DEUXIÈME PARTIE APOLLON-JULES

PIF !

Ça ne paraît pas tellement le combler d’avoir si vite récupéré sa fraîche, Lambert. C’est un brave gonzier, pas obnubilé par les biens de ce monde. Pour lui, les vraies richesses sont ailleurs ; seulement, de ce côté là il est guère comblé, ce chéri. D’apprendre qu’il a été fabriqué par sa maîtresse, et surtout que celle-ci « s’est donné la mort », le cisaille.

Il touche le fond du gouffre ; le bout de la nuit. Il coule à pic. Tout est perdu, foutu, rincé. Plus le moindre brin d’herbe à quoi s’accrocher au flanc de la falaise qu’il dévale.

Il est penché en avant, la tête presque entre les jambes, c’est te dire ! Qu’à peine il a jeté un œil au pacsif de grisbi dans la valise ouverte.

Ses yeux lui pendent de la tête ; sûr qu’ils vont finir par rouler sur le tapis persan !

Bérurier qui, à présent, connaît les lieux, revient de la cuistance où il est allé se préparer un sandouiche de sa composition en l’absence de la grosse Tania. Un vrai monument classé, ce sandwich. Il a fendu une baguette en deux et y a installé une profusion de nourritures variées : rosbif, foie gras, œufs de saumon, morceaux d’omelette, quiche lorraine, camembert, reste de ragoût, etc. A noter que les végétaux sont absents de cet échantillonnage, Béru affirmant volontiers que le meilleur des légumes restera toujours la viande.

Son bouffement dégouline de partout, chaque fois qu’il y plante ses dents carnassières. Il murmure :

— M’sieur Lambert, sauf vot’ respecte, vous seriez-t-il assez gentil de me dire où est la cave ? Y a plus la moind’ goutte de pichtegorne à l’officiel.

— Béru ! sermonné-je, tu en prends à ton aise.

Le Gros désigne la valdingue.

— Quand c’est qu’on ramène cinq cents tuiles à un monsieur, on peut s’permett’ d’lu solliciter un coup d’rouge, non ?

Lambert, arraché de son désespoir, raconte comme quoi, la cave, faut sortir dans le jardin et que c’est l’escalier de droite et y a la clé dans le tiroir de la cuisine.

Exit le Mahousse qui, avant de sortir, dépose son sandouiche des Mille et Une Nuits sur l’habillage de velours d’une table ronde supportant des bibelots rares dont il devient le fleuron.

Je m’assois face à Lambert.

— Oublie ta pétasse, Alain, tu étais tombé sur ce qu’on nomme une gourgandine sans scrupule. Elle se jouait de toi et seul ton fric l’intéressait.

— Elle s’est tout de même suicidée ! riposte-t-il. Preuve que…

— Preuve qu’elle a eu peur en se voyant démasquée. Ne commence pas à l’embellir ! Nous sommes les rois des cons, nous les hommes. Toujours prêts à trouver des circonstances atténuantes à celles qui nous grugent et à voir de saintes innocentes en celles qui nous font cocus. Tu te traînais une salope au fion, mon grand, ça oui. Expulse-la de ton esprit. Ce qui importe, c’est de retrouver Alice.

— Je le sais bien, soupire Lambert. Mais nous voici dans l’impasse.

— Peut-être que non, laissé-je tomber doucement au bout d’un silence hésitant.

Il réagit :

— Tu as du nouveau ?

— Il y a peut-être une autre piste. Et cette autre piste, elle, je la sens ; le coup de la rançon m’en avait détourné.

En termes suce sein, je lui bonnis tout ce que je sais sur le dénommé Kazaldi. Il m’écoute, ferme les yeux.

— En y réfléchissant bien, je me rappelle effectivement cet homme. Un obèse effroyable, adipeux, qui regardait fréquemment dans notre direction au Pasha.

— Il se trouve présentement dans sa propriété de Marrakech, ce qui va compliquer les choses car je n’ai pas qualité pour intervenir là-bas. Il faut que ce soit de façon tout à fait occulte.

Alors il s’arrache à ses misères, Alain Lambert de Chosetrucmachin.

— Ecoute, me dit-il. Je possède un avion particulier, un jet avec pilote pour mes déplacements en France et en Europe. Veux-tu que dès demain matin nous partions pour Marrakech ?

Il désigne la valise de métal récupérée à la consigne.

— L’argent ne manque pas. Si l’on doit s’assurer des complicités, là-bas, nous avons de quoi les rémunérer.

Ouf ! Il est sauvé. Il va enfin agir. Y avait que cela pour le tirer du désespoir. L’inertie est un pourrissement.

Bérurier revient, nanti de deux bouteilles de Richebourg illustres.

— J’ai pris c’qui m’tombait sous la pogne, déclare-t-il avec un air faux cul qui équivaut à de la franchise. La deuxième boutanche c’est juste au cas qu’vous m’feriez un brin d’conduite, mais si vous n’en boiveriez pas, il est pas dit qu’je l’entamasse.

* * *

M’man a les larmes aux yeux de rendre Apollon-Jules à son illustre paternel. Bien langé, le bavoir fraîchement amidonné, le bonnet capuchonnant bien sa tête un tantisoit hydrocéphale, le moutard en jette comme s’il se présentait au concours du plus beau bébé de France. Sa Majesté se saisit du petit prince, l’assure dans le pli du bras, dépose sur sa joue un baiser vorace qui l’estampille de jaune d’œuf et le fait bieurler.

— J’vous r’mercille infiniment, maâme Félicie ; c’est très gentille à vous.

Il cligne de l’œil.

— Maint’nant, je sais à qui qu’on pourra confier c’t’artiss quand t’est-ce nous irons en voiliage, moi et Berthe.

Nous voilà en décambutage. Lambert m’a filé le ranque à l’aéroport du Bourget, mais je dois auparavant déposer les Bérurier père et fils à leur domicile. La bagnole endort Apollon-Jules et c’est tout bénéfice.

— T’y crois, toi, à la piste du gros Arabe ? chuchote Alexandre-Benoît.

— Oui, répondis-je résolument.

— T’imagines quoi ?

— L’acte d’un sadique, je crains bien. Ce gros mec doit être un détraqué sexuel. Il aura jeté son dévolu sur Alice Lambert, et comme il dispose probablement d’une main-d’œuvre compétente, il l’aura fait enlever pour assouvir ses bas instincts.

— Pour, ensuite, y sectionner le corgnolon ?

— J’en ai bien peur.

Le Mastar serre fort son hoir contre lui.

— Moi, un mec f’rait ça à Apollon-Jules, j’y coupe les couilles, j’lui oblige à les bouffer, n’ensute j’le plonge dans une cuve d’acide, et puis…

— Voilà qui me paraît être un traitement complet, l’arrêté-je.

On se pointe devant son immeuble.

— T’sais ce dont il m’ferait plaisir, mec ? déclare le Mastar. C’s’rait d’aller av’c ta pomme à Macache Bonno. J’ai idée qu’on n’s’rait pas trop d’deux si y s’met à vaser des chieries, là-bas.

— En effet, conviens-je.

— La Grosse va sûr’ment rouscailler comme quoi j’la laisse seule avec Popo, tu d’vrais viendre av’c moi pour qu’on y entende raison, cette douceur. Tu l’impressionnes.

Il ajoute, dans l’escadrin :

— Berthe, c’est plutôt l’genre sérieux, en tant qu’épouse, pourtant j’sus certain, tu lu proposerais la botte, elle r’fuserait pas.

— Jamais je ne ferais ça à un ami comme toi ! m’écrié-je avec un tel accent de sincérité qu’il en est retourné.

— Mercille, gars. Slave étant dit, j’me rends compte qu’à l’idée d’se laisser tirer par toi, une gonzesse, elle est prêt’ à faire brûler les cierges qu’é s’fout dans la moniche pour obtiendre du ciel un tel bonheur.

Juste comme il ouvre sa porte, on entend carillonner le biniou dans son logis. Le Gros se précipite et va décrocher. Il désappointe en reconnaissant la voix de sa chère compagne.

— Allô ! Moui, on arrive à l’instant, moi et Popo. Tu es où est-ce ? Ah ! bon ? Comment ?… Ah ! bon, fais-y mes compliments !.. Qu’est-ce tu dis ?… Moui. Moui, j’comprends. Non, t’as raison, c’serait incorrèque. Bon, ben, j’vais m’arranger.

Il embrasse l’émetteur et raccroche. Puis, se tournant face à moi.

— Figure-toi qu’y sont toujours à Montbéliard. Alfred a z’eu l’premier prix et y a d’grandes manifestances organisées en leur honneur. Tous les grands journaux d’Montbéliard font une circonférence de presse. La mairie donne un grand banquet, tout ça. Brèfle, y n’rentrereront qu’d’main.

— En ce cas, ton voyage au Maroc est scié.

— Penses-tu : je vais laisser Apollon-Jules à maâme Glandsale, not’ concierge.

On redévale.

Las ! Un écriteau est fixé à l’intérieur de la loge, entre la vitre et le rideau sale de la porte-fenêtre :

LA CONCIERGE EST EN DEUIL
DANS SA FAMILLE
POUR DURANT TROIS JOURS

— C’est ben la vérolerie, bordel ! tonne mon pote.

Mais ce n’est pas l’homme des longues lamentations.

— On n’a pas le temps d’rembarquer le mouflet chez maâme Félicie ?

— Bien sûr que non, je suis déjà à la bourre !

— Alors, nous cassons pas l’cul : je l’emmène.

— A… à… à Marrakech ? je m’exorbite.

— Et pourquoi pas ? L’air y est pas plus mauvais qu’ailleurs, non ? Et av’c un lardon dans les bras, j’te jure qu’on passera inaperçus.


Il baigne tant tellement dans le sirop d’orge, Alain Lambert, qu’il réagit pas devant le bébé. On lui amènerait une colonie de vacances dans son jet, ça le laisserait indifférent, au point extrême où il en est.

Son zinc, c’est de l’appareil surchoix. Dix places, tout confort. Un beau zoizeau blanc avec des zizigoumis rouges et des chiffres noirs. Il est drivé par un gars du genre coureur de brousse, un grand blond à gueule de mercenaire mal rasé, impressionnant dans une combinaison blanche. Il se nomme Slim et je suppose qu’il n’est pas français pur fruit. Je l’imagine en jean ravagé, avec une limouille à épaulettes. Style romantisme néo-cradingue, si tu vois ? Pour les garçons de sa trempe, le monde commence à être trop exigu et ils se cognent contre les murs. Son regard clair, intense, sa gueule aux plis précoces en disent long comme le règne de Louis XIV sur son tempérament baroudeur.

On se serre la louche sur présentation de Lambert. Lui, il jette un regard à Apollon-Jules et déclare simplement :

— Mon plus jeune passager.

Et puis bon : bouclons nos ceintures. Ça jacte avec la tour de con. Slim et un gazier du trafic échangent l’essentiel de ce qu’ils doivent savoir. Dans un élan souple on saute dans le ciel, franchit la couche de merde qui tartine la région parisienne et débouche dans le soleil pimpant qui nous attend là-haut.

Béru virgule une louffe de décompression qui se mêle au bruit des réacteurs. Je le foudroie d’un regard sombre.

— Les pets de Damoclès ! explique-t-il.

Il rit, joyeux de vivre, d’être père et de se baguenauder dans l’éther. Son marmot pionce sur son sein paternel. Touchante image. Quand on visionne les Bérurier, ainsi enchevêtrés, on se persuade non seulement que l’homme descend bien du singe, mais qu’il y remonte.

Dans le fond, nous avançons dans la vie comme dans une barque : à reculons.

Vaincu par mon existence trépidante et ma maldormance, je me mets en écraser.


Tout le monde te le dira que Marrakech est l’une des plus belles villes du monde.

Attends, je vais te montrer le dépliant touristique… Tu vois : c’est blanc et ocre, avec des édifices vachetement bathouzes ; et puis des palmeraies de-ci, de-là, des propriétés princières, le golf, les orangeraies… Dans le fond, jusqu’aux confins les plus lointains, la chaîne de l’Atlas. Sublime. Rouge, avec des reflets bleutés et mauves. C’est beau, le Maroc. Noble. On distingue des piscines de rêve à travers les frondaisons. Les souks comptent parmi les plus pittoresques du monde. Bien plus formides, par exemple, que ceux de Stockholm ou de Varsovie qui ne sont plus ce qu’ils étaient. Et le marché, dis, tu l’as vu le marché ? Tous ces étalages bigarrés (dans une description de ville du Sud, n’oublie jamais l’adjectif bigarré, il est indispensable ; t’oublies « bigarré » et tu carbonises ta répute d’écrivain célèbre ; faut se gaffer à ce genre de détail dans mon métier !), ces montreurs de serpents, ces marchands de cuivres ouvragés ou de bijoux en véritable argent bien imité. Des fois, quand tu as de la chance, tu vois passer le roi. Un monarque sympa, pas fier —, juste la bonne pointure, à cheval entre modernisme et tradition. Majestueux sans le faire exprès, mais la volonté d’être simple. Il traverse la populace avec une canne de golf à la main en guise de sceptre. La foule liesse en plein. Crie « Vive ! Vive ! » ; et lui, fait droit à sa requête : il vit. C’est dur de rester roi, de nos jours, j’en causais la semaine dernière avec Elizabeth (pas celle qui travaille chez Cartier, celle qui travaille à Buckingham). Faut du cran, pas craindre, se faire accepter et même aimer. Monarque, merci bien ! Plus une sinécure ! Pour rester dans le coup, faut travailler son look. Une cravate pas conforme, un sourire mal venu et y a de la détrônance dans l’air.

Les derniers funambules, les souverains. Les sultans sont vite insultés, de nos tristes jours.

Bon, je t’en reviens à la sublime Marrakech, si enchanteresse. Médiévale ! Ça rameute ferme la gentry ternationale. Pédoques de haut niveau qu’ont le cul bordé de nouilles en or ! Grands financiers en mal de fastes. Artistes en tout genre. Pétasses réputées. Les gens du patelin voient radiner le flot et s’exercent doucement à piquer un max à ces parasites. Les roulent de leur mieux, comme la semoule du couscous. Moi, je leur dis bravo. De quel droit t’es envahi par des hordes barbares qu’en comparaison, celles d’Attila ressemblaient à des pèlerins déferlant sur Lourdes ? Parce que t’habites un bled sublime, voilà que ça se pointe de Nouillork, de Paname, de London, et de partout ailleurs, pour te voler ton panorama et ton soleil. Ils déboulent comme en pays conquis. Part à tous, camarades ! Nous aussi, on la veut, la palmeraie ! Il nous le faut, l’Atlas ! Tirez-vous de devant, vous nous faites de l’ombre ! La Troisième Guerre est en cours, les gars. Et ce sont les touristes qui la livrent. Au plus ils sont huppés, au plus ils font mal. A nous, le Maroc ! Les Seychelles ! L’Andalousie ! Les îles grecques ! Taillez-vous dans l’arrière-pays, les ploucs ! Laissez-moi usiner avec mon blé étrange venu d’ailleurs. J’achète, j’achète ! Raus ! Ton lopin, ta lapine. Laissez vos femmes : elles pourront servir. Et même votre gamin, le petit frisé. Il suce bien, j’espère ?

Moi, à force de me traîner les burnes de continent en continent, je la vois se développer, l’infernale invasion. Je les vois pousser, les grands immeubles épouvantables, souilleurs de contrées merveilleuses. Ils sont niqués les autochtones. Ont beau laisser faire le temps, leur vaillance et leur roi, ça prolifère. Hôtels de luxe à deux trois piscines « olympiques » ; villas hollywoodiennes ; Rolls et Ferrari. Que les pauvres dromadaires ont juste le temps de planquer leurs miches. Ils les regardent passer avec leur regard haut perché et paterne qui fait songer à celui du président Mitterrand passant les troupes en revue. Toujours, tu le remarqueras, le président quand il arpente devant un détachement d’un air détaché ; mais la démarche empreinte et l’œil dromadaire, moi je trouve.

Et bon, je débloque, déconne, même, car les vérités sont stériles. Le bon sens est un langage qu’on pige de moins en moins. Quelques-uns qu’écoutent, hochent la tronche et pensent : « C’est pas bête, ce qu’il nous dit, mais c’est con. » Et tu sais pourquoi c’est con, Lanture ? Parce que ça ne sert à rien. Et en nos temps de merde, y a que ce qui sert vraiment à quelque chose qui est pris en considérance.


Alors on déboule dans Marrakech. Slim s’occupe des formalités pour le zinc. Mais les fonctionnaires de la police des frontières nous cherchent du suif à cause d’Apollon-Jules. Faut dire qu’il n’a aucun faf, l’exquis bébé. Pas même un extrait de naissance. Et le Gros ne s’est pas muni de son livret de famille. Alors, Apollon-Jules, c’est comme s’il n’existait pas, tu piges ? Heureusement, Lambert traite beaucoup avec le Maroc. Je ne sais pas ce qu’il fabrique, mais il en vend aux Marocains, des caisses et des caisses ! Dc ce fait, il est assez lié avec le ministre du Commerce. Quelques coups de turlu bien placés et ça se tasse. On délivre un visa d’entrée au descendant des Bérurier.


Il nous convie à la Mamounia, Lambert. Au diable la ladrerie ! Notre installation est d’autant plus rapide que, selon notre bonne habitude, Béru et moi sommes sans bagages.

Son lardon fouette vilain. Il expédie un groom à la pharmacie pour acheter des couches et des pots de bouffe pour bébé de deux mois.

Pendant qu’il puériculte et que Lambert défait sa valoche, je frète un taxi et me mets en quête d’une résidence qui s’appelle « L’Orangeraie ».

La propriété doit compter parmi les chouettos de Marrakech, car le driver n’exige pas plus d’explication que ses confrères de Washington à qui tu demandes de te charrier à « la Maison-Blanche ». Il bombe comme un dingue par les larges artères, doublant à gauche et à droite, brûlant les feux rouges, détraquant l’aorte des piétons dans une équipée sauvage digne des meilleurs films de poursuites américains. Que, très bientôt, nous voici rendus devant une demeure immense, cernée de murs blancs, au centre de laquelle se dresse une sorte de minaret qui, en réalité, sert de colombier. Les toits s’étagent harmonieusement et de blancs pigeons roucoulent ou se foutent la troussée sur les tuiles ocre parsemées de tuiles bleues. Tout est silence. On aperçoit des frondaisons de cyprès et d’orangers par-dessus le mur. Une porte ouvragée, à deux battants, très ancienne, avec des incrustations d’ivoire et de nacre, ouvre l’accès à ce paradis. Une lourde pareille, chez n’importé quel antiquaire du boulevard Saint-Germain, tu la casques un saladier !

— Tu rentres pas ? me demande le chauffeur, surpris de me voir rester debout près de son bahut.

— Non, j’admire seulement.

— Et tu payes la course juste pour admirer ?

— Je suis journaliste et je dois écrire un livre sur les plus belles maisons de Marrakech, je commence par un tour d’horizon.

Je m’éloigne de quelques pas, histoire de fuir sa curiosité. Et c’est alors qu’une voix masculine s’écrie :

— Hep ! San-Antonio !

J’avise, au volant d’une Morgan rouge dont le modèle a cinquante ans, Albert Nécreux, un comédien spécialisé dans les rôles de dégueulasse, à cause de sa frime pas recommandable.

Le monde est petit ! comme dit ta concierge.

Je m’approche de lui, sans enthousiasme excessif. Rien de plus chiant que de rencontrer des importuns.

— Salut, Nécreux, ça boume ?

Il m’en presse un paquet et rigole :

— Rectification, commissaire. Je ne m’appelle plus Nécreux, car j’ai pris un nom de théâtre.

— Tu te nommes comment, aux dernières nouvelles ?

— Noubly.

— Et ça change quelque chose à ta carrière ?

— Tout. Jean Noubly. Ma cote grimpe.

— A cause ?

— Je faisais partie des obscurs. Mon blaze n’était jamais cité dans les interviews de vedettes ou de metteurs en scène. Or, vous l’aurez remarqué, chaque fois que ceux-ci parlent de la distribution, ils disent, immanquablement : « En dehors de moi, il y a Depardieu, Sophie Marceau, Galabru et j’en oublie. Ce qui fait que, désormais, j’ai en quelque sorte la vedette américaine. Jean Noubly, c’est moi.

— Superbe, conviens-je.

— Je fais jouer le vide à mon profit ; je suis devenu la mémoire défaillante de mes illustres confrères. C’est indiscret de vous demander ce que vous faites devant cette somptueuse propriété ? Vous vous portez acheteur ?

— Mon livret de Caisse d’Epargne n’est pas suffisamment gonflé pour ça.

— Alors, boulot ?

— Vacances ! J’admire… Et toi ?

— J’habite chez une amie.

Il cligne de l’œil.

— Une dame veuve et bourrée d’osier. Ah ! certes faut pas compter ses heures de vol et elle a fait des tas d’atterrissages sur le ventre, mais sa crèche ressemble à celle-là et sa table à celle de Bocuse. Elle fait partie du Tout-Marrakech. Le roi la reçoit, ainsi que le maire, les notables, les grossiums, les célébrités en vacances. Elle connaît même le gros sac qui habite ici.

Il me désigne la crèche de rêve.

Comme il est disert, il enchaîne :

— Elle fait un monstre raout, ce soir, venez, je vous invite. Vous avez un smoking ?

— Bien sûr, ments-je précipitamment.

— Alors soyez à neuf heures à la propriété qui se nomme « Les Confins », en direction de Ouarzazate ; d’ac ?

— Volontiers, mais à une condition : tu ne dis à personne que j’appartiens à la Poule ; ça jetterait un froid.

— Promis juré, j’ai pas envie de me déconsidérer !

Il décarre dans un vrombissement forcené.

Moi, je cherche ma bonne étoile, au ciel ; un peu désorienté parce qu’il fait un jour d’une folle luminosité. Tu ne trouves pas que ça n’arrive qu’à moi ce genre de mésaventure ?


Je passe par le bar de la Mamounia et j’y trouve Lambert et Slim son pilote attablés devant des doubles whiskies.

— Où étais-tu ? me demande Alain, car ça y est, c’est fait, on se tutoie à la vie à la mort dorénavant.

— Opération de reconnaissance, lâché-je.

— Que prends-tu ?

— Un hélicoptère, dis-je, en état second.

Je me tourne vers Slim.

— Vous pilotez également les hélicos, je parie ?

— Et aussi les hydravions.

Bueno. Il faudrait en louer un pour une heure, vous pouvez arranger ça ?

No problem, assure-t-il.

— Occupez-vous-en, vieux. Dès que vous serez à même de me faire survoler Marrakech, prévenez-moi.

Il siffle son gorgeon et se dresse. Lambert, l’air du Maroc semble le doper. Dans son cas, l’action est le meilleur des remèdes. Rien de pire que d’attendre, prostré, auprès d’un téléphone.

— J’aurai besoin d’un bon appareil photographique muni d’un téléobjectif puissant.

— Allons acheter ça.

Il y a des magasins surchoix à la Mamounia. J’emplette un Nikon avec ses accessoires et retourne au bar me familiariser avec son fonctionnement. Bérurier s’y trouve en compagnie de son fils et d’une bouteille de champagne rosé dont les premières coupes le font feuler comme tout le Bengale. Exceptionnellement, son chiare se tient coi et je le trouve tout dodelineur.

— Il paraît pas très en forme, Apollon-Jules, m’inquiété-je.

Sa Majesté pouffe de rire.

— Lui ? Il fait l’boa, moui ! Si tu saurais tout c’qu’il a clapé, le monstre ! Six pots Neslé av’c un hamburgère mélangé. Plus un grand biberon de vin sucré et une portion d’tarte aux pommes. Il a d’qui tenir ! J’te prédis qu’y va deviendre un giant !

— Tu ne crois pas que son alimentation devrait être plus conforme aux principes nutritifs prônés par les pédiatres ?

Le Rugueux se remplit une nouvelle coupe.

— Les pédiatres, mec, j’me les carre dans l’oigne, Chez les Bérurier on a toujours su élever ses enfants sans ordonnance et, conclusion, de père en fils, on sera été les plus forts av’c la plus grosse bite du canton. Tu l’as déjà vu, son croquignol, au p’tit prince ? J’sais des officiers d’carrière qui pleureraient d’la comparaison.

Sa certitude heureuse est communicative. Je ne doute plus que la puériculture béruréenne soit la bonne.


Je lui ai donné un plan de Marrakech, à Slim, sur lequel j’ai coché d’une croix la demeure du dénommé Kazaldi. J’explique au pilote ce que j’attends de lui : qu’il me permette de photographier du ciel, à basse altitude, la fastueuse propriété du potentat, sans toutefois donner au personnage l’impression que nous sommes à sa verticale pour lui seul. Il est fréquent, de nos jours, que des photographes prennent des vues aériennes des belles propriétés d’un coin résidentiel. Pour cela, ils survolent la zone en question et la ratissent méthodiquement avec leurs téléobjectifs. Il faut donc que Slim procède comme ces professionnels.

On décolle, et parvenu dans la région fatidique, l’ami Slim se met à opérer dans le sens est-ouest, avec régularité. Au loin, je retapisse le petit palais de Kazaldi à travers la bulle de plexiglas. Nous en approchons progressivement. Bientôt je distingue la configuration de la propriété, laquelle est construite autour d’un merveilleux patio et d’un jardin intérieur dont la végétation ferait mouiller un producteur hollywoodien.

Je suis en batterie, le zoom paré, le tube lance-torpilles du téléobjectif braqué. J’ai jamais été un crack en matière de photographie et tu sais depuis lurette mon aversion pour les touristes konkodak qui passent leurs vacances avec un œil fermé et l’autre collé à un viseur, cependant mon désir de capter cette magnifique crèche est si vif que me voilà super-doué par volonté extrême, tripotant les molettes de réglage, les bistougnets, les clapets de vidange, tout ce circus avec lequel jonglent mes potées de la presse photographique.

— On y est ! m’annonce Slim.

— Je sais.

Il quadrille le coinceteau avec application. Et ma pomme, j’y vais plein cadre ! Clic, clic, clic ! Ne cherche pas à repérer pour mon compte. C’est à l’appareil de jouer. Tu ne peux pas mener à bien deux choses simultanément, Mon Nikon (pas plus nikon que toi, d’ailleurs) bouffe à pleines dents le panorama. Clic ! clic ! clic ! Je flashe à tout berzingue. Une série à gauche, une autre à droite. Merde, ai-je fait gaffe au soleil ? Ne risqué-je pas d’avoir des images surexposées ? Le mahomet y va à fond la caisse dans ce magnifique patelin. Il est si intense que même ton trou de balle bronzerait à l’intérieur de ton bermuda.

Ça y est, nous sommes passés. Slim, obéissant à mes instructions, continue sa manœuvre systématique pour endormir les éventuels soupçons de Kazaldi.

Et puis bon, après un quart d’heure de frime, on retourne se poser. Maintenant, va falloir développer mon rouleau de pelloche. Je musarde dans le centre ville à la recherche d’un photographe. J’avise une boutique sans histoire à côté d’une brasserie et, me fiant à mon instinct, j’y pénètre. Un vieux mecton est assis derrière un comptoir tapissé de photos représentant la chaîne de l’Atlas en continu. Il est tout gris et archiridé, ce bonhomme, avec une abondante crinière d’un blanc sale de loulou de Poméranie négligé. Des lunettes en demi-lunes sont posées au bout de son pif poilu comme une chatte de chaisière. Il me demande avec un accent très marqué (arabe ou juif) ce que je désire.

Je sors de ma poche le rouleau jaune.

— Vous est-il possible de développer ça immédiatement ? Je suis journaliste à Connaissance des Arts et je dois envoyer un article sur les plus belles demeures de Marrakech. Il est indispensable que j’aie la photo pour écrire le texte qui la concerne. Bien entendu, je vous défraierai en conséquence. C’est du noir et blanc, donc, y a pas de problèmes.

Qu’ajouter d’autre ?

Il tend la main, empare le rouleau et appelle sa femme pour qu’elle garde la caisse et me surveille tandis qu’il opérera.


Dans la chambre de Lambert, j’étale mes photos agrandies. Y en a partout sur la moquette. Faut se mettre à genoux pour les examiner. Quelques-unes, comme je le prévoyais, sont surexposées, mais dans l’ensemble ma prestation n’est pas mauvaise. On domine bien les lieux. Ce qui frappe, c’est qu’on ne voit âme qui vive. Pourtant, doit y avoir du trèpe dans cette casbah. Béru m’en fait la réflexion.

— A cause du bruit de l’hélico, expliqué-je, les occupants se sont planqués.

— Si y s’sont planqués, c’est pour pas s’montrer, commente l’expert ; si y veuillent pas s’montrer, c’est qu’ils tiennent pas à c’qu’on les voye !

Alain soupire.

— Et dire que ma chère Alice se trouve peut-être là.

Et à moi, d’un ton où l’espoir le dispute à la détresse, comme l’a écrit la comtesse de Paris dans son célèbre livre intitulé Un Doigt de Cour :

— Ton impression de flic ?

Miroska, vous êtes avec moi ? Je me concentre à mort. C’est comme si je tenais un câble électrique à haute tension. Faut que ça passe ou que ça casse ! S’agit plus de police mais d’occultisme. Je fais appel à des forces surnaturelles, tel que tu me vois. Je puise à mort dans mon subconscient, Je regarde cette vue générale du palais de Kazaldi. Alice s’y trouve-t-elle oui ou merde ?

Ça craque dans ma caboche. J’ai le cervelet comme trois plaques de chouinegomme mâchées. Ça s’étire. Vite, j’en fais une boulette compacte. Alors ? Elle y est oui ou merde ? Je reste à l’écoute de l’infini. Mets toute la sauce. S’agit pas de balancer n’importe quoi pour faire plaisir à Lambert.

Elle y est, Alice ? Hein ? Seigneur, inspirez-moi ! Inspirez ! Inspirez !

Je ferme les châsses. Que, juste au paroxysme de ma concentrance, l’organe paisible de Béru s’élève :

— M’sieur Lambert, vot’môme aurait-elle-t-elle un bracelet que ça représente un serpent ?

Alain Lambert, qui me scrutait à s’en disloquer les sphincters, tressaille.

— Un bracelet… Non… Heu, si, oui : pas exactement un bracelet mais une montre de chez Bulgari que je lui ai offerte au dernier Noël ; en effet, cela a la forme d’un serpent,

Le père d’Apollon-Jules paraît satisfait.

— Alors, no problèmes : elle est bien là.

Il se tient devant la fenêtre, l’une des photos entre ses doigts.

— Venez mater ici, les gars. J’croye qu’t’as une loupe après ton couteau suisse, l’Antoine, c’est l’moment d’la dégainer.

Nous l’encadrons, cœur battant, z’yeux en folie.

— V’voiliez c’te fenêt’, à l’ang’ du jardin ? Y a des barreaux. Z’y êt’ ?

— Vououiiii, répondons-nous.

— C’est dans l’omb’, on distingue pas lerche. Mais r’gardez attentionnement le barreau qu’est là, le plus dans l’omb’… Y paraît plus gros qu’les aut’, d’ac ? C’est à cause de parce qu’un bras est plaqué cont’. Quéqu’un est accoudé de l’intérieur et tient l’barreau. Le poignet de la quelqu’unte est tourné déhors. Et on voye un brac’let. Y fait plusieurs fois l’tour du poignet. Ai-je la berlue ?

Armé de ma loupe je vérifie le bien-fondé de son observation.

— C’est VRAI ! écrié-je.

Alain Lambert de Ploquesibuche se signe (en un exemplaire) car, dans ces cas extravagants, première chose à faire : remercier le Seigneur. Puis il se saisit de la dextre béruréenne.

— Bérurier ! balbutie-t-il. O Bérurier…

— Mettez-vous pas la queue en trompette pour si peu, riposte le Gros : j’ai un œil de larynx, Sana vous confirmera. Mon acuitance visuelle est si forte qu’on voulait me corporer dans la marine, mais av’c le chibre qu’je m’colporte, y z’ont craint que j’éclate le fignedé des copains ent’ les escalades à terre.

Comme son chiare commence à clamer, il va lui préparer un biberon de porto additionné d’un jaune d’œuf.

LOVE STORY

Le soir tombait. Une lumière rasante illuminait l’appartement d’Alice. Clarté mauve, mêlée de traînées pourpres. Des parfums exaltés arrivaient du jardin. Elle avait remarqué qu’à la tombée du jour, des jets d’arrosage disséminés dans ce dernier entraient en action et que les végétaux, sous l’effet de l’eau, se mettaient à sentir avec plus d’intensité.

Les oiseaux de la volière, calmés par la pénombre, se taisaient ; mais les pigeons blancs de l’extérieur continuaient de battre l’air immobile de leurs ailes blanches, s’élançant de toit en toit pour se pavaner sur les tuiles et faire compliment aux femelles.

Sentant une présence derrière elle, Alice se retourna. « Il » était là, dans l’encadrement de la porte que sa masse obstruait entièrement. Il portait un smoking blanc. Des brillants servaient de boutons à sa chemise. Son étrange regard la bouleversait. L’iris de ses yeux sombres s’auréolait d’un mince cercle bleu. Elle lui sourit et il osa s’avancer dans la pièce d’une démarche roulée d’obèse empêtré dans ses graisses. Lorsqu’il fut près d’elle, il lui saisit la main et la porta à ses lèvres.

Puis il chuchota de sa voix soyeuse d’Oriental :

— Toute ma vie pour cet instant.

Elle lui laissa sa main qu’il baisa de nouveau avec ferveur.

— J’avais toujours rêvé d’absolu, d’infini, fit Kazaldi. Et voici que j’atteins les rivages du rêve.

Il s’assit près d’elle sur le canapé. Alice posa sa joue contre un revers de smoking. Et ils restèrent longuement dans cette tendre posture.

— Vous sortez ? murmura-t-elle après une période de félicité silencieuse.

— Une soirée chez une vieille folle d’ici. Je ne pouvais décliner l’invitation car elle possède des affaires qui sont proches des miennes. Me permettez-vous de passer vous voir en rentrant, je veillerai à ne pas m’attarder ?

— J’y compte bien.

— Même si cela doit vous réveiller ?

— Je ne dormirai pas avant votre retour, promit Alice.

PAF !

Couché dans le lit paternel, Apollon-Jules pue comme une pompe à merde suractivée.

— Tu voudrais-t-il m’l’langer ? demande le Gros, attablé devant un couscous servi « en chambre ».

— Sans façon, réponds-je en montrant mon smok made in Paris immaculé, acheté voici une heure chez un bon faiseur de la ville. Si je me mets à tripoter ton tas de merde, en arrivant chez mon hôtesse je ressemblerai à un mur de chiotte.

Le Mastar engloutit d’une goulée cinq cent cinquante grammes de semoule, plus une merguez en ordre de marche.

— Y a des moments, t’es pas serviab’, mec. J’m’demande de qui est-ce tu tiens quand j’vois ta mère si tant tellement dévouée les uns les autres… Une sainte !

— Les saintes ne font pas fatalement des saints, j’objecte.

— J’m’en aperçoive, ronchonne la Masse. T’es l’bon gars, mais sujet à potion, par instants. Suffit qu’tu te saboules en plaie-bois pour chichiter seizième !

Il se verse à boire. Un picratos rouge comme du sang de bœuf et aussi épais que de la gelée de groseille.

— C’est ta seconde boutanche ! lui fais-je remarquer.

— Mercille du renseignement, rétorque le Ténor des bistrots, la pépie vient en mangeant.

— J’aimerais que tu restes lucide pour l’opération de ce soir.

— Fais-toi pas d’mouron, l’artiss, j’ai un’ cylindrée qui m’permet d’en massacrer un escadron avant d’t’voir doub’ ; déjà qu’en un exemplaire tu suffis à mon bonheur !

— Très bien, alors à tout à l’heure, comme convenu.

Je passe dans l’appartement d’Alain. Lambert est en contemplation devant la photo sur laquelle nous croyons distinguer le poignet de sa fille. Elle l’hypnotise.

— J’y vais, lui dis-je. Es-tu bien certain de vouloir participer à notre coup de main ?

— Je ne pense qu’à ça. Et Slim, aussi veut en être.

— Tu sais que s’il y a une couille, on se retrouvera tous au gnouf ?

— Que m’importe. Antoine ?…

Il respire profondément, abaisse ses paupières un instant, et quand il remonte ses stores, deux larmes dégoulinent sur ses joues.

— Tu sais, fais-je, j’ai longtemps balancé sur la conduite à tenir. Evidemment, on pouvait aller raconter l’histoire à mes collègues d’ici ; mais ce Kazaldi est un personnage puissant, considéré ; j’ai craint que trop de préambules policiers ne lui permettent d’évacuer la petite en douce, si toutefois il la séquestre comme nous le pensons.

— Tu agis pour le mieux, tranche Lambert. Je te fais confiance.


Faut reconnaître que c’est la vraie fiesta mondaine sous les étoiles. Un immense chapiteau est dressé au centre d’un encore plus immense jardin, comme l’écrit Mme Tas-de-Chair dans ses Mémoires. Des projecteurs jaunes et roses mettent en valeur ce qui mérite de l’être : la façade de la maison, les palmiers, les buissons d’écrevissiers en fleurs, les rosiers en arceaux et tout le bordel. A l’écart, ombreuse à souhait, une piste de danse avec, sur un petit podium, quatre musiciens en smokinges qui moulinent des trucs mouillants, propices à l’enlacement (mais on ne s’en lasse pas).

Mon pote Jean Noubly chique les maîtres de cérémonie. Il est actif, gracieux. Un élément sûr pour sa rombiasse. En admettant qu’il la tire convenablement, ce que je crois, la dadame doit tenir à lui.

Il m’accueille avec force tapes dans le châssis. « Et comme c’est chouette à vous d’avoir tenu parole », nani nanère… S’empresse de me présenter à son brancard.

Quand il dit qu’elle ne compte plus les heures de vol, Mémère, il est poète ! On se demande, à mater cette flétrissure amidonnée, si elle mérite encore une ultime réfection. Le moment arrive où, à force de ravaudages, la machine est complètement naze. Médème, elle doit escalader ses septante-cinq ans comme une grande. Combien de fois la lui a-t-on retendue, la peau, à cette chérie ? A la longue, elle est usée. On devine que ça craque, qu’elle devient poreuse et qu’elle est à la merci d’un éternuement ou d’une vilaine bronchite qui la ferait tousser trop fort. Elle risque de voler en éclats, Bichette ! Y a des zones luisantes, par larges plaques, à son front, sur ses joues, ailleurs, partout ! Et puis des points critiques où ça fripe envers et contre tout. Le cou, surtout, et autour des yeux. Elle devrait pas se décolleter ainsi, ni avoir les bras nus, Ça pendouille cruel entre le coude et l’épaule. Tu croirais une serpillière trempée qu’on soulèverait avec un bâton. Question poitrine, alors là, c’est le tombeau du Soldat Inconnu, mon frère ! Waterloo morne plaine… Des creux, des plissures, des cratères lunaires. Faut pas s’attarder dessus sinon la gerbe t’empare. T’es obligé de penser à autre chose, à n’importe quoi de radieux : le coucher de soleil sur l’Atlas, Canuet à la tribune, les petits Chanteurs à la Croix de Bois, un bouquet de pâquerettes, pour t’arracher les angoisses, refouler les évidences.

Jean me présente journaliste. La vieillarde met son râtelier sur le drive et me dit qu’elle est charmée et que je suis beau.

Des frissons m’en goulinent des testicules aux chaussettes ! Je dégoise quelques compliments usagers et mets le cap sur le fastueux buffet, escorté par mon pote.

— Merde, je lui dis, comment fais-tu pour t’embourber ce charnier ! Dis-moi à quoi tu penses pendant que tu calces ce fantôme, ça doit être gigantesque comme stimulant. T’es en état d’apesanteur ou quoi ?

Il hausse les épaules.

— Pour moi, c’est Notre-Dame du Bon Secours, commissaire. Ses largesses méritent un effort.

— Un effort ! T’as des mots simples, Jeannot. Un vocabulaire de pygmée. Moi, j’appelle ça de l’héroïsme. Le député Baudouin qu’est allé se faire zinguer sur les barricades pour quarante sous, c’était le plus poltron des rats malades en comparaison.

Il rit jaune. Et puis il me murmure à la sournoise :

— Faut-il vous présenter à M. Kazaldi, ou bien le connaissez-vous déjà ?

Je cabre :

— Pourquoi cette question ?

Il ricane.

— Barbiquet peut-être, mais con, sûrement pas, commissaire…

— Laisse tomber mon titre, tu veux ?

— O.K.

Et d’expliquer :

— Je vous aperçois en train de draguer autour de sa chaumière et quand je vous invite après vous avoir annoncé qu’il sera de la soirée, vous acceptez d’emblée. Or, vous avez horreur des mondanités, tout le monde le sait.

A son tour de goguenarder. Il roule à tombeau ouvert, le Castor ! Je lui saisis le bras.

— Fais quelque chose pour l’humanité en détresse, Jean : oublie tout ça. Dans l’intérêt général, tu saisis ?

— Barbiquet, mais vif ! fait Noubly. Tenez, il est là-bas, près de la fontaine, votre « client », avec la fille de ma gagneuse.

Je mate et aperçois, dans des pénombres veloutées, une masse de viande enveloppée dans un emballage en forme de smoking. Il porte des tas de diams partout qui chahutent les reflets ambiants comme autant de gyrophares. Il tient un verre de scotch et fait la causette à une poupée peinte, tout ce qu’il y a de jolie et de putassière. Tu la prendrais pour une pute à grand spectacle. Elle porte une jupette de cuir noir ras-les-miches, une espèce de casaque longue en paillettes brillantes décolletée jusqu’au nombril. Très simple : elle est nu-pieds. Elle a les cheveux rasibus, façon la pauvre chère Jeanne d’Arc (de triomphe) telle qu’elle est représentée parfois à l’écran. Par contre, j’ai pas connu la Pucelle vénérée de Dom Rémy les Chevreuses, mais je doute qu’elle eût été maquillée. Même les statueurs de Saint-Sulpice ont jamais osé peinturlurer la noble sainte à ce point : ils se seraient fait excommunier à coups de pompe dans le culte ! Nonobstant, c’est un beau brin de femelle, carrossée par Bertone, altière, vivace, bonne à prendre en passant.

— Dis donc, murmuré-je, t’es sûr que t’es là pour la maman, Jeannot ? Tu nous ferais pas un doublé, des fois, queutard comme je te sais ? Je parie que tu cartonnes les deux.

— Très épisodiquement, m’assure Jean Noubly, la fifille est nympho et attrape les bites qui passent comme des écoliers désœuvrés attrapent des mouches ou des heures de colle ! Venez, je vais vous présenter et je vous parie mille balles qu’avec votre physique de Casanova, elle vous vide les burnes en deux coups les gros.

On s’avance vers le couple en discussion. Jean fait une fois de plus les présentances. Je suis toujours journaliste, j’appartiens à la rédaction de L’Evénement du Jeudi.

La môme me braque de son regard ratisseur. Poum, ferrée ! Des chandelles s’allument dans ses prunelles. Mon pote a raison : voilà de la cliente sérieuse, parée pour les manœuvres les plus audacieuses. Avec Césarine, tu hisses le grand froc d’emblée. Visiteuse de braguettes, la Miss ! Elle entre dans un futal comme chez elle !

On se serre la louche et déjà elle replie son médius au creux de ma main, bien me signifier que ma grosse bitoune est programmée d’office et que je participerai au prochain tirage.

Ensuite, je presse l’énorme pattoune molle de Kazaldi. Ça me fait un effet étrange. Je m’efforce d’être bref, de ne pas le regarder outre mesure. Juste le « ravi » banal, bateau, habituel. « Ravi » ! Tu sais ce que ça signifie, toi, ravi ? Ça veut dire « enchanté ». Tu parles d’un enchantement, ces gonziers qui te défilent dans l’existence. Ces gueules de raie, de con, de vache ! Ravi !

« Permettez-moi de vous présenter… »

« Ravi. »

« Le commandant, Macheprot, le docteur Chmeurgue… »

« Ravi ! »

« Ravi ! »

Si tant tellement ravi, faudrait pousser des cris de liesse ! S’embrasser, se sodomiser ! « Ravi ! Ravi ! » Des têtes de nœuds pas regardables, pas racontables. Des gueules en coin de rue sinistrées ! Des faciès de vieux requin malade ! Des frimes de rat à dégobiller son quatre heures sur leurs godasses. Tu les chierais si t’osais. Mais non, penses-tu. T’arbores ton sourire le plus somptueux. Tes zygomatiques se conjuguent pour le ravissement suprême. Tu mouilles dans tes guenilles, tu suintes de partout.

Ravi ! Oh ! là là ! ce que je suis totalement extrêmement et pour toujours ravi de vous faire la connaissance, bougre de crabe verdâtre ! Mon jour de gloire enfin arrivé ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette poussée d’adrénaline ? Putain, ce que je suis ravi de toucher ta patte froide et fripée, vieux saurien ! Montre-moi comme tu es beau, superbe, étincelant de grâce et d’intelligence, espèce de lavement ! Quel pied de te rencontrer, saucisse ! C’est somptueux de contempler ta bouille en crevaison, avec ce regard fumier, ce sourire réjouissant comme des hémorroïdes au bord de l’éclatement, cette expression si funeste sous le sourire de commande. Ravi ! Ce que je te flanquerais une fourche dans le ventre après l’avoir arrachée d’un tas de fumier moins malodorant que toi, vérolé !

Ravi, président Locdu. Ravi, colonel Monzob ! Ravi, docteur Mabuse ! Ravi, Excellence ! Excellence ! De quoi se poignarder le cul avec une brochette à chich-kébab. Excellence ! Des fientes, des pets ! Qui, en ce monde de déjections peut se prévaloir d’un tel titre ? Un jour, pourtant, on me l’a donné. C’était en Iran, à Ispahan. L’hôtel je ne sais plus quoi. J’avais réservé. C’était au temps ou le greffier régnait. Je me pointe à la réception :

« — San-Antonio, j’ai retenu. »

« — Mes respects », Excellence.

Je me suis retourné. Y avait personne. C’était moi, l’Excellence !

J’ai dit au pingouin :

« — Ecoute, Albert, appelle-moi Ducon, je préfère. »

Il a pas compris. Depuis, il a eu l’Ayolie Comédie il a dû comprendre. Et demain, ce sera les Popofs, alors là tout lui paraîtra limpide. La vie va, quoi, faut s’adapter.

Et donc, bon, voilà que selon ma mauvaise habitude, je viens de t’en tortiller trente mètres sur le porte-bagages avec mes rébellions de noces et banquets. Ça pisse pas haut, ça ne mène pas loin, seulement ça soulage un peu. C’t’ un comprimé d’aspirine dans la cuisance perfide du temps. Un grog pour mon rhume chronique. Un pet pour mes ballonnements. Pas très biblique, je sais. Où est l’importance ? T’es d’accord, que ça n’en comporte pas la trace d’une ? Con ou génie, gros ou maigre, Pensées de Pascal ou Almanach Vermot, c’est tout bon, tout rien, tout pour le néant. Tu balaies jusqu’à la bouche d’ombre, tu balances tout dedans : les détritus, le balai et toi pour finir. Terminé ! Au suivant ! Servez-nous une autre tournée, monsieur Paul, je suis pas pressé de rentrer : ma femme a ses règles, mon gosse ses devoirs et la télé est en panne.

Mais voilà que je repars, repars encore, toujours. J’en titube de trop avoir besoin de causer d’autre chose du temps que je te tiens, nous deux. Moi à écrire, toi à lire. Content ? Mécontent ? Je vois pas ta gueule. Mais je t’aime, tu dois me supporter. Rappelle-toi, comme on en chie, toi et moi, chacun dans notre coin de chiotte. Frères, quoi ! Que ça te plaise ou non. Caïn et Abel, peut-être ; un peu sûrement, sur les bords. Mais peut-être qu’ils s’aimaient bien, Caïn et Abel ? Peut-être que Caïn a scrafé son frelot avec tendresse ? Qui te dit que ça n’était pas un lien de plus, cet assassinat ?

Kazaldi me visionne avec une politesse teintée d’ennui. Jeannot m’a présenté : « M. de Saint Antoine ». Marrant !

La fille demande :

— Votre famille est originaire d’où ?

— De Padoue, je rate pas de répliquer, tu penses !

Elle rigole. Faut dire qu’elle s’appelle Graziella, ça incite.

On s’éloigne, Jean et moi. Puis il me laisse pour aller chambrer de nouveaux arrivants. Les prendre en charge, les convoyer : présentations, buffet. Ravi ! Ravi ! Raviiiiii ! Fume !

Me voici seul parmi la foule.

Tu sais ça que je vais faire, Albert ? Cramponner une coupe de Dom Pérignon et me placarder dans les ténèbres pour observer Kazaldi.

Je saisis donc une flûte aux flancs glacés et j’en joue. Juste comme je m’éloigne, une main se glisse sous mon bras libre : Graziella ! Déjà ! Il se gourait pas, Noubly : c’est de la pétroleuse à effraction !

— Comment trouvez-vous notre propriété, monsieur de Saint-Antoine ?

— De rêve ! réponds-je sans me mouiller.

— Ça vous plairait de la visiter ?

Sa main pressionne mon biceps. Salopiote, va !

Avant de répondre, je mate Kazaldi, pas qu’il m’échappe, le monstre. Il vient de se mettre en grappe avec d’autres personnages à l’aspect important et tous ont pris place à une table, près des palétuviers roses. Comme la soirée débute, je présume qu’il restera ici encore un bon moment.

— Volontiers, ravissante hôtesse.

L’hôtesse se donne de l’air, si j’ose cette navrance. Nous voilà partis, toujours arm on, arm under. C’est la visite des salons avec la collection d’hyperréalistes amerloques, LE Magritte tellement magrittien (chapeau melon), les quelques Paul Klee à la traîne sur les murs et le sublime Kandinsky au-dessus de la cheminée moderne.

— Depuis ma chambre, la vue du jardin, de nuit surtout lorsque nous donnons une soirée, est enchanteresse, promet-elle. Venez !

Ça y est, à l’ouvrage ! Prépare ta bite, forgeron ! Mimiss va m’interpréter la scène du viol par les corsaires.

Elle me grimpe à sa turne (où se trouve le fameux anneau)[7] et se garde de donner la lumière. La pièce n’est éclairée que par les loupiotes extérieures. Ces dernières suffisent à en faire apprécier la délicate élégance. Lit anglais à baldaquin avec des voiles blancs. Fresques peintes à cru sur les murs et représentant, me semble-t-il, des scènes du Paradis terrestre.

Elle m’entraîne jusqu’à la fenêtre cintrée comme des clopinettes. Une jalousie aux lames horizontales nous dissimule aux regards, mais on peut voir en bas avec le bénéfice de la perspective plongeante, et c’est vrai que ça fait un brin Dallas. Fête chez J.R., ce con à tronche de veau pas cuit ! De là, au moins, je peux retapisser l’assemblée. Mon pote Kazaldi est toujours attablé avec des gens qui doivent être aussi riches que lui, mais moins gros. D’ailleurs, plus mahousses, ce serait pas concevable. Tu trouverais peut-être ça dans le Guiness des records, à la rigueur, mais à la rubrique cétacés.

— N’est-ce pas merveilleux ? demande Graziella en me flattant le décolleté inférieur d’une main fuligineuse.

— On croit rêver, je lui admets-je.

— Je ne m’en lasse pas, assure la jeune donzelle.

Sa paluchette experte trouve illico la tirette de ma fermeture Eclair et la dégoupille d’un geste imperceptible de grande professionnelle. Le jour où sa vieille aura bouffé tout son blé avec des minets, elle saura sur quoi se rabattre, la belle. Le pain de fesses, elle en aura toujours des fournées en train (ou au train).

Moi, des manœuvres de ce style ne me laissent jamais insensible. Tu parles qu’il se met à caracoler de manière fringante, l’ami Chibroque. Un vrai cheval de cirque empanaché. Elle le fait sortir de son écurie et tombe à genoux devant tant de grâces si généreusement dispensées par la nature.

— Donnez-moi votre mouchoir, murmure-t-elle. C’est pour essuyer mon rouge à lèvres.

Prévoyante jeune fille. Qui entend ménager mes effets à défaut des siens. Qui me donne l’extase sans m’en laisser les inconvénients. Vaillante nymphowoman dont la sensualité ne se départ pas de cette prévoyance des bonnes ménagères. Chère femelle, emportée par la passion, mais qui veut te protéger de ses conséquences ! Combien rares sont les femmes qui pensent à leur rouge à lèvres en pareils instants ? Tant et tant n’en ont rien à cirer de composter tes fringues de la fatidique estampille rouge, façon Man Ray. Seul importe leur désir. Après ? Fume ! si je puis me permettre en l’occurrence. Aussi, que de gratitude éprouvons-nous pour les rares précautionneuses qui songent à « l’après ». Car, emportés par l’instant, nous aussi, nous nous foutons des conséquences. Rien, dans ces cas de fièvre ardente, ne nous retient. Les perspectives nous paraissent lointaines et conjurables.

Emu par la bienveillance de cette héroïque écrémeuse, je caresse sa tête presque tondue. Vue ainsi, on dirait le Grand Meaulnes. Ma bonzesse !

Elle a déjà dépouillé ses lèvres du rouge épais qui les renforçait. Et la voici, gloussante d’aise, préambulant de la menteuse en un somptueux frétillement longitudinal. Message reçu cinq sur cinq ! Bravo, la technique ! Du Fellini !

Encore quelques véroniques somptueuses ! Merci ! impériale fellatrice (ou teuse, ou comme tu voudras, ou simplement pipeuse, à la bonne franquette).

Le prélude étant enregistré, elle s’attaque à la symphonie. Belle histoire d’amour, en vérité. Jouez, hautbois, résonnez bals musettes. L’enchantement.

Moi, poli, car je sens que la mort douce ne tardera pas à me prendre, de proposer :

— Voulez-vous que nous changions de registre, sur votre lit ?

Comme sa maman lui a recommandé de ne jamais parler la bouche pleine, elle me libère un instant le chinois pour écrier :

— Oh ! non, c’est trop bon comme ça !

Qu’il en soit fait selon son désir. Je suis un homme sans parties prises !

Ma conscience professionnelle reste cependant en éveil et, malgré la magistrale félicité qui m’envahit, comme on disait puis dans les z’œuvres du dix-huitième, je continue de lorgner en direction de Kazaldi. Alerte ! Il vient de se lever et s’approche de notre hôtesse. Prend-il congé ? Si oui, je vais devoir jouer « brève rencontre » à Graziella. Mais non : la mère nourricière de Jean Noubly fait un signe d’acquiescement et désigne la maison au gros lard. Ce dernier s’y dirige de son allure de gros paquebot entrant dans la rade.

Un instant, l’idée me vient d’interrompre le solo de clarinette de ma bonzesse pour aller m’informer. Ce n’est pas la volupté qui m’y fait renoncer, mais la prudence. Surtout, ne pas faire de vagues.

Alors, poursuis ton enchanteresse manœuvre, fille de rien, fille de tout, fille d’amour ! Eh oui, comme ça ! Parfait.

Exactement ce que je n’osais espérer ! Quelle initiative opportune ! C’est cela le génie : aller à la rencontre du désir d’autrui, le précéder tout en le faisant naître !

Le brouhaha extérieur ne me permet pas de bien percevoir les bruits de la maison, pourtant il me semble entendre le cliquettement du téléphone. C’est donc un coup de grelot que l’immonde obèse est venu donner chez son hôtesse. Je concentre mes baffles.

Ça jacte en arabe dans le hall. Brièvement car Kazaldi réapparaît bientôt dans le jardin et gagne le buffet où il se fait servir une louche de caviar ; c’est sa potée auvergnate à lui.

Graziella force le rythme. Elle moule la romance de mise en train pour attaquer avec tous les cuivres « Gloire Immortelle de nos aïeux ». Que j’en ai les cannes qui parkinsonnent à toute volée, moi. Debout, c’est exquis, mais épuisant.

Je voudrais pas trop carburer. Ça fait glandu, le gazier qui jette l’éponge au premier round. Faut du savoir-vivre en amour. Manière de retarder le moment de gloire, j’use de subterfuges. Je me pose des colles (buissonnières). Je me dis : « Le traité de Westphalie, en quelle année ? » La réponse me vient presque automatiquement : « 1648 ». Bon, et il a été signé par qui, ce traité de merde, ce traité de tous les noms ? La France, certes, l’Allemagne, ça va de soi… Et puis m’semble qu’il y en avait un troisième : l’Autriche ? L’Angleterre ? Ah ! ça me revient : la Suède ! On pense jamais à eux, ces pommes ! Suédois, tu penses, c’est bien pour dire. Je les trouve en rab, ces peuples savonnettes. Juste dans les films de Bergman, ils m’intéressent un peu, et aussi à travers Borg ou Villander, sinon, je t’en fais cadeau. Je me rappelle un soir d’été qui n’en finissait pas, dans une petite ville du nord de la Suède. Je clapais de fades nourritures devant une baie vitrée donnant sur la rue principale. Et dehors y avait des groupes de jeunes, moches et blafards, qui arpentaient la strasse pendant des heures. Une rue en pente. Ils la montaient, la redescendaient. Ils se croisaient toujours au même endroit, échangeaient quelques mots comme s’ils venaient de se rencontrer pour la première fois. Ils avaient l’air de monstrueusement se faire chier ; à tel point que je n’ai pas pu m’empêcher de me demander à quoi ils servaient. Exactement en ces termes : à quoi servent-ils ? C’est grave. Y aurait fallu poser la question à Dieu, mais j’ai pas osé. Et puis, m’aurait-Il répondu ?

Après le traité de Westphalie, je m’interroge sur la fin de la guerre de Sécession, mais là je sèche. Peut-être parce que je suis à bout de résistance ! Allez : en voiture, Simone ! Tu l’as voulu, tu l’as eu ! On part !

Comment qu’elle déguste, Augustine. Les vraies nymphos sont toutes pareilles : elles te savoureraient à la cuiller si elles osaient, à la pipette, façon tastevin ! Des cas !

Bon, ensuite, merci bien, mam’zelle. Je lui laisse se refaire une beauté après lui avoir bricolé un palais, Je l’assure de l’ô combien ce fut ineffable. Et que je la recommanderai à mes amis. Que si elle craint pas de se faire sauter les gonds de la mâchoire, je connais un surdimensionné qui l’intéresserait. L’aubaine du siècle. Son zigomar retenu par la Faculté pour, après lui, être exposé dans un bocal (un grand). On déconne, quoi ! Après l’amour, l’homme n’est pas triste : il bavarde.

Et puis je redescends dans la fiesta après un regard par la fenêtre pour m’assurer que Kazaldi est toujours là.


En sortant, je me cogne à Jean Noubly qui rit large comme une tranche de pastèque.

— Alors, commissaire ?

Sa jubilation pétille comme un feu de serments.

— Jeune surdouée, conviens-je ; le gars qui l’épousera devra faire gaffe à ce que ses amis n’aient pas le SIDA.

M’est avis qu’un canapé de caviar et une nouvelle flûte de Dom Pérignon resserreraient mes écrous.

En allant au buffet, je me trouve nez à nez avec un homme en gandoura blanche et fez que je suis certain de connaître. Où l’ai-je-t-il vu, y a pas longtemps ?

Et ça m’éclate in the caberlot, comme disent les Anglais, ces cons, que s’ils font trop les mariolles, le président m’a promis de renoncer au tunnel et de reculer la Grande-Bretagne de cinquante kilomètres du continent.

L’homme que je te cause n’est autre que Karim Harien, né natif de San’A, le domestique de Kazaldi qui m’a reçu à Pantruche.

Il sourit en m’apercevant et m’adresse un signe de tête déférent. Puis gagne la table où se tient son « maître » et lui tend quelque chose. Ils échangent des mots, me regardent. Voilà, j’ai tout pigé. Tout ! Pour une raison « X », Kazaldi a tiqué sur ma personne. Un détail (le nom de Saint-Antoine, sous lequel m’a présenté mon pote, peut-être ?) l’a induit à vouloir s’assurer de ma personnalité. Il a demandé à la maîtresse de Noubly, qui est également celle de maison, la permission de téléphoner chez lui pour se faire apporter ses lunettes, ou son bandage herniaire, ou un médicament. Il a alors prié son esclave, arrivé de Paris, de rabattre au trot jusqu’ici. Et voilà ! Brûlé, l’Antonio ! C’est dur à gober mais ce sont les impedimenta du métier ! Le grain de sable cher aux auteurs de polars.

Beau joueur, je souris à Kazaldi, vais chercher mon toast de caviar, ma coupe de rouille. Puis, tranquillos, je choisis une table à l’écart pour en finir ma joie de vivre. Sur le plan voluptas, ç’aura au moins été une soirée positive.

Tandis que je mords dans les grains gluants, je vois repartir l’homme natif de San’A ; et revenir Graziella, plus pimpante que jamais. Jean qui me passe à promiscuité, me chuchote en la désignant du menton :

— La voici de nouveau en piste. Il lui en faut au moins trois par soirée !

— Elle est vorace, fais-je. Ça ne se soigne pas, ce genre de maladie ?

Il se marre.

— Sa vieille l’a emmenée chez le plus grand neurologue de New York…

— Et alors ?

— Elle l’a sucé jusqu’à la moelle !

Il s’éloigne en pouffant.

L’obscurité s’étale sur ma table. Panne de lumière ? Non, c’est M. Kazaldi qui vient s’asseoir en face de moi.

Il me contemple aimablement. Ses bajoues floconnent par-dessus le col de sa limouille de smok. Je soutiens ses châsses et ne tarde pas à leur reconnaître un certain pouvoir hypnotique. Curieux homme. Réfléchi et intense, avec d’étranges vibrations intérieures et un je ne sais quoi de vaguement pathétique qui provient probablement de son obésité. Faut être cinglé ou gravement malade pour s’abandonner ainsi à la graisse. Y a du fading dans son métabolisme, Prosper !

— Vous avez l’air d’aimer le caviar ? attaque-t-il de sa voix onctueuse.

— Moins que vous qui le mangez à la louche et sur pommes de terre, je revirgule.

— Vous connaissez mes petits caprices ?

— Et je devine les grands, monsieur Kazaldi.

Doubles sourires de cinéma. Tu sais, au saloon, le cove-bois et le forban, face à face, qui échangent des propos badins, la main à dix centimètres du Colt ? Eh bien, ça ! En plus tendu. Poil au bras !

— Je suppose que vous êtes ici pour moi ? il s’enhardit.

— Vous venez de gagner cent dirhams, plaisanté-je. Vous continuez ?

Il fait la moue.

— Je n’aime pas le jeu. C’est rare pour un Levantin, n’est-ce pas, commissaire ?

— Ou alors vous jouez carrément très gros ?

— Même pas.

Il réfléchit et laisse tomber rêveusement :

— Vous savez que nous sommes au Maroc ?

— Oui, pourquoi ?

— Parce que, ici, un policier français est un touriste comme un autre.

— Il ne manquerait plus qu’il en soit autrement !

— Il peut contempler ma maison, la survoler au besoin en hélicoptère, mais… c’est tout !

— C’est déjà beaucoup, monsieur Kazaldi.

— Peut-être… Mais c’est tout !

Son ton s’est durci, son regard est devenu livide comme l’éclat d’un sabre dans la lumière.

Machinalement, j’achève de grignoter mon toast.

— Puisque vous n’êtes pas joueur, nous pourrions mettre les cartes sur la table ? suggéré-je.

— C’est-à-dire ?

— Au Maroc comme ailleurs, un rapt est un crime monstrueux et punissable.

Il sourit.

— Vous connaissez la définition du mot « rapt », je suppose ? Dans vos fonctions c’est obligatoire et de plus vous devez être un garçon cultivé.

— Je la connais.

— Ça vous ennuierait de l’énoncer ?

Je récite :

— Un rapt est un enlèvement par violence.

Kazaldi se lève et défroisse sa veste.

— Exactement. Ne perdez jamais ça de vue, commissaire.

Il regarde sa montre en brillants.

— Je crois que je peux me permettre de me retirer ; mon temps de présence ici est suffisant. Au plaisir de vous revoir, commissaire San-Antonio.

Le paquebot tangue dans la houle des invités. Je vois Kazaldi s’approcher de la maîtresse de Machin. Baisemain.

Graziella est en converse avec un costaud dont les biscoteaux font craquer le smoking aux entournures. Ça carbure bien. Dans moins de jouge elle l’aura en bouche, le Tarzan mondain.

Je vide ma coupe et me lève. La vie est coinçante par moments, un peu couleur de bile dégueulée si tu vois ce que je veux dire ?

En passant près de Graziella, je marque un temps d’arrêt.

— A bientôt, merveilleuse hôtesse. Soyez gentille : lorsque vous aurez fini de vider les bourses de ce grand veau, dites à Mme votre mère combien j’ai passé une soirée mémorable !

Et de la route !

Plus de Kazaldi aux environs.

Je me rapatrie dans mon os de louage et fonce jusqu’à son domicile, espérant y parvenir à temps pour annuler l’opération prévue. Mais le Gros Sac a roulé fort et quand je me pointe, mon commando d’élite est déjà à pied d’œuvre.

Bois un coup, je te raconte.


Ça s’est déroulé de la façon ci-jointe. Au moment où la grosse BMW de Kazaldi a débouché de l’avenue, une voiture drivée par Slim, notre pilote d’avion-hélico-bolides-en-tout-genre, l’a emplâtrée superbe par l’avant. Béru et Alain Lambert qui se tenaient prêts à l’intérieur d’une autre tire en stationnement, ont jailli et se sont précipités à l’arrière de la BMW.

Sa Majesté appuie le canon d’un bidule de 9 mm sur l’énorme nuque du pashaderme au moment où je me pointe à mon tour, avec quelques effractions de seconde de retard.

Moi, c’est sur le siège avant, à la place passager, que je me pose.

L’instant qui suit est beau comme le Requiem de Mozart. C’est d’une félicité rare. Y a presque du recueillement dans l’habitacle de la grosse chignole.

Sur l’avenue déserte, Slim manœuvre pour ranger sa propre guinde froissée devant celle qu’il vient de télescoper, la bloquant de son pare-chocs arrière. Ensuite il descend, superbe dans son blouson de cuir noir, et allume une cigarette, comme dans la pub du cinoche, quand les cow-boys de Marlboro en grillent une dès qu’ils viennent d’entraver le bourrin sauvage qui galopait dans les montagnes Rocheuses embrasées par le couchant.

Il s’assied sur le capot, devant Kazaldi, bien montrer à ce tas de lard rance qu’il est neutralisé urbi et orbi.

Kazaldi, après un instant de panique, s’est rasséréné en m’apercevant.

— Tout ça pour en arriver à quoi, commissaire ? demande-t-il.

Certes, après notre converse chez les dames pineuses, ce coup de main tombe à plat, mais le bougre m’ayant pris de vitesse, je n’ai pas eu l’opportunité de le décommander.

Je désigne sa vaste demeure aux murs immaculés qu’éclairent des lampadaires.

— Alice Lambert se trouve ici ! assuré-je.

— Et alors ?

— Misérable ! gronde Alain en le saisissant par les cheveux, au risque de se foutre de l’huile d’olive plein les doigts.

— C’est le papa ! expliqué-je à Kazaldi.

— Je l’ai reconnu, déclare froidement celui-ci.

— Il vient récupérer sa grande fille, normal, non ?

— Non, répond le poussah.

— Quoi ! fait Lambert, le lâchant de saisissement. (si je puis m’exprimer ainsi, et je voudrais bien voir qui m’en empêcherait, merde ! Je suis chez moi, non ?)

En fait, il n’a pas prononcé « quoi », mais plutôt un monstre râlement, dans le genre de « kkkquouaaaa ».

Kazaldi, de sa voix de loukoum, murmure :

— Mlle Lambert se trouvant majeure n’est plus sous tutelle parentale. Elle a parfaitement le droit de vivre avec qui elle veut, où elle veut ! Je vous conseille, monsieur Lambert, d’aller exposer votre problème à la police de Marrakech, laquelle pourra constater que votre fille vit ici de son plein gré et en toute connaissance de cause.

— Pourquoi la police ? objecté-je. Son père ne peut-il vérifier la chose par lui-même, avec nous comme témoins ?

Kazaldi réfléchit.

— Certes. Pourtant je crains qu’une arrivée tapageuse, en pleine nuit, ne perturbe Alice.

— Je vous interdis de l’appeler Alice, bougre d’infâme porc ! tonne Alain.

Et de balancer un chtard dans la tempe de Kazaldi.

— Vous perdez votre sang-froid, soupire le Levantin. Comment voulez-vous que je l’appelle puisque tel est le nom que vous lui avez donné ? Nous comptons nous marier, je vous préviens.

Lambert reste béant, puis il saisit sa pauvre tête dans ses non moins pauvres mains.

— Vous l’entendez ? Ce monstre de foire, épouser ma petite Alice, si fine, si belle !

— Elle est merveilleuse, en effet, dit Kazaldi d’un ton noyé.

Je perçois dans sa voix un tel accent de sincérité que j’en suis frappé. Ma parole, il est amoureux pour de bon, l’obèse (moi en levrette).

La scène est tellement tendue qu’un coup d’épingle la ferait exploser.

C’est Béru qui le donne.

— Ecoute, gros tas, tes grands mots poétals et sentimentiques, j’en ai rien à branler ; on veut la gosse à m’sieur Lambert et pointe à la ligne ! Si tu raclais[8], c’s’rait tant pire pour ta sale gueule.

Kazaldi sourit.

— Vous n’allez pas me faire croire que des policiers français se comporteraient comme des malfrats en terre étrangère !

Bérurier me regarde.

— Tu crois qu’y doute pou’d’bon ?

— Il me semble bien, Béru.

— Tu crois qu’y croive qu’j’plaisante ?

— Ça m’en a l’air.

Mon pote a un grand soupir pareil à un hennissement.

— J’détesse qu’on m’croive pas, surtout quand t’est-ce j’sus sincère.

Il descend de la tire, la contourne et va ouvrir la portière de Kazaldi.

— Si m’sieur Sac-à-Merde voudrerait s’donner la peine de descend’.

Mais Kazaldi, interdit, ne bronche pas.

— Allez-y, lui conseillé-je, c’est un obstiné.

Voyant qu’il reste sans réaction, le Gravos se penche, saisit les revers du smoking blanc et ahane.

Le Levantin bascule hors de sa brouette et se retrouve les quatre fers en l’air sur le goudron de l’avenue. Bérurier attend qu’il se relève, ce que l’autre accomplit misérablement avec des mouvements grotesques de tortue de mer arthritique.

Dès lors, le papa d’Apollon-Jules démarre sa grande démonstration d’automne. Il se met en humeur d’un coup de tête dans le pif. Ça raisine. Ensuite c’est un une-deux à la face. Ça raisine. Suit un coup de tatane dans les roustons. Là, ça ne raisine pas, mais Kazaldi tombe à genoux en geignant. Béru lui shoote dans la denture. Ça reraisine et il s’ensuit en outre une pluie d’incisives. Kazaldi se couche lentement sur le sol. Alexandre-Benoît saute à pieds joints sur son énorme et flasque bedaine. Bruit du vent dans les branches de la forêt canadienne. Tel un kangourou farceur, Sa Majesté quitte le ventre pour la frime de Kazaldi.

Cette fois, plus rien. Sa victime est out.

Le Magnifique essuie ses semelles ensanglantées après le smoking qui, depuis un moment, a perdu sa blancheur Dash 3.

Slim jette sa cigarette devenue mégot et émet un sifflement admiratif.

— J’ai déjà vu arranger un mec de cette manière, mais c’était à Hambourg dans le quartier San Pauli et par des matafs chleuhs. Il a son taf, non ?

— Bougez pas, j’le requinque, annonce le Mastar. Un aut’ qu’kidnappeur, j’me permettrais pas ; s’lement des mecs comm’ lui, y a pas d’respecte humain à avoir.

Il dégage son instrument de travail de nuit, c’est-à-dire sa perforatrice à percussion, haut voltage, en use pour compisser cyniquement et abondamment la bouille effroyable du bel endormi.

Dix kilos de pression, ça réveillerait un député en séance. Kazaldi revient de sa virouze à Apple Land et ouvre la bouche pour crier. Là, il suffoque !

Dès que le jet béruréen cesse et qu’il peut retrouver l’usage de la parole, il déclare au Mastar :

— Vous êtes un homme mort !

Tu crois que ça déconcerte mon pote ?

— Plus mort que moi, tu vis ! il riposte.

Vlan ! Du tacot talc !

— Maintenant, reprend Sa Majesté, faut qu’on va récupérer la petite demoiselle ; allez, ouste ! Et si tu fais le malin, je te promets qu’tu pass’ras l’restant d’ta vie dans un tank transformé pour toi en p’tite voiture !


C’est Slim qui va tambouriner au donjon. Des domestiques se pointent. Il leur annonce que leur vénéré maître Gras-Double Ier, vient d’avoir un accident et qu’il est inanimé sur le trottoir comme un objet doté d’une âme.

On s’empresse dans la strasse. Pour tout te dire, manière d’aller jusqu’au bout de mon propos, je viens d’administrer à l’obèse une dosette de sirop de songes. J’ai toujours de petites ampoules injectables dans un compartiment de mon larfouillet. C’est moins gros qu’une recharge de Waterman et l’effet soporifique est beaucoup plus puissant.

Les larbins crient et sanglotent en voyant leur monarque sur le macadam, ensanglanté et inconscient. Lambert les rassure comme quoi il est docteur et qu’il s’agit simplement d’un traumatisme passager. Faut le coucher, le panser, tout ça. Il s’en charge.

Seulement, ce que je crains se produit : le citoyen Karim Harien, né natif de San’A (Côtes-du-Nord) finit par sortir à son tour et d’emblée (en herbe) me reconnaît. Dès lors, il se met à égosiller dans sa langue materneuse. Le seul moyen de calmer les esprits, c’est qu’on dégaine nos pétoires, Béru et moi, et que le Mammouth administre quelques taquets opportuns. L’effervescence se calme et nous pénétrons tous dans la maison.

Quatre, c’est pas de trop pour investir et contrôler le petit palais. D’autant que Lambert, malgré sa bonne volonté, n’est pas un pro. Il fait ce qu’il peut, mais ça reste brouillon. Slim serait davantage opérationnel. Je connais rien de son pedigree, cézigue, mais je suis prêt à te parier tes couilles contre un abonnement d’un an au Chasseur Français qu’il a déjà traîné sa bosse dans des coups frelatés, l’artiste. P’t’être qu’il a même fait mercenaire dans une république de la Nouvelle Afrique, va-t’en savoir ! La manière pleine de sang-froid qu’il participe. Son calme, sa rapidité d’exécution, sa vigilance.

On laisse le Gros Sac à détritus endormi dans les mains de ses esclaves, sous la surveillance d’Alain, et puis on s’agglomère Karim Harien et un autre type qui ressemble à Gandhi jeune et qui paraît doté de pouvoirs étendus dans la principauté de Kazaldi.

— Où est la petite ? je leur demande.

— Quelle petite ? aboie l’enfant de San’A.

Un uppercut de Béru lui fait traverser la pièce et il va emplâtrer une admirable table basse, marquetée « Mille et Une Nuits » qui éclate sous son poids.

Calmement, Kid Cyclone, père d’Apollon-Jules, le finit d’un coup de savate à clous dans le temporal.

Je me tourne alors vers le sosie de Gandhi :

— J’ai pas bien compris votre réponse, l’ami, où dites-vous qu’elle se trouve, la jeune Française ?

— Il n’y a pas de jeune Française ici !

Celle-là, il l’a pas vue venir. Et pourtant il aurait dû, avec ce qui précède. En deux enjambées, Alexandre-Benoît est à lui, pour lui et sur lui. Le soulève de terre d’un crochet au bouc, puis lui shoote dans les pendeloques à moelle.

Le gazier hurle à pleine voix des choses qui nous sont incompréhensibles et qui ressemblent à de l’arabe du golfe Persique déclamé par un tigre dont la queue est coincée dans l’engrenage d’un hachoir électrique.

Slim hoche la tête et sort. Félin, souple. Sûr de soi, quoi ! Je te répète que ce mec est une recrue idéale pour les coups de Trafalgar. Il paraît prendre un monstre panard à servir sous notre bannière.

— T’as encore des petites doses dormeuses ? interroge le président Bérurier en montrant les deux hommes tuméfiés.

— Une seule.

— Partage-leur-la qu’on aye la paix !


Nous voilà à draguer dans l’immense demeure. Du marbre blanc ou blond, des tapis superposés, des lustres gaufrettes, du stuc à se chier parmi, des meubles orientaux, des paravents orientables, des soieries accrochées aux murs. Moi, ça me pomperait l’air d’exister dans ce genre de crèche. J’ai pas l’hérédité propice. J’aime les baraques en sabots, celles qu’ont des poutres et où le bois craque de partout.

On se déplace comme des soldats investissant une ville, l’arme au poing, sur le qui-vive.

Une silhouette paraît et on se plaque au mur, le feu tendu, l’index chatouilleur. En général, il s’agit d’un domestique, femme ou homme, attiré par le ramdam. On lui fait signe de déguerpir, ce qu’il (ou elle) s’empresse de faire avec une bonne volonté touchante. Mais bibi lolo, dit ma pomme, le fils unique et donc préféré de Félicie, pense que ça ne va pas durer jusqu’à la Saint-Trou de Bite, notre fantasia. On s’est foutus dans une choucroute orientale pas possible, où les merguez remplacent les francforts. Il va vaser des pépins avant lurette, je pressens, si on s’attarde.

Et soudain : the miracle.

Slim !

Au tournant du couloir. Tenant par le bras, devine qui ? Oui : ELLE, t’as gagné. Elle, c’est-à-dire Alice, belle, blonde, l’air un peu lointain. Elle porte un déshabillé de soie crème à travers lequel on distingue ses formes émouvantes.

Elle se secoue en protestant.

— Mais lâchez-moi ! Vous me faites mal !

Slim la drive d’une main de fer forgé.

— Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Où est le prince ?

Le prince !

Parle-t-elle du pachyderme endormi ?

On fonce jusqu’au grand salon où Kazaldi gît toujours sur un amoncellement de coussins.

Lambert est là. En découvrant sa fille, il devient blême. Des larmes lui giclent des yeux à au moins un mètre ! Des vrais geysers ! Il balbutie :

— Oh ! Alice ! Mon enfant ! Ma petite fille !

Et il ouvre grand ses bras, et il sanglote, et il est ravagé par un bonheur quasi douloureux. Et c’est la vie qui lui revient ! C’est la lumière ! Il retrouve son sang, son âme, son essence humaine. Il s’avance vers la jeune fille. L’instant est suprême, indicible. Il fait de la musique.

On est tous étreints par son émotion. La Terre se remet à tourner dans le bon sens. On voudrait chanter, applaudir, s’embrasser, tous. On regarde avec des yeux trop petits pour contenir l’infinie grandeur du spectacle. On s’aime. On a des projets de prières, d’actions de grâce. Fascination complète.

Alors, après un instant d’immobilité, Alice s’avance, passe devant son père sans le regarder et s’abat en pleurant sur la masse ensanglantée de Kazaldi.

PAN !

L’effet est plutôt saisissant. On ne s’attendait vraiment pas à une réaction de ce genre de la part de la jeune fille kidnappée.

Moi, dans mes instants d’euphorie, quand j’imaginais les éventuelles retrouvailles d’Alice avec son père, je me jouais un grand morcif de bravoure ! C’était grandiose, émouvant et superbe comme du Shakespeare monté par Hossein. L’imagerie d’épinard ! comme dit Béru. Selon moi, tout le monde devait y aller de sa larme. On allait se gratuler, les assistants. Entonner un alléluia pas piqueté des charançons. Peut-être se sortir la queue, pour faire plus gai.

Et au lieu de la féerie escomptée, bernique ! La môme ne voit même pas son pauvre papa ravagé. Elle nous joue Phèdre à prix de faveur, penchée sur la montagne de viande pas fraîche en criant :

— Mon amour ! Mon amour !

Son amour, ce gonzier d’un quart de tonne ! Faut pas pousser ! Elle est sous hypnose ou quoi, Alice ? Il lui a fait boire un philtre magique très serré, Kazaldi, pour éveiller pareille passion rien qu’avec des brouettées de graisse pas fraîche et un regard de marchand de capotes anglaises d’occasion !

Même sous l’effet d’une potion magique, on a du mal à concevoir que cette ravissante poulette, si fraîche et pure, puisse vouer dix centimètres de passion à un tel monstre. Elle joue la Belle et la Bête, miss Lambert ! Cocteau le magicien est passé par là ! Le pouète a transformé l’ogre en prince charmant.

Alain est épouvanté, comme s’il découvrait avec une indicible horreur que sa chère petite n’était en réalité que la méchante sorcière de Blanche Neige. Il est là, bras ballants, yeux ballants, dos rond, bouche ouverte. Il croit pas à ce qu’il voit. Non, non : on lui a changé son Alice. Au pays des merguez, elle est devenue autre. N’a plus rien de commun avec ce qu’elle fut. Adieu, la jeune personne intelligente, tendre et efficace, qui faisait le bonheur de son father. Ne reste qu’une créature maudite, une émanation des enfers !

Elle palpe le monticule de viandasse abominable.

— Son cœur bat toujours ! dit-elle. Il faut appeler un docteur, vite ! L’emmener à l’hôpital ! Il faut… Mais faites quelque chose, bonté divine, au lieu de rester planté comme des statues.

Je me penche sur elle.

— Venez, mademoiselle Lambert, il est simplement endormi et aura récupéré dans quelques heures. Il a eu un léger accident de voiture et on lui a administré un puissant sédatif.

Elle me regarde sans me voir, m’écoute sans m’entendre.

— Votre papa est là, vous avez vu ? Venez avec lui, nous prendrons plus tard des nouvelles du prince.

— Jamais je ne le quitterai ! rebuffe-t-elle.

— Je vous dis que nous repasserons le voir plus tard.

— Laissez-moi !

Une colère verte, grande comme la Sibérie, et même un peu plus, tiens, ajoute le Turkestan pour faire le bon poids, m’investit.

Je la saisis par un bras, mais elle m’échappe d’une secousse.

— Ne me touchez pas !

— Dommage que t’ayes plus de dosette, soupire Béru ; tu veux qu’j’y remplace ça d’un mignon taquet pour jeune fille à la pointe de la galoche ?

Je hoche la tête. Je ne vois pas d’autres solutions dans l’immédiat, en effet car il faut que nous évacuions les lieux dare-dare, sinon on va plonger dans la grosse mitoune avant peu. Tu parles que notre opéra bouffe a dû déclencher le méchant dispositif d’alerte dans le repaire de ce Gros Vilain.

Mais le soporifique manuel, c’est bibi qui l’administre, tout comme l’autre, car le Mammouth ne sent pas sa force (bien qu’elle pue comme le reste de sa personne) et il serait capable de lui provoquer une décollation, Alice.

Je me fabrique un joli poing en acier trempé, voire même en iridium (masse atomique 192,22, pour tout te dire). Je l’approche du menton d’Alice, puis l’en recule, comme le rugbyman s’écarte du ballon avant de le frapper.

Pan !

Très sec. Pas méchant, mais dur. Je vois chavirer son regard. Je la retiens de ma main libre. Slim s’est précipité pour la cueillir dans ses bras vigoureux.

— Allez, on se casse ! dis-je.

Lambert tend la main à Béru.

— Prêtez-moi votre arme, je veux tuer cet homme !

Le Gravos m’interroge du regard.

— Non, Alain ! fais-je fermement, la vengeance ce sera pour plus tard, et autrement. Venez !


Slim va déposer la petite à l’arrière de leur tire, Lambert se met près d’elle. Ensuite, notre pilote hors ligne s’installe au volant.

— Programme ? il demande.

— L’aéroport, décollage immédiat ! Alain, tu n’as pas oublié le passeport d’Alice avant de partir, comme je te l’avais demandé ?

— Je l’ai.

— Parfait, il ne faut pas perdre un instant.

Un cri forcené éclate dans la nuit tiède. Je me retourne. Bérurier se tient près de son auto de louage. Il émet une seconde clameur, encore plus stridente, plus terrifique que la première. C’est le contre-ut de la Callas enrobé de la plainte de l’auroch avec, sous-jacent, l’appel du diplodocus en rut. Il se tourne vers moi. Saisissant ! Il vient de perdre ses couleurs et cinquante kilos d’un coup.

— Apollon-Jules ! il me lance. On m’a volé Apollon-Jules !

J’incrédulise :

— Tu es sûr ?

— Comme il bieurlait sauvage à l’hôtel, j’l’avais pris av’c nous et y l’avait fini par s’endormir su’la blanquette arrière. Y n’y est plus ! On m’la kidnappingé !

Sa voix du sang lance dans le ciel de velours de la nuit marocaine :

— J’les but’rai tous !

Moi, ça phosphore à des fréquences d’ordinateur géant sous ma coiffe.

— Y a un problo dis-je à Slim et Lambert. Rentrez d’urgence à Paris, collez la petite dans une clinique surchoix et attendez de mes nouvelles.

Slim fait la moue.

— C’est pas la joie de vous larguer dans une pareille béchamel, les gars ! déplore-t-il.

Non. Et c’est pas la joie d’y rester. Mais quoi, hein ? quoi ? Leur tire cabossée s’éloigne. Je suis du regard ses feux rouges dans l’avenue déserte.


T’avoueras, Eloi, que le sort est sinistrement cocasse. On récupère Alice de haute lutte, et pendant ce temps, des mecs s’emparent du chiare d’Alexandre-Benoît ! Mais on est donc maudits, merde !

Faut dire que, comme papa gâteau, on fait mieux que le Mastar. Quand il n’assomme pas son bébé à coup de gnole, il l’abandonne à l’arrière d’une bagnole pendant qu’il part en croisade contre les infidèles !

Je réfléchis, prendre les mesures du drame. Tandis qu’on guerroyait chez Kazaldi, le mouflet se sera réveillé et se sera mis à brailler. Des passants l’auront pris, l’estimant abandonné. Si ça se trouve, il est en train de se faire du lard dans une crèche des alentours, Apollon-Jules.

Mais Béru fonce sur la maison que nous venons de quitter et martyrise la lourde du poing et des pieds.

— Ouvrez ! Ouvrez immédiatement tout d’sute ou j’fous l’feu à vot’masure.

Comme le disait cette célèbre romancière dont j’ai oublié le nom, l’œuvre, et jusqu’à son numéro de téléphone : « Seul le silence lui répond ». Ils se sont barricadés méchamment là-dedans. Pas la peine de vouloir les intimider, ni essayer de se faire passer pour des colporteurs vendant de la poudre à chasser les éléphants roses de leur jardin.

— Arrête, Béru. Qui te dit que ce sont eux les auteurs de l’enlèvement ?

— Eh, dis, y z’ont déjà prouvé ce dont quoi y sont capab’ !

— Réfléchis : Kazaldi était évanoui, il n’a pu donner un ordre dans ce sens. Et on faisait leur fête à ses sbires ! Et puis comment auraient-ils pu savoir que tu trimbalais ton chiare avec toi ?

Il branle son pauvre chef accablé.

— Y sont tout un trèp’ dans c’te cambuse, Sana, suppose qu’en aurait un qui s’rait sorti pendant qu’on f’sait l’ménage chez ce porque ? Mon môme chiale, il l’avise et entrevoit l’aubaine… Non, non, faut qu’j’susse.

Il marche délibérément à la lourde et défouraille dans la serrure à trois reprises.

Ce qui réussit toujours à Bérurier, c’est sa certitude heureuse. Ses pires audaces, ses coups de tête les plus risqués se trouvent comme justifiés par sa parfaite sérénité. L’homme armé d’un mobile auquel il croit est invulnérable parce qu’il a son droit pour lui. Avoir « son droit » est beaucoup mieux que d’avoir celui des autres, crois-moi.

D’un grand coup de saton, il achève de déponner et nous rentrons dans la demeure de Kazaldi. En trombe, en force, revolver au poing pour ne pas changer. On est montés sur boucle, décidément ! Les occupants du petit palais doivent se dire qu’ils ont déjà vu le film, et que bon, ça va bien, si on leur passait un Mickey, maintenant, pour changer ?

Le Gros écume. Il est grandiose dans sa fureur de père blessé. C’est un typhon qui balaie la vaste maison. Il pousse de rares clamances d’animal préhistorique. Il débarque du tertiaire, le Mastar ! Droite ligne ! Il cogne tout le monde, au hasard, au jugé, soucieux d’oublier personne. Son môme ! Qu’on lui rende son môme ! Y croivent quoi, ces fumiers ? Ah ! non, pas à lui ! Le régime pigeon, c’est pas son blaud, le Dodu. Qu’on ravisse les chiares des autres, c’est de bonne guerre, mais pas LE sien, à lui, frais sorti de ses énormes couilles ! Il insurge ! Le monde n’est pas assez grand pour qu’on lui joue un tour pareil en espérant s’en sortir vivant. Notre galaxie aussi est trop étroite. Y a pas de refuge envisageable pour le mec qui lui a fait ce galoup.

Il coince les uns, les autres, leur fait éclater le pif, cracher des dents. Leur poche les lampions, leur décolle les étiquettes. Leur perce le burnous tellement qu’il leur plante fort le canon de son arme dans le bidon.

Ça dure une plombe complète, le sac de la maison Kazaldi. Qu’ensuite y a plus personne de valide, plus un meuble entier, plus un tapis qui ne soit percé, plus une tapisserie qui ne soit persane et en lambeaux, plus un mur blanc qui reste immaculé. Y a du sang, des cheveux, des ratiches un peu partout. Mais ce carnage atroce ne solutionne pas le cruel problème : Apollon-Jules demeure introuvable. Personne n’est au courant de son existence.

Epuisé, Sa Majesté s’abat tout à coup sur une pile de coussins et se met à hurler de malheur.

Je lui tapote le dos.

— Allons, viens, Alexandre-Benoît, nous devons le chercher ailleurs.

Il se redresse, les yeux bouffis, la morve longue de quarante centimètres et la bave de cinquante.

— Hein, quoi-ce ?

— Tu vois bien que ceux d’ici n’ont pas pris ton môme, gars. On va aviser, voir autre part…

— Si qu’on préviendrait la police d’ici ?

Curieux comme, tout soudain, il est devenu simple quidam dans l’infortune, le géant de la dérouille, comme il se fait humble citoyen placé sous la protection des autorités compétentes.

Le hic, si nous allons porter plainte chez nos confrères, c’est qu’il va falloir leur dire où se trouvait l’auto où se trouvait le bébé et où nous nous trouvions nous-mêmes pendant qu’on l’enlevait. Ils vont venir enquêter ici et, dès lors, apprenant nos exploits, renverseront la situasse et nous embastilleront. Surtout que je lui pressens le bras long, Kazaldi. Il est fort probable qu’il rameutera la garde après s’être réveillé et avoir découvert sa demeure saccagée. Ça nous pend au pif comme la morve du Ventru.

— Prends ta tire et suis-moi jusqu’à l’hôtel ! dis-je à l’épave.

Elle m’obéit mornement.

Tout en drivant ma calèche, j’essaie d’imaginer ce qu’il est advenu du poupard. Bon, il braillait. Un passant l’entend, l’avise…

C’est un fils d’étranger, de roumi, dans une bagnole. Y a de l’auber à affurer. La tentation est trop forte, il fait nuit, l’avenue est déserte… A moins qu’il ne s’agisse d’un fanatique désireux d’immoler l’enfant d’un infidèle ?

J’en frissonne. Pauvre petit Apollon-Jules ! Pas de chance de tomber sur des parents comme les Bérurier, avec une mère qui vous moule pour aller se faire troncher à Montbéliard, et un papa qui vous soûle et vous brinquebale aux quatre coins du monde, allant jusqu’à vous abandonner sur la banquette d’une auto non fermée ! Si on parvient à le récupérer, je demanderai à ses géniteurs de nous le confier, et Félicie l’élèvera dans les règles, ce gentil monstre. Elle adore faire l’élevage des humains, m’man. C’est une vocation chez cette sainte femme.

Parvenu à l’hôtel, mon pote demande :

— On va à la Rousse, hein ?

— Pas ce soir, Gros. On tombera sur un poulet de nuit ahuri, qui pigera ballepeau à ce que nous lui raconterons. Demain, on prendra les choses de haut ! On lancera le…

Il insurge (s’).

— Tu voudrais pas que je vais me pieuter en ayant paumé mon chiare, mec !

— Tu dois prendre des forces ! Et moi aussi. Nous en aurons besoin demain.

Démantelé, il se résigne.

Je viens de faire une monstre connerie ; mais ces choses-là, c’est seulement par la suite que tu t’en aperçois.


Le ronfleur du téléphone retentit. En fond sonore, je perçois un ramage d’oiseau. Ça gazouille outrageusement dans les jardins de la Mamounia.

Le bigophe insiste. Je m’arrache des vapes tant mal que bien. Je me dis : « Un chacal, des shakos ». Et puis, l’Himalaya en caleçon de bain me tombe sur la théière : Apollon-Jules !

Misère ! Horreur ! La réalité en cendres ! Pouâh !

Je tâtonne pour dégoupiller la grenade du téléphone.

La voix anonyme d’une standardiste m’annonce :

— On vous appelle de l’étranger, monsieur.

— Merci, que j’réponds.

Branchement. Une voix douce, sucrée, un brin zozotante m’investit la trompe droite.

— Commissaire ?

— Lui-même.

— Kazaldi.

Poum !

— Je ne reconnaissais pas votre voix, je dis-je.

— Parce que j’ai le nez cassé et la bouche fendue, probablement.

— Oui, c’est sûrement pour ça, conviens-je. On m’annonçait un appel de l’étranger ; où êtes-vous donc ?

— Marbella, Espagne.

Je me sens un peu mieux. S’il a traversé le détroit de Gibraltar, c’est qu’il renonce à porter plainte contre nous.

— Vous vous déplacez rapidement pour un type qui pèse deux tonnes.

Un silence, sa respiration oppressée d’obèse me file une bourrasque dans la portugaise. C’est pénible comme le bruit d’un appareil rendant compte du comportement cardiaque d’un malade dans le coma.

— Vous avez des méthodes assez singulières, pour un policier, reprend Kazaldi.

— Les vôtres le sont davantage encore pour un homme d’affaires.

— Cependant, passe outre mon interlocuteur (je dis « passe outre et non outrepasse »), il y a des lacunes dans votre formation policière.

— C’est possible.

— Non, c’est certain. Cette nuit, le bébé de votre compagnon a disparu devant ma maison. Vous vous êtes alors précipités comme deux sauvages chez moi pour molester tout le monde et ruiner mon intérieur. En revenant à moi, j’ai cru avoir été victime d’un séisme.

— Un père dont on a kidnappé l’enfant est capable de tout !

— Vous vous êtes montrés bien impulsifs en venant chez moi chercher ce marmot.

— On ne prête qu’aux riches, monsieur Kazaldi.

— Il suffisait d’aller au poste de police le plus proche.

Là, je renâcle.

— Expliquez-vous !

— L’enfant hurlait dans la voiture. Des policiers qui faisaient leur ronde l’ont entendu. Comme ma voiture défoncée se trouvait près de l’autre, ils ont pensé qu’à la suite d’un accident on avait évacué les blessés en abandonnant l’enfant par mégarde ; alors ils l’ont pris et conduit à la maternité.

Je respire. Dieu soit loué ! Et moi, triple con, qui ai refusé à Béru d’aller chez nos collègues marocains ! Là se trouvait la clé du problème. Donc, tout est bien qui finit bien.

— Merci du renseignement, monsieur Kazaldi, et pardon pour… pour le dérangement qu’on vous a causé cette nuit.

— Vous appelez cela du « dérangement » ?

Il a un rire légèrement sarcastique sur les bords et le pourtour.

Puis il reprend :

— Pensez-vous, monsieur le commissaire, que je vous appelle simplement pour vous informer de cette chose ?

— Une grosse carcasse peut cacher une grande âme, laissé-je tomber.

— Des personnes « à moi » sont allées récupérer le bébé à la maternité.

Un froid hideux me dévale dans les jambes. J’ai des bottes de glace, et elles sont pas à ma pointure.

— Les responsables de l’établissement le leur ont remis sans autres formalités ?

— Oui, car elles étaient accompagnées d’un faux policier.

— Vous êtes un technicien du rapt, si je comprends bien ?

— J’atteins toujours les objectifs que je me suis fixés.

— Quel est celui du moment ?

— Je veux avoir une entrevue avec Lambert, sa fille et vous.

— Dans quel but ?

— Vous le verrez bien. Cette rencontre ne devra pas avoir lieu en France, mais en terrain neutre, et je vous propose l’Espagne puisque je m’y trouve. A l’issue de celle-ci, vous récupérerez l’abominable enfant de votre non moins abominable ami.

— Alice Lambert ne peut se déplacer, elle est dans une maison de repos.

— Dont elle n’a nul besoin car elle se porte bien et ne demande qu’à être heureuse avec moi.

Je m’étrangle.

— Heureuse avec vous ! Non mais, dites donc, Kazaldi, avez-vous eu la curiosité de vous regarder dans une glace ?

— Hélas oui, et Alice aussi m’a regardé, cela ne l’a pas empêchée de répondre à mon amour. Désormais, elle et moi, c’est pour toujours, commissaire. Pour toujours !

— Vous lui avez fait avaler quelque saloperie qui agit sur son psychisme !

— Un philtre d’amour ? plaisante Kazaldi. Vous vous croyez dans un conte oriental ! Pensez-vous vraiment que mon poids neutralise mon charme ?

— Albert Cohen affirmait que deux incisives manquantes pouvaient détruire une passion, dis-je.

— Peut-être, mais cinquante kilos de surcharge pondérale ne nuisent pas fatalement à son développement. Les femmes sont sublimes, mon cher, car avec elles, il n’existe jamais de critère : tout est possible.

— Bon, ça c’est la partie philosophique de notre entretien, tranché-je, passons au côté pratique : vous détenez l’enfant de mon ami et le garderez jusqu’à l’obtention du rendez-vous en question, si j’ai bien compris ?

— Voilà la situation admirablement résumée.

— Vous savez que je suis assermenté et que vous allez bien vite vous retrouver avec toutes les polices d’Europe à votre gros cul ? De plus, mon collègue Bérurier est un fauve. Si vous ne lui rendez pas son chiare immédiatement il vous tuera.

— Un homme prévenu en vaut deux ! riposte Kazaldi.

Son rire douceâtre retentit.

— Vous venez de me prouver que les moyens extra-légaux ne vous font pas peur, monsieur San-Antonio. Alors, jouons cartes sur table au lieu de finasser. Je me sers de la monnaie d’échange dont je dispose. Et surtout n’essayez pas de récupérer le gosse : il est en lieu sûr ; de plus, ne mêlez pas vos confrères marocains ou espagnols à cette douloureuse affaire, ils ne feraient que la compliquer. Vous avez de quoi écrire ? Alors, voici mon téléphone ici.

Ce culot ! Cette maîtrise ! Cet aplomb ! Comme un glandu, je note sous sa dictée.

— C’est fait ?

— C’est fait.

— Ne tardez pas trop, j’ai hâte que nous en ayons terminé.

Non mais, il me commande, ce bloc de saindoux ! Me prend pour son cireur de lattes !

On est terribles, les hommes. C’est fou comme il nous vient des bouffées meurtrières par instants. Et chaque fois, c’est commandé par l’orgueil exacerbé, tu remarqueras. On se prend pour quelqu’un.

Et peut-être qu’on l’est, après tout ?

ET RRRAN !

Pas commode, la Bérurière. Faut la voir égosiller. Et l’entendre, donc ! Une marchande de poissons à la criée ! Violine, les peignes et les barrettes tremblotants au bout des mèches défaites, elle en casse des paquets, l’Ogresse. Comme quoi c’est un monde de ne pas pouvoir tourner le dos cinq minutes sans que son gros con moule le domicile conjugal ! Et qu’il a emporté le bébé, en suce ! Et où est-il été, je vous demande, Santonio ? Répondez-moi franchement si vous oseriez ! Soiliez un homme, dites-moi tout ! Il s’est taillé av’c une gourgandine, n’est-ce pas ? Une roulure pêchée dans un bistrot d’nuit ! Qui sait : en compagnie d’une vraie pute, p’t’êt’ ? La voie libre, lui il fonce par la brèche ! Il aurait laissé le mouflet à la concierge, soite, bon vent ! Qu’il aille se faire reluire ailleurs, le porc. Mais c’vice d’embarquer Apollon-Jules avec sa pétasse ! Que si ça se trouve, y le lui donne à langer, entre deux coups de bite, tel qu’j’l’connais ! V’v’lez-t-il parier, Tantonio ? Ce pauv’ bébé qu’ouv’ ses châsses innocentes sur les pires z’hideurs, elle voit ça d’ici ! Son père en train d’se faire turluter le braque pendant qu’il s’enquille son biberon, l’pauvret. Et quand elle cause du biberon, ell’ le connaît, Alexandre-Benoît : prêt à l’arracher de la bouche au bébé pour l’finir, l’monstre ! Goinfre au point qu’vous savez, Santonio !

Je tente de la calmer, mais y a pas mèchouille d’en caser une broque ! Trop sur orbite, la Baleine ! Une vachasse projetée dans le cosmos, ça suit sa trajectoire, inexorablement.

Elle en est au divorce avec garde de l’enfant, lorsque la porte de mon burlingue s’ouvre et que dame Pinaud paraît, remontée à outrance, elle aussi. Tout comme Berthy, elle vient me réclamer des comptes à propos de son homme qui n’a toujours pas reparu depuis le baptême.

— Vous me cachez quelque chose, commissaire ! Et moi je meurs toute seule pendant ce temps. Mon emphysème m’a reprise et je ne peux plus respirer. Sans parler de mon eczéma. Regardez mes avant-bras, par curiosité ! De surcroît, je suis en pleine occlusion intestinale. Du sérieux ! L’Inolaxine ne me fait plus rien ! Pas davantage le Pursernid ! J’ai tout essayé : le yaourt, les pruneaux ! Il n’y a plus que l’huile de ricin ! Et encore, je suis obligée de me finir à la main quand je vais aux toilettes, si vous souhaitez des détails !

— Ça ne doit pas être triste, commets-je.

Elle s’arrête de grincer, girouette rouillée tournoyant dans le vent de sa rage.

— Ah ça, vous gaussez-vous de moi, commissaire ?

Je me lève, exténué par l’assaut des deux mégères aux styles différents mais tout aussi pernicieux l’un que l’autre.

— Mes gentilles amies, leur fais-je, permettez-moi de vous confier le fond de ma pensée la plus intime : vous me faites chier avec vos bonshommes ! Y a longtemps qu’ils auraient dû se barrer, l’un et l’autre.

Leurs réactions sont, là aussi, divergentes. La Pinaude porte les deux mains à son thorax comme pour une crise d’angine de poitrine et balbutie : « O Seigneur tout-puissant, je Te l’offre ! » Tandis que la Bérurière, elle, met ses poings de toucheur de bœufs sur ses hanches viragotes.

— Dites, Antoine, prenez-le pas su’ c’ton, hein ! Parce que si c’est la merde qu’vous cherchez, av’c moi vous allez en avoir.

La Pinaude se retire comme la mer sur le sable. Dès lors, je fonce sur la Grosse.

— Dites-moi, Berthe, en ce qui concerne la disparition de Pinaud, vous avez peut-être un témoignage intéressant à apporter, non ? Car il se trouvait seul avec vous dans l’auto lorsque Béru et moi sommes venus ici. Or il n’y était plus à notre retour.

Le visage mafflu s’empreint d’une ruse maquignonne.

— Avouez-moi où est-ce que sont « mes hommes » et j’vous causerai du père Pinuche.

« Ses hommes ». Le voilà promu homme, par sa maternelle, l’infortuné Apollon-Jules. Où est-il, ce chérubin de triperie ? Je donnerais beaucoup pour le savoir. Quand, hier matin à Marrakech, j’ai fait part au Gros du marché de Kazaldi, il est devenu pâle, oui : vraiment pâle, d’un blanc livide tirant sur le violet foncé. Et il a murmuré d’une voix outre-tombale :

« — Et qu’est-ce tu comptes-t-il faire ? »

« — Décider Lambert et sa fille à se rendre au rendez-vous afin que nous récupérions ton enfant bien-aimé. »

« — Et si ce gros dégueulasse nous bite ? »

« — Pourquoi nous biterait-il ? Que veux-tu qu’il fasse d’Apollon-Jules ? »

« — Et tu croives qu’le Lambert qui vient d’récupérer sa gosseline, va la rapporter à Sac-à-Merde ? »

« — Je ne vois pas d’autre alternative, Gros. »

Son regard est devenu flamboyant comme dans la lumière la gelée de groseille.

« — Ah ! tu voyes pas d’autre alternateur ? Ben moi si ! Si tu voudrais avoir la bonté de m’attriquer un peu de flouze pour mes déplaceries, je jouererais ma partie en solo, ce qui n’en s’ra que mieux ! Chacun sa gagne. Toi, tu prends l’ch’min des aiguilles, moi çui des épingles. »

Je lui ai remis une liasse de talbins et il est parti, sans un mot, d’une démarche presque militaire. On eût dit qu’il venait de signer la capitulation allemande dans le wagon de Rethondes.


Après cette évocation éclair de la scène de la Mamounia, mon regard se concentre sur Berthe.

— Vos hommes, ils sont au Maroc, Berthy. Invités par un riche homme d’affaires du golfe Persique auquel nous avons rendu quelques menus services.

— Au Maroc ! tonne la Baleine. Au Maroc tandis qu’j’m’échinais à aider c’pauv’Alfred, à Montbéliard ! Alors là, il y a une pointe d’abus ! Au Maroc ! av’c not’enfant délicat, dont j’parie qu’il lui fait bouffer du couscous au lieu de Blédine, tel qu’j’le connais, Alexandre-Benoît ! C’est criminel, si vous voudrez qu’j’vous dise.

— Maintenant, parlez-moi de Pinaud !

Elle se calme. Un sourire indéfinissable lui vient.

— Ça restera ent’ nous, Antoine ?

— Vous le savez bien.

— Alors, figurez-vous qu’l’aut’ nuit, quand v’s’êtes venu ici av’c mes hommes, me laissant seulette dans la bagnole en compagnie de Pinuche, l’vieux s’est réveillé en cerceau. Etait-ce-t-il un effet de l’alcool ? toujours est-ce qu’il triquait comme un loup, l’Ancêtre. Il en r’venait pas d’une chopine pareille, et moi non plus. Ça f’sait trente-deux ans qui n’lui était pas poussé une telle aubergine sous l’bide ! Ça y f’sait gicler ses boutons d’braguette. L’événement, quoi ! Il en chialait d’émerveillance, César. Y m’disait : « Mais je vais en faire quoi, Berthe ? On ne peut pas laisser perdre une érection aussi folle ! » Et franch’ment, Antoine, on n’pouvait pas. C’tait ses feux d’la Saint-Jean, cet homme. Son champ du Cygne ! L’abandonner av’c un pareil monument classé, ce fût été inhumain. Une insulte à la nature. J’sais pas si vous imaginez, un mandrin comme ça, mon cher Sana ? Or, vous l’savez, polisson tel que je vous connais : juste au coin d’la rue, y a l’Hôtel de Prague et du Printemps Réunis. On y a foncé. Qui m’aurait dit qu’un jour j’eusse épongé l’Ancêtre, j’me serais marrée ! Mais dans c’cas, c’tait comme qui dirait d’l’insistance à personne en danger. N’importe qui à ma place : la comtesse de Paris, Mme Thatcher, Mme Reagan en auraient fait autant. Et puis, je tiens à vous l’rappeler : Pinaud, c’est l’parrain d’mon enfant, ce qui crée des obligations. En deux coups les gros, il me grimpait, le Vieux Fossile. Et v’savez qu’il est encore nerveux du coup de reins, l’animal ! Un vrai saint-cyrien ! Il m’a brossée en levrette, Antoine. Ç’a été mené rond’ment ! Qu’à peine fini, poum ! y s’est écroulé su’l’flanc, le beau mâle ! Qu’alors il s’est mis à ressembler juste à c’qu’il est en réalité : un petit vieux pas propr’, tout flapi. Y v’nait d’jeter sa gourmette pour la dernière fois ! Toutes ses forces bien ultimes. J’ai senti qu’c’était sa r’présentation d’adieu ! Son testament, une pareille troussée d’Cosaque, Antoine. Doré de l’avant, y n’aura plus qu’un p’tit escargot r’croquevillé dans son bénouze, le César. Oh ! y s’en souviendra, Pépère de sa dernière ramonée : av’c moi et pou’l’baptême d’Apollon-Jules ! Sa grande découillée d’automne, qu’après laquelle, il pouvait s’enfoncer dans l’hiver. Y l’avait tiré son feu d’artifice. La manière dont il en écrasait, fallait pas songer à l’réveiller. J’vous parille qu’y pionce encore ! C’tait de la dorme en bronze. D’ailleurs, j’ai prévenu à l’hôtel qu’on devait l’laisser roupiller jusqu’à société. Si vous s’riez t’inquiet, allez voir, mais s’lon moi, il dort toujours. Et après une bitée d’ce calibre, ça peut durer encore des jours. Il est en hivernance, vous comprenez-t-il, Antoine ? Comme les marmottes, j’saurais pas mieux dire. Faudra p’t’êt’attend’ les beaux jours pour qu’y rouv’ les châsses, César. Mais, tout ça, j’pouvais pas en faire état d’vant sa femme. C’t’une personne trop rigide, trop liquoriste sur les principes ; le cul pincé, l’esprit étroit, et qui pig’ra jamais rien à la vie.

Ainsi parla Berthe Bérurier.


Mikaël, le valet-chauffeur des Lambert, vient m’ouvrir. Saboulé esclave, gourmé, l’œil rigoureux.

Je l’amadoue d’un sourire connivent.

— Ça boume, Mikaël ?

Il a une moue guindée et me drive à la salle à manger. Lambert est seul à table. Il déguste une bisque d’écrevisse Liebig enrichie de crème fraîche et de petits croûtons grillés. Une bouteille de bordeaux, débouchée mais pleine, lui tient lieu de vis-à-vis. Je le trouve plus triste que jamais.

— Eh ben, dis voir, ça n’a pas l’air d’être le pied ? fais-je en m’asseyant familièrement à sa table.

Il hoche la tête.

— Tu dînes avec moi ?

— Volontiers.

La grosse Tania qui croise dans la pièce apporte sans mot dire du matériel à croque.

— Et la petite ? questionné-je.

— Je l’avais conduite dans une clinique, en arrivant, mais elle n’a pas voulu y rester.

— Où est-elle ?

Il désigne le plafond.

— Dans sa chambre.

Il a la gorge vachement serrée, Alain. Bisque bisque (de homard) rage ! Même les aliments liquides renâclent dans sa pauvre gargante coincée.

— Ça ne va pas ?

— Elle est prostrée, en pleine déprime. Elle ne parle que pour réclamer l’immonde type ! Seigneur, quelle malédiction nous frappe ! Mais qu’a-t-il pu lui faire pour qu’elle soit à ce point envoûtée ?

Je me sers une louche de potage. Quelques croûtons… Lambert a le bon réflexe : il me verse un godet de Château l’Angélus (si cher à mon camarade Millet).

— Elle va tomber malade si ça continue, ou bien faire une bêtise.

— J’ai une propose à te faire.

Et je lui raconte le coup de chantage de Kazaldi.

— Cet être ne mérite pas de vivre, assure-t-il. Allons le voir, Antoine, et quand il aura rendu l’enfant de Bérurier je le tuerai.

Bon, laissons-le rêver. Il n’oublie qu’une chose, mon pote Lambert : on ne tue pas les gens « comme ça ». Il ne suffit pas de les haïr pour leur ôter le goût du pain. Y a tout un mécanisme à la base. Toute une philosophie à s’ingurgiter.

Derrière la bisque, vient un rôti de veau des plus bourgeois, accompagné de légumes printaniers. Puis un brie large comme le cul de la reine d’Angleterre. Et une salade de fruits qui devaient commencer à fatiguer dans leur corbeille et qu’on a ravigotés au marasquin.

Lambert bouffe sans trop savoir. Merde ! A quoi sert qu’on lui ait récupéré sa grande fillasse s’il continue à traîner cette frime navrée ?

Au moment où on passe au salon pour le caoua, je murmure :

— Tu me permets de rendre une petite visite à Alice ?

Geste fataliste du père. Je grimpe au premier et vais frapper à la porte de la jeune fille.

M’a-t-elle dit d’entrer ? C’est pas certain ; en tout cas, je n’ai rien entendu. Je pénètre dans sa piaule pourtant si pimpante. Alice est allongée sur son lit, dans une robe de chambre de soie blanche à col saumon. Sa mine fait peur et ses yeux regardent je ne sais quoi à travers les murs.

La démarche floue, je me pointe jusqu’à son lit.

— Bonsoir, Alice.

Elle a un mouvement de recul en me reconnaissant. Ne suis-je pas celui qui l’a arrachée à son grand amour ?

— Ecoutez, petite, demain, on va aller discuter le coup avec votre Roméo de deux cent cinquante livres, d’accord ?

Elle pose sur moi son regard intelligent, mais comme égaré.

— Vous me mentez !

— Parole que non. Il nous attend en Andalousie. Cela dit, j’aimerais que vous me racontiez ce qui s’est passé à partir de votre enlèvement.

Elle rebiffe.

— Je n’ai rien à vous dire. Je veux vivre avec lui. L’épouser, un point c’est tout.

Chapeau pour Kazaldi ! Il s’est livré à un sacré boulot. Elle est totalement ensuquée, la gosse. Docile comme un médium en transe. J’aimerais connaître sa méthode, à Bibendum. Des fois qu’un jour je banderais pour une frangine réticente sur qui — chose au demeurant impensable — mon charme resterait inopérationnel.

Elle ajoute :

— Je suis majeure et j’ai le droit de disposer de moi-même.

— Pensez à votre père…

— Mon amour pour « le prince » ne retire rien à celui que je porte à mon père !

Le prince !

Ce que je voudrais le démolir à coups de talon, ce prince pour abattoir.

Comprenant qu’elle est braquée, plein d’un infini mépris, je m’écrie :

— Alors, prépare ta valise, connasse ! Puisque tu raffoles du cochon, tu vas en avoir !

VRRROAOUMMMMMM !

Avant de te poser à Malaga, tu survoles la sierra pelée que sillonnent des routes en lacets de brodequins et dans les creux de laquelle se nichent d’adorables petits lacs bleus. On distingue des maisonnettes blanches, par-ci et également par-là, pour pas faire de jaloux. Mais d’hommes ou d’animaux, point ! La solitude brûlée s’étale à perte d’ovule jusqu’à la mer.

Le zinc va virer au large et se la radine vers l’aéroport où il se pose doucettement. Je passe chez Avis prendre livraison de la guinde que j’ai louée par tubophone : une grande Mercedes vert Nil. En route pour Marbella !

C’est joyeux comme un enterrement. Personne ne parle. On dirait franchement qu’on suit un corbillard.

Il fait un temps à tout caser. La route sent l’huile brûlée.

Je branche la radio, pour dire de meubler l’angoisse. Olé ! Olé ! Un air de fandango nous fouette l’inertie. On a l’accablement qui remue un peu, lézards réveillés par un bruissement. J’exprime avec poésie car telle est ma nature véritable et profonde. Bien sûr, connaissant ton aversion pour le beau, je tente de lutter contre ce lyrisme somptueux, mais de temps à autre ça m’échappe comme à toi le pet consécutif au cassoulet. Veuille donc me le pardonner, lecteur ami, fidèle compagnon des bons et des très bons jours. Dans la voie d’abnégation que j’ai choisie, le talent constitue une incongruité, je sais. J’essaie de me la faire pardonner. Attends, tiens, tout de suite un acompte, pour te prouver ma bonne volonté poil au nez et un aperçu poil au cul du désir de te combler qui m’habite poil à la bite. Ça va ?

Je poursuis donc.

Ma route, d’abord (et elle m’amène à Marbella, via Fuente Girola).

Mon récit, ensuite (et où il me conduira, lui, ça alors tu m’en demandes trop).


Le Sac-à-Merde m’a déclaré qu’il habitait dans le quartier de Marbella Hill, lequel est dûment balisé par panneaux. Sa villa se nomme Hurricane Bird. Nous voici partis dans des petites routes défoncées encombrées de conteneurs à poubelles. Et tout à coup, à un carrefour mal praticable, une chignole rouge me frôle l’aile avant, au point d’arracher mon rétroviseur extérieur.

Une bordée d’injures françaises déferle aussitôt en provenance dudit véhicule :

— Va donc, tête de con, merde en branche, fleur de fesses, jus de couilles, nénuphar de pissotière, tronche de bite, cul de guenon, balai de chiottes, espingouin de mes deux, furoncle trop mûr !

La voix ! The voice !

Je stoppe au mitan de la route chaotique. Oui, c’est bien le Gravos au volant d’une 205 pour pompiers. Je sors de ma guinde, lui de la sienne, que déjà il retrousse sa manche droite pour les « constatations d’usage ».

Me reconnaissant, il laisse retomber le beau poing en ordre de massacrage qui lui était venu, rapide comme une bandaison nocturne de collégien abonné à Lui.

On s’évite de se lancer les « Toi ! » « Moi ! » « Nous ! », etc. consécutifs à une telle rencontre.

— Tu allais chez « lui » ? je demande.

— Moui, et toi z’aussi ?

— Affirmatif !

— Avec la grenouille ?

— Evidemment !

Il rit, Béru. Un beau grand rire pour drapeau japonais, tout rond, tout rouge.

— Il était qu’temps, mon drôlet !

— C’est-à-dire ?

— Tu peux la rembarquer, la miss, j’ai récupéré Apollon-Jules !

— Non ?

Je coule un z’œil dans sa tire, mais, échaudé, il ne le trimbale plus dans ses déplacements.

— Pas folle, la guêpe, ricane l’Enflure ; j’l’ai confié à quéqu’un d’sûr.

— En ce cas qu’allais-tu faire chez Kazaldi ?

Il en bave de sidérance.

— C’que j’allais faire chez un bandit qui m’a kidnappingé mon lardon ! C’tune vraie question à dix balles, qu’tu m’poses, Sana, ou bien si c’est juste pour déconner un peu ?

Je change de registre :

— Où était-il, ton ange blond ?

— Chez des Arbis qu’habitent le coin, derrière la mosquée.

— Et comment l’as-tu retrouvé ?

— Par le chou ! déclare le champion en toquant son crâne qui sonne le plein, comme dit le Mastar. Je m’ai dit qu’pour transactionner, fallait qu’il l’eusse à portée d’main. Et que donc, ce fumier devait l’avoir planqué chez des potes à lui qu’habitaient l’secteur. J’m’ai mis en ch’ville av’c le jardinier espanche qui s’occupe d’son jardin et j’y ai soûlé les naseaux pour savoir les noms d’ses copains. J’ai passé deux jours à draguer autour des casas que l’Espingo m’avait indiquées. Et figure-toi-t-il pas que t’t’à l’heure, j’aperçois mon blondinet derrière une baie.

Il ferme les yeux.

— Tu m’aurais vu !

— Je t’imagine.

— Les tauliers s’trouvaient à London, et c’tait une équipe d’larbins arabes qui gardaient la taule. Maintenant, sont tous dans la cave, ligotés. Fallait pas qu’j’perdisse d’temps. J’sus été confier mon môme à une dame dont à propos d’laquelle j’ai fait la connaissance, c’te noye. Un’personne très bien, malgré qu’é soye espagnole. Elle tient une boutique su’ la route d’Cadiz. Et moi, j’viens discutailler av’c ton pote Kazaldi.

Lambert qui se demande ce qui se passe sort à son tour et apercevant Béru se précipite.

— Ecoute, Alain, je lui fais. On n’a plus le temps de t’affranchir. Prends la voiture et va nous attendre au Puente Romano avec Alice ; raconte n’importe quoi à Alice, qu’il y a un contretemps de quelques heures, ce que tu voudras. Mais ne la quitte pas.

— Et vous deux ?

— Du train où vont les choses, on risque fort de la rendre veuve avant qu’elle ne soit mariée.

Il a un élan.

— Oh ! non, pas ça… Elle ne s’en remettrait pas !

Je lui souris. Ce qu’ils font de beaux cocus, les papas ! mieux encore que les époux. Qualité surchoix !

— Tu penses bien que je plaisante. Fais-moi confiance jusqu’au bout, d’ac ?

Il opine et retourne à la voiture dont il prend le volant. Moi, je monte au côté du Gros.

Nos routes se séparent.

Provisoirement.

Il doit en affurer des piastres, dollars, pesetas et sterling, le Casanova d’Alice, car sa maison de Marbella est presque aussi fastueuse et vaste que celle de Marrakech.

Une soubrette andalouse répond à notre coup de sonnette. Et qui cé qu’elle doit annoncer, la jolie Contraception ?

Lé coumissaire Sane Antônio ?

Tout dé suite !

Elle nous moule sur le vaste échiquier de l’entrée carrelée noir et blanc pour aller virguler mon blaze à son pote en tas.

Celui-ci nous reçoit aussitôt. Il est à table, bouffant un pot de caviar d’une livre sur des potatoes en robe des champs puisque tel est son ordinaire ! Lui-même est en robe de chambre, ou plutôt en gandoura blanche. Il clape voracement, faisant trembler ses multiples bajoues et claquant des babines.

Il nous regarde entrer par-dessus son compotier d’œufs d’esturgeons.

— Seuls ? il fait, la bouche pleine.

Je vais à sa table et, sans y être invité, prends place face à lui.

Deux personnages douteux se tiennent à l’écart, prêts à intervenir. Eux sont en civil et y a des renflements éloquents sous leurs blousons blancs de tennismen.

Il ne paraît pas apprécier que nous soyons rien que nous deux, Gras-Triple. Sa frime ! Tu jurerais un bull-dog constipé.

— Et Alice ? demande-t-il rudement.

— Elle se languit de vous, fais-je.

Il a un sourire radieux, bourré jusqu’au trouduc d’un infini contentement.

— Où est-elle ?

Bérurier qui ne s’est pas assis, contourne la table et va choper Kazaldi par les plis amples de son vêtement.

— Et mon fils, dis, salope ? Il est où est-ce ? Tu vas le dire ?

Aussitôt, les deux sloughis de garde bondissent sur Béru et lui font lâcher prise. Des techniciens ! Pas de confuse, de précipitation excessive : gestes précis, violents et imparables.

— Y m’casseraient une aile, ces charognards ! gronde le Majestueux, surpris, en massant ses endolorissures.

Les gardes du corps le palpent. Il n’est pas armé. Ensuite ils le refoulent loin de Kazaldi.

Ce dernier farcit de caviar une nouvelle patate et mord dans le monticule noir et visqueux. Ça lui compose des moustaches gluantes. Avec ce qui subsiste autour de ses grosses lèvres t’aurais de quoi donner une réception à l’ambassade d’U.R.S.S. Quand il a avalé sa gueulée, il se pourlèche pour récupérer le plus gros. Service de nettoiement !

— Ecoutez, commissaire, je déteste perdre mon temps. Je vous avais proposé un marché et vous m’avez appelé de Paris pour me dire que vous l’accepteriez. Or, vous arrivez seul, j’aimerais comprendre.

— Quand je vous ai appelé, les choses n’avaient pas encore évolué, Kazaldi. Votre marché consistait à échanger Alice contre le bébé, exact ?

— Et alors ?

— Dans la mesure où vous n’êtes plus en mesure de tenir votre engagement, il n’y a aucune raison pour que je tienne le mien.

Là, il repousse sa platée de caviar, intrigué et vaguement inquiet car il est homme d’instinct et pressent soudain que la boîte de sel s’est renversée dans sa crème vanille.

— Pourquoi ne pourrais-je tenir mes engagements ? questionne-t-il.

— Parce que le fils de mon ami Bérurier ne se trouve plus chez votre ami Muhammad Jazirat.

Ça c’est le seau de gadoue en pleine poire ! En avançant ce nom je lui fais piger qu’on vient de récupérer le chiare.

Moi, jouissant de sa stupeur, je me gondole comme un disque trente centimètres oublié sur la plage arrière d’une bagnole stationnée sur la grand-place du Sahara.

— Si vous voulez en avoir le cœur net, essayez de téléphoner chez votre copain : personne ne vous répondra, car tout le monde est ligoté à la cave. Quant au môme, ne vous faites surtout pas de souci pour lui ; nous l’avons placé en lieu sûr. Avons-nous autre chose à nous dire ?

Il respire un grand coup, ce qui soulève quatre-vingts kilogrammes de bidoche pas comestible sur sa personne.

Et puis le tout retombe avec un bruit flasque.

— Ne vous faites pas d’illusions, je retrouverai Alice car elle me reviendra spontanément, à moins que vous ne la teniez enfermée. J’habite son esprit, ne le comprenez-vous pas ? Tôt ou tard elle vous échappera pour accourir vers moi !

Il pointe le finger sur Béru.

— Quant à toi, pourceau qui m’a infligé l’injure suprême en vidant ton infâme vessie sur mon visage, sache que tu n’élèveras jamais ton ridicule avorton.

Il se met à glapir en arabe. L’un de ses gardes du corps s’éclipse en courant.

— Tu te crois le plus fort parce que tu as su le retrouver, mais ne te réjouis pas, raclure de pus, cette triste chose sera morte dans un instant !

Son sbire revient tenant une boîte grise munie de boutons rouges et blancs, assez semblable à un contacteur à distance de téléviseur.

— Dans les vêtements de cette petite charognerie, dans la tétine qu’elle suce stupidement, dans le ridicule médaillon accroché à son cou, dans les semelles de ses chaussures, a été introduit un explosif si puissant qu’il ne restera, quand il aura agi, qu’une tache de ton rejeton, crétin ! Il me suffit, tu vois, d’enfoncer cette touche rouge pour que l’enfant explose. La chair de ta chair va partir en lambeaux, que dis-je : en postillons !

Son énorme index boudiné volplane au-dessus du bouton fatal.

— Tu n’as pas eu le temps de l’emmener très loin, et ce merveilleux produit, d’invention japonaise, peut être commandé dans un rayon d’action de cent kilomètres !

Béru hausse les épaules.

— Si tu croyes qu’j’vais couper dans tes sonnettes, vieux cachalot, tu m’prends pou’ un enfant d’Marie.

— Tu l’auras voulu ! hurle alors Kazaldi, fou de rage.

Il enfonce la touche et…

nous nous retrouvons plaqués sur le tapis, Béru et moi, couverts d’ecchymoses gervaises, de sang, de plâtras, de merde, de caviar.

A l’endroit où se tenait le pachyderme, il y a un étalage de tripes et de viandasse fumantes. Ah ! si, voilà une bonne moitié de sa tronche, bon gu ! La zone supérieure à partir des sourcils. Le reste est parti en sucette. Il a dérouillé total, l’obèse. Chair à pâté (et donc à pater s’il était catholique). Le grand jeu ! Faudra ramasser tout ça à la pelle pour le foutre dans un cercueil, ou avec un grand buvard. Préparez vos serpillières !

On se relève. Avisant les restes du monstre, Béru balance une gerbe. Son petit déje qui choisit la liberté, à savoir : des œufs aux truffes, des saucisses, du poisson frit, des steaks, des pommes frites. Ça ajoute au désordre comme tu peux pas savoir.

On se casse en force, sans que les deux sbires, beaucoup plus endommagés que nous, fassent un geste pour nous en empêcher. Ils ont des trous partout, et des lambeaux de viande, et du sang… Alouette ! Gentille alouette…

Un grand calme ma bite, comme disait ce comédien qui jouait le violeur de bergères dans un film porno franco-bulgare.

La sensation du devoir accompli, malgré ce mort effroyable que nous abandonnons sur le carreau.

L’histoire pourrait se tituler L’assassin assassiné, manière de parodier L’arroseur à rosette. En voulant tuer un innocent, par hideuse et très effroyable vengeance, il se tue lui-même ! Moral, non ?

— T’as des dons, fais-je au Mammouth, en claquant la portière de sa chignole. La manière dont tu lui as filé ses propres explosifs dans le burnous, lorsque tu l’as alpagué, c’était du grand art. Tu sais que je te surveillais et cependant je n’ai rien vu !

Satisfait, le Gravos rigole :

— Je pourrais faire pisse-poquette, si un jour j’me retrouve sans un. Note qu’il est plus fastoche de mett’ dans la vague des aut’ qu’d’retirer.

— J’ai eu une suée lorsqu’il s’est mis à énumérer les différentes manières dont il avait piégé Apollon-Jules.

— Biscotte ?

— Parce que j’ai craint qu’une partie de l’explosif n’ait échappé à ta recherche.

— Tu charreries ou quoi-ce ? J’ai foutu complèt’ment à loilpé, mon fils. Et j’y ai même carré l’doigt dans l’fion pour m’assurer.

— Qu’est-ce qui t’a fait découvrir cette odieuse manœuvre ?

Il caresse le tubercule qui lui sert à respirer et à soutenir ses lunettes de soleil lorsque, d’aventure, il en porte.

— Mon pif, mec. T’l’sais : j’ai toujours eu un odorat d’force 5 su’l’échelle de Bretecher. Donc, j’ai pas d’mérite. Son explosif a une odeur bizarre. Y r’nifle comme qui dirait le caoutchouc brûlé et la merde d’chat. C’t’à cause que j’m’ai mis à dessaper mon lardon. J’me disais : c’chérubin aurait-il bédolé dans son pampers ? Pourtant, non. Mais c’t’odeur continuait. La tétine surtout, de même qu’ses petits souliers mignons (y n’chausse que du 31, le biquet). En les egzaminant de près, j’m’ai aperçu qu’ils avaient été démontés et recousus. D’dans, j’ai trouvé la drogue qu’j’te cause. Et dans son médaillon d’la Sainte Vierge idem, plus un mignard détonateur, gros comme une tronche d’éping’.

« J’étais un père plexe, tout c’qu’a d’plexe. Ça me travaillait l’cur ch’velu, c’t’trouvaille. Alors j’me fends d’un coup d’turlu à Mathias. L’Rouqu’moute, tu l’ignores point, c’est l’génie du cercle dans son genre. Il m’écoute. Il réfléchit. Il répète : « Caoutchouc brûlé, merde de chat… » Y m’demande : « C’est d’un brun violacé ? » « Mouais », j’lu réponds. Alors, y m’fait comme ça : « Faites un teste : recueillez-en un peu à la pointe d’une aiguille, mais très peu ; aiguille que vous piquez au bout d’un bâton. Ensuite présentez-la à la flamme d’une bougie. » J’ai suivi ses r’commandances. Mon pauv’ vieux, t’aurais entendu c’te conflagration ! Pourtant, y en avait pas plus gros qu’une virgule… »

Nous redescendons vers la mer entre des villas silencieuses. Il fait un temps sublime. Les bananiers sont en fleur.

Béru donne du poing sur le volant.

— T’t’rends compte que cette ordure de mec allait m’bousiller mon héritier après qu’on lui eusse amené la môme Alice ?

— Tu lui avais pissé sur la gueule, rappelé-je. Un Arbi ne peut pardonner une telle affaire.


Dans les films d’épouvante, quand le vampire est mort selon le cérémonial prévu, l’héroïne qu’il a mordue au cou échappe à la vampirisation.

Lorsque nous débarquons au Puento Romano, tenant un Apollon-Jules vociférant dans nos bras (on se relaie car il est lourd comme une vache, le petit gueux), nous trouvons Alice et son père enlacés. Image noble et sereine. Superbe ! « Le cœur d’un père est une œuvre d’art », a écrit l’abbé Prévost qui savait de quoi il causait.

Lambert nous lance des éblouissements de bonheur. Il se dégage de l’étreinte de sa fillasse et vient à moi.

— C’est à n’y rien comprendre, murmure-t-il. Elle me parlait du gros vilain, me suppliant de la conduire à lui. Et puis, voici une demi-heure environ, elle a eu un sursaut, a poussé un cri et elle est devenue très pâle. J’ai cru qu’elle prenait un malaise. Alors elle s’est blottie contre moi en criant « Papa, papa ! Quel bonheur de te retrouver ! Je t’aime, ne me quitte plus, jamais plus ! »

Il noue ses deux bras autour de mon cou et me serre contre lui.

— Je te remercie du fond de l’âme, Antoine.

Je renifle un coup. Tiens, merde, je vois trouble, ce qui ne m’empêche pas de me rendre compte combien Alice est ravissante et aussi qu’elle me considère avec intérêt.

Deux pigeons blancs roucoulent sur le muret derrière elle. Le mâle traîne une aile et s’apprête à fourrer sa potesse au bec rose. Ils s’emmerdent pas, dans l’ordre des colombins. T’aimerais pas être pigeon, toi ?

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