Herkus prit mille livres en espèces dans le coffre dissimulé chez lui derrière l’évier de la cuisine, puis partit vers l’est de la ville.
La colère lui tordait les tripes, mais il savait comment la maîtriser. Il était furieux contre Arturas qui refusait d’entendre raison et de quitter le pays. Furieux contre la pute qui avait tranché la gorge de Tomas. Furieux contre ces crétins de frères à cause desquels tout était arrivé.
Les Mawhinney étaient les sous-fifres d’une organisation loyaliste dirigée par Rodney Crozier. Bien que se remettant à peine de la blessure au couteau infligée par un rival l’année précédente, Crozier tenait ses hommes d’une main ferme. Mais Herkus doutait qu’il ait approuvé la tentative de meurtre sur sa personne, ni lui ni aucun de ceux qui le remplaçaient pendant qu’il était encore diminué. Sinon, ils auraient envoyé un pro.
Et Herkus serait mort.
À cette pensée, il se sentait la bouche sèche. Vingt ans, dix ans, ou même cinq ans auparavant, l’idée de la mort ne le gênait pas. Il était jeune, fort, rapide, et courageux. Peut-être même téméraire. Si la vie devait finir, ce serait simplement une autre aventure, comme descendre du bord de la Terre.
Puis il commença à remarquer les rides qui se creusaient sur son visage. Sa masse musculaire molle et flasque par endroits. Les douleurs qu’il avait parfois dans les genoux en grimpant un escalier, ses poumons qui devaient fournir davantage d’efforts.
Une nuit, il rêva d’Agnes, l’épouse qu’il avait laissée en Lituanie. Il s’éveilla avec la gorge à vif, la voix rauque d’avoir crié. Ils s’étaient mariés peu de temps après son service militaire et avaient pris un appartement à Vilnius. Elle parlait tout le temps d’avoir des enfants, ne pensait qu’à ça, les bébés, comment elle les appellerait, si ce seraient des garçons ou des filles, jusqu’à ce qu’il en arrive à ne plus pouvoir accomplir sa performance. Chaque fois qu’il prenait sa femme, chaque fois qu’il sentait son plaisir monter, il voyait à son regard distant qu’elle songeait à l’enfant qu’il lui donnerait. Alors il se retirait, ratatiné et vaincu, et elle pleurait comme si l’enfant était mort-né.
La veille de son départ pour Bruxelles, ils parlèrent de la future vie qu’ils auraient ensemble, loin de la grisaille de leur pays. Il promit de lui envoyer un billet dès qu’il aurait gagné un peu d’argent. Un vieil ami lui avait affirmé que grâce à Strazdas, l’homme d’affaires, il prendrait un nouveau départ en Belgique.
Pour fêter l’événement, ils remplirent un panier de vin, de bière, et de bonnes choses à manger, et prirent la voiture pour aller dans la forêt du côté de la Neris. Il avait creusé un trou une semaine avant, dissimulé entre les sombres alignements des arbres. Elle mourut en acceptant silencieusement son sort, ne cria même pas quand il porta le premier coup, et il se dit qu’elle avait toujours su que ça se terminerait ainsi.
Il avait aimé Belfast, au début, mais maintenant cette ville lui tapait sur le système. La pluie, l’étroitesse d’esprit, la suffisance et le sale orgueil de ses habitants qui considéraient que leur petite guerre minable était plus importante que toutes les autres. Il pesta au volant en les regardant marcher sur les trottoirs et entrer dans les bureaux de paris, les pubs, les boutiques crasseuses où l’on vendait des vêtements et du matériel électrique. Aucune des grosses chaînes de magasins qui avaient colonisé le centre-ville ne s’était aventurée dans ces quartiers, au milieu des drapeaux, des graffitis et des pavés peints de couleurs vives.
Dans Holywood Road, les Taxis de Maxie se trouvaient pris en sandwich entre des restaurants de cuisine indienne et chinoise à emporter. Brian Maxwell en était officiellement propriétaire. En réalité, son frère Gordie gérait tout dans un bureau situé au-dessus. Il pilotait aussi d’autres affaires depuis ce minuscule réduit, même si l’on n’y voyait jamais le moindre dossier ni document.
Gordie Maxwell ne se leva pas à l’entrée d’Herkus. Il demeura renversé en arrière sur sa chaise, les pieds posés sur le bureau. Son ventre distendait sa chemise et écartait le tissu entre les boutons. Herkus distingua ses poils gris, il sentit l’odeur âcre qui émanait de son corps.
« Fallait pas buter Sam Mawhinney, dit Maxwell. D’accord, lui et ses frères étaient des abrutis, des marmots qui se la pètent, mais Sam ne méritait pas ça. »
Herkus s’assit. « À cause de lui, une pute a tué le frère de mon patron.
— Le frère de ton patron était un sale con, une grande gueule qui ne connaissait rien à rien, répliqua Maxwell. Il a envoyé un de mes chauffeurs à l’hôpital sans raison. On ne le regrettera pas beaucoup dans le coin.
— Si Arturas t’entend parler comme ça, il sera très en colère.
— Dommage pour lui, dit Maxwell, qu’il aille se faire voir. Et maintenant j’apprends que Mark Mawhinney a eu un petit accident ce matin ? »
Herkus ne répondit pas.
Maxwell secoua la tête. « Il y a des gens qui te cherchent, ils m’ont posé des questions à ton sujet. Des amis des Mawhinney. Je leur aurais bien dit que tu allais venir ici, sauf que je ne peux pas les piffrer, encore moins que toi et ton putain de patron.
— C’est gentil de ta part, fit Herkus, dont l’humour se limitait à quelques rares pointes de sarcasme. Tu as ce que je veux ? »
Maxwell se cura les dents et examina les débris qu’il en retirait. « Oui… » Ouvrant un tiroir, il sortit une large enveloppe rembourrée et la jeta sur le bureau.
Herkus saisit l’enveloppe et en répandit le contenu sur un journal. Une douzaine de cartouches de neuf millimètres, au milieu desquelles tomba un sachet en plastique plein de poudre blanche.
« J’autorise pas souvent qu’on vienne chercher du matos ici, fit observer Maxwell. C’est à ça que servent les taxis. Je te l’ai obtenu en express, d’ailleurs. Tu comprends pourquoi je te fais payer le prix fort.
— Oui », dit Herkus. De sa main gantée, il prit un rouleau de billets dans sa poche et le déposa sur le bureau. Maxwell entreprit de compter.
Herkus tira le Glock 17 de sa ceinture.
Maxwell arrêta de compter.
« C’est le pétard d’un flic ? demanda-t-il.
— Oui, dit Herkus.
— Si j’avais su, je t’aurais pas procuré les balles. Comment tu l’as eu ? »
Herkus retira le chargeur et inséra deux cartouches pour remplacer celles qu’il avait utilisées le matin.
« D’accord, ça me regarde pas », reprit Maxwell.
Herkus ramassa les cartouches éparses ainsi que le sac de cocaïne et fourra le tout dans ses poches. Il laissa le pistolet sur le bureau, canon pointé vers Maxwell.
« Je cherche quelqu’un, dit-il.
— Ah ouais ?
— Il fréquente les putes.
— J’en connais beaucoup qui vont aux putes… », dit Maxwell en traînant la voix.
Herkus lui tendit le portrait tracé sur l’enveloppe. « Le voilà », dit-il.
Maxwell examina le dessin en le tenant à bout de bras. Il se passa la langue sur les lèvres. « C’est qui ?
— Juste quelqu’un, dit Herkus. Mais je paye pour le trouver. »
Maxwell lui décocha un coup d’œil, s’humecta à nouveau les lèvres.
« Il court après les putes, tu dis ?
— Oui, fit Herkus.
— Tu crois qu’il a quelque chose à voir avec cette fille qui a descendu ton gars Tomas ?
— Oui. »
Maxwell se leva et s’approcha d’une petite photocopieuse. « Je peux ? »
Herkus haussa les épaules.
Maxwell glissa l’enveloppe sur la vitre et en tira une copie. « Je vais faire circuler ça parmi mes chauffeurs, pour voir si ça leur évoque quelque chose. D’accord ? »
Herkus hocha la tête.
« Et fais gaffe avec ce flingue, reprit Maxwell. Si on te chope, c’est pas de moi que tu tiens ni les cartouches ni la coke, vu ?
— Vu », acquiesça Herkus.
Il se leva, alla ouvrir la porte, et était déjà sorti quand Maxwell le rappela.
« Si je te dégotte ce type, je touche combien ? »
Herkus s’immobilisa et regarda en arrière. « Un paquet. De quoi t’acheter une chemise à ta taille. »
Galya l’avait écouté chanter pendant au moins une heure quand elle s’endormit à nouveau. Des mots comme « Jésus », « Sauveur », et « Tout-Puissant » lui parvenaient à travers le plancher, tandis que de temps à autre, à l’étage, l’autre voix lançait sa plainte animale en un douloureux contrepoint.
Elle s’était réfugiée dans le lit en rabattant les couvertures sur elle, et priait Mama. Le sommeil l’emporta alors qu’elle murmurait encore contre l’oreiller.
Brusquement, elle s’éveilla : une porte avait claqué. Elle se dressa sur son séant et tendit l’oreille. Le cliquetis métallique d’une serrure. Fermant les yeux, elle mobilisa toute sa concentration pour écouter. Là, peut-être, un moteur qui démarrait et se fondait aussitôt dans le silence.
Le son avait été si ténu, si rapide qu’elle se demanda si elle avait vraiment entendu quelque chose, hormis la porte. Ou bien n’était-ce que le fruit de son imagination au sortir du sommeil ?
La fenêtre peinte ne laissait entrer que de minces rais de lumière, mais, au mouvement des ombres, Galya devina qu’un certain temps s’était écoulé. Le sang battait à ses tempes, sa langue était râpeuse contre son palais. Quand elle repoussa les couvertures, l’air froid et humide s’abattit sur elle. Sa respiration s’échappait en buée. Elle sentit l’odeur du sang sur ses vêtements, une odeur de métal et de viande avariée.
La plainte au-dessus avait cessé. L’endroit était plongé dans un silence pesant, le monde entier semblait se taire. Était-elle seule dans cette maison ? Billy Crawford, si c’était vraiment son nom, l’avait-il abandonnée ici ?
Elle se leva, et, posant précautionneusement les pieds entre les restes du tiroir, elle alla encore une fois coller son oreille à la porte et écouta.
Le front appuyé contre la surface lisse du battant, elle se donna des ordres. Réfléchir. Ne pas paniquer, pas comme elle venait de le faire, ne pas pleurer parce qu’elle avait peur, mais réfléchir, jusqu’à ce qu’elle trouve un moyen de se sauver.
Elle recula et se livra à un examen de la chambre. Le lit, la commode, un placard dans le coin, une vilaine moquette. Rien d’autre. Elle fit le tour de la pièce en tapotant les murs avec ses phalanges. Tout était dense et plein.
Les morceaux du tiroir gisaient épars à ses pieds. Elle se mit à genoux et regarda sous le lit. La poussière lui irrita les poumons et les fosses nasales. Elle attrapa le panneau avant du tiroir où la poignée demeurait vissée, éprouva sa solidité entre ses mains, puis se releva et le posa sur le lit.
Elle alla ouvrir la porte du placard. Vide, hormis quelques araignées et leurs toiles. Le réduit, soixante centimètres de large environ, et d’une profondeur identique, comportait un plancher nu. Elle y entra, sentit le contact du bois rugueux sous ses pieds.
Ici, l’odeur était différente. Plus propre.
Non, pas plus propre. Plus neuve. La peinture, sans être fraîche, avait été appliquée récemment.
Elle effleura les murs du bout des doigts, discerna les traces presque imperceptibles du pinceau. Alors que tout était vieux et décrépit dans la pièce, pourquoi peindre l’intérieur d’un placard ?
Galya continua son exploration, laissant ses mains courir sur les murs, au-dessus de sa tête, dans l’obscurité. Elle ne pouvait atteindre le plafond, mais ses doigts rencontrèrent un objet froid et dur.
Un crochet.
Levant haut les bras, elle trouva la chaîne qui le reliait au plafond. C’était assez solide pour qu’elle pût s’y suspendre. Elle laissa le bout de ses orteils traîner sur le plancher puis envoya ses genoux dans le mur du fond qui rendit un son creux.
Creux ?
Elle lâcha le crochet et reprit appui sur le sol. De son index replié, elle tapota contre le mur de gauche.
Plein.
Le mur de droite.
Plein.
Le mur du fond.
Creux.
Galya frappa encore, sondant, écoutant. Elle explora toute la paroi de gauche à droite, centimètre par centimètre. Parvenue au milieu du mur, elle rencontra une bande plus dure d’environ cinq centimètres de large où les coups rendaient un son mat, puis, à nouveau, du matériau creux jusqu’au bout.
Ressortant du placard, elle ramassa le panneau du tiroir sur le lit. Les coins qui avaient heurté le verre étaient émoussés, mais c’était tout ce dont elle disposait. Elle revint dans le placard et leva le tiroir à hauteur d’épaule, bascula tout son poids vers l’avant, et le projeta contre le mur du fond.
La plainte animale, déchirante, se fit entendre quelque part à l’étage. Galya ferma les yeux et pria une fois de plus l’esprit de Mama.
Elle envoya de nouveau le tiroir contre le mur, provoquant une coulée de poussière. La voix répondit.
Encore un essai, toute sa force concentrée dans ses épaules, et un éclat de plâtre se détachant pour révéler de minces lattes de bois.
« Merci, Mama », murmura Galya.
Lennon trouva Roscoe Patterson en train de jouer au billard dans un club près de Sandy Row. Roscoe ne leva pas les yeux. Il ajusta son tir, empocha la boule violette, et prépara le coup suivant.
« Deux minutes, dit Lennon en secouant la neige de ses chaussures.
— Va te faire foutre », répondit Roscoe. La boule jaune tomba dans le trou.
L’adversaire de Roscoe le foudroya du regard. Reculés dans les coins obscurs du bar, une demi-douzaine de buveurs surveillaient la partie.
« C’est pas très gentil, ça », fit remarquer Lennon, restant aussi aimable que possible, compte tenu de l’environnement. « Allez, juste deux minutes. Après, tu pourras continuer à mettre la pâtée à ton copain. »
Roscoe leva les yeux vers l’autre joueur mais n’accorda pas un regard à Lennon. Il posa sa queue sur le billard et, passant devant Lennon, marcha vers la porte, mâchoires serrées, œil fixe. Il attrapa un manteau sur la patère.
Lennon le rejoignit dehors, sur le carré de terre battue qui tenait lieu de parking.
« Faut pas venir ici, tu le sais bien », dit Roscoe en sortant un paquet de cigarettes de sa poche. Qu’est-ce qui te fait croire que j’aurai quelque chose à te dire ? T’as de la chance que je ne t’aie pas fait exploser ta putain de cervelle la dernière fois que t’es venu poser des questions.
— Aux grands maux les grands remèdes », répliqua Lennon. Il désigna le paquet de cigarettes. « Tu m’en offres une ?
— À toi, non. » Roscoe mit sa main en coupe pour abriter la flamme du briquet.
Lennon lui arracha la cigarette des lèvres et la glissa entre les siennes. Il inhala et sentit la chaleur lui passer dans la gorge.
« Tu me provoques, connard, dit Roscoe en extirpant une autre cigarette du paquet.
— Toujours aussi charmant, à ce que je vois, fit Lennon. Ça ne prendra pas longtemps. Si tu m’aides, je me barre. Sinon, je rapplique chez toi pour le dîner de Noël. »
Roscoe alluma sa cigarette et rangea le paquet. Des flocons de neige se posaient sur son crâne rasé. Il releva sa capuche.
« Putain, ça te plairait pas. Ma gonzesse n’est pas foutue de faire cuire une dinde. » Il ôta la cigarette de sa bouche, assez longtemps pour cracher dans la neige. « Bon, qu’est-ce que tu veux ?
— Sam et Mark Mawhinney », répondit Lennon.
Roscoe ricana. « Ces deux-là ? De sacrées ordures. Ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient. Je leur refilais des petits boulots de temps en temps, mais ils ont voulu palper une fois de trop. Alors, je leur ai mis une branlée et les ai envoyés paître. Ils se sont recasés avec la bande de Crozier. Là, au moins, ils étaient en bonne compagnie.
— Ils faisaient travailler des prostituées ? » demanda Lennon.
Le sourire de Roscoe s’étira. « C’est vrai que tu t’y connais », dit-il.
Lennon sentit une bouffée de chaleur lui monter au visage, malgré le vent glacé. « Fais gaffe à ce que tu dis, gronda-t-il, incapable de soutenir le regard de Roscoe. Je n’y vais plus. »
Levant un sourcil dubitatif, Roscoe se fendit d’un sourire plus large encore.
Lennon et Roscoe avaient autrefois passé un accord. Lennon rendait visite aux filles que Roscoe hébergeait dans divers appartements, profitait gratuitement de leurs services, en échange de quoi aucun de ces endroits ne risquait de faire l’objet d’une descente. Tout le monde y trouvait son compte. Roscoe travaillait proprement, du moins aussi proprement qu’il était possible de l’envisager dans pareil domaine, et il avait toujours une oreille qui traînait quelque part. Toutes les informations dignes d’intérêt s’affichaient sur son radar.
Le pacte fut brisé un an auparavant, quand Roscoe fit savoir à Dan Hewitt que Marie et Ellen étaient cachées dans un de ses appartements. La trahison lui valut un passage à tabac. Mais il restait utile à Lennon, sans quoi il aurait connu pire châtiment.
« Un tigre ne peut pas changer de peau, déclara sentencieusement Roscoe.
— Un léopard, tu veux dire.
— Bref, on s’en fout. En tout cas, oui, les Mawhinney faisaient bosser des putes.
— Quel genre ? demanda Lennon. Trafic ?
— Ouais, dit Roscoe. Des salopards de première. Moi, je me mets pas dans ces conneries-là. Rien que des plans louches, avec des types louches. Je te le répète, ils ont eu que ce qu’ils méritaient.
— Ces types louches, reprit Lennon, ce ne seraient pas des Lituaniens ?
— Tout juste.
— Et parmi eux, il y avait Tomas Strazdas. Tu l’as croisé ?
— Deux ou trois fois. Un petit roquet avec une grande gueule et qui sortait tout de suite les poings. Enfin, plus maintenant.
— Plus maintenant, répéta Lennon. Sam Mawhinney lui a tranché la gorge, et ensuite il s’est fait exploser la cervelle.
— Non, dit Roscoe.
— Non, quoi ?
— C’est pas Sam Mawhinney qui lui a tranché la gorge, dit Roscoe. C’est une fille.
— Une fille ? » Lennon se pencha plus près. « Une prostituée ?
— Ouais, une pute, dit Roscoe. Elle l’a égorgé, et après elle s’est tirée. Les Baltes ont fait porter le chapeau à Sam et l’ont buté. Du coup, Mark Mawhinney a essayé de s’en prendre aux Baltes pour venger son frère. J’ai entendu dire qu’il s’était fait broyer le cou. »
Roscoe se tut et se mit à rire. « Putain, tu sais vraiment que dalle, hein ?
— Non, fit Lennon, que la situation n’amusait pas du tout. Éclaire-moi.
— Mark racontait partout qu’il voulait se venger. Son pote Jim Pollock lui a fait savoir qu’un gros malabar allait venir pour acheter du matos. Faut croire que Mark n’a pas assuré, parce que le malabar l’a buté et s’est cassé.
— Le malabar ?
— Herkel, ou Hercules, quelque chose comme ça. Un colosse capable d’écraser n’importe qui comme une chiure d’oiseau. Il bosse pour le frère du mort.
— Herkus, dit Lennon, se rappelant sa conversation avec Dan Hewitt.
— Ouais, peut-être. En tout cas, il cherche la fille comme un malade. Il a fait passer l’info par Gordie Maxwell, avec du pognon à la clé et tout.
— Elle a été vue quelque part ?
— Il paraît qu’elle serait partie avec un type qui fréquente régulièrement les putes. » Roscoe sourit. « C’est peut-être toi. »
Lennon ne releva pas et jeta sa cigarette sur le terrain mouillé. « Si tu me contactes dès que tu apprends quelque chose, je considérerai que j’ai une dette envers toi.
— Ça pourrait se faire, dit Roscoe. Qu’est-ce que j’y gagne ?
— Je ne dis pas à ta gonzesse ce que tu penses de ses talents culinaires. »
Roscoe grimaça. « Connard.
— J’attends de tes nouvelles, fit Lennon en retournant à sa voiture d’un pas incertain dans la neige.
— Va te faire mettre », lança Roscoe dans son dos.
Lennon s’installa au volant de l’Audi. Il tourna la clé dans le contact et actionna les essuie-glaces pour évacuer la neige qui obstruait le pare-brise.
L’horloge du tableau de bord indiquait pas loin d’une heure. Il avait prévu de repasser chez Susan au moment du déjeuner pour voir Ellen. Mais le bureau de Gordie Maxwell se trouvait à l’autre bout de la ville.
Une fille, avait dit Roscoe. Tout ça à cause d’une prostituée qui s’était échappée. Lennon sortit le passeport de sa poche et examina la photo, même s’il était peu probable que ce soit elle. Avait-elle quitté la ville ? Où en était Herkus de ses recherches ?
Il composa le numéro de l’accueil à son commissariat. Moffat répondit.
« Je veux que tu fasses circuler le mot, dit Lennon. Herkus Katilius. Mets tout le monde sur le coup. Et débrouille-toi pour fournir le numéro d’immatriculation de sa voiture.
— Qu’est-ce que je donne comme explication ? demanda Moffat.
— Rien, pour l’instant. Dis seulement qu’il faut inventer une raison quelconque pour l’embarquer. Si on le serre, appelle-moi tout de suite pour que je puisse me rendre sur les lieux. Et préviens qu’il est dangereux.
— Pas de problème, dit Moffat. Au fait, j’ai entendu des bruits du côté de la hiérarchie. Il n’y a pas eu de communiqué de presse, rien d’officiel encore, mais les quatre meurtres sont traités comme une seule affaire.
— Ça ne me surprend pas, répondit Lennon.
— Ce n’est pas tout, reprit Moffat. Apparemment, l’enquête va être confiée à la brigade de l’inspecteur chef Thompson. »
Lennon poussa un juron. « À moi, donc.
— Joyeux Noël », dit Moffat.
Lennon raccrocha et mit le moteur de l’Audi en route.
Dans le magasin de bricolage, Billy Crawford se dirigea droit vers la section Bâtiment à l’usage des professionnels. S’il avait pensé que la fille appellerait si vite, il se serait mieux préparé. Normalement, il fallait une ou deux semaines de sévices et de mauvais traitements avant qu’elles ne cèdent au désespoir et trouvent un moyen de téléphoner.
Mais cette fille-là était différente.
S’il avait su, il n’aurait pas établi le premier contact à la veille de Noël. Heureusement, l’idée lui était venue de vérifier l’état de ses outils avant qu’il ne soit trop tard. Il avait besoin de nouvelles lames pour sa scie à métaux 30 cm, d’un nouveau ciseau pour son marteau burineur pneumatique, et de ballast à béton.
La cave de sa maison avait un sol en linoléum, sur lequel étaient disposés quelques meubles autour de la caisse à outils. Si ce semblant de mobilier était déplacé, et le lino retiré, on trouverait au-dessous une surface en béton. Et, en regardant attentivement, on distinguerait cinq dalles, chacune d’un mètre carré environ, indiquant des trous creusés à cet endroit puis comblés.
Il restait assez d’espace pour encore cinq excavations. Une fois celles-ci rebouchées, il pourrait toujours se rabattre sur le jardin. La place ne manquait pas.
Le revêtement en béton, épais de cinq à huit centimètres seulement, était posé sur de la terre tassée. La première fois qu’il avait dû découper un carré, il s’était servi d’une scie à béton, mais la tâche s’était révélée ardue dans un espace aussi étroit, avec un outillage bien trop puissant pour ce qui n’était finalement qu’une opération assez simple. La deuxième fois, il s’était contenté de son marteau pneumatique, équipé d’un bon ciseau pour détacher les contours puis défoncer le carré. À la troisième occasion, il mit moins d’une heure à dégager la terre. Encore deux heures pour creuser, et c’était fait. Il suffisait ensuite de mélanger le béton et de combler le trou ainsi que son contenu.
Même en tenant compte de tout ce qu’il devait scier, s’il commençait à neuf heures du matin, il pouvait avoir terminé en début d’après-midi. Un travail fatigant, certes, mais pas plus que ne le serait une journée de travail sur un chantier de construction.
Il traversa le vaste magasin de Boucher Road en poussant son chariot plat. Les haut-parleurs diffusaient des airs de Noël, interrompus de temps à autre par des publicités déguisées en salutations festives. De rares clients erraient parmi les allées, tous des hommes d’âge mûr qui, faute de mieux, s’occuperaient à un projet de bricolage quelconque au cours des jours à venir.
Comme lui.
Il connaissait d’autres quincailleries dans son quartier, plus petites, où l’on était servi par des vendeurs aimables, mais même si elles avaient été ouvertes la veille de Noël, il serait venu ici. Il préférait l’anonymat des grandes surfaces. On scannait ses achats aux caisses automatiques et on payait sans être obligé d’adresser la parole à quiconque.
Il quitta la section Bâtiment chargé d’un sac de ballast de vingt kilos, mélange de sable et d’agrégats auquel il ajouterait de la poudre de ciment et de l’eau pour obtenir du béton.
Il se rendit ensuite dans l’allée Outillage et accessoires, où il trouva un paquet de lames extra-résistantes pour scie à métaux. Au tout début, il s’était demandé s’il devrait recourir à une scie de boucher pour ce genre de travail, mais les lames et les cadres coûtaient un prix exorbitant, aussi avait-il essayé une scie à métaux normale, de bonne qualité, qui avait parfaitement convenu. Il jeta le paquet de lames dans le chariot, avec le ballast, et partit en quête d’un burin.
Il examina des douzaines de ciseaux, de mèches et de burins, suspendus à des crochets sur un pan de mur entier, sans trouver le modèle qu’il lui fallait. Le magasin était-il en rupture de stock ? En cette veille de fête, on ne réapprovisionnerait pas avant un moment. Que ferait-il de la fille pendant tout ce temps ? Il ne pouvait pas la garder chez lui trois ou quatre jours. Même s’il la sauvait ce soir, ainsi qu’il le prévoyait, l’odeur se répandrait dès le surlendemain. Il se rappelait la première fois. Il n’était pas encore bien organisé, à l’époque, et maîtrisait mal les opérations. Ça avait suppuré pendant quatre jours, le temps qu’il trouve une solution.
Du calme.
Si le burin était manquant ici, il connaissait l’adresse du dépôt au nord de la ville. Il irait le chercher là-bas, tout simplement. Difficile d’imaginer une rupture de stock dans les deux adresses à la fois.
À l’instant où les battements de son cœur s’apaisaient, il repéra une forme métallique familière dans un bac posé par terre au pied de la rangée. Il s’accroupit, attrapa le burin, éprouva l’épaisseur du manche et l’arête du tranchant à travers le mince caoutchouc des gants chirurgicaux qu’il avait revêtus. Il aima le bruit que fit l’outil en tombant lourdement dans le chariot.
Tout en scannant ses achats à la caisse automatique, il garda les yeux baissés, prit soin de ne croiser aucun regard. Il glissa un billet dans la fente de la machine, attendit le reçu, et sortit en poussant son chariot.
Au moment où il regagnait sa camionnette, quelqu’un lança : « Monsieur ? Monsieur ! »
Il se raidit, fit mine de ne pas avoir entendu. Après avoir ouvert les portières coulissantes, il souleva le sac de ballast et le chargea sur le plateau.
La voix s’éleva de nouveau, une voix de jeune femme, aiguë et insistante. Il jeta les lames et le burin à côté du ballast.
Des pas qui se rapprochaient. L’appel, strident à ses oreilles.
Il rapporta le chariot à la consigne, souhaita ardemment que la jeune femme le laisse tranquille.
Elle s’obstinait.
« Monsieur, vous avez oublié votre monnaie », dit-elle en le rejoignant.
Il feignit l’étonnement. « Ah bon ?
— Tenez », dit-elle en souriant. Elle portait un gilet sans manches orange vif qui allait de pair avec son faux bronzage mal appliqué, des guirlandes autour du cou, et un bonnet de père Noël.
« Merci », fit-il en prenant l’argent.
Elle remarqua sa main gantée de latex.
« J’ai de l’eczéma », dit-il.
Elle faillit perdre son sourire, mais, se rappelant les bonnes manières que lui avaient enseignées ses employeurs, déposa les pièces dans sa paume sans la toucher.
« Merci… », dit-il encore. Il lut le nom sur l’étiquette qu’elle portait accrochée à son gilet. « Collette. »
— Y a pas de quoi, fit-elle en reculant. Joyeux Noël.
— À vous aussi. »
Il la regarda battre en retraite et disparaître dans le magasin, puis monta dans la camionnette et démarra. En s’engageant dans Boucher Road, il évalua la gravité de ce qui venait de se passer.
Oui, elle l’avait inquiété.
Oui, elle se souviendrait de lui, des articles qu’il avait achetés, et des gants chirurgicaux.
Oui, elle aurait peut-être noté le numéro d’immatriculation de sa camionnette.
Autant de considérations qui pourraient se révéler problématiques, si elle venait à être interrogée.
Mais quelle raison aurait-on de lui poser des questions ? Quel crime conduirait les policiers jusqu’à cette fille ? Quelle information médiatique la pousserait à se rappeler l’homme étrange du parking et à décrocher son téléphone ?
Rien du tout.
Il n’y aurait pas de crime.
Voilà pourquoi il choisissait ces filles-là. Les âmes volées, les filles perdues, les prostituées dépourvues d’identité. Les voleurs de ces jeunes femmes avertiraient-ils la police du vol dont ils étaient à leur tour victimes ?
« Je vole ce qui a été volé », dit-il.
Il toussa et rougit en s’apercevant qu’il avait parlé à voix haute. Cela lui arrivait de plus en plus souvent, ces derniers temps. À l’instant où il s’y attendait le moins, une pensée tombait de son esprit et s’échappait par sa langue avant qu’il ne pût la retenir.
Parfois, il la suivait, lui répondait, commençait une conversation. Il s’était rebaptisé Billy depuis si longtemps maintenant, il lui semblait que son ancien soi était une personne complètement différente. Cet autre soi et Billy échangeaient des idées, des concepts, débattaient des bienfaits et des erreurs du monde.
De temps à autre, pas souvent, mais assez pour qu’il s’en inquiète, les conversations s’échauffaient. De plus en plus fréquemment depuis qu’il avait entrepris cet ouvrage. Une fois, avant de creuser le troisième trou dans son sol de béton, il en était même venu aux mains avec lui-même.
De telles bêtises devaient cesser. Il ne pouvait se permettre d’avoir un esprit imprévisible. Sa tâche exigeait de la vigilance et une main assurée. Tout acte imprudent entraînerait sa perte.
« Assez », s’ordonna-t-il à lui-même.
Il fallait se concentrer sur le moment présent, penser à des choses bien précises, non pas aux « peut-être » ni aux « si jamais ». C’était déjà l’après-midi, et il avait encore une longue journée de travail devant lui. Une jeune fille dont il devait s’occuper, avec des cheveux blonds soyeux sur sa jolie tête, et deux rangées de magnifiques dents blanches derrière ses lèvres.
Il pouvait presque les sentir sur sa langue.
En revenant à l’hôtel, Herkus pestait contre la circulation. Tous ces imbéciles qui faisaient leurs courses de Noël, jamais ils ne pensaient à acheter leurs cadeaux avant. Il les invectivait en postillonnant sur le pare-brise.
Il n’aurait peut-être pas dû prendre cette dernière sniffée de coke après avoir quitté Maxwell. Deux auraient suffi pour chasser le pli sombre qui lui barrait le front, mais il n’avait pas pu résister.
Il s’exhorta au calme, tandis qu’il remontait lentement Chichester Street, puis Victoria Street. L’hôtel n’était plus qu’à une centaine de mètres, juste derrière l’un des plus gros centres commerciaux de la ville. Un concert de klaxons s’élevait parmi les voitures qui se bousculaient autour des rampes d’accès au parking souterrain. Malgré deux agents de la circulation plantés au milieu du chahut, les automobilistes n’en faisaient qu’à leur tête.
Herkus était coincé, pas moyen de sortir de là. Il augmenta le chauffage et continua à beugler. Ça le soulageait.
Son portable sonna.
« Quoi ? fit-il en prenant l’appel.
— C’est moi, dit Arturas. Où es-tu ?
— Pas loin. Au bout de la rue, en fait, mais ça bouchonne.
— Encore combien de temps ?
— J’en sais rien, répondit Herkus. Ça risque de durer encore un moment. J’avance de trois mètres par minute. Putains de courses de Noël. »
Un silence, puis Arturas demanda : « Tu as quelque chose pour moi ?
— Oui.
— Alors, descends et viens à pied.
— Hein ?
— Arrête-toi, dit Arturas. Gare-toi. Si tu es tout près, tu peux marcher. »
Herkus lâcha un rire exaspéré. « Non, je peux pas. Il n’y a aucun endroit où s’arrêter sur le côté. Et même s’il y en avait, impossible de se dégager de ce bordel. C’est juste…
— Je m’en fous. Ramène-toi.
— Écoutez, patron, je… »
En voyant une main qui frappait à la vitre, Herkus faillit lâcher le téléphone.
« Une minute », dit-il à Arturas.
L’agent de la circulation se penchait vers lui. Il avait un visage poupin, des joues rouges mouillées par la neige. Il frappa à nouveau et, d’un geste, somma Herkus de baisser sa fenêtre.
Herkus sourit poliment et appuya sur le bouton.
« Monsieur », dit l’agent.
Herkus répondit par un signe de tête.
« Vous savez pourquoi je viens frapper à votre vitre ? » demanda l’agent d’une voix lasse.
Herkus indiqua que, non, il l’ignorait.
« Parce que j’ai vu que vous étiez au téléphone, reprit l’agent. Comme vous le savez sûrement, l’utilisation du téléphone portable au volant d’un véhicule en circulation est un délit passible d’une amende.
— Ah bon ? » fit Herkus. Il raccrocha, sans plus se soucier de la voix métallique d’Arturas, posa le téléphone sur le tableau de bord, et se tourna vers le policier en gardant les mains bien visibles sur le volant. Ses paumes moites collaient au cuir.
« Absolument, dit l’agent. Je ne vous demanderai pas de descendre du véhicule, à cause de l’embouteillage, mais je vais jeter un coup d’œil à vos papiers si vous voulez bien.
— Papiers ? répéta Herkus d’un air ahuri.
— Permis de conduire et attestation d’assurance, répondit l’agent, avec un effort manifeste pour rester aimable.
— Pas parler anglais, bredouilla Herkus.
— Contrôle de papiers, dit l’agent. Immédiatement. »
Herkus secoua la tête. « Pas anglais. »
L’agent ouvrit la portière, se pencha à l’intérieur et éteignit le moteur, ôtant les clés du contact dans la foulée. « Sortez », ordonna-t-il. Il accompagna ses paroles d’un geste du pouce sur lequel, dans aucune langue, on ne pouvait se méprendre.
Herkus laissa retomber sa main droite entre ses jambes, frôlant du bout de ses doigts le plancher de la voiture. Le Glock et les munitions reposaient dans un compartiment logé sous le siège. Attraper le pistolet serait un jeu d’enfant.
« Sortez, répéta l’agent.
— Pas parler anglais », dit encore Herkus.
Son esprit explora à toute vitesse un éventail de possibles, mais il reconnut dans cette accélération les effets de la cocaïne. Le sachet était dissimulé à côté du Glock. Il inspira profondément, sentit l’air froid de l’hiver lui picoter les narines.
Reste calme, se dit-il. Tout doux. Ils ne peuvent rien te faire. Il retira sa main d’entre ses jambes et sortit de la voiture.
« Eh ben voilà ! dit l’agent. C’était pas si difficile. »
Herkus haussa les épaules. L’autre agent de la circulation n’avait pas quitté son poste, mais il gardait un œil sur son collègue tout en envoyant divers signaux aux automobilistes.
« Papiers, répéta l’agent. Permis de conduire. Assurance.
— OK », fit Herkus.
Rentrant dans la voiture, il abaissa le pare-soleil, attrapa son permis lituanien et l’attestation de sa compagnie d’assurances, puis les tendit à l’agent.
Celui-ci examina la carte plastifiée et le document. « European People Management ? demanda-t-il.
— Mon patron, dit Herkus. Il paye assurance.
— Votre anglais s’est déjà amélioré, fit remarquer l’agent. Alors, voyons si vous me comprenez maintenant : nous allons déplacer votre voiture sur le côté de la chaussée et bavarder tranquillement. D’accord ?
— D’accord », dit Herkus.
L’agent siffla pour appeler son collègue, plus grand et plus mince, et lui fit signe d’approcher. Après un rapide conciliabule, ils convinrent d’une stratégie. Le gros monta dans la Mercedes et redémarra le moteur pendant que l’autre détournait la circulation tout autour.
« Allez donc attendre sur le trottoir, monsieur », dit l’agent.
Herkus fit ce qu’on lui demandait, mais il prit tout son temps, gagnant le trottoir d’un pas nonchalant comme s’il agissait de son propre gré. L’autre policier repartit diriger la circulation, parlant en même temps dans un émetteur radio fixé au revers de son uniforme. La Mercedes s’approchait lentement du trottoir.
Le téléphone sonna dans la poche d’Herkus. Il le sortit, lut le nom qui s’affichait à l’écran. Arturas. Il rejeta l’appel en jurant.
Qu’il attende, pensa-t-il. Ou alors, il n’a qu’à venir ici et parler aux flics.
Ils se fichaient bien de le voir téléphoner au volant. Ce n’était qu’un prétexte pour l’arrêter. Il se passait quelque chose. Que voulaient-ils vraiment ?
On verra bien, pensa Herkus. On verra.
Lennon coupa par le sud de la ville, Sandy Road, puis Lisburn Road, contournant l’université de Queen’s avant de remonter Botanic Avenue. Il s’arrêta devant l’adresse de Rugby Road que lui avait communiquée Dan Hewitt. Une lumière était allumée à la fenêtre de l’appartement du premier étage.
Il verrouilla la voiture et alla sonner à la porte. Reculant d’un pas, il leva les yeux vers la fenêtre. La lumière s’éteignit. Il sonna encore.
« J’arrive », dit une voix quelque part à l’intérieur.
Il entendit des pas dans l’escalier, le claquement de talons qui se rapprochaient sur un sol carrelé.
La porte fut ouverte par une femme qui portait un petit sac de voyage. Elle le dévisagea un instant. Son regard glissa vers la voiture de Lennon garée dans la rue, puis revint se poser sur lui.
« Taxi ? demanda-t-elle.
— Non, répondit Lennon. Police. »
La femme resta bouche bée, les yeux écarquillés. Aussitôt son visage se durcit.
Il lui montra sa carte. Elle n’y jeta pas même un coup d’œil.
« Désolée, dit-elle. Comprends pas anglais.
— Rasa Kairyté ? » demanda Lennon.
Elle secoua la tête. « Pas anglais.
— Pouvons-nous parler à l’intérieur ?
— Non, répondit-elle.
— Alors, ici. »
Elle recula, essaya de fermer la porte, mais Lennon retint le battant.
« Tomas Strazdas, dit-il. Sam Mawhinney, Mark Mawhinney, Darius Banys. »
Elle eut soudain les yeux pleins de larmes. « Pas anglais, répéta-t-elle, la voix brisée.
— Vous pourriez être la prochaine, dit Lennon.
— Non, se défendit-elle. Pas moi. Je n’ai rien fait.
— Je peux vous aider, dit Lennon. Parlez-moi, et je vous mettrai en sécurité. »
Elle rit. « Sécurité ? Avec police ? C’est police d’Arturas.
— Arturas Strazdas ? »
Une voiture approchait, ses pneus chassant la neige grise et détrempée. Le conducteur donna un coup de klaxon.
« Je pars maintenant », dit-elle. Elle s’avança sur le seuil, ferma la porte derrière elle.
« Que voulez-vous dire, la police d’Arturas ? demanda Lennon alors qu’elle s’éloignait déjà.
— Je pars », répéta-t-elle. La neige déposait de légers flocons sur ses cheveux.
Le chauffeur de taxi descendit de voiture et ouvrit le coffre. Il chargea le sac de Rasa, plissant les yeux pour surveiller Lennon qui talonnait sa cliente.
« Où ? demanda Lennon.
— Loin d’ici », répondit-elle.
Le chauffeur interrogea Rasa : « Y a un problème, ma petite dame ?
— Non », dit-elle en ouvrant la portière et en s’asseyant à l’arrière.
Lennon saisit la portière par la poignée pour empêcher Rasa de la refermer.
Le chauffeur tenta de s’interposer. « Hé là, vous pouvez pas…
— Foutez-moi la paix », dit Lennon en le repoussant. Il lui montra sa carte de police, puis s’adressa à Rasa : « Arturas a quelqu’un dans la police ? Qui ?
— Vous arrêtez moi, maintenant ? demanda-t-elle.
— Non, répondit Lennon.
— Alors, je pars », dit-elle.
Elle tira avec force pour que Lennon lâche prise, ferma la portière, et détourna les yeux.
Le chauffeur se dépêcha de s’installer au volant et passa la première vitesse. Les roues patinèrent avant de s’engager en traction.
Lennon poussa un juron. Son téléphone sonna pendant qu’il regagnait l’Audi.
« On a trouvé votre homme », annonça le policier de service.
Les chutes de plâtre et de bois finirent par dégager un trou assez grand pour que Galya puisse y passer les épaules. Ayant d’abord percé une ouverture de quatre centimètres, elle avait réussi à creuser un espace large comme son poing, puis, en quelques minutes, à arracher d’autres lattes tout autour. Elle posa enfin le tiroir et essuya la sueur sur son front.
La voix au-dessus lançait des stridulations aiguës. Galya n’y prêtait pas attention. Bien qu’elle eût cessé de se jeter contre le mur, une douleur lancinante lui parcourait encore les épaules et les coudes.
Elle glissa la main par l’ouverture et sentit le contact de l’air frais. Explorant vers le haut, elle rencontra une surface dure et lisse. Vers le bas, un tissu rugueux. Des serviettes, pensa-t-elle. Un placard, comme celui-ci.
Sur quoi donnait-il ?
Elle enfonça plus loin le bras, au mépris des échardes qui se piquaient dans sa manche. Ses doigts touchèrent un panneau de bois. Elle poussa. Une porte s’ouvrit, livrant passage à une légère brise. Elle se recula et colla ses yeux contre le trou. La lumière du jour, faible mais ininterrompue, révéla le contenu du placard. Au-delà, un palier, une rampe d’escalier, une balustrade.
Galya reprit le tiroir et frappa avec le coin le plus tranchant. Les lattes cédaient plus facilement, sous la poussée qui les détachait maintenant des solives auxquelles elles étaient clouées. Soufflant et ahanant, Galya éprouvait une flambée de joie pure chaque fois qu’un fragment de bois ou de plâtre tombait de l’autre côté du mur.
La voix au-dessus répondait aux heurts successifs par de petits cris blessés. Galya, dans son exaltation, s’imagina que c’était la maison qui hurlait et protestait contre les blessures qu’on lui faisait subir. À son tour, elle se mit au diapason, rugissant à mesure que le trou s’agrandissait, de plus en plus large, jusqu’à ce que la lumière du couloir la touche au visage.
Galya laissa retomber le tiroir. Elle toussa. La poussière de plâtre lui piquait la gorge et les poumons, se déposant en une bouillie épaisse dans sa bouche. Elle saliva et s’en débarrassa en crachant par terre. Mama lui aurait reproché ce comportement indigne d’une jeune fille bien élevée. Comme une bête dans un champ, aurait-elle dit.
Galya rit, puis porta une main à sa bouche. Reconnaissant le goût du sang, elle découvrit ses mains pleines d’ampoules et d’entailles. Son cœur cognait violemment dans sa poitrine.
« Reste calme », s’enjoignit-elle.
Elle renifla, cracha de nouveau. Puis, ayant enfoncé les deux bras dans l’ouverture, elle passa la tête, suivie de ses épaules encore douloureuses après le mauvais traitement infligé par la palissade du chantier. Les esquilles hérissées dans les lattes de bois griffaient ses vêtements. Elle écarta une pile de serviettes posées sur une étagère, s’agrippa aux montants, et tira.
Ses pieds décollèrent d’à peine quelques centimètres du sol. Elle tira plus fort. Des éclats de bois transperçant son vêtement se fichèrent dans sa poitrine. La fine chaîne lui enserra le cou, puis se brisa, et elle sentit la croix tomber. Ruant dans le vide, elle essaya de se faire chavirer d’elle-même vers l’avant. Lorsque son talon rencontra la porte du placard, elle comprit, et, logeant un pied de chaque côté du chambranle, poussa sur ses jambes.
À travers le tissu de son vêtement déchiré, des échardes découpèrent des traînées sanglantes sur son ventre et ses flancs. Elle tira sur ses bras et lança des coups de pied jusqu’à parvenir enfin à se faufiler par le trou, puis, entraînée par son propre poids, bascula sur l’étagère. Elle tomba par terre en même temps que les serviettes et se reçut sur une épaule, le cou tordu, mais le choc fut amorti par une épaisse moquette.
Galya roula sur le dos, le souffle coupé, dans un nuage de poussière. Elle toussa. Une douleur fulgurante lui vrilla le trapèze. Pas d’air pour crier. Elle releva ses genoux jusqu’au menton et serra les mâchoires. Des points noirs dansaient devant ses yeux, telles de diaboliques étoiles.
Lentement, elle fit entrer un peu d’air dans ses poumons, expira, inspira encore, jusqu’à retrouver une vision claire. Elle se coucha sur le flanc, en veillant à ne pas solliciter les muscles de son épaule, puis se mit à genoux au milieu des serviettes dont les motifs floraux accusaient le passage des années.
La peinture de la rambarde était d’un jaune brunâtre et terne, le papier peint de couleur identique. On aurait dit que quelqu’un avait fermé la porte de cette maison trente ans auparavant et n’y était jamais revenu. Même l’air semblait flétri.
Galya se mit debout et tendit le bras pour éprouver l’état de son épaule. La douleur s’atténua quand elle fit jouer l’articulation. Elle retint son souffle et tendit l’oreille. La voix au-dessus lançait toujours ses douloureux trilles, quoiqu’elle parût se fatiguer à présent. Au début, Galya avait cru à un chien, mais elle savait maintenant que c’était une voix humaine. Un être humain qui souffrait.
Un étroit escalier occupait le fond de la pièce où Galya avait échoué. Vers le haut, elle ne voyait que les premières marches, les autres se perdant dans l’obscurité. La plainte venait de là. Elle préféra tourner son regard vers le bas, vers l’issue qui lui permettrait de quitter cet endroit aux portes verrouillées où les hommes se comportaient de manière étrange.
Cette voix était-elle un appel au secours ? Bien sûr. Mais Galya devait absolument s’échapper avant que l’homme ne revienne. Et s’il s’agissait d’une fille comme elle ? Maintenait-il quelqu’un d’autre prisonnier dans cette maison ?
Elle demeura immobile pendant un long moment, figée sur place par l’indécision, le désir de s’enfuir le disputant à l’envie impérieuse de porter secours à la personne qui criait ainsi. Et si c’était moi, pensa-t-elle, enfermée là-haut, tout près, geignant comme un animal ?
« Je vais aider », dit Galya tout haut.
Elle s’approcha de l’escalier et leva les yeux pour sonder l’obscurité. Un courant d’air froid aspiré vers le haut passa près d’elle, comme suivant son regard.
« Il y a quelqu’un ? » lança-t-elle en anglais.
La voix s’arrêta net.
« Qui est là ? » demanda encore Galya.
La voix s’éleva de nouveau, plus fort, plus déchirante, avant de se briser dans les aigus.
Galya se ravisa et fit un pas en direction de l’escalier qui descendait au rez-de-chaussée. Elle s’immobilisa, un pied devant l’autre.
Une pensée lui vint à l’esprit, intraitable, sans pitié : Mama porterait secours.
Galya ne pouvait en douter. Elle se retourna vers l’étage et posa le pied sur la première marche. Le bois craqua.
La voix se tut, puis lâcha un glapissement terrible qui semblait arraché aux ténèbres. Galya s’appuya des deux mains aux murs de chaque côté pour ne pas vaciller.
« Va aider », dit-elle.
Elle monta, lentement, résolument, résistant à l’envie de faire demi-tour. Les murs étaient humides sous ses paumes. Les marches gémissaient sous son poids les unes après les autres. L’air se fit plus froid et une odeur pénétrante lui envahit les sens, comme celle qu’on respirait à la ferme de Mama, près des animaux malades et moribonds.
L’obscurité était moins dense lorsqu’elle parvint au sommet de l’escalier. Elle vit deux portes, l’une fermée, l’autre entrouverte. Dans le faible éclairage se dessinait un palier, de petite taille, pas plus d’un mètre carré.
Du bout des doigts, Galya poussa le battant qui s’ouvrit vers l’intérieur, laissant passer plus de lumière. Un lit à une place, ressemblant davantage à la couchette d’un prisonnier, était installé sous une fenêtre découpée dans le toit. Aucun autre meuble, hormis une chaise en bois simple et un portant auquel étaient suspendus des vêtements masculins.
Elle fit face à la porte fermée. Une clé dépassait sous la poignée. Elle la tourna, sentit le frottement du métal, le pêne qui sortait de la gâche. Le battant prit du jeu. Elle actionna la poignée.
Ce fut d’abord l’odeur qui l’assaillit. Urine, selles et bile, en couches successives, mal diluées dans une solution chlorée. Elle plaqua une main sur sa bouche et son nez. Les plaintes cessèrent, relayées par une inspiration difficile.
Un lit était dressé de l’autre côté de la pièce, tête contre le mur, sous la charpente du toit qui le surmontait comme un clocher d’église. Une forme s’agitait faiblement sous les couvertures.
Galya franchit le seuil, sentit le plancher froid sous ses pieds. Elle s’approcha lentement, sans quitter le lit des yeux. La forme poussa un cri. Une main maigre se balança dans le rai de lumière qui trouait l’air chargé de puanteur.
La main d’une femme, épuisée par l’âge, avec des ongles longs, jaunis et fendillés. Un entrecroisement de cicatrices et de croûtes récentes sur la peau.
« Vous m’entendez ? » dit Galya dans un souffle, à peine un murmure.
La voix répondit, un hululement qui mourut dans le sifflement de poumons vidés de tout leur air.
« Vous avez besoin d’aide ? » demanda Galya.
Une tête se souleva sur l’oreiller, un visage aux joues creuses, moucheté de rouge, avec de fines mèches de cheveux blancs vrillés sur un crâne rose. La femme avait des yeux noirs et fixes, une bouche édentée qui s’ouvrait et se fermait dans le vide. Les ligaments de son cou tremblaient sous l’effort qu’elle devait fournir pour soutenir sa tête, jusqu’à ce que, incapable d’en supporter le poids plus longtemps, elle la laisse retomber sur l’oreiller en gémissant.
Galya s’avança le long du lit. La femme la regardait, bouche béante. Un filet de bave coulait aux commissures de ses lèvres retroussées sur des gencives roses et luisantes.
« Aaaahhhh, dit-elle.
— Je ne comprends pas, dit Galya. Vous avez besoin d’aide ? Je vais chercher quelqu’un ? Un docteur ?
— Mwaah », dit la femme. Ses bras se soulevèrent, étirant des mains comme des griffes, mais ses jambes maigres et raides ne bougeaient pas sous les couvertures.
« Qu’est-ce que vous voulez ? » demanda Galya.
La vieille femme émit un chuintement entre ses gencives et saisit Galya par le bras. Galya tenta de se dérober, mais les doigts couverts de cicatrices s’enroulèrent autour de son poignet comme des lianes. La femme leva son autre main contre le bois écaillé de la tête de lit, dont le vernis portait des traces de sang séché, et racla ses doigts jusqu’à y ouvrir une nouvelle plaie.
« Arrêtez, dit Galya. Vous faites du mal à vous… C’est pas bien. »
La vieille femme resserra son étreinte quand Galya essaya de se dégager. De son index ensanglanté, elle traça des lignes sur les draps à hauteur de son ventre.
« S’il vous plaît, non, dit Galya. Je vais chercher aide. »
La femme montra avec insistance les formes sanglantes qu’elle venait de dessiner. Galya sentit sa vieille main lui lâcher le poignet au moment où elle baissait les yeux pour contempler les traits rouges qui maculaient le tissu. Peu à peu, un sens se dégagea du motif maladroitement étalé sur le drap.
Cinq lettres.
Un mot.
Après avoir garé sa voiture dans une rue peu fréquentée près de l’université de Queen’s, il ne fallut que vingt minutes à Lennon pour gagner à pied le centre-ville, malgré la lourde couche de neige sur les trottoirs. La circulation n’avançait pas. Mais lorsqu’il parvint aux abords du centre commercial et tourna le coin de Victoria Street, ses chaussures soi-disant imperméables avaient déclaré forfait, ses chaussettes étaient trempées et il ne sentait plus ses orteils.
Son portable sonna au moment où il repérait les deux agents de la circulation et l’homme qu’ils avaient arrêté. Il se colla au mur du centre commercial pour tenter de s’abriter et prit l’appel.
« La petite est restée seule toute la journée, dit Bernie McKenna.
— Elle n’est pas seule, répondit Lennon. Elle est avec Susan et Lucy.
— Au lieu de passer Noël en famille, elle est casée chez une simple voisine qui n’a pas le cœur de refuser.
— Ce ne sont pas de simples voisines, corrigea Lennon. Lucy est sa meilleure amie.
— Peut-être bien, répliqua Bernie, mais cette enfant ne mérite pas d’être délaissée un jour pareil. Je peux venir la chercher et la ramener demain avant le dîner. Elle profitera de Noël avec ceux qui veulent d’elle. Vous n’aurez pas à vous inquiéter.
— Je serai à la maison ce soir, dit Lennon. Elle passera Noël avec moi. »
Il dut faire un effort pour mettre de la conviction dans ses paroles, donner l’illusion qu’il y croyait vraiment. Famille ou pas, il préférait qu’Ellen se réveille le lendemain matin chez Susan que dans la maison de Bernie McKenna.
« Cette Susan m’a dit que vous aviez été appelé sur une affaire, reprit Bernie, qui jubilait de pouvoir exprimer ses reproches. Une histoire de meurtres. Elle ne savait pas quand vous alliez rentrer.
— Je serai là ce soir, dit Lennon. Vous verrez Ellen le lendemain de Noël, comme prévu. Ne me rappelez pas. »
Il raccrocha. Le téléphone sonna presque immédiatement, mais il le fourra dans sa poche après avoir appuyé sur la touche pour rejeter l’appel.
Un peu plus loin, un homme grand et large d’épaules dans sa veste en cuir se tenait au bord de la chaussée, l’air maussade, près d’une Mercedes noire, garée à moitié sur le trottoir, tandis que l’un des agents faisait signe aux voitures d’avancer.
Lennon s’approcha et montra sa carte aux agents. L’homme n’eut aucune réaction. Il regardait ailleurs, comme si la présence des policiers à ses côtés était le cadet de ses soucis.
« Herkus Katilius », dit Lennon.
Herkus haussa les épaules.
« Inspecteur Jack Lennon. Je suis chargé de l’enquête sur le meurtre de Tomas Strazdas, un de vos associés. »
Herkus daigna lui accorder un coup d’œil.
« Le frère d’Arturas Strazdas, votre employeur.
— Pas parler anglais, marmonna Herkus.
— C’est la deuxième fois que j’entends ça aujourd’hui, dit Lennon. Je n’y ai pas cru la première fois non plus. »
L’un des agents s’avança. « Il se débrouille très bien en anglais. »
Herkus le fusilla du regard.
Le portable de Lennon sonna de nouveau dans sa poche. Voyant que c’était Bernie McKenna, il rejeta encore une fois l’appel, puis régla le téléphone sur vibreur et le remit dans sa poche.
« Y a-t-il quelque chose que vous voudriez me dire à propos du meurtre de Tomas ? » demanda-t-il.
Herkus secoua la tête. Il fit la grimace quand son propre téléphone sonna.
« Vous attendez un appel ? » dit Lennon.
Herkus eut un sourire narquois. « Et vous ?
— Non. Pas de quelqu’un à qui j’aie envie de parler.
— Pareil pour moi », dit Herkus.
Lennon se demanda pour la dixième fois s’il aurait mieux valu qu’Herkus soit emmené au commissariat. Pour la dixième fois, il maintint sa décision. L’environnement sévère d’une salle d’interrogatoire pouvait faire fléchir l’individu moyen, mais Lennon devinait à un simple regard qu’Herkus n’en était pas à sa première expérience et que la vue d’une cellule ne lui ferait ni chaud ni froid. Un homme de sa trempe savait la boucler pendant le premier entretien en attendant l’arrivée de son avocat. Ce connard de Rainey qu’il avait croisé dans la chambre d’hôtel de Strazdas, probablement. L’homme de loi rappliquerait aussitôt et exigerait qu’Herkus soit relâché ou libéré sous caution. Et Lennon n’avait rien pour accuser le Lituanien, sinon de vagues rumeurs qu’il pouvait seulement essayer d’utiliser à son avantage en profitant d’une interpellation.
« Je suis au courant pour la fille », dit-il.
Le sourire s’effaça sur les lèvres d’Herkus. Puis revint lentement. « Quelle fille ? » demanda-t-il.
Lennon sortit le passeport de sa poche, l’ouvrit, approcha la photo sous le nez d’Herkus.
« La fille qui a voyagé avec ce passeport. Elle doit ressembler pas mal à celle-ci, sur la photo.
— Je sais rien de cette histoire, dit Herkus.
— Moi, si. J’ai appris beaucoup de choses. Je sais qu’elle a tué le frère de votre patron. Je sais que Darius Banys et Sam Mawhinney ont été exécutés en représailles. Je sais aussi que Mark Mawhinney s’est fait étrangler ce matin. Tôt ou tard, je vais commencer à penser que vous avez quelque chose à voir avec tout ça. Alors, je serai obligé de vous arrêter pour vous interroger officiellement dans nos locaux. »
Herkus se détourna. « Pas parler anglais, dit-il, les yeux dans le vague.
— Je vous repose la question, dit Lennon, sans durcir le ton afin de ne pas montrer son agacement. Est-ce que vous auriez quelque chose à me dire sur la mort de Tomas Strazdas ? Ou sur la fille qui en est la cause ?
— Je la connais pas, je vous dis. »
Lennon rangea le passeport dans sa poche. « Vous avez l’air fatigué, reprit-il.
— Vous aussi.
— C’est vrai, la nuit a été longue. Pour vous aussi, je parie.
— Oui, fit Herkus. Longue nuit.
— Sans doute à suivre tous les deux la même fausse piste », dit Lennon.
Herkus fronça les sourcils. « Hein ?
— Rien, peu importe. » Lennon s’approcha plus près, baissa la voix. « Il y a un bruit qui court… Vous pouvez peut-être me dire si c’est vrai ou pas.
— Peut-être.
— Il y aurait un homme, un micheton, qui a parlé à la fille avant qu’elle tue ce pauvre Tomas. Et il saurait peut-être où elle est allée. Vous avez entendu un bruit comme ça, vous ? »
Herkus sourit. « J’entends beaucoup de bruits.
— Il paraît aussi qu’un portrait de cet homme circule entre certaines mains, et qu’on offre une récompense à celui qui le retrouvera. Ce bruit-là aussi, vous l’avez entendu ? »
Le regard d’Herkus prit la tangente, comme un lézard qui détale pour se mettre à couvert. « J’entends beaucoup de bruits, je vous dis.
— Vous n’auriez pas une copie de ce portrait sur vous, par hasard ? »
Des flocons de neige s’accrochaient aux cheveux d’Herkus. « Qu’est-ce que c’est, portrait ?
— Une image », répondit Lennon. Le froid s’insinuait entre les plis de son manteau, apportant avec lui la fatigue. « Il est dessiné au dos d’une enveloppe. Des photocopies ont été distribuées à des chauffeurs de taxi.
— Vous avez entendu ce bruit-là ? » dit Herkus.
Lennon sentit que sa patience s’épuisait. « C’est bon maintenant, arrête de te foutre de ma gueule. Je sais que Gordie Maxwell donne des photocopies à ses chauffeurs. Je sais que tu as l’original. Passe-le-moi, qu’on puisse se casser d’ici et rentrer au chaud. »
Herkus secoua la tête. « J’ai pas image.
— Vide tes poches, ordonna Lennon.
— Non.
— Je ne te demande pas ton avis.
— Impossible. Vous n’avez pas droit. » Herkus se tapota l’aile du nez et cligna de l’œil. « Je connais choses comme ça.
— Tu connais que dalle, dit Lennon. Fouille incidente à l’arrestation. Tu as des traces de poudre blanche autour des narines et les pupilles dilatées. C’est un motif raisonnable. Vide tes poches. »
Lennon claqua une main sur le toit de la Mercedes. « Ici. »
Herkus ne bougeait pas, le visage impassible.
« Tu veux venir au commissariat ? On peut fouiller la voiture aussi, pendant qu’on y est. »
La langue d’Herkus apparut entre ses dents, humecta ses lèvres. Il jura en lituanien et sortit une liasse de livres sterling et d’euros de la poche de son pantalon, puis des clés, un portefeuille.
« La veste aussi », dit Lennon.
Herkus jura encore et posa divers papiers, un paquet de cigarettes et un briquet sur le toit de la voiture.
Lennon examina le tout : factures d’hôtel, fiche horaire des vols pour Bruxelles, relevé de compte bancaire indiquant un solde de plus de quinze mille.
Mais pas de portrait.
« Écarte les bras. »
Herkus garda les mains le long du corps.
Lennon les souleva lui-même et repoussa les pans de la veste d’Herkus pour inspecter la poche intérieure. « Tu as un objet tranchant sur toi ?
— J’ai l’air de junkie ? » répondit Herkus.
Lennon passa le pouce sous son nez, montra la poudre blanche. « Oui, dit-il. Et pas qu’un peu. Si je me blesse, ça finira mal. Tu piges ? »
Herkus bâilla.
Lennon glissa la main dans une poche. Rien. Puis dans l’autre. Il sentit du papier.
« C’est quoi, ça ?
— Je sais pas. »
Lennon sortit le papier. Une enveloppe à fenêtre, ouverte, vidée de son contenu depuis longtemps. Au verso, l’esquisse grossière d’un homme avec un visage rond, d’épais cheveux noirs et une barbe. Lennon agita l’enveloppe sous les yeux d’Herkus.
« C’est pas mienne.
— Elle est tombée dans ta poche, c’est ça ?
— Sais pas.
— Et j’imagine que tu ne sais pas non plus qui c’est ?
— Sais pas.
— Alors, ça ne t’embête pas que je la garde. »
Herkus tendit la main. « C’est mienne, maintenant. Vous avez pas le droit de prendre. »
Ce salopard avait raison. Lennon ne pouvait alléguer aucun motif. Même dans le cadre d’une fouille incidente à l’arrestation, nulle loi n’interdisait de transporter un dessin dans sa poche. Lennon sortit son portable et l’approcha de l’enveloppe. Le téléphone fit entendre un bourdonnement synthétique puis un déclic au moment où la photo était prise. Il rendit l’enveloppe, en lui ajoutant une carte de visite.
« Si jamais tu t’aperçois que tu sais quelque chose sur la mort de ton associé, fais-nous signe. »
Herkus rangea la carte avec l’enveloppe et entreprit de ramasser ce qui lui appartenait sur le toit de la Mercedes. « Je peux aller, maintenant ? demanda-t-il.
— Oui, dit Lennon. Mais n’oublie pas, on t’a à l’œil, toi et ton patron. J’imagine qu’on se reverra dans pas longtemps. »
Herkus gagna la portière côté conducteur. « Joyeux Noël », dit-il avec un sourire ironique.
Lennon ne répondit pas.
Herkus s’inséra dans le flot des voitures, assisté par les deux agents de la circulation. Cet inspecteur ne lui inspirait rien de bon. Il avait connu un policier de son espèce, à Vilnius. Lequel était enterré dans les bois maintenant, pas loin de sa femme.
Il composa le numéro d’Arturas et annonça : « J’arrive.
— C’est pas trop tôt, dit Arturas.
— Je me suis fait arrêter par les flics. Ensuite, un inspecteur s’est pointé. Lennon, il s’appelle.
— Un blond, baraqué ?
— Oui, dit Herkus.
— Il est venu ici ce matin.
— Il est au courant pour la pute, dit Herkus. Il sait qu’elle a tué Tomas, et il sait qu’on la cherche.
— Il ne sait rien du tout. Il va à la pêche.
— Il est déjà pas mal au parfum. Il a le passeport avec lequel elle a voyagé. Il y a encore deux vols pour Bruxelles aujourd’hui. Un qui part de Belfast, l’autre de Dublin. Tirez-vous, le temps que l’orage se calme.
— J’ai promis à ma mère, déclara Arturas. Je lui ai promis que je retrouverais la pute. Tu veux la prévenir, toi ? Lui dire qu’on a pris la fuite ? »
Herkus réfléchit un moment. Il n’avait rencontré qu’une fois Laima Strazdiené. À l’époque, il vivait en Belgique depuis moins d’un an, se débrouillant tant bien que mal avec la langue française à Bruxelles, complètement largué en flamand quand il sortait de la ville.
Il travaillait dans un bordel près de la gare de Bruxelles-Central, fréquenté par des hommes d’affaires et des diplomates en transit. Son boulot était simple : garder la porte, refuser les sales têtes et les mauvais plans, et mettre une trempe en cas de souci à l’intérieur.
Il y avait du monde ce soir-là, enfin, sans que ce soit la foule non plus, jusqu’à ce qu’un Anglais — un politicien nommé Edward Hargreaves, si la mémoire d’Herkus était bonne — provoque un barouf d’enfer parce qu’une des filles avait piqué de l’argent dans son portefeuille. Herkus monta dans la chambre et s’interposa entre le client et la pute. Elle niait. Hargreaves s’étouffait de rage.
« Elle dit, elle n’a pas pris, dit Herkus en anglais.
— Bien sûr que si ! affirma le client en enfilant son pantalon. J’avais sept cents euros en arrivant ici. Quand je suis allé chercher l’argent pour la payer, il n’y avait plus que trois cents. Il manque quatre cents euros. »
Herkus interrogea la fille du regard. Elle lâcha un torrent d’insultes et d’invectives, parmi lesquelles il distingua seulement « enculé », un mot qu’il devinait lourd de sens. Hargreaves comprit aussi, à en juger par sa réaction.
Hargreaves se calma en entendant quelqu’un s’éclaircir la gorge, avec fermeté, sur le seuil de la chambre. Herkus se retourna au moment où Laima Strazdiené entrait. Elle lui arrivait à peine aux épaules, silhouette menue aux traits délicats qui évoquait un elfe, mais il sut aussitôt qu’il n’y avait rien de léger ni d’espiègle chez elle.
Ce n’était pas son tailleur de femme d’affaires et les bagues qui lui boudinaient les doigts, ni la raideur de ses épaules quand elle s’avança dans la chambre, ni ses lèvres pincées. C’était le froid glacé au fond de ses yeux, noirs comme des morceaux de charbon incrustés dans les orbites.
« Il semblerait qu’il y ait un problème ? » s’enquit-elle dans un anglais parfait.
Herkus expliqua, couvrant de son mieux les voix de la prostituée et du client qui protestaient en chœur.
Laima hocha la tête, une seule fois, et sourit poliment. « Un instant », dit-elle.
Elle sortit, laissant à leur étonnement Herkus, la fille et Hargreaves.
« Qu’est-ce qu’elle fout ? » demanda Hargreaves.
Avant qu’Herkus n’ait eu le temps de répondre, Laima revint, un rouleau de billets de cent euros à la main. Elle en compta quatre et les tendit au client.
« Naturellement, nous ne vous facturerons pas pour le service d’aujourd’hui, dit-elle.
— Merci », fit Hargreaves.
Sans sa colère pour lui servir d’étai, il se trouvait renvoyé à la nature sordide de sa visite. Il s’habilla à la hâte et remercia encore Laima.
« Veuillez raccompagner ce monsieur », dit-elle à Herkus.
Herkus s’exécuta. Lorsqu’il eut entraîné Hargreaves dans le couloir, elle referma la porte. Les deux hommes ne prononcèrent plus aucune parole et leurs yeux évitèrent de se croiser quand les premiers cris retentirent dans la pièce derrière eux.
Une fois le client parti, Herkus s’attarda près de l’entrée. Il n’avait pas envie d’en entendre plus que nécessaire. Les autres filles se rassemblèrent dans le hall en échangeant des regards apeurés, sursautant, pour certaines, à chaque hurlement.
Bientôt les cris devinrent des gémissements, puis un silence entrecoupé de râles épuisés. Les filles regagnèrent lentement leurs chambres, des larmes dans les yeux, incapables d’encaisser ce qu’elles venaient d’entendre.
Enfin, Laima ressortit de la chambre. Elle s’essuya le front avec un mouchoir, la poitrine tressautant parce qu’elle respirait fort. Le tissu de dentelle tacha son front de rouge. Herkus faillit le lui faire remarquer, et il songeait à lui offrir un mouchoir en papier propre, quand il remarqua ses bagues.
Des cheveux s’en échappaient tels des filaments de barbe à papa. Sur les diamants restaient accrochés des lambeaux de peau.
« Cette jeune femme ne travaille plus pour nous, déclara-t-elle. Emmenez-la, elle n’a pas sa place dans mon établissement. »
Herkus déposa la fille suffisamment près des urgences de l’hôpital pour qu’elle puisse parcourir le reste du chemin en rampant. Il dut descendre la quasi-totalité d’une bouteille de vodka pour pouvoir s’endormir ce soir-là.
« Non, répondit-il, je ne veux pas la prévenir.
— Alors, on reste, dit Arturas. De toute façon, si cet inspecteur avait vraiment de quoi nous incriminer, il aurait déjà convoqué l’un de nous deux pour un interrogatoire officiel. Continue à chercher.
— Bon, fit Herkus. Mais c’est dangereux.
— Ne t’inquiète pas. Je serai généreux pour ton Noël cette année.
— Généreux, c’est-à-dire ? »
Un silence. Puis : « Très généreux.
— D’accord, dit Herkus.
— Mais d’abord, apporte-moi ce que je t’ai demandé. »
L’hôtel était en vue. « Ça vient », dit Herkus.
Galya savait avant même d’essayer que les portes seraient verrouillées. Pourtant, mue par l’espoir et la peur, elle alla à la porte d’entrée et la trouva hermétiquement fermée, la serrure doublée d’un lourd cadenas. Elle tira vers l’intérieur, consciente de l’inutilité de son geste, mais le battant ne bougea pas d’un pouce. Du bois, pas de verre, revêtu d’une épaisse couche de peinture.
Dans la cuisine, son estomac qui gargouillait lui rappela qu’elle n’avait pas mangé depuis… combien de temps ? Plus tard. Ce n’était pas le moment de penser à ça. Elle préféra consacrer son attention à la porte donnant sur le jardin de derrière. Elle secoua la poignée. Rien, pas même un tremblement. Une montée de panique dans sa poitrine. Elle posa une main sur son cœur, pour contenir la peur.
La fenêtre au-dessus de l’évier.
Lorsqu’elle tira sur le voilage, il glissa à terre tel un ange rendant son dernier soupir. Elle attrapa une des chaises près de la petite table et la lança contre la vitre. La chaise retomba sans avoir entamé le verre, mais une tasse délogée de l’égouttoir explosa sur le carrelage. Contemplant les morceaux épars, elle eut la vision d’une tache rouge qui s’étalait sur un maillot de football jaune. Elle ferma les yeux et chassa l’image.
Du double vitrage renforcé, comme dans la chambre dont elle s’était échappée. Elle savait qu’elle épuiserait en vain ses dernières forces à essayer de le briser. Mais que faire ? Elle ne pouvait pas rester à attendre qu’il revienne.
Galya retourna à la porte et saisit le cadenas, le tourna entre ses mains.
Toute serrure a une clé.
Cherche-la.
Elle ouvrit un à un les tiroirs de la cuisine, ne vit que de vieux couverts et un ramassis d’objets inutiles : piles usagées, attaches en plastique provenant d’un kit de meuble à monter soi-même, rouleaux de ruban adhésif. Le genre de choses que les gens jetaient, en général. Mais pas cet homme.
Dans le dernier tiroir, tout au fond, elle découvrit un téléphone portable. Rose vif, avec une fleur collée derrière l’étui. Elle se demanda un instant où il s’était procuré un téléphone qui semblait appartenir à une petite fille, mais bloqua aussitôt ses pensées, avant que celles-ci ne l’entraînent trop loin et ne ramènent dans sa poitrine une peur qu’elle ne pourrait contrôler. Elle appuya sur le bouton « On » en maintenant la pression.
Comme l’écran demeurait éteint, elle rejeta le téléphone dans le tiroir.
N’ayant rien trouvé non plus dans les placards, Galya retourna dans le vestibule. Il y avait deux autres portes. Elle ouvrit la première, mais rencontra une résistance après l’avoir entrebâillée de quelques centimètres. Un espace à peine assez large pour y passer la tête et regarder à l’intérieur.
Dans la pénombre, des cartons s’entassaient presque jusqu’au plafond, renfermant papiers et documents, outils au rebut, articles pour la maison. Elle distingua aussi des sacs de vieux vêtements, de couvertures et de draps. L’un de ces empilements, en s’effondrant, avait déversé son contenu contre la porte. L’air était chargé d’une odeur épaisse, mélange d’humidité et de poussière qui ne pouvait s’échapper. La porte n’avait pas dû être ouverte depuis des mois, pensa Galya, peut-être des années. Elle la referma, rendant à l’obscurité cette accumulation de vieilleries.
La deuxième porte ouvrait sur un salon. Un canapé l’occupait en son centre, devant une table basse sur laquelle était posée une bible imposante. Pas d’autre mobilier, hormis une pendule sur la cheminée. Ici aussi, un voilage tamisait la lumière du jour.
Elle s’approcha de la table et examina le livre. Un signet aux couleurs jaunies était glissé entre les pages, orné d’une image de Jésus à genoux, son regard bleu croisant celui d’un enfant, complété en dessous par un verset en caractères savamment élaborés. Galya lut le mot « souffrir » et plongea dans sa mémoire pour chercher la traduction en russe. Quand elle trouva la réponse, elle détourna les yeux.
Lui apparut alors un meuble qu’elle n’avait pas encore remarqué, derrière la porte. Un secrétaire ancien dont le rouleau était relevé, comportant une quantité de petits compartiments étagés autour d’un tiroir de taille plus importante, l’ensemble surplombant un sous-main en cuir comme les murs d’une forteresse. Autant de cachettes idéales pour une clé.
Galya fouilla les casiers les uns après les autres. Rien, à part quelques morceaux de papier froissé. Elle tira enfin sur la poignée du gros tiroir, mais celui-ci ne s’ouvrit pas.
Une certitude qu’elle savait pourtant vaine la saisit aux tripes : la clé qu’elle cherchait était rangée là-dedans. Elle dégagea les petits espaces disposés de part et d’autre, quatre au total, afin de pouvoir y glisser les mains. Le bois était froid et sec contre ses doigts qui palpaient les côtés du tiroir, essayant de se frayer un chemin pour en explorer le contenu.
Il y avait quelque chose à l’intérieur. C’était doux au toucher, comme un tissu de velours. Elle enfonça plus loin les doigts, se meurtrissant les chairs contre le bois, jusqu’à réussir à passer les articulations. Sans tenir compte de la douleur, elle se concentra sur une autre sensation. Un objet dur — non, plusieurs objets — sous le velours, à peine perceptibles au toucher.
Galya recula les mains, s’arrachant la peau, des perles rouges apparaissant dans les minuscules sillons creusés par le bois. Elle suça ses doigts, sentit le goût du sel et du métal, et se rappela le Lituanien, ses yeux grands ouverts, le bouillonnement dans sa gorge.
La nausée enfla comme une vague tiède. Elle réussit à la laisser passer en réfléchissant.
La cuisine. Quelque chose pour forcer le tiroir.
Se déplaçant aussi vite que le lui permettaient ses plantes de pied douloureuses, elle trouva un couteau. Lourd, en acier inoxydable, manche en ivoire. Comme celui dont Mama se servait pour couper du beurre dur, et qu’elle tenait de sa propre grand-mère.
Galya revint au secrétaire et inséra le couteau dans l’espace au-dessus du tiroir, côté serrure. Elle secoua la lame de haut en bas, mais le meuble, en oscillant contre le mur, détournait toute la force qu’elle imprimait à son mouvement. Elle le cala de la hanche et recommença.
Cette fois, le mince panneau de bois subissait une pression maximale. Il plia, mais ne céda pas. Elle insista, se collant plus fort contre le secrétaire, poussant avec les jambes.
Il y eut un craquement. Galya lâcha un petit rire ravi. Le sang lui battait aux tempes.
Elle poussa de nouveau, mobilisant tout son corps, et le bois lâcha. L’avant du tiroir s’ouvrit en deux, tandis que la serrure restait fixée à un morceau. Galya haletait, les joues brûlantes. Elle dégagea le passage et introduisit sa main.
Le tissu de velours rouge accrocha des esquilles. Un petit sac fermé par des cordons, entre lesquels elle glissa les doigts. Au contact des objets durs à l’intérieur, elle comprit immédiatement qu’il ne s’agissait pas de clés, sous aucune forme, même avant que le contenu de la bourse ne se renverse sur le cuir du sous-main.
Son esprit hésita, essayant de replacer les objets dans un contexte qui permettrait de les identifier. Des bijoux, pensa-t-elle, des perles d’un blanc crémeux aux bords effilochés comme des racines de plantes.
Des racines.
Pas des bijoux.
Son estomac se révulsa. Elle retira vivement la main et, dans son geste, bouscula les petits objets durs qui s’éparpillèrent en cercle sur le cuir, joliment disposés pour elle, une chorale d’émail piqué de sang.
Une rangée de dents qui lui souriaient.
Le vertige l’aurait envoyée à terre si, au même moment, ne lui était parvenu aux oreilles le bruit d’un moteur de voiture.
Billy Crawford serra le frein à main et retira la clé du contact. La vieille Toyota Hiace fut parcourue de secousses et de tremblements pendant que le moteur s’éteignait. Il demeura assis en silence, réfléchissant à la suite de sa journée.
S’il arrivait à tout faire, il aurait peut-être le temps d’aller à l’église. Il assistait avec plaisir, chaque année, aux offices du soir de Noël et du lendemain matin. Il serait déçu de les manquer. Mais la fille lui avait été donnée à l’improviste, et qui était-il pour s’opposer à la volonté du Seigneur ? S’il ne pouvait se rendre à l’église, qu’il en soit ainsi. Dieu pardonnerait son absence.
Sortant de la camionnette, il commença par fermer le portail à l’arrière de la maison. Ses chaussures crissaient dans la neige. Le battant se remit en position avec un grincement fatigué et il raccrocha le cadenas. Il revint à la camionnette, ouvrit la portière latérale, et récupéra le burin et les lames pour sa scie. Le sac de ballast attendrait.
Il se dirigea d’un pas lourd vers la porte de service et prépara sa clé, rejetant de la buée tandis qu’il fredonnait à voix basse Ô douce nuit. Il se rappela, petit garçon, comment il fulminait quand les autres enfants de sa classe tournaient en dérision le chant sacré. Parvenus au verset « Sur la paille endormi, c’est l’amour infini », ils modulaient infiniiii en pouffant de rire. Il imaginait Jésus le Très-Haut, pleurant de leur irrévérence, et se retenait de hurler : Assez ! Ne vous moquez pas de notre Sauveur !
Une fois, il s’était mordu la lèvre jusqu’au sang et avait dû aller à l’infirmerie de l’école. Il resta assis sans bouger dans la pièce qui sentait l’antiseptique et la sueur, appuyant un mouchoir en papier sur sa bouche, la colère au ventre.
« Tu te sens bien ? » demanda l’infirmière.
Il ne répondit pas.
« Tu respires très fort », dit-elle.
Il cracha du sang sur sa robe. Elle recula, interdite. Puis se pencha sur lui et le gifla durement. Il rentra chez lui avec une raideur dans son pantalon, le corps brûlant à des endroits qu’il n’avait jamais soupçonnés.
Trente ans avaient passé, et il sentait encore la paume cuisante de l’infirmière quand il se touchait la nuit.
En insérant la clé dans la serrure, il leva les yeux vers la fenêtre de la cuisine.
Il se figea, le cœur battant à grands coups contre son sternum.
Quelque chose n’allait pas du tout.
Le voilage était tombé, la pièce offerte aux regards.
« Non », dit-il tout haut.
Arrête, pensa-t-il. Pas de panique.
Obligeant sa main à ne pas trembler, il déverrouilla les deux serrures et ouvrit la porte. Il remarqua aussitôt la chaise renversée, la tasse brisée, le voilage roulé en boule par terre.
Lentement, il entra et posa ses outils sur le sol. Il referma la porte sans bruit, bloquant le froid, enclencha le verrou, mit la clé dans sa poche. Puis il tendit l’oreille.
Silence. Même la chose en haut ne faisait pas entendre sa voix.
Il parcourut la cuisine du regard, vit les couverts luisants et le bric-à-brac dans les tiroirs grands ouverts.
Dans l’air immobile, entre l’humidité et le moisi, il flaira l’odeur de la fille. Le vestibule sentait le renfermé, signe que la salle à manger avait été ouverte. Voyant que la porte du salon était entrebâillée, il se demanda s’il l’avait laissée ainsi en partant. Il entra dans la pièce. Sa bible n’avait pas bougé, le canapé demeurait inchangé.
Se tournant vers le secrétaire, il vit les tiroirs ouverts, les éclats de bois.
Ses trésors, éparpillés comme des détritus sur le cuir.
Il s’humecta les lèvres et sortit de la pièce.
Il gravit l’escalier, déboucha sur le palier. La porte du placard était ouverte. En voyant les serviettes disséminées, les fragments de bois, la poussière de plâtre, il comprit.
Une flambée de rage lui monta du ventre. Il poussa un rugissement.
Galya sursauta en entendant le bruit. Elle se fit toute petite dans le noir et écouta. Des pas qui redescendaient l’escalier dépourvu de moquette, lents et lourds, puis qui allaient et venaient dans le vestibule au-dessus de sa tête.
Elle sentait la froide humidité de la cave s’insinuer sous sa peau et dans ses muscles, réveillant la fatigue.
« Je sais que tu es encore dans la maison, lança-t-il, sa voix étouffée par la porte qui fermait l’escalier de la cave. Je te sens. Je sais que tu m’entends. »
Elle se recula plus encore dans un coin, derrière un vieux congélateur qui ronronnait faiblement et sans discontinuer.
« Il n’y a aucune raison d’avoir peur », dit-il. Le plancher du vestibule craquait sous ses pas. « Je veux seulement t’aider. C’est tout. »
Palpant le linoléum à l’aveuglette, Galya chercha désespérément un objet lourd, tranchant, n’importe quoi qui pût tenir lieu d’arme. Elle ne découvrit que des creux et des arêtes dans le revêtement, comme si on avait comblé des fissures dans le béton en dessous.
« Je sais que tu as trouvé… des choses. » Les pas s’arrêtèrent à la porte de la cave. « Je sais que ça paraît bizarre. De garder ces choses. Mais je ne veux pas que tu t’inquiètes. Tout se passera bien. »
S’écartant du congélateur, Galya se déplaça lentement le long du mur. Elle heurta une masse dure, en bois, qui lui bloquait le passage. Un placard aux portes grandes ouvertes.
« Ces gens dont je t’ai parlé… », dit-il. Sa voix, si proche au sommet de l’escalier, maintenue à distance par une simple porte. « J’ai discuté avec eux. Je suis allé les voir, c’est pour ça que j’étais sorti. Ils vont venir te chercher. »
Elle explora l’intérieur du placard, en haut dans les coins, sur le dessus, ses doigts n’accrochant rien d’autre que de la poussière et de minuscules fragments de peinture sèche.
« Pas aujourd’hui, c’est la veille de Noël. Ils n’ont pas de personnel. Il faut attendre jusqu’à après-demain. Mais ils viendront. Alors tu pourras rentrer chez toi. Je te le promets. »
Un mince rai de lumière se découpa sur le sol au moment où la porte s’ouvrait.
« Je te le promets », dit-il.
Dès qu’il fut de retour dans la voiture, Lennon envoya l’image au téléphone de Connolly ainsi que ses instructions.
Il réfléchit à l’étape suivante en attendant une réponse. Logiquement, il devrait se rendre directement aux taxis de Maxie pour y mener son enquête, mais il ne pouvait s’empêcher de penser à Ellen. Il lui faudrait moins de dix minutes pour arriver chez Susan, à présent que la circulation désertait le centre-ville. De là, il traverserait la rivière pour rejoindre Holywood Road.
Son portable sonna. L’écran affichait « Numéro masqué », comme pour tout appel provenant du commissariat.
Il appuya sur le bouton avec le pouce et demanda : « Vous avez reçu la photo ?
— Comment va, Jack ? »
Lennon retint son souffle.
« Tu es là, Jack ? »
Cette voix, faussement suave, avec un fort accent du Sud.
« Je suis là, dit Lennon.
— Tu as reçu ma carte ? »
Lennon se sentait encore les doigts sales de l’avoir touchée. « Oui.
— Alors, qu’est-ce que t’en dis ? Tu l’as accrochée quelque part ?
— Non, répondit Lennon. Je l’ai déchirée et je l’ai jetée.
— C’est pas gentil ça, Jack. Moi, je me fends d’une petite pensée pour toi, et tu fiches ma carte en l’air. Je suis sûr que ta mère ne t’a pas appris à faire des choses pareilles.
— Je ne…
— C’est comme ça que tu élèves la petite ?
— Ta gueule.
— Elle est mignonne tout plein. Dommage que sa maman s’en soit pas sortie comme toi et moi.
— Ne t’approche pas de ma fille.
— Sinon ?
— Sinon je te tue.
— Tu m’as déjà tué, Jack. Tu te rappelles ? Dans cette grosse maison près de Drogheda. Tu m’as mis une balle dans la peau et tu m’as laissé brûler. Y a pas de deuxième chance. Pas avec moi.
— Ne t’approche pas de…
— La prochaine fois que tu me verras, Jack, ce sera trop tard pour quoi que ce soit. T’as plus qu’à prier pour que toi et ta môme, je vous épargne de connaître ce que tu m’as obligé à déguster, moi.
— Espèce de…
— Ou alors, je la brûlerai vive. Qu’elle en ressorte pleine de cicatrices et toute tordue comme moi. Et puis je te laisserai la regarder souffrir pendant un an ou deux avant de mettre fin à ton supplice. Qu’est-ce que t’en penses, Jack ?
— Je vais te tuer.
— Tu l’as déjà dit. Joyeux Noël, Jack. »
La communication fut coupée.
Lennon jeta le téléphone sur le siège passager, essuya la sueur qui lui coulait du front, et démarra. Il ne tint pas compte des klaxons qui protestaient quand il s’engagea dans la circulation, les yeux pleins de larmes, en proie à des visions d’Ellen prise dans les flammes.
Billy Crawford bascula le commutateur en haut des marches. La cave ne s’éclaira pas.
« Elle est futée », pensa-t-il.
Y avait-il une lampe torche dans la camionnette ? Il était presque certain d’en avoir glissé une sous le siège du conducteur, en cas de besoin, mais les piles étaient épuisées. Il y en avait une autre ici, dans sa boîte à outils ou pas loin. Ce ne serait pas difficile de la récupérer. D’un autre côté, il pouvait tout aussi bien s’occuper de la fille dans le noir.
Il retint son souffle et écouta, n’entendit rien, sauf les battements de son propre cœur. Qui cognait fort dans sa poitrine. Comme quand il attendait le sommeil, la nuit, seul au monde, livré à la merci des bêtes qui erraient dans son esprit. Même Dieu ne le voyait pas, dans ces moments-là.
« Tu as faim ? » demanda-t-il.
L’obscurité ne lui renvoya aucune réponse. Il descendit deux marches.
« Je peux nous préparer quelque chose à manger, reprit-il. J’ai du pain et de la soupe. Ou bien peut-être une pomme de terre au four. Et du café. Qu’est-ce que tu en dis ? »
L’escalier craqua, jusqu’à ce qu’il pose le pied sur le sol dur. Il resta immobile, silencieux, pendant que ses yeux s’accoutumaient à la pénombre et que de vagues formes émergeaient dans la lueur qui tombait de la porte. Du verre crissa sous sa chaussure quand il fit un pas vers l’établi.
L’ampoule électrique.
Passant les mains sur le bois lisse, il ne sentit que la sciure et les copeaux résultant de ses divers travaux. À sa droite, le placard. Dans l’ombre, il remarqua que les portes étaient fermées, alors qu’il était certain de les avoir laissées ouvertes.
Il promena sa langue dans sa bouche tout en réfléchissant. Oui, il avait laissé le placard ouvert. Il s’approcha, saisit fermement les poignées.
« Je veux seulement t’aider », dit-il.
Il ouvrit les portes d’un geste brusque. Depuis les tréfonds du placard ne lui parvenait aucun parfum de fille. Il palpa tous les coins, refusant de faire confiance à ses yeux. Vide.
« Ne veux-tu pas que je t’aide ? demanda-t-il en faisant face à l’obscurité environnante. S’il te p… »
Un soleil explosa dans son champ de vision, puis s’éteignit, laissant dans son sillage un léger brouillard vert phosphorescent. Il leva les mains pour tenter de chasser un reste de brillance.
Une autre lumière jaillit, cette fois pas devant ses yeux. À peine eut-il le temps de s’interroger sur sa provenance, qu’un second coup lui projeta la tête sur le côté, et le sol monta brutalement à la rencontre de son épaule.
Galya atteignit l’escalier, serrant toujours la torche dans sa main droite, le coude et le poignet vibrant encore du coup qu’elle avait porté avec tant de force, des fragments de l’ampoule brisée incrustés dans ses pieds. Elle gravit les marches deux par deux, vers la porte ouverte au-dessus, vers la lumière.
Les clés.
Elle s’immobilisa, un pied en l’air, au moment où elle touchait presque au but. Il devait avoir les clés sur lui. Les avait-elle entendues tinter quand il était tombé ? Oui, il lui semblait bien.
La porte principale de la maison serait sûrement verrouillée. En allant vérifier, elle lui laisserait le temps de se ressaisir. Mieux valait y retourner, trouver les clés, pendant qu’il était encore dans les vapes.
Galya adressa une courte prière silencieuse à Mama et fit demi-tour. Elle descendit lentement, se tenant à la rampe d’une main, agrippant la torche de l’autre. Il ne lui vint pas à l’esprit de l’allumer avant de sentir le sol de la cave parsemé de minuscules éclats de verre sous ses pieds déjà à vif.
Explorant la torche à tâtons, elle trouva le poussoir. Un rond de lumière pâle s’ouvrit sur le linoléum, ne révélant que du verre translucide brillant et une unique goutte rouge.
Une odeur de lait aigre, un souffle chaud sur sa nuque.
Galya pivota, décrivant un arc de cercle avec la torche, mais une main ferme la saisit au poignet.
Le visage lunaire s’approcha dans la faible lueur, tout près, montrant les dents.
« Arrête, s’il te plaît », dit-il.
Galya tenta de se dégager, en vain. Le bras qui l’emprisonnait ne bougea pas plus que s’il avait été cloué à un mur. Elle fut prise d’une rage soudaine, contre elle-même, pour être si facilement retombée dans le piège. Elle se débattit encore, luttant de tout son poids.
Il serra plus fort. Un sillon rouge se dessinait en travers de sa joue, partant de la tempe et se perdant dans les poils drus de sa barbe.
« Laisse-moi t’aider », dit-il.
Galya dirigea sa colère contre lui et poussa un grognement en lançant sa main libre à l’assaut de cette peau si pâle, ajoutant une autre zébrure le long de la cicatrice, sous l’œil droit. De fines perles de sang apparurent à la surface.
Il la poussa à la renverse. Elle se réceptionna durement, la colonne vertébrale parcourue par une onde de douleur. La torche s’écrasa sur le béton. Elle n’avait pas encore crié que déjà il se penchait sur elle et l’empoignait par les cheveux, ramassant la torche de son autre main.
« Je veux seulement t’aider, dit-il. Te sauver.
— Laissez-moi partir.
— Tais-toi, ordonna-t-il en lui tirant la tête en arrière. Ne lutte pas contre moi. Ne m’oblige pas à faire quelque chose… de mal.
— Je veux rentrer chez moi, dit Galya, se parlant plus à elle-même qu’elle ne s’adressait à lui. S’il vous plaît, laissez-moi rentrer chez moi, je ne raconterai rien à personne, s’il vous plaît, je…
— Tais-toi, répéta-t-il, le visage tout contre le sien, son souffle chaud lui effleurant les joues. Je ne comprends pas ce que tu dis. »
Elle s’aperçut qu’elle avait parlé en russe. Son esprit chercha désespérément les mots en anglais, mais aucun ne venait.
Il lui lâcha les cheveux, la laissa retomber par terre, et alluma la torche. Elle protégea ses yeux de l’aveuglante lumière.
« Tu n’as qu’à rester ici, dit-il en s’éloignant. Dans le noir. »
Parvenu au pied de l’escalier, il ajouta : « Réfléchis. Calme-toi. Essaie de comprendre, je ne veux pas te faire de mal. »
Il gravit les marches, gardant la torche braquée sur Galya, la surveillant par-dessus son épaule. En haut, il se retourna et la regarda longuement.
Galya se traîna sur le sol pour échapper à la flaque de lumière, cherchant le refuge de l’obscurité.
« C’est ça, dit-il. Cache-toi. Ce ne sera pas long maintenant. Tu verras. J’ai deux ou trois choses à faire, quelques préparatifs. Ensuite, on commencera. J’ai promis de te sauver, et je le ferai. Attends un peu. Ce sera magnifique. Tu remercieras Dieu grâce à qui je t’ai trouvée. Elles ont toutes remercié Dieu. Toutes. À la fin. »
Une fois la porte refermée, l’air se fit plus dense dans le noir. Galya recula dans un coin et pleura.
Lennon sortit de l’ascenseur et frappa avec impatience à la porte de l’appartement de Susan. Quelques heures seulement qu’il en était parti, mais il lui semblait que des jours entiers s’étaient écoulés. Il levait déjà la main pour recommencer quand le battant s’ouvrit.
« Pas la peine de défoncer ma porte, lâcha-t-elle d’un air sombre. Qu’est-ce qui ne va pas ? »
Lennon jeta un coup d’œil dans l’appartement. Il entendit les voix des filles qui se disputaient.
« Rien, répondit-il.
— Tu mens, dit-elle en reculant. Mais bon, entre quand même. Tu te souviens peut-être que tu as une fille. »
Lennon referma la porte derrière lui. « Désolé. Ça a été une mauvaise journée.
— Moins que pour certaines personnes, si l’on en croit les infos. L’enquête progresse ?
— Un peu », dit-il.
Au moment où Susan se dirigeait vers le salon, il la retint par le coude.
« Quoi ? fit-elle, le front plissé par une ride d’inquiétude. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, c’est juste que… »
Elle se dégagea. « Pour l’amour du ciel, ne me raconte pas de bobards. Je ne suis pas une de ces pouffiasses que tu draguais dans les bars. Dis-moi ce qui ne va pas. »
Il la prit doucement par les deux bras. « Est-ce que quelqu’un est venu aujourd’hui ? Quelqu’un qui me cherchait ? Ou qui n’avait rien à faire dans l’immeuble ?
— Non, répondit-elle en secouant la tête. Personne. Pourquoi ?
— Des coups de fil ?
— La tante d’Ellen, c’est tout. Cinq fois. » Elle croisa les bras sur sa poitrine. « Dis-moi pourquoi tu es si inquiet.
— Pour rien, sûrement.
— Mais il se pourrait qu’il y ait quelque chose.
— Je ne sais pas, dit Lennon. Peut-être. »
Susan recula d’un pas, le visage soudain durci. « Je te donne beaucoup, Jack. Jamais je ne me plains. Je ne refuse jamais, sauf si je ne peux pas me débrouiller autrement. Je t’aide avec ta gamine depuis plus d’un an maintenant, et pour tout remerciement, je reçois un baiser et une caresse par-ci par-là. Je fais ça parce que je vous aime bien, toi et Ellen. »
Lennon voulut la reprendre par les bras, mais elle le repoussa violemment.
« Écoute-moi bien, Jack. S’il y a la moindre possibilité que tu m’apportes des ennuis chez moi, tu as intérêt à me cracher le morceau. Si je dois avoir peur pour ma fille, je veux le savoir tout de suite, ou alors tu dégages. »
Lennon mit les mains dans ses poches, s’adossa au mur, et expulsa l’air et la colère de ses poumons.
« Il y a peut-être quelqu’un qui m’en veut, dit-il.
— Qui ?
— Je ne connais pas son nom. Je ne sais rien de lui. C’est l’homme qui a enlevé Ellen et sa mère.
— Bon sang, dit Susan, dont la colère retomba d’un coup.
— J’étais sûr qu’il était mort. Dans l’incendie… Je pensais qu’il y était resté. Et puis j’ai reçu une carte ce matin. Signée d’une seule lettre : un V. Je l’ai déchirée et je l’ai jetée.
— D’où était-elle envoyée ?
— De Finglas, d’après le cachet de la poste, sauf qu’il a sans doute demandé à quelqu’un de l’expédier. Il peut être n’importe où, à l’étranger plus probablement, mais il doit avoir des contacts, des gens par qui il fait passer des messages.
— Donc, il est possible qu’il ne soit même pas en Irlande », dit Susan.
Lennon contempla le savant motif du tapis. « Il m’a téléphoné il y a quelques minutes. Il a proféré des menaces, rien de particulier, mais il a parlé d’Ellen. »
Susan se mordit l’ongle. « Tu crois qu’il va venir ?
— Non, pas maintenant, dit Lennon. Je ne pense pas. S’il avait l’intention d’agir, il le ferait sans m’avertir à l’avance. Il veut seulement me mettre mal à l’aise. M’effrayer.
— Il a réussi ? »
Par la porte entrouverte du salon, Lennon vit Ellen qui arrachait un crayon à Lucy.
« Oui », dit-il.
Susan lui effleura la joue. Il frissonna.
« C’est normal d’avoir peur, dit-elle. Tu es peut-être le Grand Méchant Jack pour toutes les ordures que tu mets sous les verrous, mais je te connais mieux que tu ne crois. »
Comme lui, elle laissa filer son regard vers le salon. « Quand quelque chose nous est très précieux, c’est là qu’on éprouve vraiment la peur. Elles sont si fragiles. J’ai toujours une petite boule de terreur en moi, à l’idée que je pourrais perdre ma Lucy. Je crois que ça ne me quittera jamais. »
Elle posa sa main à plat sur la poitrine de Lennon, à l’endroit de son cœur. « Bienvenue dans le monde des sentiments, dit-elle. Allez, va donc dire bonjour à ta fille. »
Lennon obéit.
Ellen leva les yeux de son dessin, faillit parler, puis se rétracta et reporta son attention sur la feuille de papier posée sur la table basse. Lucy, apparemment outrée par la perte de son crayon, vidait un coffre à jouets un peu plus loin.
« Salut, ma chérie, dit-il.
— Mmm, fut la réponse.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il en s’asseyant sur le canapé en face de la fillette.
— Un dessin. Où tu étais ?
— Au travail.
— Tu avais dit que tu n’irais pas aujourd’hui, fit remarquer Ellen, gardant les yeux baissés.
— Oui, je sais. Je suis désolé. Mais il se passe beaucoup de choses.
— Tu vas y retourner ? »
Lennon se frotta le menton. Il devrait se raser. « Oui », répondit-il.
Ellen ne dit rien.
« Mais je reviens ce soir, reprit-il. Peut-être assez tôt pour te border dans ton lit. Sinon, je serai là quand tu te réveilleras demain matin. Quand tu découvriras ce que le père Noël t’a apporté.
— Tante Bernie a téléphoné plusieurs fois », dit Ellen.
Lennon serra le poing et l’enveloppa de son autre main. « Oui, je sais.
— Elle veut que j’aille chez elle pour Noël. »
Il déglutit, préparant sa réponse. « Tu as envie d’aller chez Tante Bernie ? Ou tu préfères rester ici avec Lucy, Susan et moi ? »
Ellen réfléchit un instant. « Tu seras là pour le père Noël ?
— Oui.
— Promis ?
— Croix de bois, croix de fer, dit Lennon en croisant les bras sur sa poitrine.
— Dis la suite.
— Si je mens, je vais en enfer.
— D’accord, dit Ellen. Je reste ici.
— Merci. »
Lennon se laissa glisser du canapé et, sur les genoux, alla rejoindre l’enfant de l’autre côté de la table basse.
« Qu’est-ce que tu dessines ? demanda-t-il.
— Mes rêves », répondit Ellen.
Il montra une fille avec des cheveux blonds. « C’est toi ? »
Ellen fit non de la tête.
Du doigt, il suivit les empreintes d’un brun rougeâtre tracées sur la page. « Elle a marché dans la boue ?
— Non », dit Ellen.
La fille était représentée sur un côté de la feuille. De l’autre côté, une femme qui paraissait avoir un certain âge tendait les bras vers elle. Entre ces deux personnages se tenait une silhouette sombre, esquissée à grands coups de crayon et férocement gribouillée.
« Qui est-ce ? interrogea Lennon.
— Je ne sais pas. Il sent le lait. »
Il examina la fille de plus près. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il pensa au passeport dans sa poche, et à la photo d’une jeune femme qui ressemblait vaguement à celle qu’il cherchait.
Avant qu’il n’ait le temps de questionner encore Ellen, son portable sonna. Levant les yeux, il vit Susan qui le regardait depuis le seuil de la cuisine. L’écran affichait un numéro masqué, comme l’autre fois. Il appuya sur le bouton vert, approcha le téléphone de son oreille, et ne dit rien.
Au bout d’un moment, une voix hésitante dit : « Allô ?
— Connolly ? demanda Lennon.
— Inspecteur ?
— Pardon, je croyais que c’était… quelqu’un d’autre. Alors, vous avez trouvé ?
— Ça se pourrait bien, répondit Connolly. J’ai fait une recherche dans la base de données ViSOR[5], comme vous avez dit.
— Oui. » Le registre des Délinquants sexuels ou violents dressait la liste de tous les criminels condamnés à une peine allant de cinq ans à la perpétuité pour agression sexuelle, à quoi s’ajoutaient certains individus considérés comme potentiellement dangereux.
« Je n’ai rien trouvé sur la région, dit Connolly. Personne qui ressemble à votre portrait, aucune agression du côté des prostituées. Mais il y a quand même un gars qui me fait tiquer. »
Lennon caressa les cheveux d’Ellen, se pencha pour l’embrasser sur le sommet de la tête, et s’écarta pour ne pas être entendu. « Allez-y, je vous écoute, dit-il.
— Un certain Edwin Paynter, P-A-Y-N-T-E-R, de Salford, dans le Grand Manchester. Épinglé il y a sept ans pour violences et séquestration d’une fille des rues. Il a tiré dix-huit mois. Apparemment, il a été contrôlé à un feu rouge et on a découvert une femme ligotée à l’arrière de sa camionnette.
— Bon sang, fit Lennon.
— Bref, d’après la base de données, il était enregistré à Salford. La police locale l’a surveillé pendant deux ans, et ensuite il a décidé d’aller vivre chez une tante à Belfast. Pour prendre un nouveau départ, j’imagine. »
Susan tendit à Lennon un mug de thé fumant. Il la remercia d’un signe de tête et but une gorgée.
« Donc, on l’a inscrit au fichier ici, continua Connolly. Mais au bout d’un an environ, il a complètement disparu de la circulation. Plus aucune nouvelle depuis deux ans maintenant.
— Vous avez une photo ? L’adresse de la tante ?
— Oui, mais…
— Envoyez-moi toutes les infos par mail. Je les lirai sur mon téléphone.
— Je ne crois pas qu’on ait le droit de transmettre des données ViSOR en dehors du réseau.
— Faites ce que je vous dis, ordonna Lennon. J’en prends la responsabilité. »
Quand il eut raccroché, Susan demanda : « Il y a du nouveau ?
— Peut-être. On verra.
— Tu as le temps de manger quelque chose ? Un sandwich ?
— D’accord, dit-il en s’asseyant sur le canapé. Merci. »
Elle rassembla les divers ingrédients, disposa des tranches de jambon fraîchement cuit et de la salade sur du pain. Il avait l’estomac qui gargouillait rien qu’à la regarder. Pour se changer les idées, il sortit l’enveloppe de sa poche et examina le portrait. Il remarqua l’abondance de coups de crayon, hachurant le papier en tous sens jusqu’à former un visage rond. Son regard se fixa sur le dessin d’Ellen, le furieux désordre des traits qui composaient le personnage.
Une idée s’insinua dans son esprit, mais il la chassa avant qu’elle ne prenne racine.
Susan posa une assiette sur la table basse à côté de son mug de thé.
Le téléphone de Lennon sonna au moment où il mordait dans son sandwich.
Sous le regard las d’Herkus, Arturas aspira une autre ligne sur la desserte en verre de la chambre d’hôtel.
« Tu en veux ? » demanda-t-il.
Herkus se renversa en arrière dans le fauteuil et laissa tomber ses paupières. « Non, j’en ai déjà pris. Faut que je me repose un peu les yeux. »
Arturas le réveilla en lui envoyant un coup dans le pied.
« Tu dormiras quand tu auras retrouvé la pute. » Il fit les cent pas dans la pièce. « Moi non plus, je n’ai pas dormi. Mais tu ne m’entends pas me plaindre. »
Herkus se redressa. « Évidemment que vous n’avez pas dormi. Avec ce que vous sniffez, il y aurait de quoi réveiller toute une armée. Vous savez, vous devriez pas…
— Et toi, n’oublie pas qui te verse ton salaire », coupa Arturas en le menaçant du doigt.
Herkus envisagea de discuter, mais le brouillard qui lui envahissait l’esprit le fit renoncer. Trop d’effort. Il se contenta de lever les mains en signe d’assentiment.
« Bon, je vais en prendre un peu », dit-il en s’extirpant du fauteuil.
Arturas prépara une ligne et Herkus se pencha sur la desserte. La brume se leva d’un coup dans ses yeux, un grand froid le saisit à l’arrière de la gorge. Il toussa.
Herkus savait reconnaître le comportement typique d’un addict : encourager les autres à l’accompagner dans son vice. Il n’aurait pas dû se laisser tenter, mais la fatigue le travaillait au corps depuis ce matin.
Arturas sourit.
Bien qu’il ignorât pourquoi, Herkus lui rendit son sourire en se redressant.
« Tomas ne me manque pas », dit Arturas.
Ne sachant que répondre, Herkus fit : « Oh ?
— Je crois…
— Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je crois que je suis content qu’il soit parti. » Les yeux d’Arturas s’affolaient, roulant d’un côté à l’autre, comme des insectes emprisonnés dans un bocal.
« Vous ne pensez pas vraiment ça, dit Herkus.
— Je crois que si. Tomas, c’était… un problème. »
Herkus s’écarta d’un pas. « Sûr qu’il apportait du piquant à la vie. »
Arturas ricana. « Une putain de chaîne autour de mon cou. Qui m’étranglait.
— Vous vous sentez bien, patron ? demanda Herkus.
— Non. Mon frère est mort. Putain, comment tu crois que je me sens ?
— Mais vous venez de…
— Ta gueule. » Arturas se prit les tempes entre les mains. « J’ai pas l’esprit clair. Oublie ce que je t’ai dit. »
Herkus haussa les épaules. « D’accord.
— C’est bon. Maintenant, fous le camp et fais ce que je t’ai demandé. Ne reviens pas avant d’avoir trouvé la pute.
— OK, dit Herkus. Mais vous, levez le pied un peu. Reposez-vous.
— Allez, va. »
Herkus s’étira, gagna la porte, et sortit sans dire au revoir. Il se frotta les yeux avec le talon de la main tout en marchant vers l’ascenseur.
Arturas s’était montré un bon patron pendant longtemps, et Herkus ne regrettait pas d’avoir pris ce boulot. Mais récemment, depuis un an environ, des fissures étaient apparues. Ce déclin coïncidait-il avec l’implantation de la société à Belfast ? Oui, c’est ce qu’il semblait à Herkus. La grisaille, la pluie, la haine, il y avait quelque chose ici qui vous tapait sur les nerfs. Même l’air qu’on respirait vous fichait les boules.
Il appela l’ascenseur et patienta.
Que pouvait-il faire maintenant ? Rien, sauf attendre que Gordie Maxwell téléphone pour lui communiquer des infos. D’ici là, il irait dormir dans la voiture. Il entra dans l’ascenseur et enfonça le bouton « R.d.C. ». Les portes coulissantes se refermèrent. Il s’appuya à la paroi entièrement tapissée de miroirs et laissa son esprit dériver.
Son portable sonna juste au moment où ses paupières tombaient d’épuisement.
Strazdas fixa la porte en écoutant le sang qui lui cognait dans la tête.
Herkus avait raison. Il préférerait mourir plutôt que de l’admettre ouvertement, mais il savait que le colosse tout en poings et en ventre disait vrai.
« Putain de paysan, dit-il, se fichant bien de parler à voix haute. Je lui ai tout donné. Sans moi, il traînerait toujours à Vilnius. Il travaillerait pour le compte de prêteurs véreux, et il gagnerait une misère en tabassant de pauvres bougres en retard d’un jour dans le remboursement de leur dette. »
Surprenant son intonation métallique, telle un couteau émoussé et rouillé, il mordit le dos de sa main pour se réduire au silence. Quand la douleur en déferlant dans sa tête eut balayé la folie, il se remit à arpenter la pièce.
Pouvait-il compter sur Herkus pour faire le nécessaire ?
La veille encore, Strazdas aurait répondu par l’affirmative. Sans aucun doute. Sauf qu’ensuite, tout avait dérapé et Tomas était mort. Les poings d’Herkus ne pouvaient abattre toutes les portes. Mais il y avait quelqu’un d’autre qu’il était possible de solliciter.
Strazdas attrapa son téléphone sur la desserte, souffla sur la poudre blanche qui s’était déposée entre les touches, et composa le numéro du contact.
« Qui est-ce ? demanda la voix au bout du fil.
— Moi, répondit-il en anglais. Arturas.
— Pourquoi m’appelez-vous ? Ne m’appelez pas. C’est moi qui appelle. Pigé ?
— Vous avez trouvé la pute que je cherche ?
— Non, dit le contact. J’ai d’autres chats à fouetter. Mais Jack Lennon est au courant, il s’en occupe. S’il trouve quelque chose et que ça me revient aux oreilles, je vous transmets.
— Je vous paye bien ?
— Pardon ?
— Est-ce que je vous paye bien ?
— Oui, mais je le mérite.
— Méritez-le encore plus, dit Strazdas, ou vous ne serez plus mon ami.
— Je n’ai jamais été votre ami, dit le contact. Si j’apprends quelque chose, je vous le communique. Je ne peux pas faire mieux. Maintenant, foutez-moi la paix et ne me rappelez pas. »
Voyant que la communication était interrompue, Strazdas jeta le téléphone. L’appareil s’écrasa sur la desserte en verre et glissa entre les traînées de poudre. Strazdas le menaça du doigt.
« Je ne serai pas votre ami », dit-il.
La chose en haut hurlait depuis une heure, peut-être plus, quand Billy Crawford finit par monter pour la faire taire.
Ayant bouclé les préparatifs, il était prêt à commencer, mais il ne tolérerait pas ces cris incessants au-dessus de sa tête pendant qu’il se consacrerait à sa tâche. Non, absolument pas. Il fallait donc lui rendre une petite visite.
Quand il ouvrit la porte, le visage pâle et flétri se souleva sur le lit, bouche ouverte, tourné dans sa direction.
« Tais-toi maintenant », dit-il en approchant.
Mais elle se plaignait encore.
« Je vais te faire taire si tu n’obéis pas. »
En vain, elle refusait d’entendre raison. Il sortit la seringue de sa poche. La chose secoua la tête, essaya d’échapper à la main qui se tendait vers elle, mais elle ne pouvait pas. Il la saisit par les cheveux et força la seringue dépourvue d’aiguille entre ses lèvres, puis, nulle dent n’obstruant le passage, entre les gencives. Il enfonça encore, sentit que la chose tentait de résister avec sa langue, poussa plus fort. Elle s’étrangla quand la seringue atteignit sa gorge.
Il appuya sur le piston et écouta le liquide qui se répandait avec un gargouillis. Une fois la seringue vide, il la jeta sur l’oreiller et plaqua ses mains sur la bouche de la chose. Elle rua, lui pressa ses griffes sur les épaules, mais perdit vite de ses forces. Les pupilles dilatées, battant des paupières, elle retomba mollement.
Il lui lâcha la tête et essuya sa main mouillée de bave sur les couvertures. Le silence l’enveloppa comme un manteau. Il s’y abandonna avec bonheur, un bref instant, puis partit en laissant la chose à son sommeil.
Il savait qu’un jour elle ne se réveillerait pas, que son corps ne supporterait plus le sédatif, mais il s’en moquait. Parfois, il se demandait pourquoi il la gardait en vie. Peut-être la considérait-il, bizarrement, comme un animal domestique tombé en disgrâce. Un hamster ou un poisson qui a depuis longtemps cessé d’amuser les enfants, mais que les parents continuent à nourrir en espérant secrètement sa fin.
De retour dans la cuisine, il rassembla le matériel qui lui serait nécessaire. Un grand saladier à remplir d’eau chaude, une bouilloire, des gants de toilette, du savon, une brosse à dents, un paquet de bicarbonate de soude, des colliers de serrage en plastique, sa torche électrique, et une autre seringue de sédatif.
Mais celle-ci comportait une aiguille.
Il s’était constitué une bonne réserve de barbituriques trois ans auparavant en s’introduisant par effraction dans une clinique vétérinaire de campagne, entre Lisburn et Moira. L’endroit sentait le désinfectant et les selles canines. Après avoir déambulé dans les couloirs et pris ce qu’il lui fallait, il était parvenu à une pièce aux murs garnis de cages.
Des chiens le regardaient derrière les barreaux. Ils étaient trois, haletants, la langue pendante. Il approcha son doigt de l’une des cages, laissa l’animal lécher son gant. C’était une sensation étrange, cette humidité liquide perçue à travers une fine membrane de caoutchouc. Dans son esprit montait une image, surgissant comme un requin des ténèbres abyssales. Il ferma les yeux pour chasser le souvenir avant que ce dernier ne puisse prendre forme.
Il y avait des choses oubliées auxquelles il valait mieux barrer l’accès du monde éveillé. Dans ses rêves, il ne pouvait empêcher qu’elles lui viennent, mais jugeait préférable de dresser un mur entre son ancien et son nouveau moi tel que celui-ci lui apparaissait au présent.
Abandonnant les chiens à leur prison obscure, il fit un dernier tour dans la clinique pour s’assurer qu’il n’avait laissé aucune trace de son passage, et ressortit.
La police avait lancé un appel au journal télévisé, expliquant que les médicaments volés constituaient de dangereuses drogues si elles tombaient entre de mauvaises mains. Mais il ne fallait pas s’inquiéter, ses mains à lui étaient précisément les bonnes. Elles l’avaient prouvé en accomplissant son œuvre jusqu’à présent, et ce soir encore.
Si Dieu le voulait.
Il emporta une chaise — celle qu’il avait trouvée renversée en revenant à la maison un peu plus tôt — dans le vestibule et la laissa près de la porte de la cave, puis retourna à la cuisine pour chercher le reste du matériel. Quand tout fut prêt, il glissa dans sa poche la seringue dont l’aiguille était protégée par un capuchon en plastique. Il prit la torche dans sa main droite, posa la main gauche sur la poignée de la porte.
Le battant s’ouvrit vers l’intérieur et il sentit le noir monter à sa rencontre. Il alluma la torche, dirigeant le faisceau sur les marches pour s’éclairer dans la descente. Tendant l’oreille, il entendit la respiration paniquée de la fille en bas.
Bien sûr, elle savait que l’heure était venue. Elle tenterait quelque chose et il devait se tenir prêt. Mais elle était petite, légère, en face de lui qui était fort et lourd. Elle n’aurait pas le dessus dans un corps à corps.
Il s’arrêta à mi-hauteur et promena le rayon lumineux autour de la cave, explorant les coins et les anfractuosités. À sa grande surprise, il la découvrit recroquevillée près du placard ouvert. Elle n’avait pas essayé de se cacher, comprenant peut-être que sa tentative serait vaine. Mais elle avait passé tout ce temps à chercher un moyen de fracturer la caisse à outils posée à côté.
« Laisse ça », dit-il.
Elle leva les yeux, montrant les dents comme un animal surpris en train de dévorer une carcasse. Il regretta immédiatement cette association. Elle avait de si jolies dents.
« Debout », dit-il en descendant deux autres marches.
Elle tira sur le couvercle de la caisse à outils en lâchant un grognement sourd, les tendons de son cou crispés par l’effort. Puis elle tourna la caisse, la dressa sur une extrémité, l’agrippa à deux mains, et rassembla ses forces pour la soulever du sol tandis que le poids des outils se déplaçait à l’intérieur. Elle la laissa retomber sur le béton recouvert de linoléum, essayant encore de l’ouvrir.
« Tu n’y arriveras pas, dit-il en approchant de la dernière marche. C’est du matériel solide. »
Au moment où il posait le pied sur le linoléum, elle attrapa encore la caisse à outils et voulut la lancer dans sa direction. La caisse s’écrasa bruyamment sur le sol quelques centimètres plus loin.
Elle s’accroupit et se roula en boule, oscillant sur ses pieds écorchés, la tête enfouie dans ses mains. Elle marmonnait quelque chose dans sa langue, et il se demanda si elle priait. Il distinguait seulement le mot « Mama », qu’elle répétait en boucle.
« S’il te plaît, lève-toi », dit-il.
Elle restait à terre, se balançant d’avant en arrière, les mains plaquées sur sa tête, murmurant contre ses genoux.
Il vint se placer derrière elle et passa la torche électrique dans sa main gauche, sortant avec la droite la seringue de sa poche. Il arracha le capuchon d’un coup de dents et le cracha. « S’il te plaît, dit-il. Je te le demande une dernière fois. Lève-toi. Ne me rends pas la tâche plus difficile. »
Elle serra plus fort ses bras autour de sa tête.
Il posa la torche sur le béton, doucement, pour ne pas faire de bruit, puis se redressa. La torche roula sur elle-même et projeta son ombre contre le mur. Il se pencha, attrapa la fille par les cheveux et, en tirant, l’obligea à se lever.
Elle hurla quand l’aiguille s’enfonça dans sa fesse. Il appuya sur le piston avant qu’elle ne puisse lui échapper, puis la repoussa violemment. Elle alla percuter le mur opposé et s’effondra, criant toujours.
« Tais-toi, dit-il. Ça n’a pas fait mal, hein ? »
Elle ne disait rien et se parlait seulement à elle-même, continuant à prier dans sa langue bizarre.
« Tu aurais pu l’avaler avec du café et quelque chose à manger, si tu m’avais écouté. Regarde le résultat maintenant. »
Le débit de la fille ralentissait, sa tête commençait à dodeliner.
« Mais ça agit plus vite ainsi, dit-il en s’approchant d’un pas. Tu vas plonger en un rien de temps. Tu peux dormir, laisse-moi m’occuper de tout. Ne t’inquiète pas, tout ira bien. Tu seras bientôt chez toi. »
Elle ne bougeait déjà plus avant qu’il n’ait terminé de parler. L’homme qui se dénommait lui-même Billy Crawford se mit alors à l’ouvrage. Il ne craignait pas d’être interrompu. C’était la nuit de Noël, après tout.
Lennon se gara devant la maison de brique rouge. Trois étages, un petit jardin mal tenu. Le genre d’édifice qui, trois ans plus tôt à peine, aurait été raflé par un promoteur immobilier et divisé en plusieurs appartements de location, ou restauré en une belle demeure individuelle. La plupart des habitations du quartier semblaient avoir évolué de la sorte, mais pas celle-ci.
Il sortit son téléphone de sa poche et consulta ses mails. Connolly avait copié-collé les informations dans le message et importé une image de ViSOR. Lennon comprit aussitôt pourquoi ce profil déclenchait un signal d’alarme : la photo et le portrait dessiné sur l’enveloppe présentaient une indéniable ressemblance. Même visage rond, même nez large. Pas de barbe, mais cela ne signifiait rien. La cicatrice visible au-dessus du sourcil offrait l’élément le plus convaincant. Du côté droit sur le portrait — à gauche sur la photo —, mais c’était là un détail que l’on pouvait clairement imputer à une défaillance de la mémoire chez l’artiste. Nul doute qu’il s’agissait bien de l’homme recherché par les Lituaniens.
Lennon lut le reste du message, bien que celui-ci n’ajoutât guère aux renseignements déjà communiqués par Connolly durant leur conversation téléphonique. La prostituée avait été enlevée un samedi soir dans Sackville Street, en plein centre de Manchester, aux environs de vingt-deux heures, et retrouvée ligotée à l’arrière de la camionnette de Paynter lors d’un contrôle d’alcoolémie à sept heures le lendemain matin, près de l’arrondissement du commissariat de Salford.
Sommé d’expliquer pourquoi la jeune femme était retenue prisonnière, Paynter n’avait apporté aucune réponse. Elle souffrait seulement de blessures sans gravité, et, au cours de l’entretien, elle raconta que son ravisseur lui avait lavé les pieds tout en délivrant un sermon par lequel il se comparait à Jésus. Il avait ensuite tenté de la violer, mais s’était montré incapable de parvenir à l’excitation suffisante pour mener l’agression à son terme.
Le compte rendu des faits, curieusement, mentionnait aussi que Paynter lui avait longuement examiné et nettoyé les dents.
Au procès, Paynter plaida coupable et n’apparut pas à la barre. Le jugement fut prononcé moins de trente-six heures plus tard.
Après sa libération, Paynter retourna vivre chez sa mère dans le quartier de Eccles Old Road et fut inscrit au fichier des criminels sexuels. Il garda profil bas jusqu’à la mort de sa mère, deux ans plus tard. Quelques jours après l’enterrement, il annonça à la police du Grand Manchester qu’il partait en Irlande du Nord pour s’installer chez sa tante à Belfast. En maçon qualifié, il ne pouvait que tirer avantage du boom de l’immobilier provoqué par l’aboutissement du processus de paix.
Il se fit dûment enregistrer par les services de police d’Irlande du Nord et respecta les mesures de contrôle pendant l’année suivante.
Puis il disparut.
Les efforts soutenus des enquêteurs, par le biais des interrogatoires auxquels ils soumirent tous ceux qui le connaissaient — peu nombreux — demeurèrent sans effet. Comme Paynter s’était bien comporté depuis sa libération, et que les moyens faisaient défaut, on n’accorda plus guère d’attention à son cas au bout de quelques semaines.
La tante jura qu’elle ignorait tout de ses déplacements, le comptable ayant rempli sa dernière déclaration d’impôts était mort d’une crise cardiaque, et l’entrepreneur qui lui fournissait l’essentiel de son travail avait plié bagage, direction l’Espagne, dès le premier recul accusé par le marché.
Lennon retournait donc à la case départ en venant interroger Sissy Reid, la tante de Paynter, chez qui celui-ci avait vécu à son arrivée à Belfast.
Il rangea son téléphone et ouvrit la portière. Une bouffée d’air froid le fit frissonner. Lâchant un juron, il descendit de voiture. Ses chaussures crissaient dans la neige qui ne s’était pas encore transformée en cette gadoue d’un brun grisâtre qu’il connaissait bien. Il verrouilla la portière.
Nulle empreinte de pas ne ternissait le manteau blanc qui recouvrait l’allée du jardin. Il était le premier visiteur depuis que la neige avait commencé à tomber plus dru le matin, et apparemment, personne non plus n’était sorti par la porte principale. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres.
La maison était-elle encore habitée ? D’après le compte rendu, la tante n’avait pas de famille, mais peut-être passait-elle Noël chez une amie.
« On verra bien », dit Lennon tout haut. Seule dans l’air glacé de l’hiver, sa voix rendit un son dur et tranchant.
Il ouvrit le portail et remonta jusqu’à la porte en s’enfonçant dans la neige.
Pas de sonnette.
Il frappa, et attendit.
Herkus trouva le chauffeur en train de jouer à un jeu d’arcade dans un fish and chips d’Antrim Road. À présent que leurs courses de Noël étaient terminées, les gens désertaient la ville pour rentrer se mettre au chaud, et le trajet en voiture n’avait pas pris longtemps. Il usait pourtant ses dernières réserves de patience, d’autant plus qu’une douleur lancinante s’était installée derrière ses yeux.
Mackenzie. C’était le nom du chauffeur, avait indiqué Gordie Maxwell, ajoutant qu’on le reconnaissait facilement au tatouage UVF[6] qu’il portait sur le dos de la main.
Se sentant observé, Mackenzie pivota sur ses talons. Il haussa les sourcils. « Bon sang, lâcha-t-il, Gordie ne déconnait pas quand il t’a décrit comme une putain d’armoire à glace. »
Herkus sortit l’enveloppe de sa poche et la lui montra. « Ce type-là. Qui c’est ? »
Mackenzie retourna à son jeu. « Gordie a dit qu’il y aurait de la thune pour moi.
— Ça dépend de ce que tu me racontes », répliqua Herkus.
Mackenzie ricana. « Ce que je raconte, c’est fonction de la thune. Noël coûte cher de nos jours et les temps sont durs, avec la crise et tout. »
La douleur démangeait Herkus à l’intérieur du crâne. Il s’éclaircit la gorge. « Je te pose la question une dernière fois. C’est qui, ce type ? »
Mackenzie lui fit face. « Espèce de sale Polack. Je suis pas un petit voyou que tu peux avoir à ta botte comme ça. Demande autour de toi, on t’expliquera… »
Herkus lui envoya un coup de poing dans les couilles. Sans ménagement.
Mackenzie se plia en deux et s’effondra, le souffle coupé, rouge écarlate.
La serveuse derrière le comptoir poussa un cri aigu. Herkus pointa sur elle un doigt épais et la fit taire d’un regard menaçant.
Il s’accroupit à côté de Mackenzie, recroquevillé en position fœtale, les mains plaquées sur son entrejambe.
« Je ne suis pas polonais, dit-il. Alors, c’est qui, ce type ? »
Mackenzie voulut discuter, mais Herkus lui saisit le visage dans son énorme main.
« Je suis de mauvaise humeur. Et fatigué. Ne cherche pas bagarre avec moi, sinon je te fais très mal. Tu comprends ? »
Mackenzie acquiesça.
Herkus le relâcha. « Bon. Maintenant, parle.
— Je ne suis pas sûr à cent pour cent, dit Mackenzie, mais y avait un gars… J’allais souvent le chercher chez Roscoe Patterson. Enfin, dans les apparts où Roscoe fait bosser ses filles. Il ne parlait jamais. Muet comme une carpe.
« Une des filles m’a raconté qu’il ne voulait jamais rien faire avec elles. La seule chose qui l’intéressait, c’était les entretenir de religion et de bondieuseries. Genre, il essayait de les convertir. Moi, personnellement, ça me dérangeait pas. Des barges, y en a pour tous les goûts.
« Le truc, c’est qu’il me demandait chaque fois de le déposer à un endroit différent. Toujours dans le coin de Cavehill Road, mais jamais au même numéro. Genre, il voulait pas que je sache où il créchait. »
Herkus lui fourra l’enveloppe sous le nez. « Ce type-là ? C’est lui ?
— Oui, je crois bien, dit Mackenzie. En tout cas, ça lui ressemble. Avec la cicatrice et tout. Mais il y a eu une fois, je l’ai pris du côté de Newtownards et je l’ai ramené à Cavehill Road. La course faisait douze livres. Il m’a donné le pognon, il est descendu, et je suis reparti. Sauf qu’après, je me suis aperçu qu’il m’avait refilé un billet de cinq au lieu de dix, putain. »
Mackenzie se redressa en position assise, les genoux écartés pour épargner ses parties douloureuses.
« Il manquait pas d’air, ce salopard. Du coup, j’ai fait demi-tour pour essayer de le retrouver. Je l’ai vu qui tirait un bord entre deux murs pour passer dans la rue derrière, genre, le long d’un terrain vague, et je l’ai rattrapé devant une maison juste au moment où il allait entrer. Comment il m’a regardé quand je l’ai appelé… J’ai cru qu’il voulait me faire la peau. Sans blague, je me suis dit, en voilà un qu’est vraiment fêlé. »
Herkus se releva et tira Mackenzie pour l’obliger à se mettre debout.
« Où est cette maison ? » demanda-t-il.
« Je l’ai déjà dit à la police, je sais pas où il est. »
Sissy Reid dévisageait Lennon par l’entrebâillement de la porte qu’elle maintenait entre eux comme un rempart. Derrière ses jambes, un loulou de Poméranie aboyait à l’adresse du visiteur. Elle repoussa l’animal d’un coup de pied.
« J’en savais rien il y a deux ans, je sais toujours pas maintenant », dit-elle en s’apprêtant à refermer la porte.
Lennon retint le battant d’une main. « J’aimerais quand même avoir une petite conversation avec vous à propos d’Edwin. Rapide, mais quand même, ce serait peut-être mieux à l’intérieur. »
Elle fronça les sourcils. « Le soir de Noël ? Vous avez rien de mieux à faire ?
— Oh si, répondit Lennon. Mais je n’ai pas le choix. Laissez-moi donc entrer, vous serez plus vite débarrassée. »
Elle soupira et fit un pas en arrière.
Il pénétra à sa suite dans le vestibule puis au salon. Elle s’assit dans un fauteuil tourné vers la télévision, où passait un vieux film avec Doris Day. Une guirlande de couleurs clignotait sur un petit sapin devant l’âtre, auprès duquel était posée une boîte de chocolats Quality Street, ouverte. Une demi-douzaine de cartes de Noël trônaient sur le manteau de la cheminée.
Bien qu’il n’y eût pas été invité, Lennon s’installa sur le canapé en face de Sissy. Une âcre odeur d’urine monta des coussins quand il les écrasa de son poids. Le chien tournait en rond sans cesser d’aboyer dans sa direction.
« La ferme, Dixie », lâcha-t-elle.
Le chien gémit, puis se coucha aux pieds de sa maîtresse chaussée de pantoufles et fixa Lennon en grognant sourdement.
Sissy attrapa la télécommande, coupa le son, mais continua à regarder Doris qui flirtait avec Rock Hudson.
« Bon ben, allez-y, dit-elle.
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? demanda Lennon.
— Je ne pourrais pas vous dire exactement, mais c’était il y a plus de deux ans.
— Quel temps faisait-il ?
— Je ne vois pas le rapport…
— Chaud et ensoleillé ? Froid et humide ? »
Elle haussa les épaules. « Un peu frisquet.
— C’était le jour, ou la nuit ?
— La nuit commençait juste à tomber. Je travaillais encore, à l’époque, et je venais de rentrer à la maison quand il est parti.
— Vous veniez de rentrer. Vers six heures, alors ?
— Non, plutôt sept ce soir-là, je crois.
— Quel était votre travail ?
— Aide ménagère. Pour ceux qui arrivent plus à bouger, vous voyez ? Il faut allumer le feu, sortir les poubelles, ce genre de choses.
— Et la nuit tombait. Donc, vers le mois d’octobre, par là ?
— Peut-être bien.
— Il avait des amis ?
— Edwin ? Non. Pas vraiment. Enfin, il connaissait des gens, mais personne avec qui il sortait ni rien. Il restait tranquille tout seul. Il ne parlait pas beaucoup, sauf quand ça le prenait de bavarder un peu. Il pouvait être adorable à certains moments, et à d’autres, tordu comme pas deux.
« Il tenait ça de sa mère. Ma sœur. Elle a toujours eu une case en moins. Je savais bien qu’elle finirait comme ça.
— Comment ?
— Dans une maison de dingues. Elle hurlait contre les murs. Je me dis qu’Edwin ne pouvait pas tourner autrement, quand on voit par qui il a été élevé.
— Il est né en Irlande ? demanda Lennon.
— Non, de l’autre côté de la mer. Ma sœur Cora, c’était une dévergondée. Toujours à s’imaginer qu’on l’aimerait plus si elle se laissait faire jusqu’au bout. Aucune jugeote. C’est devenu pire quand les soldats sont arrivés. Fallait voir comment elle se jetait à leur cou. Vu qu’elle était plutôt mignonne, les candidats ne manquaient pas. Elle savait pas garder les jambes fermées, évidemment. Ils obtenaient ce qu’ils voulaient, et après, terminé, jusqu’à ce qu’elle s’en cherche un autre. Elle a brisé le cœur de notre pauvre maman. Plus d’une fois, elle s’est retrouvée dans l’embarras, et c’est pas un docteur qui l’a aidée, si vous voyez ce que je veux dire. »
Les coins de sa bouche s’abaissèrent en une expression de dégoût.
« Et puis il y en a eu un, il avait presque fini l’armée quand ils se sont connus. Lui non plus, ça ne devait pas tourner trop rond dans sa tête, parce qu’ils sont sortis ensemble, et plus que ça. Ils se fréquentaient, quoi. Et quand il a eu terminé son service, ils se sont mariés.
« Je me rappelle bien. Ça s’est passé dans un bureau quelconque, même pas à l’église. Elle commençait à s’arrondir, déjà. Maman nous a emmenées en ville pour nous acheter une tenue, et elle a failli avoir une attaque quand elle a vu le ventre de Cora dans les cabines d’essayage. Elle lui a mis une de ces raclées, en plein milieu du magasin. Bon sang, j’entends encore les hurlements.
« À l’époque, c’était une honte de tomber enceinte avant le mariage, pas comme maintenant. De nos jours, les jeunes pondent des bébés en veux-tu en voilà, peu importe qu’il y ait un père ou non.
« Bref. Maman a dit, heureusement que tu te maries, et ça s’est arrêté là. Il n’y a pas eu de réception à proprement parler, juste nous cinq dans le pub devant une assiette de sandwichs. Cora et son gars, un copain à lui, maman, et moi. Cora et les deux garçons se sont bourrés la gueule comme des cochons. Les filles, à l’époque, ça les gênait pas de boire quand elles étaient enceintes. Maman et moi, on a bu une demi-Guinness chacune, les autres ont fait comme ils voulaient. »
Elle marqua une pause et regarda Lennon. « Vous avez des gamins, vous ?
— Une petite fille. »
Sissy fit claquer sa langue en secouant la tête. « Les filles, c’est les pires. Elles vous brisent le cœur. »
Comme Lennon ne relevait pas, elle soupira et continua.
« Ils sont partis à Manchester. À Salford, plus exactement. Ça fait partie de Manchester.
— Je sais, dit Lennon.
— Ah. Moi, je savais pas. Je l’ai appris quand je suis allée les voir, une fois, à Pâques. Dans ce trou à rats où ils habitaient. Au dernier étage d’une maison, avec une chambre, un évier dans le coin du séjour, et des toilettes qu’ils partageaient avec les métèques du dessous. Trois jours, je suis restée, et pas une seule fois j’ai vu le mari. Il passait son temps dehors à boire, à draguer d’autres femmes, et à se fourrer dans de sales histoires.
« Cora, elle partait en vrille. Elle essayait de faire croire que tout allait pour le mieux, mais on voyait bien qu’elle était en train de plonger. Vous savez, quand quelqu’un se pointe chez vous à l’improviste et que vous paniquez pour tout ranger ? En repoussant les magazines derrière le canapé, en balançant la vaisselle sale dans l’évier, vous voyez le genre ? Eh bien, elle était dans cet état-là. Pas sa maison, je veux dire. Elle. Le désordre, la folie, elle avait tout planqué. Mais ça se voyait, dans ses yeux.
« Et le petit Edwin. Cinq ou six ans, il avait, à l’époque. Et à peine de quoi s’habiller. Je lui ai acheté un œuf de Pâques en chocolat, il s’est jeté dessus comme la misère sur le monde. Mais je ne l’ai pas beaucoup vu non plus. Cora l’enfermait dans la chambre avec une bible. Des heures, il restait là-dedans.
« Parce qu’elle était tombée dans la religion. Enfin, une sorte de religion. Elle a essayé de me convertir pendant tout le week-end. Moi, je lui ai dit que je fréquentais l’Église d’Irlande tous les dimanches matin avec maman, et que ça me faisait assez de Dieu et de Jésus pour me durer jusqu’au dimanche suivant. J’avais pas besoin d’entendre encore ses prêches. Mais elle ne me lâchait pas.
« À la fin, j’ai perdu patience et je lui ai sorti ses quatre vérités. Elle ne l’a pas trop bien pris et elle m’a fichue dehors. Je me rappelle quand j’attendais le taxi sous la pluie, le petit Edwin me regardait à la fenêtre de la chambre, avec son visage tout rond derrière le carreau. Je lui ai fait un signe de la main, mais il n’a pas répondu. Rien. Il me fixait, c’est tout, sans bouger.
« Après ça, on n’a eu aucune nouvelle pendant un an, et puis maman a reçu une lettre annonçant que le mari était mort. Tombé dans le canal, pété comme un coing. Il s’était noyé. Maman a écrit pour dire que Cora pouvait rentrer à la maison et habiter avec nous si elle voulait, mais on n’a jamais eu de réponse. Jusqu’à ce qu’on apprenne qu’elle avait fini par perdre complètement la boule et avait été internée.
« Edwin avait douze ou treize ans à ce moment-là. Quand on l’a trouvé, il était enfermé dans la chambre depuis plus d’une semaine avec la bible, rien d’autre, pour ne pas devenir fou lui aussi. Heureusement qu’il y avait un lavabo dans la chambre, sinon il serait mort.
« On voulait qu’il vienne vivre à Belfast avec nous. Maman, c’était son seul petit-fils, et elle ne l’avait jamais vu. Mais la grand-mère du côté du père n’était pas d’accord, à cause de toutes les tueries qu’il y avait partout. Je ne peux franchement pas lui donner tort. Vous avez l’air assez vieux pour vous rappeler comment c’était ici, dans les années quatre-vingt.
— Oui, je me rappelle, dit Lennon.
— On en a tous bavé, pas vrai ? D’après ce que je sais, quand il a eu dix-huit ans, il a pris Cora avec lui. Nous, on restait toujours sans nouvelles. Et puis, j’ai appris qu’elle était morte. Je ne suis même pas allée à l’enterrement. Ça s’est passé là-bas, quelque part.
« Mais peu de temps après, Edwin m’a téléphoné pour me demander s’il pouvait venir habiter avec moi. J’étais pas trop chaude, à dire vrai, vu que je ne le connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Mais maman était décédée l’année précédente et je me sentais bien seule ici, alors j’ai pensé, quel mal y aurait-il à ça ? »
Elle agita un doigt en direction de Lennon.
« Mais je vais vous dire une chose. Si j’avais su pour les autres affaires, la prison et le coup du criminel sexuel, je ne l’aurais pas laissé approcher. Quand j’ai appris tout ça, c’est sûr que c’était trop tard. »
Sissy avait l’air vidé lorsqu’elle eut fini de parler, comme en manque d’air. Lennon envisagea un instant d’arrêter l’interrogatoire. Non. Elle était le seul lien avec l’homme qu’il recherchait.
« Et les femmes ? demanda-t-il. Il avait des copines ici ? Quelqu’un qu’il ramenait à la maison ? À qui il rendait visite ?
— Grands dieux, non. Sauf si on compte la petite Mrs. Crawford.
— Mrs. Crawford ?
— Och, que Dieu la garde, elle habitait dans une grande maison du côté de Cavehill Road. Un petit coin perdu, avec rien que des mauvaises herbes tout autour. C’était vieux et moche là-dedans. Je lui faisais des petits travaux ménagers, et Edwin un peu de bricolage. Il se plaisait bien en sa compagnie. La pauvre femme, elle avait eu une attaque.
— Y avait-il quelqu’un d’autre pour qui il travaillait régulièrement ?
— Non. Juste ce fumier qui s’est tiré en Espagne.
— Mrs. Crawford vit toujours ? demanda Lennon.
— Je pourrais pas vous dire. Elle a eu encore une crise juste avant qu’Edwin se taille, et elle est partie à l’hôpital. J’ai jamais eu d’appel pour retourner travailler chez elle. Sans doute qu’elle est allée dans un foyer ou quelque chose.
— Et où est-elle, cette maison ? » demanda Lennon.