À Jo,
et à tout ce qui reste à venir
Le sang, chaud sur ses mains. Rouge. Du rouge le plus vif qu’elle eût jamais vu. Son esprit bascula, lancé à l’aveugle dans un tunnel noir.
Non, ne t’évanouis pas.
Galya reprit son souffle, aspirant en même temps que l’air une odeur de cuivre qui lui descendit à l’estomac et l’enserra comme dans un poing. Elle ravala une montée de bile.
Les jambes de l’homme se mirent à trembler lorsqu’elle essaya de retirer de son cou le tesson de verre, couteau improvisé dont elle avait enveloppé l’extrémité dans un lambeau de drap. Elle tressaillit. L’homme avait le regard fixe. Elle tourna le tesson pour le dégager. Les chairs résistèrent, puis quelque chose céda. La lame de verre émergea de la plaie fendue comme une deuxième bouche sous le menton de l’homme. Un bouillonnement écarlate inonda le jaune éclatant de son maillot de foot aux couleurs de la Lituanie.
Galya recula devant le sang qui venait lui lécher les orteils sur le linoléum, tiède baiser de l’homme agonisant tandis qu’il s’affaissait contre le mur, les yeux voilés.
Plaquant une main sur sa bouche, elle réprima le cri qui montait de son ventre, serra les dents pour lui faire barrage. Sa main était poisseuse au contact de ses lèvres. Elle sentit alors le goût.
Les tripes révulsées, elle vomit entre ses doigts. Ses jambes ne la soutenaient plus. Le plancher vint à sa rencontre et la percuta avec la violence d’un train.
Elle tenta aussitôt de se relever, affolée, prisonnière de la flaque humide et chaude qui glissait contre sa peau nue.
Le cri enfla à nouveau, et, cette fois, elle ne put le contenir. Sachant pourtant qu’il lui serait fatal, elle le laissa sortir de sa poitrine comme un oiseau terrifié s’échappant d’une cage.
Le hurlement la priva de tout l’air qui subsistait dans ses poumons. Elle inhala, toussa, inspira encore en reprenant ses esprits.
Malgré le bourdonnement qui lui emplissait les oreilles, Galya écouta le silence tout autour.
Rien, hormis le gargouillis dans la gorge de l’homme. Puis un coup fut frappé à la porte. Des larmes lui vinrent brusquement aux yeux, des larmes de petite fille effrayée qu’elle refoula en clignant des paupières. Elle n’était pas une petite fille, elle avait cessé de l’être quand Papa était mort, presque dix ans auparavant.
Réfléchis, réfléchis.
Elle tenait toujours l’arme de verre dans ses doigts ensanglantés, avec la pointe brisée et le tissu trempé. Peut-être réussirait-elle à repousser ces hommes. Ils verraient leur ami mort, ils comprendraient qu’elle pouvait leur infliger le même traitement.
Encore un coup à la porte, plus fort. On secouait la poignée.
« Tomas ? »
La peur la parcourut comme une violente décharge. Non, elle ne les intimiderait pas avec ce morceau de verre. De nouveau, l’envie de pleurer. Elle refoula les larmes encore une fois.
« Tomas ? » Suivirent quelques phrases prononcées d’une voix pâteuse. Galya connaissait un peu le lituanien, mais pas assez pour comprendre les questions de l’homme ivre derrière la porte.
« Tout va bien là-dedans ? » demanda une autre voix, celle-ci avec l’accent nasillard de l’anglais qu’on parlait dans cette ville, dans ce pays étrange et si froid. « Ne laisse pas de marques sur la fille. »
Combien étaient-ils ? Galya avait écouté leurs voix quand ils étaient arrivés dans l’appartement. Deux Lituaniens, parmi lesquels l’homme qui gisait maintenant sur le sol. Et un autre Anglais, qu’elle devinait Irlandais lui aussi, d’après ses intonations. Deux frères, pensait-elle. Depuis une semaine qu’elle entendait leurs conversations de l’autre côté de la porte fermée à clé, elle avait appris que l’un s’appelait Mark, l’autre Sam. Il n’y en avait qu’un ce soir.
« Tomas ? » Un poing martela la porte. « Arrête tes conneries maintenant. Je vais enfoncer la porte si tu n’ouvres pas tout de suite. »
Galya se releva. À genoux d’abord, puis debout. Elle perçut la fraîcheur de l’air sur son ventre et ses cuisses mouillées. Le sweat-shirt gris terne et le pantalon de jogging qu’on lui avait donnés étaient posés sur la commode. Elle les enfila en transférant le tesson de verre d’une main à l’autre, tirant sur le tissu qui se plaquait sur sa peau collante de sang. C’était stupide, peut-être, mais elle se sentait plus en sécurité habillée.
La porte tremblait sous les coups du Lituanien qui jurait tout haut.
« Putain de merde », fit l’Irlandais.
Galya sursauta quand la porte accusa un violent heurt. Elle recula vers le coin de la pièce, serrant le couteau de verre. Encore un choc, et l’ampoule électrique suspendue à un fil se balança au plafond. Elle se blottit dans l’angle des deux murs, le regard trouble, les reflets du verre dansant devant ses yeux.
Elle adressa une prière à sa grand-mère, la femme qui les avait toujours protégés, elle et son frère, depuis qu’ils étaient devenus orphelins. Mama, ainsi l’appelaient-ils, du plus loin que Galya s’en souvienne. À présent, Mama reposait sous terre, à des milliers de kilomètres, et elle ne pouvait plus rien pour eux. Galya pria l’âme disparue de Mama, même si elle ne croyait pas à toutes ces choses. Elle pria pour que Mama, là-haut, regarde sa petite-fille et la prenne en pitié. Oh Mama, s’il te plaît, reviens et emmène-moi, s’il te plaît Mama oh je t’en…
La porte s’ouvrit brusquement, cogna contre le mur et faillit se refermer. Le Lituanien, en s’avançant, la bloqua avec l’épaule. L’Irlandais entra derrière lui. Les deux hommes se figèrent à la vue du mort.
Le Lituanien fit le signe de croix.
L’Irlandais dit : « Oh, putain. »
Galya se recroquevilla dans le coin, se faisant toute petite, comme s’il était possible d’échapper à leurs regards.
Le Lituanien jura en secouant la tête, les yeux humides de larmes. Il passa sa grosse main sur ses lèvres.
« Bon sang, Darius, dit l’Irlandais. Il est mort ?
— On dirait que oui.
— Qu’est-ce qu’on fait ? »
Darius secoua la tête. « Je sais pas. »
Sam, elle était sûre qu’il s’appelait Sam, répéta : « Oh, putain.
— On est tous morts, dit Darius.
— Hein ?
— Arturas…, expliqua le Lituanien. Il nous tue, tous les deux. Ton frère aussi. »
Sam protesta : « Mais on n’a rien…
— Ça ne fait pas différence. On meurt tous. » Il pointa son gros doigt vers le coin de la pièce. « À cause d’elle. »
Sam pivota pour regarder Galya. Elle leva son arme de verre, zébrant l’air devant elle.
« Pourquoi tu fais ça ? » demanda Darius, le visage lourd de désespoir.
Galya émit un sifflement menaçant, traçant un arc avec le verre à hauteur des yeux.
« Te fatigue pas, dit Sam. Elle parle pas anglais. »
Galya comprit chacun de ses mots. Elle réprima un petit rire à l’idée qu’elle se jouait de lui, sentit son esprit flotter comme un drapeau dans le vent, sur le point de se déchirer et de prendre son envol. L’espace d’un instant, elle pensa à le laisser partir, emporté par la folie, mais Mama ne lui avait pas appris à renoncer si facilement. Elle montra les dents et brandit plus haut le morceau de verre.
« Qu’est-ce qu’on va faire ? interrogea Sam.
— Se débarrasser de lui », répondit le Lituanien.
Les yeux de Sam s’éclairèrent. « Quoi, on le balance quelque part ?
— On raconte à Arturas que ton frère vient ici, il emmène la fille et revient pas. Arturas demande où il est parti, et nous on dit, on sait pas.
— Il nous croira ? » demanda Sam.
Le Lituanien haussa les épaules. « On dit vraie chose, on est morts. Arturas ne croit pas, on est morts aussi. Quelle différence ? »
Sam indiqua du menton le coin de la pièce. « Et elle ?
— À ton avis ? » répliqua le Lituanien.
Sam le dévisagea en clignant bêtement des yeux.
« Va. » Le Lituanien fit un pas de côté. « Prends-lui stiklas.
— Je lui prends quoi ?
— Stiklas, stiklas. » Le Lituanien cherchait le mot. « Verre. Prends-lui verre. »
Sam s’approcha de la fille. Calme, les mains levées. « Doucement… T’énerve pas. »
Galya attaqua, manquant de peu son avant-bras.
« Merde ! » Sam battit en retraite.
Darius le poussa dans le dos. « Allez… Prends.
— Merde, lâche-moi. T’as qu’à lui prendre toi-même. »
Le Lituanien s’avança en jurant dans sa barbe. Galya agita son arme, mais il lui attrapa aisément le poignet, le tordit avec force, et le verre tomba par terre. Un bras épais s’enroula autour de sa gorge. Elle sentit une odeur de cuir et de lotion après-rasage quand elle prit une dernière inspiration, avant de plonger dans le noir.
Elle rêva des mains rugueuses de Mama, de pain chaud, et d’une époque où elle ne savait rien de Belfast à part les histoires terribles qu’on entendait parfois à la radio.
L’inspecteur Jack Lennon fut tiré de son sommeil par des cris stridents. Il s’assit brusquement sur le canapé. Avait-il dormi longtemps ? Non. Le film passait toujours à la télévision.
Encore un hurlement, et déjà il était debout. Cela faisait un peu plus d’une semaine qu’Ellen ne s’était pas réveillée en fuyant à grands cris les cauchemars qui hantaient ses nuits.
Aucun être humain ne devrait jamais voir les souffrances atroces dont la fille de Lennon avait été témoin. Il s’étonnait même qu’elle n’ait pas perdu la raison, admirant la force intérieure qui lui permettait de résister. Une ténacité héritée de sa mère, sans doute, laquelle était morte sous ses yeux. Il avait abandonné le corps de Marie McKenna aux flammes, dans cette maison près de Drogheda dont il était sorti en serrant Ellen inconsciente contre lui. Elle n’évoquait jamais ce qui s’était passé là-bas. Peut-être ne se rappelait-elle pas, ou, tout simplement, ne voulait pas en parler. Dans les deux cas, Lennon était soulagé. Il n’était pas sûr qu’il supporterait d’entendre le récit de ces événements dans la bouche de sa fille.
Lennon était tout à fait réveillé maintenant. Il gagna la chambre d’Ellen, ouvrit la porte, alluma la lumière. Blottie sous sa couette entortillée, la petite le regarda avec l’air de ne pas le reconnaître. Elle hurla encore.
Lennon s’agenouilla près du lit, posa une main sur sa joue. Il avait appris à ne pas la prendre dans ses bras quand elle se débattait avec ses terreurs nocturnes. Le choc de ce contact était trop violent pour elle.
« C’est moi, dit-il. Papa est là. Tout va bien. »
Ellen cligna des paupières, son visage se détendit. Il fut surpris, comme chaque fois, de voir qu’elle semblait plus âgée lorsqu’elle émergeait de ses cauchemars. Une fillette de sept ans, portant des siècles de douleur derrière ses yeux.
« Ce n’était qu’un rêve, dit Lennon. Tu n’as rien à craindre. »
Elle porta les doigts à sa gorge, délicatement, comme si la peau était sensible à cet endroit.
« De quoi as-tu rêvé ? » demanda Lennon.
Ellen fronça les sourcils et s’enfonça sous la couette qu’elle remonta pour ne plus laisser apparaître que le sommet de sa tête.
« Tu peux me raconter, dit Lennon. Peut-être que tu te sentiras mieux ensuite. »
Elle risqua un coup d’œil. « J’avais froid et j’étais mouillée. Et après, j’arrivais plus à respirer. J’étouffais.
— Comme quand on se noie ?
— Non… C’était quelque chose qui me serrait le cou. Et après il y avait une vieille dame. Elle voulait me parler, mais je me suis enfuie.
— Elle faisait peur ?
— Non…
— Alors pourquoi tu t’es enfuie ?
— Je sais pas, répondit Ellen.
— Tu crois que tu vas pouvoir te rendormir ?
— Je sais pas.
— Tu peux essayer ?
— D’accord. »
Lennon lui caressa les cheveux. « C’est bien », dit-il.
Il regarda les paupières de l’enfant qui se fermaient. Sa respiration s’apaisa. Elle remua un peu quand le téléphone sonna dans le salon. Il retint son souffle. Puis, voyant qu’elle ne bougeait plus et que le bruit ne l’avait pas réveillée, il alla répondre.
« Bernie McKenna à l’appareil », dit une voix dure.
Ils s’étaient parlé maintes fois depuis ces derniers mois, au téléphone ou face à face, mais Bernie continuait à se présenter avec une politesse convenue.
« Comment allez-vous ? » fit Lennon. La réponse à cette question ne l’intéressait que dans la mesure où elle lui permettrait de prévoir le tour que prendrait la conversation. Leurs entretiens se déroulaient rarement sans éclats.
« Bien, merci. » Elle ne s’enquit pas de la santé de Lennon. « Et Ellen ? demanda-t-elle seulement.
— Quoi, Ellen ? » Lennon regretta aussitôt l’hostilité qui perçait dans sa voix.
« Inutile de prendre ce ton-là », répliqua Bernie en hachant ses mots. Lennon l’imagina, lèvres pincées, au bout du fil. « C’est ma petite-nièce. J’ai parfaitement le droit d’avoir de ses nouvelles, alors que vous…
— Vous ne vous êtes pas souciée d’elle pendant six ans », coupa Lennon. Il fit la grimace, se préparant à ce qui allait suivre.
« Vous non plus », fut la réponse.
Lennon ravala sa colère. « Elle va bien. Elle est au lit.
— Elle rêve encore ?
— Oui, parfois. »
Bernie fit claquer sa langue pour marquer sa désapprobation. « Pauvre petiote. Elle avait des cernes sous les yeux la dernière fois que je l’ai vue.
— Il y a des nuits meilleures que d’autres, dit Lennon.
— Vous avez appelé le Dr Moran ?
— Mon médecin l’a inscrite sur la liste d’attente pour le pédopsy…
— Mais cela prendra des mois. Le Dr Moran peut la voir tout de suite. »
Anticipant ce qu’il allait devoir subir, Lennon ferma les yeux. « Je n’ai pas les moyens de consulter dans le privé.
— Moi si, dit Bernie. Michael ne nous a pas laissés démunis. Je peux lui offrir ce dont elle a besoin. »
Lennon savait par ouï-dire que la famille de Michael McKenna avait hérité d’une coquette fortune quand celui-ci était mort, assassiné d’une balle dans la tête un an auparavant. Sa sœur Bernie pouvait sûrement s’autoriser quelques largesses, mais il était furieusement déterminé à ne rien accepter.
« Je ne veux pas de l’argent de Michael McKenna, dit-il.
— Et pourquoi ? Où est le problème ?
— Je sais d’où il vient. »
Il l’entendit qui respirait avec force pour contenir sa colère, puis elle lâcha : « Je n’ai pas de leçons à recevoir de gens de votre espèce.
— Alors, ne venez pas les chercher. Si vous voulez bien m’excuser, j’ai des choses à f…
— Minute. Vous ne savez même pas de quoi je veux vous parler. »
Il soupira, suffisamment fort pour qu’elle l’entende. « De quoi voulez-vous parler ?
— De Noël.
— Nous en avons déjà discuté. Ellen le fête avec…
— Mais sa grand-mère la réclame. La pauvre femme a souffert le martyre. Ellen est tout ce qui lui reste de sa fille. Pourquoi obliger cette enfant à rester toute la journée seule chez vous ?
— Elle ne restera pas seule. Elle sera avec moi.
— Elle devrait passer Noël en famille, dit Bernie. Avec sa grand-mère, ses cousins… Tout le monde vient. Laissez-la s’amuser. Ce n’est pas parce que vous êtes triste et misérable qu’elle doit l’être aussi.
— Je l’emmène voir sa grand-mère — ma mère —, et ensuite nous préparerons un bon repas avec Susan, la voisine du dessus. Ellen et sa fille Lucy s’entendent très bien. Elle s’amusera beaucoup.
— Vous l’emmenez voir votre mère ? Enfin, ça rime à quoi ? Votre mère a perdu la boule et ne reconnaît même pas ses propres enfants, alors vous pensez bien que…
— Ça suffit, interrompit Lennon, la gorge serrée. Je dois raccrocher.
— Mais, qu’est-ce qu’on fait pour No… »
Il posa le combiné sur la table basse en se retenant de l’envoyer contre le mur. Combien de fois encore devrait-il repousser les assauts de Bernie McKenna ? Depuis la mort de Marie, le clan McKenna tout entier le harcelait sans répit, guettant la moindre faiblesse pour mettre la main sur sa fille.
Certes, il n’avait pas été un père pour Ellen pendant les six premières années de sa vie, mais la famille McKenna ne pouvait pas se glorifier non plus d’avoir accueilli la fillette en son sein. L’entourage proche de Marie avait rompu tout lien avec la jeune femme quand elle s’était installée avec lui, un flic, longtemps avant que les républicains ne reviennent sur la position qu’ils défendaient depuis des décennies et ne reconnaissent la légitimité des forces de l’ordre. Jusqu’alors, tout jeune catholique qui s’engageait dans la police devenait immédiatement une cible à assassiner, et ses amis et connaissances risquaient la mise au ban de leur communauté. Tel avait été le sort de Marie, et il l’avait remerciée de son sacrifice en l’abandonnant lorsqu’elle s’était trouvée enceinte. Les réflexions de Lennon ne débouchaient sur rien d’autre qu’un constat accablant : tout le monde avait laissé tomber Ellen. Si seulement il avait pu se draper dans une quelconque supériorité morale, songeait-il amèrement. Mais il n’en avait aucune. Sa trahison était la pire de toutes, et Bernie McKenna s’en servirait toujours comme d’une arme contre lui. Il écumait de rage après chaque coup de fil, en proie à une colère que seul un terrible effort de volonté parvenait à apaiser.
Avant qu’il n’ait totalement recouvré son calme, le téléphone sonna de nouveau. Il attrapa violemment le combiné sur la table basse, ayant composé sa réponse avant même de prendre la ligne. « Bon sang, vous allez la réveiller. Je ne veux plus en parler, alors fichez-moi la paix et…
— Jack ?
— … arrêtez de m’emmerder avec No…
— Jack ? »
Lennon se tut. « Qui est-ce ?
— Inspecteur chef Uprichard. »
Lennon s’assit sur le canapé et se couvrit les yeux de la main. « Non, fit-il.
— J’ai besoin de vous, Jack.
— Non, répéta Lennon. Assez ! Je vous l’ai déjà dit… On était d’accord. Pas de nuits pendant les fêtes de Noël. Je ne peux pas.
— L’inspecteur Shillidays est malade, insista Uprichard. Je n’ai personne d’autre pour le remplacer.
— Non.
— Ce sera calme. Il ne se passe rien ce soir. Vous pourrez dormir dans votre bureau. Je veux juste avoir quelqu’un dans les locaux.
— Non, dit encore Lennon, sans conviction.
— Je ne vous demande pas vraiment votre avis, Jack, fit Uprichard en durcissant le ton. Ne m’obligez pas à vous donner un ordre.
— Et merde, dit Lennon.
— Ce langage ne me paraît pas approprié.
— À moi si ! répliqua Lennon en se levant. Bon sang, c’est la quatrième fois en un mois. »
Il faillit ajouter qu’il savait à qui il devait pareil traitement — l’inspecteur principal Dan Hewitt, de la Branche C3 du Renseignement, usait de son pouvoir pour lui compliquer la vie —, mais il se ravisa.
« Désolé, dit Uprichard. C’est comme ça. Je vous attends dans une heure. »
Susan ouvrit la porte, serrée dans un peignoir. Durant les quelques minutes qu’il avait fallu à Lennon pour monter chez elle après son coup de fil, elle s’était recoiffée et maquillée le mieux possible en un temps aussi bref. C’était ça ou alors elle dormait avec du brillant à lèvres.
Ellen soupirait et geignait dans les bras de Lennon, ses pieds nus se balançant mollement contre les flancs de son père.
« Tu es une perle, dit-il à Susan. Je ne pourrai jamais te remercier assez. »
Susan lui sourit avec chaleur, cachant sa fatigue. « Il n’y a pas de quoi. Je ne dormais pas encore. »
Lennon n’était pas dupe, mais il fit semblant de la croire. « Je serai de retour avant que tu sois levée demain matin. »
Susan tendit les bras pour prendre Ellen. « Viens, ma chérie. Viens avec moi. »
Ellen gémit en se frottant les yeux.
Susan lui embrassa les cheveux. « Tu vas dormir avec Lucy, d’accord ? »
Ellen blottit sa tête sous le menton de Susan. Ce n’était pas la première fois qu’on l’amenait ici pendant son sommeil.
Lennon effleura le bras de Susan. « Merci », dit-il.
Elle sourit encore. « Viens donc prendre le petit déjeuner ici quand tu rentreras.
— Les voisins vont jaser.
— Grand bien leur fasse », répondit-elle.
Le cadavre recouvert d’un plastique roula contre Galya quand la voiture s’arrêta. L’odeur du sang lui souleva le cœur et elle faillit s’étouffer à cause du chiffon qu’ils lui avaient enfoncé dans la bouche. Calant ses épaules contre le panneau arrière du coffre, elle repoussa le corps avec ses genoux. Le fil électrique dont ils s’étaient servi pour lui attacher les poignets se détendait sur sa peau luisante de sang, de sorte qu’elle aurait pu facilement se libérer. Elle préféra ne pas bouger jusqu’à ce que ses mains lui soient de quelque utilité.
Galya sentit le véhicule osciller quand les hommes descendirent, puis elle entendit les portières claquer. La fin du voyage avait été lente, avec de brusques virages et des arrêts soudains. Après une série de cahots, une dernière secousse, la voiture avait pilé sur un terrain accidenté. Galya dressa l’oreille pour écouter les bruits de l’extérieur, au-delà des ténèbres qui l’enfermaient. L’écho lointain de la circulation automobile, mais aussi, plus près, le clapotis de l’eau.
Depuis qu’elle s’était réveillée dans le noir, la tête douloureuse, envahie par les vibrations du moteur, elle savait qu’ils avaient l’intention de la tuer. Cela ne faisait aucun doute. Le bruit de l’eau la conforta dans cette idée. Ils allaient jeter le mort en premier, elle ensuite. Peut-être la tueraient-ils avant, ou bien ils la noieraient. Dans les deux cas, elle serait bientôt au fond de l’eau.
Des voix maintenant. Celle de l’Irlandais, aiguë, paniquée, celle du Lituanien, grave et furieuse. Les deux hommes s’approchèrent, échangeant accusations et jurons. Une clé frotta contre le métal, tourna dans la serrure, et l’air froid envahit le coffre.
Un nuage de buée se formait entre les visages de Darius et de Sam. Le Lituanien saisit le cadavre de son compatriote, le hissa, puis le laissa tomber sur le sol humide en grognant sous l’effort.
Galya n’opposa aucune résistance quand Sam l’attrapa à bras-le-corps et la mit debout. La terre glacée sous ses pieds nus lui fit l’effet d’une morsure. Elle s’effondra, prise de frissons dont la violence lui coupait les jambes, mais il la retint en la serrant plus fort contre lui.
La voiture, une vieille BMW, était arrêtée à un mètre de l’eau, sur une étroite bande de limon séparée de la route déserte par un talus de faible hauteur. Tout autour s’étendait un univers d’entrepôts surmontés de grues, silencieux et immobile dans la nuit froide. Des vagues léchaient mollement la grève. Sur la rive opposée se dressaient d’autres entrepôts et au-delà scintillaient les lumières de la ville. Galya voulut tourner la tête pour mieux observer les environs, mais Sam la secoua par le bras.
« Arrête », grommela-t-il, si bas qu’il semblait se parler à lui-même.
Darius se pencha, tira son ami mort par les chevilles, mais ne réussit à le traîner que sur cinquante centimètres. Le plastique glissait et se déchirait sur les cailloux. Il lâcha prise avec un juron.
« Tu aides, dit-il.
— Hein ? fit Sam.
— Tu aides, répéta le Lituanien. On met Tomas dans l’eau.
— Je m’occupe d’elle, dit Sam en serrant plus fort le bras de Galya.
— Où elle va ? » demanda Darius. Il écarta les mains pour désigner l’étendue d’eau et les bâtiments industriels, puis indiqua le cadavre. « Viens aider. »
Une chaleur moite subsista sur le bras de Galya après que Sam l’eut poussée contre la voiture.
« Ne bouge pas », ordonna-t-il.
Il s’approcha du cadavre, se baissa, le prit par les épaules.
Darius dit : « Vienas, du, trys, hup ! »
Les deux hommes combinèrent leurs efforts pour soulever le corps de quelques centimètres, puis ils le portèrent jusqu’à l’eau d’un pas mal assuré en ahanant bruyamment. Une main rouge de sang s’échappa du plastique et racla les pierres du bout des doigts.
« C’est pas vrai… », soupira Sam.
Un rythme disco, assourdi, déformé, surgissant de nulle part, lui fit faire un bond terrorisé et il lâcha les épaules du mort.
Galya, appuyée contre la voiture, s’écarta d’un pas.
Darius posa les pieds du cadavre et se redressa. Quelque chose vibrait sur le corps. Il se pencha, déchira le plastique brillant et plongea la main à l’intérieur. Quand il la ressortit, il tenait un téléphone portable entre ses doigts épais. Son visage s’affaissa et parut plus pâle encore à la lueur de l’écran. Il se tourna vers Sam.
« C’est Arturas », dit-il.
Sam déglutit, si fort que Galya entendit le bruit de la salive dans sa gorge. « Tu vas répondre ? » demanda-t-il.
Darius lui lança un regard noir. « Tu es stupide. Je réponds et je dis son frère est occupé ? Je dis il va dans l’eau, oui ? Je dis ça à Arturas ? »
Sam vacilla comme si l’insulte l’avait touché en pleine poitrine. « Putain, je sais pas, moi. C’est ton patron, pas le nôtre. »
Galya passa subrepticement derrière la voiture.
« Arturas est patron de tout le monde », répondit le Lituanien.
Sam fit un pas en avant. « C’est ton patron, pas le mien. »
Darius lui tendit le téléphone qui égrenait toujours sa grossière mélodie. La colère distendait ses traits rebondis. « OK, tu dis c’est pas ton patron, tu lui dis maintenant.
— Va te faire foutre », répliqua Sam.
Galya fit bouger ses poignets. Elle sentit le fil électrique lui raser l’arrière des cuisses en tombant.
Enjambant le corps, Darius vint se planter devant Sam.
« Tu crois tu es très fort ? » demanda-t-il, le téléphone sonnant toujours dans sa main.
Deux mètres séparaient maintenant Galya de la voiture. Elle repoussa le fil du bout des orteils, gardant les mains derrière son dos, délogea avec sa langue le bâillon glissé entre ses dents et le recracha, puis calma sa respiration.
Sam à son tour enjamba le corps et se positionna de l’autre côté. « Écoute, c’est pas le moment de se friter, OK ? Il faut qu’on en finisse avant que quelqu’un se pointe et nous demande ce qu’on fout ici en pleine nuit. »
Mais Darius ne l’entendait pas de cette oreille. « Fais attention à ce que tu dis, sinon tu vas dans l’eau aussi. »
Sam leva les mains.
Darius les balaya d’un geste brusque.
Galya se mit à courir.
Arturas Strazdas raccrocha sans laisser de message. Assis à l’arrière de la voiture qui filait sur l’autoroute en direction de la ville, il contempla, pensif, la nuque du chauffeur concentré sur sa conduite. Tomas répondait toujours au téléphone. Qu’il soit au lit ou à un enterrement, il ne manquait jamais un appel tant que son portable se trouvait à portée de main. Arturas l’avait même souvent entendu haleter et gémir au bout du fil pendant qu’il chevauchait une de leurs putes.
Une fois, dans une salle de cinéma, Tomas avait envoyé à l’hôpital un spectateur qui lui reprochait de parler au téléphone pendant la projection d’une comédie romantique. Il avait fallu plusieurs jours, et pas mal d’argent, pour convaincre le plaignant qu’il s’était trompé en identifiant son agresseur.
Tomas était depuis toujours un fauteur de trouble, mais Strazdas avait promis à sa mère de veiller sur son petit frère, quoi qu’il arrive. Il avait réitéré sa promesse quelques heures plus tôt, avant de quitter l’appartement de Bruxelles où il l’avait installée et de prendre l’avion pour Belfast.
Elle s’était plainte d’être seule pour Noël, mais pas moyen de faire autrement. Les affaires n’attendaient pas, et, malgré tout l’amour qu’Arturas Strazdas éprouvait pour son frère, il était impensable de confier de telles responsabilités à Tomas.
Strazdas lui avait envoyé un texto avant d’embarquer pour lui rappeler de se tenir prêt dès son arrivée. Il devait absolument le voir à l’hôtel ce soir. Et voilà que Tomas ne répondait pas. Strazdas rangea le portable dans la poche de poitrine de sa veste et réfléchit.
Bien sûr, il y avait une foule de raisons pouvant expliquer que Tomas ne prenne pas l’appel. Mais aucune ne lui semblait assez bonne. Quelque chose n’allait pas, forcément.
« Herkus, lança-t-il.
— Oui, patron ? » Le chauffeur jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
« Depuis combien de temps tu n’as pas vu Tomas ?
— Quelques heures, répondit Herkus. Il était en train de boire des coups avec Darius. J’ai dû foncer les chercher. Ils avaient atterri dans un bar d’homos, et vous savez comment il est, Tomas, avec les homos. »
Oui, Strazdas n’ignorait pas ce que Tomas pensait des homosexuels. Une faiblesse de caractère qui avait suscité pas mal de dépenses au fil des ans. Entre les cautions pour obtenir sa libération et l’achat du silence des victimes ou des témoins, c’était comme nourrir un animal exotique. Les proies coûtaient cher.
« Il y a eu des dégâts ? demanda Strazdas.
— Non, pas trop. » Herkus haussa les épaules. « Il ne s’est pas vraiment mis de sang sur les mains. Darius l’a sorti à temps. Je les ai récupérés à trois rues du bar.
— Et ensuite ?
— Tomas voulait se taper la nouvelle pute pour lui apprendre le métier. L’Ukrainienne. Quand il pète un câble avec les homos, il a toujours envie d’une pute après. »
Strazdas regarda les lumières de la ville qui approchaient, la masse compacte des bâtiments émergeant de l’ombre.
« Quelle Ukrainienne ? demanda-t-il.
— Celle que Rasa a ramenée de la ferme à champignons la semaine dernière, répondit Herkus. L’agence l’avait envoyée travailler là-bas, avec Steponas. Elle bossait depuis un mois, six semaines peut-être, quand Rasa l’a remarquée. Elle était couverte de fumier des pieds à la tête, mais Rasa, elle te repère un canon à cent mètres. Les loyalistes ont lâché deux mille patates pour l’avoir.
— Une petite somme, fit observer Strazdas.
— C’est un canon, je vous dis. Darius me l’a confirmé. Jeune, toute mince, jolie bouche. Du monde au balcon. Elle démarre aujourd’hui, et Tomas voulait qu’elle commence du bon pied. C’est ce qu’il a raconté.
— Ils l’ont mise où ?
— Du côté de Bangor, répondit Herkus. Au nord-ouest de la ville, après l’aéroport George-Best. »
Strazdas sortit à nouveau le téléphone de sa poche, chercha Darius dans le répertoire et lança l’appel. Il tomba directement sur la messagerie.
« Une fois que tu m’auras déposé à l’hôtel, essaie de trouver Tomas et Darius.
— OK », dit Herkus.
Galya pratiquait la course depuis un très jeune âge. C’était l’athlète la plus rapide des écoles de son district, remportant toutes les médailles et trophées aux championnats régionaux. Mama exposait ces récompenses sur le vieux vaisselier qu’elle avait hérité de sa propre grand-mère, quarante ans auparavant.
À l’adolescence, en pleine croissance osseuse, Galya se découvrit une préférence pour le cinq mille mètres. À quatorze ans, elle s’entraînait trois fois par jour, diminuant peu à peu son temps de parcours jusqu’à approcher les quinze minutes. Elle se rappelait les matins froids, quand elle refermait la porte de la maison de Mama et partait à petites foulées vers le stade, écoutant les bruits du monde qui s’éveillait pendant qu’elle avalait les tours de piste.
L’entraîneur proposa de l’inscrire à l’école d’athlétisme, convaincu qu’elle réussirait haut la main les épreuves de sélection. Peut-être même la préparerait-on à intégrer l’équipe olympique, pensait-il. Mais cela aurait signifié quitter son village en laissant Mama cultiver seule ses quelques arpents de terre. Galya déclina l’offre, et continua à courir pour le pur plaisir de sentir son cœur s’emballer.
Aujourd’hui, elle courait pour sauver sa peau.
Ses bras marquaient la cadence. Le macadam glacé lui brûlait la plante des pieds. Ses poumons s’emplissaient d’air froid.
Elle avait pris une vingtaine de mètres d’avance quand les deux hommes s’aperçurent de sa fuite. Paniqué, Sam trébucha sur le cadavre en s’élançant pour la rattraper. Elle entendit le bruit de sa chute, son hurlement, puis les pas sonores de Darius qui propulsait sa lourde masse en avant.
Avaient-ils des pistolets ? Galya se dit que non ; les coups de feu auraient déjà claqué, elle aurait senti les balles s’enfoncer dans sa chair. Quel effet cela faisait-il ?
Elle chassa cette pensée.
Devant elle, une barrière ouverte et, un peu plus loin, une jetée. Derrière, des pieds qui couraient, pesamment, sans parvenir à réduire la distance. Elle ne se retourna pas, afin de conserver son équilibre et son rythme. Galya savait que c’était l’essence même de la course : l’équilibre et le rythme, conditions nécessaires pour tenir la vitesse et minimiser la fatigue. Si elle perdait ça, elle serait rattrapée. Si elle était rattrapée, elle mourrait.
Respire.
Inspire, deux, trois, quatre, expire, deux, trois, quatre…
Darius haletait. Il n’avait pas les qualités d’un sprinteur, et aucune endurance. Pas comme Galya. Pour peu qu’elle maintienne son avance suffisamment longtemps, en restant hors de sa portée, il serait lâché par ses jambes, et ses muscles massivement privés d’oxygène ne le porteraient plus.
Inspire, deux, trois, quatre, expire, deux, trois, quatre…
Galya l’entendit rugir tandis qu’il puisait dans ses dernières réserves. Elle en possédait davantage encore. Malgré ses pieds douloureux dont la peau se déchirait sur le terrain imprégné de sel, elle poussa plus fort. Darius avait réduit l’écart, respirant avec l’énergie du désespoir. Il poussa un nouveau cri quand son allure faiblit.
Inspire, deux, trois, quatre, expire, deux, trois, quatre…
Elle aperçut le verglas à temps pour allonger sa foulée et sauta aisément. Darius n’avait rien vu. Elle entendit la glissade, suivie du bruit mou de la chair qui s’écroule sur le sol, et enfin le souffle brutalement expulsé des poumons.
Jurant et grognant, le Lituanien se releva. Il était gros et fort, mais il était lent aussi. Elle pouvait courir plus vite que lui, à n’en pas douter, mais la douleur remontait le long de ses chevilles et l’air glacé lui brûlait la gorge.
Inspire, deux, trois…
La poitrine de Galya lui faisait atrocement mal, l’air était trop froid. Elle rata un battement.
Expire, deux, trois…
Sa respiration devenait sifflante, elle perdait son équilibre. Elle ordonna à son esprit de se concentrer, à son corps de le suivre, mais la douleur refusait de se cantonner à ses pieds, s’insinuait lentement dans ses chevilles, jusqu’aux mollets, l’obligeant à raccourcir sa foulée et à ralentir.
Les pas lourds du Lituanien se rapprochaient. Il soufflait et haletait, mais il maintenait l’allure.
La barrière ouverte n’était plus qu’à quelques mètres. De l’autre côté, Galya distinguait d’immenses tas noirs qui se découpaient contre les lumières de la ville. Du charbon, peut-être, ou des pierres, et aussi des machines, dressées au-dessus de cabanes en préfabriqué. Des endroits où se cacher, si elle pouvait seulement les atteindre.
Mais le froid, la douleur. Poignardant ses jambes, se resserrant autour de sa poitrine.
Le Lituanien se rapprocha encore, si près maintenant qu’il aurait pu la toucher en tendant le bras.
Galya pria tout en courant.
Mama, aide-moi, aide-moi, fais que j’aille plus vite, fais que je…
Une lumière aveuglante, un hurlement de pneus, un choc sourd et un cri.
La voiture, un gros 4x4, déboucha d’une route secondaire et manqua de peu Galya. Elle sentit le souffle de l’air, puis le véhicule percuta le Lituanien. Elle entendit le bruit de son corps qui retombait sur le sol.
Une portière s’ouvrit et une voix cria : « Arrêtez-vous ! »
Galya filait toujours, mais ses longues foulées avaient fait place à une course vacillante.
La voix lança encore : « Stop ! Police ! »
Elle ralentit, jeta un regard par-dessus son épaule.
Les mots POLICE PORTUAIRE se détachaient sur le côté de la voiture, au centre d’un motif de couleur. Galya s’arrêta, l’incompréhension se mêlant à la peur.
« Ne bougez pas », dit le policier. Reportant son attention sur l’homme étendu par terre devant la voiture, il parla dans sa radio. « Vaudrait mieux appeler une ambulance, Bobby… »
La radio répondit en crachotant.
« Parce que j’ai renversé quelqu’un. »
Encore un grésillement.
« Je ne sais pas. Il est vivant. Enfin, il bouge… Au carrefour de Dufferin et de Barnet Road. »
Galya lutta contre l’adrénaline, s’obligeant à rester immobile, à attendre.
Le policier remarqua la voiture arrêtée au bord de l’eau, la forme enveloppée dans du plastique. « Envoie aussi des gars de la PSNI[1]. »
Grésillement.
« C’est ce que je vais faire. Je ne sais pas ce qui se passe, mais ça me plaît pas trop. »
Il se tourna vers Galya. « Alors… Qu’est-ce qui vous arrive ? »
Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais se rappela ce qu’on lui avait dit de la police dans ce pays. À la ferme, les chefs d’équipe mettaient en garde les nouveaux arrivants, et les employés rapportaient des histoires que leurs collègues avaient entendues. La police détestait les immigrants, ils étaient arrêtés et tabassés. Ceux qui avaient de la chance étaient expulsés ; les autres disparaissaient au fond de prisons grises, livrés à un système qui les laissait pourrir dans les entrailles humides de ses centres de détention.
Baissant les yeux, Galya contempla le sang sur ses mains, ses vêtements qui en étaient imprégnés. Elle avait tué un homme moins d’une heure auparavant. Si la police l’arrêtait, elle serait traitée comme une criminelle. Est-ce qu’on pendait encore les assassins ici ? Elle recula d’un pas.
Le policier tendit une main vers elle. « Ne vous inquiétez pas. Personne ne vous fera aucun mal. Restez où… »
Un moteur vrombit. Tournant la tête, le policier vit la vieille BMW qui accélérait dans sa direction.
Darius se releva, à genoux.
« C’est quoi, ce bordel ? » dit le policier. Il porta la main au pistolet qui battait contre sa hanche, mais Darius le saisit par le poignet et se dressa de toute sa hauteur.
Galya se remit à courir.
Pour la deuxième fois cette nuit, la sonnerie stridente du téléphone tira Lennon de sa somnolence. Il s’éveilla avec un sursaut, frissonna dans son bureau peu éclairé, et décrocha.
« Oui ?
— Un appel du sergent Connolly, dit le policier de service. Ça a l’air grave. »
Lennon marmonna un juron en se frottant les yeux. « Passez-le-moi. »
Il entendit les cliquetis de la ligne pendant qu’on transférait l’appel sur son poste, puis la voix de Connolly, crispé, parlant comme s’il luttait en même temps contre le froid. Connolly était un bon élément, assez jeune encore pour se rappeler pourquoi il s’était engagé, mais suffisamment vieux pour avoir ouvert les yeux et cessé d’idéaliser le monde de la police. Il avait été nommé sergent plus rapidement que les autres et briguait maintenant le grade d’inspecteur. Il ne tarderait sûrement pas à l’obtenir, pensait Lennon, mais en attendant, il restait affecté au travail de patrouille.
« Je vous écoute », dit Lennon. Il savait que Connolly fournirait un rapport clair et précis, sans baratin.
« Eddie McGrae et moi, on a répondu à un appel nous demandant de nous rendre sur le port », raconta Connolly. McGrae, son collègue, bien que de dix ans plus âgé, était encore un simple agent. « Un mort, je confirme, et un blessé. Une ambulance est en route. Eddie a pratiqué les premiers secours, mais visiblement, c’est plus sérieux que ça. Sans compter que c’est un gars de la police portuaire. Vous feriez mieux de venir. »
Lennon s’effondra dans son fauteuil. « Bon. Je serai là dans une demi-heure. »
Il raccrocha et composa un numéro extérieur. Il écouta la sonnerie, six fois, avant qu’une voix fortement alcoolisée ne réponde.
L’inspecteur chef Jim Thompson, responsable de l’unité de Lennon au sein de la brigade criminelle, bâilla au bout du fil pendant que Lennon lui rapportait les paroles de Connolly. Quand Lennon eut terminé, Thompson déclara : « Vous auriez pu attendre demain pour me raconter ça. J’ai des invités.
— Vous êtes mon supérieur, répondit Lennon. Je suis censé m’en remettre à votre autorité.
— Et vous êtes l’inspecteur de service. C’est vous qui avez reçu l’appel. Débrouillez-vous.
— Je n’ai pas assez d’hommes pour constituer une équipe.
— Il fait nuit noire. Il n’y aura pas d’examen complet des lieux avant demain matin, de toute façon. Appelez un médecin légiste et emmenez quelqu’un avec vous, n’importe qui… Sécurisez l’endroit, faites le nécessaire. Le commissaire divisionnaire prendra le relais demain. Vous pouvez assurer, non ? Et ne me rappelez pas, sauf si le ciel nous tombe sur la tête, compris ?
— Compris. »
Lennon ne s’expliquait pas comment Jim Thompson était devenu inspecteur chef. Depuis quatre mois qu’il avait rejoint l’unité, jamais encore il n’avait vu son supérieur endosser une quelconque responsabilité, à moins d’y être absolument obligé. Thompson appelait ça « déléguer ». Lennon y voyait une manière de se défiler, tout simplement.
Il était exact, malgré tout, qu’on ne pourrait rien faire ce soir, hormis sécuriser les lieux et recueillir le certificat de décès établi par le légiste. Le commissaire divisionnaire assignerait une équipe d’investigation demain matin. La tâche de Lennon se limitait donc pour l’instant à veiller à ce que les bonnes cases soient cochées. Néanmoins, l’idée que Thompson continue de célébrer joyeusement Noël pendant qu’un homme gisait mort près de l’eau lui restait en travers de la gorge.
Lennon n’avait apparemment pas de chance avec les inspecteurs chef. C’était à l’un d’eux, Dan Hewitt, qu’il devait sa présence ici ce soir. En l’absence de preuves, et même s’il était possible — Lennon devait bien le reconnaître — de n’y voir qu’une simple expression de sa paranoïa, cette idée s’imposait à lui avec une force toute particulière. Hewitt ne l’avait-il pas vendu un peu plus d’un an auparavant, provoquant la mort de Marie McKenna et épargnant de justesse Ellen ?
Hewitt avait bien des secrets, et Lennon en savait assez pour mettre son ancien ami sur la sellette s’il choisissait un jour de les révéler. En attendant, il gardait ces informations bien rangées, une partie dans sa tête, une autre sur papier. Depuis un an, il épluchait des dossiers pour tenter de prouver l’implication de Hewitt dans des affaires qui avaient été classées sans donner lieu à des poursuites. Les traces étaient minces, son vieil ami œuvrant pour l’unité la plus secrète des forces de police, la Branche C3 du Renseignement, dont les actions clandestines s’ébruitaient rarement hors de bureaux hautement sécurisés.
Lennon conservait quelques documents clés dans une boîte en métal cadenassée, au fond de son appartement. Pas assez pour faire tomber Hewitt, mais certainement de quoi l’obliger à répondre, le moment venu, à des questions embarrassantes.
Toutes ces missions nocturnes imposées en urgence ne relevaient peut-être que d’une pure coïncidence. Et seul le hasard voulait que les anciens informateurs de Lennon rechignent maintenant à lui parler. Dans d’autres affaires aussi, bien sûr, les pièces à conviction s’égaraient. Ainsi les accusations de Lennon s’étaient-elles effondrées à deux reprises devant le procureur, les preuves à charge ayant disparu du dossier.
Ou bien, il se pouvait que l’inspecteur chef Dan Hewitt ait chuchoté à certaines oreilles, poussé du coude certains bras, forcé certaines mains. Lennon soupçonnait que Hewitt essayait de lui rendre la vie au commissariat de Ladas Drive aussi difficile que possible dans l’espoir qu’il demande sa mutation.
Mais il ne lui accorderait pas ce plaisir. Non. Il continuerait à faire son travail, des nuits comme celle-ci, alors qu’il aurait préféré rester chez lui avec sa fille. C’était avec cette même ténacité qu’il refusait de céder Ellen à la famille McKenna, et il savait qu’il n’obéissait à aucune logique.
Il décrocha le combiné et commença à passer les coups de fil nécessaires.
Quand Lennon arriva, les secouristes étaient en train de charger le blessé dans l’ambulance. Seule sa bouche apparaissait entre les bandes qui enveloppaient sa tête, au-dessus du collier cervical. Un autre agent de la police portuaire se tenait debout près du véhicule au moment où les portes se refermèrent. Lennon remarqua les galons sur ses épaulettes.
« Vous êtes son supérieur ? » demanda-t-il.
Le sergent se tourna vers lui, l’air perdu, puis répondit : « Pardon… Oui. Bobby Watts. C’est moi qui ai reçu le message radio de Smithy, et j’ai alerté la PSNI. J’ai bien entendu qu’il était inquiet, mais bon sang, je ne m’attendais pas à ça…
— Inspecteur Jack Lennon. » Lennon tendit la main. « Je suis chargé de l’enquête jusqu’à ce que le commissaire divisionnaire réunisse une équipe demain matin. Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Watts raconta qu’après l’appel de l’agent Wayne Smith, il avait cru à un accident. Un ivrogne, sûrement, qui s’était précipité devant la voiture. En se rendant sur les lieux, il maudissait à l’avance l’inévitable paperasse et la demande d’indemnisation qu’il faudrait traiter. Il était arrivé quelques minutes avant la PSNI, et avait eu un choc en découvrant le spectacle.
« Je n’ai jamais vu une chose pareille », dit-il en secouant la tête d’un air accablé. Ses yeux se remplirent de larmes, son souffle accéléré rejeta un nuage de condensation. « En général, le boulot est plutôt calme sur le port. Un vol par-ci par-là, un peu de trafic, rien de plus… Rien d’aussi affreux qu’aujourd’hui, même quand on serrait les fesses pendant les Troubles. En plus, ils lui ont pris son arme de service.
— Merde », fit Lennon. Quelqu’un qui était assez fou pour envoyer un flic à l’hôpital se baladait maintenant avec un Glock 17 dans sa poche. Il ramena son manteau autour de lui dans le froid mordant. Connolly revenait du bord de l’eau, sa veste jaune fluorescent boutonnée jusqu’au menton.
Lennon tira l’ambulancier par la manche au moment où celui-ci s’apprêtait à monter dans la voiture. « Comment il va ? demanda-t-il.
— Pas terrible, répondit l’ambulancier. Mais j’ai vu pire. À part les entailles sur le cuir chevelu, le crâne n’a pas l’air endommagé… Il faut attendre le scan pour en savoir plus. Les signes vitaux sont bons, en tout cas. On l’emmène au Royal Hospital. Appelez les urgences d’ici une heure, ils pourront mieux vous renseigner.
— Merci », dit Lennon. Il se tourna vers Connolly. « Alors ?
— Le mort a entre trente et quarante ans. D’après les tatouages et les vêtements, je dirais qu’il vient d’Europe de l’Est. Il a eu la gorge tranchée.
— Bien, fit Lennon. Allons voir ça. »
Alors qu’ils s’éloignaient, Watts lança : « Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? »
Lennon faillit lui répondre de retourner à son bureau, il ne pouvait être d’aucune utilité ici. Mais il n’en eut pas le cœur. « Restez avec la voiture de l’agent Smith, dit-il. Assurez-vous que personne ne s’en approche avant qu’on ait installé le cordon de sécurité. »
Watts balaya des yeux la route qui s’étirait dans la nuit. Bien qu’il n’y eût pas âme qui vive, et sûrement aucune menace pour le véhicule, il répondit : « Ah, oui. Bien vu.
— Merci », dit Lennon, soulagé que Watts ne se froisse pas. Il n’y avait rien qu’un membre de la police portuaire puisse faire, mais le renvoyer aurait été une insulte plus grande encore que lui confier une tâche absurde.
Lennon et Connolly repartirent vers le bord de l’eau. Leurs pas crissaient sur le sol gelé.
« Qu’est-ce qu’il fait froid ! dit Connolly pour rompre le silence.
— Ça oui, fit Lennon.
— Comment va votre gosse ?
— Bien.
— Tant mieux.
— Elle est contente que le père Noël arrive ?
— Oui. »
Cette conversation minimaliste avait duré le temps qu’ils parviennent à l’endroit où gisait le cadavre. Le plastique noir qui l’enveloppait s’était déchiré sur les cailloux et un pan avait été rabattu, découvrant le visage et le torse.
« C’est vous qui avez enlevé le plastique ?
« Oui, répondit Connolly, juste pour confirmer qu’il n’y avait plus aucun signe de vie.
— Bon. Mais à partir de maintenant, veillez à ce que rien ne soit déplacé. Le médecin légiste devrait bientôt arriver. À part ça, plus personne ne touche au corps. Vu ?
— Vu.
— Lumière… », dit Lennon en tendant la main.
Connolly tira une torche électrique de sa ceinture et la lui passa.
Lennon éclaira le sol pour ne pas risquer de piétiner des indices. Un peu plus loin, le pinceau de la lampe révéla la présence de fil électrique et d’une boule de tissu — on aurait dit un morceau de drap.
« Et ça ?
— Personne n’y a touché, dit Connolly. Il y a plein d’ordures par ici, mais je ne crois pas que c’en soit.
— Moi non plus. »
Lennon s’accroupit près du corps. Le visage était rond avec des traits grossiers, des cheveux coupés ras, une bouche ouverte sur la nuit. Du gel s’était déjà formé sur les lèvres. Une entaille profonde sous le menton s’élargissait en une sorte de bavoir rouge sang.
« Ce n’était pas un couteau, dit Lennon.
— Ah non ? fit Connolly.
— Le tracé n’est pas assez net. » Lennon approcha la torche pour détailler la plaie. « Vous voyez comme le bord est déchiré, plutôt que coupé ? C’est un objet moins tranchant qu’une lame qui a fait ça. »
Lennon espérait secrètement que l’affaire ne serait pas confiée à l’unité de Thompson. L’officier responsable, ou son adjoint, devrait assister à l’autopsie. Connaissant Thompson, il enverrait Lennon à sa place pour regarder ce pauvre bougre se faire ouvrir les entrailles.
« Il y a des traces de pneus là-bas », dit Connolly.
Lennon balaya de sa lampe la terre mêlée de sable et de cailloux. Les traces étaient à peine visibles tant le froid avait durci le sol, mais pas de doute, une voiture s’était arrêtée là.
Il chercha des empreintes de pas entre les marques de pneus et le corps. Rien, hormis de vagues tassements dont on ne pourrait pas tirer grand-chose.
« Vous auriez une hypothèse à me proposer ? » demanda-t-il.
Connolly se balança gauchement d’un pied sur l’autre. « Des gens sont venus ici pour se débarrasser du corps, je dirais… Ils ont été surpris par l’agent de la police portuaire, ils l’ont rossé et se sont enfuis.
— Voilà qui me paraît tout à fait plausible.
— Mais pour ce qui est du mort… »
Lennon se releva. « Quoi ?
— Je crois que je l’ai déjà vu », dit Connolly.
Arturas Strazdas ouvrit son ordinateur portable sur le bureau de sa luxueuse suite et l’alluma. Puis il s’assit dans le fauteuil en cuir, près d’un élégant canapé qui délimitait le salon. Quelques secondes plus tard, connecté au réseau wi-fi de l’hôtel, il se rendit sur le site de European People Management, une agence de recrutement dont il était propriétaire en partenariat avec son frère et sa mère. Il existait ainsi une demi-douzaine d’agences similaires dans les îles Britanniques, toutes aux mains de membres de sa famille proche.
Mais il était le seul à en connaître le véritable fonctionnement.
Dans l’espace administrateur, il entra le nom d’utilisateur et un mot de passe qu’il changeait tous les sept jours, puis enchaîna les étapes jusqu’à faire apparaître une liste d’immigrants embauchés en Irlande du Nord, ressortissants polonais, tchèques, lituaniens ou lettons. Il limita sa recherche aux femmes ayant quitté leur travail au cours des trois dernières semaines.
Un seul résultat.
Elle était lituanienne, enregistrée sous le nom de Niele Gimbutiené. Une fausse identité, Strazdas le savait. Il cliqua sur le lien pour ouvrir son profil détaillé. Il y avait deux images : l’une, un scan d’un passeport lituanien, l’autre, un portrait de la fille. À première vue, c’est-à-dire pour les yeux fatigués d’un officier de l’immigration, les deux photos montraient la même Lituanienne, qui, en tant que ressortissante de l’Union européenne, avait parfaitement le droit de vivre et de travailler au Royaume-Uni.
Mais en regardant de plus près les yeux, la saillie des pommettes, le contour de la bouche, un esprit averti pourrait soupçonner que cette fille n’était pas celle qui figurait sur le passeport. Et il aurait raison.
D’après les commentaires, elle avait quitté son emploi dans une ferme à champignons du comté de Monaghan un peu plus d’une semaine auparavant et rompu tout lien avec l’agence. L’information n’était pas fausse, à strictement parler, mais masquait une réalité autrement plus dure que Strazdas, lui, connaissait. Il eût été plus exact d’expliquer qu’elle avait été achetée à l’agence par une tierce partie, en même temps que le passeport. Celui-ci servirait peut-être à une autre jolie fille aux cheveux blonds, aux yeux bleus, et aux traits slaves. Mais la « Lituanienne » se trouvait toujours quelque part à Belfast.
Tomas avait des ennuis, Strazdas le sentait dans ses tripes. Cette fille si mince avait-elle quelque chose à y voir ? Rien ne semblait l’indiquer, mais il savait après des années d’expérience qu’aucune possibilité ne devait être écartée.
Son portable sonna sur le bureau. Il le saisit, regarda l’écran, et prit l’appel.
« Ça ne répond pas à l’appartement, annonça Herkus. Les lumières sont éteintes. À mon avis, ils ne sont pas là. J’enfoncerais bien la porte, mais vu que tout est blindé ici, j’aurais besoin d’un bélier.
— C’est bon. Fais le tour des bars que fréquentent Tomas et Darius. Emmène d’autres gars avec toi s’il le faut. Je veux qu’on les retrouve ce soir. »
Il raccrocha sans attendre la réponse d’Herkus et examina de nouveau la photo de la fille.
« Qu’est-ce que tu as fait de mon frère ? » demanda-t-il.
Il se sentit rougir au son de sa propre voix. Voilà qu’il parlait tout haut maintenant. Sa mère l’avait mis en garde pas plus tard que ce matin, disant qu’il travaillait trop, qu’il devait se ménager, qu’il ne résisterait pas à tant de stress et de nuits sans sommeil. Il y avait des limites à ce que l’esprit d’un homme pouvait supporter, même s’il était aussi fort qu’Arturas Strazdas.
Strazdas ne discutait pas avec sa mère. Personne ne tenait tête à Laima Strazdiené.
Son père ne s’y était jamais risqué. Adolescent, à Kaunas, Arturas prenait ses repas à la table du deux-pièces familial, avec Tomas assis en face de lui, et leur père entre eux. La quatrième chaise demeurait vide pendant qu’ils mangeaient. Ils entretenaient la conversation pour couvrir les grognements montant de la chambre où sa mère, une fois de plus, recevait un visiteur.
La nuit, allongés côte à côte sur le canapé convertible, Arturas et Tomas entendaient leurs parents parler de l’autre côté de la cloison. Ou plutôt, c’était leur mère qui parlait. Leur père écoutait.
Pour avoir de quoi manger, disait-elle, et chaud.
Un jour, Strazdas l’avait interrogée au sujet de ces visiteurs qui allaient et venaient à toute heure. Elle lui jeta son café brûlant sur les genoux. Son père l’emmena à l’hôpital universitaire et lui recommanda de garder à l’avenir ses questions pour lui.
Son père quitta le domicile peu de temps après le départ des Soviétiques. Il partit sans un mot, sans laisser aucun message. Sa place à table resta vacante, tout simplement. La mère de Strazdas refusait d’aborder le sujet, elle fit comme si son mari n’avait jamais existé.
Bientôt, les hommes ne furent plus les seuls visiteurs. Des jeunes femmes venaient aussi, et elles emmenaient les hommes dans l’autre pièce pendant qu’Arturas et Tomas mangeaient avec leur mère.
Quelque temps plus tard, ils emménagèrent dans un trois-pièces. Les frères espéraient disposer enfin de leur propre chambre, au lieu de quoi il y eut alors deux filles qui recevaient les visiteurs à tout moment. Mais Tomas put fréquenter une bonne école, tandis qu’Arturas entrait à l’université.
Arturas s’installa seul dans un appartement. Sous la conduite de sa mère, il réserva lui aussi une pièce au divertissement d’hommes esseulés. Il découvrit qu’il aimait avoir de l’argent dans sa poche et de beaux vêtements. Les autres étudiants le jalousèrent quand il s’acheta une voiture, bien que ce fût un modèle d’occasion.
Et puis un incident se produisit entre Tomas et un de ses professeurs, qui les obligea à déménager à Vilnius.
Laima avait toujours gâté son fils cadet, en dépit de ses bêtises. Il semblait que pour chaque baiser sur la joue de Tomas, Arturas recevait une taloche. Pourtant, avec le recul, il n’en voulait pas à sa mère. Pas vraiment. Après tout, elle lui avait appris à bien gagner sa vie en exploitant les faiblesses d’autrui.
Arturas Strazdas se leva et gagna une élégante desserte en verre de l’autre côté de la suite. Herkus y avait déposé un petit paquet, un sachet en cellophane renfermant de la poudre blanche. De la bonne came, avait dit Herkus, en direct de la source. Il avait aussi conseillé à son patron d’y aller mollo, peut-être de se reposer avant.
Strazdas ouvrit le sachet et versa un peu de poudre sur le verre. À l’aide de la carte clé de l’hôtel, il divisa le tas en trois lignes. Il prit un billet de cinquante euros dans sa poche, le roula pour former une paille, l’inséra dans sa narine gauche, et inhala.
Le monde apparut soudain d’une clarté saisissante.
Il frissonna en exhalant, porta la paille à son autre narine, et aspira la deuxième ligne.
Sa tête devint légère.
Strazdas glissa de nouveau le billet dans sa narine gauche et prit la dernière ligne. Puis, jetant le billet, il se pencha pour lécher ce qui restait de poudre sur le verre. Tandis que sa langue glissait sur la surface luisante, avec un picotement en réaction à la cocaïne, il ouvrit les yeux et les vit reflétés dans le verre. Il se redressa et contempla fixement son image.
« Va te faire foutre », dit-il.
L’esprit clair, le cœur battant plus fort, percevant dans l’air une douceur nouvelle, il adressa un sourire grimaçant au visage maculé de poudre qui le regardait dans le verre. Son téléphone carillonna, et il eut le sentiment que quelque chose en lui avait deviné l’appel avant même que la sonnerie ne retentisse. D’autres auraient aussitôt chassé cette pensée absurde, mais Arturas Strazdas n’était pas quelqu’un d’ordinaire. C’était un homme hors du commun, capable de tout.
À moins que ce ne fût l’effet de la cocaïne.
Il renifla bruyamment et s’essuya le nez avant d’aller répondre au téléphone posé sur le bureau. Son être frémit quand il vit le nom affiché à l’écran.
« Oui, maman, répondit-il.
— Tu n’as pas téléphoné, dit-elle, la voix coupante comme un éclat d’ardoise. Tu avais dit que tu appellerais dès que tu descendrais de l’avion, et tu ne l’as pas fait. Pourquoi ?
— J’étais occupé, dit Strazdas.
— Tu ne peux pas être occupé au point de ne pas appeler ta mère pour la rassurer.
— C’est vrai.
— Et Tomas, comment il va ? »
Strazdas ferma les yeux. « Qu’est-ce que tu fais encore debout ? Il est tard. Tu devrais dormir à cette heure.
— Toi aussi, répliqua-t-elle. Tu n’as pas répondu à ma question. Comment va Tomas ? Je ne l’ai pas vu depuis qu’il est parti pour ce terrible endroit. »
Strazdas n’avait jamais pu mentir à sa mère. « Je n’ai pas eu l’occasion de lui parler, dit-il.
— Pourquoi ? demanda-t-elle, sans essayer de dissimuler l’inquiétude dans sa voix. Tu lui as téléphoné ? »
Il se donna le temps de respirer. « Oui. Il n’a pas répondu.
— Mais Tomas répond toujours à son téléphone.
— Je sais.
— Même quand il est avec une femme. Ça ne me plaît pas toujours, mais il répond.
— Oui.
— Alors, cherche-le, dit-elle. Et ne m’appelle pas tant que tu ne l’auras pas trouvé. »
La ligne fut coupée. Il resta avec le téléphone à l’oreille.
« D’accord », dit-il.
Galya n’aurait su dire combien de temps elle était restée dissimulée dans l’ombre, avant de s’avancer à découvert entre les monceaux de terre et d’acier de ce chantier de construction. Tout en courant, elle avait lancé un regard par-dessus son épaule et vu le gros Lituanien envoyer son énorme poing dans la figure du policier. Elle avait entendu le bruit horrible du coup sur la chair, puis des cris.
Des camions et des conteneurs montaient la garde devant un entrepôt, ainsi que de vieilles machines rouillées et d’énormes sacs de béton. Galya se coula dans les flaques d’ombre, empruntant un chemin que la lumière orangée des lampadaires ne pouvait atteindre.
Bientôt, elle reconnut le bruit de la BMW sur la route, non loin de sa cachette. La voiture apparut, à quelques mètres seulement, puis s’arrêta. Une portière s’ouvrit et le gros Lituanien descendit. Sa respiration l’auréolait de buée.
Galya se plaqua une main sur la bouche pour qu’il ne voie pas l’air chaud rejeté par ses poumons.
Il scruta l’obscurité. Elle crut un moment qu’il la regardait droit dans les yeux. Il s’inclina vers l’avant, comme pour s’approcher, mais Sam lança depuis la voiture : « Faut qu’on y aille.
— Elle est là-dedans, dit le Lituanien.
— On n’a pas le temps. Les flics vont arriver d’une minute à l’autre. Allez, putain… Viens. »
Le Lituanien pivota et lui fit face, bombant le torse. « Tu ne dis pas quoi faire à moi.
— Hein ? » Sam écarquilla les yeux, incrédule. « C’est pas le moment de se disputer, bon sang. Remonte dans la voiture, sinon je te laisse ici. »
Les épaules du Lituanien retombèrent. Il se tourna à nouveau vers les ombres du chantier. « Je sais tu es là, dit-il en s’adressant à Galya. Je sais tu parles anglais. Je suis pas stupide comme lui. Reste dans le noir. Je te trouve, tu es morte. Le frère de Tomas te trouve, tu es morte. La police te trouve, tu es morte. »
Galya se recroquevilla encore plus. Le Lituanien s’avança d’un pas.
« Oui, continua-t-il. C’est Arturas qui commande police. Police te donne à lui. Après tu meurs. Arturas te fait mal, il fait mal longtemps à toi. Et après, tu meurs. »
Du doigt, il fit mine de se trancher la gorge et grimaça un sourire.
« Allez viens, dit Sam. Je m’en vais. »
Le Lituanien remonta dans la BMW. Les pneus dérapèrent sur la glace avant qu’il n’ait refermé la portière, et la voiture disparut.
Combien de temps s’était-il écoulé ensuite ? Depuis combien de temps Galya se cachait-elle dans l’ombre ? Ses tremblements étaient devenus incontrôlables, ses membres se détendaient brusquement et tressautaient sans discontinuer. Il fallait qu’elle bouge, sinon le froid aurait raison d’elle. Elle se souvenait de Vasyl, à la ferme voisine, qu’on avait découvert mort d’hypothermie. N’ayant plus d’argent pour acheter du fuel, il s’était blotti sous un tas de chiffons au fond d’une armoire. Comme un animal, avait dit Mama, qui creusait sa propre tombe.
L’arrivée d’une autre voiture portant le blason de la Police portuaire décida enfin Galya à se lever. Elle avança en épousant les ombres, marchant avec peine, déplaçant un pied, puis l’autre, ses bras et ses jambes ne lui obéissant pas plus que ceux d’un ivrogne. L’air glacé l’empêcha de trouver son équilibre quand elle voulut accélérer l’allure.
Quelque chose en elle, contre toute raison, se réjouissait presque de l’engourdissement qui gagnait ses pieds, bloquant la cuisante douleur, mais elle se rappela alors comment Papa avait perdu une partie des siens quand ils avaient gelé. Elle remua vigoureusement ses orteils nus pour activer la circulation du sang.
Entre les empilements de sacs de béton et les remorques des camions, elle voyait la scène, à quelque distance, baignée d’une lumière orangée. Le policier s’agenouilla à côté de son collègue tombé à terre. Pendant que son attention était retenue par le blessé, Galya sortit de l’ombre, traversa la route et se fondit dans la nuit.
Moitié marchant, moitié courant, guidée par le bourdonnement de l’autoroute sur sa droite et l’eau sur sa gauche, elle avait parcouru environ cinq cents mètres quand elle entendit les sirènes. Un chantier de construction sur lequel des bâtiments hérissaient leurs squelettes d’acier se dressait devant elle.
Galya se faufila par un espace dans la clôture. Quatre étages de poutrelles s’élevaient au-dessus de sa tête. Elle contourna le site, longeant le grillage, concentrée sur le sol à ses pieds, la terre et les cailloux qu’elle explorait du bout des orteils en redoutant à chaque pas qu’un trou béant ne l’engloutisse. À mesure qu’elle progressait, son regard se perdait dans des ténèbres de plus en plus profondes.
Une vieille église apparut de l’autre côté de la clôture. Derrière les fenêtres cintrées ne brillait aucune lumière. Un peu plus loin, ayant suivi la palissade qui délimitait le chantier à cet endroit, Galya parvint à une porte fermée par une chaîne et un cadenas. Sous la poussée, le battant s’ouvrit d’une dizaine de centimètres. Elle s’accroupit, glissa une épaule dans la fente, mais sa tête se trouva coincée, sa joue griffée par le bois grossier. Elle força de tout son poids. Des échardes se plantèrent dans son oreille, elle réussit à passer la tête. Un petit cri lui échappa quand elle s’arracha un lambeau de peau et une poignée de cheveux qu’elle laissa sur le chambranle en dégageant son autre épaule. Elle tomba en avant, se traîna pour extirper son torse, puis ses hanches, et faillit rester là, couchée sur la terre glacée, pour se reposer.
Mais elle se redressa péniblement. Ses membres répondaient mieux à présent. Les spasmes et les frissons s’étaient calmés, du moins pour l’instant.
En face d’elle, une clôture haute de trois mètres, avec de l’autre côté un parking et des immeubles résidentiels qui semblaient neufs. Quelques fenêtres étaient éclairées. Pouvait-elle sonner aux portes de ces gens, demander à utiliser leur téléphone ? Peut-être. Mais comment réagiraient-ils face à cette étrangère nu pieds qui les dérangeait en pleine nuit ? Mieux valait chercher une cabine.
À n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, avait dit l’homme.
C’était quelqu’un de bon.
Galya aperçut une voiture arrêtée sous un lampadaire au bout de la rue, la roue avant engagée sur le trottoir, les vitres embuées. Plus loin, un portail était ouvert.
Bouge-toi, se dit Galya. Si elle restait immobile, le froid la gagnerait tout entière. Elle s’élança vers le portail. Ses plantes de pied lui faisaient mal à chaque pas. Dans quel état allait-elle les découvrir ? Tu t’occuperas de ça plus tard, pensa-t-elle. Mets-toi à l’abri, trouve de l’aide.
Il y avait un bar dans la rue, une vieille bâtisse solitaire qui défiait les constructions modernes tout autour. Un panneau publicitaire vantant la Guinness était accroché au-dessus de la porte. Aucun bruit à l’intérieur.
En s’approchant de la voiture, elle vit que le pare-chocs avant avait heurté un boîtier électrique à la base du lampadaire. L’une des portières arrière semblait mal refermée. Peut-être pouvait-elle se glisser à l’intérieur, échapper au froid pendant un petit moment.
C’était une vieille guimbarde cabossée. Le genre de voitures qu’elle voyait dans son village, inlassablement réparées, trimballant la rouille et l’espoir. La condensation obscurcissait l’habitacle. Galya posa la main sur la poignée. Elle avala sa salive en s’armant de courage, ouvrit la portière, et recula d’un pas.
Un homme ronflait sur la banquette arrière, couché en position fœtale, serrant une bouteille contre sa poitrine. Dérangé par l’afflux d’air froid, il grogna et remonta jusqu’à son menton le manteau qui le recouvrait. Galya sentit l’odeur fétide de l’alcool portée par son haleine chaude.
Il prévoyait sans doute de rentrer chez lui en quittant le bar, mais n’était pas allé bien loin. Terrassé par l’ivresse, il s’était allongé à l’arrière pour cuver, se logeant aisément sur la banquette grâce à sa petite taille.
Ses pieds aussi étaient petits.
Galya examina ses chaussures de sport. De qualité médiocre, même aux yeux d’une fille venue d’Ukraine. Mais c’était mieux que des pieds nus à vif sur le sol gelé. Elle prit une grande inspiration, retint son souffle, et attrapa un lacet entre le pouce et l’index. Le nœud se défit dès qu’elle tira. Elle ôta la chaussure en dégageant le talon.
L’homme aspira une goulée d’air et souffla. « Oui, oui, je me lève », marmonna-t-il d’une voix abrutie par l’alcool et le sommeil.
Galya se figea.
Il n’ouvrit pas les yeux. Bientôt, il ronflait de nouveau.
Galya respira. Elle dénoua l’autre lacet et prit la seconde chaussure.
Les paupières de l’homme se soulevèrent sur un regard vide. « C’est bon, j’arrive. T’énerve pas. »
Il replongea dans le sommeil.
Sans prêter attention aux relents qui montaient des chaussettes, Galya enfila les tennis. Elles étaient d’au moins deux tailles trop grandes, mais tant pis, elle s’en accommoderait. Elle agita les orteils dans la chaleur imprégnée de transpiration.
Un reflet brillant attira son attention. Là, sur le plancher, un téléphone portable et quelques pièces de monnaie. Elle se pencha par-dessus l’ivrogne, captant son odeur âcre qui lui emplissait le nez et la bouche. Les pièces tintèrent quand elle les ramassa en même temps que le portable, et les paupières de l’homme battirent à nouveau. Cette fois, il la regardait droit dans les yeux.
« C’est pas encore l’heure, hein ? dit-il.
— Non, répondit Galya en anglais. Pas encore. Rendormez-vous. »
Herkus s’était rendu dans une demi-douzaine de bars fréquentés par Tomas. On ne l’avait vu nulle part, pas plus que Darius, et il crut tous ceux qui lui firent cette réponse. Les gens mentaient rarement à Herkus, même s’ils ignoraient pour qui il travaillait. Il avait un de ces visages qui incitaient à dire la vérité. Seuls les plus courageux, ou les plus stupides, pouvaient envisager de le mener en bateau. Il y avait bien quelques braves au comptoir des bars qu’il écumait depuis deux heures, les autres se rangeant pour la plupart dans la deuxième catégorie, mais leur sincérité ne faisait aucun doute : la masse sombre de Tomas ne s’était pas encadrée dans la porte ce soir-là.
Le cœur lourd, Herkus roulait vers le dernier bar figurant sur sa liste. L’endroit serait fermé à cette heure tardive, mais si Tomas et Darius étaient d’humeur à boire, personne ne se serait risqué à refuser de les servir.
Il gara la Mercedes dans Holywood High Street, juste en face du Black Stove Bar & Grill. À première vue, le Black Stove ressemblait à un établissement haut de gamme tel qu’on en trouve dans les quartiers aisés de Belfast. Bien des clients l’auraient ainsi qualifié, ignorant que son propriétaire n’était pas quelqu’un de respectable. Non que ce fût un criminel, du moins pas dans le sens où Herkus l’entendait. Clifford Collins n’était pas un mauvais bougre, à proprement parler. Il avait simplement des goûts que seules certaines femmes exerçant une profession particulière pouvaient satisfaire. Aussi Clifford Collins accueillait-il de temps à autre Tomas aux frais de la maison. Aurait-il seulement suggéré que les boissons ou les plats apportés sur la table de Tomas et de ses amis pouvaient à l’occasion être payés, il se serait vu rappeler sans ambiguïté que Tomas réglait sa note d’une autre manière, en ne téléphonant pas à la femme de Clifford pour lui raconter en détail les passe-temps exotiques de son époux.
Herkus traversa la rue. Le lourd battant extérieur était ouvert. Il essaya la deuxième porte, qui comportait un panneau vitré, mais celle-ci était verrouillée. Une faible lueur brillait à l’intérieur, éclairant des formes vagues parmi lesquelles il tenta de repérer quelque chose qui s’apparenterait à un être humain. Il ne vit que des variations de lumière et d’ombre. Les yeux collés à la vitre, il frappa quelques coups avec ses grosses articulations.
L’une des formes se déplaça.
« Je te vois, dit-il en anglais. Ouvre la porte. »
Il frappa encore, plus fort.
« Une minute », lança une voix. Herkus reconnut le timbre aigu et geignard de Clifford Collins.
« Ouvre », répéta-t-il.
Une ombre s’approcha de l’autre côté. Des verrous furent tirés, une chaîne ôtée. La porte s’ouvrit de quelques centimètres, et le visage de Clifford apparut.
« Tomas est là ? demanda Herkus.
— Non, répondit Clifford. Je ne l’ai pas vu depuis le week-end dernier. »
La voix du petit homme tremblait, mais ses yeux disaient qu’il ne mentait pas. Et qu’il était soulagé.
Pourquoi serait-il soulagé ? Peut-être Herkus n’avait-il pas posé la bonne question.
« Darius est là », dit Herkus, et cette fois ce n’était pas une interrogation. Il énonçait un fait, tout simplement.
Clifford secoua la tête, bouche ouverte, cherchant la réponse correcte. Il finit par lâcher : « Non. » Un mensonge, de toute évidence.
Herkus n’hésita pas. Il fit un pas en arrière, et, usant de tout son poids, envoya un coup de pied dans le bois. Clifford poussa un cri et recula. La chaîne tint bon. Herkus frappa à nouveau, puis encore une fois. La porte s’ouvrit vers l’intérieur.
« Bouge pas », ordonna Herkus à Clifford en entrant.
Clifford alla s’asseoir à une table.
Au fond du bar, réfugiés dans un box : Darius et l’un de ces deux crétins de frères irlandais qui faisaient travailler des putes dans un appartement à Bangor. Si la mémoire d’Herkus était bonne, celui-là s’appelait Sam.
Mais pas de Tomas.
Pâle, le front luisant de sueur, Sam gardait les mains posées sur la table. Tout dans son attitude signalait un homme qui a peur.
Herkus s’adressa à Darius en lituanien. « Où est-il ? »
Darius fixait le plateau de la table en granit. « Qui ça ? »
Herkus s’approcha. « Tu sais très bien. »
Darius eut un petit rire nerveux. « Tomas, tu veux dire ? »
Sam se raidit en entendant ce nom.
« Oui, fit Herkus. Tomas.
— J’en sais rien, répondit Darius.
— Regarde-moi », dit Herkus en se penchant vers lui. Il reconnut l’odeur du whisky et de la terreur.
Darius leva les yeux.
« Où est-il ? »
Darius haussa les épaules. « Je te l’ai dit, j’en sais rien. Je suis pas sa baby-sitter.
— Si, justement. » Herkus parlait d’une voix calme et égale afin de cacher à Sam la gravité de la situation. « Je l’ai laissé avec toi. Tu es responsable. Alors, je te repose la question. Ne me mens pas. Où est Tomas ?
— Je l’ai emmené à l’appartement de Bangor, répondit Darius. Il voulait essayer la nouvelle fille. Il a décidé de sortir avec elle quelque part. Je sais pas où. C’était vers onze heures. Je les ai pas revus depuis, ni lui ni elle. »
Herkus posa une main sur l’épaule de Darius. Les muscles se contractèrent sous le blouson de cuir. « Tu me mens. Je vais devoir appeler Arturas. Il sera en colère. Tu sais l’affection qu’il a pour son frère. »
Darius leva les mains en signe d’impuissance. Mais son geste trahissait la panique qui bouillait sous le calme apparent. « C’est ce qui s’est passé. Il a emmené la fille… Qu’est-ce que tu veux que je te dise d’autre ?
— La vérité, dit Herkus. Et tu me la diras. Fais-moi confiance. »
Il se tourna vers Sam, remarquant les éraflures et la terre sur ses mains, comme après une chute.
« Toi », dit-il en anglais. Il parlait la langue mieux que Darius. « Où est Tomas ? »
Le crétin leva vers lui des yeux hébétés par l’alcool et ricana. « Qu’est-ce que j’en sais, moi, putain ? »
Herkus le saisit par ce qu’il put empoigner de ses cheveux coupés en brosse et lui écrasa le visage contre la table. Il sentit, plutôt qu’il n’entendit, le choc des dents.
Sam cracha du sang et des fragments d’émail sur le granit, se leva en vacillant, et passa la main derrière son dos. Cet imbécile allait-il sortir un couteau ?
« Fais pas ça », dit Darius.
La colère sur le visage de Sam vira à la terreur lorsqu’il comprit que ce qu’il cherchait ne se trouvait plus à sa ceinture. Il pivota pour regarder le banc où ses fesses de maigrichon reposaient un instant auparavant.
« Fais pas ça », répéta Darius, plus fort.
Sam se pencha, attrapa un objet sur le banc et visa le front d’Herkus. Plus ou moins. Le pistolet tressautait dans sa main comme un poisson hors de l’eau. Un filet de sang lui coulait du menton.
Herkus soupira. « Faut que t’enlèves la sûreté. »
Sam mit du temps à réagir. Il examina alors le pistolet, cherchant le cran.
Herkus lui arracha l’arme d’un geste rapide et fluide. Ébahi, Sam gardait les yeux rivés sur sa main.
« C’est un Glock, dit Herkus. Il n’y a pas de cran de sûreté. Assieds-toi. »
Sam obéit. Herkus rangea le pistolet dans la poche de sa veste.
« Je te repose la question. Où est Tomas ? »
Sam cracha encore. « Pu’ain, mes ’ents ! » geignit-il, des larmes dans les yeux. Il effleura de ses doigts sa lèvre qui enflait déjà.
Darius passa une main sur les marbrures qui lui venaient aux joues. Il parla en lituanien. « Je te le répète, on sait pas. Il est parti avec la fille et n’est pas revenu.
— Très bien. » Herkus sourit et s’adressa à Sam en anglais. « Venez, on va faire un petit tour en voiture. »
Frissonnant, Lennon accueillit les divers intervenants qui arrivaient sur les lieux. Ce fut d’abord le médecin légiste. Le Dr Eoin Donaghy avait passé un manteau par-dessus son pyjama. Sa mission consistait uniquement à prononcer l’extinction de la vie. Il ne lui fallut que quelques secondes pour examiner le cadavre et déclarer avec assurance : « Pas de doute, il est mort. »
Il revint lentement vers Lennon en ôtant les gants chirurgicaux qu’il avait enfilés pour l’examen, aussi bref fût-il. « Tuer quelqu’un par ce froid…, dit-il.
— Oui, fit Lennon.
— C’est dur pour ce policier, il est tout jeune. C’était grave ?
— Un peu. Mais il s’en sortira.
— Tant mieux, tant mieux, dit le médecin. Bon, s’il n’y a rien d’autre…
— Non, dit Lennon. Ce sera tout. Merci. »
Ils se serrèrent la main, et le médecin retourna à sa voiture.
Connolly s’approcha. « J’ai un nom », annonça-t-il.
Il venait de passer un quart d’heure au téléphone dans son véhicule de patrouille, pendant que l’officier de service au commissariat, sur sa demande, consultait le fichier des arrestations pour trouble à l’ordre public auxquelles il avait procédé durant les derniers mois.
« Je savais bien que je le connaissais, dit-il. Tomas Strazdas. Lituanien. Je l’ai chopé en octobre… Altercation avec les portiers d’une boîte. Il a été libéré sous caution après une nuit en cellule.
— C’est tout ? demanda Lennon.
— Il avait salement amoché l’un des portiers, expliqua Connolly. Le gars voulait porter plainte, mais il a changé d’avis le lendemain matin.
— Vous croyez que quelqu’un l’en a dissuadé ?
— Peut-être, dit Connolly. Je me rappelle qu’un gros bras est venu le chercher au commissariat le matin. Lituanien, lui aussi. Ça m’a frappé, d’ailleurs. Parce que le gros bras lui parlait avec respect. Plus que ça encore… C’est quoi le mot, déjà ? Quand on parle à son patron ?
— Déférence ? suggéra Lennon.
— Oui, c’est ça. Avec déférence. Comme si Tomas Strazdas était son patron.
— Je crois qu’on va devoir fouiller dans la vie de ce pauvre Tomas. Ça vous dirait de participer à l’enquête ? »
Le visage de Connolly se crispa, révélant l’effort qu’il faisait pour ne pas sourire. « Oui, je veux bien.
— Parfait, dit Lennon. Je demande le feu vert à l’inspecteur chef Thompson. Quand vous aurez terminé ici, rentrez vous reposer chez vous. Retrouvez-moi dans mon bureau demain à onze heures. »
L’espoir éclaira à présent le visage de Connolly. « Je suis de service demain soir.
— La veille de Noël ? Je vais arranger ça, ne vous inquiétez pas. Vous pourrez profiter de votre soirée en famille. »
Incapable de contenir plus longtemps sa joie, Connolly se fendit d’un large sourire. « Merci.
— Pas de problème, dit Lennon. Ne gâchez pas l’occasion qui vous est donnée. Si vous faites du bon boulot pour moi, je veillerai à ce que ça ne passe pas inaperçu aux yeux de la hiérarchie. »
Un 4×4 officiel s’arrêta de l’autre côté du ruban qui délimitait la scène du crime. Deux hommes en sortirent, un technicien de la police scientifique et un photographe. Inutile de déployer une équipe au complet avant le lever du jour, on installerait une tente pour protéger le corps en se contentant de prendre quelques photos.
Lennon songea qu’il serait sans doute retenu ici jusqu’au matin. Il ferait un saut chez lui pour voir Ellen avant de se rendre à son bureau où il devrait rédiger un rapport à l’intention de l’inspecteur chef Thompson. On l’avait déjà inscrit pour assurer le service ce jour-là, veille de Noël — manifestation évidente des pouvoirs de Dan Hewitt —, mais au moins il aurait pu rentrer plus tôt chez lui et se détendre avec sa fille. Avec un peu de chance, ce serait encore possible, sauf que, traînant alors une telle fatigue, il ne serait bon qu’à s’endormir sur le canapé une fois de plus.
Il avait à peine remarqué Noël l’année précédente. Après la mort de sa mère, Ellen était restée muette pendant deux mois, hormis quand elle faisait des cauchemars. L’ombre d’une enfant. Lennon avait passé des heures assis à côté d’elle, essayant de l’amener à parler mais ne se heurtant qu’à un silence poli.
Elle le prenait par la main de temps en temps. Rarement, au début, puis avec une fréquence accrue. Mais il avait souvent l’impression que ce geste visait à le rassurer, lui, plutôt qu’il n’exprimait un sentiment authentique de la part de la fillette.
Durant les semaines qui suivirent la mort de Marie, Lennon n’avait pas pu se regarder en face. Il devait fournir un effort presque physique pour repousser la question obsédante qui lui occupait l’esprit : que se serait-il passé s’il n’avait pas laissé Marie et Ellen seules dans cet appartement à Carrickfergus ?
Lennon rencontra plusieurs fois le psychologue de la police, avec qui il envisagea les différentes réponses possibles. Aucune ne lui vint en aide. S’il avait été présent au moment de l’enlèvement de la mère et de la fille, aurait-il pu les défendre ? Peut-être. Ou bien il serait mort aussi, et elles auraient été emmenées de toute façon. Il y avait aussi la question de la trahison de l’inspecteur chef Gordon, assassiné moins de deux heures après avoir convoqué Lennon, l’obligeant ainsi à relâcher sa surveillance. Gordon était-il impliqué ? Avait-il tendu un piège à Lennon, avant d’être trahi à son tour ? Dans ce cas, et si Lennon n’avait pas laissé Marie et Ellen seules, le tueur serait-il allé les chercher à l’appartement, ou aurait-il attendu un moment plus propice pour profiter de leur vulnérabilité ?
Vouloir répondre à ces questions, c’était comme tenter d’attraper la pluie avec la main ; pour chaque goutte reçue dans la paume, mille autres s’écrasaient au sol. La tentative apparut bientôt vaine. Lennon ne pouvait pas changer ce qui s’était passé. En revanche, il allait tout faire pour qu’Ellen vive le mieux possible à partir de maintenant.
C’était supportable, au début. Le silence de la fillette le soulageait, d’une certaine manière, même si Lennon se savait lâche d’éprouver pareil sentiment. Puis vint la colère. Des éclairs aveuglants, comme la foudre dans un ciel bleu. La moindre contrariété pouvait déclencher une explosion. Si Ellen jouait avec une poupée, et que la poupée ne tenait pas assise comme elle le voulait, elle se mettait à hurler, se roulant par terre et se débattant en tous sens, mordant si on essayait de la contenir. Dans sa fureur, elle cassait parfois des objets ; que ceux-ci lui appartiennent à elle ou à son père, peu importait. Chaque flambée retombait aussi vite qu’elle avait démarré, et la fillette continuait comme si de rien n’était.
C’est à peu près à cette époque que Bernie McKenna, la tante de Marie, avait commencé à appeler. C’était une vieille fille au cœur sec, qui n’aurait pas esquissé un sourire même si Dieu en personne était descendu sur terre pour lui raconter une bonne blague. Sur sa requête, Lennon accepta de la laisser voir Ellen, pensant que des contacts avec sa famille élargie aideraient l’enfant à accepter sa nouvelle situation. Pas un moment, il n’imagina que Bernie en viendrait à suggérer, avec une innocence savamment travaillée, que la petite serait peut-être plus heureuse si elle vivait avec ses proches du côté maternel. Un célibataire comme lui, comment l’aurait-il élevée seul ? On ne le jugerait pas mal, loin de là, s’il se séparait d’Ellen, un homme est un homme, et vu son travail aux horaires irréguliers, comment assurerait-il à Ellen un tant soit peu de stabilité ?
Lennon ne l’admettrait jamais tant qu’il vivrait, mais une petite part de lui avait peur et se demandait s’il ne fallait pas donner raison à Bernie McKenna. Après tout, il avait abandonné Ellen quand elle était encore dans le ventre de sa mère, et il n’avait eu aucun contact avec elle durant les six premières années de sa vie. Alors seulement, il s’était rappelé qu’elle était son unique famille. Du moins, la seule à reconnaître encore son existence depuis que sa propre mère et ses sœurs l’avaient renié suite à son engagement dans la police.
Non, il ne lâcherait pas sa fille. Était-ce égoïste de sa part ? Peut-être. Probablement. Mais telle était la promesse qu’il s’était faite à lui-même en la sauvant de cette maison en feu, la maison où sa mère était morte, et c’était une promesse qu’il allait honorer.
Lennon frissonna en regardant le photographe et le technicien de la police scientifique unir leurs efforts pour monter la tente, du PVC blanc sur une structure en aluminium. L’opération leur prit à peine une minute, et moins de temps encore pour l’arrimer au sol.
Lennon s’approcha de la porte ouverte et pénétra dans l’abri translucide où filtrait la lumière de la rue. Debout à côté du cadavre, il se fit l’effet de quelqu’un qui pleurait un défunt à d’étranges funérailles.
Il se demanda qui pleurerait Tomas Strazdas.
« Je m’appelle Galya Petrova, dit-elle. S’il vous plaît, aidez-moi.
— Où êtes-vous ? demanda l’homme.
— Je ne sais pas. Sous un pont. Près de l’eau.
— Regardez autour de vous, dit-il.
— Je vois un grand bâtiment… En verre, avec du métal rouge. J’entends des voitures sur le pont. Il y a des grues et des clôtures partout.
— Je comprends, dit-il. C’est l’immeuble du Royal Mail. Ne bougez pas. Restez sous le pont. Ne vous montrez pas. Je vous trouverai. »
Les larmes affluèrent dans la gorge de Galya. « Merci », dit-elle, avant de raccrocher. Elle recula plus profondément dans l’ombre, serrant le téléphone contre sa poitrine comme un nouveau-né.
L’après-midi même — non, c’était déjà hier —, Rasa était entrée dans la chambre où on la tenait enfermée depuis presque une semaine. Elle avait annoncé à Galya qu’elle commencerait à travailler aujourd’hui.
Galya savait de quel genre de travail il s’agissait.
Rasa avait posé sur le lit des sous-vêtements minuscules, transparents, et une paire de chaussures par terre. Des chaussures avec des semelles compensées et des talons si hauts que Galya n’aurait jamais pu marcher en les portant.
« Déshabille-toi, ordonna Rasa qui parlait un russe emprunté. Enfile ça.
— Non », dit Galya.
Rasa sourit. Le sourire fatigué, mais patient, d’un parent avec un enfant à l’esprit lent. Galya lui donnait vingt ans de plus qu’elle, peut-être davantage, à voir son visage ridé par les années et le tabac. Rasa s’habillait comme une femme d’affaires qui cherche à séduire des hommes plus jeunes. « Ne sois pas stupide, dit-elle. Il faut que tu sois jolie pour ton client, pas vrai ? »
Galya recula vers le mur. « Mon client ?
— Le monsieur qui vient te voir. Il arrive bientôt.
— Qui est-ce ? demanda Galya.
— Personne, dit Rasa. Juste un gentil monsieur.
— Qu’est-ce qu’il veut ? »
Rasa rit et s’assit au pied du lit. « Ça, c’est toi qui le découvriras. Et tout ce qu’il veut, tu le feras.
— Mais je ne…
— Tout ce qu’il veut, répéta Rasa, la voix dure comme des os pointant sous la peau. Viens. Assieds-toi à côté de moi. »
Les épaules collées au mur, Galya se campa fermement sur ses pieds. « Je ne veux pas.
— Viens ici, dit Rasa. Tout de suite. »
Galya s’approcha du lit et s’assit, se tenant à un bon mètre de l’autre femme. Elle garda les yeux baissés.
« Tu es vierge ? » interrogea Rasa.
Galya rougit.
« Tu es vierge, oui ou non ? »
Galya se mordit la lèvre.
« Réponds-moi, dit Rasa.
— Non.
— Un seul homme ? »
Galya se tourna vers le mur.
« Deux ? Plus ?
— Deux, répondit Galya, tout en se demandant pourquoi elle disait la vérité. Un garçon du village… On était très jeunes. Dans un champ près de la maison de Mama. Ça a été tellement rapide, il avait à peine commencé que c’était fini, et après, il est parti en courant. Il ne m’a plus jamais parlé. Je n’ai pas dormi pendant deux semaines. Jusqu’à ce que le sang vienne. »
Rasa se radoucit, sa voix se fit indulgente. « Et le deuxième ?
— Aleksander », dit Galya en la regardant droit dans les yeux. Si Rasa reconnaissait le nom, elle n’en laissa rien paraître. « À Kiev. Le soir avant de prendre l’avion pour Vilnius. Il m’a dit que j’habiterais avec une famille de Russes très gentils à Dublin, que je m’occuperais de leurs enfants, et…
— Et quoi ? »
Galya faillit ajouter qu’elle leur apprendrait l’anglais, c’était ce qu’Aleksander lui avait dit dans la voiture, pendant qu’ils parcouraient les nombreux kilomètres qui séparaient son village, près de la frontière russe, de la capitale de l’Ukraine. Aleksander lui avait parlé de la vie qu’elle aurait, des endroits qu’elle verrait, de l’argent qu’elle gagnerait et enverrait à son petit frère Maksim pour qu’il puisse rembourser les dettes de Mama.
Dans la chambre d’hôtel de Kiev, tout en lui décrivant l’existence qui l’attendait, Aleksander la prit dans ses bras. Galya n’avait jamais vu un tel luxe, des tapis aussi épais, des draps de soie, et tant de mets appétissants sur la table qu’elle ne pourrait jamais en venir à bout. Elle aurait tout cela, dit-il en cherchant sa bouche, en pressant ses hanches contre elle. Et elle succomba, malgré ce que devait penser Mama en la regardant du haut du Ciel, parce que, mon Dieu, comme elle était reconnaissante ! Aleksander était si beau, grand, avec des yeux sombres et de longs cils, et Galya avait besoin de toucher quelque chose de beau, juste une fois dans sa vie.
Son orgasme avait explosé comme du verre, la laissant vide et creuse, à l’image de ces mannequins qu’elle avait vus dans les vitrines du centre commercial de Metrograd. Pendant une minute, ou peut-être seulement quelques secondes, elle s’était crue amoureuse. Mais ce sentiment l’avait désertée, chassé de sa poitrine quand Aleksander lui tendit un passeport lituanien avec la photo d’une fille qui ressemblait juste assez à Galya Petrova pour qu’un œil distrait s’en contente.
Elle monta seule dans l’avion, serrant le passeport dans sa main, le cœur frémissant de joie et de peur. Tous ses nerfs pétillaient d’excitation. C’était son premier vol, et elle retint son souffle quand elle se sentit poussée en arrière contre le dossier de son siège par la vitesse de l’appareil. Au moment où les roues quittèrent le sol, elle pria pour que Dieu la dépose saine et sauve à Vilnius.
Elle regarda autour d’elle les visages des autres passagers, riant avec leurs compagnons, ou bien immobiles et silencieux. Dans tous les yeux, elle vit la même prière.
Tout le monde croit en Dieu au décollage, pensa-t-elle.
Qui aurait le courage de prendre l’avion, sinon ?
« Tu devais t’occuper de leurs enfants, et quoi d’autre ? demanda Rasa.
— Jouer avec eux, dit Galya.
— Et maintenant, tu es ici, à Belfast. Alors, qu’est-ce que tu vas faire ? »
Galya se tordit les doigts sans répondre.
« Cet Aleksander t’a menti et tu as atterri dans une ferme où tu devais travailler comme une esclave. Tu étais sale quand je t’ai trouvée, tu sentais plus mauvais qu’un vieux cheval. Maintenant, regarde les jolis habits que je t’ai achetés. Et puis tu pourras gagner de l’argent, une fois que tu m’auras remboursée.
— Remboursée ?
— L’agence qui t’a recrutée… J’ai dû payer une somme rondelette pour qu’on te laisse partir de cette ferme. Comment vas-tu me rembourser ?
— Je n’ai pas demandé…
— Je me fiche de ce que tu as demandé, l’interrompit Rasa, durcissant à nouveau la voix. Je t’ai sortie de là. Ça m’a coûté un paquet d’argent et tu me le dois. Il te suffit juste de faire plaisir aux clients. C’est si pénible que ça ? Souris-leur, sois jolie et obéissante. »
Rasa se rapprocha de Galya, tendit une main pour écarter les cheveux de son visage. « Tu es très jolie, tu sais. »
Galya se mordilla nerveusement un ongle.
« Comme une poupée, dit Rasa. C’est tout ce que tu as à faire. Sourire, être jolie et obéissante. »
Galya tourna les yeux vers elle. « Et si je dis non ? »
Rasa sourit tristement. « Alors le client ne sera pas content, dit-elle en articulant lentement, dans un russe coloré par son accent lituanien. Et les hommes qui t’ont donné cette chambre et ce toit sur ta tête, ils ne seront pas contents non plus. Tu ne veux pas avoir l’air d’une ingrate, hein ? Ils vont croire que tu fais la difficile et ils seront fâchés. Ils ont besoin de l’argent pour payer ton loyer. Tu ne veux pas qu’ils soient en colère, n’est-ce pas ?
— Non, dit Galya, d’une voix si peu audible qu’elle-même l’entendit à peine.
— C’est bien, tu vas être gentille », dit Rasa. Elle se pencha pour déposer un baiser sec sur la joue de Galya. « Obéis, et tout ira bien. Je te le promets. »
Galya avait donc enlevé le pantalon de jogging gris et les sous-vêtements anodins qu’on lui avait donnés quelques jours auparavant, puis enfilé la dentelle et les chaussures sur lesquelles elle pouvait à peine tenir debout. Elle était restée assise là pendant une heure avec la chair de poule, attendant que le client arrive. Les semaines qui s’étaient écoulées depuis qu’elle avait pris l’avion de Kiev à Vilnius, puis de Vilnius à Bruxelles, puis de Bruxelles à Dublin, tout se brouillait et ne formait plus qu’un amas de journées longues et pénibles, travailler, dormir, dormir, travailler, dans le froid et l’humidité, toujours sale, toujours fatiguée, regrettant douloureusement à chaque instant le pays qu’elle avait quitté.
À présent, elle était assise dans une chambre avec un lit moelleux, froid mais au sec, et on lui demandait seulement de faire plaisir à un client. En serait-elle capable ? Peut-être, si elle réussissait à chasser Mama de son esprit.
Oui, peut-être qu’elle aurait pu se donner, sans cet homme bon qui était venu, avec la croix au bout d’une chaîne qu’il avait mise dans sa main et le numéro de téléphone écrit sur un morceau de papier. L’espoir qu’il lui avait insufflé s’était changé en courage dans son cœur, en sang sur ses mains.
« Appelle-moi », avait-il dit, avec un accent qui n’était pas celui de Belfast.
« Je peux te sauver », avait-il dit encore.
Et Galya l’avait cru.
Il reposa le téléphone sur la table, près du verre sur lequel perlaient des gouttes de condensation. Quand il appuya son doigt épais contre la surface mouillée, il sentit le froid sur sa peau calleuse.
Elle avait appelé plus tôt qu’il ne s’y attendait. Il était réveillé, ne réussissant pas à trouver le sommeil, et sirotait un panaché lait-citron. Moitié lait fermenté, moitié limonade. Il but une gorgée, tourna dans sa bouche le mélange sucré-acide, et avala.
Elles mettaient en général plusieurs jours à téléphoner, parfois une semaine ou plus. Triste constat, de voir combien une fille pouvait résister aux mauvais traitements avant de chercher à y échapper. Celle-ci avait tenu moins de vingt-quatre heures. Elle avait dû souffrir entre les mains de ces monstres, mais il ne voulait pas y penser.
Il s’était rendu à l’appartement en taxi cet après-midi-là, pour éviter qu’on ne reconnaisse sa voiture. L’ouverture de la porte fut déclenchée quand il sonna à l’interphone. Il entra. La femme plus âgée l’attendait sur le palier, dans une tenue bien trop apprêtée pour les circonstances.
« Bonjour, chéri, lança-t-elle avec son fort accent. C’est première fois ?
— Oui, mentit-il.
— Ne t’inquiète pas, dit-elle en lui faisant signe de monter. Tu as satisfaction. »
À l’intérieur, trois hommes se tenaient à l’étroit dans la cuisine. Deux étaient des gars du coin, à en juger par leurs tatouages et leurs vêtements. Le troisième avait l’air étranger. Costaud, avec bedaine et gros doigts.
Il s’arrêta, hésitant à franchir le seuil.
L’un des hommes leva les yeux, le regarda sans manifester aucune réaction, puis continua à parler avec ses amis.
« Allez, viens, dit la femme. Ne sois pas timide. »
Il entra dans l’appartement, se demandant pourquoi il était si nerveux. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il pénétrait dans ce genre d’endroit. Loin s’en fallait.
« C’est cinquante livres pour massage, dit la femme en tendant la main.
— Pardon ? fit-il, feignant de ne pas comprendre.
— Tu donnes cinquante pour massage, expliqua la femme. Tu veux autre chose, c’est entre elle et toi.
— Ah. » Il sortit son portefeuille et lui remit deux billets de vingt livres et un de dix.
« C’est bon », dit-elle avec un sourire qui découvrit ses dents jaunes.
La nicotine, pensa-t-il.
Elle glissa les billets dans son chemisier, montrant ostensiblement son soutien-gorge. Une vision dont il se serait bien passé.
« Viens, dit-elle. Elle s’appelle Olga. »
Sur la vingtaine de filles auxquelles il avait rendu visite dans des appartements similaires, au moins un tiers s’appelaient Olga. La plupart avaient les yeux creux et se comportaient comme des marionnettes. Elles disaient bonjour, s’il vous plaît, et merci. Lorsqu’il expliquait qu’il ne voulait rien, elles continuaient malgré tout à le tirer par ses vêtements. Celles-là étaient perdues. Il ne pouvait rien pour elles.
Mais quelques-unes étaient encore vivantes à l’intérieur. Elles l’écoutaient. L’espoir et une ferveur mêlée de crainte s’allumaient dans leurs regards quand il parlait de salut. Elles lui téléphonaient. Plus tard.
La femme l’entraîna dans le salon et ouvrit une porte. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Dans la cuisine, l’un des hommes prit son manteau, salua ses compagnons et sortit. Aucun ne prêta attention au visiteur qui les regardait.
« Viens, répéta la femme. Elle est gentille. Tu verras, elle te plaît. »
Elle entra dans la chambre.
Il suivit.
Elle désigna de la main la fille assise sur le lit.
La fille leva les yeux. À peine un regard, mais suffisant pour voir qu’elle conservait encore son âme. Ils ne la lui avaient pas volée. Il pourrait la sauver.
Silencieusement, il remercia le Seigneur très haut.
Les autres attendaient quand Herkus et ses amis étaient arrivés dans la vieille BMW. Ce crétin de Sam conduisait, le canon du Glock appuyé contre le dossier de son siège. Darius avait voyagé dans le coffre, où il était monté avec un soupir douloureux sur ordre d’Herkus.
À présent, Darius et Sam étaient assis côte à côte, chacun ligoté sur une chaise avec un câble. Herkus les dominait de toute sa hauteur, soufflant sur ses doigts pour les réchauffer. Les autres, Matas et Valdas, se tenaient immobiles contre le rideau de fer qui fermait le local.
En chemin, Herkus avait appelé Arturas et annoncé qu’il emmenait les deux hommes à l’entrepôt. « Fais ce qui est nécessaire », avait répondu Arturas. Que ça dérange quelqu’un ou non, on s’en fichait.
Les vies de ces deux hommes ne valaient plus un kopeck maintenant. Herkus était tranquille.
Il faisait aussi froid à l’intérieur qu’au-dehors. Le hangar s’élevait sur un site industriel au nord de la ville, au milieu d’une dizaine de bâtiments identiques laissés à l’abandon. L’endroit avait appartenu à un certain McGinty. Herkus savait par ouï-dire qu’un flic véreux y avait été tué par un fou nommé Fegan, après quoi la construction du lotissement d’habitations qui devait remplacer les entrepôts avait été suspendue pour une durée indéterminée.
Herkus examina tour à tour ses prisonniers. Sam était aussi bête que son imbécile de frère, deux petites frappes maintenues en selle par une grosse organisation. Pas étonnant qu’Arturas méprise autant ses partenaires au sein du mouvement loyaliste ; si le personnel standard se limitait à ça, que Dieu leur vienne en aide.
Darius, c’était une autre histoire. Pas le plus futé parmi les hommes de main d’Arturas, mais il avait du cœur. Et une vraie force physique. Une montagne, ce type. Plus costaud encore qu’Herkus.
Par lequel allait-il commencer ? Darius, pensa-t-il d’abord. Histoire de montrer à Sam que l’affaire était grave. D’un autre côté, Darius pouvait encore servir. En tout cas pour l’instant.
Bon, alors Sam.
Herkus déchira deux bandes de tissu, les roula en boule et se les enfonça dans les oreilles. Il sortit le Glock 17 de sa poche et appliqua le canon contre le front de Sam.
« Où est Tomas ? demanda-t-il.
— Je sais pas, gémit Sam. Putain, je te jure que… »
Herkus pressa la détente et cria : « Bang ! »
Sam hurla. Une tache sombre s’étala sur l’entrejambe de son pantalon.
Herkus rit. « Autre chose à propos de Glock 17, dit-il. Pas de cartouche dans magasin, pas de bang. »
Il fit coulisser la glissière.
« Maintenant, il fait bang », dit-il.
Herkus appuya de nouveau le canon contre le front de Sam.
Le liquide ruissela sous le pantalon.
« Où est Tomas ? interrogea Herkus.
— Il est mort ! s’écria Sam. Elle l’a tué. »
Le cœur d’Herkus se serra. Il ferma les yeux.
« Qui l’a tué ? demanda-t-il en les rouvrant.
— La fille, répondit Sam. Avec un tesson de verre, un morceau du miroir… Elle lui a tranché la gorge. On a paniqué. On les a fourrés tous les deux dans le coffre de la voiture et on est allés au port pour s’en débarrasser. Elle s’est taillée. On a laissé Tomas sur le bord de la route. »
Il levait ses yeux écarquillés et pleins de larmes vers Herkus. « Bon sang, je suis désolé. On savait pas quoi faire, on a eu peur, désolé, oh mon Dieu, je… »
Herkus tira.
L’arrière du crâne de Sam explosa.
Darius se mit à pleurer.
Herkus colla le canon contre le front de son vieil ami.
« Raconte-moi tout », dit-il.
Arturas Strazdas appuya sur le bouton rouge de son téléphone avant qu’Herkus n’ait fini de parler. Il regarda fixement l’écran, sans rien voir.
Tomas, mort.
Tué par une pute.
Abandonné sur une route comme un chien.
Strazdas poussa un rugissement et lança le téléphone contre le mur. Il brûlait à l’intérieur, son cœur chauffé à blanc. Attrapant ses cheveux à pleines mains, il tira jusqu’à avoir envie de hurler. Il ferma son poing droit et se frappa le front et les tempes, encore et encore, vacillant comme un ivrogne, se jetant contre le mur.
Mais le feu en lui ne s’apaisait pas.
Il releva la manche gauche de sa chemise pour dénuder son avant-bras et referma ses dents sur la peau pâle.
Oh, la douleur. Une torche incandescente, aspirant enfin la colère. Son esprit retrouva l’équilibre. Il desserra lentement les dents, sentit un goût de métal.
La honte le frappa avec violence, comme un coup de poing au ventre. Il n’avait jamais parlé, ne parlerait jamais à âme qui vive de sa colère. Cette colère qui le conduisait parfois à se faire souffrir lui-même. À se meurtrir. Et, plus rarement, à répandre son propre sang.
Strazdas respira avec force, inspirant par le nez, expirant par la bouche, jusqu’à ce que son cœur se calme dans sa poitrine. Il alla au lavabo de la salle de bains et tourna le robinet d’eau froide. Penché sur la vasque de marbre, il tint son avant-bras sous l’eau et regarda les traînées rouges s’écouler par la bonde.
Il pesta contre lui-même.
Dix ans ou plus qu’il succombait à ces crises, chaque fois se laissant déborder. Ça retombait aussi vite que c’était monté. D’abord la colère, ensuite la douleur pour la noyer, puis la honte.
Un jour, dans l’appartement de Bruxelles, la femme de ménage l’avait surpris en train de se gifler et de mordre sa main. Elle lui avait demandé si tout allait bien. Il avait répondu, oui, pas de problème, qu’elle ne s’inquiète pas.
Le corps de la femme n’avait jamais été retrouvé.
Strazdas déchira une douzaine de feuilles de papier-toilette, les froissa en boule, et comprima la marque sanglante en forme d’ellipse sur son bras. Se redressant, il contempla son reflet dans le miroir. Un bel homme, lui avait-on dit. Cheveux noirs épais et yeux bleus. Belle peau, traits fins.
Il cracha sur le miroir.
La salive s’étoila en coulant le long du verre.
Arturas Strazdas se doutait que quelque chose ne tournait pas rond chez lui, mais il n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait faire pour aller mieux. Il lui semblait souvent que sa vie se jouait sous ses yeux, qu’il était le spectateur de ses jours. Il n’avait jamais eu de femme hormis celles qu’il payait, aucun ami qui ne le craigne pas, et il savait qu’il mourrait seul.
Il avait toujours pressenti qu’il enterrerait son frère.
Mon Dieu, Tomas.
Strazdas attrapa une serviette et essuya la bave en évitant à présent de croiser son regard dans la glace. Il la jeta dans le lavabo, retourna dans la chambre et s’assit sur le bord du lit.
Tomas, mort.
Quel effet cela faisait-il de se sentir en deuil ? Strazdas ne se rappelait l’avoir jamais éprouvé. Quand il avait appris par un oncle que son père était mort, il avait joué le rôle du fils affligé, mais tout au fond, il se réjouissait. Jamais il n’avait pleuré le décès de quiconque.
Il ferma les yeux et fouilla en lui-même, cherchant à déceler une trace de chagrin. Quelque chose se logeait là, dans son cœur, qui était peut-être de l’affection pour son frère. Mais s’y mêlait à part égale le soulagement de ne plus jamais avoir à gérer les catastrophes provoquées par Tomas. Deux sentiments qu’étouffait largement, plus que tout, la colère de savoir que quelqu’un de sa propre famille s’était fait descendre par une pute.
Oui, voilà, attrape ça. Empare-toi de la colère.
Un être humain digne de ce nom n’éprouverait-il pas de la colère face au meurtre de son frère ? Si, bien sûr. Assassiné par une pute. Strazdas se saisit de sa rage, et la guida jusqu’à son cœur.
Ne m’appelle pas tant que tu ne l’auras pas trouvé, avait dit sa mère.
« Je l’ai trouvé », dit Strazdas en s’adressant à la chambre vide.
Il devait appeler sa mère maintenant. Lui raconter ce qui s’était passé. Peut-être attendrait-il d’avoir rassemblé plus d’informations ? Non, cela n’aiderait en rien. Elle le lui reprocherait, et elle le punirait pour chaque seconde qui s’était écoulée avant qu’il ne révèle ce qu’il savait. Chaque minute qu’il tentait de gagner en repoussant le moment redouté ne lui vaudrait qu’une minute de fureur supplémentaire.
Il se leva, passa dans le salon et ramassa son portable par terre. Une fissure au dos de l’appareil, résultat de l’impact contre le mur. Il ouvrit sa liste de contacts. Le numéro était enregistré sous Laima. Jamais il ne l’appellerait ainsi en face, bien sûr, mais on ne pouvait décemment pas inscrire « Maman » dans son répertoire.
Avant d’appuyer sur la touche, il tapota du doigt la table en verre pour recueillir le reste de la poudre puis se frotta les gencives, ressentant immédiatement une fraîche sensation d’anesthésie.
Allez, appelle.
Tandis que la tonalité de la Belgique résonnait dans ses oreilles, il se représenta le salon, vaste et ouvert, le téléphone sur l’élégante table d’appoint, près du luxueux canapé qu’il avait offert à sa mère. Il la vit allumer les lumières dans l’appartement obscur, s’approcher de l’appareil, décrocher le combiné, le regard brouillé par le sommeil et les larmes.
« Allô ? fit-elle.
— C’est moi. »
Silence. Puis : « Je t’écoute.
— Tomas est mort », dit-il.
Un vacarme déformé par les ondes quand le téléphone tomba sur le plancher de l’appartement. Un cri étranglé, comme un animal pris dans un piège. Il écouta, pendant une minute ou plus, les sanglots étouffés et les gémissements aigus, puis le bruit cessa aussi brusquement qu’une aiguille soulevée du sillon d’un vieux disque vinyle. Elle reprit le combiné.
« Comment ? »
Strazdas raconta tout. La prostituée, Tomas qui voulait lui apprendre le métier et qu’elle avait égorgé avec un tesson de verre, la panique de Darius décidant de jeter le corps à l’eau avec l’autre imbécile, et la putain qui s’était échappée.
Lorsqu’il eut terminé, la respiration plus calme de sa mère lui parvint au bout du fil. Enfin, elle dit : « Tue-la.
— Oui, répondit Strazdas.
— Assure-toi qu’elle souffre, cette salope, pour ce qu’elle a fait à mon fils. »
Il redevenait un enfant, honteux d’avoir mouillé son lit, portant l’empreinte rouge de la dure main maternelle sur les jambes. « Oui, d’accord.
— Et les autres responsables, et tous ceux qui te barrent la route. Tu m’entends ? »
Ou un jeune adolescent, surpris la main dans son pantalon, devant sa mère dont la bouche était tordue par le dégoût. « Oui, dit-il.
— Tue-les tous. »
Sa vessie lui faisait mal. « Oui. »
Un déclic brutal, et ce fut tout.
Il se précipita dans la salle de bains.
Une camionnette Toyota blanche approcha, ses phares inondèrent les ombres sous le pont. Galya se plaqua en frissonnant contre le pilier, la joue posée sur le froid glacé du béton.
La camionnette ralentit. La vitre s’abaissa, révélant le visage lunaire du conducteur.
Galya s’avança et se laissa prendre dans la lumière.
L’homme au volant sourit. Il se pencha pour ouvrir la portière côté passager, puis, se redressant, lui parla par la fenêtre.
« Monte », dit-il.
Il était venu à elle l’après-midi. Lorsqu’il était entré dans la chambre, sous la conduite de Rasa, elle l’avait regardé furtivement avant de baisser la tête.
Rasa s’adressa à lui en anglais : « Profite bien, elle est nouvelle. Personne ne l’a jamais touchée. »
Elle referma la porte, le laissant seul avec Galya.
Il s’attarda à l’extrémité de la pièce, ses yeux tels des gouttes d’huile noire sur son visage rond, ses cheveux drus et sombres rejetés en arrière, sa barbe épaisse cernant l’entaille rouge de sa bouche. Une cicatrice rose creusait un sillon qui courait depuis le milieu de son front jusqu’au bord extérieur de son sourcil droit. Trente-huit, trente-neuf ans, peut-être quarante. Galya l’examinait du coin de l’œil.
« Bonjour », dit-il.
Galya tenta de répondre, mais ne réussit qu’à émettre un murmure étranglé.
« Je peux m’asseoir ? » demanda-t-il.
Galya recula vers la tête du lit. Quand il prit place, son poids fit bouger le matelas, comme un bateau mollement soulevé par une vague à donner la nausée. Elle ne le regardait pas, mais sentait l’attention qu’il portait à sa peau nue. Sans réfléchir, elle posa un bras en travers de ses seins, l’autre sur ses jambes pour serrer son genou dans sa main.
« Je m’appelle Billy », dit-il.
Galya ne répondit pas.
« C’est vrai, je suis ton premier client ? » demanda-t-il.
Galya déglutit, les lèvres serrées.
« Personne ne t’a encore touchée ? »
Galya fixait les motifs du papier mural aux couleurs défraîchies.
« Tant mieux, dit-il. Alors, il n’est pas trop tard. »
Il s’agenouilla par terre, face à elle, à la manière d’un prétendant qui fait sa demande en mariage.
« Je peux t’aider », dit-il. Il avait un accent doux, sirupeux, non pas dur et coupant comme les autres hommes, les propriétaires de l’appartement. Un Anglais, peut-être, elle n’aurait pu se prononcer avec certitude.
Quand elle leva les yeux, il soutint son regard, fermement, avec une expression sincère sur le visage.
« Si tu réussis à t’enfuir d’ici, reprit-il, je pourrai t’aider. »
Galya voulut parler, mais elle referma la bouche en s’apercevant qu’elle ne trouvait pas les mots.
« Je t’en prie, crois-moi, dit-il. Je peux t’aider. Si tu parviens à t’évader, ne dis à personne où tu vas. Je t’aiderai à rentrer chez toi. Comment t’appelles-tu ? »
Galya fit non de la tête.
« Mon nom est Billy Crawford, poursuivit-il. Je suis pasteur. De l’Église baptiste, mais on ne m’a pas attribué de paroisse. À la place, je m’occupe de filles comme toi, je les aide à échapper à ça. Tu comprends ? »
Il tendit la main vers Galya. Elle se déroba.
« Ne t’inquiète pas, je ne te ferai pas de mal. » Il parlait d’une voix douce, comme pour calmer un chiot tremblant. « Regarde. »
Il balança sous les yeux de Galya une fine chaîne d’argent à laquelle était suspendue une croix.
« C’est pour toi, dit-il. Afin que Jésus te protège. »
Il voulut lui passer la chaînette autour du cou. Elle tressaillit.
« Pardonne-moi », dit-il en laissant retomber ses mains, posant la croix sur ses genoux. « Je ne voulais pas t’effrayer. Je sais que tu as peur. Je sais que tu n’as pas choisi d’être ici. C’est vrai, n’est-ce pas ? »
Galya aurait voulu secouer la tête, répondre que, non, elle n’était pas ici de son plein gré. Au lieu de quoi, elle détourna les yeux.
« Ne t’inquiète pas, répéta-t-il. Je suis là pour t’aider. Je peux t’aider à rentrer chez toi, à partir loin de ces gens. »
Partir.
Un mot tellement énorme. Si énorme qu’on pouvait le dire de bien des façons en russe. Partir, comme elle avait désiré quitter la ferme de Mama et son village. Se libérer des liens qui la retenaient là-bas. S’installer ailleurs et avoir une vie à elle.
De telles idées lui paraissaient ridicules maintenant, mais le mot pesait toujours aussi lourd. Elle voulait partir d’ici, plus ardemment que tout ce qu’elle avait pu souhaiter jusqu’à présent.
Aussi, quand il tendit de nouveau les mains vers elle, elle inclina la tête et lui permit de passer la chaîne autour de son cou. La croix était froide sur sa peau. Elle l’effleura du bout des doigts, éprouva la dureté de ses arêtes.
« Jésus te protégera, dit-il. Il te protégera et Il t’aidera à échapper à ces gens. Tu me comprends ? »
Galya hocha la tête, imperceptiblement.
« Bien. » Un sourire fendit sa face lunaire. Il lui prit la main et glissa dans sa paume un bout de papier sur lequel étaient inscrits des chiffres au crayon, chacun tracé avec une précision inimaginable. « Quand tu te seras échappée d’ici, appelle-moi. Tu comprends ? Appelle-moi. Je peux te sauver. »
Il se leva, alla ouvrir la porte, et la laissa seule dans la chambre. Galya fixa les numéros sur le morceau de papier. Elle saisit la croix qui reposait entre ses seins, la tourna dans la lumière, la porta à ses lèvres, l’embrassa.
Des pas sonores, rapides, approchaient de l’autre côté de la porte. Galya froissa le papier et le repoussa sous l’oreiller. Elle ôta la chaîne, s’apprêtant à la cacher aussi, mais la porte s’ouvrit. Elle serrait la croix dans son poing quand Rasa entra et demanda : « Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Rien.
— Exactement, dit Rasa en s’avançant vers le lit. Rien.
— Il a juste… »
La main ouverte de Rasa s’abattit sur sa joue. D’abord le choc, puis la brûlure, et ensuite la douleur. « Rien. Tu n’as rien fait pour lui.
— Il voulait seulement parler », dit Galya, la gorge serrée par les larmes. Elle montra la croix. « Regardez. Il m’a donné ça. »
La main de Rasa frappa à nouveau, laissant sa marque cuisante sur l’autre joue de Galya. « Les hommes ne veulent pas parler, dit-elle. Les hommes veulent baiser. Sale petite garce. Aucune gratitude ! Après tout ce que j’ai fait pour toi. »
Les larmes de Galya jaillirent. « Mais il ne voulait pas… »
Elle poussa un cri quand Rasa l’attrapa par les cheveux pour l’obliger à se lever. « Tout ce qu’ils veulent, c’est baiser. Tu n’es là que pour ça. »
Rasa la jeta contre la commode, provoquant un remue-ménage parmi les flacons de lotion et les produits de maquillage. Le miroir trembla sur sa base, puis, dans sa chute, se répandit en éclats sur le plancher.
« Regarde un peu ce que tu as fait ! dit Rasa en marchant résolument vers la porte. Range-moi tout ça. »
La porte claqua. Galya se mit à genoux au milieu du verre brisé, pleurant tandis qu’elle ramassait les morceaux et les déposait dans la petite corbeille près de la commode.
L’homme plein de bonté pourrait peut-être la sauver. Ou pas. De toute façon, ça n’avait pas d’importance, tant qu’elle resterait ici, prisonnière de Rasa et des hommes à qui celle-ci l’avait vendue. Bientôt un autre homme viendrait, un homme qui ne serait pas bon, et elle devrait faire des choses pour lui. Son estomac se souleva à cette pensée.
Galya attrapa le plus gros morceau de verre, long comme une lame de couteau, sur lequel étaient retombées la croix et la chaîne.
« Je t’emmène chez moi, dit Billy Crawford en passant une vitesse dans la camionnette qui démarrait. Tu y seras en sécurité pour l’instant. Attache ta ceinture. »
Galya obéit. Il remarqua le rouge profond qui tachait ses vêtements et ses mains.
« Qu’est-ce qui t’est arrivé ? » demanda-t-il.
Elle regardait droit devant. « J’ai tué un homme. »
La ceinture de sécurité lui barra la poitrine au moment où le conducteur écrasa la pédale du frein. Il se détacha et descendit de voiture. Son visage large apparut, blanc dans la lumière des phares, tandis qu’il contournait la camionnette et s’approchait de la portière du passager qu’il ouvrit d’un coup.
« Descends », ordonna-t-il.
Galya le regarda sans comprendre.
« Dépêche-toi. »
Elle ôta sa ceinture et mit pied à terre.
« Je ne peux pas t’aider, dit-il. Tu dois t’en aller.
— Mais vous avez dit…
— Je ne peux pas. C’est trop dangereux. »
La poitrine de Galya se serra d’inquiétude. « Vous avez promis de m’aider. »
Il marchait de long en large, les yeux hagards. « Si la police te recherche, ils vont me… »
Laissant sa phrase en suspens, il se mordit les phalanges.
Galya sentit quelque chose s’effondrer en elle. Cet homme étrange, gentil, lui avait donné de l’espoir. Allait-il le reprendre maintenant, et l’abandonner, dans cette ville glacée ? Elle lutta pour refouler ses larmes, la poitrine douloureuse.
Il cessa de faire les cent pas, se passa les mains sur le visage. « Raconte-moi ce qui s’est passé.
— Il ne faut pas rester ici », dit Galya.
Il lui serra les bras entre ses doigts à la peau rêche. « Raconte-moi ce qui s’est passé.
— Un homme est venu, un Lituanien. Il a dit, il va me dresser et me montrer comment faire ça bien. Il me met sur le lit. Il me fait mal. Je ne veux pas. »
Elle mimait la scène avec ses mains, tâtonnant pour trouver les mots en anglais.
« J’ai pris morceau de verre du miroir. Quand je casse le miroir, je l’entoure avec drap du lit pour faire couteau. Je lui ai dit de me laisser tranquille. Il est en colère. Il crie. Il essaye de me prendre le verre. Je ne voulais pas le tuer. Je veux juste rentrer chez moi. »
Il relâcha son étreinte et fit un pas en arrière. « C’est trop risqué », dit-il, se parlant à lui-même plus qu’à Galya. « Je ne peux pas. Pas cette fois. »
Galya le tira par sa chemise. « S’il vous plaît, monsieur, vous avez dit vous m’aiderez si je leur échappe. »
Il repoussa sa main. « Pas comme ça. La police viendra te chercher. Je ne peux pas… »
Il se tut en entendant une sirène au loin. Ses épaules se soulevaient et s’abaissaient, tandis que son haleine projetait entre eux des volutes de buée.
« Calme-toi », dit-il.
Galya comprit qu’il ne s’adressait pas à elle.
Il fit un tour sur lui-même, examinant les environs, puis son regard s’arrêta sur la plaque minéralogique de la camionnette. Enfin, il se tourna à nouveau vers Galya.
Elle plongea la main sous son sweat-shirt taché de sang et sortit la chaîne qu’elle portait autour du cou.
« Vous m’avez donné ça, dit-elle en montrant la croix. Vous avez dit, Jésus me protégera. Il l’a fait. Il m’a montré comment partir de là-bas. »
Il ferma les yeux, entrant dans une communion silencieuse avec lui-même. Puis ses paupières se relevèrent, son souffle s’apaisa. Il avait pris sa décision.
« Très bien, dit-il. Viens. »
Susan recula pour laisser entrer Lennon. Il lui tendit le courrier qu’il venait d’intercepter en croisant le facteur au pied de l’immeuble.
« Tu as vraiment une sale tête, dit-elle.
— Merci. Ellen est réveillée ?
— Depuis une demi-heure, répondit-elle en partant vers sa minuscule cuisine. Elle est dans la chambre de Lucy. J’allais justement leur préparer un petit déjeuner. Café ?
— Oui, s’il te plaît », dit-il en s’asseyant à la table.
Il posa de côté le courrier adressé à Susan et ouvrit le sien. Une facture, une lettre de rappel, et une carte de Noël portant le cachet postal de la République d’Irlande, envoyée de Finglas.
Susan versa du café instantané puis de l’eau bouillante dans deux mugs. Sans demander, elle ajouta deux sucres pour Lennon, remua, et posa la tasse devant lui.
« Détends-toi cinq minutes, dit-elle. Ellen est contente, elle joue. »
Lennon la remercia d’un sourire et but une gorgée.
La carte était un vulgaire modèle de supermarché, avec couleurs criardes et sentiments à l’eau de rose. Il regarda à l’intérieur et sentit un frémissement parcourir ses terminaisons nerveuses.
La lettre V, rien d’autre, y était tracée, comme par la main malhabile d’un enfant.
Il demeura pétrifié, tandis que son esprit lancé à toute allure passait en revue diverses possibilités. Une sale blague, peut-être. Ou alors, il se trompait, croyant reconnaître un caractère dans ces deux traits gribouillés qui se rejoignaient sans aucune signification.
Près de lui, Susan demanda : « Quelque chose ne va pas ? Tu trembles.
— Non, rien. » Il referma la carte, avec dans la tête le souvenir brûlant du Voyageur[2] et de son sourire narquois.
Lennon l’avait arrêté après que ce dernier eut échoué dans sa tentative de kidnapper Ellen à l’hôpital Royal Victoria. Il se rappelait ses sarcasmes, son rire gouailleur, sa folie. Le Voyageur s’était échappé avec l’aide de Dan Hewitt — ainsi que le soupçonnait Lennon — et avait renouvelé son assaut, réussissant cette fois à enlever Ellen et Marie, alors que Lennon les croyait en lieu sûr, pour les conduire dans une maison appartenant à un vieil homme assoiffé de vengeance nommé Bull O’Kane.
Marie n’était jamais ressortie vivante de cette maison en flammes, et, jusqu’à aujourd’hui, Lennon gardait la certitude que le Voyageur non plus n’avait pas réchappé à l’incendie.
Bien sûr que non, se dit Lennon. Ils avaient retourné l’endroit, découvert plus d’une demi-douzaine de corps dans les décombres fumants. Il était impossible que le Voyageur s’en soit tiré.
Une mauvaise plaisanterie, il n’y avait pas d’autre explication. Peut-être encore un complice de Dan Hewitt.
Le portable de Lennon sonna. Il accueillit avec gratitude cette interruption dans le cours de ses pensées.
C’était le sergent Darren Moffat, l’officier de service. « Je voulais juste vous signaler quelque chose, dit-il. Deux corps ont été retrouvés dans un entrepôt du District D, près de Newtownabbey, il y a environ quarante-cinq minutes. Un agent présent sur les lieux en a identifié un, sans hésitation. Un gars franchement prévisible, du nom de Sam Mawhinney. »
Lennon coinça le téléphone contre son épaule et déchira la carte de Noël. Sous les yeux de Susan, il se leva et jeta les morceaux dans la poubelle.
« Et en quoi ça m’intéresse ? » demanda-t-il en s’efforçant d’oublier la carte pour se concentrer sur l’information de Moffat. Il reprit place à la table et, du bout des doigts, massa son front que la fatigue rendait douloureux.
« Le nom me disait quelque chose, expliqua Moffat. Ça ne m’est pas revenu tout de suite… Mais ce matin, en cherchant des infos pour le sergent Connolly, j’ai ressorti le fichier des arrestations du Lituanien qui a été assassiné hier soir. »
Lennon se raidit. « Et alors ?
— Sam Mawhinney et son frère Mark ont été arrêtés une fois, en même temps que M. Thomas Strazdas. Une agression dans le square près du cinéma, à Dublin Road.
— Nom de Dieu, fit Lennon.
— Sacrée coïncidence, hein ?
— Ça oui. Quelqu’un a pu identifier l’autre corps ?
— Pas encore.
— Qui est chargé de l’affaire ?
— L’inspecteur chef Keith Ferguson. Vous voulez qu’il vous appelle ?
— Absolument. » Lennon raccrocha.
Susan s’assit en face de lui. « Des ennuis ? »
Lennon hocha la tête, penché sur sa tasse de café.
« Ça peut attendre que tu aies dormi un peu ?
— Sans doute pas », dit Lennon.
Un mouvement à la fenêtre attira son attention. Des flocons de neige qui voletaient dans le noir, paresseusement, de l’autre côté de la vitre. Susan tourna la tête pour suivre son regard.
« Tu crois que ça tiendra ? demanda-t-elle.
— Il y a des chances. Le sol est sec. »
Lennon se représenta les flocons s’aplatissant sur le visage froid de Tomas Strazdas, levé vers le ciel, même si son corps gisait maintenant sous le toit transparent d’une tente de la police scientifique.
Susan tendit le bras par-dessus la table et posa sa main sur la sienne. « Pourquoi ne vas-tu pas t’allonger un peu sur mon lit ? Juste pour te reposer les yeux.
— D’accord. » Il lui serra les doigts et sortit de la cuisine.
Il connaissait le chemin, pour avoir dormi dans le lit de Susan à plusieurs reprises.
« Ne fais pas attention aux petites culottes par terre », lança-t-elle dans son dos.
Lennon se débarrassa de ses chaussures et s’écroula sur le lit défait. Cela sentait le parfum et l’adoucissant pour le linge. Fermant les yeux, il se laissa couler de tout son poids dans le matelas. Le sommeil ne mit pas longtemps à le gagner. Il rêva d’un homme qui émergeait d’entre les flammes, les yeux pleins de haine. Peu après, il fut dérangé par un autre corps qui se couchait près de lui. Il sentit l’épaule de Susan se presser contre la sienne et ne protesta pas.
Quand il s’éveilla, Susan était partie. Il tâta le matelas à côté de lui : encore chaud.
Physiquement, Susan et lui ne s’étaient jamais aventurés au-delà de baisers et de simples caresses, bien qu’elle eût souvent guidé ses mains vers des endroits qu’il désirait ardemment explorer. Mais il avait résisté, convaincu qu’il finirait par la faire souffrir et détruirait leur amitié s’il franchissait ce pas. Néanmoins, ils trouvaient tous deux réconfortant de pouvoir dormir contre un corps chaud quand ils en éprouvaient le besoin.
Une lumière froide et bleue filtrait par la fenêtre. Dehors, la neige tombait plus dru dans l’air immobile. Il s’assit sur le lit, se demandant combien de temps il avait dormi. Son téléphone était posé sur la table de chevet. L’appareil sonna au moment où il s’en emparait pour regarder l’heure. Il répondit.
« J’ai l’inspecteur chef Ferguson en ligne, annonça l’agent de service Moffat.
— Merci.
— Jack Lennon ? demanda une voix.
— Lui-même, fit Lennon, essayant d’avoir l’air bien réveillé.
— Ici Keith Ferguson. Nous nous sommes croisés il y a quelque temps de ça, à l’enterrement de Gordon.
— Je me rappelle, oui », dit Lennon. Un souvenir qu’il aurait préféré oublier. De l’autre côté de la tombe, la veuve de Gordon l’avait fusillé du regard. Il savait qu’elle le tenait pour responsable de la mort de son mari.
« Ce type de Newtownabbey, dit Ferguson, Mawhinney… Ce n’était pas un tendre. On dirait qu’il est tombé sur un os, cette fois. On n’a pas encore identifié l’autre corps. Un étranger, apparemment. Le sergent Moffat me dit qu’il y aurait peut-être un lien avec votre gars sur les quais.
— Peut-être, dit Lennon. Il a été arrêté en même temps que les frères Mawhinney pour une agression.
— Mouais, ça lui ressemble.
— Vous le connaissez ?
— Mieux que ça, répondit Ferguson. Son frère et lui. Ils se sont mis dans des embrouilles jusqu’au cou dès qu’ils ont lâché le sein de leur mère. »
Lennon fit la grimace.
« Drogues, cigarettes de contrebande, DVD piratés… Tout ce que vous pouvez imaginer, ils y ont touché. Aux dernières nouvelles, ils se sont lancés dans la prostitution. Ils possèdent plusieurs appartements, deux à Carrick, un à Bangor. On ira jeter un coup d’œil tout à l’heure.
— Bangor, fit remarquer Lennon. C’est sur la rive du Lough, du même côté que là où on a retrouvé le corps de Strazdas.
— Affirmatif, dit Ferguson. Si vous voulez reprendre l’affaire, ne vous gênez pas. Débrouillez-vous juste pour obtenir l’accord du District C.
— Ça marche.
— Mais au fait… vous êtes dans l’équipe de l’inspecteur chef Thompson, non ?
— Exact.
— Alors, comment se fait-il que je sois en train de vous parler ? demanda Ferguson. C’est à Thompson de diriger l’enquête.
— Il aime bien déléguer, dit Lennon.
— Mouais… Bon, restons en contact sur ce coup-là. En espérant que ça ne nous entraînera pas trop loin. »
Herkus ouvrit le minibar et attrapa une vodka. Il méritait bien ça, après une si longue nuit. Seuls les pédés diluaient leurs boissons avec du cola ou autres sodas, aussi vida-t-il la flasque en buvant directement au goulot. L’alcool lui réchauffa la gorge et irradia dans sa poitrine.
Arturas marchait en rond autour de lui. Herkus ne l’avait pas appelé pour lui demander s’il voulait interroger Darius en personne, il connaissait d’avance la réponse. Le patron ne quittait pas sa suite à l’hôtel. Il ne sortait jamais, sauf s’il ne pouvait l’éviter. Herkus le trouva pâle et agité à son arrivée.
Des traces de poudre blanche subsistaient sur la desserte en verre.
Herkus s’exhorta à la prudence, autant dans ses paroles que dans ses gestes.
« Vous buvez quelque chose, patron ? demanda-t-il.
— Non, répondit Arturas.
— Vous ne voulez pas vous asseoir ? Ce serait peut-être une bonne idée de commander un petit déjeuner…
— Non. Pas envie de manger. Il te reste de… ? »
Il désigna ses narines rougies.
Herkus secoua la tête. « Plus tard, patron. Asseyez-vous un peu, d’accord ? »
Arturas se laissa tomber dans le canapé en soupirant. « Voilà, je suis assis. »
Herkus s’approcha et prit un fauteuil en face de lui. « Darius a parlé, dit-il.
— Je veux tout savoir.
— Vous êtes sûr ?
— Certain », répondit Arturas.
Herkus expira bruyamment, hocha la tête, puis commença son récit.
Darius avoua tout, la voix tremblante, les mots se bousculant entre les mailles de la terreur. Il pleurait. Il avait beau être gros et lent d’esprit, il n’était pas stupide. Il savait qu’il allait mourir. Mais dans quelles souffrances, voilà à quoi se résumait la question.
Il raconta qu’ils avaient commencé à boire au début de l’après-midi, Tomas et lui. Rien d’inhabituel. Tomas était de bonne humeur, il parlait, parlait, parlait. Il reluquait les femmes, les tripotait. À trois reprises, Darius avait dû le serrer contre lui en une étreinte amicale, riant et l’embrassant sur la joue, simplement pour lui éviter de s’attirer des ennuis.
Darius considérait Tomas comme un frère, à savoir qu’il le haïssait et l’adorait à parts égales. C’était un connard de première à qui il avait parfois envie d’arracher la tête, mais aussi, à d’autres moments, une petite chose squelettique qui le faisait tellement rire qu’il en avait mal au ventre.
Aujourd’hui, ils s’étaient surtout amusés, mais les choses se gâtèrent dès qu’ils entrèrent dans le bar près du Belfast City Hall, un endroit où ils buvaient souvent ensemble et flirtaient avec les serveuses lituaniennes. Ce soir, l’ambiance était différente. Il y avait plus d’hommes qu’à l’ordinaire, et quelques femmes seulement qui gloussaient au bras de leurs compagnons efféminés tandis que ceux-ci roucoulaient et se sifflaient les uns les autres.
Darius comprit aussitôt et essaya d’entraîner Tomas vers la sortie. Mais il fut impossible de le retenir, déjà il se frayait un chemin vers le bar à coups d’épaules. C’est seulement lorsqu’il parvint au comptoir, la main tendue pour payer, que Tomas prit conscience que quelque chose n’allait pas. Il s’immobilisa, fit un tour sur lui-même, les yeux écarquillés.
« C’est plein de pédés ici, déclara-t-il.
— Ah bon ? fit Darius, feignant la surprise. Alors, tirons-nous, avant qu’il n’y en ait un qui se mette à te draguer.
— Non, dit Tomas en lui repoussant brutalement la main. On est déjà venus ici, c’était nickel. Maintenant, y a plein de pédés. »
Darius passa son bras massif autour des frêles épaules de Tomas. « C’est une soirée spéciale pédés, et après ? Il y a des tas de bars qui font ça. On n’a qu’à aller ailleurs, OK ? Au Fly, tiens ! Pour mater les petites étudiantes… Suffit d’appeler Herkus, il nous y emmènera.
— Non, non, dit Tomas, échappant à l’accolade de Darius. Je vais pas me barrer à cause de pédés qui s’imaginent que tout leur appartient. C’est eux qui devraient se casser. Pas moi. C’est pas moi, le putain de pervers. Je suis pas un gogol, moi. »
Avant que Darius ne puisse l’en empêcher, Tomas saisit le bras d’un des hommes appuyés au comptoir, le fit pivoter et lui envoya un crochet du droit mal ajusté. Le coup glissa sur la lèvre inférieure, avec suffisamment d’impact pour faire couler le sang mais sans la force nécessaire pour causer de réels dégâts.
Tout autour, les homosexuels se mirent à crier.
« Putains de gogols ! » rugit Tomas en lituanien, bien que personne ne le comprenne parmi l’assemblée ahurie.
Darius referma sur lui ses gros bras et l’entraîna vers la porte. « Doucement, doucement », lui murmurait-il à l’oreille.
Dehors, dès qu’il eut tiré Tomas une rue plus loin, il appela Herkus.
« Putains de pédés », répétait Tomas en marchant dans le froid vif du soir. Les gens qui faisaient leurs courses de Noël descendaient du trottoir pour les éviter. « Ils se croient chez eux partout. C’est rien que des pervers. Des putains de pervers.
— T’as raison, acquiesça Darius. Des pervers. Bon, on tente le Fly ? Y a plein de filles, là-bas.
— Non », dit Tomas. Il marqua un arrêt. « Si on allait voir la pute que Rasa a ramenée du Sud ? »
C’est ainsi qu’ils s’étaient rendus à l’appartement, sur le flanc est de la ville. Darius et Sam attendirent en buvant, assis au salon, pendant que Tomas entrait dans la chambre et fermait la porte à clé.
Darius sentait un malaise tourner dans ses entrailles. Tomas risquait de se défouler sur la fille. Oh et puis, tant pis. Dans le pire des cas, si celle-ci était amochée au point de devenir invendable, il demanderait l’argent à Herkus pour rembourser les frères, et tout serait oublié.
En entendant Tomas élever la voix, Darius et Sam ne se formalisèrent pas. Il lui arrivait souvent de perdre les pédales avec ce qui touchait au sexe. Mais lorsqu’il se tut brusquement, ils échangèrent un regard embarrassé.
Herkus se massa les tempes du bout des doigts, cherchant à faire disparaître son mal de tête. Mais la douleur ne passait pas. Il songea un instant à prendre une autre vodka dans le minibar, ou peut-être un gin, mais préféra finalement s’abstenir.
« Elle leur a échappé, expliqua-t-il.
— Comment ? demanda Arturas.
— Ils étaient en train de se disputer. Et tout d’un coup, Darius s’est rendu compte qu’elle se taillait en courant. »
Arturas se leva. « Ils allaient jeter Tomas à l’eau.
— Faut croire », dit Herkus.
Il voyait la colère à peine contenue de son patron qui s’embrasait sous sa peau. « Ils se seraient débarrassés de lui comme d’un animal, reprit Arturas.
— Oui, patron. »
Arturas hocha la tête. « Tu les as tués, c’est bien. C’est mieux que ce qu’ils méritaient.
— Oui, patron.
— Maintenant, tu vas tuer la pute. »
Herkus s’humecta les lèvres et s’agita dans son fauteuil. « Comme je l’ai dit, patron, elle s’est enfuie. »
Arturas se pencha vers lui. « Tu la retrouves.
— Dans cette ville ? Elle peut se planquer n’importe où.
— Tu la retrouves.
— Évidemment, je vais la chercher, mais… »
Arturas fit tressauter Herkus en envoyant son poing dans l’appuie-tête du fauteuil. « Tu la retrouves ! »
Herkus se leva. « Oui, patron. »
Arturas recula d’un pas. « Parfait. Merci. »
Herkus gagna la porte, l’ouvrit, et sortit dans le couloir. Alors qu’il s’apprêtait à la refermer derrière lui, Arturas le rappela. « Herkus ? »
Il s’immobilisa. « Oui, patron ? »
Arturas désigna de nouveau ses narines rougies. « Rapporte- moi quelque chose, d’accord ? »
Herkus soupira. « Oui, patron. »
Galya regarda Billy Crawford poser un verre à bord haut devant elle sur la table en formica. Il le remplit à moitié avec quelque chose qui n’était pas tout à fait du lait, puis ajouta de la limonade.
« Un panaché lait-citron », dit-il. Il reprit le verre et le lui tendit.
Elle perçut l’odeur écœurante, douce et aigre de la boisson et détourna la tête.
Il rit. « On s’habitue », dit-il. Il but une longue gorgée et replaça le verre sur la table. Des gouttes blanches s’accrochaient à sa moustache. « Un café ? » demanda-t-il.
Galya acquiesça et resserra la couverture autour d’elle.
Il s’approcha du plan de travail près de l’évier et mit en marche la bouilloire électrique. Le café instantané qu’il sortit du placard ne semblait pas des plus frais, dans un bocal qu’on ne devait pas ouvrir souvent.
« Je ne sais pas de quand il date », dit-il, comme s’il lisait dans ses pensées. Il versa une cuillerée dans un mug. « Tu le prends comment ?
— Noir », répondit-elle.
La cuisine ressemblait à celle de Mama, au pays, avec des placards dont les portes coulissaient mal, du carrelage fissuré par terre, une vieille cuisinière dans le coin. Le réfrigérateur ronronnait, près d’un lave-linge à chargement par le dessus. Le papier mural aux fleurs d’un vert défraîchi se décollait dans les coins.
Galya observa Billy Crawford tandis qu’il s’affairait. C’était un homme de petite taille, pas plus grand qu’elle mais avec des épaules larges et un cou de taureau. Ses muscles saillaient, roulant sous sa chemise. Il avait des doigts courts et sans grâce, de la terre sous les ongles. Ses chaussures étaient de bonne qualité, quoique très usées.
Elle les détailla plus attentivement.
Ce n’étaient pas des chaussures, mais plutôt des brodequins de travail. À travers les voilages qui garnissaient les fenêtres, elle voyait la cour entourée de hauts murs dans laquelle était garée la camionnette. Elle discerna la forme d’une bétonnière sous une bâche saupoudrée de neige. Autour du rectangle de ciment s’entassaient des piles de briques, des sacs de sable et de gravier, des pelles, une pioche, et d’autres outils qu’elle ne reconnut pas.
Le trajet avait duré moins de quinze minutes, estimait-elle. Il lui avait ordonné de se tasser sur son siège afin ne pas être vue. Elle avait obéi, jusqu’au moment où, sentant la camionnette ralentir, elle s’était redressée à l’approche de la maison. Celle-ci lui parut à l’abandon, ainsi que sa voisine, les deux constructions se distinguant des autres dans la rue tranquille, au creux d’un virage.
Le véhicule contourna la bâtisse, et elle attendit sans bouger sur son siège pendant qu’il ouvrait le portail de la petite cour. Derrière une autre portion de terrain vague qui jouxtait la maison, elle aperçut les silhouettes allongées de bâtiments industriels. Un lieu étrangement isolé, coupé du monde tout autour, et pourtant Galya entendait encore le vrombissement de la ville pas si lointaine.
Une fois à l’intérieur, il l’entraîna dans un escalier, prit une serviette dans un placard sur le palier, et la conduisit à une salle de bains.
Elle en ressortit au bout de dix minutes, après avoir fait une scrupuleuse toilette, mais toujours vêtue des vêtements imprégnés de sang qu’elle portait en arrivant. Un petit cri lui échappa quand elle le découvrit à l’endroit même où elle l’avait quitté. Il attendait. Il souriait. Elle eut la vision d’un vautour, surveillant un animal à l’agonie. Il lui passa une couverture autour des épaules, et elle s’en voulut d’éprouver pareille ingratitude.
À présent, le doute la saisissait de nouveau.
« Vous avez dit que vous étiez prêtre, dit-elle, palpant du bout des doigts la croix qu’il lui avait donnée.
— Pasteur », précisa-t-il. Il versa de l’eau bouillante sur les granulés de café. « Pasteur baptiste… Je m’appelle Billy Crawford.
— Où est votre église ? » demanda-t-elle.
Il posa le mug de café devant elle et s’assit à la table. « Je n’en ai pas », dit-il, d’une voix douce comme le baiser d’un enfant. Il but une autre gorgée de son panaché lait-citron. « J’ai été ordonné il y a cinq ans, mais je ne suis attaché à aucune paroisse. Je voulais œuvrer pour la communauté. En aidant des gens comme toi. »
Galya porta le café à ses lèvres. Il était amer, rance. Elle retint une grimace. La neige tombait à nouveau derrière la fenêtre, plus fort, se déposant en couche sur les machines et les outils épars dans la cour.
Il suivit son regard. « Je dois gagner ma vie, expliqua-t-il. Je suis employé sur des chantiers de temps à autre. J’ai toujours travaillé de mes mains. » Il écarta ses doigts trapus sur la table, puis désigna la longue cicatrice qui lui barrait le front. « C’est comme ça que je me suis blessé. Un parpaing est tombé d’une palette et je l’ai reçu au-dessus de l’œil. Une douzaine de points de suture. Depuis, je porte toujours un casque. Mais il n’y a pas beaucoup de travail en ce moment. C’est calme… Tant pis. Ça me laisse plus de temps pour aider les filles comme toi. Veux-tu de mon aide ? »
Pour éviter de mentir, Galya répondit : « Je ne sais pas.
— Tu devrais accepter, dit-il, un sourire ridant son large visage. Parce que c’est ce que Jésus m’a demandé de faire. Aider des filles comme toi. J’ai mis du temps à le comprendre, je ne voyais pas ce qu’Il attendait de moi, mais Il a fini par me le montrer. J’ai aidé beaucoup de filles comme toi.
— Combien ? demanda Galya.
— Tu seras la sixième, dit-il, avec une fierté manifeste. Toutes semblables à toi, venues de pays lointains, amenées ici par des hommes mauvais pour être vendues comme de la viande. Avec Son aide, je les ai sauvées.
— Comment allez-vous m’aider ? demanda Galya.
— Tu parles très bien anglais, observa-t-il. Où as-tu appris ?
— À l’école, répondit-elle. Et en regardant des films. Je voulais devenir traductrice. Ou professeur.
— C’est encore possible, dit Billy. Quand tu seras rentrée chez toi, tu pourras faire tout ce que tu veux.
— Non », dit Galya. Elle reposa le mug. « Aller à l’université, c’est trop cher. Je dois m’occuper de mon frère Maksim. Il est resté tout seul là-bas. Il n’a pas d’argent pour manger. C’est pour ça que je suis venue ici, pour gagner de l’argent et lui envoyer.
— Mais ils t’ont menti, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Quel âge as-tu ?
— Dix-neuf ans. »
Il sourit. « Si jeune, dit-il. Trop jeune pour être traitée ainsi, volée par ces brutes. Parle-moi de chez toi. »
La fatigue alourdissait l’esprit de Galya, mais elle la chassa en se passant une main sur les yeux. Bientôt elle dormirait. Ensuite, elle se demanderait si elle voulait ou non de l’aide de cet homme, et elle déciderait.
« Je viens des environs d’Andriivka, un village près de Soumy, en Ukraine. » À présent que le poids écrasant de la peur avait été ôté de sa poitrine, elle trouvait plus facilement les mots en anglais. « Nous sommes russes, mon frère et moi. Nous parlons russe, comme beaucoup de gens aux environs de chez nous. Nous vivions avec Mama et Papa, dans leur ferme. Nous les appelons Mama et Papa, mais ce ne sont pas… Je ne sais pas comment on dit en anglais, ils sont le Papa et la Mama de ma mère.
— Tes grands-parents.
— Oui, nos grands-parents. Mon père et ma mère sont morts quand nous étions tout petits, alors Mama et Papa se sont occupés de nous. Papa est mort quand j’avais dix ans, et Mama a été obligée de travailler dans les champs. Parfois, je l’aide, mais il n’y a pas d’argent. Après, elle vend les terres à d’autres fermiers pour nous acheter vêtements. Quand elle est morte, il ne reste plus qu’un seul champ où faire pousser de quoi manger pour nous. Elle doit beaucoup d’argent. L’homme qui prête l’argent est venu, il dit qu’il prendra la ferme et nous chassera, on devra vivre dehors. Il dit nous ne sommes que des Russes et nous avons volé son argent. Jamais on ne nous traite comme ça. Les Russes et les Ukrainiens sont amis, ils ne se battent pas avec voisins, pas comme ici. »
Galya pensa aux peintures murales et aux graffitis qu’elle avait vus en arrivant dans cette ville, après avoir traversé la frontière. Partout, la haine s’étalait sur les murs.
« Un jour, mon cousin vient pour me rendre visite. Il est riche. Il a une voiture et il porte beaux habits. Il me dit qu’il connaît un homme qui peut me trouver un travail et je gagne beaucoup d’argent. Assez d’argent, il dit, pour payer l’homme qui prête l’argent et il nous laissera tranquilles, et aussi pour donner à manger à mon frère. Je dois juste partir quelque temps et habiter avec gentille famille russe à Dublin et apprendre leurs enfants à parler anglais. »
Galya leva son mug et but une gorgée, bien que le café fût trop chaud. Mieux valait se brûler la langue que se lamenter et pleurer devant cet homme bon. Ainsi avait-elle appris de Mama qu’il fallait rester droite et forte, sans jamais faiblir. Parce que les faibles sont voués à souffrir.
« Les choses ne se sont pas passées comme ça, n’est-ce pas ? demanda Billy.
— Non. » Elle lui parla d’Aleksander, mais ne raconta pas comment, le temps d’un fugace égarement, elle s’était crue amoureuse de cet homme beau et jeune. Elle réprima un bâillement et avala une plus grande gorgée de café.
« Quand j’arrive en Irlande, un homme attend à l’aéroport dans un… comment on dit ? C’est comme votre camionnette, mais avec des sièges ?
— Un minibus.
— Oui, c’est ça, minibus. Il prend d’autres filles, et aussi des hommes. Il roule pendant une heure. Je lui demande si on va à Dublin, mais il dit, tais-toi. Nous arrêtons dans un endroit, avec longs bâtiments tout autour et de la vapeur qui sort, et une odeur d’animaux, mais il n’y a pas d’animaux. Il nous emmène dans bâtiment. À l’intérieur, il y a des lits comme dans une prison, ou à l’armée. Il dit nous dormir ici, il revient demain matin. »
Dormir. L’idée provoqua un autre bâillement, et, cette fois, elle ne put le retenir.
« Les autres, ils disent ils veulent partir, mais il ferme la porte avec clé. Il n’y a pas de fenêtre, seulement une toilette et un lavabo d’un côté. Les filles pleurent, certains hommes aussi. Les filles disent elles sont venues pour faire le ménage, d’autres pour danser dans des bars. Les hommes disent ils sont venus pour construire des maisons et des routes. Mais quand l’homme revient, il dit on doit travailler ici, dans la chaleur et la mauvaise odeur, et ramasser champignons.
« Tout le monde dit on ne veut pas faire ce travail, mais cet homme, il répond on lui doit de l’argent. Il a pris nos passeports. Impossible de partir avant qu’on lui rembourse son argent. Alors il faut travailler. Et après… dans bâtiment… »
Elle perdit la notion du temps, les yeux fixés sur la table, essayant de débrouiller l’écheveau de ses pensées.
« Tu es fatiguée ? demanda-t-il.
— Oui.
— Bien sûr, c’est normal. »
Il sourit à nouveau, et Galya sentit l’odeur du lait aigre.
« Tu as traversé beaucoup d’épreuves, dit-il. Tu as envie de dormir ? »
Galya hocha la tête.
« Il y a une chambre à l’étage, dit-il. Ce n’est pas très confortable mais tu peux dormir un petit moment. De toute façon, je dois passer des coups de fil.
— Qui vous allez appeler ? demanda Galya.
— Des gens, répondit-il. Des agences. Ils ont l’habitude de s’occuper de filles comme toi, des filles qui ont été introduites clandestinement dans le pays. Ils organisent tout, ils te procurent un nouveau passeport et prennent un billet d’avion… Va dormir. Quand tu te réveilleras, ce sera réglé et je te conduirai auprès d’eux.
— D’accord », dit faiblement Galya.
Elle aurait peut-être perçu une ébauche d’espoir dans son cœur — ou était-ce de la peur ? — si elle n’avait concentré toutes ses forces pour garder la tête droite et les yeux ouverts. Elle déglutit. Une substance crayeuse et amère lui envahissait l’arrière-gorge. Deux bras épais la happèrent et le monde s’évanouit.
L’homme qui se présentait sous le nom de Billy Crawford ne prit à Galya que son téléphone portable et ses chaussures, de vieilles tennis beaucoup trop grandes pour elle. Il grimaça en découvrant l’état de ses pieds, les cloques et la peau arrachée. Bien que ses vêtements fussent couverts du sang d’un homme mort, il n’y toucha pas. Ce serait peut-être moins confortable pour elle, mais il tenait à respecter sa pudeur.
Plus tard, une fois qu’elle aurait été sauvée, il pourrait regarder.
Et toucher.
Et goûter.
Mais pas avant. En attendant, il lui releva la couverture jusqu’au menton. Il se débarrasserait du téléphone à la première occasion.
Il avait bien failli abandonner cette fille sur le bord de la route en apprenant ce qu’elle avait fait. La police la rechercherait sûrement. Mais elle avait vu son visage, sa camionnette, le numéro de sa plaque d’immatriculation. Il était donc obligé de l’emmener, malgré le danger qu’elle représentait.
Et elle était si jolie, comme une poupée au teint pâle.
En sécurité maintenant. Elle ne bougeait plus, ne parlait plus. Une gentille fille.
Il écarta les cheveux blonds qui lui retombaient sur le visage. Inséra un doigt entre ses lèvres sèches, les retroussa.
De bonnes dents.
Il sourit et recula vers la porte. Elle n’émergerait pas avant quatre ou cinq heures, à peu près. D’ici là, il avait une foule de choses à faire.
À commencer par donner à manger à la créature, en haut.
Il ferma la porte et tourna la clé dans la serrure.
Lennon passa prendre Connolly chez lui près de Ulsterville Avenue. Le policier expliqua qu’il louait sa maison. La crise de l’immobilier avait fait baisser les prix dans ce quartier de la ville, autour de Lisburn Road, mais pas suffisamment pour qu’un simple agent de police puisse accéder à la propriété, si tant est qu’il obtînt un prêt bancaire. La naissance des jumeaux six mois plus tôt n’avait pas arrangé ses finances, se lamenta Connolly dans la voiture qui roulait vers l’appartement de Bangor. La circulation progressait lentement, à une vitesse constante, sous la neige qui s’épaississait au sol.
Connolly dissimulait ses bâillements tant bien que mal. Il s’était débarrassé de son uniforme et portait un blouson et un jean. Son manteau reposait sur ses genoux.
« Je n’ai pas beaucoup dormi non plus, dit Lennon.
— En ce qui me concerne, une heure à peine, précisa Connolly. Ma femme avait besoin de moi aujourd’hui. Elle voulait que je m’occupe des jumeaux, entre autres. Elle a invité la famille pour Noël cette année. C’est la première fois qu’elle reçoit tout le monde, et ça s’est mal passé quand j’ai annoncé que je devais travailler.
— J’imagine, fit Lennon. Mais vous serez à la maison ce soir. Pour ça, au moins, elle ne pourra pas se plaindre.
— Pas sûr », répondit Connolly.
Lennon quitta la grande artère de Belfast Road et s’engagea dans la rue en impasse où était situé l’immeuble de trois étages.
L’endroit était modeste. Propre, anonyme, terne. Idéal pour installer des prostituées. À un quart d’heure de la ville en voiture, un trajet facile pour un homme se sentant seul, avec des voisins qui ne prêtaient sans doute guère attention aux allées et venues. Lennon observa les autres voitures garées dans la rue, composées pour moitié de vieilles BMW ou d’Audi, volant à gauche, plaques d’immatriculation étrangères : Pologne, Lettonie, Lituanie. Des travailleurs immigrés vivaient là, la plupart ayant probablement signé un bail de courte durée.
Oui, un homme d’affaires en manque pouvait venir ici sans craindre d’être reconnu par un voisin. Lennon ne le comprenait que trop clairement.
Plus de six mois s’étaient écoulés depuis qu’il s’était lui-même rendu dans un endroit semblable. Et deux mois encore avant, entre cette dernière visite et la précédente. En tout, quatre ou cinq fois depuis qu’Ellen vivait sous sa garde. Jusque-là, il réussissait toujours à se laver de la honte après avoir quitté une jeune femme aux yeux creux à qui il laissait cent livres sur une commode près du lit. Mais depuis qu’Ellen vivait chez lui, il ne parvenait plus à faire disparaître la sensation malsaine qui courait sur sa peau. Non que les filles ne soient pas propres, ni qu’il craignît d’attraper une vulgaire infection, mais il croyait voir l’infamie logée en lui suinter par ses pores, une exhalaison poisseuse qui contaminait tout ce qu’il touchait.
Il avait donc décidé d’arrêter. Un choix dont il savait, bien sûr, que cela ne relevait pas de la simple morale ou de la logique, auquel cas il n’aurait jamais commencé. Il avait tenu six semaines après l’arrivée d’Ellen sans éprouver la moindre tentation. Mais une nuit, alors qu’il l’avait autorisée à dormir chez Lucy et Susan, il s’était brusquement retrouvé à attraper ses clés sur la table, descendant par l’ascenseur, puis prenant le volant de sa voiture, en route vers un lieu qu’il connaissait à Glengormley.
Il refusa de donner voix à sa conscience avant d’être rentré chez lui, deux heures plus tard ; alors son jugement s’empara de l’acte accompli. Le lendemain matin, quand il alla chercher Ellen chez Susan un étage au-dessus, elle voulut le prendre par la main. Il se déroba, craignant que le péché ne se communique de ses doigts à ceux de la petite, et elle le punit en gardant le silence toute la journée.
Mais cette leçon ne lui suffit pas. Deux semaines seulement avaient passé quand il refit en pleine nuit le trajet qui le menait à ce recoin obscur de la ville. Et de nouveau quelques semaines plus tard. Chaque fois, il se promettait à lui-même, à la partie de son cœur qui appartenait à Ellen, que ce serait la dernière. Chaque fois, il se doutait qu’il romprait sa promesse.
Jack Lennon savait qu’une âme humaine pouvait supporter la honte presque jusqu’à l’infini tant que celle-ci restait tapie à l’intérieur de soi, dissimulée aux yeux d’autrui. Bien des gens avaient survécu de cette manière. Dans le silence des nuits les plus profondes, il se demandait parfois s’il était de ceux-là.
L’employé de l’agence de location et un sergent du District C en uniforme attendaient devant l’immeuble. Lennon et Connolly descendirent de voiture et présentèrent leur carte. L’agent immobilier semblait inquiet. Le sergent s’ennuyait.
Ken Lauler, c’était le nom de l’agent, les fit entrer dans l’immeuble. Ils montèrent avec lui au dernier étage.
« Nous ne nous sommes pas occupés de la mise en location, expliqua Lauler. Il y avait une autre agence au départ. Nous avons seulement repris le contrat, les engagements d’entretien, etc.
— Comment ça se passe pour le loyer ?
— Il est réglé tous les mois par un virement automatique.
— De quelle provenance ?
— Un compte bancaire au nom de Spencer. Le nom qui figure sur le bail. Le loyer est payé à la date exigible, les voisins ne se plaignent pas, donc nous n’avons aucune raison de venir poser des questions.
— En tout cas, vous n’en aviez pas jusqu’à maintenant, corrigea Lennon.
— Absolument, dit Lauler. Voilà, nous y sommes. »
Il inséra la clé dans la serrure, la tourna. La porte s’ouvrit vers l’intérieur.
Lennon entra le premier. « On dirait qu’il y a eu une fête », fit-il remarquer.
Une douzaine de canettes de bière vides gisaient sur une table basse en verre ainsi qu’une bouteille de vin doux de Buckfast à demi pleine, du tabac et des feuilles de papier à cigarettes. Un sapin de Noël pauvrement décoré se dressait dans un coin, des guirlandes avaient été disposées autour de la fausse cheminée.
Lauler émit un claquement de langue désapprobateur en découvrant le désordre.
« Ne bougez pas », lui ordonna Lennon.
Il pénétra dans la cuisine, suivi de Connolly. La plaque de cuisson semblait n’avoir jamais été utilisée, mais il y avait des miettes sur le grille-pain et de l’eau autour de la bouilloire. Un tiroir était resté ouvert. Des sacs poubelle noirs étaient posés près de l’évier, à côté d’un rouleau de ruban adhésif.
« Merde, fit Lennon.
— Quoi ? » demanda Connolly. Considérant les sacs, il devina à quoi Lennon pensait. « Ah. »
Lennon ouvrit d’autres tiroirs, tous vides, sauf un dans lequel il trouva une enveloppe brune contenant plusieurs centaines de livres en espèces et un contrat de travail.
Et un passeport.
Il le prit, reconnaissant l’inscription LIETUVOS RESPUBLIKA, République de Lituanie. Mais celui-ci était un modèle ancien, à la couverture verte, non pas bordeaux comme les nouveaux passeports biométriques conformes à la réglementation européenne. Il l’ouvrit à la page présentant les données.
Délivré en 2005, à Niele Gimbutiené, née en 1988. Il contempla la photo. Une jeune femme, jolie, aux cheveux blonds, les traits fins. Il parcourut les autres pages, cherchant des tampons de l’immigration, mais n’en trouva aucun. Le document n’était jamais sorti de l’Union européenne.
« C’est peut-être la fille qu’ils retenaient ici, dit-il en montrant le passeport à Connolly.
— Une prostituée ? interrogea Lauler, sur le seuil de l’appartement.
— À quoi d’autre pourrait servir ce genre d’endroit ?
— Je tiens à vous assurer, dit Lauler, que l’agence ignore tout de…
— Alors, où est-elle passée ? » demanda Connolly.
Lennon ne répondit pas. Il examinait maintenant le contrat de travail, qui arborait le logo EUROPEAN PEOPLE MANAGEMENT. Chaque paragraphe était imprimé en trois langues : anglais, français, lituanien — du moins Lennon le présumait-il. Deux signatures avaient été apposées, l’une ressemblant à celle du passeport, l’autre, un nom que Lennon ne parvint pas à déchiffrer. Le siège social de la société, tel qu’il était renseigné, se trouvait à Bruxelles.
Il remit le contrat dans l’enveloppe, mais glissa le passeport dans sa poche.
« Excusez-moi… », dit Lauler.
Lennon sortit de la minuscule cuisine et inspecta de plus près le plancher laminé du salon. Lauler voulut s’avancer, mais Lennon l’arrêta d’un geste.
« Je vous ai dit de ne pas bouger.
— Vous n’avez pas le droit de prendre quoi que ce soit qui appartienne au locataire…
— J’ai besoin de la photo, dit Lennon. Le passeport sera restitué plus tard, avec tout ce qu’on aura jugé bon d’emporter.
— Mais…
— Fermez-la. »
Lennon laissa son regard errer sur le plancher, jusqu’à ce qu’il trouve : là, une traînée rouge, devant l’une des portes. Il la montra du doigt.
« Je vois, dit Connolly.
— Vous voyez quoi ? demanda Lauler.
— Sergent, lança Lennon, pourriez-vous s’il vous plaît emmener M. Lauler ? »
L’agent du District C prit Lauler par le bras et l’entraîna dehors.
Lennon alla ouvrir la porte, regardant scrupuleusement où il posait les pieds. L’odeur de métal l’assaillit et le fit reculer d’un pas. Sous cette première impression, il percevait un effluve qui n’était pas encore tout à fait putride, quelque chose qui, dans peu de temps, deviendrait infect.
Connolly toussa. « Est-ce que c’est… ?
— Oui », répondit Lennon.
Il entra dans la pièce, respirant à courtes goulées. Le bruit de ses pas résonnait sur le linoléum. La tache sombre s’étalait entre le lit et le mur opposé. Le sang avait épaissi depuis qu’il s’était répandu quelques heures plus tôt. Quelqu’un avait vomi à côté. Des pieds s’étaient égarés en semant partout des empreintes rouges, avant de piétiner devant le tas de draps souillés sur lesquels ils avaient essuyé les semelles de leurs chaussures. Une longue trace, comme déposée par un pinceau, s’étirait en arc de cercle jusqu’au pied du lit.
« Nom de Dieu, dit Connolly. Tomas Strazdas a donc été tué ici, et ensuite le meurtrier a emmené Sam Mawhinney et l’étranger à l’autre bout de la ville ?
— Peut-être, répondit Lennon. Ou bien Sam et l’étranger ont tué Tomas, quelqu’un d’autre s’en est offensé et leur a demandé des comptes.
— Un prêté pour un rendu ?
— Comme au bon vieux temps », dit Lennon.
Un reflet lumineux attira son attention. Il s’avança au plus près, sans marcher dans le sang, découvrant au centre de la flaque rouge un éclat de miroir dont une extrémité était enveloppée dans un lambeau de tissu. Un poignard de fortune, parfait pour trancher la gorge d’un homme. Il avait vu un cas similaire, trois ans auparavant, quand un indicateur derrière les barreaux s’était fait tailler le visage en pièces fines comme des rubans par un autre détenu. C’était une arme de prison. Utilisée par quelqu’un que l’on privait de sa liberté.
Il porta la main à sa poche.
« Vous croyez qu’il y en aura d’autres ? demanda Connolly.
— Hmm ? » Lennon sentit le passeport rigide sous ses doigts.
« D’autres meurtres ? dit Connolly.
— J’espère que non. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi je n’ai aucune envie de passer Noël à regarder des saletés pareilles. Enfin, il pourrait peut-être quand même en sortir une bonne chose. »
Connolly s’avança dans la chambre. « Quoi ? »
Lennon prit son téléphone dans sa poche et composa le numéro de l’inspecteur chef Ferguson. « Sam Mawhinney et son pote ont été tués dans le District D. On a retrouvé Tomas dans le nôtre, le District B, mais il a été tué dans le C. Avec un peu de chance, l’affaire sera confiée à l’une des brigades criminelles des autres districts, et on pourra rentrer chez nous. »
C’était une vue optimiste à laquelle Lennon ne croyait guère. Mais il pouvait toujours espérer.
Herkus se rendit à Rugby Road, près des Jardins botaniques, où l’appartement de Rasa occupait l’étage supérieur d’une maison mitoyenne. Un couple de cadres vivait au rez-de-chaussée. Il avait appris que cette partie de la ville s’appelait les Holylands[3], mais ne savait pas pourquoi. Il ne voyait rien de particulièrement saint ici. On trouvait en tout cas quelques bons restaurants, ainsi qu’une librairie formidable. Non qu’il lût beaucoup, surtout pas en anglais, mais il aimait la lumière chaude et tamisée de la boutique, les livres rangés sur les étagères. Cela lui rappelait l’époque où il était écolier.
Rasa semblait fatiguée, stressée, quand elle ouvrit la porte de la maison. Elle s’était sans doute levée tôt. Mais au moins, elle avait dormi, ce qu’Herkus considérait comme une chance ; lui ratissait la ville en long et en large depuis la veille au matin, et toujours pas la moindre piste. Avec cette fichue neige qui tombait maintenant, pour couronner le tout.
Il se l’autorisait rarement, mais il pensa à consommer un peu de la dope du patron une fois qu’il l’aurait achetée au contact de Rasa. Juste assez pour se donner un coup de booster et tenir la matinée.
Il suivit Rasa à l’étage, puis dans l’appartement. L’endroit sentait la cigarette et l’encens s’exhalant d’un bâtonnet qui brûlait sur la table basse. Partout, des vêtements et des magazines de mode épars sur les meubles et le sol. Un mannequin de tailleur occupait un coin de la pièce, drapé dans du tissu.
« Tu étais obligé de faire ça à Darius ? » demanda Rasa en s’asseyant à une petite table près de la fenêtre où se mêlaient bobines de fil, ciseaux et aiguilles en vrac. Une plante en pot, jaunie par la soif, était posée sur le rebord de la fenêtre. Rasa attrapa un paquet de cigarettes et un briquet.
« Oui, répondit Herkus. Passe-moi une clope. »
Rosa fit le signe de croix, prit une cigarette et lui tendit le paquet. Herkus soupçonnait qu’il y avait quelque chose entre elle et le gros Darius. Elle déplorait sa mort, naturellement, mais cette femme était une pierre à l’intérieur. Elle s’en remettrait vite.
Il s’assit à la table en face d’elle et sortit une cigarette du paquet. Après avoir allumé la sienne, Rasa lui présenta la flamme.
« Quel gâchis », dit-elle en rejetant la fumée.
Herkus grogna pour exprimer son assentiment. Ayant déjà fourni un compte rendu à Rasa par téléphone, il ne voulait pas remettre ça. Mais elle insista.
« Ce crétin de Sam Mawhinney, dit-elle. Tout ça, c’est à cause de lui. Je suis bien contente que tu lui aies réglé son compte. Son frère ne vaut pas mieux. »
Herkus ne répondit pas. Il tira une bouffée de sa cigarette.
« Ah, les imbéciles. Et cette petite garce… J’ai su qu’elle nous attirerait des ennuis dès que je l’ai vue.
— Alors pourquoi tu l’as amenée à Belfast ? demanda Herkus.
— Parce qu’elle était mignonne, dit Rasa. Les hommes sont prêts à payer le prix fort pour une jolie fille comme ça. Elle aurait pu devenir bonne si on lui avait montré les ficelles, en prenant le temps. Mais ces idiots de frères ont insisté pour la mettre tout de suite au travail, sans attendre. Je leur ai dit qu’il fallait la laisser s’habituer pendant une ou deux semaines, quitte à la droguer un peu, au besoin. Ils ne voulaient rien entendre. Et maintenant, regarde dans quelle merde ils nous ont fourrés. »
Herkus jeta un coup d’œil par la fenêtre. Il neigeait toujours. Rasa s’était choisi un quartier agréable à vivre, près du parc et de tout ce que Botanic Avenue pouvait offrir. Rares étaient les étudiants assez fortunés pour louer un appartement dans cette rue. L’agitation de la ville semblait un autre monde, à des lieues du spectacle paisible qui s’offrait ici au regard.
« Quand as-tu vu la fille pour la dernière fois ? demanda-t-il.
— Hier après-midi, répondit Rasa. J’ai dû la reprendre en main.
— Pourquoi ?
— Parce qu’un client est reparti sans qu’elle lui ait rien donné. Elle a eu le culot de dire qu’il voulait seulement parler. »
Herkus contemplait toujours la rue en bas. « Parler ?
— C’est ce qu’elle a dit. Mais je connais les hommes. Les hommes ne veulent pas parler. Ils veulent seulement…
— C’était qui ?
— Je ne me rappelle pas son nom, dit Rasa. Mais je l’avais déjà vu. Petit et costaud à la fois.
— Gros ? »
Rasa secoua la tête. « Non, pas gros. Musclé, large d’épaules, comme mon grand-père. Un tonneau sur pattes. Avec un visage rond et une barbe, des cheveux noirs coiffés en arrière. Il lui a offert un pendentif. »
Herkus se prit le menton dans la main, laissant aller ses yeux dans le vague, tandis que son esprit s’emparait du fil qui surgissait entre les paroles de Rasa.
Après qu’il fut demeuré silencieux un moment, elle demanda : « Qu’est-ce qui ne va pas ? »
Il lui accorda de nouveau son attention. « Quel genre de pendentif ?
— Une croix », dit Rasa.
Herkus écrasa la cigarette dans la terre sèche de la plante. Il se leva et, parcourant la pièce du regard, repéra une enveloppe et un stylo posés sur la table basse. Il alla les chercher et les apporta à Rasa.
« Dessine l’homme », dit-il.
Elle le dévisagea d’un air hébété, sans comprendre.
Herkus lui mit d’autorité l’enveloppe et le stylo dans les mains. « Tu sais dessiner. Je t’ai vue faire. Montre-moi. »
Rasa réfléchit un moment, puis gribouilla sur l’enveloppe, ébauchant à grands traits une face ronde, des cheveux épais, une barbe telle qu’elle l’avait décrite. Bien qu’il ne pût juger de la ressemblance avec l’homme en question, Herkus trouva le portrait plutôt bon. Rasa travaillait autrefois dans la mode, avant de quitter la Lituanie, et elle aurait souhaité poursuivre son activité ici, peut-être en tant que designer. Au lieu de quoi, elle était devenue un maillon dans une chaîne commerciale qui fournissait des jeunes filles. Ce qui ne constituait pas un changement radical de carrière, de l’avis d’Herkus.
Il lui prit l’enveloppe des mains. « Ça lui ressemble ?
— Pour autant que je me rappelle », répondit Rasa.
Il désigna la ligne qui barrait l’un des sourcils. « C’est quoi, ça ?
— Il a une cicatrice… Il est laid. »
Herkus rangea l’enveloppe dans sa poche de poitrine. « Bon. Qui est ce dealer chez qui tu m’envoies ? demanda-t-il.
— Jim Pollock, répondit Rasa. C’est à lui que j’achète toujours. Il me fait un bon prix.
— Il sait que je vais venir le voir ?
— Je lui ai téléphoné juste après ton coup de fil. Pourquoi ?
— Pour rien », dit Herkus.
Il se détourna et se dirigea vers la porte.
« Comment va Arturas ? » lança-t-elle dans son dos.
Herkus s’immobilisa. « Il est un peu à cran.
— En colère ? demanda-t-elle.
— Évidemment. »
Rasa se leva pour le rejoindre. « Je veux dire, en colère contre moi ? Parce que j’ai trouvé la fille. Il m’accuse ? »
Herkus observa les lignes de son visage, le teint de sa peau, imagina qu’elle avait dû être belle dans sa jeunesse. Une sensation douloureuse dans laquelle il crut reconnaître de la tristesse lui serra le cœur.
« Arturas en veut au monde entier, dit-il. Il est en colère contre moi. Contre son frère. Même l’air qu’il respire le rend furax. »
Il remarqua que la main de Rasa tremblait quand elle tira une longue bouffée de sa cigarette.
« Tu devrais peut-être te casser quelque temps, dit-il. Va fêter Noël ailleurs. Si tu te dépêches, tu peux encore trouver un vol cet après-midi. Ou bien passe de l’autre côté de la frontière. En tout cas, tire-toi pendant quelques jours. »
Elle hocha la tête et esquissa un sourire. « Oui, bonne idée. Je suivrai peut-être ton conseil. »
Il ouvrit la porte et sortit, la laissant dans son appartement mal tenu, seule. Une femme pareille, songea-t-il, elle devrait être mariée, avec des enfants déjà presque adultes. Grand-mère, même, bien qu’elle soit encore jeune. Pas exilée dans une ville si loin de son pays, vendant de la chair fraîche aux raclures qui vivaient d’un tel commerce.
Cinq ans plus tôt, la pitié était un sentiment qu’Herkus Katilius ne connaissait pas. Mais il l’éprouvait de plus en plus souvent, ces derniers temps, comme la douleur dans ses genoux et au creux des reins.
« Je vieillis », se dit-il en s’installant au volant de la Mercedes.
La circulation devint plus dense tandis qu’Herkus se dirigeait vers l’est et franchissait l’Albert Bridge, en route vers Sydenham. Les automobilistes roulaient prudemment, traçant des sillons dans la neige compacte et la boue. Guidé par le GPS, il parvint à un pâté d’immeubles de construction récente qui se déployait autour d’une petite place et évoquait davantage une école ou un centre médical qu’un lieu d’habitation.
Il préférait l’appartement de Rasa et sa rue tranquille à cette accumulation de carrés et de triangles. Tant pis. Il n’était pas obligé de s’attarder. Juste le temps d’acheter la came, et salut.
Les feux de la Mercedes clignotèrent quand il verrouilla le système. Il releva le col de son blouson pour se protéger du froid et enfonça les mains dans ses poches. Seules des empreintes de pas dans la neige signalaient l’allée conduisant à l’entrée de l’immeuble.
Des boutons sur deux rangées étaient fichés dans un panneau métallique à côté de la porte, cristallisés sous une mince couche de givre. Herkus choisit celui qui correspondait au numéro de l’appartement indiqué par Rasa et le maintint appuyé avec le pouce.
Pas de réponse.
Il appuya encore.
Un filet de voix crachota dans l’interphone. « Quoi ?
— Pollock ? demanda Herkus.
— T’es qui, toi ?
— Je viens de la part de Rasa. Pour acheter. »
Un silence, puis : « De la part de qui, pour quoi faire ?
— Rasa, répondit Herkus. Elle m’a dit qu’elle t’avait déjà acheté quelque chose. À un bon prix.
— Je ne connais pas de Rasa, dit la voix. Fous le camp. »
Malgré la faible portée du minuscule haut-parleur, Herkus reconnut la peur dans l’intonation brisée de la voix, le surgissement aigu de la panique qu’on essaie de contenir.
Mais pourquoi ?
Les engrenages de son esprit tournaient trop lentement, entravés par le manque de sommeil. Enfin, la connexion s’établit. L’adrénaline, succédant à l’éclair de la lucidité, répandit une violente décharge dans ses membres. L’instinct prit le dessus. Herkus recula d’un bond et se plaqua au sol, juste au moment où l’assaillant se jetait sur lui, son couteau prêt à frapper.
Pris dans son élan, l’homme s’abattit ventre en avant contre l’épaule d’Herkus. Le choc expulsa l’air de ses poumons avec un sifflement étranglé. Herkus le travailla à mi-corps en exerçant une poussée vers le haut et laissa la gravité accomplir le reste.
La neige amortit la chute. Herkus eut le temps de voir le visage de son agresseur tourné vers le ciel avant de l’écraser sous son talon.
Mark Mawhinney retomba à plat dos, la lèvre déjà enflée. Le couteau qui lui échappa ressemblait à un ustensile qu’il aurait pris dans la cuisine de sa mère. Il cracha du sang, le rouge jaillissant sur la blancheur de la neige, et toussa.
Quand il essaya de se remettre debout, Herkus lui envoya son pied entre les jambes. Mawhinney s’effondra sur le côté, replia les genoux, gémit comme un chien affamé.
« Ne te lève pas, dit Herkus en anglais. Ton frère était trop bête. Il est mort, maintenant. Toi, si tu es malin et que tu veux pas crever, reste par terre. »
Mawhinney se tordait en respirant avec difficulté entre ses lèvres meurtries. « Ordure », dit-il, les dents serrées. Les larmes jaillissaient de ses yeux, tombaient dans la neige où elles creusaient de minuscules trous. « T’es une putain d’ordure… Sam n’a rien fait… fallait pas… faire ça… salaud. »
Herkus s’accroupit, ramassa le couteau et pointa la lame sur Mawhinney. « Sam a laissé la pute tuer Tomas, dit-il. Tu crois qu’Arturas lui pardonnera ça ? Moi, non. Si tu t’enfuis, il t’oubliera peut-être. Casse-toi. Tout de suite. »
Mawhinney roula sur le ventre, se mit à quatre pattes, et partit en rampant. La bave et le sang qui s’écoulaient de sa bouche semaient une traînée cramoisie derrière lui.
Herkus se releva. Il tira un mouchoir de sa poche, essuya la lame du couteau, et le lança dans la neige en retournant à la Mercedes. Au moment où il approchait de la voiture, la douleur le ramena à son épaule. Il s’arrêta, fit jouer son articulation, sentit les tendons et les muscles protester.
« Je me fais vieux », dit-il.
Mark Mawhinney avait voulu le blesser. Le tuer, même, peut-être. Il aurait réussi si Herkus n’avait pas réagi à temps.
Les frères irlandais avaient tout fait capoter, d’après Rasa. En obligeant la fille à travailler trop tôt. C’était leur faute. Et Arturas verrait les choses de la même manière.
Herkus jeta un regard par-dessus son épaule.
Mark était parvenu devant l’immeuble. Il agrippa un rebord de fenêtre pour tenter de se relever.
« Merde », fit Herkus.
Il rebroussa chemin et s’avança, poings en avant.
Les rêves défilaient, passant de la noirceur à la lumière, de la joie à la terreur. Galya était redevenue enfant, et son grand-père la tenait par la main. La peau du vieil homme était rugueuse et craquelée. Il sentait le tabac. Tous deux marchaient dans l’obscurité le long d’un sentier forestier aux abords du village natal de Galya, près de la frontière ukraino-russe. Dans les arbres, des créatures sauvages les observaient.
Plus loin, elle crut voir une petite fille aux cheveux blonds. Elle pressa le pas, plissant les yeux pour mieux distinguer la silhouette. Au bout de quelque temps, elle s’aperçut que le contact de la peau rugueuse contre la sienne avait disparu ; sa main n’étreignait plus que du vide. Elle se retourna. Papa était étendu en travers du chemin, avec ses mains rêches croisées sur sa poitrine, son visage pâle dans la faible lumière.
Des grognements s’élevaient dans les arbres tout autour. Un museau sortit du sous-bois, dressé pour mieux flairer la piste du mort. Puis un autre apparut, et encore un autre, des chiens quittant le couvert de la végétation avec l’espoir de festoyer sur l’offrande que Galya leur avait apportée.
Elle ouvrit la bouche pour les chasser en criant, mais le sol bascula sous ses pieds ; elle s’effondra sur les pierres et les feuilles en décomposition. La terre en s’inclinant la projetait contre le corps de Papa. Sauf que Papa n’était plus là. Elle roula dans les cailloux et la boue.
Les chiens avançaient, et elle comprit qu’ils n’étaient pas venus pour dévorer son grand-père. Ils venaient pour elle. Elle tenta de se relever, de leur échapper, mais la boue pesait sur elle comme une tiède couverture.
Ils s’élancèrent. Elle leva les mains pour se protéger. Leurs bouches étaient des mains sur son corps, dures et sans pitié tandis qu’elle se noyait dans la boue, leurs crocs pareils à des doigts hideux dont les pointes émoussées exploraient ses oreilles, ses côtes, ses orteils, ses cuisses, tous les endroits secrets réservés à un amant qu’il ne lui serait peut-être jamais donné de rencontrer. Enfin, ils lui ouvrirent les lèvres et parcoururent ses dents.
Galya sentit l’odeur de la sueur et du lait aigre. Elle comprit qu’elle était en train de rêver et remonta vers la surface de la fondrière, essayant désespérément de se réveiller, mais elle se fatiguait, l’effort lui était trop pénible. Elle renonça, se laissant happer au cœur des ténèbres, avalée par un sommeil si épais qu’il lui sembla qu’elle était peut-être morte.
Elle coulait. Les mains la lâchèrent, rappelées par une autre voix, le hurlement d’un animal au loin.
Billy Crawford quitta la fille pour aller répondre à la chose en haut. Toujours, elle appelait. Ne lui laissant jamais aucun répit. Un jour, elle lui ôterait la lumière des yeux, il en était certain.
Il grimpa l’escalier qui conduisait au grenier, ses épaules frôlant les murs. Elle appela encore, d’une voix qui lui faisait l’effet d’un coup de griffe. Il demeura immobile et silencieux à la porte, grimaçant chaque fois que le cri rauque lui parvenait.
« Que Dieu me vienne en aide », dit-il dans un souffle qui n’était pas même un murmure. Un échange privé entre lui et le Seigneur. « Que Dieu me donne la force de supporter cette épreuve. »
Il ouvrit la porte et entra dans la petite pièce, prenant de courtes inspirations pour ne pas être envahi par l’odeur de la chose qui gisait dans un coin. En six enjambées, il se trouva dans son champ de vision.
Les yeux se fixèrent sur lui, la bouche édentée s’ouvrit. Elle poussa un cri et ses mains crochues s’agitèrent.
« Tais-toi », ordonna-t-il.
La voix s’éleva faiblement, une plainte brisée qui lui écorchait les oreilles comme les griffes d’un rat.
« Tais-toi », répéta-t-il, plus durement.
Elle gémit encore, levant vers lui ses yeux pâles, écarquillés et pleins de larmes.
Il lui plaqua une main ferme sur la bouche, repoussa sa tête. Elle le regardait. Il sentit les gencives qui glissaient mollement au contact de ses doigts calleux.
« Tais-toi, dit-il. Sinon je te fais mal. »
Elle ne bougea plus. La bouche sans dents cessa de chercher une prise sur sa main.
Il s’agenouilla près d’elle. « Prie avec moi », dit-il.
Il joignit les mains, inclina la tête, ferma les yeux.
« Notre Père », commença-t-il.
Il pria pour que Dieu Très Haut ait pitié de cette créature et mette bientôt fin à ses souffrances. Il pria pour que vienne l’heure, enfin, où il pourrait dormir une nuit entière sans entendre ses hurlements blessés. Il pria pour que le Seigneur miséricordieux la soulage de ce qui lui tenait lieu d’âme et suppurait dans son sein.
Il pria, et la chose pleura.
En chemin vers son bureau, une canette de Coca dans une main, le rapport préliminaire de la police scientifique concernant Tomas Strazdas dans l’autre, Lennon croisa un sergent qui lui demanda s’il était au courant du meurtre à Sydenham. La victime pourrait bien l’intéresser.
« Qui est-ce ? interrogea Lennon.
— Mark Mawhinney. »
Lennon s’arrêta. « Le frère de Sam Mawhinney ?
— À ce que j’ai entendu dire, répliqua le sergent. Il est connu. Le policier qui est arrivé le premier sur les lieux l’a identifié. Il avait le cou brisé, et des empreintes dans la neige indiquent qu’il y a eu une bagarre. »
Lennon entra dans son bureau, un poids au ventre. Il jeta le rapport sur un tas de documents et appuya la canette froide contre son front.
Quatre morts en douze heures.
Connolly était resté à l’appartement de Bangor avec le sergent du District C. Il n’y avait rien à faire, hormis attendre qu’une autre équipe scientifique vienne prendre le relais. On comparerait le sang avec celui de Tomas Strazdas, par pure formalité, et peu importait que la preuve ne fût pas établie avant Noël.
Lennon s’assit, décapsula la canette, et poussa un juron quand le liquide, en jaillissant, se répandit sur la paperasse. Il écarta vivement le rapport Strazdas et le passeport pour les mettre à l’abri, puis épongea les dégâts avec un mouchoir en papier.
Le rapport n’était guère qu’une ébauche remise par le Service Scientifique, une société privée qui effectuait la plupart des recherches médicolégales pour le compte de la police nord-irlandaise. Après que leurs locaux à Belfast eurent été détruits par un attentat à la bombe au début des années quatre-vingt-dix, les techniciens de l’équipe s’étaient relogés tant bien que mal dans la ville balnéaire de Carrickfergus où ils occupaient d’anciens bâtiments de la police totalement inadaptés à leurs besoins.
Malgré ces conditions de travail peu favorables, ils garantissaient des analyses d’une précision extrême qui comptaient parmi les meilleures d’Europe, leurs méthodes ayant été affûtées par les décennies d’investigation sur les attaques terroristes, de plus ou moins grande ampleur, qu’ils avaient vu se produire presque quotidiennement devant leur porte.
Pour ce qu’en savait Lennon, le corps de Tomas Strazdas reposait toujours près de l’eau, protégé de la neige sous une tente blanche, attendant d’être emmené à la nouvelle morgue de l’hôpital Royal Victoria où l’accueillerait un expert médico-légal du Département d’État.
Le 24 décembre, on enverrait n’importe quel pauvre bougre qui se trouvait de garde ce soir-là. Un cadavre à examiner, déjà, ça n’avait rien de réjouissant. Mais à présent, il en venait trois de plus. Lennon fit un vœu silencieux, espérant qu’on ne le désignerait pas pour assister à une opération qui commençait par le déballage des scalpels et des scies.
Il avait fait un crochet par le bureau d’Uprichard pour demander si les affaires seraient confiées à l’un des autres districts, mais l’inspecteur chef l’ignorait. Les volontaires ne se bousculaient pas au portillon, le soir de Noël. Uprichard promit de passer quelques coups de fil pour tenter d’influencer la décision.
Lennon ne nourrissait guère d’espoir. Il sortit son portable de sa poche tout en parcourant le rapport.
La plaie béante dans la gorge de Strazdas lui souriait sur la photo quand Susan décrocha.
« Comment va Ellen ? demanda-t-il.
— Elle réclame son père, répondit Susan. Tu en as encore pour longtemps ?
— Je ne sais pas. Tu as regardé les nouvelles ?
— J’ai mis la télé en sourdine. Un meurtre sur les quais, et deux autres à Newtownabbey. Tu es sur lequel ?
— Pour l’instant, sur les trois, dit Lennon. Mais sait-on jamais, peut-être qu’on m’ôtera ces épines du pied.
— Il y a une chance ?
— Pas vraiment, dit-il. Tu peux garder Ellen encore un peu ?
— Bien sûr. Lucy sera ravie. En revanche, je ne sais pas ce qu’Ellen en pensera. Elles font la sieste, pour l’instant.
— Je peux lui parler ?
— Jack, je viens de les coucher.
— Oui… Juste une minute, pas plus.
— Bon, d’accord », dit Susan avec une lassitude dans la voix.
Il continua à tourner les pages et les photos en attendant. Cause probable du décès : une blessure à la gorge, sous réserve de confirmation par le Département médicolégal. Des fragments divers et un fil électrique, ramassés sur les lieux pour examen. Absence de sang, suggérant que la mort s’était produite ailleurs et que le corps avait été transporté à l’endroit de la découverte. Hypothèse que renforçait la présence de traces de pneus.
Les comptes rendus de police scientifique et d’anatomo-pathologie passaient un temps fou à énoncer de grossières évidences, pensa Lennon. La clé résidait dans les détails. Cachés, comme les points lumineux qu’on ne distingue pas, au début, quand on regarde le ciel, la nuit, mais qui apparaissent dès que le regard se détourne.
Des détails tels qu’un éclat de miroir et le passeport d’une fille.
Il entendit un souffle ténu contre son oreille. Aucune parole.
« Salut, ma chérie, dit-il.
— Bonjour, fit Ellen, la voix ensommeillée.
— Comment tu vas ?
— Pas mal.
— Pas mal, c’est tout ?
— Mmm.
— Tu joues avec Lucy ?
— Mm-hm.
— Tu as bien dormi ?
— Moyen. J’ai fait un cauchemar.
— Tu as rêvé de quoi ? » demanda Lennon. Les songes qui peuplaient les nuits de sa fille étaient rarement anodins.
« D’une dame, dit Ellen. Elle était poursuivie par des chiens. Ils avaient des doigts à la place des dents.
— Ça devait faire peur.
— Mm-hm.
— Mais tout va bien maintenant.
— Mm-hm. Tu reviens quand ?
— Tout à l’heure. »
Ellen ne dit plus rien.
« Cet après-midi, reprit Lennon. Peut-être ce soir.
— D’accord », fit Ellen.
Il entendit un déclic. Elle avait raccroché.
Lennon contempla un instant le téléphone dans sa main, puis le rangea dans sa poche.
Ses pensées revinrent à Tomas Strazdas et aux cadavres qui semblaient flotter dans son sillage. D’après les informations dont il disposait, Strazdas était un voyou de maigre envergure, comme les frères Mawhinney. Pas un de ces puissants salopards qui provoquaient des guerres de gangs. Il y avait sûrement une autre explication à ces meurtres, une cause sous-jacente. Lennon soupçonnait — non, il le sentait, dans ses os — que la fille dont il contemplait le passeport était mêlée à tout ça.
L’affaire cachait autre chose que ce qui apparaissait à la surface. Et dans la police, quand on voulait regarder sous la surface, Lennon savait à qui il fallait s’adresser. Il hésita un instant, puis décrocha le téléphone du bureau et composa le poste de la Branche C3 du Renseignement.
« Inspecteur Lennon. Passez-moi l’inspecteur chef Hewitt », dit-il.
Tout en écoutant la musique insipide qui le maintenait en attente, il ravala son dégoût à l’idée de requérir l’aide de Hewitt. Son ami d’autrefois, qui, pour seul tribut en paiement de ses trahisons, n’avait souffert que d’une balle dans la jambe, cadeau d’un fou nommé Gerry Fegan.
Fegan était mort à présent, comme bien d’autres. Dan Hewitt avait autant de sang sur les mains que ceux qu’il soumettait à investigation, et Lennon, parce qu’il le savait, détenait un moyen de pression sur son ancien ami. Il ne s’en était servi qu’une fois, durant l’enquête visant à éclaircir les événements qui avaient ôté la vie à Marie. Un jour, il demanderait des comptes à Hewitt, mais pour l’instant, c’était quelqu’un d’utile, même si Lennon rechignait à le contacter au point d’en avoir la chair de poule.
La musique au téléphone s’interrompit.
« Qu’est-ce que tu veux ? demanda Hewitt.
— Comment vas-tu, Dan ?
— Va te faire foutre, voilà ma réponse, dit Hewitt. Qu’est-ce que tu veux ?
— Juste un peu de lumière. Tu es au courant des meurtres de Tomas Strazdas, Sam Mawhinney, et de quelqu’un d’autre qu’on n’a pas encore identifié.
— On surveille la situation, oui.
— Et encore un mort à Sydenham, ajouta Lennon. Mark Mawhinney. Traite-moi de fou si tu veux, mais j’ai l’impression qu’ils sont liés.
— C’est une possibilité que nous envisageons, dit Hewitt. Mais tu t’emballes un peu vite, non ? Une fois que le lien entre ces meurtres aura été formellement établi, une brigade criminelle sera assignée. Toi, pour l’instant, tu ne t’occupes que de l’affaire Tomas Strazdas.
— Tu gardes un œil sur tout, hein, Dan ?
— C’est mon boulot de me tenir informé, répliqua Hewitt. Par exemple, je connais l’identité du compagnon de Sam Mawhinney. Darius Banys. C’est un associé du jeune Tomas. Son baby-sitter, en fait.
— Baby-sitter ?
— Tomas était un incorrigible fauteur de troubles, expliqua Hewitt. Le boulot de Darius consistait principalement à le chaperonner pour l’empêcher de faire trop de dégâts, à lui-même ou à d’autres.
— Quelle était la relation entre les frères et Tomas ? »
Hewitt soupira. « Pourquoi ne cherches-tu pas toi-même, Jack ?
— Parce que toi et tes copains de la C3, vous avez toujours une longueur d’avance sur nous, répondit Lennon. Et que tu me dois un renvoi d’ascenseur.
— Je ne te dois rien du tout, dit Hewitt.
— Tu es prêt à présenter ton argument devant l’Ombudsman[4] de la police ?
— Va te faire foutre.
— Alors, considère ça comme un service rendu à un vieil ami. La ligne est sécurisée, personne n’écoute. »
Détectant un changement dans la respiration de Hewitt, Lennon attrapa un stylo.
« Très bien, fit Hewitt. Les frères Mawhinney se sont lancés dans la prostitution depuis un an environ. Ils achètent des filles à une Lituanienne, Rasa Kairyté, qui les fait passer au nord depuis la République. Tomas Strazdas était son principal associé.
— Épelle le nom. »
Hewitt s’exécuta. Lennon inscrivit sur son bloc-notes.
« European People Management, reprit-il. Qu’est-ce que c’est ? »
Après un silence, Hewitt demanda : « D’où tu connais ça ?
— J’ai vu un contrat de travail. Dans un tiroir de l’appartement, avec un passeport.
— Quel passeport ?
— Une Lituanienne, dit Lennon. Sans doute la prostituée que les Mawhinney faisaient bosser là.
— Peut-être.
— Tu n’as pas répondu à ma question, insista Lennon. Le contrat était établi entre la fille et cette société, European People Management. Tu sais quelque chose. Je l’entends à ta voix.
— Tu devrais peut-être te contenter de mener ton enquête auprès des circuits officiels, dit Hewitt. Je suis sûr que tu trouveras toutes les infos.
— Ça prendra des semaines. Pourquoi je m’embêterais, alors que j’ai accès directement à la source ?
— Bon, fit Hewitt. European People Management est l’entreprise familiale des Strazdas.
— Familiale ?
— Tomas était le jeune frère d’un certain Arturas Strazdas, propriétaire d’agences de placement qui fournissent, en apparence, des travailleurs migrants à diverses usines, fermes à champignons, sociétés de nettoyage, ce genre de choses. Mais on le surveille depuis longtemps maintenant, sur l’ordre de nos homologues européens. Nous pensons qu’il se sert de ces agences pour procurer des permis de travail à des femmes qui sont l’objet d’un trafic de prostitution en Grande-Bretagne et en Irlande.
— Comment ça marche ? demanda Lennon.
— Un même passeport effectue plusieurs voyages entre Dublin et Vilnius, par exemple, ou parfois Bruxelles, où Arturas est installé. Avec un intervalle de deux semaines entre chaque passage. Les agents de l’immigration ne regardent pas les photos à la loupe. Sauf pour un œil très vigilant, toutes les filles blondes avec un accent d’Europe de l’Est se ressemblent. »
Lennon ouvrit le passeport à la page des données. La fille sur la photo n’était peut-être pas celle qui travaillait dans l’appartement, mais une autre avec qui on pouvait la confondre. Était-elle là de son plein gré ? Il pensa à quelques-unes des femmes auxquelles il avait parfois rendu visite, la nuit, à une époque pas si lointaine. Mal à l’aise, il avala sa salive avec difficulté.
« Voilà ce que je propose, dit-il. Je te soumets une théorie, et tu me dis si ça tient la route par rapport à ce que tu sais de la situation. »
Un silence. Puis Hewitt répondit : « D’accord. »
Lennon se lança, organisant ses idées à mesure qu’il parlait. « Je crois que Tomas, le dénommé Darius et Sam Mawhinney ont bu un coup pour fêter Noël dans l’appartement de Bangor, peut-être même avec la prostituée. Ils se sont chamaillé, et au final, Tomas a eu la gorge tranchée. Les deux autres l’ont chargé dans leur voiture et l’ont emmené sur les quais avec l’intention de le jeter à l’eau, mais ils ont été surpris par l’agent de la police portuaire.
« Sauf que les amis de Tomas n’ont pas trop apprécié. Ils ont embarqué Sam et son pote lituanien à Newtownabbey, leur ont explosé la cervelle, et ont brûlé la voiture. Jusque-là, ça fonctionne ?
— Rien qui ne paraisse invraisemblable, en tout cas, dit Hewitt. Mais cela n’explique pas Mark Mawhinney.
— Non. Il y a eu des témoins ?
— Il est trop tôt pour le savoir. La brigade de l’inspecteur chef Quinn est arrivée sur les lieux il y a seulement une heure.
— Très bien. Donc, si je voulais parler avec quelqu’un qui pleure le décès de Tomas Strazdas, par où devrais-je commencer ?
— Par Rasa Kairyté. Elle habite dans les Holylands. Ou bien le chauffeur, Herkus Katilius. C’est un gros gabarit, fumier sans états d’âme, ex-militaire. Mais il y a mieux encore.
— Quoi ?
— Arturas Strazdas, le frère de Tomas.
— Je croyais qu’il vivait à Bruxelles.
— En effet, dit Hewitt. Mais il a atterri à l’aéroport international hier soir. Les déplacements de M. Strazdas nous intéressent au plus haut point, nous et d’autres organisations. Il descend toujours dans le même hôtel. »
Lennon nota le nom sur son bloc-notes. Un établissement luxueux, fréquenté par une clientèle de choix, près du théâtre Waterfront.
« Je te trouve bien communicatif, Dan. Une raison particulière ?
— Aucune, répondit Hewitt. Tu aurais trouvé, de toute façon. C’est ton boulot de chercher les parents et la famille dans ce genre d’affaire, pour les informer de la mort de leurs proches.
— Voilà qui justifie de rendre visite à Arturas Strazdas, fit observer Lennon.
— Exact. Mais… Jack ?
— Quoi ?
— Fais gaffe où tu mets les pieds. Strazdas est dangereux. Je ne verserai pas de larmes s’il t’arrive le moindre ennui parce que tu t’es attaqué à trop fort pour toi, mais dans la foulée, tu risquerais de faire foirer d’autres enquêtes en cours, et je n’aimerais pas que ça revienne me casser les couilles.
— Je serai un modèle de discrétion », répliqua Lennon, qui se fichait royalement des couilles de Dan Hewitt.
« J’y compte bien », dit Hewitt.
Arturas Strazdas était couché, les yeux au plafond, quand son portable sonna. L’écran fissuré indiquait « numéro masqué ». Il appuya sur la touche verte et demanda en anglais : « Qui est-ce ?
— Vous le savez.
— Oui, dit Strazdas en s’asseyant sur le lit.
— Mes condoléances pour le décès de votre frère.
— Merci. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Vous avertir. Un flic va venir vous voir d’ici peu. L’inspecteur Jack Lennon. Soyez prudent.
— Comment sait-il que je suis là ? demanda Strazdas.
— Parce qu’il est malin. Il a de nombreuses sources. Il pourrait vous causer des ennuis.
— Ah bon ?
— C’est fort probable. Mais je peux vous aider. Créer des interférences. Vous tenir au courant de ce qu’il trafique. Bien entendu, il me faudra une compensation adéquate.
— Évidemment, dit Strazdas.
— Donc, nous sommes d’accord ? »
Un coup, frappé à la porte de la suite.
« Une minute », dit Strazdas.
Il traversa le salon, colla son œil contre le judas, et vit la silhouette déformée d’Herkus debout dans le couloir. Les narines déjà palpitantes, il ouvrit la porte. Herkus se rua à l’intérieur.
Strazdas porta de nouveau le téléphone à son oreille.
Silence.
« Allô ? » dit-il.
Rien. Il contempla un instant l’écran, puis se rappela qu’Herkus était entré dans la pièce.
« Ce crétin, le frère de Sam, a essayé de me buter, dit Herkus en faisant les cent pas.
— Hein ?
— Je suis allé chercher votre came chez le dealer de Rasa, mais Mark Mawhinney m’attendait. Il a merdé. Du coup, je l’ai achevé. C’est sûrement le dealer qui m’a balancé.
— Où est ma coke ? » demanda Strazdas.
Herkus se figea. « Vous avez pas entendu ce que j’ai dit ?
— Si. Quelqu’un a essayé de t’avoir. Où est ma coke ? »
Herkus ne bougeait pas, bouche ouverte, bras ballants.
Strazdas lui lança le téléphone à la figure en criant : « Où est ma coke ? Je t’ai demandé de faire une chose pour moi, juste une… »
Jamais il n’aurait imaginé qu’Herkus pouvait se déplacer aussi vite s’il ne l’avait déjà vu à l’œuvre. Ses pieds quittèrent le sol, les doigts épais du colosse lui agrippèrent la gorge et il se retrouva plaqué dos au mur.
« Écoutez-moi bien, dit Herkus en lui soufflant son haleine chaude au visage. J’ai manqué de me faire éventrer par un des crétins avec qui vous êtes en affaires pendant que je vous cherchais votre coke. Vous croyez que ça va s’arrêter là ? Les frères avaient des amis. Ces amis ne laisseront pas passer ça. Et tôt ou tard, quelqu’un lâchera votre nom aux flics. Cette histoire est en train de déraper. On doit se casser de cette ville de merde, tout de suite. Vous pourrez sniffer toute la coke que vous voudrez quand on sera rentrés à Bruxelles, mais pour l’instant, il faut se barrer. Pigé ? »
Strazdas essaya de se libérer, mais les doigts d’Herkus autour de son cou étaient trop forts, telle une étreinte de pierre. Il poussa un gémissement rauque. Herkus desserra sa prise.
« Lâche-moi », ordonna Strazdas.
Herkus obéit. Il recula.
« Désolé, patron, mais il faut vraiment se tirer. »
Strazdas toussa et se dirigea vers le canapé. « Tu as trouvé la fille ?
— Non, répondit Herkus.
— Alors, on ne va nulle part. » Strazdas s’assit. « Quand elle sera morte, là, on pourra partir.
— Laissez tomber la fille, elle ne…
— J’ai promis à ma mère, dit Strazdas. Je tiens mes promesses. Et toi, tu devrais faire pareil. Tu as promis de me rapporter de la coke. »
Herkus secoua la tête. « Bon sang, mais vous vous entendez ? Quatre personnes sont mortes, et tout ce qui vous préoccupe, c’est votre coke ? »
Strazdas faillit répondre que, oui, il ne pensait qu’à ça, mais il se contint. « Je n’ai pas voulu ces morts, dit-il, et j’en suis désolé. Raison de plus pour retrouver la fille. C’est sa faute. Elle est la cause de tout ça. »
Herkus sortit un papier de sa poche et le confia aux genoux de Strazdas. Une enveloppe, sur laquelle était dessiné un homme barbu.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Strazdas.
— La dernière personne qui a discuté avec la fille, répondit Herkus en attrapant une vodka dans le minibar. Rasa m’a raconté qu’il était venu hier après-midi, mais la fille a dit qu’il voulait seulement parler. Il lui a donné une chaîne avec un pendentif. Une croix.
— Tu penses qu’il sait quelque chose ? »
Herkus descendit la vodka d’un trait et bloqua sa respiration. « Peut-être que oui. Peut-être que non. Mais c’est notre seule piste.
— Alors, trouve-le », dit Strazdas en lui rendant le portrait.
Herkus prit l’enveloppe. « Patron, je ferai tout ce que vous voulez. Vous le savez. »
Strazdas ne répondit pas.
« N’importe quoi. Il vous suffit de le dire… Mais par pitié, réfléchissez. Si les flics ne vous arrêtent pas, les loyalistes viendront vous demander des comptes. Je ne peux pas vous protéger pendant que je cherche la fille. Il faut que vous partiez. Je n’ai qu’à rester pour continuer les recherches, mais vous, foncez à l’aéroport et prenez le premier avion pour Bruxelles.
— Non, dit Strazdas.
— Pensez-y.
— Non. »
Herkus hocha la tête. « Bon. » Il examina le dessin. « Si ce gars-là fréquentait l’appartement de Bangor, il a dû voir d’autres putes. Je vais me renseigner. Mais faut être discret. Il y a un homme en qui je peux avoir confiance. Je sais où le trouver. »
Il partit vers la porte.
« Herkus », lança Strazdas.
Herkus s’immobilisa, les épaules affaissées. Il se retourna. « Oui, patron ? »
Strazdas se tapota le nez.
« Je vais voir ce que je peux faire », dit Herkus.
La douleur déferlait par vagues derrière les yeux de Galya. Elle se sentait parfois écrasée sous les lourdes couvertures, ou bien au contraire soulevée, flottant sur un courant d’air chaud. Sa conscience allait et venait, depuis des jours, lui semblait-il. Pourtant, tout au fond, dans le recoin de son esprit qui restait éveillé, elle savait que quelques heures seulement s’étaient écoulées.
Ses paupières, quand elle put enfin les ouvrir, laissèrent entrer le rai douloureux d’une pâle lumière. Elle les referma, non sans avoir pris conscience de son environnement.
Une chambre aux fenêtres obscurcies. Pas celle où on l’avait retenue prisonnière pendant presque une semaine. Un endroit différent. Mais où était-ce ?
Puis elle se rappela.
Le sang chaud sur ses mains, la fuite dans la nuit, le bitume gelé qui lui écorchait la plante des pieds, la camionnette blanche et son étrange conducteur, l’homme bon qui était venu la chercher.
Le café et l’odeur aigre-douce du panaché lait-citron.
L’estomac de Galya se révulsa à ce souvenir. Elle roula sur le bord du lit, les couvertures nouées autour des jambes. Ses haut-le-cœur ne produisirent qu’une maigre éclaboussure, un liquide sombre et amer.
Le café qu’il lui avait fait boire.
Avait-elle été droguée ? Ou bien était-elle simplement si fatiguée que le sommeil l’avait terrassée ? Se découvrant encore tout habillée, quoique délestée de ses chaussures, elle pouvait espérer qu’il ne l’avait pas touchée.
Galya s’assit sur le lit, mais la douleur ballotait sous son crâne, accompagnant chacun de ses mouvements. Elle pressa ses paumes contre ses tempes.
Quand le sang cessa de battre à ses oreilles, elle retint son souffle et écouta la maison autour d’elle.
Aucun bruit, pas même le tic-tac d’une pendule.
Elle repoussa les couvertures et posa les pieds par terre. Au contact de la moquette aux fibres grossières sur sa peau à vif, elle réprima un gémissement.
Dans la pénombre, elle prit la mesure de la pièce. Un papier peint à fleurs qui n’avait pas été changé depuis des années. Une vilaine commode contre le mur. L’air sentait l’humidité, sous laquelle affleurait un relent plus ancien.
Galya se hissa péniblement sur ses jambes. Elle réussit à tenir debout, mais s’abattit aussitôt contre la commode. Elle s’y appuya un instant, attendant que son équilibre revienne, puis s’approcha de la fenêtre et écarta le mince rideau.
Un panneau d’un seul tenant, sans poignée. La vitre était opacifiée par une couche de peinture noire. De minuscules écailles sur les bords laissaient filtrer un peu de lumière. Çà et là, la peinture avait été grattée à l’ongle, semblait-il. Sans réfléchir, Galya fit de même, éprouvant elle aussi la résistance de la peinture.
Qui pouvait bien peindre une fenêtre ? Pourquoi ?
Quelqu’un qui avait des choses à cacher, pensa-t-elle.
La peur s’éveilla en elle. Un frémissement, déjà prêt à grandir.
Galya traversa la chambre en se tenant au mur. Elle savait avant même d’essayer que la porte serait fermée à clé. Le battant se calait au millimètre près dans le chambranle, sans le moindre jeu. Elle effleura l’épaisse peinture du bout des doigts, sentit les fragments qu’on avait arrachés.
Appliquant sa joue contre le bois froid et lisse, elle tendit l’oreille à nouveau. Aucun bruit, aucun mouvement derrière la porte.
Galya inspira profondément, retint son souffle le temps d’une hésitation, puis lança : « Il y a quelqu’un ? »
Le silence d’un cimetière. Pas même le bourdonnement lointain de la circulation.
Elle posa une main contre le panneau de bois peint et ne bougea plus, comme s’il était possible de sentir battre le cœur de la maison, puis frappa deux fois.
« Il y a quelqu’un ? » répéta-t-elle, plus fort.
Quelque chose lui répondit.
Elle recula.
Le hurlement venait de plus haut. La plainte d’un chien blessé, ou d’une bête attendant son heure à l’abattoir.
Galya n’essaya plus d’appeler.
Elle retourna s’asseoir sur le lit. Là, elle réfléchit en se mordillant l’ongle du pouce, luttant contre la peur qui lui tenaillait le ventre, pour ne pas la laisser envahir son esprit et lui ôter toute raison.
Cet homme, Billy Crawford, n’avait pas l’intention de l’aider. Inutile de nier l’évidence. Alors, que voulait-il faire ? Les griffures sur la vitre et la porte — quelqu’un avait déjà été enfermé ici. Quelqu’un qui avait gratté la peinture de ses ongles pour tenter de s’échapper.
Qu’était-il arrivé à cette personne ?
Galya se rappela les paroles de l’homme quand il lui avait donné à boire ce café amer.
« Je suis la sixième », dit-elle.
Elle porta la main à sa bouche, mais trop tard. L’idée s’était déjà exprimée.
Des larmes lui brûlèrent les yeux en même temps que la peur logée dans sa poitrine montait à l’assaut de sa gorge. Cinq autres étaient venues ici avant elle, cinq qui avaient griffé la porte et la fenêtre, cinq assises comme elle sur ce lit. Avaient-elles pleuré ? Avaient-elles crié ?
Elle ne pleurerait pas.
Elle ne crierait pas.
Quoi que cet homme ait l’intention de lui faire, quel que soit le désir qu’il voulait assouvir en l’enfermant à clé dans cette chambre, elle ne céderait pas à la peur. Au lieu de s’y soumettre, elle agirait.
Galya s’essuya les yeux du plat de la main, se leva et alla ouvrir la commode. Elle trouverait bien quelque chose, n’importe quoi, un objet assez dur pour briser le verre. Le premier tiroir ne contenait rien d’autre qu’un vieux papier journal qui en garnissait le fond. Les deuxième et troisième tiroirs aussi étaient vides.
Elle tira le premier, aussi loin que le permettait le mécanisme. Puis, soulevant et forçant, elle parvint à faire passer la butée par-dessus la glissière et à dégager le caisson.
Le bois était de piètre qualité, mais solide et lourd. Elle s’approcha de la fenêtre, arracha le rideau qui tomba par terre. Saisissant le tiroir par ses coins, elle le hissa à hauteur d’épaule, et, dans un mouvement auquel elle imprima tout le poids de son corps, elle le projeta contre la vitre.
Le verre tint bon.
Galya recula et frappa encore. La vitre demeura intacte.
Au-dessus, le hurlement reprit, une voix fêlée par une indicible souffrance.
Galya balança de nouveau le caisson contre la fenêtre, encore et encore, rassemblant toutes les forces qu’il lui était possible de conjurer, jusqu’à ce que le tiroir éclate entre ses mains. Le verre résistait. La voix au-dessus modulait une stridulation épuisée. Galya s’effondra à genoux au milieu des morceaux de bois, et, elle aussi, laissa échapper un long cri.
Billy Crawford, assis sur le canapé élimé de son salon, le dos raide et les mains sur les genoux, écoutait la plainte lointaine qui lui parvenait depuis l’étage. Il priait depuis plus d’une heure maintenant. Nul besoin de réveil, ni de montre. Il avait toujours eu une conscience intime du temps. Se couchant tous les soirs et se réveillant chaque matin à la même heure, depuis qu’il était enfant. Jamais en retard une seule fois dans sa vie, dirait-on de Billy Crawford si on parlait de lui un jour.
Les pleurs et les cris continuaient au-dessus de sa tête.
Il ne s’en inquiétait pas. Personne n’entendrait. La vieille bâtisse se dressait à l’écart de toute autre construction, dans le voisinage de Cavehill Road, loin du centre-ville. À l’arrière s’étendait un terrain vague, et la maison adjacente était abandonnée depuis des années. La propriété avait plusieurs fois changé de mains, suivant les hausses et les chutes successives de l’immobilier, mais personne n’avait essayé de rendre ces vieux murs à nouveau habitables. Compte tenu de la situation économique, il s’écoulerait des années avant qu’un acheteur potentiel ne s’y intéresse.
Il avait équipé toutes les fenêtres avec du verre trempé en double vitrage et isolé les murs creux. La maison ne laissait entrer ni sortir aucun bruit.
Que la fille crie autant qu’elle le voulait.
La première avait beaucoup crié.
Elles avaient toutes crié.
Il avait noyé leurs voix en chantant le Seigneur.
« Quel ami fidèle et tendre nous avons en Jésus-Christ », entonna-t-il d’une voix qui montait de son torse puissant. « Il connaît nos défaillances, nos chutes de chaque jour. »
Il ferma les yeux, sentant la forme des mots sur sa langue. « Sévère en ses exigences, Il est riche en son amour. »
La plainte jaillit à l’étage, plus aiguë, mais il donna du coffre et sa voix emplit la maison, absorbant tout le reste jusqu’à devenir l’unique son d’un monde qui vibrait en harmonie.
Lennon frappa à la porte et attendit la réponse. Un carton « Ne pas déranger » était suspendu à la poignée. Une femme de ménage lui sourit, poussant un chariot sur lequel s’entassaient draps et serviettes.
Il frappa de nouveau.
Un homme d’âge moyen vêtu d’un élégant costume sortit de l’ascenseur un peu plus loin dans le couloir. Il tenait un attaché-case à la main. Après avoir consulté le plan de l’étage, cherchant manifestement un numéro de chambre, il s’approcha de la porte devant laquelle attendait Lennon. Il frappa deux coups de ses phalanges repliées. La porte s’ouvrit aussitôt et il entra.
« Excusez-moi… », dit Lennon.
Le battant lui fut refermé au nez. Celui qui avait ouvert était demeuré invisible, et il eut à peine le temps d’entrevoir des fauteuils en cuir et un énorme écran plat.
Il cogna du poing contre la porte.
L’homme en costume ouvrit. « Vous désirez ? »
Lennon jeta un coup d’œil dans la suite. « Inspecteur Jack Lennon, de la PSNI. Je souhaite parler à M. Strazdas. »
L’homme faisait rempart de son corps. « Vous êtes ? »
Lennon flaira un avocat. Il sortit son portefeuille et montra sa carte.
« David Rainey, dit l’homme. Je représente M. Strazdas. Je peux peut-être vous renseigner ?
— Non, c’est personnel. » Lennon se pencha en avant pour tenter de mieux distinguer l’intérieur.
Rainey bloquait la vue en se dressant de toute sa hauteur. « J’ai l’entière confiance de M. Strazdas.
— J’aimerais quand même lui parler. Je crains d’avoir de mauvaises nouvelles à lui annoncer.
— Très bien. » Rainey recula. « Entrez, je vous prie. »
Lennon s’avança dans le salon où tout dénotait l’opulence, depuis les plafonds hauts jusqu’au luxueux mobilier. Arturas Strazdas était assis au milieu d’un canapé, jambes croisées, bras reposant en croix sur le dossier. Il considéra Lennon de ses yeux bleu glacé qui trouaient son visage pâle, barré d’épais sourcils. La sueur perlait à son front. Il avait de larges cernes brunâtres, les narines rouges et irritées.
« Belle suite, dit Lennon. Je ne crois pas avoir jamais mis les pieds dans un endroit pareil. Faut dire qu’avec mon boulot, c’est plutôt dans des taudis qu’on nous appelle.
— Personne ne vous a appelé, répliqua Strazdas avec son accent prononcé.
— C’est juste, dit Lennon. Je peux m’asseoir ? »
Strazdas ne répondit pas. Lennon se tourna vers Rainey. L’avocat désigna un fauteuil qui faisait face à son client de l’autre côté de la table basse.
Lennon prit place et déclara : « J’ai de très mauvaises nouvelles à vous annoncer, M. Strazdas.
— Allez-y, fit Strazdas.
— Votre frère est bien Tomas Strazdas ? » Tout en parlant, Lennon surveillait les yeux de son interlocuteur.
« Exact, dit Strazdas.
— Je suis au regret de vous informer que Tomas a été retrouvé mort la nuit dernière près de Dufferin Road, dans la Zone portuaire. Il a été identifié grâce à un permis de conduire lituanien contenu dans son portefeuille. »
Strazdas ne cilla pas. Ni dans sa respiration ni dans son attitude, rien ne trahit la moindre réaction.
« Nous attendons la confirmation de l’autopsie pratiquée par le Département médicolégal, mais nous pensons que Tomas a été assassiné. Nous soupçonnons qu’il a été tué ailleurs, dans un appartement à la périphérie de Bangor, puis que son corps a été amené à l’endroit de la découverte. Nous croyons que son meurtrier, ou ses meurtriers, avaient l’intention de le jeter à l’eau, mais ils ont été surpris par un agent de la Police portuaire qu’ils ont agressé avant de prendre la fuite. »
Strazdas regardait droit devant lui. Il s’humecta brièvement les lèvres du bout de la langue.
Rainey s’éclaircit la gorge. « C’est en effet une triste nouvelle, inspecteur. M. Strazdas vous remercie de la lui avoir communiquée. À présent, si ça ne vous ennuie pas, il aimerait avoir un peu de temps pour l’assimiler. »
Il tira de sa poche une carte de visite et la remit à Lennon. « Si vous souhaitez parler à M. Strazdas plus tard, n’hésitez pas à appeler ce numéro. Soyez assuré qu’il vous apportera son entière coopération. »
Lennon prit la carte et la rejeta sur la table basse. « Merci. J’ai quelques questions à lui poser aujourd’hui, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. »
Rainey se pencha pour lui murmurer à l’oreille : « M. Strazdas a besoin de tranquillité pour absorber cette terrible nouvelle. Encore une fois, je vous prie de…
— M. Rainey, je suis sûr que vous comprenez que dans une enquête comme celle-ci, le temps est un facteur essentiel. Plus vite M. Strazdas répondra à mes questions, plus vite nous retrouverons l’assassin de son frère. Vous ne voudriez pas que votre client ou vous-même apparaissiez comme ayant fait obstruction à l’enquête, n’est-ce pas ? »
Rainey se redressa et lança un regard à Strazdas.
Strazdas hocha la tête, un mouvement si imperceptible que Lennon se demanda s’il ne l’avait pas imaginé.
« Très bien, dit Rainey. Alors, faites vite. Et quand je dis que c’est terminé, c’est terminé, OK ?
— OK », acquiesça Lennon.
Rainey se retira dans un coin de la pièce.
Lennon sortit son bloc-notes et son stylo de sa poche. « M. Strazdas, que faisait votre frère en Irlande du Nord au moment de sa mort ?
— Tomas était citoyen de l’Union européenne, répondit Strazdas. Il avait le droit de voyager et de résider librement dans n’importe quel pays de l’Union. Comme moi.
— Oui, bien sûr, fit Lennon. Mais ce n’était pas ma question. Que faisait-il ici ? Il était venu pour travailler ? Pour s’amuser ?
— Je cherche à investir dans cette ville. » Strazdas agita la main en direction de la fenêtre, comme si tous les bâtiments de l’autre côté étaient à prendre. « Pour cette raison, je suis arrivé en avion hier soir. Tomas avait déjà recensé plusieurs possibilités, des terrains à développer, et aussi un lieu où installer mon activité principale.
— Votre activité principale, répéta Lennon. Je crois comprendre que vous dirigez une agence de recrutement. Vous fournissez des travailleurs migrants à des entreprises locales.
— C’est exact.
— Tomas aurait donc été en contact avec des agents immobiliers, par exemple ? À qui aurait-il pu parler ?
— Je confirme, dit Rainey depuis le coin du salon. Je l’ai accompagné dans plusieurs visites. Je peux vous fournir une liste des agents, si nécessaire. »
Lennon ne prêta pas attention à l’avocat. « Tomas connaissait-il deux frères du nom de Sam et Mark Mawhinney ? »
Strazdas haussa les épaules. « Je ne sais pas.
— Quels liens Tomas entretenait-il avec les groupes paramilitaires loyalistes à Belfast ? »
Rainey répondit : « Aucun à notre connaissance. Inspecteur, si vous continuez avec ce genre de questions, je vous demanderai de partir.
— Tomas a été arrêté à plusieurs reprises pour trouble de l’ordre public, dit Lennon. C’était un bagarreur.
— Tomas avait un tempérament colérique. » Strazdas ne semblait pas se froisser de la critique portée à l’encontre de son frère. « Il ressemblait à notre père, de ce côté-là. Ça lui causait parfois des ennuis.
— Il a peut-être mal choisi la personne avec laquelle il s’est battu hier soir.
— Peut-être.
— Tomas vous assistait-il dans le trafic de femmes introduites dans ce pays pour l’industrie du sexe ? »
Silence, pendant de longues secondes.
Rainey s’avança vers la porte qu’il désigna de la main. « Merci, inspecteur, dit-il en souriant. Ce sera tout. »
Lennon attrapa la carte de l’avocat sur la table basse et se leva. « Je vous recontacterai.
— Je n’en doute pas. » Rainey s’effaça devant Lennon, puis sortit avec lui dans le couloir.
« Inspecteur », lança-t-il alors que Lennon se dirigeait vers l’ascenseur.
Lennon se retourna.
« Je ne tolérerai pas que mon client soit harcelé. » Rainey accompagna ses paroles de son regard le plus sévère.
Lennon revint vers lui, s’approcha tout près. « Et moi, je ne tolérerai pas une putain de guerre de gangs la veille de Noël. Quatre morts en moins de vingt-quatre heures. En ce qui me concerne, ce ne sont que des sales types qui se bouffent le nez entre eux, sauf qu’un jeune officier de police se trouve à l’hôpital à cause de cette histoire. Je ne sais pas ce qui se passe, mais il vaudrait mieux que ça s’arrête là. Un cadavre de plus, et votre client figurera en tête de ma liste de gens à cuisiner. Compris ?
— Si vous souhaitez interroger à nouveau mon client, il vous faudra prendre certaines précautions. » Rainey croisa les bras sur sa maigre poitrine.
« Pas de problème », dit Lennon.
Strazdas demeura assis sans bouger en attendant que Rainey revienne. Il ferma les yeux et écouta le sang battre dans ses tempes. Mais toujours il entendait sa mère, sa voix haineuse. Une agitation dans l’air et le craquement de fines semelles sur la moquette le firent revenir à lui.
« Il va falloir être prudent, dit l’avocat en fermant la porte. S’il arrive quoi que ce soit d’autre, vous vous retrouverez dans la ligne de mire.
— Je contrôle la situation », dit Strazdas.
Il n’aimait pas les avocats, mais on ne pouvait se passer de leurs services en affaires. Surtout dans des moments comme celui-ci.
« Vous contrôlez ? ricana Rainey. Quatre morts, a-t-il dit. Vous m’avez seulement parlé de votre frère et des deux qui l’ont buté. Arturas, mon ami, vous payez bien, mais pas suffisamment pour justifier que je prenne un tel risque. »
Strazdas répliqua : « Je vous paierai davantage.
— Pour commencer, je ne suis pas avocat au pénal. » Rainey s’assit dans le fauteuil face à Strazdas. « Patsy Toner aurait été l’homme qu’il vous faut, mais il est mort maintenant. À votre place, je sauterais dans le premier avion pour Bruxelles et je me ferais discret, je garderais profil bas pendant quelque temps.
— Vous êtes la deuxième personne qui me donne ce conseil aujourd’hui, dit Strazdas. Mais je reste ici, jusqu’à ce que le boulot soit fait. »
Rainey se pencha en avant pour demander : « Quel boulot ? » Avant que Strazdas n’ait le temps de répondre, il leva une main et ajouta : « Non, ne me dites rien. »
L’avocat plongea la main dans sa poche et en sortit un petit flacon en verre rempli de poudre blanche. Une minuscule cuillère en argent y était accrochée par une chaînette.
« Ça ne vous dérange pas ? s’enquit-il. Pour me calmer les nerfs. »
Strazdas se lécha les lèvres et renifla. « Pas du tout », répondit-il.