera.

— Son père, c’était des messieurs rouquins, non ? suggère un perfide.

La boutade ne désoblige pas Béru.

— On lu a fait un texte sanglant, il est du même group’ment que moi : A B positif, comme Rébus. A B, les initiales d’Alexandre-Benoît, c’est ben un’ coïnciderie, non ?

— T’as raison, renchérit l’un des poulets, c’est une coïncidence, mais juste une coïncidence.

Tandis que ces gentlemen échangent des calembredaines, je passe dans le labo attenant où mon collègue Léonce Lesgourde « s’occupe » de la fameuse bande. Il est penché sur ses plateaux, règle des amplis, tripote des manomètres, le chef coiffé d’un casque aux plantureux écouteurs. Je passe ma main entre sa frite et son boulot afin d’attirer son attention et il relève la tronche.

— Oh ! c’est vous, commissaire.

— Tu me fais jouer ton concerto, Léonce ?

— Un instant.

Il bobine la bande, la lance.

Pourquoi une forte émotion me gagne-t-elle, tout à coup ? Parce qu’il va se passer quelque chose de capital ? Tout l’après-midi j’ai charrié au fond de l’âme la misère d’Alain Lambert. Pas un quart d’heure ne s’est écoulé sans que je l’imagine, recroquevillé près de son téléphone, à balancer entre la crainte et l’espoir ; vieillissant d’heure en heure, fou de détresse mais luttant pour conserver coûte que coûte son calme parce que c’est la seule chose qu’il puisse faire pour l’enfant volée : se maîtriser, être prêt.


Sonnerie du téléphone. A deux reprises ; la seconde ne va pas jusqu’au bout. On décroche. La voix fêlée, mais qui se veut forte de Lambert, annonce :

« — Alain Lambert, j’écoute. »

Il y a un silence. Peur du correspondant ? Manœuvre ultime ?

« — Allô ! » crie Lambert.

Un organe étrange se manifeste, rappelant celui d’un robot de télévision. C’est caverneux, mécanique, truqué :

« — Combien de temps vous faut-il pour réunir cinq millions de francs en coupures de cent ? »

Nouveau silence. Le temps que met Lambert à réaliser que c’est le fumier qui a kidnappé sa fille qui lui parle. Le temps d’enregistrer la somme. De faire le tour de ses possibilités. De…

« — Demain après-midi ! finit-il par répondre. Comment va-t-elle ? »

« — Elle ira bien si vous fermez votre gueule. On vous rappellera. »

Et tchlaoff ! on raccroche.

Lambert crie trois « Allô ! » qui vont decrescendo puis raccroche à son tour.

Lesgourde se mordille une peau morte près d’un ongle et la crache à deux mètres.

On se regarde.

— Tu étais à pied d’œuvre, Léonce, murmuré-je. As-tu déjà quelque chose à m’apprendre ?

Il hoche la tête.

— Trop court pour que les copains localisent l’appel. Cela dit, je crois pouvoir affirmer qu’il s’agit d’une femme.

— On ne le dirait pas.

— Elle déguisait sa voix et se servait d’un vibraphone vocal, mais à l’ampli et avec le décomposeur Blochard, on perçoit des accents féminins dans les syllabes muettes.

— Bon, c’est toujours ça d’acquis.

Je prends un grand congé de mes collaborateurs après leur avoir recommandé d’ouvrir en très grand leurs baffles. Demain sera peut-être déterminant.


La journée du lendemain est marquée par un événement de la plus haute importation, comme dit Béru : son héritier est malade. Il vomit et se paye 40 de fièvre. Branle-bas de combat chez Félicie. On mande notre toubib qui se pointe dans les meilleurs des laids. Le praticien diagnostique une infection intestinale, probablement due au fait qu’Apollon-Jules a mangé hier des denrées peu faites pour les bébés de deux mois : boudin, friture de goujons, profiteroles.

C’est sa première maladie. Affolé, Alexandre-Benoît retrouve intacte la foi de son enfance et se met à réciter des Je croise en Dieu, des Not’ paires à n’en plus finir pour obtenir du ciel le salut d’un rejeton sur lequel on ne comptait plus.

Cavalcade « au » pharmacien. Etant donné les circonstances et comme il n’est pas question de transbahuter le jeune malade, les Bérurier vont donc continuer de séjourner chez nous. Quelqu’un de plus dévoué que m’man, tu meurs.

Le calme étant revenu, je décide de rendre visite à Alain Lambert de Machinchose. Bérurier me demande de m’accompagner, histoire de se changer les idées. Je l’emporte donc dans mes fontes et quarante-cinq minutes plus tard, nous déboulons chez le pauvre père angoissé. Ce dégât ! Tu lui refilerais quatre-vingts berges, à l’élégant. Il a eu beau se raser et se saper rutilos, il est complètement brisé, cet homme.

Il me serre mollement la main.

— Vous avez du nouveau ? me demande-t-il.

— Pas encore, et vous ?

— Non, rien !

Ça y est : il me bite. Se gaffe de la Rousse. Il ne veut pas que nous pointions nos longs nez dans ses tractations, alors il a décidé de manœuvrer seul, sans comprendre qu’il n’est pas de force.

Curieux qu’il ne se doute pas qu’on l’a mis sur écoutes. C’est tellement élémentaire, mon cher Watson, une pareille mesure. Comment un homme civilisé, intelligent, très dans le vent, peut-il croire que nous le laissons seul, livré à lui-même ? Mais peut-être qu’il est conscient des précautions prises et qu’il veut éviter d’en parler pour garder sa liberté et nous laisser la nôtre ? Pas d’interférences dans le problème de la rançon. Il jouera le jeu, en conscience, et ce sera à nous de jouer le nôtre. Je pencherais plutôt pour cette version.

— Il paraît que vous avez rencontré mes amis ; tous mes amis, murmure-t-il.

— En effet.

— Et cela n’a rien donné, évidemment ?

— Pas vraiment.

— Pas vraiment laisserait croire que vous en avez dégagé néanmoins des choses positives ?

— Disons, simplement des impressions.

Bérurier que j’ai mis au courant de la situasse déclare qu’il aimerait parler au personnel.

— Mon chauffeur fait des courses, mais sa femme est à la cuisine, le renseigne Lambert.

Le Gros nous abandonne un instant. A peine a-t-il tourné les talons que le biniou tinte. Lambert pâlit et me regarde.

— Je vous en prie, fais-je innocemment.

Avec quelque embarras, il décroche.

— Alain Lambert, j’écoute.

Son terlocuteur terlocute. Ce qu’il bonnit paraît soulager mon « client » car celui-ci déclare d’un ton satisfait :

— C’est très aimable à vous, mon cher Durbard. Je saurai m’en souvenir. Eh bien, passez donc à quatorze heures pour… les formalités. Merci de tout cœur.

L’Antonio regarde par la fenêtre qui donne sur un jardin de faibles dimensions, savamment arborisé et entretenu avec soin. En son centre, il est un temple d’amour en fer tressé, après quoi grimpent des rosiers. Une table et des chaises meublent ce nid romantique. J’imagine Mlle Lambert, l’été, en train de lire dans cette cage idyllique.

En quelle cage plus sordide gît-elle présentement, si nous admettons qu’elle est toujours vivante ?

Bérurier tarde à revenir. Je le laisse agir, sachant que c’est un vrai poulet avec de bonnes initiatives qui, toujours, portent leurs fruits.

Lambert soupire :

— Je vais devenir fou.

Il a un tel accent de détresse que je pose ma main sur son épaule.

— Restez fort et gardez confiance : la situation va se décrisper.

Je suis sincère, car depuis qu’on lui a parlé rançon, j’ai repris espoir. Au début, je craignais que ce rapt ne soit pas lié à des questions de blé, et dès lors on pouvait tout craindre. Depuis qu’on lui a réclamé cinq cents briques, je me dis qu’on circule dans le conventionnel. Alice est devenue une denrée à vendre. Il va la racheter. S’il ne se produit pas de bavures, on peut envisager le happy end pour bientôt.

— Vous me permettez de lancer un coup de fil, monsieur Lambert ?

— Faites.

Avec une sublime impudence, je turlute au service des écoutes. Ils vont me trouver gonflé de les appeler sur la ligne même qu’ils surveillent.

— Commissaire San-Antonio ; j’aimerais savoir où vous en êtes ?

— On peut parler, commissaire ?

— Evidemment.

— Tôt ce matin, Lambert a appelé son banquier, un certain Durbard. Il lui a dit qu’il lui fallait de toute urgence cinq cents tuiles en liquide. Que le banquier devait vendre des titres, des obligations, au besoin lui consentir un prêt. Bien que Lambert n’ait pas fourni d’explications, l’autre a parfaitement pigé la destination de cet argent lorsqu’on lui a précisé qu’il fallait réunir la somme en billets de cent francs. Il est resté discret, malgré tout. A l’instant il vient de…

— Je sais. Merci. Je vous rappellerai plus tard.


Béru fait retour, mordant dans un sandwich au foie gras long comme un oléoduc (de Windsor).

— J’avais un’ p’tite dent creuse, explique-t-il, et vot’ cuistaude a bien voulu m’confectionner ce léger casse-graine.

Si tu savais ce que Lambert s’en fout ! Il n’a même pas entendu. On le moule pour aller vivre sa vie plus loin.

A peine sur le perron, le Gravos jubile :

— Formide, sa bonniche, pas fière pour deux thunes. A ses yeux, la police c’est magique. Elle s’est laissé miser su’ la carante sans faire d’chichis malgré qu’elle portasse un’ culotte d’honnête femme, à l’ancienne. J’y ai mis une monstre troussée. Couicli, biscotte les lend’mains d’java, j’ai les sens qu’emportent. C’matin, j’m’ai réveillé av’c un mandrin d’Sénégalais. A cause des inquiétudes d’not’ enfant, j’ai pas osé m’met’ à jour av’c la Grosse, mais j’pouvais pas m’trimbaler tout’ la journée dans c’t’état. Si j’aurais pas calcé la Yougo au Lambert, j’allais me faire éponger le trop-plein chez la mère Ripaton, à Courcelles.

— Voilà qui aura fait progresser l’enquête, ironisé-je.

— Bêche-moi pas, grand, ça m’a pas empêché d’questionner la femme tandis qu’j’la brossais galamment. C’est pas poli d’causer la bouche pleine, mais tu peux l’faire avec ta bitoune en va-et-vient ent’ des miches amies. C’que j’ai appris, c’est que Lambert a pour maîtresse titrée une chieuse de force cinq, crème de bourrique complète, qui passe leur vie à lu faire des scènes et lui griffer un max d’osier. C’est d’la pétasse jamais contente, au plus qu’il lu refile des cadeaux et d’la fraîche, au plus qu’elle en veut. Ell’ n’s’entendait pas du tout av’c la petite sauterelle kidnappée.

— C’est tout ? ricané-je.

Le Mastar se fiche en renaud.

— Eh, dis, l’artiss, pousse pas. V’là une cuistaude qui m’rencarde su’la gerce à son singe, qui m’vide les burnes et m’confectionne un sandouiche au vrai foie gras, j’peux pas y demander, en suce, d’me faire une pension ou de m’adopter, merde !

Il rentre dans ma voiture, comme d’autres à la Trappe pour y faire retraite.


Un immeuble ultramoderne dans le quartier de Grenelle, sur le front de Seine. Le hall est plus vaste que le Palais des Congrès, tout en marbre rose, avec des plantes exotiques dans des bacs de bronze. La loge du gardien serait une aubaine pour un cadre supérieur ou un P.-D.G. moyen. Il en sort une musique douce d’avion au moment de l’embarquement.

Je sonne à la double porte vitrée et une dame de belle allure, genre doctoresse ou avocate en renom, vient délourder. C’est la gardienne de l’immeuble (à ce niveau de standinge, y a plus de concierge).

— M. Kazaldi ? je m’enquiers-je.

— Au douzième, mais il n’est pas chez lui : il est parti hier pour sa propriété de Marrakech.

Je déconviens un brin, n’en montre rien à cette personne de la haute, promue cerbère par dérogation spéciale, et demande :

— Il a du personnel à son appartement, je suppose ?

— Son valet de chambre, voui.

— En ce cas, je m’en contenterai.

— Vous parlez l’arabe ? s’inquiète mon électrocutrice avec du doute dans la voix et davantage encore dans le regard.

— Je sais dire zob et barka, oui, pourquoi ?

— Parce que le domestique ne parle pas un mot de français.

— Ça ne fait rien, j’ai le geste éloquent.

Et j’enquille l’ascenseur. La cage d’acier est si rapide qu’un violeur n’aurait pas le temps de sauter une douairière pendant le voyage, quand bien même il ferait de l’éjaculation précoce et qu’elle aurait le pot comme une entrée de métro. Le temps de se dire : je vais compter jusqu’à douze, et, dès le milieu de la phrase te voilà rendu comme du thon avarié.

Un appartement par étage, c’est de la toute belle crèche. Je sonne. Au bout d’un lapsus de temps infime, je devine un œil derrière le judas. Je regarde le bitougnet cyclope droit dans son reflet central et lui adresse un clin d’œil complice. Tu peux être certain que c’est magique. Le gusman qui t’observe n’a pas le temps de penser qu’il t’est impossible à toi de le voir. Il accepte le prodige, se croit regardé et t’ouvre.

Je me trouve face à un type pour film de James Bond (où d’ailleurs je crois bien l’avoir aperçu). Il mesure près de deux mètres, doit peser un quintal et demi, et a la boule rasée triple zéro, le teint gris, les paupières lourdes et une cicatrice d’un blanc immaculé qui serpente de son oreille au coin de sa bouche en faisant un détour par la jugulaire.

Je le salue gravement, d’un hochement de tête componctuel. D’instinct, je me mets à balancer en anglais.

— Puis-je m’entretenir avec vous un instant ?

Le gars murmure, dans la langue d’Elizabeth two :

— M. Kazaldi n’est pas là.

Ouf ! Je savais qu’il jactait le rosbif, ce tas de viande. Doit être saoudien, ou venir d’un émirat quelconque, à l’est d’Aden.

— Je sais, c’est pourquoi j’aimerais vous parler A VOUS.

— C’est de la part ?

Je lui montre ma brème.

— Police. J’appartiens au service des Etrangers et j’ai besoin de quelques renseignements.

Il s’efface pour me faire pénétrer dans un appartement immense comme le planétarium de New York, tout en vitres et en acier chromé, meublé mi-design, mi-oriental. Le salon, avec sa moquette verte, pourrait servir de terrain de foot si l’on en dégageait les sofas, poufs et autres tables basses pour les remplacer par des filets.

— Pour commencer, je vous serais reconnaissant de me montrer votre passeport, dis-je.

Le gorille (il est en training vert et blanc) quitte la pièce. J’éprouve un vague malaise dans cet univers si peu conforme au mien. Tout m’y est étranger : l’agencement, les odeurs, cette vie organisée à ras de terre… Dis-moi, Eloi, j’envoie pas le bouchon un peu loin en venant renifler chez ce richissime Arbi simplement parce qu’il a fortement louché sur la petite Alice le soir de sa disparition ? Si je me mets à enquêter sur tous les matous qui ont admiré cette ravissante fille, je vais me payer l’enquête du siècle !

L’esclave d’Aladin revient, non pas avec la lampe merveilleuse, mais avec un passeport verdâtre qu’il me présente sans un mot.

Bien sûr, il commence par la fin. Là-dessus, c’est écrit en double rubrique — arabe et anglais. Mon loustic se nomme Karim Harien, né et habitant « San’A », capitale du Yémen.

Le premier mec que je rencontre en provenance de San’A. Marrant, non ?

J’ai sorti mon calepin de flic et je note son état civil, avec une application de fonctionnaire minutieux. Quand c’est fait, je rends le document à King Kong.

— Vous séjournez en France depuis quand ?

— Deux mois.

— Permis de séjour ?

Il secoue négativement la tête :

— Je n’habite pas. J’accompagne mon maître.

— Vous ne l’accompagnez pas puisqu’il est à Marrakech et vous ici.

— Il va revenir.

— Quand ?

Il hausse les épaules.

— Mon maître ne dit pas.

Son maître ! Dis, ça reste vachetement médiéval, le Yémen.

— Il habite ici ?

— Non, c’est juste un pied-à-terre.

Je vois ! Et il doit avoir le même à Londres, à New York, au Caire et dans bien d’autres capitales.

— Il a des femmes, M. Kazaldi ?

— Non.

— Des amies ?

— Non.

— Il vit complètement seul ?

— Avec ses gens, oui.

« Mon maître », « ses gens » ! On folâtre en plein Moyen Age, je te dis !

L’homme attend, sans marquer d’impatience. Fataliste. Je peux le questionner jusqu’à la Saint-Trouduc (ton saint patron), il conservera ce même détachement soumis et répondra à toutes mes questions sans pour autant éclairer ma lanterne.

Je parcours des yeux ce luxueux appartement sans âme. Anonyme comme le salon d’attente d’un dispensaire. C’est quoi, la vie de M. Kazaldi, en dehors des affaires ? La bouffe ? S’il n’a pas de femmes c’est qu’il ne les aime pas, pourquoi alors fixait-il Alice Lambert au Pasha Club avec une acuité qui a attiré l’attention de Maryse Marate ?

— Comment s’appelle la résidence de votre maître à Marrakech ?

— « L’Orangeraie. »

Ignorant le français, il écorche le mot, le prononce avec un épouvantable accent. Je dois le lui faire répéter à plusieurs reprises pour le comprendre.

Et alors, un truc me biche, qui n’a rien à voir avec l’instant que je suis en train de vivre. Je me dis : « Qu’est devenu Pinaud ? » Comme ça, tout culment.

Il est tellement furtif, le Débris, tellement peu, tellement moins que rien qu’on ne s’aperçoit pratiquement pas de sa présence et donc, a fortiori, de son absence. Hier, au cours de mes pérégrinations au Pasha, puis à la Rousse, il roupillait dans la guinde. Or, il ne s’y trouvait plus en arrivant chez moi à Saint-Cloud. Je suppose qu’il se sera réveillé pendant l’une de ses haltes et qu’il aura pris le chemin du bercail ?

Le gorille de San’A me considère d’un air impénétrable, mais je devine sa surprise. Je fais un drôle de fonctionnaire décidément. Je lui demande son passeport, lui pose deux questions sur son patron, pardon : sur son maître, et je pars à rêvasser comme si j’étais alangui sur du sable, au soleil.

— Très bien, merci. Ce sera tout.

Bon, pour lui, c’est comme je veux. Il se dit que ces Occidentaux sont en voie de disparition et que c’est une bonne chose car ils occupent de plus en plus mal l’espace vital qui leur est imparti. Une civilisation s’éteint, d’autres se développent ; ça ne changera jamais le volume du globe terrestre, ni sa vitesse de rotation.

— M. Kazaldi également est de San’A ? questionné-je, tout en me dirigeant vers la sortie.

Yes, sir.

— Et il habite Marrakech ?

— Aussi.

— Il habite partout, n’est-ce pas ? Dans tous les endroits où il y a une place boursière et des bureaux d’import-export ; plus dans quelques autres où il fait beau, histoire de se remettre des premiers. Au fait, vous me permettez de téléphoner ?

Sans attendre son acquiescement, je m’approche d’un appareil ultra-sophistiqué posé sur une table basse à marqueterie d’ivoire. Une fois de plus, je compose le numéro des écoutes, me fais connaître. Le larbin ne comprenant pas le français, j’y vais franco :

— Je vais vous donner un numéro que vous allez foutre dans votre collimateur. Trouvez un collègue qui parle l’arabe, mais l’arabe d’Arabie ; vous avez quelqu’un sous la pogne ?

C’est Lesgourde qui me répond :

— Je ne vois que Mathias : il cause toutes les langues.

— Il est dans la taule ?

— Je l’ai croisé tout à l’heure.

— Fais-le radiner d’urgence car dès que j’aurai quitté l’endroit où je me trouve ça risque de tubophoner sec.

J’épelle le numéro inscrit sur le combiné.

— Vous permettez que j’en fasse un second ? demandé-je au gorille indifférent qui attend près de la porte, les bras croisés comme le génie d’Aladin attendant les ordres.

J’ai parlé en français. Il m’adresse un signe d’incompréhension. Je réitère en anglais et il hausse sobrement les épaules.

Il en a rien à cirer, le colosse, que je prenne l’appartement de son maîmaître pour un bureau de poste. Alors, je tube chez Pinuche. La vieillarde vermoulue me répond. Elle arrive de la messe, suprême effort qui a achevé de la démanteler ; c’est sa foi qui la porte. Bientôt elle devra, comme tant et tant de gens diminués, suivre l’office à la télé. Ayant dit, elle me demande des nouvelles de son vieux. Sais-je où il se trouve, cet inconscient qui, hier, l’a laissée rentrer seule du baptême, alors qu’elle souffrait mille morts ? Il n’a pas eu un geste pour l’accompagner. La beuverie, pour César, passant avant tout. Qui plus est, il a découché sans même la prévenir. Pas le moindre appel téléphonique de l’époux indigne. Un bouc aviné ! Et, par comble, ça ne répond pas non plus chez les Bérurier. Tout ce joli monde doit gésir sous une table, à cuver des boissons fermentées dans des flaques de déjections, elle devine. Ah ! commissaire ! commissaire ! Sa vie est un calvaire, Mme Pinaud. Malade et abandonnée. Elle se meurt stoïquement en priant pour la rémission des péchés qui la cernent.

Je lui prodigue des paroles de réconfort, de celles qui ne veulent rien dire, n’engagent personne, ne sont écoutées que d’une oreille distraite.

— Je vous rappellerai plus tard, ma chère vaillante amie, conclus-je.

Ouf !

Mais dis-moi, Benoît ? Et Pinaud ? Que lui est-il advenu ? That is the question que je pose au Gros, de retour à ma brouette. Lui aussi, ça l’interloque fort. C’est vrai, ça : la Pine a cessé de se trouver en notre compagnie hier soir et onc ne s’en est aperçu.

— Faudra que je vais demander à Berthy, dit-il. Car, selon d’après moi, c’est quand est-ce on a été au Service des écoutes qu’il s’est fait la valoche, l’Ancêtre. Or, ma chère épouse s’trouvait av’c lui à nous attend’.

Tout en regagnant mon home, nous supputons et tombons d’accord sur l’hypothèse suivante : réveillé par un besoin pressant, Pinuche sera allé dans un bistrot où il aura, sa vessie une fois vidée, entrepris de la remplir. L’ivresse est une aventure. La sienne l’aura conduit en quelque lieu particulier où il se trouve encore, le vieux bougre.

Nous nous autorassurons et rallions la maison de Félicie où une fabuleuse blanquette de dévot nous attend. Onctueuse, légèrement citronnée, fondante, admirable ; bref : réussie !

Mais, contre toute attente, B.B. n’est point là pour la déguster ; M’man nous explique que Mme Bérurier, chiffonnée par la journée d’hier, a décidé d’aller se faire faire un brochinge chez Alfred, leur ami coiffeur. Elle a frété un taxi après avoir confié Apollon-Jules à ma vieille. Et puis, quelques heures plus tard, elle a appelé de Pantruche afin de prendre des nouvelles de son lardon ; comme la fièvre était tombée, elle a déclaré à m’man qu’elle resterait à Paris et que Béru devrait se rapatrier avec le chiare en fin de journée.

Excellente mère, comme tu peux en juger. Le Gros la pardonne en faisant valoir que la maternité de sa merveilleuse a été longue (9 mois) et pénible, et qu’il est normal qu’elle prenne un peu de bon temps pour se changer les idées. Il est fréquent qu’après leurs couches, les jeunes mamans se paient une déprime. Berthe, consciente du danger, veille au grain et prend les mesures qui s’imposent. Et que nous notions bien à quel point l’héroïque épouse a le sens du devoir, dites : n’a-t-elle pas téléphoné pour prendre des nouvelles d’Apollon-Jules ? Qui l’y obligeait, somme toute, hmmm ? Eh bien, « voiliez-vous », c’est ça, une maman !

Il chougnasse d’émotion et va faire un guiliguili au menton de son héritier, lequel ignore encore, ce petit plein de merde, quelle grâce du ciel c’est que de posséder de tels parents !


Les « écoutes » m’informent que Karim Harien, le valet du sieur Kazaldi, a appelé son maître vénéré au début de l’après-midi. On me lit la communication enregistrée et traduite par Mathias, le Savant.

« — Allô ? Ici Karim Harien !

« — Salut, tête de zob !

« — Ah ! c’est toi, Moktar, je veux parler au Maître.

« — Pas le moment de le faire chier, il est en plein dans les amours !

« — Tu pourras lui dire qu’un sale porc immonde de policier français est venu à l’appartement. Police des étrangers, il voulait voir mes papiers.

« — Et alors ?

« — Je lui ai montré mon passeport, il a pris des notes et me l’a rendu.

« — C’est tout ?

« — Il m’a aussi demandé si le Maître avait des femmes.

« — Tu lui as répondu quoi, tête de zob ?

« — Ben, qu’il n’en a pas.

(Ricanement de l’interlocuteur. Puis, le type demande :)

« — Le flic t’a dit qu’il repasserait ?

« — Non.

« — Rien d’autre ?

« — Il a téléphoné depuis l’appartement.

« — A qui ?

« — Je ne sais pas, je ne comprends pas le français. (Période de réflexion. Karim Harien finit par demander :)

« — Moktar ?

« — Quoi ?

« — Je croyais que tu avais raccroché.

« — Non. Ecoute, tête de zob, ne rappelle plus de l’appartement. Téléphone au Maître en fin de journée d’un bureau de poste.

« — Tu crois que… ?

« — Fais ce que je te dis, d’accord ?

« — D’accord.

« — Salut !

« — Salut ! »

Fin de la communication avec Marrakech. Je gamberge posément n’après quoi je dis à mes zèbres que je vais rester à mon domicile jusqu’à nouvel ordre et qu’ils m’y joignent s’il y a du nouveau.

L’instant est venu d’offrir un calva hors d’âge au Gros. M’man va relanger Apollon-Jules car elle prend son rôle de « marraine » au pied de la lettre.

L’HOMME ET SON RAMAGE

L’appartement d’Alice comportait un système de phonie délicatement incorporé dans des boiseries murales. Il diffusait de la musique orientale, aux accents nostalgiques. Une musique un peu « loukoum », se disait-elle. Mais cette diffusion n’était pas systématique. Elle intervenait pendant ses périodes de rêveries, comme pour les soutenir. Quand elle prenait ses repas, dormait, faisait sa toilette ou bien lisait l’un des nombreux ouvrages français garnissant les rayons d’une bibliothèque basse, la musique cessait aussitôt, d’où elle concluait que quelqu’un épiait ses faits et gestes et ne branchait la phonie qu’à bon escient.

Elle venait de prendre un bain et s’accoudait à la fenêtre pour admirer le somptueux jardin lorsque la musique retentit. Elle déclenchait comme par enchantement le pépiement des oiseaux peuplant la volière. Ils paraissaient la capter et ils y répondaient dans leur langage céleste. Soudain, la musique shunta et ne subsista plus qu’à l’état de fond sonore à peine marqué. Une voix prit le relais. Voix d’homme ? Un instant, Alice en douta, tant cet organe était doux, feutré, suave.

— Pardonnez-moi de troubler votre quiétude, mademoiselle Lambert, mais l’instant est venu de vous parler…

Oui, il s’agissait d’une voix d’homme avec un fort accent oriental. Les « r » roulaient sous la langue de façon caressante.

— Vous devez vous demander ce qui vous est arrivé. Eh bien, je vais vous le dire : je vous ai fait enlever. Pourquoi ? Parce que je vous ai trouvée si belle, si irrésistible que j’ai voulu vous avoir à moi. Rassurez-vous, mademoiselle, je ne suis pas un sadique ; simplement un homme en mal d’amour…

Alice ferma les yeux pour mieux s’offrir à cette voix caressante qui la chavirait. Elle se sentait troublée comme elle ne l’avait encore jamais été.

ZIM !

Béru regarde m’man langer son rejeton. Il est attendri.

— V’v’rendez-t-il compte que c’est un Bérurier ? nous demande-t-il, humide.

— Oui, répondons-nous, car le bébé possède indéniablement la morphologie de son cher papa : il est gras et musclé à la fois, massif, replet, obèse, bajouteux, affamé, assoiffé, gueulard, pétomane et parfois rieur.

— Chez nous aut’, c’est signé, poursuit le Gravos. Mon père était comme ça, mon grand-père, mon arrerière-grand-père. Le même qu’on traverse les cercles, d’puis Vercinge et Torisque. On est un produit épiquement français. Qu’on pourrait nous fout’ un’ médaille originelle à la patte comme aux volailles de Bresse. Bérurier comme un chêne est un chêne, si je me fait-il bien comprend’ ?

Il se fait.

Conscient d’être suivi, il repart :

— Quand t’est-ce il s’ra en âge, il rentrera dans la Rousse et quand j’lu aurai mis l’pied à l’étriqué, j’retournerai à Saint-Locdu-le-Vieux, moi et Berthe, reprendre la ferme que j’ai donnée en fermage. J’y apprendrerai à traire, Berthy. Elle saura vite, elle a des dons. Ell’ m’aidera à faire les foins, et puis à fumasser l’étable. Sauf l’respecte qu’j’vous dois, maâme Félicie, j’la carambolerai su’les bottes d’paille quand l’envie nous chopera. C’sera une vie nickel, croiliez-moi. J’aurai mon cochon au saloir ainsi qu’mes prop’ fromages. On irera à la messe l’dimanche, vu qu’chez nous, ça se pratique encore.

Il rit d’aise.

— Lui, Apollon-Jules, j’le marirerai à une jeune fille d’la bonne société, la fille d’un charcutier par exemp’, ou celle d’un boucher…

— Pourquoi l’as-tu prénommé Apollon-Jules ? demandé-je.

Il réfléchit pour fournir une réponse taillée dans la pierre.

— Jules, biscotte c’t’un prénom familial. On a des chiées d’Jules Bérurier su’ not’ pierre tombale. Quant à Apollon, c’est parce qu’il est né à la clinique du Belvédère. C’est Pinuche qui m’l’a soufflé, faut conviendre. C’t’un homme qu’on dira c’qu’on voudra, mais il possède l’instruction. Quand j’y ai annoncé la naissance de bébé rose, y s’est écrié : « C’est l’Apollon du Belvédère ! »

La sonnerie tubophonique l’interrompt. Je vais décrocher. It is Berthe. Elle me gazouille qu’elle pourrait-elle causer à son homme ? Je le lui branche. Et ça donne la moitié de dialogue ci-dessous :

— Popo ? (diminutif naturel d’Apollon). Ben, il est là, ma grande. Maâme Félicie finit d’le linger.

— …

— Ben, j’pense rentrer en fin d’journée, moui.

— …

— Ah ! bon. Moui, j’comprends. Tu peux pas faire ça à Alfred. T’serais d’retour quand t’est-ce que ?

— …

— Demain soir ? Bon, ben j’m’arrangerai. C’te noye, ça ira, j’lu ferai son bib’ron et j’mettrai un p’tit verre d’marc d’dans pour qu’y dormira ; c’est c’que f’sait toujours ma mère. Quant à c’qu’est d’demain, j’le confirerai à la concierge qui nous a à la chouette d’puis qu’j’y ai foutu la médaille du Mérite, du temps qu’j’étais miniss…

— …

— D’acc, ma poule, fais-toi pas d’mouron. Une mère aussi inquiète qu’toi, j’ai jamais vu ! T’as pas t’mett’ la rate au court-bouillon à cause d’c’garnement, quoi merde ! Allez, profite-z’en et fais mes amitiés à Alfred ; j’espère qu’vous décroch’rez la cymbale.

Il repose le combiné et annonce :

— Alfred participe à un concours d’haute coiffure, c’soir à Montbéliard. Il insiste pour qu’Berthe y serve d’modèle ; elle peut pas refuser ! Mais ça la mine à cause du chiare ; c’t’une personne qu’est trop à cheval su’l’sens du d’voir ; soucieuse pareillement, ell’ vivra pas son âge !

Félicie s’efforce de dissimuler son sentiment et invite le Gros à prolonger son séjour ici de vingt-quatre heures, de la sorte c’est elle qui assumera son filleul.

L’ancien ministre accepte, ravi.

Et c’est l’instant où enfin tout se déclenche. Le biniou de nouveau. Cette fois, c’est le service des écoutes. Lesgourde est surexcité comme mille poux dans la chaste culotte d’une chaisière en retraite.

— Du nouveau, commissaire ! Je vais essayer de vous passer l’enregistrement, j’espère que ce sera audible, sinon je vous le lirai.

— De quoi s’agit-il ?

— Oh ! oui, pardon : un appel à Alain Lambert. Vous y êtes ?

Apollon-Jules se met à bieurler. Je supplie m’man de l’évacuer le plus loin possible du téléphone : du côté de Rambouillet, voire de Vladivostok.

J’écoute ardemment. Là-bas, ils ont placé la partie émettrice du combiné contre le haut-parleur de l’appareil enregistreur. Je perçois très distinctement la conversation.

Sonnerie. On décroche.

« — Ici Lambert, j’écoute.

« — Vous avez la somme ?

« — Je l’ai.

« — En ce cas, écoutez bien mes instructions. Allez au Prisunic des Champs-Elysées, vous y achèterez une mallette métallique actuellement en promotion au prix de douze francs, marque Gognin. Répétez ! (La voix quelque peu stupéfaite de Lambert reprend :)

« — Mallette métallique marque Gognin à douze francs au Prisunic Champs-Elysées.

« — C’est cela. Vous rentrerez chez vous et placerez l’argent dedans. Compris ?

« — Compris.

« — A huit heures du soir, vous déposerez la mallette dans le coffre de votre Rolls que vous ne fermerez pas à clé et vous vous mettrez au volant pour gagner l’autoroute Sud.

« — D’accord.

« — Vous roulerez en direction de Lyon jusqu’au premier restauroute que vous rencontrerez. C’est toujours clair ?

« — Très clair ; le premier restauroute que je rencontrerai.

« — Vous remiserez votre Rolls sur le parking, le plus à l’écart possible et vous irez prendre une consommation dans l’établissement. Vous devrez y séjourner une demi-heure au moins. O.K. ?

« — O.K.

« — Au bout d’une demi-heure, vous rentrerez chez vous.

« — Et ma fille ?

« — Si tout se passe bien, vous la récupérerez plus tard.

« — Mais je… »

La communication est coupée.

End.

Vous avez tout entendu, monsieur le commissaire ? s’informe Lesgourde.

— Oui, tout, merci. Cependant je vais te demander de me repasser la bande afin que je prenne des notes.


Il est rare que je mette les pieds sur la table quand je me trouve à la maison. M’man est tellement soigneuse que j’ai l’impression de commettre un crime de lèse-propreté, Pourtant, dans le cas présent, l’intensité de ma réflexion est si forte que je m’oublie à le faire. Et me voilà donc, à demi allongé dans notre fauteuil Voltaire, mes talons sur le bord de la carante, les yeux partis dans l’Infini de la pensée. Je ne perçois même plus les chialeries d’Apollon-Jules qui donne son récital à m’man dans la cuisine. Même un gros pet de Béru ne parvient pas à m’arracher. Je viens de lui relater le coup de turlu et lui aussi gamberge ferme. Nous sommes deux flics pensants.

Au bout de longtemps, Sa Majesté murmure :

— Sana !

Mais je reste dans le flou artistique. Surtout qu’il ne m’en arrache pas, ce goret. Je « tiens » quelque chose. C’est vague, à peine discernable, mais ça existe.

Mon silence l’indécise et il pète plus fort. A croire que le cannage de sa chaise vient d’éclater.

— Ne te gêne pas, murmuré-je, fais comme chez toi.

— Merci, qu’il répond en y allant de sa troisième salve.

— Etre ton slip ne constitue pas une place de tout repos, noté-je.

— Avec c’qu’il coltine dans la poche d’son tablier, y peut s’permett’ de soupirer, rigole l’Infâme.

Un silence, puis il repart :

— Sana !

— Quoi ?

— Pourquoi qu’on lu fait coltiner la fraîche dans une valdingue achetée au Prisunic des Champs-Zé à ton Lambert ?

Tiens, on faisait donc pensées communes, lui et moi ?

— Tu le sais, toi ? interrogé-je.

— Je m’en gaffe, moui. Pas toi ?

— Si.

— Dis-y !

— Parce qu’il faut deux valises identiques dans l’affaire et qu’ainsi le rançonneur est sûr que Lambert aura la même que lui.

— Banco !

Je tends la main vers le téléphone. Obligeant, Son ex-Excellence dépose le poste sur mes genoux.

— Et pourquoi deux mêmes valtoches, mec ? insiste l’Hénorme.

— Parce que, quelque part dans la manipulation du blé, il y a une monstre astuce prévue.

Etant capable de mener deux actions à la fois, comme par exemple baiser une dame tout en préparant mon discours de réception à l’Académie, j’ai, tout en causant, composé le numéro du Vieux. Il serait temps de l’affranchir, le père noble. Sinon il va faire sa poussée d’urticaire. Tu connais les chefs ? Leur devise c’est : « Rien foutre, mais tout savoir ».

Je le rancarde minutieusement sur toute l’historiette.

— Donc, on est en plein cœur de l’affaire ! exulte l’homme au crâne en coquille d’œuf assermentée.

— Apparemment, moui, monsieur le directeur.

— Pourquoi cette restriction adverbiale, San-Antonio ?

J’hésite.

— Je ne sens pas très bien cette demande de rançon.

— C’est-à-dire ?

— Mon instinct me dit qu’elle est en marge du rapt. Mais je pense que nous devons appliquer le dispositif normal en mettant des hommes en planque aux abords du parking où devra stationner Lambert et en constituant une chaîne de filature qui démarrera à compter de l’instant où il ira livrer la rançon.

— D’accord, faites !

Je m’installe avec un grand bloc et de quoi écrire afin de dresser mon plan de bataille. C’est scientifique, une opé de cette nature. Faut rien omettre, tout prévoir et choisir des compétences. Je déclenche mon action par téléphone, appelant brigade après brigade, la Criminelle, la Routière, qu’en fin de bigntz je tube à Mathias, l’irremplaçable, pour le charger d’une mission banale mais précise et il me faut un gars intelligent pour la conduire.

A la fin, je relis mes notes, reconsidère tout mon dispositif. Rien ne cloche.

Bérurier joue avec son cher bambin. Il lui fait « A dada sur mon bidet », écartelant le malheureux placé à califourchon sur son monstrueux genou. Le bébé se marre. Et le Gravos chantonne :

A dada sur mon bidet

Quand y trotte y fait des pets…

D’ordinaire, c’est avec la bouche qu’on produit les vents ponctuant la comptine, mais le preux pétomane ne saurait imiter avec ses lèvres ce qu’il produit si spontanément avec son anus.

Soudain, il interrompt la chevauchée fantastique de son petit monstre.

— Tu veux qu’j’vais t’dire, Tonio ? C’kidnappeur, c’t’un zozo !

— Pourquoi ?

— Pas s’gaffer que Lambert est sur écoutes, faut z’êt amateur en plein, non ? A moins qu’il ne susse pas que la Rousse est en piste ?

J’obaise du chef[4].

— Je me suis déjà fait la réflexion, Alexandre-Benoît. Et j’ai fini par me dire que le demandeur de rançon n’en a rien à cirer que sa communication soit enregistrée et, qu’au contraire, ça l’arrange peut-être.


Bien avant vingt heures, nous voilà déjà en planque dans le quartier de Lambert. Après étude des lieux, nous sommes allés nous embusquer dans une impasse devant laquelle le jeu des sens uniques contraindra fatalement le père d’Alice à passer. J’ai troqué ma Maserati trop voyante contre une Renault 25 « équipée » qui me permet d’être en liaison avec tous les gars mobilisés.

A vingt plombes tapant, la vigie en faction près de l’hôtel particulier de l’homme d’affaires annonce :

« Opération Cigogne. Le renard sort de son terrier. »

De quoi se tapoter le cul sur pain de glace pour essayer de produire de l’électricité. Tu sais l’à quel point les hommes sont mômes ? Flics ou militaires, faut qu’ils jouent aux cove-bois dans les circonstances les plus graves. Alors, ils codent, ils chiffrent, ils créent un langage de scout pour se donner des importances. Ça, toujours, leur principal objectif ! S’affirmer ! Impressionner ! Soi-même pour commencer, et puis les autres si possible. Y aller à l’épate. « Trognon de Chou appelle Pattemouille » « Je vous reçois cinq sur cinq, Trognon de Chou ! Affirmatif ! » « Ici Londres : les seize francs parlent aux seize francs ! La chemise de l’archiduchesse est-elle sèche, archisèche ? » « Le carré de l’hippopotamus est égal à la somme carrelée des deux pièces d’à côté. » « Passe-moi ton Pythagore, je te refilerai mon Archimède ! » Travestir fait plus sérieux. Pose un loup de velours noir sur la gueule des mots et ils se mettent à receler des secrets de Polichinelle !

Comment il disait, Coluche ? Enfoirés ? Il avait raison. Et la preuve c’est qu’ils sont presque unanimes à répondre présent ! Y a-t-il un enfoiré dans la salle ? Moi ! Moi ! Moi ! Moi ! Tous ! Ils se torgnolent tant tellement ils veulent être davantage enfoirés l’un que l’autre. Je suis cent fois mieux enfoiré que lui ! Regardez bien mon enfoirure à moi comme elle est conséquente ! Comme elle se voit de loin. Et comme elle est garantie irréversible ! Plus enfoiré que moi, vous trouverez jamais ! Ou alors vous risquez d’imploser.

Et bon, soit, dans l’Opé Cigogne, le renard est donc sorti de son terrier, ce qui veut tout connement dire que le pauvre Alain Lambert de J’m’en Torche, vient de larguer son domicile.

En effet, quatre minutes s’écoulent et sa Rolls passe devant l’impasse.

En route ! Je suis à distance, inutile de me faire retapisser puisque des voitures relais sont disposées tout au long du parcours.


On franchit Paris…

Autoroute du Sud…

Béru consomme un sandwich à la crème de saumon que Félicie nous a confectionné avant le départ.

Il dit, la bouche full :

— Moi, on me kidnappingerait Apollon-Jules, le monde ne serait pas assez grand pour que le ravisseur se planque.

Je songe mélancoliquement à un type que j’ai connu et qui pensait cela. Il lui était survenu un turbin façon Lambert. Avant, quand il lui arrivait d’envisager pareille éventualité, lui aussi se disait que le monde ne serait pas assez grand. Et puis la chose s’est produite et c’est lui qui s’est senti tout petit, tout minuscule dans le monde immense, dans la jungle infinie qu’est le monde.

Je capte les différents appels des voitures jalonnant le parcours :

— Attention, voiture 14, il va arriver au carrefour.

— Je le vois ! Relais assuré !

On roulingue dans du moite. La circulance se calme. Peu de temps avant le restauroute prévu, je mets toute la gomme, double Lambert et filoche jusqu’au but. Dans le parking, je choisis le coin le plus isolé pour stationner. Je descends seul, le Gravos s’étant, selon notre dispositif prévu, allongé sur son siège dont il a renversé le dossier. Muni d’un petit périscope, à infrarouge logé dans chacun des rétroviseurs latéraux, il va pouvoir surveiller les abords. Moi, tout plan-plan, je me dirige vers le restaurant et choisis une table à l’écart, derrière un grand bac contenant des plantes vertes en matière plastique très superbe.

Au bout d’un moment, Alain Lambert se pointe, sanglé dans un imperméable anglais à épaulettes. Il a l’air d’un vieux major écossais carbonisé par le whisky et les années de service. Il regarde sa montre, commande une conso et se met à attendre.

Je vais finir par bicher une arthrose de la nuque à force de me pencher sur son problème, à cet homme. Pourquoi ai-je la désespérante sensation de perdre mon temps ? Comme si, tous, victimes et policiers, nous étions les interprètes d’une comédie mal ficelée. Ça bat à mes tempes. Je me sens devenir mauvais. J’aigris. Tout à coup, je me lève et fonce à la table de Lambert.

Il blêmit en m’apercevant.

— Mais comment, vous…

— Oui, je ! Venez avec moi !

— Oh ! non, je vous en conjure, vous risquez de tout faire capoter.

— Je ne le pense pas, venez !

Je dépose un billet sur sa table pour douiller son scotch (c’était du whisky, sa conso) et l’entraîne dans la nuit où grommelle un vent mouillé qui a des sautes d’humeur et flanque des claques aux carrosseries des tires rangées sur le parking.

— Ecoutez, commissaire, si je ne vous ai rien dit…

— Pas la peine de vouloir m’expliquer, si je ne comprenais pas ça, je ne mériterais pas la superbe paire de couilles que je trimbale dans mon Kangourou.

— Vous m’aviez mis sur table d’écoute ?

— J’espère que vous n’en doutiez pas ?

— Effectivement je…

Nous atteignons sa Rolls, remisée à vingt mètres de ma R 25.

— Ouvrez le coffre, monsieur Lambert.

Il déponne. Sur le revêtement de moquette beige se trouve une méchante valise métallique, guillochée, avec une poignée en matière plastique merdique.

— Maintenant, ouvrez cette mallette.

Lambert fait jouer le double fermoir quincaillesque et soulève le couvercle. L’abondante lumière du coffre nous découvre une pile de revues luxueuses sur papier couché.

— Ça y est ! Ils sont passés ! exulte Lambert avec soulagement, heureux de s’être fait engourdir ses cinq cents bâtons.

Je le quitte pour aller à ma propre chignole où le Gros continue d’avaler de la boustifaille en guignant dans le périscope.

— T’as vu quelqu’un s’approcher de la Rolls, Gros ?

— Non, personne.

Je décroche l’appareil de phonie et hèle mes hommes dispersés dans les alentours.

— L’opération est terminée, regroupement autour de la Rolls, sur le parking.

Peu à peu, des silhouettes se dégagent de l’ombre, comme on écrit dans les romans à suspense qui racontent toujours la même histoire avec juste l’heure et les noms des personnages qui changent. Six gaillards sont bientôt là, attentifs, intrigués par mon initiative contraire à tout ce qui se fait dans des cas similaires.

— Messieurs, avez-vous vu quelqu’un s’approcher de cette Rolls-Royce à un moment quelconque, depuis qu’elle a quitté son garage ?

La réponse est unanimement : non.

— Mais alors, murmure Lambert, abasourdi, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Mon cher monsieur, lui dis-je, rappelez-vous les écriteaux qu’on peut lire dans les devantures de certains commerces : « Ce que vous ne voyez pas dans la vitrine se trouve dans le magasin. »


Je laisse Béru piloter la tire de la Grande Crèche et voyage au côté de Lambert, dans son carrosse fouettant le cuir délicat et les parfums les plus distingués des maisons Dior, Guerlain et Olida.

Il m’avoue ne rien comprendre à ce micmac. Et moi, en termes mesurés, je lui explique mon fâcheux point de vue.

— Je crains fort, monsieur Lambert, que le rançonneur n’ait rien à voir avec le kidnappeur. Comme il arrive parfois dans ce genre d’affaires, un gredin opportuniste se greffe sur l’aventure, abjecte bouture plus criminelle peut-être que l’arbre du crime.

Je laisse un blanc pour lui permettre de me traiter de con, ou, au moins de le laisser me dire que mes métaphores sont belles comme du papier chiotte après usage. L’abjecte bouture devrait le faire sauter, mais son abattement est si grand, son désespoir si profond, son accablement si… (merde, voilà que je recommence !) qu’il ne prend même pas garde à mon délire littéraire. Je pourrais y aller pleins gaz dans les comparaisons à changement de vitesse, roulement à billes incorporé, frein à tambour, fourche télescopique, ça ne lui ferait même pas froncer les sourcils.

Afin de couper court à ses questions, je me mets à lui en poser :

— A quelle heure êtes-vous allé acheter la mallette métallique au Prisunic Champs-Elysées ?

— Vers seize heures.

— Et après ?

— Je suis revenu chez moi.

— Et puis ?

— J’ai placé l’argent dans la valise.

— Quelqu’un se trouvait chez vous, en dehors du personnel ?

— Mon amie Isabelle et l’épouse du docteur Marate.

— Vous avez agi en leur présence ?

— Grand Dieu non, je n’ai soufflé mot à âme qui vive de la rançon. Je suis allé emplir la valise dans mon bureau.

— Et ensuite, où l’avez-vous mise en attendant vingt heures ?

— Je l’ai placée dans le tiroir du bas qui est plus vaste que les autres.

— Ces dames sont parties avant vous de votre domicile ?

— Oui, et en même temps, Isabelle a proposé à Maryse de la déposer chez elle car elle était venue me rendre visite en taxi.

— Quelle heure était-il ?

— Dix-neuf heures cinquante environ. Je venais de leur dire que j’allais devoir sortir, ayant rendez-vous au Quai des Orfèvres pour une conférence.

— Ces deux dames avaient-elles un bagage en arrivant chez vous ? Genre grand sac ou je ne sais quoi ?

Il freine un bon coup et me coule un regard anéanti.

— Si je comprends bien, vous les soupçonnez d’avoir échangé la valise de la rançon contre une autre ?

— Mon métier consiste à être objectif, monsieur Lambert. Quatre personnes seulement ont pu procéder à cette substitution : mesdames de Broutemiche et Marate, plus le couple de domestiques.

Il a carrément stoppé son carrosse en double file, indifférent aux coups de klaxon rageurs qui foncent sur nous.

— Mais aucune de ces quatre personnes ne savait que je m’apprêtais à payer une rançon.

— Si, monsieur Lambert : celle qui vous l’a réclamée.

La réalité, l’hideuse, l’épouvantable réalité le frappe à toute volée, comme disait une cloche de mes amies. Le pauvre homme mesure soudain que cette arnaque n’a rien de commun avec le rapt de sa grande fille. On a profité du kidnapping pour le baiser de première. Donc, le sort d’Alice n’est toujours pas réglé. Il s’effondre en sanglotant sur son volant. A deux mètres de lui, sur le capot, la fameuse statuette Rolls fait de l’épate à la proue du navire. Et moi, populiste comme pas deux, je me dis qu’il vaut mieux être relaxe au volant d’une 2 chevaux-poubelle que malheureux à dégueuler sa vie à celui d’une tire de reine. J’ai pas raison, Léon ? Nous autres qui ne sommes pas des philosophes, n’ayant pas les moyens intellectuels suffisants, ce qui nous sauve c’est notre bon sens. Le bon sens c’est ce qui vous permet d’être écouté quand vous êtes trop con pour être intelligent.

Sa peine le secoue comme le vent de la toundra… Oh ! puis classe ! Je vais pas encore te tarabiscoter des comparaisons à la graisse de cheval de bois. Il pleure fort, un grand coup. Ça craque, tu comprends ? Il est là, planté au milieu du monde, sans son enfant, avec des gredins familiers qui le dépècent dans le brouillard de son chagrin (t’as beau dire, mais « dépecer dans le brouillard du chagrin », merde, c’est pas à la portée du premier plumitif venu !).

Je cherche à lui porter assistance, moi, tu comprends ? Sa misère me délabre le mental.

— Allons, Lambert, je suis là, gardez confiance.

Il se redresse, essuie ses pleurs avec sa pochette de soie, ce qui ne vaut pas un bon mouchoir de coton, crois-z’en mon expérience.

— Pour tout vous dire, je n’ai pas cru à cette péripétie de la rançon. J’ai une autre idée de derrière la tête…

— Laquelle ?

— Je vous en parlerai plus tard, pour l’instant réglons cette triste question d’argent. Vous n’avez pas répondu à ma question : l’une de vos deux amies avait-elle un grand sac ?

Il s’efforce de réfléchir et finit par soupirer :

— Toutes les deux.


Le Gravos m’attend chez Lambert en clapant une aile de poulet prolongée de sa cuisse et de ses deux filets. Il mastique avec la gloutonnerie d’un dogue allemand affamé. Tania, la cuisinière le regarde dévorer, non sans admiration. Son vieux est à la téloche. Béru me raconte, dans un regard, qu’il vient de filer un petit coup de tringle express à l’ancillaire, sur une chaise ; comme preuve il me désigne cette dernière d’un hochement de menton et je peux constater que le malheureux siège est devenu trijambiste depuis l’exploit du Conquérant.

Avec le Gros, la vie est toujours simple et tranquille comme dans du Verlaine. Quand tu veux remettre ta pendule à l’heure, une seule adresse : celle de mister Alexandre-Benoît. A son contact, les cœurs en arythmie se calment, les pensées brûlantes se refroidissent, les projets le plus funestes partent en couille et l’existence reprend le poêle de l’ablette.

— Ecoutez, monsieur Lambert, attaqué-je.

— Appelez-moi Alain, murmure-t-il, il me semble que ça m’aiderait…

Un tendre, cet homme d’affaires. Je le biche par le cou et allant au-delà de son souhait, me mets à le tutoyer, comme s’il était devenu un ami d’enfance.

— Ecoute, Alain, Tania va t’accommoder un petit frichti tardif que tu te forceras de manger en vidant une bouteille de bon bordeaux. D’ici une paire d’heures nous serons de retour, le gros Béru et moi, et on abordera la seconde partie de ton problème. Ça joue ?

Il acquiesce et m’offre même un pauvre sourire d’hépatique en pleine crise.

— Faites c’qu’y vous cause ! renchérit le Mammouth. Simp’ment je conseille qu’vous montassiez trois boutanches d’la cave au lieu d’une, pour quand qu’on va reviendre. On va l’retrouver vot’ moustique de fille, Lambert. Avec nous deux, moi et Sana, vous savez à qui est-ce vous avez affaire, n’est-ce pas ? Matière d’police, c’est l’top. On est la Rolle-Rosse de la flicaille, moi et lui. D’mémoire d’homme, s’y faudrait qu’on vous cite un échec dans not’ carrière, on s’rait obligés d’inventer ; je ments-je-t-il, Sana ?

En parfait altruiste, il continue de remonter le moral du pauvre papa.

Pendant qu’il débloque tout-terrain, je passe un coup de turlu à Mathias.

Instructif !


La belle Isabelle crèche dans un immeuble neuf de la Porte Maillot. Je dois carillonner longuement avant qu’on délourde, et c’est un vieux crabe, ridé comme la Beauce avant les semailles, qui se tient devant nous, l’air pas gentil dans sa robe de chambre de velours pourpre taillée à même un vieux rideau de théâtre. Il a les cheveux très longs, teints en noir de jais, qui pendent sur ses épaules. Ses sourcils entièrement blancs détonnent vachement de même que sa mal-rasure couleur sel et poivre blanc.

— Ma femme n’est pas là ? il nous demande sèchement, comme si nous étions, nous visiteurs, en mesure de répondre à cette interrogation saugrenue.

— Si c’est de Mme de Broutemiche que vous parlez, c’est exactement la question que je m’apprêtais à vous poser, rétroqué-je[5].

— Qui êtes-vous ?

— Police.

Il a le pif large du bas, en forme d’éteignoir, et puis des yeux enfoncés. Il est simiesque sur le bord, le bonhomme. Au fait, j’ignorais que la belle Isabelle fût marida. Lambert n’a pas mentionné la chose. Note que, pour un époux, il fait chiement cinquième roue, ce mec. Pas même prince consort. Lui, c’est carrément le vieil ustensile délabré qu’on a filé au rancart une fois pour toutes.

Une langue blanche tente, en vain, d’humecter des lèvres qui le sont également. Ses yeux de vieille guenon fourbue ont un éclair de contentement.

— Police ! il répète. Police ! Grands dieux, se pourrait-il que cette salope ait des ennuis ? Entrez, mes bons messieurs, entrez vite me régaler de cela. Vous tombez à point : je m’ennuyais.

Il nous guide à travers l’appartement au classicisme désopilant, nous le fait traverser de part en part et pousse une porte plus étroite que les autres.

— Je vous reçois chez moi, dit-il, nous y serons plus tranquilles, et puis ma sale bougresse ne tolère pas que j’use de son salon.

Son « chez lui » est un antre noir, ancienne resserre ne prenant la lumière que par un étroit fenestron. Elle comprend un lit de camp, une table de bois blanc, une chaise, une garde-robe démontable, en toile cirée, que clôt une longue fermeture Eclair. Des rayonnages surchargés de livres. Un poste de télé posé sur le plancher. Un transistor japonais et une pile de cartons occupent un quart du local. Celui du dessus est ouvert, défoncé plus exactement, et il en sort des faire-part de deuil.

— Asseyez-vous sur mon lit, conseille M. de Broutemiche après s’être octroyé l’unique chaise, et narrez-moi ce qui vous amène ; il faut que ce soit bien grave pour que vous arriviez chez les gens à dix heures du soir !

Il se renfrogne.

— Ne venez pas me dire surtout, qu’il s’agit d’une visite d’amitié et que c’est ma pétasse de femme qui vous a fixé rendez-vous !

— Non, fais-je, rassurez-vous.

L’étrange bonhomme m’intéresse et je sens qu’il va enrichir ma collection de hurluberlus, ces enfants chéris de mes rencontres. Car l’existence grise, peuplée de cons gris, laisse parfois échapper une perle. Il t’arrive de rencontrer un personnage, c’est-à-dire un marginal excessif ou bien haut en couleur qui tranche sur la morosité désespérante.

— Je crois comprendre que vous menez des existences relativement séparées, votre épouse et vous-même ?

— Relativement ! Pourquoi relativement ? Parce que nous habitons le même appartement ? Mais, mon cher policier, nous n’avons plus en commun que notre adresse et notre haine. Il y a belle lurette que c’est archifini, Isa et moi.

— Et vous continuez de cohabiter ?

— Il le faut bien : je n’ai rien et elle a tout. Certes, mon train de vie est modeste, pourtant il me faut l’assumer. Malade et sans ressources, comment existerais-je ?

— Ça ne doit pas être réjouissant, dis-je.

— Ma haine me fortifie, répète M. de Broutemiche. C’est donnant, donnant, dans notre cas. Elle m’entretient et je lui permets de demeurer baronne. Un divorce la rendrait à sa condition de Martinet, car tel est son patronyme de naissance. Martinet, comme le copain de l’hirondelle ou le fouet du garnement ; cocasse, non ?

Je m’approche, mine de rien, des cartons contenant les faire-part de deuil, louche sur celui du dessus et je lis :

Le Baron Wilfrid de Broutemiche

a la douleur de vous faire part de la perte cruelle

qu’il vient de subir en la personne de son épouse

la Baronne de Broutemiche

née Héloïse Lanouvelle

décédée tragiquement à la suite

de l’inconséquence d’un chauffard

nommé Alfred Rondibet

le 6 mars 1972 en sa trente-huitième année.

Les funérailles ont eu lieu le 9 mars

à Tatezy-Meleu (Yonne),

berceau de la famille, dans la plus stricte intimité.

Priez pour elle

Mon hôte a suivi mon indiscrétion, sans se formaliser.

— C’était une sainte, déclare-t-il quand il constate que ma lecture est achevée.

Il a des larmes plein la gueule, ne songe à les torchonner.

— Chaque jour, je prie pour le repos de sa grande âme, nous assure-t-il.

Il ajoute :

— Etre tombé sur une pute-garce-cancrelate, après une telle femme ! Quelle sombre dérision ! Quelle déchéance !

Je désigne les cartons.

— Tous ces paquets contiennent des faire-part, monsieur de Broutemiche ?

— Oui, j’en ai fait imprimer quinze mille et il m’en reste encore de quoi voir venir pendant une trentaine d’années. Comme j’ai soixante-huit ans, je peux pousser l’optimisme au plus loin.

Paroles sibyllines.

C’est Béru qui, le premier, ose manifester notre incompréhension :

— h ; Qu’est-ce z’entendez par voir venir pendant une trentaine d’années ?

Le baron respire large, referme les pans de sa robe de chambre de roi mage à la débine sur son académie maigriotte et consent à nous affranchir :

— Héloïse a été tuée par un chauffard ivrogne : ce Rondibet Alfred, comme se présentent les minables. Vous savez ce qu’il a eu comme peine ? Trois mois de prison avec sursis et une année de retrait de permis de conduire ! C’est faire bon marché de la peau des baronnes, n’est-ce pas ? Il a bien fallu que je trouve une vengeance.

— Laquelle est-ce-t-elle, baron ? questionne Alexandre-Benoît, qui redevient rapidement serf au contact des titres.

— Chaque jour, je fais parvenir un faire-part de deuil à l’assassin, pour qu’au moins il garde le souvenir de sa victime. Je lui adresse le faire-part sous les formes les plus diverses : en recommandé, par express, par pneumatique, ou bien je le lui fais remettre en main propre. Ce dégueulasse est tripier : j’en fais parfois apposer sur la devanture de son effroyable boutique. Si vous saviez mon ingéniosité ! Il lui en a été posté de Venise, du Honduras, du Japon ! Il en a trouvé dans des boîtes de chocolats ! Ses gamins lui en ramènent de l’école ! Les garçons de café lui en donnent au moment où il prend son Ricard en compagnie de ses ignobles amis. J’espère qu’il finira par craquer. Qui sait ? Peut-être se suicidera-t-il ? Quoique cette engeance n’ait aucun sens de l’honneur. Enfin, même s’il endure cela jusqu’à ma mort, cette mission sacrée m’aura aidé à vivre. Une existence sans but est une existence invertébrée. Notez que c’est mobilisateur, une telle ténacité. Sans compter que je n’ai pas que cela : il faut aussi que je m’occupe d’Isabelle.

« Belle Isabelle ! Tu parles ! Elle peut plastronner, avec ses vergetures et ses culottes de cheval. Vous regarderez son cul lorsqu’elle rentrera, messieurs. Attentivement. Et vous me direz comment elle trouve tant d’amateurs pour le fourrer ! Je sais que pour moi, excusez, mais c’est la gerbe. Ça m’a pris un soir, il y a quatre ou cinq ans. Jusqu’alors je me comportais assez brillamment au lit. Je n’aime pas me vanter, mais franchement, deux coups successifs ne me faisaient pas peur. A soixante piges ! Chapeau, non ? Ce qui m’a toujours mis en train, si je puis dire, c’est la minette. L’âme de l’amour. Un cul bien bouffé est un cul à moitié baisé ; telle était la devise de Godfroy de Broutemiche, mon regretté père, que Dieu ait en miséricorde. Donc, un soir… Mais je vous ennuie peut-être ? » s’interrompt-il.

Nous le détrompons. Il est passionnant, ce mec. Qu’il dise ! Qu’il dise !

Alors, comme il ne demande que ça, toujours à morfondre dans ses regrets, ses haines et ses silences, il repique des deux.

— Un soir, je m’apprêtais à déguster Isabelle. J’avais aménagé une lumière ocrée du meilleur effet. Les amoureux, comme les restaurateurs, négligent trop souvent l’éclairage. Et pourtant c’est si capital ! Me voilà donc au travail. Elle raffolait de la chose, la bougresse ! Une clitoridienne, je vous le dis sans tergiverser. Moi, je tenais solidement ses fesses, comme on tient son grand bol de lait à deux mains pour en boire le contenu. Et soudain, sous mes doigts, je sens du grenu, du pas sympa. Cela formait de minuscules vagues. « Mais, me dis-je en aparté, tu es en train de bouffer un cul fané, Wilfrid ! » Instantanément mon appétit vole en éclats, ma virilité se fait flasque, mon désir se change en répulsion. Je quitte le festin en disant : « Madame, j’ai le regret de vous informer que vos fesses ne remplissent plus les conditions requises pour assurer mon érection. Le port de vos gaines a peut-être hâté la mutilation du temps, je ne chipoterai pas sur ce point ; il n’en reste pas moins que vous ne m’inspirez plus, allez vous faire mettre ailleurs ! »

— Un peu tranchant ! reproché-je.

— Elle me l’a fait payer le prix fort, la damnée radasse ! J’ai cru qu’elle allait me jeter à la rue, m’abandonner, sans gîte et sans pension, elle en est capable ! C’est une truie mauvaise, messieurs ! Une gorette cruelle. Comprenant que les choses risquaient de se gâter, je lui ai proposé l’arrangement dont je vous ai parlé : elle resterait baronne de Broutemiche mais assurerait ma subsistance. Cela dit, je suis en train de me venger, ou du moins essaie. Pas commode.

— On peut savoir, m’sieur l’baron ? implore Béru d’un ton gourmand.

Wilfrid regarde autour de lui, comme si des présences silencieuses étaient venues se joindre aux nôtres. Rassuré il chuchote :

— Je vais essayer de lui flanquer le SIDA.

Et il éclate de rire.

— L’idée est fumante, n’est-ce pas ?

— Certes, admets-je, mais j’envisage mal sa réalisation, du moins sans une participation active de votre épouse.

— Ne soyez pas benêt et réfléchissez, ami flic. Comment se transmet cette saloperie ? Hmmm ? Quelles sont les trois mamelles du SIDA ?

Je récite, en bon lecteur de la presse française :

— Sperme, sang, salive.

— Bravo ! Je m’efforce d’entrer en relation avec des malades contaminés. Pas aisé car on a tendance à les planquer. Mais je me suis déjà lié d’amitié avec un éminent professeur à qui j’ai raconté que je comptais écrire un bouquin sur la question et interviewer des malheureux frappés par le fléau. Dès que j’aurai obtenu gain de cause, je rendrai visite à l’un d’eux, m’efforcerai de capter sa confiance et me ferai remettre par lui un prélèvement de sa semence ou de sa salive. Ah ! messieurs les poulets, le jour où je rentrerai à l’appartement nanti de ce précieux virus, quel bonheur infini j’éprouverai à l’introduire dans le pot de yaourt que mange cette houri chaque soir avant de se mettre au lit, car elle souffre de paresse intestinale.

— Ça peut z’êt’ dang’reux pour vous, d’manipuler c’te saloprerie, souligne Béru.

— Et alors, mon bon ? Il faut savoir vivre dangereusement. Mais changeons de sujet, je crois qu’elle rentre. Et vous ne m’avez pas dit encore ce qui vous amenait ici ?

— Vous allez l’apprendre en même temps qu’elle ! assuré-je.

LE CHARME


Alice était fascinée par cette voix suave qui, des heures durant, lui arrivait par les baffles scellés dans les murs. Elle se manifestait sur de la musique. Il y avait des périodes de déclarations enflammées, puis la voix se taisait et le niveau de la musique remontait. La prisonnière. (mais est-on prisonnier lorsqu’on consent à sa détention et que, mieux encore, on la savoure ?) ne tardait pas à l’espérer de nouveau. Elle aimait ces accents feutrés, ces « r » qui roulaient comme du grain, ces mots doux et passionnés qui atteignaient son âme.

Elle répondait à son interlocuteur invisible. L’assurait qu’elle se sentait bien, heureuse, et qu’elle souhaitait le voir.

— Pourquoi ne vous montrez-vous pas ? demandait-elle avec reproche.

Il lui répondait que le moment n’était pas encore venu. Il fallait que des liens se tissent entre eux.

— Vous me voyez, mais je ne vous vois pas, ripostait Alice, ce n’est pas juste.

La « voix » lui répondit qu’elle redoutait la confrontation : « Vous êtes si belle, et moi si laid ».

— La laideur n’existe pas quand on est capable de dire ce que vous dites.

Il murmurait « merci », puis laissait la musique investir l’appartement.

Un matin — c’était combien de jours après son arrivée ? Alice n’aurait su le préciser car ici la notion de durée s’estompait —, un matin, donc, « il » lui proposa de sortir dans le jardin.

— M’y rejoindrez-vous ? demanda-t-elle.

— Non, mais vous devez bouger, prendre l’air…

— Pas sans vous, répondit Alice.

Une fois de plus, il murmura « merci ».

BEURK !

On attend un instant, sans se montrer. Isabelle, la belle, vaque dans son appartement. Leurs existences sont réellement scindées car elle ne vient pas voir son vieux crabe. On l’entend aller et venir dans son univers mitoyen, indifférente à la proximité du mari. Elle se comporte vraiment comme si elle était seulabre, cette donzelle.

Lui, l’écoute, tendu, rageur, sardonique. Il commente à voix basse ses faits et gestes :

— Elle arrose ses plantes. Tous les soirs ; un de ses dadas. Elle passe dans son dressing pour se déshabiller. Elle branche la radio, faisant partie de ces gens qui ne savent exister seuls sans déclencher leur moulin à sottises…

Je lui désigne son propre transistor.

— Ça ne vous arrive pas, à vous ?

— Presque pas. Je hais. Ne supporte que la météo, et encore à condition qu’elle soit bonne !

« Ah ! maintenant, la cérémonie du bidet. C’est une personne qui abuse de ce genre d’ablutions. Elle y voit un acte purificateur, la salope. Combien de garces abjectes s’estiment vierges après s’être lavé les fesses, messieurs ? Elles ont des culs de linotte. »

Béru me sollicite du regard. Il pige mal que je tarde à me manifester. Qu’attends-je ? Je me le demande itou. Pourtant, quelque chose me conseille de ne rien bousculer. En fait, je préfère qu’elle se soit mise au lit pour intervenir, Isabelle. Tant qu’à batifoler dans l’illégalité, allons jusqu’au bout de notre propos.

— Là, elle mange son yaourt, déclare le cocu. Vous vous rendez compte de ma joie, le soir où j’y aurai flanqué du foutre de sidaiste ?

On poireaute encore. La chambre du vieux nœud pue la ménagerie. On est dénoncés par nos odeurs, les hommes. Nous pestilons. On fait illuse à force de bains et de parfums, sinon c’est la Berezina atroce ! Nos fumets dénoncent le fumier en mouvement que nous sommes. Arrête-toi de bouger et te voilà en quelques heures putrescent. T’as beau te fourbir l’oignon, te le rincer à grande eau, il schlingue encore. Là est notre vérité animale. Pour obtenir tous les renseignements les plus détaillés sur ta condition humaine, une seule adresse : ton trou du cul !

— Cette fois, elle se met au lit. Elle va lire des revues pendant une dizaine de minutes, puis le sommeil la gagnera.

San-Tonio gamberge à outrance. Ça fume du côté de mes étiquettes, tiens, regarde ! Même que ça sent le caoutchouc brûlé, comme quand un Sénégalais baise avec une capote.

Wilfrid de Broutemiche me regarde et questionne :

— Vous attendez quoi ?

— Qu’elle dorme.

— Pour quoi faire ?

— Pour la réveiller !

Il soupire :

— Vous ne voulez toujours rien me dire ?

— Vous saurez tout à l’heure.

— Je suis patient, non ?

— Très, et je vous en félicite ; mais vous en serez récompensé ; je crois pouvoir vous promettre un moment rare.

— J’y compte bien.

— Vous n’auriez pas quelque chose qui me permettrait de dissimuler mes traits ? Car elle me connaît.

— Un bas, ça irait ? C’est classique.

Il va à un tiroir et en sort une paire de bas noirs agrémentés de broderies représentant de minuscules roses pâles.

— Ils appartenaient à ma chère Héloïse ; si vous pouviez ne pas les abîmer…

— Rassurez-vous, j’en prendrai le plus grand soin.

Je regarde ma montre.

— Vous saurez quand elle dormira ?

— Parbleu : sa chambre est contiguë et je vis à l’oreille. Elle jettera sa revue sur la descente de lit, bâillera très fort et actionnera son commutateur.

Il met son doigt à la verticale de sa bouche.

— Faisons silence, je vous préviendrai.

J’opine. Naturellement, il suffit d’intimer à Béru de fermer sa gueule pour qu’il l’ouvre.

Il me mugichuchotte dans la portugaise droite :

— Tu veux qu’on va la coincer en pleine dorme ?

— Oui.

— Biscotte ?

— Parce que cette gonzesse est un sacré morceau et qu’on ne la réduira jamais par les moyens normaux. Trop forte pour s’affaler avec des perdreaux. Il faut lui faire peur. Nous sommes admirablement servis par les circonstances ; grâce à son époux, on peut manœuvrer comme des chefs.

Renseigné, il consent à s’hermétiser.

— Ça y est ! annonce Wilfrid. La garce vient d’éteindre.

— Elle a le sommeil léger ?

— Non, normal.

— O.K., on va lui accorder encore dix minutes de répit ; après quoi, vous irez actionner le disjoncteur électrique de façon à ce qu’elle ne puisse éclairer.

— Entendu.

— Vous nous guiderez alors jusqu’à sa chambre et vous nous laisserez agir sans intervenir. Essayez de ne pas vous montrer.

Il en tremble de joie.

— Ah ! mes amis, mes chers amis, je crois que je vais éjaculer de bonheur. C’est trop, c’est trop : vous me comblez !


Toujours ces parfums qui me tarabustent.

La chambre de la mère Isabelle pue très fort. Elle doit asperger vilain, la gueuse, vivre dans les essences les plus rares. Et pour comble, les bas de feue Héloïse reniflent aussi : une odeur fanée mais obsédante au point que ça me flanque envie d’éternuer.

J’ouvre la lourde et pénètre le pommier, m’éclairant de ma lampe-stylo à faisceau popkorn concentrique. J’opte pour bâbord et fais signe au père d’Apollon-Jules d’accoster le plumard capitonné par tribord.

Manœuvre exécutée en souplesse. Je dépose doucement la mallette métallique, debout au pied du lit, qu’ensuite de quoi, je braque le faisceau de ma loupiote sur la frime d’Isabelle.

Les fesses se font sentir, elle bat des cils et ouvre ses vasistas. Aveuglée, elle met sa main en parade devant ses yeux.

— C’est vous, Wilfrid ? grommelle Isabelle.

Et moi, ton un tantisoit caverneux :

— Non, ma poule, c’est pas Wilfrid !

Pour lors, tu verrais cette cabriole ! D’une détente elle se met sur son séant, lequel a de l’assiette si j’en crois les révélations intimes de son vioque.

Elle tâtonne pour le commutateur. L’actionne zéro ! The light, ça sera pour une autre fois. Du coup, elle panique.

— Qui êtes-vous ?

— Des gens qui ne plaisantent pas.

— Que voulez-vous ?

— Alors ça, c’est une bonne question à cinq cents millions ! Ce qu’on veut ? Regardez !

Je cesse de lui planter le faisceau dans la poire et l’éloigne lentement sur le lit, sans hâte, pour aller éclairer la valise de métal.

Un superbe silence, plus beau que du Vivaldi, suit. Son et lumière sur l’accroc de Paul, comme dit le Gravos.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est ? bafouille belle Isabelle.

— C’est l’autre, réponds-je.

Toujours rester laconique, la pression est bien plus forte. La jacte rassure, le mutisme affole.

— L’autre quoi ?

Quelque chose s’opère dans les pénombres, un déplacement d’air, un bruit sourd. Sa Majesté Béru Ier père du futur Apollon-Jules Ier vient de mornifler la gonzesse. La belle beigne franche et massive venue d’ailleurs. Dans le noir, ça émotionne. Isabelle se met à glapir. Pour la calmer, le Mastar lui complète la paire en grondant :

— Ta gueule, morue !

Un qui doit se répandre dans son slip, c’est le pote Wilfrid ! S’il parvient à suivre tout ça bien comme il faut, il avoisine l’extase ! Voir sa houri subir un traitement tel qu’il aimerait lui en infliger dix heures par jour, c’est bandant, non ?

Je reprends :

— Ça, c’est la valise que vous avez achetée à Prisunic, hier. La vendeuse était une petite brune boulotte, avec un œil qui disait merde à l’autre, vous vous souvenez ?

Ces détails rapportés par Mathias qui a mené une enquête serrée la dégoupillent complet. Il a fait du bon boulot, le Rouquemoute. La description de belle Isabelle cadrait pile avec celle d’une des clientes ayant empletté une valdingue de métal.

Je sors mon pote Tu-Tues de ma vague et le promène contre son visage. Je finis par le pointer contre sa pommette droite.

— C’est du neuf millimètres, je dis. Si la bastos rentre par là, vous n’avez plus de frimousse, belle Isabelle. On vous enterrera avec un trou à la place du visage ; une belle fille comme vous, ce serait dommage, ça filerait la gerbe aux asticots.

On perçoit un faible bruit : elle tremble. Ses chailles jouent aux castagnettes et tout son être s’agite.

— On veut la valise de Lambert que vous avez échangée contre celle-ci, dans le tiroir du bas de son bureau. Je ne vous donne pas une minute de réflexion, je ne compte pas jusqu’à dix, je veux la réponse immédiate sinon je tire.

Béru, toujours bonnard pour les grandes rescousses, applique lui aussi le canon de son feu sur l’autre pommette de cette vilaine fille.

— Non ! Ne tirez pas. Elle est dans une consigne de la gare de Lyon ! hurle Mme de Broutemiche.

— Et la clé de la consigne ?

— Dans mon sac à main.

— Va voir ! enjoins-je au Dodu.

— Il est où est-ce, vot’sac, ma p’tite déme ?

— Sur la commode. J’ai mis la clé dans mon poudrier, sous la houppette !

Le Démoniaque vérifie, opine.

— Numéro quatre-vingt-quatre ? il lit interrogativement au faisceau de ma loupiote.

— Oui, soupire ma « patiente », vaincue.

Je chuchote à l’oreille de Sa Grassouillette Majesté :

— Appelle un bahut et va chercher l’osier ; je t’attends ici.

Le Zélé opine et s’éclipse, poussant un juron au passage parce qu’il s’est pris les pattounes dans celles de Wilfrid embusqué dans l’encadrement.

Lorsqu’il est parti, je m’assois sur le lit, face à Isabelle, en tenant ma minuscule torche braquée sur ses yeux. Ça aide aux interrogatoires, tous les perdreaux du monde te le diront.

— Où est la fille Lambert ?

Elle écarquille ses vasistas.

— Je l’ignore !

— Vous vous faites payer une rançon et vous niez avoir trempé dans le rapt ?

— Je… Alain Lambert était affolé à propos d’Alice parce qu’on ne lui réclamait rien…

— Et vous avez décidé de lui demander une rançon pour le rassurer ? ironisé-je.

Elle ne répond pas, j’enchaîne :

— Cinq cents millions d’anciens francs, vous êtes une maîtresse coûteuse !

— J’ai perdu la tête !

— Je trouve que vous l’avez drôlement sur les épaules, au contraire, ma bonne dame.

Dans la ténèbre, Wilfrid se dresse, majestueux dans sa vieille robe de chambre. Un chevalier de la Table Ronde !

— Infâme épouse ! déclame-t-il, ce qui constitue déjà le tiers d’un alexandrin ; mais le reste va être livré dans l’instant.

A preuve :

— Charogne qui ose porter mon nom ! Loque humaine, pus de fumier ! Raclure de sanie ! Chienne en chasse ! Slip merdeux ! Bévue de Dieu ! Fausse couche vivante ! Honte de l’espèce ! Limon de marécage ! Cloaque de cul ! Basse salope ! Dégueulis d’ivrogne ! Menstrues de gorgone ! Fille de pute vérolée ! Diarrhée verte ! Sécrétion hépatique ! Venin pourri ! Décomposition avancée ! Exhalaison d’égout ! Rate crevée ! Communiste ! Naufrageuse de particule ! Sous-garce !

Il scande dur, de Broutemiche. Ça devient beau, y a du rythme, un balancement, des images… Il se laisse emporter, tournoie dans les cosmos, à la fois ficelle de toupie. Il se débafoue un grand coup ! Il solde de tout compte ! Se dépasse ! Grandit ! Y aurait que Mounet-Sully pour le courser, et encore ! Sa voix enfle, enfle, s’emmajeste ! Don Diègue, le comte et le Cid réunis. Fleur de pissotière ! Mouche à merde ! Chiottes de gare bouchées ! Venaison gâtée !

Bon, il reprend souffle. C’est sublime, dans l’obscurité de le voir ainsi. Une enseigne pour Fiat, rouge italien, filtre à travers volets et rideaux, jetant dans l’ombre épaisse des éclaboussures sanglantes.

La dame s’écrie :

— Oh ! toi, le vieux con, la ferme ! Ou je te coupe les vivres !

Son tempérament qu’emballe, à Isabelle. C’est de la pétroleuse atroce, de la gourgandine sauvage. Elle vient de foirer son coup. Cinq cents tuiles qui se transforment en une seule, d’importance ! Commence à se poser des questions : qui je suis et comment sa combine a explosé au départ ! Qu’est-ce qu’il s’est produit, tu piges ? Comment se peut-ce ? Tout ça…

Ma pomme également se bigorne avec ses points d’interrogation. Par exemple, me demande si cette pétasse a réellement trempé dans l’enlèvement d’Alice. Je ne le « sens » pas, mais il se peut que j’aie le nez bouché, avec ces grippes en circulation. En tout cas, je ne peux pas négliger l’hypothèse. Logiquement, je devrais me débasser (arracher mon bas) et sortir mes menottes. Arrestation ! Mais avec cette salope, c’est elle qui serait chiche de porter le pet, comme quoi on a établi une mise en scène et qu’en pleine nuit on est venus la molester dans son pucier ; qu’elle est innocente, Blanche-Neige de partout, martyre et presque vierge, sainte Blandine ! Ma décise est gravissime. Un pas de clerc et je l’ai dans l’os. Non, faut que je vais suivre mon instincte, dirait Béru.

— Donnez à madame de quoi écrire, elle va signer des aveux ! dis-je au déclameur de stances.

Comment il empresse, Wilfrid ! Une tornade blanche, tu assisterais ! Monsieur Propre en accéléré !

Mais pendant que nous restons seuls, Isabelle déclare :

— Je ne signerai rien.

— Alors vous ne verrez pas le jour se lever ! déclaré-je catégoriquement.

A nouveau, le pétard sur la pommette.

— D’ailleurs je me demande si ce ne serait pas la meilleure solution.

— Qui êtes-vous ?

— Quelqu’un qui remet les pendules à l’heure et qui ne chipote pas sur les moyens !

Et v’là pépère de Broutemiche qui se la radine avec un bloc correspondance vélin supérieur, et une pointe Crouille.

— Tiens, abomination ! Honte de ma vie ! Radasse infecte !

Il lui cloque son petit matériel pour « Confessions d’une pute du Siècle » sur le pubis, par-dessus drap et couvrante.

— Inutile, dis-je, votre morue préfère mourir que de signer. Reculez-vous si vous ne voulez pas voir ça !

— Pas voir ça ! Mais je donnerais tout ce qui me reste à vivre pour assister à un tel régal. Je donnerais nos décorations de famille au P.C., mon nom à un nègre, mes yeux à la science et mon âme au diable !

— Navré de vous décevoir, mais je vais lui mettre son oreiller sur la figure et tirer à travers ; c’est ma méthode. De cette manière, le travail est plus propre. Sinon, avec un calibre pareil on en prend partout, c’est dégueulasse.

Je commence à lui arracher son oreiller, alors elle beugle !

— Je signe ! Je siiiiigne !

Je fais mine d’hésiter, puis de me raviser.

— Très bien, alors écrivez : « Je soussignée, Isabelle de Broutemiche, née Martinet…

Wilfrid intervient :

— Ne pourrait-elle écrire simplement : « Je soussignée Isabelle Martinet ? » Je ne puis tolérer mon nom dans une pareille infamie.

— Si vous voulez…

— Je préfère.

— Soit. Alors : « Je soussignée, Isabelle Martinet, déclare avoir voulu exploiter la disparition de Mlle Alice Lambert pour extorquer à son père, qui est mon amant, une somme de cinq cents millions de francs. »

Elle écrit en tremblant, car elle se demande très fort si, une fois cette confession rédigée, je ne la plomberai pas tout de même.

— Datez et signez !

Elle n’a pas plus tôt achevé que son vieux se jette sur le bloc, arrache le feuillet manuscrit et me le tend.

— J’espère que ça ne fait que commencer, hein ? murmure-t-il. Ça va être les galères à vie, non ? Elle va peler des pommes de terre jusqu’à son dernier souffle. Se casser les ongles dans des ateliers de prison. Mais vous êtes bien sûr qu’elle ne mérite pas une balle dans l’œil ? Juste dans un œil, pour me faire plaisir ? Je la voudrais tellement morte et borgne !

Un coup de sonnette stoppe sa supplique. Béru qui revient de la gare avec l’autre valise métallique.

— L’artiche s’y trouve ? questionné-je.

— Paré, mec. Les cinq cents pions y sont, j’ai compté dans le taxi en revenant.

— Alors, en route !

— Qu’est-ce qu’on fait de cette chérie ?

— On la tient à l’œil.

— Vous permettez, fait le Mammouth en s’avançant vers la tête du plumard.

Il saisit le haut du drap et le rabat complètement.

— Eclaire-moi un brin, just’ pour dire.

Le voilà qui retrousse la chemise d’Isabelle terrorisée et qui gémit de trouille, croyant son trépas arrivé.

Le Valeureux contemple et déclare :

— C’pourtant vrai, ce que cause son époux : médème a des culottes d’cheval. C’est l’genre de cul, v’voyez, bon, j’dis pas que j’ferais la fine bite, mais j’aurais moins d’bonheur qu’avec un bon gros fessier bien rebondissant façon Berthaga.

Nous caltons en emportant les deux valoches.


Alors, les choses continuent de la manière suivante : On regagne notre tire, on place les valoches à l’arrière. Je m’installe au volant. Je lance le moulin. J’allume les phares. Je mets le clignotant pour déboîter, bien que la rue soit vide, mais nous vivons dans une société où, si t’es pas automatisé t’es mort. Me voilà dans la rue. Je vais pour lancer le bidule, qu’à cet instant, une chose claire tombe du ciel et s’écrase dix mètres devant le museau de la guinde. Je freine pile. Malgré le bruit du moteur, j’ai perçu le baoum ! de l’écrasement.

Belle Isabelle gît sur le pavé parisien, morte. Défenestrée !

Je sors de ma tire pour l’examiner, elle a la nuque à 45 degrés. Et c’est pas beau. Ce que je lui promettais, par taquinerie, en lui grattouillant la pommette avec mon feu s’est opéré.

J’élance dans l’immeuble. Coup de sonnette chez les Broutemiche. J’attends.

L’huis s’entrouvre.

— Qu’est-ce que c’est ? demande la voix ensommeillée de l’ami Wilfrid.

— Ouvrez, c’est moi !

Il ouvre.

— Vous avez oublié quelque chose ? demande-t-il, bonasse.

Les bras, les burnes, les yeux m’en tombent.

— Vous venez de balancer votre rombière par la fenêtre ! explosé-je.

— Moi ! J’étais couché !

On se regarde. Je lis dans ses lotos enfoncés qu’il a renoncé au Sida pour user d’un moyen plus expéditif.

Il soupire :

— C’est cette confession qui l’aura déterminée à en finir, si vous voulez mon avis. Elle a compris que, désormais, sa vie était foutue. Que voulez-vous qu’elle fasse pour continuer avec un papier aussi accablant ? Dont j’ai un double, ayant eu l’idée de placer un carbone à l’intérieur du bloc.

Le vieux brigand !

Tu parles d’un chou, Pépère. Après la séance à laquelle nous nous sommes livrés, Béru et moi, on ne peut guère le traiter d’assassin ; ça plongerait dans les méchantes confusions, les doutes abjects et les médias se goinfreraient de sous-entendus pernicieux.

— Faut appeler Police-Secours ? me demande de Broutemiche avec calme.

— Je crois que c’est le mieux, admets-je.

LE JARDIN D’ALLAH

Alice fit quelques pas et s’assit sur un banc. L’air capiteux du matin la chavirait. Elle venait de passer plusieurs jours confinée dans sa chambre et il lui semblait qu’elle relevait de maladie. Elle se mit à regarder le jardin, émue par tant d’harmonie, de grâce et de parfums. Des orangers, des citronniers, des lauriers-roses à profusion, des plates-bandes de rosiers allant du blanc au rouge en passant par toute la gamme des roses, des amphores d’où coulaient des flots de fleurs rampantes, des pelouses aux étranges arabesques, le sable ocré des allées, tous ces éléments composaient une œuvre d’art. Des colombes blanches, familières, voletaient dans cet éden, se perchant sur les branches basses des arbustes, ou s’ébattant au sol en des joutes amoureuses. Une odeur de jasmin dominait celle des roses. Une tour carrée, blanche et crénelée, se dressait au-dessus d’un moutonnement de toits. La voix d’un muezzin appelait à l’une des cinq prières journalières. Elle était répercutée par un haut-parleur qui la déformait en lui infligeant des nasillements métalliques ; néanmoins, elle ajoutait à l’enchantement de l’instant. Alice continuait d’être en état de totale félicité. Par instants, elle se demandait si on ne la droguait pas à son insu tant elle se sentait radieuse de corps et d’esprit ; mais cette perspective ne l’émouvait pas outre mesure tant elle appréciait cette espèce de magistrale paix, ce bonheur stupéfiant comme elle n’en avait jamais connu jusqu’à lors.

Elle tendit la main vers l’amphore placée à côté de son banc et cueillit une tigette de plante d’un vert presque noir portant une fleurette blanche à quatre pétales. Elle plaça la tige entre ses lèvres. Elle avait un goût amer.

Le soleil emplissait le ciel bleu d’une clarté d’apothéose. Alice renversa sa tête en arrière pour offrir son visage à la chaleur. Elle demeura longtemps dans cette position et s’en arracha parce qu’elle avait le sentiment d’être observée.

Regardant autour d’elle, elle aperçut un étrange personnage à l’autre extrémité du jardin. Un être énorme, à la chevelure brune ondoyante sur la nuque. Il se laissait pousser la barbe et, de loin, on avait l’impression qu’il portait une sorte de bavette noire sous la bouche et que celle-ci descendait jusqu’à sa poitrine. L’homme était vêtu d’un burnous immaculé qui scintillait comme de la nacre.

Il se tenait assis dans un fauteuil de jardin et contemplait Alice sans ciller. La fixité de ce regard était si intense que la jeune fille se dressa et, à pas lents, se dirigea vers l’énorme bonhomme.

Il ne cessa de la regarder pendant tout le trajet, se leva lorsqu’elle arriva à quelques mètres de lui et la salua d’un profond signe de tête.

Ils restèrent un long moment indécis, les yeux dans les yeux. Alice finit par lui sourire et il en fut comme ébloui.

— C’est vous, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

Il sut à quoi elle faisait allusion et battit des paupières. Il possédait de longs cils noirs qui rendaient son regard sombre plus sombre encore.

— J’aimerais que vous me parliez, fit-elle.

— Je n’ose plus, murmura-t-il.

— Pourquoi ?

— Parce que vous pouvez me voir.

— Justement, s’étonna Alice, c’est mieux ainsi.

Elle avança la main et saisit le poignet grassouillet de son « amoureux ». Elle le trouvait beau et fascinant. Kazaldi le comprit et des larmes firent de ses yeux deux diamants noirs[6].

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