Ceux qui pensaient que cette guerre finirait bientôt étaient tous morts depuis longtemps. De la guerre, justement. Aussi, en octobre, Albert reçut-il avec pas mal de scepticisme les rumeurs annonçant un armistice. Il ne leur prêta pas plus de crédit qu’à la propagande du début qui soutenait, par exemple, que les balles boches étaient tellement molles qu’elles s’écrasaient comme des poires blettes sur les uniformes, faisant hurler de rire les régiments français. En quatre ans, Albert en avait vu un paquet, des types morts de rire en recevant une balle allemande.
Il s’en rendait bien compte, son refus de croire à l’approche d’un armistice tenait surtout de la magie : plus on espère la paix, moins on donne de crédit aux nouvelles qui l’annoncent, manière de conjurer le mauvais sort. Sauf que, jour après jour, ces informations arrivèrent par vagues de plus en plus serrées et que, de partout, on se mit à répéter que la guerre allait vraiment prendre fin. On lut même des discours, c’était à peine croyable, sur la nécessité de démobiliser les soldats les plus vieux qui se traînaient sur le front depuis des années. Quand l’armistice devint enfin une perspective raisonnable, l’espoir d’en sortir vivant commença à tarauder les plus pessimistes. En conséquence de quoi, question offensive, plus personne ne fut très chaud. On disait que la 163e DI allait tenter de passer en force de l’autre côté de la Meuse. Quelques-uns parlaient encore d’en découdre avec l’ennemi, mais globalement, vu d’en bas, du côté d’Albert et de ses camarades, depuis la victoire des Alliés dans les Flandres, la libération de Lille, la déroute autrichienne et la capitulation des Turcs, on se sentait beaucoup moins frénétique que les officiers. La réussite de l’offensive italienne, les Anglais à Tournai, les Américains à Châtillon… on voyait qu’on tenait le bon bout. Le gros de l’unité se mit à jouer la montre et on discerna une ligne de partage très nette entre ceux qui, comme Albert, auraient volontiers attendu la fin de la guerre, assis là tranquillement avec le barda, à fumer et à écrire des lettres, et ceux qui grillaient de profiter des derniers jours pour s’étriper encore un peu avec les Boches.
Cette ligne de démarcation correspondait exactement à celle qui séparait les officiers de tous les autres hommes. Rien de nouveau, se disait Albert. Les chefs veulent gagner le plus de terrain possible, histoire de se présenter en position de force à la table des négociations. Pour un peu, ils vous soutiendraient que conquérir trente mètres peut réellement changer l’issue du conflit et que mourir aujourd’hui est encore plus utile que mourir la veille.
C’est à cette catégorie qu’appartenait le lieutenant d’Aulnay-Pradelle. Tout le monde, en parlant de lui, laissait tomber le prénom, la particule, le « Aulnay », le tiret et disait simplement « Pradelle », on savait que ça le foutait en pétard. On jouait sur du velours parce qu’il mettait un point d’honneur à ne jamais le montrer. Réflexe de classe. Albert ne l’aimait pas. Peut-être parce qu’il était beau. Un type grand, mince, élégant, avec beaucoup de cheveux ondulés d’un brun profond, un nez droit, des lèvres fines admirablement dessinées. Et des yeux d’un bleu foncé. Pour Albert, une vraie gueule d’empeigne. Avec ça, l’air toujours en colère. Un gars du genre impatient, qui n’avait pas de vitesse de croisière : il accélérait ou il freinait ; entre les deux, rien. Il avançait avec une épaule en avant comme s’il voulait pousser les meubles, il arrivait sur vous à toute vitesse et il s’asseyait brusquement, c’était son rythme ordinaire. C’était même curieux, ce mélange : avec son allure aristocratique, il semblait à la fois terriblement civilisé et foncièrement brutal. Un peu à l’image de cette guerre. C’est peut-être pour cela qu’il s’y trouvait aussi bien. Avec ça, une de ces carrures, l’aviron, sans doute, le tennis.
Ce qu’Albert n’aimait pas non plus, c’étaient ses poils. Des poils noirs, partout, jusque sur les phalanges, avec des touffes qui sortaient du col juste en dessous de la pomme d’Adam. En temps de paix, il devait sûrement se raser plusieurs fois par jour pour ne pas avoir l’air louche. Il y avait certainement des femmes à qui ça faisait de l’effet, tous ces poils, ce côté mâle, farouche, viril, vaguement espagnol. Rien que Cécile… Enfin, même sans parler de Cécile, Albert ne pouvait pas le blairer, le lieutenant Pradelle. Et surtout, il s’en méfiait. Parce qu’il aimait charger. Monter à l’assaut, attaquer, conquérir lui plaisaient vraiment.
Depuis quelque temps, justement, il était encore moins fringant qu’à l’accoutumée. Visiblement, la perspective d’un armistice lui mettait le moral à zéro, le coupait dans son élan patriotique. L’idée de la fin de la guerre, le lieutenant Pradelle, ça le tuait.
Il montrait des impatiences inquiétantes. Le manque d’entrain de la troupe l’embêtait beaucoup. Quand il arpentait les boyaux et s’adressait aux hommes, il avait beau mettre dans ses propos tout l’enthousiasme dont il était capable, évoquer l’écrasement de l’ennemi auquel une dernière giclée donnerait le coup de grâce, il n’obtenait guère que des bougonnements assez flous, les types opinaient prudemment du bonnet en piquant du nez sur leurs godillots. Ce n’était pas seulement la crainte de mourir, c’était l’idée de mourir maintenant. Mourir le dernier, se disait Albert, c’est comme mourir le premier, rien de plus con.
Or c’est exactement ce qui allait se passer.
Alors que jusqu’ici, dans l’attente de l’armistice, on vivait des jours assez tranquilles, brusquement tout s’était emballé. Un ordre était tombé d’en haut, exigeant qu’on aille surveiller de plus près ce que faisaient les Boches. Il n’était pourtant pas nécessaire d’être général pour se rendre compte qu’ils faisaient comme les Français, qu’ils attendaient la fin. Ça n’empêche, il fallait y aller voir. À partir de là, plus personne ne parvint à reconstituer exactement l’enchaînement des événements.
Pour remplir cette mission de reconnaissance, le lieutenant Pradelle choisit Louis Thérieux et Gaston Grisonnier, difficile de dire pourquoi, un jeune et un vieux, peut-être l’alliance de la vigueur et de l’expérience. En tout cas, des qualités inutiles parce que tous deux survécurent moins d’une demi-heure à leur désignation. Normalement, ils n’avaient pas à s’avancer très loin. Ils devaient longer une ligne nord-est, sur quoi, deux cents mètres, donner quelques coups de cisaille, ramper ensuite jusqu’à la seconde rangée de barbelés, jeter un œil et s’en revenir en disant que tout allait bien, vu qu’on était certain qu’il n’y avait rien à voir. Les deux soldats n’étaient d’ailleurs pas inquiets d’approcher ainsi de l’ennemi. Vu le statu quo des derniers jours, même s’ils les apercevaient, les Boches les laisseraient regarder et s’en retourner, ça serait comme une sorte de distraction. Sauf qu’au moment où ils avançaient, courbés le plus bas possible, les deux observateurs se firent tirer comme des lapins. Il y eut le bruit des balles, trois, puis un grand silence ; pour l’ennemi, l’affaire était réglée. On essaya aussitôt de les voir, mais comme ils étaient partis côté nord, on ne repérait pas l’endroit où ils étaient tombés.
Autour d’Albert, tout le monde en eut le souffle coupé. Puis il y eut des cris. Salauds. Les Boches sont bien toujours pareils, quelle sale engeance ! Des barbares, etc. En plus, un jeune et un vieux ! Ça ne changeait rien, mais dans l’esprit de tous, les Boches ne s’étaient pas contentés de tuer deux soldats français, avec eux, ils avaient abattu deux emblèmes. Bref, une vraie fureur.
Dans les minutes qui suivirent, avec une promptitude dont on les savait à peine capables, depuis l’arrière, les artilleurs balancèrent des giclées de 75 sur les lignes allemandes, à se demander comment ils avaient été informés.
Après, l’engrenage.
Les Allemands répliquèrent. Côté français, il ne fallut pas longtemps pour rassembler tout le monde. On allait leur régler leur compte, à ces cons-là. C’était le 2 novembre 1918. On ne le savait pas encore, on était à moins de dix jours de la fin de la guerre.
Et attaquer le jour des Morts, en plus. On a beau ne pas trop s’attacher aux symboles…
Et nous voilà de nouveau harnachés, pensa Albert, prêts à escalader les échafauds (c’est comme ça qu’on appelait les échelles utilisées pour sortir de la tranchée, vous parlez d’une perspective) et à foncer la tête la première vers les lignes ennemies. Tous les gars, en file indienne, tendus comme des arcs, peinaient à avaler leur salive. Albert était en troisième position, derrière Berry et le jeune Péricourt qui se retourna, comme pour vérifier que tout le monde était bien là. Leurs regards se croisèrent, Péricourt lui sourit, un sourire d’enfant qui s’apprête à faire une bonne blague. Albert tenta de sourire à son tour mais il n’y parvint pas. Péricourt revint à sa position. On attendait l’ordre d’attaquer, la fébrilité était presque palpable. Les soldats français, scandalisés par la conduite des Boches, étaient maintenant concentrés sur leur fureur. Au-dessus d’eux, les obus striaient le ciel dans les deux sens et secouaient la terre jusque dans les boyaux.
Albert regarda par-dessus l’épaule de Berry. Le lieutenant Pradelle, monté sur un petit avant-poste, scrutait les lignes ennemies à la jumelle. Albert reprit sa position dans la file. S’il n’y avait pas eu autant de bruit, il aurait pu réfléchir à ce qui le tracassait, mais les sifflements suraigus se succédaient, interrompus par des explosions qui vous faisaient trembler de la tête aux pieds. Allez vous concentrer, dans ces conditions-là.
Pour le moment, les gars sont dans l’attente de l’ordre d’attaquer. L’occasion n’est donc pas mauvaise pour observer Albert.
Albert Maillard. C’était un garçon mince, de tempérament légèrement lymphatique, discret. Il parlait peu, il s’entendait bien avec les chiffres. Avant la guerre, il était caissier dans une filiale de la Banque de l’Union parisienne. Le travail ne lui plaisait pas beaucoup, il y était resté à cause de sa mère. Mme Maillard n’avait qu’un fils et elle adorait les chefs. Alors bien sûr, Albert chef d’une banque, vous parlez, elle avait été immédiatement enthousiaste, convaincue qu’« avec son intelligence », il ne tarderait pas à se hisser au sommet. Ce goût exacerbé pour l’autorité lui venait de son père, adjoint au sous-chef de bureau au ministère des Postes, qui concevait la hiérarchie de son administration comme une métaphore de l’univers. Mme Maillard aimait tous les chefs, sans exception. Elle n’était pas regardante sur leur qualité ni sur leur provenance. Elle avait des photos de Clemenceau, de Maurras, de Poincaré, de Jaurès, de Joffre, de Briand… Depuis qu’elle avait perdu son mari qui commandait une escouade de surveillants en uniforme au musée du Louvre, les grands hommes lui procuraient des sensations inouïes. Albert n’était pas chaud pour la banque, mais il l’avait laissée dire, avec sa mère c’est encore ce qui marchait le mieux. Il avait quand même commencé à tirer ses plans. Il voulait partir, il avait des envies de Tonkin, assez vagues, il est vrai. En tout cas, quitter son emploi de comptable, faire autre chose. Mais Albert n’était pas un type rapide, tout lui demandait du temps. Et très vite, il y avait eu Cécile, la passion tout de suite, les yeux de Cécile, la bouche de Cécile, le sourire de Cécile, et puis forcément, après, les seins de Cécile, le cul de Cécile, comment voulez-vous penser à autre chose.
Pour nous, aujourd’hui, Albert Maillard ne semble pas très grand, un mètre soixante-treize, mais pour son époque, c’était bien. Les filles l’avaient regardé autrefois. Cécile surtout. Enfin… Albert avait beaucoup regardé Cécile et, au bout d’un moment, à force d’être fixée comme ça, presque tout le temps, bien sûr, elle s’était aperçue qu’il existait et elle l’avait regardé à son tour. Il avait un visage attendrissant. Une balle lui avait éraflé la tempe droite pendant la Somme. Il avait eu très peur, mais en avait été quitte pour une cicatrice en forme de parenthèse qui lui tirait légèrement l’œil de côté et qui lui donnait un genre. À sa permission suivante, Cécile, rêveuse et charmée, l’avait caressée du bout de l’index, ce qui n’avait pas arrangé son moral. Enfant, Albert avait un petit visage pâle, presque rond, avec des paupières lourdes qui lui donnaient un air de Pierrot triste. Mme Maillard se privait de manger pour lui donner de la viande rouge, persuadée qu’il était blanc parce qu’il manquait de sang. Albert avait eu beau lui expliquer mille fois que ça n’avait rien à voir, sa mère n’était pas du genre à changer d’avis comme ça, elle trouvait toujours des exemples, des raisons, elle avait horreur d’avoir tort, même dans ses lettres elle revenait sur des choses qui remontaient à des années, c’était vraiment pénible. À se demander si ce n’était pas pour ça qu’Albert s’était engagé dès le début de la guerre. Quand elle l’avait appris, Mme Maillard avait poussé les hauts cris, mais c’était une femme tellement démonstrative qu’il était impossible de démêler chez elle ce qui relevait de la frayeur et du théâtre. Elle avait hurlé, s’était arraché les cheveux, et s’était vite ressaisie. Comme elle avait une conception assez classique de la guerre, elle avait été rapidement convaincue qu’Albert, « avec son intelligence », ne tarderait pas à briller, à monter en grade, elle le voyait partir à l’assaut, en première ligne. Dans son esprit, il effectuait une action héroïque, il devenait aussitôt officier, capitaine, commandant, ou davantage, général, ce sont des choses qu’on voit à la guerre. Albert avait laissé dire en préparant sa valise.
Avec Cécile, ce fut très différent. La guerre ne l’effrayait pas. D’abord, c’était un « devoir patriotique » (Albert fut surpris, il ne l’avait jamais entendue prononcer ces mots-là), ensuite, il n’y avait pas vraiment de raison d’avoir peur, c’était quasiment une formalité. Tout le monde le disait.
Albert, lui, avait un petit doute, mais Cécile était un peu comme Mme Maillard finalement, elle avait des idées assez fixes. À l’écouter, la guerre ne ferait pas long feu. Albert n’était pas loin de la croire ; quoi qu’elle dise, Cécile, avec ces mains, avec cette bouche, avec tout ça, à Albert, elle pouvait lui dire n’importe quoi. On ne peut pas comprendre si on ne la connaît pas, pensait Albert. Pour nous, cette Cécile, ce serait une jolie fille, rien de plus. Pour lui, c’était tout autre chose. Chaque pore de sa peau, à Cécile, était constitué d’une molécule spéciale, son haleine avait un parfum spécial. Elle avait les yeux bleus, bon, à vous, ça ne vous dit rien, mais pour Albert, ces yeux-là, c’était un gouffre, un précipice. Tenez, prenez sa bouche et mettez-vous un instant à sa place, à notre Albert. De cette bouche, il avait reçu des baisers si chauds et tendres, qui lui soulevaient le ventre, à exploser, il avait senti sa salive couler en lui, il l’avait bue avec tant de passion, elle avait été capable de tels prodiges que Cécile n’était pas seulement Cécile. C’était… Alors, du coup, elle pouvait soutenir que la guerre, on n’en ferait qu’une bouchée, Albert avait tellement rêvé d’être une bouchée pour Cécile…
Aujourd’hui, évidemment, il jugeait les choses assez différemment. Il savait que la guerre n’était rien d’autre qu’une immense loterie à balles réelles dans laquelle survivre quatre ans tenait fondamentalement du miracle.
Et finir enterré vivant à quelques encablures de la fin de la guerre, franchement, ce serait vraiment la cerise.
Pourtant, c’est exactement ce qui va arriver.
Enterré vivant, le petit Albert.
La faute à « pas de chance », dirait sa mère.
Le lieutenant Pradelle s’est retourné vers sa troupe, son regard s’est planté dans celui des premiers hommes qui, à sa droite et à sa gauche, le fixent comme s’il était le Messie. Il a hoché la tête et pris sa respiration.
Quelques minutes plus tard, légèrement voûté, Albert court dans un décor de fin du monde, noyé sous les obus et les balles sifflantes, en serrant son arme de toutes ses forces, le pas lourd, la tête rentrée dans les épaules. La terre est épaisse sous les godillots parce qu’il a beaucoup plu ces jours-ci. À ses côtés, des types hurlent comme des fous, pour s’enivrer, pour se donner du courage. D’autres, au contraire, avancent comme lui, concentrés, le ventre noué, la gorge sèche. Tous se ruent vers l’ennemi, armés d’une colère définitive, d’un désir de vengeance. En fait, c’est peut-être un effet pervers de l’annonce d’un armistice. Ils en ont subi tant et tant que voir cette guerre se terminer comme ça, avec autant de copains morts et autant d’ennemis vivants, on a presque envie d’un massacre, d’en finir une fois pour toutes. On saignerait n’importe qui.
Même Albert, terrorisé par l’idée de mourir, étriperait le premier venu. Or, il y a eu pas mal d’obstacles ; en courant, il a dû dériver sur la droite. Au début, il a suivi la ligne fixée par le lieutenant, mais avec les balles sifflantes, les obus, on zigzague, forcément. D’autant que Péricourt qui avançait juste devant lui vient de se faire faucher par une balle et s’est écroulé quasiment dans ses pattes, Albert n’a eu que le temps de sauter par-dessus. Il perd l’équilibre, court plusieurs mètres sur son élan et tombe sur le corps du vieux Grisonnier, dont la mort, inattendue, a donné le signal de départ à cette ultime hécatombe.
Malgré les balles qui sifflent tout autour de lui, en le voyant allongé là, Albert s’arrête tout net.
C’est sa capote qu’il reconnaît parce qu’il portait toujours ce truc à la boutonnière, rouge, ma « légion d’horreur », disait-il. Ce n’était pas un esprit fin, Grisonnier. Pas délicat, mais brave type, tout le monde l’aimait bien. C’est lui, pas de doute. Sa grosse tête s’est comme incrustée dans la boue et le reste du corps a l’air d’être tombé tout en désordre. Juste à côté, il reconnaît le plus jeune, Louis Thérieux. Lui aussi est en partie recouvert de boue, recroquevillé, un peu dans la position du fœtus. C’est touchant, mourir à cet âge-là, dans une attitude pareille…
Albert ne sait pas ce qui lui prend, une intuition, il attrape l’épaule du vieux et le pousse. Le mort bascule lourdement et se couche sur le ventre. Il lui faut quelques secondes pour réaliser, à Albert. Puis la vérité lui saute au visage : quand on avance vers l’ennemi, on ne meurt pas de deux balles dans le dos.
Il enjambe le cadavre et fait quelques pas, toujours baissé, on ne sait pas pourquoi, les balles vous attrapent aussi bien debout que courbé, mais c’est un réflexe d’offrir le moins de prise possible, comme si on faisait tout le temps la guerre dans la crainte du ciel. Le voici devant le corps du petit Louis. Il a serré ses poings près de sa bouche, comme ça, c’est fou ce qu’il a l’air jeune, quoi, vingt-deux ans. Albert ne voit pas son visage tout maculé de boue. Il ne voit que son dos. Une balle. Avec les deux balles du vieux, ça fait trois. Le compte y est.
Lorsqu’il se relève, Albert est encore tout hébété de cette découverte. De ce que ça veut dire. À quelques jours de l’armistice, les gars n’étant plus très pressés d’aller chatouiller les Boches, la seule manière de les pousser à l’assaut, c’était de les foutre en pétard : où était donc Pradelle lorsque les deux gars se sont fait tirer dans le dos ?
Bon Dieu…
Stupéfié par ce constat, Albert se retourne et découvre alors, à quelques mètres, le lieutenant Pradelle qui se rue sur lui en courant aussi vite que lui permet son harnachement.
Son mouvement est déterminé, sa tête parfaitement droite. Ce qu’Albert voit, surtout, c’est son regard clair et direct, au lieutenant. Totalement résolu. Tout s’éclaire d’un coup, toute l’histoire.
C’est à cet instant qu’Albert comprend qu’il va mourir.
Il tente quelques pas, mais plus rien ne marche, ni son cerveau, ni ses jambes, rien. Tout va trop vite. Je vous l’ai dit, ça n’est pas un rapide, Albert. En trois enjambées, Pradelle est sur lui. Juste à côté, un large trou béant, un trou d’obus. Albert reçoit l’épaule du lieutenant en pleine poitrine, il en a le souffle coupé. Il perd pied, tente de se rattraper et tombe en arrière, dans le trou, les bras en croix.
Et à mesure qu’il s’enfonce dans le vase, comme au ralenti, il voit s’éloigner le visage de Pradelle et ce regard dans lequel il comprend maintenant tout ce qu’il y a de défi, de certitude et de provocation.
Arrivé au fond de la fosse, Albert roule sur lui-même, à peine freiné par son barda. Il s’empêtre les jambes dans son fusil, réussit à se relever et se colle aussitôt à la paroi pentue, comme s’il s’adossait précipitamment à une porte dans la crainte d’être entendu ou surpris. Planté sur ses talons (la terre argileuse glisse comme un savon), il tâche de reprendre sa respiration. Ses pensées, brèves et désordonnées, retournent sans cesse au regard glacé du lieutenant Pradelle. Au-dessus de lui, la bataille semble s’être démultipliée, le ciel est constellé de guirlandes. La voûte laiteuse s’illumine de halos bleus ou orangés. Les obus, dans les deux sens, tombent comme à Gravelotte dans un fracas dense et ininterrompu, un tonnerre de sifflements et d’explosions. Albert lève les yeux. Là-haut, campée en surplomb au bord du trou comme l’ange de la mort, se découpe la haute silhouette du lieutenant Pradelle.
Albert a l’impression d’avoir chuté longtemps. En fait, il y a quoi, entre eux, deux mètres, tout au plus. Moins, sans doute. Mais c’est toute la différence. Le lieutenant Pradelle est en haut, les jambes écartées, les mains solidement plantées sur son ceinturon. Derrière lui, les lueurs intermittentes du combat. Il regarde tranquillement au fond du puits. Immobile. Il fixe Albert, un vague sourire sur les lèvres. Il ne fera pas un geste pour le sortir de là. Albert en suffoque, son sang ne fait qu’un tour, il attrape son fusil, glisse, se rattrape de justesse, épaule, mais lorsque son arme est enfin dressée vers le bord, plus personne. Pradelle a disparu.
Albert est seul.
Il lâche son fusil et tente de retrouver un second souffle. Il ne devrait pas attendre et tout de suite escalader la pente de l’entonnoir, courir après Pradelle, lui tirer dans le dos, lui sauter à la gorge. Ou rejoindre les autres, leur parler, crier, faire quelque chose, il ne sait pas vraiment quoi. Mais il se sent très fatigué. L’épuisement vient de le gagner. Parce que tout ça est tellement bête. C’est comme s’il avait posé sa valise, comme s’il était arrivé. Il voudrait remonter là-haut qu’il ne le pourrait pas. Il était à deux doigts d’en finir avec cette guerre et le voilà au fond du trou. Il s’effondre plus qu’il ne s’assoit et se prend la tête dans les mains. Il tente d’analyser correctement la situation, mais son moral vient de fondre d’un seul coup. Comme un sorbet. Un de ceux que Cécile adore, au citron, qui lui font grincer les dents avec une mimique de petit chat, qui donne à Albert l’envie de la serrer contre lui. Justement, Cécile, sa dernière lettre remonte à quand ? C’est ça aussi qui l’a épuisé. Il n’en a parlé avec personne : les lettres de Cécile sont devenues moins longues. Comme c’est bientôt fini, la guerre, elle lui écrit comme si c’était complètement fini, que ça n’était plus la peine de s’étendre. Pour certains qui ont des familles entières, ça n’est pas pareil, il y a toujours des lettres qui arrivent, mais pour lui, qui n’a que Cécile… Il y a bien sa mère aussi, mais elle est plus fatigante qu’autre chose. Ses lettres ressemblent à sa conversation, si elle pouvait tout décider à sa place… C’est tout ça qui l’a usé, rongé, Albert, en plus de tous les copains qui sont morts et auxquels il voudrait ne pas trop penser. Il en a déjà vécu, des moments de découragement, mais là, ça tombe mal. Justement à l’instant où il aurait besoin de toute son énergie. Il ne saurait pas dire pourquoi, quelque chose en lui a soudainement lâché. Il le sent dans son ventre. Ça ressemble à une immense fatigue et c’est lourd comme de la pierre. Un refus obstiné, quelque chose d’infiniment passif et serein. Comme une fin de quelque chose. Lorsqu’il s’est engagé, quand il essayait d’imaginer la guerre, comme beaucoup, il pensait secrètement qu’en cas de difficulté il n’aurait qu’à faire le mort. Il s’effondrerait ou même, dans un souci de vraisemblance, il pousserait un hurlement en faisant mine de recevoir une balle en plein cœur. Il lui suffirait ensuite de rester allongé et d’attendre que les choses se calment. La nuit venue, il ramperait jusqu’au corps d’un autre camarade, vraiment mort celui-là, dont il volerait les papiers. Après quoi, il reprendrait sa marche reptilienne, des heures et des heures, s’arrêtant et retenant sa respiration lorsque des voix se feraient entendre dans la nuit. Avec mille précautions, il avancerait jusqu’à trouver enfin une route qu’il suivrait vers le nord (ou vers le sud, selon les versions). En marchant, il apprendrait par cœur tous les éléments de sa nouvelle identité. Puis il tomberait sur une unité égarée dont le caporal-chef, un grand type avec… Bref, comme on voit, pour un caissier de banque, Albert a un esprit assez romanesque. Sans doute les fantasmes de Mme Maillard l’ont-ils influencé. Au début du conflit, cette vision sentimentale, il la partageait avec bien d’autres. Il voyait des troupes sanglées dans de beaux uniformes rouge et bleu avancer en rangs serrés vers une armée adverse saisie de panique. Les soldats pointaient devant eux leurs baïonnettes étincelantes tandis que les fumées éparses de quelques obus confirmaient la déroute de l’ennemi. Au fond, Albert s’est engagé dans une guerre stendhalienne et il s’est retrouvé dans une tuerie prosaïque et barbare qui a provoqué mille morts par jour pendant cinquante mois. Pour en avoir une idée, il suffirait de s’élever un peu, de regarder le décor autour de son trou : un sol dont la végétation a totalement disparu, criblé de milliers de trous d’obus, parsemé de centaines de corps en décomposition dont l’odeur pestilentielle vous monte au cœur toute la journée. À la première accalmie, des rats gros comme des lièvres cavalent avec sauvagerie d’un cadavre à l’autre pour disputer aux mouches les restes que les vers ont déjà entamés. Il sait tout ça, Albert, parce qu’il a été brancardier dans l’Aisne et que, lorsqu’il ne trouvait plus de blessés gémissants ou hurlants, il ramassait toutes sortes de corps, à tous les stades de la putréfaction. Il en connaît un rayon, dans ce domaine. C’était un travail ingrat pour lui qui a toujours eu le cœur pointu.
Et comble de malchance pour quelqu’un qui, dans quelques instants, va être enseveli vivant, il souffre d’un petit fond de claustrophobie.
Tout gamin, à l’idée que sa mère risquait de fermer la porte de sa chambre en partant, il sentait monter des écœurements. Il ne disait rien, restait couché, il ne voulait pas peiner sa mère qui expliquait toujours qu’elle avait déjà bien des malheurs. Mais la nuit, le noir, ça l’impressionnait. Et même plus tard, il n’y a pas si longtemps, avec Cécile, quand ils jouaient dans les draps. Lorsqu’il se retrouvait entièrement recouvert, il perdait sa respiration, la panique le gagnait. D’autant que parfois Cécile le serrait entre ses jambes pour le retenir. Pour voir, disait-elle en riant. Bref, mourir étouffé est la mort qui lui ferait le plus peur. Heureusement, il n’y pense pas sinon, à côté de ce qui l’attend, être prisonnier des cuisses soyeuses de Cécile, même avec la tête sous les draps, c’est paradisiaque. S’il pensait à ça, ça lui donnerait envie de mourir, à Albert.
Ce qui ne tomberait d’ailleurs pas mal car c’est ce qui va se passer. Mais pas tout de suite. Tout à l’heure, quand l’obus décisif va s’écraser à quelques mètres de son abri et soulever une gerbe de terre haute comme un mur qui va s’effondrer et le recouvrir tout entier, il ne lui restera pas longtemps à vivre, ce sera toutefois suffisant pour se rendre vraiment compte de ce qui lui arrive. Albert sera pris d’un désir sauvage de survivre comme doivent le ressentir les rats de laboratoire quand on les saisit par les pattes arrière, ou les porcs qu’on va égorger, les vaches qu’on va abattre, une sorte de résistance primitive… Il va falloir attendre un peu pour cela. Attendre que ses poumons blanchissent à la recherche de l’air, que son corps s’épuise dans une tentative désespérée pour se dégager, que sa tête menace d’exploser, que son esprit soit gagné par la folie, que… n’anticipons pas.
Albert se retourne, regarde une dernière fois vers le haut, ce n’est pas si loin que ça, finalement. Simplement, c’est trop loin pour lui. Il tâche de rassembler ses forces, de ne penser à rien d’autre que ça, remonter, sortir de ce trou. Il reprend son barda, son fusil, s’agrippe et, malgré la fatigue, commence à escalader la pente. Pas facile. Ses pieds glissent, glissent sur l’argile boueuse, ne trouvent pas de prise, il a beau enfoncer ses doigts dans la terre, cogner de toutes ses forces de la pointe du pied pour tenter de se ménager des appuis, rien n’y fait, il retombe. Il se déleste alors de son fusil, de son sac. S’il fallait se déshabiller tout entier, il n’hésiterait pas. Il se vautre contre la paroi et recommence à ramper sur le ventre, ses gestes sont ceux d’un écureuil dans une cage, il gratte dans le vide et retombe toujours au même endroit. Il ahane, il geint puis il hurle. La panique le gagne. Il sent monter les larmes, tape du poing contre le mur de glaise. Le bord n’est pas si loin, merde quoi, en tendant le bras il pourrait presque le toucher, mais ses semelles patinent, chaque centimètre conquis est aussitôt reperdu. Il faut sortir de ce putain de trou ! se hurle-t-il. Et il va y arriver. Mourir oui, un jour, mais pas maintenant, non, ce serait trop bête. Il va sortir de là et le lieutenant Pradelle, il ira le chercher jusque chez les Boches s’il le faut, il le trouvera et il le tuera. Ça lui donne du courage, l’idée de buter cet enculé.
Il s’arrête un instant sur ce triste constat : les Boches, depuis plus de quatre ans qu’ils essayent, n’ont pas réussi à le tuer et c’est un officier français qui va le faire.
Merde.
Albert s’agenouille et ouvre son sac. Il sort tout, pose son quart entre ses jambes ; il va étendre sa capote contre la paroi glissante, planter dans la terre tout ce qu’il a sous la main pour servir de crampon, il se tourne et c’est exactement à ce moment-là que l’obus se fait entendre quelques dizaines de mètres au-dessus de lui. Soudain inquiet, Albert lève la tête. Depuis quatre ans, il a appris à distinguer les obus de soixante-quinze des quatre-vingt-quinze, les cent cinq des cent vingt… Sur celui-là, il hésite. Ce doit être à cause de la profondeur du trou, ou de la distance, il s’annonce par un bruit étrange, comme nouveau, à la fois plus sourd et plus feutré que les autres, un ronflement amorti, qui se termine en une vrille surpuissante. Le cerveau d’Albert a juste le temps de s’interroger. La détonation est incommensurable. Prise d’une convulsion foudroyante, la terre s’ébranle et pousse un grondement massif et lugubre avant de se soulever. Un volcan. Déséquilibré par la secousse, surpris aussi, Albert regarde en l’air parce que tout s’est obscurci d’un coup. Et là, à la place du ciel, une dizaine de mètres au-dessus de lui, il voit se dérouler, presque au ralenti, une immense vague de terre brune dont la crête mouvante et sinueuse ploie lentement dans sa direction et s’apprête à descendre vers lui pour l’enlacer. Une pluie claire, presque paresseuse, de cailloux, de mottes de terre, de débris de toutes sortes annonce son arrivée imminente. Albert se recroqueville et bloque sa respiration. Ce n’est pas du tout ce qu’il faudrait faire, au contraire, il faut se mettre en extension, tous les morts ensevelis vous le diront. Il y a ensuite deux ou trois secondes suspendues pendant lesquelles Albert fixe le rideau de terre qui flotte dans le ciel et semble hésiter sur le moment et le lieu de sa chute.
Dans un instant, cette nappe va s’écraser sur lui et le recouvrir.
En temps normal, Albert ressemble assez, pour faire image, à un portrait du Tintoret. Il a toujours eu des traits douloureux, avec une bouche très dessinée, un menton en galoche et de larges cernes que soulignent des sourcils arqués et d’un noir profond. Mais à cet instant, comme il a le regard tourné vers le ciel et qu’il voit la mort approcher, il ressemble plutôt à un saint Sébastien. Ses traits se sont brusquement tirés, tout son visage est plissé par la douleur, par la peur, dans une sorte de supplique d’autant plus inutile que de son vivant Albert n’a jamais cru à rien et ça n’est pas avec la poisse qui lui arrive qu’il va se mettre à croire en quelque chose. Même s’il en avait le temps.
Dans un formidable craquement, la nappe s’abat sur lui. On aurait pu s’attendre à un choc qui l’aurait tué tout net, Albert serait mort et voilà tout. Ce qui se passe est pire. Les cailloux et les pierres continuent de lui tomber dessus en grêle puis la terre arrive, d’abord couvrante et de plus en plus lourde. Le corps d’Albert est collé au sol.
Progressivement, à mesure que la terre s’entasse au-dessus de lui, il est immobilisé, compressé, comprimé.
La lumière s’éteint.
Tout s’arrête.
Un nouvel ordre du monde s’installe, un monde où il n’y aura plus de Cécile.
La première chose qui le frappe, juste avant la panique, c’est la cessation du bruit de la guerre. Comme si tout s’était tu brusquement, que Dieu avait sifflé la fin de la partie. Bien sûr, s’il y prêtait un peu attention, il comprendrait que rien ne s’est arrêté, que le son lui arrive seulement filtré, amorti par le volume de terre qui l’enserre et le recouvre, quasiment inaudible. Mais pour le moment, Albert a bien d’autres soucis que de guetter les bruits pour savoir si la guerre continue parce que pour lui, ce qui compte, c’est qu’elle est en train de se terminer.
Dès que le fracas s’est estompé, Albert est saisi. Je suis sous la terre, se dit-il ; ce n’est toutefois qu’une idée assez abstraite. C’est quand il se dit, je suis enterré vivant, que la chose prend un aspect terriblement concret.
Et lorsqu’il mesure l’étendue de la catastrophe, le genre de mort qui l’attend, quand il comprend qu’il va mourir étouffé, asphyxié, Albert devient fou, instantanément, totalement fou. Dans sa tête, tout se brouille, il hurle, et, dans ce cri inutile, il gaspille le peu d’oxygène qui lui reste. Je suis enterré, se répète-t-il en boucle, et son esprit s’engouffre dans cette effroyable évidence au point qu’il n’a même pas encore pensé à rouvrir les yeux. Tout ce qu’il fait, c’est tenter de remuer en tous sens. Tout ce qui lui reste de force, tout ce qui monte en lui de panique, se transforme en effort musculaire. Il dépense, à se débattre, une énergie incroyable. Tout ça en vain.
Et soudain, il s’arrête.
Parce qu’il vient de comprendre qu’il bouge les mains. Très peu, mais il les bouge. Il retient sa respiration. En tombant, la terre argileuse et gorgée d’eau a ménagé comme une sorte de coquille au niveau des bras, des épaules, de la nuque. Le monde dans lequel il est comme pétrifié lui a concédé quelques centimètres ici et là. En fait, il n’y a pas beaucoup de terre au-dessus de lui. Albert le sait. Quoi, quarante centimètres peut-être. Mais il est allongé dessous et cette couche est suffisante pour le paralyser, empêcher tout mouvement et le condamner.
Tout autour de lui, la terre tremble. Au-dessus, au loin, la guerre se poursuit, les obus continuent d’ébranler la terre, de la secouer.
Albert ouvre les yeux, timidement d’abord. C’est la nuit, ce n’est pas le noir complet. Des rais infinitésimaux de jour, blanchâtres, filtrent légèrement. Une lueur extrêmement pâle, à peine de la vie.
Il se contraint à respirer par petites saccades. Il écarte les coudes de quelques centimètres, parvient à étendre un peu les pieds, ça tasse la terre à l’autre bout. Avec mille précautions, luttant sans cesse contre la panique qui le gagne, il tente de dégager son visage pour respirer. Un bloc de terre cède aussitôt, comme une bulle qui éclate. Son réflexe est instantané, tous ses muscles se tendent, son corps se recroqueville. Mais rien d’autre ne se passe. Combien de temps reste-t-il ainsi, dans cet équilibre instable où l’air se raréfie lentement, à imaginer quelle mort s’approche, ce que ça va faire que d’être privé d’oxygène et de le comprendre, d’avoir les vaisseaux qui explosent un à un comme des baudruches, d’écarquiller les yeux à n’en plus pouvoir comme s’ils cherchaient à voir l’air qui manque ? Millimètre par millimètre, tandis qu’il s’efforce de respirer le moins possible, et ne pas penser, de ne pas se voir tel qu’il est, il avance la main, palpe devant lui. Il sent alors quelque chose sous ses doigts, la lueur blanchâtre bien qu’un peu plus dense, ne permet pas de distinguer ce qui l’entoure. Ses doigts touchent quelque chose de souple, pas de la terre, pas de l’argile, c’est presque soyeux, avec du grain.
Il met du temps à comprendre de quoi il s’agit.
À mesure qu’il accommode, il discerne ce qu’il a en face de lui : deux gigantesques babines d’où s’écoule un liquide visqueux, d’immenses dents jaunes, de grands yeux bleuâtres qui se dissolvent…
Une tête de cheval, énorme, repoussante, une monstruosité.
Albert ne peut réprimer un violent mouvement de recul. Son crâne cogne contre la coquille, de la terre s’écroule de nouveau, lui inonde le cou, il monte les épaules pour se protéger, cesse de bouger, de respirer. Laisse passer les secondes.
L’obus, en trouant le sol, a déterré un de ces innombrables canassons morts qui pourrissent sur le champ de bataille et vient d’en livrer une tête à Albert. Les voici face à face, le jeune homme et le cheval mort, presque à s’embrasser. L’effondrement a permis à Albert de dégager ses mains, mais le poids de la terre est lourd, très lourd, ça comprime sa cage thoracique. Il reprend doucement une respiration saccadée, ses poumons n’en peuvent déjà plus. Des larmes commencent à monter qu’il parvient à réprimer. Il se dit que pleurer, c’est accepter de mourir.
Il ferait mieux de se laisser aller, parce que ça ne va plus être long maintenant.
Ce n’est pas vrai qu’au moment de mourir toute notre vie se déroule en un instant fulgurant. Mais des images, ça oui. Et de vieilles encore. Son père, dont le visage est si net, si précis, qu’il jurerait qu’il est là, sous la terre avec lui. C’est sans doute parce qu’ils vont s’y retrouver. Il le voit jeune, au même âge que lui. Trente ans et des poussières, évidemment, ce sont les poussières qui comptent. Il porte son uniforme du musée, il a ciré sa moustache, il ne sourit pas, comme sur la photographie du buffet. Albert manque d’air. Ses poumons lui font mal, des mouvements convulsifs le saisissent. Il voudrait réfléchir. Rien n’y fait, le désarroi prend le dessus, la terrible frayeur de la mort lui remonte des entrailles. Les larmes coulent malgré lui. Mme Maillard le fixe d’un regard réprobateur, décidément Albert ne saura jamais s’y prendre, tomber dans un trou, je vous demande un peu, mourir juste avant la fin de la guerre, passe encore, c’est idiot, mais bon, on peut comprendre, tandis que mourir enterré, autant dire dans la position d’un homme déjà mort ! C’est tout lui, ça, Albert, jamais comme les autres, toujours un peu moins bien. De toute façon, s’il n’était pas mort à la guerre, que serait-il devenu, ce garçon ? Mme Maillard lui sourit enfin. Avec Albert mort, il y a au moins un héros dans la famille, ce n’est pas si mal.
Le visage d’Albert est presque bleu, ses tempes battent à une cadence inimaginable, on dirait que toutes les veines vont éclater. Il appelle Cécile, il voudrait se retrouver entre ses jambes, serré à n’en plus pouvoir, mais les traits de Cécile ne remontent pas jusqu’à lui, comme si elle était trop loin pour lui parvenir et c’est ça qui lui fait le plus mal, de ne pas la voir à cet instant, qu’elle ne l’accompagne pas. Il n’y a que son nom, Cécile, parce que le monde dans lequel il s’enfonce n’a plus de corps, que des mots. Il voudrait la supplier de venir avec lui, il a épouvantablement peur de mourir. Or c’est inutile, il va mourir seul, sans elle.
Alors au revoir, au revoir là-haut, ma Cécile, dans longtemps.
Puis le nom de Cécile s’efface à son tour pour laisser la place au visage du lieutenant Pradelle, avec son insupportable sourire.
Albert gesticule en tous sens. Ses poumons se remplissent de moins en moins, ça siffle quand il force. Il se met à tousser, il serre le ventre. Plus d’air.
Il agrippe la tête de cheval, parvient à saisir les grasses babines dont la chair se dérobe sous ses doigts, il attrape les grandes dents jaunes et, dans un effort surhumain, écarte la bouche qui exhale un souffle putride qu’Albert respire à pleins poumons. Il gagne ainsi quelques secondes de survie, son estomac se révulse, il vomit, son corps tout entier est de nouveau secoué de tremblements, mais tente de se retourner sur lui-même à la recherche d’une once d’oxygène, c’est sans espoir.
La terre est si lourde, presque plus de lumière, juste encore les soubresauts de la terre fracassée par les obus qui là-haut continuent de pleuvoir, après quoi plus rien n’entre en lui. Rien. Seulement un râle.
Puis une grande paix l’envahit. Il ferme les yeux.
Il est pris d’un malaise, son cœur s’effondre, sa raison s’éteint, il sombre.
Albert Maillard, soldat, vient de mourir.
Le lieutenant d’Aulnay-Pradelle, homme décidé, sauvage et primitif, courait sur le champ de bataille en direction des lignes ennemies avec une détermination de taureau. C’était impressionnant, cette manière de n’avoir peur de rien. En réalité, il n’y avait pas beaucoup de courage là-dedans, moins qu’on pourrait croire. Ce n’était pas qu’il fût spécialement héroïque, mais il avait acquis très vite la conviction qu’il ne mourrait pas ici. Il en était certain, cette guerre n’était pas destinée à le tuer, mais à lui offrir des opportunités.
Dans cette soudaine attaque de la cote 113, sa détermination féroce tenait, bien sûr, à ce qu’il haïssait les Allemands au-delà de toute limite, de manière quasiment métaphysique, mais aussi au fait qu’on s’acheminait vers l’issue et qu’il lui restait très peu de temps pour profiter des chances qu’un conflit comme celui-ci, exemplaire, pouvait prodiguer à un homme comme lui.
Albert et les autres soldats l’avaient pressenti : ce type avait tout du hobereau, versant lessivé. Au cours des trois générations précédentes, les Aulnay-Pradelle avaient été littéralement nettoyés par une suite de déroutes boursières et de déconfitures. De l’ancienne gloire de ses ancêtres, il n’avait conservé que la Sallevière, la demeure de la famille, en ruine, le prestige de son nom, un ou deux ascendants très éloignés, quelques relations incertaines et une avidité à retrouver une place dans le monde qui frisait la fureur. Il vivait la précarité de sa situation comme une injustice et regagner son rang dans l’échelle de l’aristocratie était son ambition fondamentale, une véritable obsession à laquelle il était prêt à tout sacrifier. Son père s’était tiré une balle dans le cœur dans un hôtel de province après avoir claqué tout ce qui restait. La légende soutenait sans fondement que sa mère, morte un an plus tard, avait succombé au chagrin. Sans frère ni sœur, le lieutenant se trouvait être le dernier Aulnay-Pradelle et ce contexte « fin de race » lui procurait un vif sentiment d’urgence. Après lui, rien. L’interminable déchéance de son père l’avait convaincu très tôt que la refondation de la famille reposait sur ses seules épaules et il était certain de disposer de la volonté et du talent nécessaires pour y parvenir.
Ajoutez à cela qu’il était assez beau. Il fallait aimer les beautés sans imagination, bien sûr, mais, tout de même, les femmes le désiraient, les hommes le jalousaient, ce sont des signes qui ne trompent pas. N’importe qui vous dirait qu’à un physique pareil et à un nom pareil, il ne manquait que la fortune. Et c’était exactement son avis et même son unique projet.
On comprend mieux pourquoi il s’était donné un mal de chien pour organiser cette charge que le général Morieux désirait si ardemment. Pour l’état-major, c’était une verrue, cette cote 113, un point minuscule sur la carte qui vous narguait, jour après jour, le genre de truc qu’on prend en grippe, c’est plus fort que vous.
Le lieutenant Pradelle n’était pas sujet à ce genre de fixation mais lui aussi la désirait, cette cote 113, parce qu’il était en bas de la pile du commandement, qu’on arrivait à la fin et que, dans quelques semaines, il serait trop tard pour se distinguer. Déjà, lieutenant en trois ans, ce n’était pas mal. Là-dessus, un coup d’éclat et l’affaire serait entendue : capitaine à la démobilisation.
Pradelle était assez content de lui. Pour motiver ses hommes à se lancer dans la conquête de cette cote 113, les persuader que les Boches venaient de trucider, de sang-froid, deux de leurs camarades, c’était la certitude de déclencher chez eux une belle colère vengeresse. Un vrai coup de génie.
Après avoir lancé l’attaque, il avait confié à un adjudant le soin de conduire la première charge. Lui était resté légèrement en retrait, une bricole à régler avant de rejoindre le gros de l’unité. Après quoi il pourrait remonter vers les lignes ennemies, dépasser tout le monde de sa grande foulée sportive et aérienne et arriver dans les premiers pour dézinguer du Boche autant qu’il plairait à Dieu de lui en offrir.
Dès son premier coup de sifflet, quand les hommes avaient commencé à charger, il s’était placé à bonne distance sur la droite, afin d’empêcher les soldats de dériver dans la mauvaise direction. Son sang n’avait fait qu’un tour lorsqu’il avait vu ce type, comment s’appelle-t-il déjà, un gars avec un visage triste et de ces yeux, on dirait toujours qu’il va se mettre à pleurer, Maillard, c’est ça, s’arrêter là-bas, sur la droite, à se demander comment, sorti du boyau, il avait pu arriver jusque-là, ce con.
Pradelle l’avait vu s’immobiliser, revenir sur ses pas, s’agenouiller, intrigué, et repousser le corps du vieux Grisonnier.
Or ce corps-là, Pradelle l’avait à l’œil depuis le début de l’attaque parce qu’il devait absolument s’en occuper et, le plus vite possible, le faire disparaître, c’était même pour cette raison qu’il était resté en serre-file sur la gauche. Pour être tranquille.
Et voilà ce con de soldat qui s’arrête en pleine course et regarde les deux cadavres, le vieux et le jeune.
Pradelle a aussitôt foncé, un taureau, je vous dis. Albert Maillard s’était déjà relevé. Il avait l’air secoué par sa découverte. Quand il a vu Pradelle fondre sur lui, il a compris ce qui allait lui arriver et il a tenté de s’enfuir, mais sa peur était moins efficace que la colère de son lieutenant. Le temps de réaliser, Pradelle était sur lui, un coup d’épaule dans le buffet et le soldat a chuté dans un trou d’obus et roulé jusqu’au fond. Bon, ça n’est que deux mètres, tout au plus, pour en ressortir, ce ne sera pas facile, va falloir de l’énergie, d’ici là Pradelle aura réglé le problème.
Et après, il n’y aura plus rien à dire vu qu’il n’y aura plus de problème.
Pradelle reste au bord du vase et regarde le soldat tout au fond, il hésite sur la solution à adopter puis se sent tranquillisé parce qu’il sait disposer du temps nécessaire. Il reviendra plus tard. Il se détourne, recule de quelques mètres.
Le vieux Grisonnier est couché sur le dos, l’air têtu. L’avantage de la situation nouvelle, c’était que Maillard, en le retournant, l’a rapproché du corps du jeune, Louis Thérieux, ça facilite la tâche. Pradelle jette un œil alentour pour vérifier que personne ne l’observe, l’occasion d’un constat : quel carnage ! C’est là qu’on se rend compte que cette attaque aura quand même coûté sacrément cher en effectifs. Mais c’est la guerre et il n’est pas ici pour philosopher. Le lieutenant Pradelle dégoupille sa grenade offensive et la cale posément entre les deux cadavres. Le temps de s’éloigner d’une trentaine de mètres et de se mettre à l’abri, les mains sur les oreilles, il perçoit la détonation qui pulvérise le corps des deux soldats morts.
Deux morts de moins dans la Grande Guerre.
Et deux disparus de plus.
Il doit aller s’occuper de ce con de soldat, là-bas, dans son trou. Pradelle sort sa seconde grenade. Il s’y connaît, il y a deux mois, il a regroupé une quinzaine de Boches qui venaient de se rendre, il les a mis en rond, les prisonniers s’interrogeaient du regard, personne ne comprenait. D’un geste, il a balancé une grenade au milieu du cercle, deux secondes avant l’explosion. Un travail d’expert. Quatre années d’expérience du lancer franc. Une précision, je ne vous dis pas. Le temps que les types se rendent compte de ce qui leur arrivait dans les pattes, ils étaient direct en partance pour le Walhalla. Vont pouvoir tripoter les Walkyries, ces enfoirés.
C’est sa dernière grenade. Après, il n’aura plus rien à balancer dans les tranchées boches. C’est dommage, mais tant pis.
À l’instant même, un obus explose, une immense gerbe de terre s’élève et s’effondre. Pradelle se soulève pour mieux voir. Le trou est entièrement recouvert !
Pile-poil. Le type est en dessous. Quel con !
L’avantage pour Pradelle, c’est qu’il a économisé une grenade offensive.
De nouveau impatient, il se remet à courir en direction des premières lignes. Allez, il est urgent d’aller s’expliquer avec les Boches. On va leur offrir un beau cadeau d’adieu.
Péricourt s’était fait faucher en pleine course. La balle lui avait fracassé la jambe. Il avait poussé un hurlement de bête, s’était effondré dans la boue, la douleur était insupportable. Il s’était tortillé et retourné dans tous les sens en continuant de crier et, comme il n’arrivait pas à voir sa jambe qu’il serrait à deux mains au niveau de la cuisse, il s’était demandé si un éclat d’obus ne la lui avait pas sectionnée. Il fit un effort désespéré pour se soulever un peu, il y parvint et, malgré les terribles élancements, il fut soulagé : sa jambe était bien là, entière. Il apercevait le pied tout au bout, c’était en dessous du genou que c’était écrabouillé. Ça pissait le sang ; il pouvait remuer un peu le bout du pied, il souffrait comme un damné, mais ça bougeait. Malgré le boucan, les balles qui sifflaient, les shrapnells, il pensa « j’ai ma jambe ». Il en fut rassuré parce qu’il n’aimait pas l’idée de devenir unijambiste.
On disait parfois le « petit Péricourt » pour jouer avec le paradoxe, parce que, pour un garçon né en 1895, il était extrêmement grand, un mètre quatre-vingt-trois, vous pensez, c’était quelque chose. D’autant qu’avec une taille pareille, on a vite l’air maigre. Il était déjà comme ça à quinze ans. À l’institution, ses camarades l’appelaient « le géant », et ce n’était pas toujours bienveillant, il n’était pas très aimé.
Édouard Péricourt, le genre de type qui a de la chance.
Dans les écoles qu’il fréquentait, tous étaient comme lui, des gosses de riches à qui rien ne pouvait arriver, qui entraient dans l’existence bardés de certitudes et d’une confiance en soi sédimentée par toutes les générations d’ascendants fortunés qui les avaient précédés. Chez Édouard, ça passait moins bien que chez les autres parce qu’en plus de tout ça, il était chanceux. Or on peut tout pardonner à quelqu’un, la richesse, le talent, mais pas la chance, non, ça, c’est trop injuste.
En fait, sa veine était avant tout un excellent sens de l’autoconservation. Quand le danger était trop grand, que la tournure des événements devenait menaçante, quelque chose le prévenait, il avait des antennes, et il faisait le nécessaire pour rester dans la course sans y laisser trop de plumes. Évidemment, voir comme ça Édouard Péricourt allongé dans la gadoue le 2 novembre 1918 avec une jambe en bouillie, on peut se demander si la chance ne vient pas de tourner, et dans le mauvais sens. En fait, non, pas tout à fait, parce qu’il va garder sa jambe. Il boitera le restant de ses jours, mais sur deux jambes.
Il retira rapidement son ceinturon et il en fit un garrot qu’il serra très fort pour arrêter l’hémorragie. Puis, épuisé par cet effort, il se relâcha et s’allongea. La douleur se calma un peu. Il allait devoir rester là un moment et il n’aimait pas cette position. Il risquait d’être atomisé par un obus, ou pire encore… C’était une idée qui courait fréquemment à cette époque : la nuit, les Allemands sortaient de leurs tranchées pour venir achever les blessés à l’arme blanche.
Pour relâcher ses muscles, Édouard poussa sa nuque dans la boue. Il ressentit un peu de fraîcheur. Ce qu’il y avait derrière lui, maintenant, il le voyait tout à l’envers. Comme s’il était à la campagne, allongé sous les arbres. Avec une fille. C’est une chose qu’il n’avait jamais connue, avec une fille. Celles qu’il avait croisées, c’étaient surtout celles des boxons du côté des Beaux-Arts.
Il n’eut pas le loisir de remonter plus loin dans ses souvenirs, parce qu’il aperçut soudain la haute dégaine du lieutenant Pradelle. Quelques instants plus tôt, le temps de tomber, de se rouler par terre de douleur et de faire son garrot, Édouard avait laissé tout le monde en train de courir vers les lignes boches et voilà le lieutenant Pradelle à dix mètres derrière lui, debout, immobile, comme si la guerre s’était arrêtée.
Édouard le voit de loin, à l’envers et de profil. Les mains posées sur le ceinturon, il regarde à ses pieds. On dirait un entomologiste penché sur une fourmilière. Imperturbable au milieu du fracas. Olympien. Puis, comme si l’affaire était terminée ou qu’elle ne le concernait plus, peut-être a-t-il achevé son observation, il disparaît. Qu’un officier s’arrête en pleine charge pour regarder à ses pieds, c’est tellement étonnant qu’un instant Édouard ne sent plus la douleur. Il y a là quelque chose d’anormal. Déjà, qu’Édouard se fasse écraser une jambe, c’est surprenant ; il a traversé la guerre sans une éraflure, se retrouver cloué au sol avec une jambe en capilotade, il y a quelque chose qui ne va pas, mais, à la limite, dans la mesure où il est soldat et qu’on est dans un conflit passablement meurtrier, être blessé, c’est quand même dans l’ordre des choses. En revanche, un officier qui s’arrête sous les bombes pour observer ses pieds…
Péricourt relâche ses muscles, retombe sur le dos, tâche de respirer, les mains serrées autour de son genou, juste au-dessus du garrot improvisé. Quelques minutes plus tard, c’est plus fort que lui, il se cambre, regarde de nouveau l’endroit où le lieutenant Pradelle se tenait debout il y a quelques instants… Rien. L’officier a disparu. La ligne d’attaque s’est encore avancée, les explosions se sont éloignées de plusieurs dizaines de mètres. Édouard pourrait en rester là, se concentrer sur sa blessure. Par exemple, il pourrait réfléchir pour savoir s’il vaut mieux attendre les secours ou tenter de se traîner vers l’arrière, au lieu de quoi il demeure cambré, comme une carpe sortie de l’eau, les reins creusés, le regard rivé à cet endroit.
Enfin, il se décide. Et là, c’est très dur. Il se soulève sur ses coudes pour ramper à reculons. Sa jambe droite ne répond plus, tout à la force des avant-bras, avec juste l’appui de la jambe gauche ; l’autre traîne dans la gadoue, comme un membre mort. Chaque mètre est un effort. Et il ne sait pas pourquoi il agit ainsi. Il serait incapable de le dire. Sauf que ce Pradelle est un homme vraiment inquiétant, personne ne peut l’encadrer. Il confirme l’adage selon lequel le véritable danger pour le militaire, ce n’est pas l’ennemi, mais la hiérarchie. Si Édouard n’est pas suffisamment politisé pour se dire que c’est le propre du système, son esprit va quand même dans cette direction-là.
Il est brusquement arrêté dans son élan. Il vient de ramper sur sept ou huit mètres, guère plus, quand une explosion terrible, un obus d’un calibre insoupçonné, le cloue au sol. Peut-être que couché par terre, ça amplifie les détonations. Il se raidit, tendu comme une perche, rigide, même sa jambe droite ne résiste pas à ce mouvement. On dirait un épileptique saisi dans sa transe. Son regard reste fixé sur l’endroit où se trouvait Pradelle quelques minutes auparavant lorsqu’une immense gerbe de terre se soulève, comme une vague colérique et rageuse, et s’élève dans les airs. Édouard a l’impression qu’elle va l’ensevelir tellement il la sent proche, enveloppante, et elle retombe avec un bruit terrible, feutré comme le soupir d’un ogre. Les explosions et les balles sifflantes, les fusées éclairantes qui s’épanouissent dans le ciel, ce n’est presque plus rien à côté de ce mur de terre qui s’écroule près de lui. Tétanisé, il ferme les yeux, le sol vibre sous lui. Il se tasse, cesse de respirer. Lorsqu’il reprend ses esprits, constater qu’il est encore vivant lui donne le sentiment d’être un miraculé.
La terre est entièrement retombée. Aussitôt, comme un gros rat de tranchée, avec une énergie qu’il serait incapable d’expliquer, il rampe de nouveau, toujours sur le dos, il se hisse là où son cœur l’appelle, puis il comprend : il est arrivé là où la vague s’est effondrée et, à cet endroit, une petite pointe d’acier perce le sol sur la terre presque poudreuse. Quelques centimètres. C’est l’extrémité d’une baïonnette. Le message est clair. Là-dessous, il y a un soldat enterré.
Le coup de l’ensevelissement est un grand classique, un de ceux dont il a entendu parler, mais auquel il n’a jamais été confronté personnellement. Dans les unités où il a combattu, il y avait souvent des sapeurs avec des pelles et des pioches pour tenter de déterrer les types qui se retrouvaient dans cette mauvaise position. On arrivait toujours trop tard, on les ressortait le visage cyanosé, les yeux comme explosés. L’ombre de Pradelle repasse un instant dans l’esprit d’Édouard, il ne veut pas s’y arrêter.
Agir, vite.
Il se retourne sur le ventre et aussitôt sa blessure à la jambe le fait hurler parce que, ouverte de nouveau, bouillonnante, la plaie s’écrase maintenant contre le sol. Son cri rauque ne s’est pas encore achevé qu’il gratte fébrilement, les doigts recourbés en forme de griffes. Instrument dérisoire si le gars qui est là-dessous commence déjà à manquer d’air… Il ne faut pas longtemps pour qu’Édouard s’en rende compte. À quelle profondeur est-il ? Si seulement il y avait quelque chose pour racler. Péricourt se tourne vers la droite. Son regard tombe sur des cadavres, à part ça, rien d’autre qui traîne, pas un outil, rien de rien. Une seule solution, parvenir à retirer cette baïonnette et s’en servir pour creuser, mais ça va prendre des heures. Il a l’impression que le type appelle. Bien sûr, même s’il n’est pas enterré profondément, avec le boucan qu’il y a ici, aucune chance de l’entendre même s’il hurlait, c’est un effet de son imagination, à Édouard, son cerveau bouillonne, il sent combien c’est urgent. Les ensevelis, il faut les sortir tout de suite ou on les retire morts. Tandis qu’il gratte avec ses ongles de chaque côté de l’extrémité de la baïonnette qui émerge, il se demande s’il le connaît ; des noms de gars de son unité, des visages défilent dans sa tête. C’est incongru dans la circonstance : il voudrait sauver ce camarade et que ce soit quelqu’un avec qui il a parlé, quelqu’un qu’il aime bien. Ça l’aide à travailler vite, ce genre de pensée. Il se tourne sans cesse à droite et à gauche, cherchant du regard une aide quelconque, mais rien, il en a mal aux doigts. Il a réussi à dégager la terre sur une dizaine de centimètres de chaque côté, mais quand il essaye d’ébranler la baïonnette, ça ne bouge pas d’un millimètre, c’est comme une dent saine, c’est décourageant. Depuis combien de temps s’acharne-t-il, deux minutes, trois ? Le type est peut-être déjà mort. À cause de la position, Édouard commence à ressentir une douleur dans les épaules. Il ne va pas tenir longtemps comme ça, une sorte de doute le gagne, un épuisement, ses gestes se fatiguent, il perd sa respiration, ses biceps se durcissent, une crampe lui vient, il tape du poing par terre. Et, soudain, il en est certain : ça a bougé ! Ses larmes se mettent aussitôt à couler, il pleure vraiment, il a pris le bout de fer à deux mains et il pousse et il tire de toutes ses forces et sans s’arrêter, il essuie d’un revers de bras les larmes qui lui noient le visage, c’est devenu facile soudainement, il cesse de remuer, recommence à gratter et plonge la main pour tenter de la retirer. Il pousse un cri de victoire lorsque la baïonnette cède. Il la sort et la contemple un court instant comme s’il n’y croyait pas, qu’il en voyait une pour la première fois, mais il la replante d’un geste rageur, il hurle, il rugit et poignarde le sol. Il dessine un large cercle avec le tranchant émoussé et, en mettant la lame à plat, il la passe sous la terre pour la soulever et la chasser ensuite à la main. Combien de temps ça lui prend ? La douleur à la jambe est de plus en plus vive. Enfin, c’est là, il voit quelque chose, il tâte, un tissu, un bouton, il gratte comme un fou, un vrai chien de chasse, il palpe de nouveau, c’est une vareuse, il y met les deux mains, les deux bras, la terre s’est comme effondrée dans un trou, il sent des choses, il ne sait pas ce que c’est. Puis il rencontre le poli d’un casque, il en suit le contour et, au bout des doigts, c’est le gars. « Hé ! » Il pleure toujours, Édouard, et il crie en même temps, tandis que ses bras, mus par une force qu’il ne maîtrise pas, font le ménage, furieusement, balayent la terre. La tête du soldat apparaît enfin, à moins de trente centimètres, comme s’il dormait ; il le reconnaît, il s’appelle comment déjà ? Il est mort. Et cette idée est tellement douloureuse qu’Édouard s’arrête et regarde ce camarade, juste en dessous de lui, et, un court moment, il se sent aussi mort que lui, c’est sa propre mort qu’il contemple et ça lui fait un mal immense, immense…
En pleurant, il continue de dégager le reste du corps, ça va vite, voici les épaules, le torse, jusqu’à la ceinture. Devant le visage du soldat, il y a une tête de cheval mort ! C’est curieux qu’ils se soient trouvés ainsi enterrés ensemble, se dit Édouard, face à face. À travers ses larmes, il voit le dessin que ça ferait, c’est plus fort que lui. Ça irait plus vite s’il pouvait se mettre debout, prendre une position différente, mais, même comme ça, il y arrive, il dit à voix haute des choses très bêtes, il dit : « T’en fais pas » en pleurant comme un veau, comme si l’autre pouvait l’entendre, il a envie de le serrer contre lui et il dit des choses dont il aurait honte si quelqu’un les entendait, parce qu’au fond il pleure sur sa propre mort. Il pleure sur sa peur rétrospective, il peut se l’avouer maintenant, depuis deux ans, combien il crève de trouille d’être un jour le soldat mort d’un autre soldat qui serait seulement blessé. C’est la fin de la guerre, ces larmes qu’il déverse sur son camarade, ce sont celles de sa jeunesse, de sa vie. La chance qu’il a eue, lui. Estropié, une jambe à tirer le reste de son existence. La belle affaire. Il est vivant. À grands gestes larges, il achève de dégager le corps.
Le nom lui revient : Maillard. Le prénom, il ne l’a jamais su, on disait seulement Maillard.
Et un doute. Il approche son visage de celui d’Albert, il voudrait faire taire le monde entier qui explose partout autour de lui pour écouter parce qu’il se demande, quand même, est-ce qu’il est mort ? Bien qu’il soit allongé près de lui et que ça n’ait rien de pratique dans cette position, il le gifle comme il peut, et la tête de Maillard suit le mouvement sans broncher ; ça ne veut rien dire, et c’est une très mauvaise idée qu’il a là, Édouard, de s’imaginer que le soldat n’est peut-être pas tout à fait mort, une idée qui va lui faire plus de mal encore, mais voilà, c’est ainsi, maintenant qu’il y a ce doute, cette question, il faut absolument qu’il vérifie et c’est terrible pour nous, de voir ça. On a envie de lui crier, laisse, tu as fait de ton mieux, on a envie de lui prendre les mains, tout doucement, de les serrer dans les nôtres pour qu’il cesse de bouger comme ça, de s’énerver, on a envie de lui dire ces choses qu’on dit aux enfants qui ont des crises de nerfs, de l’étreindre jusqu’à ce que ses larmes se tarissent. De le bercer, en somme. Seulement, il n’y a personne autour d’Édouard, ni vous ni moi, pour lui montrer le bon chemin et, dans son esprit, est remontée de loin cette idée que Maillard n’est peut-être pas vraiment mort. Édouard a vu ça une fois, ou on le lui a raconté, une légende du front, une de ces histoires dont personne n’a été le témoin, un soldat qu’on croyait mort et qu’on a ranimé, c’était le cœur, il a redémarré.
Le temps de penser ça, malgré la douleur, c’est incroyable, Édouard se hisse sur sa jambe valide. En se soulevant, il voit sa jambe droite traîner derrière lui, mais il le perçoit dans un brouillard où se mêlent la peur, l’épuisement, la souffrance, le désespoir.
Il prend son élan, un court instant.
Pendant une seconde, il est debout, sur une seule jambe, comme un héron, son équilibre ne tient à rien, il jette un regard sous lui puis, après une respiration rapide, mais profonde, il se laisse brutalement choir sur la poitrine d’Albert, de tout son poids.
Le craquement est sinistre, des côtes écrasées, brisées. Édouard entend un râle. Sous lui, la terre se retourne et il glisse plus bas, comme s’il tombait de sa chaise, mais ce n’est pas la terre qui s’est soulevée, c’est Albert qui s’est tourné, qui vomit tripes et boyaux, qui se met à tousser. Édouard n’en croit pas ses yeux, ses larmes remontent, c’est vrai qu’il a de la chance, cet Édouard, vous avouerez. Albert continue de vomir, Édouard lui tape gaiement dans le dos, il pleure et il rit en même temps. Le voilà assis là, sur ce champ de bataille dévasté, à côté de la tête d’un cheval crevé, une jambe repliée à l’envers, sanguinolente, tout près de défaillir d’épuisement, avec ce type qui revient de chez les morts en dégueulant…
Pour une fin de guerre, c’est quelque chose. Une belle image. Mais ça n’est pas la dernière. Tandis qu’Albert Maillard reprend vaguement conscience, s’époumone en roulant sur le côté, Édouard droit comme un « I » insulte le ciel, comme s’il fumait un bâton de dynamite.
C’est alors qu’arrive à sa rencontre un éclat d’obus gros comme une assiette à soupe. Assez épais et à une vitesse vertigineuse.
La réponse des dieux, sans doute.
Les deux hommes remontèrent à la surface de manière assez différente.
Albert, revenu d’entre les morts en vomissant tripes et boyaux, reprit vaguement conscience dans un ciel strié de projectiles, signe qu’il était bien de retour dans la vraie vie. Il ne pouvait pas encore s’en rendre compte, mais la charge déclenchée et conduite par le lieutenant Pradelle touchait déjà presque à sa fin. Cette cote 113, finalement, avait été gagnée assez facilement. Après une résistance énergique, mais brève, l’ennemi s’était rendu, on avait fait des prisonniers. Tout, du début à la fin, n’avait été qu’une formalité à trente-huit morts, vingt-sept blessés et deux disparus (on ne comptait pas les Boches dans le calcul), autant dire un excellent rendement.
Lorsque les brancardiers l’avaient ramassé sur le champ de bataille, Albert tenait la tête d’Édouard Péricourt sur ses genoux, chantonnait et le berçait dans un état que les sauveteurs qualifièrent d’« halluciné ». Il avait toutes les côtes fêlées, cassées ou fracturées, mais les poumons étaient intacts. Il souffrait le martyre, ce qui était, somme toute, bon signe, signe qu’il était vivant. Il n’était toutefois pas d’une grande fraîcheur et, même s’il l’avait désiré, il aurait été contraint de remettre à plus tard sa réflexion sur les questions que posait sa situation.
Par exemple, par quel miracle, par la grâce de quelle volonté supérieure, par quel hasard inconcevable, son cœur avait-il cessé de battre quelques minuscules secondes seulement avant que le soldat Péricourt se lance dans une opération de réanimation d’une technicité toute personnelle. Tout ce qu’il pouvait constater était que la machine avait redémarré avec soubresauts, spasmes et cahots, mais que l’essentiel avait été préservé.
Les médecins, après l’avoir étroitement bandé, avaient décrété que leur science s’arrêtait là et l’avaient relégué dans une vaste salle commune où cohabitaient tant bien que mal des soldats à l’agonie, quelques grands blessés, nombre d’estropiés de toutes sortes, et où les plus valides, malgré leurs attelles, jouaient aux cartes en visant à travers leurs pansements.
Grâce à la conquête de la cote 113, l’hôpital de l’avant, qui s’était légèrement assoupi ces dernières semaines dans l’attente de l’armistice, avait repris de l’activité, mais, comme cette attaque n’avait pas été trop dévastatrice, on y adopta un rythme normal qu’on n’avait pas connu depuis presque quatre ans. Un temps où les sœurs infirmières pouvaient se consacrer un peu aux blessés mourant de soif. Où les médecins n’étaient pas obligés de renoncer à soigner des soldats longtemps avant qu’ils soient vraiment morts. Où les chirurgiens qui n’avaient pas dormi depuis soixante-douze heures ne se tordaient plus sous les crampes qui leur venaient à force de scier fémurs, tibias et humérus.
Dès son arrivée, Édouard avait subi deux interventions de fortune. Sa jambe droite était fracturée en plusieurs endroits, ligaments, tendons foutus, il boiterait toute sa vie. L’opération la plus conséquente consista à explorer les plaies au visage afin d’en ôter les corps étrangers (autant que le matériel d’un hôpital de l’avant pouvait le permettre). On avait procédé aux vaccinations, fait le nécessaire pour rétablir les voies aériennes, juguler les risques de gangrène gazeuse, les blessures avaient été largement incisées pour éviter qu’elles s’infectent ; le reste, c’est-à-dire l’essentiel, devait être confié à un hôpital de l’arrière mieux équipé avant d’envisager, si le blessé ne mourait pas, de l’envoyer ensuite vers un établissement spécialisé.
Un ordre avait été donné de transférer Édouard de toute urgence et, dans l’attente, on autorisa Albert, dont l’histoire autant de fois racontée que déformée fit rapidement le tour de l’hôpital, à rester au chevet de son camarade. Par bonheur, il avait été possible de placer le blessé dans une chambre individuelle, dans un secteur privilégié du bâtiment situé à l’extrémité sud et d’où l’on ne percevait pas en permanence les gémissements des moribonds.
Albert assista presque impuissant à la remontée d’Édouard par paliers successifs, activité épuisante, désordonnée, à laquelle il ne comprit pas grand-chose. Il surprenait parfois, chez le jeune homme des expressions, des mimiques qu’il pensait interpréter avec justesse, mais si fugitives qu’elles avaient disparu avant qu’Albert trouve un mot capable de les désigner. Je l’ai dit, Albert n’avait jamais été très vif, le petit incident dont il venait d’être victime n’avait rien arrangé.
Édouard souffrait terriblement de ses blessures, il hurlait et s’agitait si furieusement qu’il fallut l’attacher sur son lit. Albert comprit alors que la chambre à l’extrémité du bâtiment n’avait pas été donnée au blessé pour son confort, mais pour éviter aux autres de supporter ses plaintes à longueur de journée. Quatre années de guerre n’avaient pas suffi, sa naïveté était encore quasiment sans fond.
Albert se tordit les mains des heures entières en entendant hurler son camarade dont les cris, des gémissements aux sanglots et aux rugissements, couvrirent, en quelques heures, toute la gamme de ce qu’un homme peut exprimer lorsqu’il se trouve placé en continu à la limite de la douleur et de la folie.
Alors qu’il était incapable de défendre son bout de gras devant un sous-chef de service de sa banque, Albert se mua en fervent avocat, il plaida que l’éclat d’obus que son camarade avait reçu n’avait rien à voir avec une poussière dans l’œil, etc. À son niveau, il s’en sortit très bien, il pensa avoir été efficace. En réalité, il n’avait été que pathétique, ce qui fut toutefois suffisant. Comme on avait fait à peu près tout ce qu’on pouvait dans l’attente du transfert, le jeune chirurgien accepta d’administrer de la morphine à Édouard pour calmer ses douleurs, à condition qu’on s’en tienne à la dose minimum et qu’on la diminue régulièrement. Il était impensable qu’Édouard reste là plus longtemps, son état nécessitait des soins aussi spécialisés que rapides. Son transfert était des plus urgents.
Grâce à la morphine, la lente remontée d’Édouard fut moins mouvementée. Ses premières sensations conscientes furent assez confuses, le froid, le chaud, quelques échos difficiles à distinguer, des voix qu’il ne reconnaissait pas, le plus éprouvant étant ces élancements qui irriguaient tout le haut du corps à partir de la poitrine et qui épousaient les battements de son cœur, une suite ininterrompue de vagues qui deviendraient un calvaire à mesure que les effets de la morphine diminueraient. Sa tête était une caisse de résonance, chaque vague s’achevait par un cognement grave et sourd ressemblant au bruit que produisent, contre le quai, les bouées des bateaux lorsqu’ils arrivent au port.
Il sentit sa jambe aussi. La droite, écrabouillée par une balle scélérate et qu’il avait contribué à amocher davantage en allant sauver Albert Maillard. Mais cette douleur se brouilla également sous l’effet des drogues. Il perçut très confusément qu’il avait toujours sa jambe, ce qui était vrai. En capilotade, certes, mais encore à même de rendre (au moins partiellement) les services qu’on est en droit d’attendre d’une jambe de retour de la Première Guerre mondiale. Sa conscience des événements resta longtemps obscurcie, noyée sous les images. Édouard vivait dans un rêve chaotique et ininterrompu où se succédait, sans ordre ni priorité, un condensé de tout ce qu’il avait jusqu’alors vu, connu, entendu, senti.
Son cerveau mélangeait la réalité et des dessins, des tableaux, comme si la vie n’était rien d’autre qu’une œuvre supplémentaire et multiforme dans son musée imaginaire. Les beautés évanescentes de Botticelli, la frayeur soudaine du garçon mordu par un lézard du Caravage suivaient le visage d’une marchande de quatre-saisons de la rue des Martyrs dont la gravité l’avait toujours bouleversé ou, allez savoir pourquoi, le faux col de son père, celui qui avait une teinte légèrement rosée.
Au sein de ce camaïeu de banalités quotidiennes, de personnages de Bosch, de nus et de guerriers furieux, fit irruption de façon récurrente L’Origine du monde. Il n’avait pourtant vu ce tableau qu’une seule fois, en cachette, chez un ami de la famille. Je vous parle de ça, c’était longtemps avant la guerre, il devait avoir onze ou douze ans. Il était encore à l’institution Sainte-Clotilde, à cette époque. Sainte Clotilde, fille de Chilpéric et Carétène, une sacrée salope celle-là, Édouard l’avait dessinée dans toutes les positions, enfournée par son oncle Godégisil, en levrette par Clovis, et, aux environs de 493, suçant le roi des Burgondes avec Remi, l’évêque de Reims, par-derrière. C’est ce qui lui avait valu son troisième renvoi, définitif celui-là. Tout le monde convenait que c’était sacrément fouillé, c’était même à se demander, à son âge, où il avait pris les modèles, il y avait de ces détails… Son père, qui considérait l’art comme une dépravation de syphilitique, serrait les lèvres. En fait, dès avant Sainte-Clotilde, ça ne se passait déjà pas très bien pour Édouard. Surtout avec son père. Édouard s’était toujours exprimé dans le dessin. Dans toutes les écoles, tous ses professeurs avaient eu droit, un jour ou l’autre, à leur caricature d’un mètre de haut sur le tableau noir. Autant dire que c’était signé, du Péricourt tout craché. Au fil des années, son inspiration, concentrée sur la vie des institutions où son père, par ses relations, parvenait à le faire admettre, s’était peu à peu développée autour de nouvelles thématiques, ce qu’on pourrait appeler sa « période sainte », culminant dans la scène où Mlle Juste, professeur de musique, en Judith, brandissait d’un air gourmand la tête découpée d’un Holopherne ressemblant à s’y méprendre à M. Lapurce, professeur de mathématiques. On savait qu’ils fricotaient ensemble, ces deux-là. Jusqu’à leur séparation, symbolisée par cette admirable séquence de décapitation, on avait eu droit, grâce à Édouard qui en tenait la chronique, à pas mal d’épisodes scabreux, sur les tableaux, sur les murs, sur des feuilles que les enseignants eux-mêmes, lorsqu’ils les saisissaient, se repassaient les uns aux autres avant de les remettre au directeur. Personne ne pouvait apercevoir dans la cour le fade professeur de mathématiques sans le projeter aussitôt en satyre égrillard doté d’une stupéfiante virilité. Édouard avait alors huit ans. Cette scène biblique lui valut une convocation en haut lieu. L’entretien n’arrangea pas ses affaires. Lorsque le principal, brandissant à bout de bras le dessin, évoqua Judith d’un ton outré, Édouard fit remarquer que certes la jeune femme tenait le décapité par les cheveux, mais que, cette tête étant posée sur un plateau, il aurait été plus judicieux de voir Salomé plutôt que Judith et donc saint Jean-Baptiste plutôt qu’Holopherne. Édouard avait aussi ce côté pédant, des réflexes de chien savant qui agaçaient pas mal.
Indiscutablement, sa grande période d’inspiration, celle qu’on pourrait qualifier d’« efflorescente », commença à l’époque de la masturbation où ses sujets débordèrent d’imagination et d’inventivité. Ses fresques mirent alors en scène l’ensemble du personnel — jusqu’aux domestiques qui accédaient là à une dignité très blessante pour les cadres de l’institution — dans de vastes compositions où l’abondance des personnages autorisait les configurations sexuelles les plus originales. On riait, quoique en découvrant cet imaginaire érotique chacun s’interrogeait un peu sur sa propre vie, forcément, et les plus avisés y discernaient un penchant inquiétant pour les relations, on cherchait le mot, suspectes.
Édouard dessinait tout le temps. On le disait vicieux parce qu’il adorait choquer, il n’en ratait pas une, mais le coup de la sodomie de sainte Clotilde par l’évêque de Reims avait vraiment vexé l’institution. Et ses parents. Outrés. Son père, comme d’habitude, avait payé ce qu’il fallait pour éviter le scandale. Rien n’avait fait plier l’institution. Côté sodomie, elle était restée intraitable. Tout le monde contre Édouard. Sauf quelques copains, notamment ceux que les dessins émoustillaient, et sa sœur, Madeleine. Elle, ça l’avait fait rigoler, pas tant que l’évêque défonce Clotilde, ça encore, c’était de l’histoire ancienne, mais d’imaginer la tête du directeur, le père Hubert, ça oui… Elle y était allée, elle aussi, à Sainte-Clotilde, côté filles, elle connaissait ça par cœur. Madeleine riait beaucoup du culot d’Édouard, de ses perpétuelles insolences, elle adorait lui ébouriffer les cheveux ; mais il fallait qu’il s’y prête parce que, bien que plus jeune qu’elle, il était si grand… Il se penchait et elle plongeait ses mains dans sa chevelure dense, elle frottait le cuir chevelu avec tant d’énergie qu’il finissait par demander grâce en riant. Il n’aurait pas fallu que leur père les trouve à faire ça.
Pour en revenir à Édouard, dans son éducation, tout s’était bien terminé parce que ses parents étaient très riches, mais rien ne s’était convenablement passé. M. Péricourt gagnait déjà un argent fou avant la guerre, le genre de types que les crises enrichissent, à croire qu’elles sont faites pour eux. Maman, on ne parlait jamais de sa fortune, tâche inutile, autant demander depuis quand il y a du sel dans la mer. Mais comme maman était morte jeune, maladie de cœur, papa était resté seul aux commandes. Accaparé par ses affaires, il avait délégué l’éducation de ses enfants à des institutions, des professeurs, des précepteurs. Du personnel. Édouard disposait d’une intelligence que tout le monde reconnaissait supérieure à la moyenne, un incroyable talent pour le dessin, inné, même ses maîtres des Beaux-Arts en étaient restés pantois, et une chance insolente. Qu’est-ce qu’il aurait pu espérer de plus ? C’est peut-être pour toutes ces raisons qu’il avait toujours été si provocateur. Savoir qu’on ne risque rien, que tout s’arrangera, ça désinhibe. On peut dire tout ce qu’on veut, comme on veut. En plus, ça rassure : plus on se met en danger, plus on mesure ses protections. De fait, M. Péricourt sauva son fils de toutes les situations, mais il le fit pour lui-même, parce qu’il refusait que son nom soit éclaboussé. Et ça n’était pas facile parce que Édouard, c’était le défi permanent, il adorait les scandales. Son père ayant fini par se désintéresser de son sort et de son avenir, Édouard en avait profité pour entrer aux Beaux-Arts. Une sœur aimante et protectrice, un père puissamment conservateur qui le reniait chaque minute, un talent incontestable, Édouard avait à peu près tout ce qu’il faut pour réussir. Bon, on l’a compris, ça ne va pas se passer tout à fait comme ça, mais au moment où la guerre se termine, c’est objectivement la situation. À part sa jambe. Sacrément amochée.
De tout ça, bien sûr, tandis qu’il le veille et renouvelle ses linges, Albert ne sait rien. La seule chose dont il est certain, c’est que, quelle qu’elle ait été, l’orbite d’Édouard Péricourt a brusquement changé de trajectoire le 2 novembre 1918.
Et que sa jambe droite va rapidement devenir le cadet de ses soucis.
Albert passa donc tout son temps auprès de son camarade et servit d’auxiliaire volontaire aux infirmières. À elles, les soins destinés à contrarier les risques d’infection, la nourriture à la sonde (on lui intubait un mélange de lait, d’œufs délayés, ou de jus de viande), à Albert, tout le reste. Quand il ne lui essuyait pas le front avec un chiffon humide ou qu’il ne le faisait pas boire avec des précautions de joaillier, il changeait ses alèses. Il serrait alors les lèvres, se détournait, se pinçait le nez, regardait ailleurs, se persuadant que de la minutie de cette corvée dépendait peut-être l’avenir de son camarade.
Son attention fut donc entièrement absorbée par ces deux tâches : chercher, vainement, une méthode lui permettant de respirer sans soulever aucune côte et tenir compagnie à son camarade en guettant l’arrivée de l’ambulance.
Ce faisant, il ne cessait de voir Édouard Péricourt à demi allongé sur lui lorsqu’il était remonté d’entre les morts. Mais, en toile de fond, ce qui le hantait, c’était l’image du lieutenant Pradelle, cette charogne. Il consacra un nombre incalculable d’heures à imaginer ce qu’il lui ferait quand il le trouverait sur sa route. Il revoyait Pradelle lui foncer dessus sur le champ de bataille et ressentait presque physiquement la manière dont le trou d’obus l’avait, en quelque sorte, aspiré. Il lui était néanmoins difficile de se concentrer longtemps, de réfléchir, comme si son esprit n’était pas encore parvenu à retrouver sa vitesse de croisière.
Toutefois, peu après son retour à la vie, des mots lui vinrent : on avait essayé de le tuer.
L’expression sonnait bizarrement, mais elle ne semblait pas déraisonnable ; somme toute, une guerre mondiale, ça n’était jamais qu’une tentative de meurtre généralisée à un continent. Sauf que cette tentative-là lui avait été personnellement destinée. En regardant Édouard Péricourt, Albert revivait parfois l’instant où l’air s’était raréfié, et sa colère bouillonnait. Deux jours plus tard, il était prêt, lui aussi, à devenir un assassin. Après quatre années de guerre, il était temps.
Lorsqu’il était seul, il pensait à Cécile. Elle s’était comme éloignée, elle lui manquait terriblement. La densité des événements avait propulsé Albert dans une autre vie, mais, comme aucune autre vie n’était possible si Cécile ne l’habitait pas, il se berçait de son souvenir, regardait sa photo, détaillait ses innombrables perfections, sourcils, nez, lèvres, jusqu’au menton, comment ça pouvait exister, cette chose inouïe que la bouche de Cécile. On allait la lui voler. Un jour, quelqu’un viendrait la lui prendre. Ou bien elle partirait. Se rendrait compte de ce que c’est, au fond, qu’Albert, pas grand-chose, tandis qu’elle, ses épaules, rien que ça… Et ça le tuait d’y penser, il vivait des heures effroyablement tristes. Tout ça pour ça, se disait-il. Il sortait alors une feuille de papier et tentait de lui écrire une lettre. Fallait-il tout lui raconter, à elle qui n’attendait qu’une seule chose, justement, qu’on n’en parle plus, qu’on en finisse enfin avec la guerre ?
Quand il ne pensait pas à ce qu’il allait écrire à Cécile, ou à sa mère (à Cécile d’abord, à sa mère ensuite, s’il avait le temps), quand il ne s’appliquait pas à son rôle d’infirmier, Albert ressassait.
Par exemple, cette tête de cheval, auprès de laquelle il s’était retrouvé enseveli, lui revenait souvent à l’esprit. Curieusement, au fil du temps, elle perdit de son caractère monstrueux. Même le relent d’air putride qui en était sorti et qu’il avait inhalé pour essayer de survivre ne lui semblait plus aussi ignoble et écœurant. Par contre, autant l’image de Pradelle, debout au bord du cratère, lui apparaissait avec une exactitude photographique, autant la tête de cheval dont il aurait pourtant voulu conserver le détail fondait, perdait sa couleur et ses traits. Malgré ses efforts de concentration, cette image s’évanouissait et cela provoquait, chez Albert, un sentiment de manque qui, obscurément, l’inquiétait. La guerre se finissait. Ce n’était pas l’heure des bilans, mais l’heure terrible du présent où l’on constate l’étendue des dégâts. À la manière de ces hommes qui étaient restés courbés pendant quatre ans sous la mitraille et qui, au sens propre du terme, ne s’en relèveraient plus et marcheraient ainsi leur existence entière avec ce poids invisible sur les épaules, Albert sentait que quelque chose, il en était certain, ne reviendrait jamais : la sérénité. Depuis plusieurs mois, depuis la première blessure dans la Somme, depuis les interminables nuits où, brancardier, il allait, noué par la crainte d’une balle perdue, chercher les blessés sur le champ de bataille et plus encore depuis qu’il était revenu d’entre les morts, il savait qu’une peur indéfinissable, vibrante, presque palpable, était peu à peu venue l’habiter. À quoi s’ajoutaient les effets dévastateurs de son ensevelissement. Quelque chose de lui était encore sous la terre, son corps était remonté à la surface, mais une partie de son cerveau, prisonnière et terrifiée, était demeurée en dessous, emmurée. Cette expérience était marquée dans sa chair, dans ses gestes, dans ses regards. Angoissé dès qu’il quittait la chambre, il guettait le moindre pas, passait prudemment la tête par une porte avant de l’ouvrir en grand, marchait près des murs, imaginait souvent une présence derrière lui, scrutait les traits de ses interlocuteurs et se tenait toujours à portée d’une issue au cas où. En toutes circonstances, son regard, en alerte, ne cessait d’aller et venir. Au chevet d’Édouard, il avait besoin de regarder par la fenêtre parce que l’atmosphère de la pièce l’oppressait. Il restait sur le qui-vive, tout était l’objet de sa méfiance. Il le savait, c’était parti pour la vie entière. Il devrait maintenant vivre avec cette inquiétude animale, à la manière d’un homme qui se surprend à être jaloux et qui comprend qu’il devra dorénavant composer avec cette maladie nouvelle. Cette découverte l’attrista immensément.
La morphine avait produit son effet. Même si les doses allaient diminuer régulièrement, pour le moment, Édouard avait droit à une ampoule toutes les cinq ou six heures, il ne se tordait plus de douleur et sa chambre ne résonnait plus en permanence de geignements lancinants, ponctués de hurlements à vous glacer le sang. Quand il ne somnolait pas, il semblait flotter, mais devait rester attaché de crainte qu’il ne tente de gratter ses plaies ouvertes.
De leur vivant, Albert et Édouard ne s’étaient jamais fréquentés, ils s’étaient vus, croisés, salués, peut-être un sourire de loin, ici ou là, rien de plus. Édouard Péricourt, un camarade comme tant d’autres, proche et terriblement anonyme. Aujourd’hui, pour Albert, une énigme, un mystère.
Le lendemain de leur arrivée, il s’aperçut que les affaires d’Édouard avaient été posées au pied de l’armoire en bois dont une porte béait et grinçait au moindre courant d’air. N’importe qui pouvait entrer, voler — qui sait ? Albert se décida à les mettre à l’abri. En se saisissant du sac en toile qui devait contenir les effets personnels, Albert dut convenir en son âme et conscience qu’il n’avait pas voulu le faire plus tôt parce qu’il aurait été incapable de résister à la tentation de fouiller. Il ne l’avait pas fait par respect pour Édouard, c’était une raison. Mais, il y en avait une autre. Ça lui rappelait sa mère. Mme Maillard était de ces mères qui fouillent. Toute son enfance, Albert avait déployé des trésors d’ingéniosité pour lui cacher des secrets d’ailleurs insignifiants, que Mme Maillard finissait toujours par découvrir et par brandir devant elle en déversant sur lui des torrents de reproches. Qu’il s’agisse de la photo d’un cycliste découpée dans L’Illustration, de trois vers qu’il avait recopiés d’une anthologie ou de quatre billes et d’un calot gagnés à Soubise à la récréation, Mme Maillard considérait chaque secret comme une trahison. Les jours de grande inspiration, en agitant une carte postale de l’arbre des Roches, au Tonkin, qu’un voisin avait donnée à Albert, elle pouvait se lancer dans un monologue enflammé invoquant tour à tour l’ingratitude des enfants, l’égoïsme particulier du sien et son ardent désir de rejoindre bientôt son pauvre mari pour être enfin soulagée, vous devinez la suite.
Ces pénibles souvenirs s’évanouirent quand Albert tomba, presque aussitôt après avoir ouvert le sac en toile d’Édouard, sur un carnet à la couverture rigide fermé par un élastique, qui avait visiblement bourlingué et qui ne comportait que des dessins au crayon bleu. Albert s’assit là, bêtement, en tailleur, face à l’armoire qui grinçait, immédiatement hypnotisé par ces scènes, pour certaines rapidement crayonnées, pour d’autres travaillées, avec des ombres profondes faites de hachures serrées comme une mauvaise pluie. Tous ces dessins, une centaine, avaient été réalisés ici, sur le front, dans les tranchées, et montraient toutes sortes de moments quotidiens, des soldats écrivant leur courrier, allumant leur pipe, riant à une blague, prêts pour l’assaut, mangeant, buvant, des choses comme ça. Un trait lancé à la va-vite devenait le profil harassé d’un jeune soldat, trois lignes et c’était un visage exténué aux yeux hagards, ça vous arrachait le ventre. Presque rien, à la volée, comme en passant, le moindre coup de crayon saisissait l’essentiel, la peur et la misère, l’attente, le découragement, l’épuisement, ce carnet, on aurait dit le manifeste de la fatalité.
En le feuilletant, Albert en eut le cœur serré. Parce que, dans tout cela, jamais un mort. Jamais un blessé. Pas un seul cadavre. Que des vivants. C’était plus terrible encore parce que toutes ces images hurlaient la même chose : ces hommes vont mourir.
Il rangea les affaires d’Édouard, passablement remué.
Sur le recours à la morphine, le jeune médecin resta inébranlable, on ne pouvait pas continuer comme ça, on s’habitue à ce genre de drogue et ça provoque des dégâts, on ne peut pas tout le temps, voyez, non, il va falloir arrêter. Dès le lendemain de l’opération, il avait diminué les doses.
Édouard, qui remontait lentement à la surface, à mesure qu’il redevenait conscient, recommençait à souffrir le martyre et Albert s’inquiéta de ce transport pour Paris qui n’arrivait toujours pas.
Le jeune médecin, interrogé, leva les bras en signe d’impuissance, puis il baissa la voix :
— Trente-six heures ici… Il devrait déjà être transféré, je ne comprends pas. Remarquez, il y a sans cesse des problèmes d’encombrement. Mais ça n’est pas vraiment bon qu’il reste là, vous savez…
Il avait un visage extrêmement préoccupé. Dès ce moment, Albert, affolé, se fixa un seul et unique objectif : obtenir dans les meilleurs délais le transfert de son camarade.
Il ne cessa de se démener, alla interroger les sœurs qui, bien que l’hôpital soit maintenant plus calme, continuaient à courir dans les couloirs comme des souris de grenier. Ces démarches n’aboutirent à rien, c’était un hôpital militaire, autant dire un lieu où il est à peu près impossible d’apprendre quoi que ce soit, à commencer par l’identité des personnes qui commandent vraiment.
Il revenait toutes les heures au chevet d’Édouard et attendait que le jeune homme se rendorme. Le reste du temps, il le passait dans les bureaux, dans les allées qui desservaient les principaux bâtiments. Il se rendit même à la mairie.
Au retour d’une de ces démarches, deux soldats faisaient le pied de grue dans le couloir. Leur uniforme propre, leur visage rasé, le halo de confiance en soi qui les entourait, tout dénotait des soldats en poste au QG. Le premier lui remit un document cacheté, tandis que le second, peut-être pour prendre une contenance, posait la main sur son pistolet. Albert pensa que ses réflexes de méfiance n’étaient pas si infondés que ça.
— On est entrés, dit le premier soldat avec l’air de s’excuser.
Il désigna la chambre du pouce.
— Mais après, on a préféré attendre dehors. L’odeur…
Albert pénétra dans la pièce et lâcha aussitôt la lettre qu’il commençait à décacheter pour se précipiter vers Édouard. Pour la première fois depuis son arrivée, le jeune homme avait les yeux presque ouverts, deux oreillers lui avaient été tassés dans le dos, une sœur de passage sans doute, ses mains attachées disparaissaient sous les draps, il dodelinait de la tête et poussait des grognements rauques qui finissaient en gargouillis. Décrit comme ça, on n’aurait pas dit une amélioration franche et positive, mais Albert n’avait eu jusqu’à présent devant lui qu’un corps hurlant et saisi de spasmes violents ou somnolant dans un état assez proche du coma. Ce qu’il voyait là était beaucoup mieux.
Difficile de savoir quel courant secret était passé entre les deux hommes pendant ces journées où Albert avait dormi sur une chaise, mais dès qu’Albert posa la main sur le bord de son lit, Édouard, tirant brusquement sur ses liens, parvint à lui attraper le poignet et le serra avec une force de damné. Tout ce qu’il y avait dans ce geste, personne ne serait à même de le dire. Il condensait toutes les peurs et tous les soulagements, toutes les demandes et toutes les questions d’un jeune homme de vingt-trois ans blessé à la guerre, incertain de son état et souffrant tellement qu’il lui était impossible de situer le siège de la douleur.
— Eh ben, te voilà réveillé, mon grand, dit Albert en tentant de mettre dans ces mots le plus d’enthousiasme possible.
Une voix derrière lui le fit sursauter :
— Va falloir y aller…
Albert se retourna.
Le soldat lui tendait la lettre qu’il avait ramassée par terre.
Il resta près de quatre heures à attendre, assis sur une chaise. Un temps suffisant pour remuer toutes les raisons pour lesquelles un obscur soldat comme lui pouvait être convoqué chez le général Morieux. De la décoration pour fait d’armes à l’état d’Édouard, passons cet inventaire, chacun imagine.
Le résultat de ces heures de cogitations s’effondra en une seconde, lorsqu’il vit, au bout du couloir, apparaître la longue silhouette du lieutenant Pradelle. L’officier le fixa dans les yeux et avança dans sa direction en roulant des épaules. Albert sentit une boule descendre de sa gorge à son estomac, une nausée s’empara de lui qu’il retint à grand-peine. À la vitesse près, c’était le même mouvement qui l’avait précipité dans son trou d’obus. Le lieutenant cessa de le regarder lorsqu’il fut à sa hauteur et qu’il se tourna, tout d’un bloc, pour frapper à la porte du bureau de l’ordonnance du général, derrière laquelle il disparut aussitôt.
Albert, pour digérer ça, il lui aurait fallu du temps, il n’en eut pas. La porte s’ouvrit de nouveau, son nom fut aboyé, il s’avança en chancelant dans le saint des saints qui sentait le cognac et le cigare, peut-être qu’on fêtait la victoire prochaine.
Le général Morieux semblait extrêmement âgé et ressemblait à n’importe lequel de ces vieillards qui avaient envoyé à la mort les générations entières de leurs fils et de leurs petits-fils. Fusionnez les portraits de Joffre et de Pétain avec ceux de Nivelle, de Gallieni et de Ludendorff, vous avez Morieux, des bacchantes de phoque sous des yeux chassieux noyés dans un teint rougeâtre, des rides profondes et un sens inné de son importance.
Albert est tétanisé. Difficile de savoir s’il est concentré, le général, ou en proie à la somnolence. Un côté Koutouzov. Assis derrière son bureau, il est plongé dans des papiers. Devant, face à Albert, dos au général, le lieutenant Pradelle, dont pas un trait ne bouge, le regarde lentement de la tête aux pieds de manière insistante. Les jambes écartées, les mains derrière lui, comme pour l’inspection, il semble se balancer légèrement. Albert comprend le message et rectifie sa position. Il se tient raide, se cambre, il en a mal aux reins. Le silence est lourd. Le phoque lève enfin la tête. Albert se sent tenu de se cambrer davantage. S’il continue, il va se retourner, comme les acrobates de cirque. Normalement, le général devrait le soulager de cette position inconfortable, mais non, il fixe Albert, se racle la gorge, baisse les yeux vers un document.
— Soldat Maillard, articule-t-il.
Albert devrait répondre, « À vos ordres, mon général », ou quelque chose d’approchant, mais aussi lentement qu’aille le général, il ira toujours trop vite pour Albert. Le général le regarde.
— J’ai là un rapport…, reprend-il. Lors de l’attaque de votre unité le 2 novembre, vous avez délibérément tenté de vous soustraire à votre devoir.
Ça, Albert ne l’a pas prévu. Il en a imaginé des choses, mais ça, non. Le général lit :
— Vous vous êtes « réfugié dans un trou d’obus afin de vous dérober à vos obligations »… Trente-huit de vos courageux camarades ont laissé leur vie dans cette attaque. Pour la patrie. Vous êtes un misérable, soldat Maillard. Et je vais même vous dire le fond de ma pensée : vous êtes un salaud !
Albert a le cœur tellement lourd qu’il en pleurerait. Depuis des semaines et des semaines qu’il espère en finir avec cette guerre, ça va donc se terminer ainsi…
Le général Morieux le fixe toujours. Il trouve ça lamentable cette lâcheté, vraiment. Navré devant l’incarnation de l’indignité que représente ce soldat minable, il conclut :
— Mais la désertion n’est pas de mon ressort. Moi, je fais la guerre, vous comprenez ? Vous relevez du tribunal militaire, du conseil de guerre, soldat Maillard.
Albert a relâché la position. Le long de son pantalon, ses mains se mettent à trembler. C’est la mort. Ces histoires de désertion ou de types qui se blessent eux-mêmes pour échapper au front sont présentes dans tous les esprits, rien de nouveau. On a beaucoup entendu parler du conseil de guerre, surtout en 17, quand Pétain est revenu mettre un peu d’ordre dans le boxon. On en a passé on ne sait combien par les armes ; sur la question de la désertion, le tribunal n’a jamais transigé. Il n’y a pas eu beaucoup de fusillés, mais tous sont bel et bien morts. Et très vite. La vitesse d’exécution fait partie de l’exécution. À Albert, il reste trois jours à vivre. Au mieux.
Il doit expliquer, c’est un malentendu. Mais le visage de Pradelle, qui le fixe, ne laisse place à aucun malentendu.
C’est la seconde fois qu’il l’envoie à la mort. On peut survivre à un ensevelissement vivant, avec beaucoup de chance, mais au conseil de guerre…
La sueur ruisselle entre ses omoplates, sur son front, lui brouille la vue. Ses tremblements gagnent en amplitude et il se met à pisser là, debout, très lentement. Le général et le lieutenant regardent la tache s’élargir au niveau de la braguette, descendre vers les pieds.
Dire quelque chose. Albert cherche, ne trouve rien. Le général a repris l’offensive, c’est une chose qu’il connaît, ça, l’offensive, en tant que général.
— Le lieutenant d’Aulnay-Pradelle est formel, il vous a parfaitement vu vous jeter dans le vase. N’est-ce pas, Pradelle ?
— Parfaitement vu, mon général. Tout à fait.
— Alors, soldat Maillard ?
Ce n’est pas faute de chercher les mots si Albert ne peut en articuler un seul. Il bredouille :
— C’est pas ça…
Le général fronce les sourcils.
— Comment, c’est pas ça ? Vous avez participé à l’attaque jusqu’au bout ?
— Euh non…
Il devrait dire « Non, mon général », mais impossible de penser à tout, dans cette situation.
— Vous n’avez pas participé à l’attaque, hurle le général en tapant du poing sur la table, parce que vous étiez dans un trou d’obus ! C’est ça ou c’est pas ça ?
La suite va être difficile à négocier. D’autant que le général tape à nouveau du poing.
— Oui ou non, soldat Maillard ?
La lampe, l’encrier, le sous-main, tout se soulève à l’unisson. Le regard de Pradelle reste planté sur les pieds d’Albert où la tache de pisse s’élargit sur le tapis élimé du bureau.
— Oui, mais…
— Bien sûr que oui ! Le lieutenant Pradelle vous a parfaitement vu, n’est-ce pas, Pradelle ?
— Parfaitement vu, oui, mon général.
— Mais votre lâcheté n’a pas été récompensée, soldat Maillard…
Le général lève un index vengeur.
— Vous avez même failli en mourir, de votre lâcheté ! Vous ne perdez rien pour attendre !
Dans la vie, il y a toujours quelques instants de vérité. Rares, c’est sûr. Dans celle d’Albert Maillard, soldat, la seconde qui vient en fait partie. Cela tient en trois mots qui condensent toute sa foi :
— C’est pas juste.
Une grande phrase, une tentative d’explication, le général Morieux l’aurait balayée d’un revers de main agacé, mais ça… Il baisse la tête. Semble réfléchir. Pradelle regarde maintenant la larme qui perle au bout du nez d’Albert et que celui-ci ne peut pas essuyer, tout figé qu’il est dans sa position. La goutte pend lamentablement, se balance, s’allonge, ne se décide pas à tomber. Albert renifle bruyamment. La goutte frémit, mais ne cède pas. Ça fait juste sortir le général de sa torpeur.
— Pourtant, vos états de service ne sont pas mauvais… Comprends pas ! conclut-il en levant les épaules d’un air impuissant.
Quelque chose vient de se passer, mais quoi ?
— Camp de Mailly, lit le général. La Marne… Mouais…
Il est penché sur ses papiers, Albert ne voit que ses cheveux blancs, clairsemés, qui laissent deviner le rose de son crâne.
— Blessé dans la Somme…, mouais… Ah, l’Aisne aussi ! Brancardier, mouais, ah…
Il remue la tête comme un perroquet mouillé.
La goutte au nez d’Albert se décide enfin à tomber, s’écrase au sol et déclenche une révélation dans son esprit : c’est du flan.
Le général est en train de le lui faire à l’estomac.
Les neurones d’Albert arpentent le terrain, l’histoire, l’actualité, la situation. Quand le général lève les yeux vers lui, il sait, il a compris, la réponse de l’autorité n’est pas une surprise :
— Je vais prendre en compte vos états de service, Maillard.
Albert renifle. Pradelle encaisse. Il a tenté le coup auprès du général, on ne sait jamais. Si ça passait, il se débarrassait d’Albert, témoin gênant. Mais mauvaise pioche, en ce moment on ne fusille pas. Il est beau joueur, Pradelle. Il baisse la tête et ronge son frein.
— En 17, mon vieux, vous étiez bon ! reprend le général. Mais là…
Il lève les épaules d’un air affligé. On sent que, dans son esprit, tout fout le camp. Pour un militaire, une guerre qui se termine, c’est pire que tout. Il a dû chercher, se creuser la tête, le général Morieux, mais il lui a fallu se rendre à l’évidence, malgré ce magnifique cas de désertion, à quelques jours de l’armistice, impossible de justifier un peloton d’exécution. Plus d’actualité. Personne n’admettrait. Contreproductif, même.
La vie d’Albert tient à peu de chose : il ne sera pas fusillé parce que, ce mois-ci, ce n’est pas à la mode.
— Merci, mon général, articule-t-il.
Morieux accueille ces mots avec fatalisme. Remercier un général, en d’autres temps, c’est presque l’insulter, mais là…
L’affaire est réglée. Morieux balaye l’air d’une main lasse, déprimée, quelle défaite ! Vous pouvez disposer.
Qu’est-ce qui lui prend alors, à Albert ? Allez savoir. Il vient de passer à deux doigts du peloton, on dirait que ça ne lui suffit pas.
— J’ai une requête à formuler, mon général, dit-il.
— Ah bon, quoi, quoi ?
Curieusement, ça lui plaît, au général, le coup de la requête. On le sollicite, c’est qu’il sert encore à quelque chose. Il lève un sourcil interrogatif et encourageant. Il attend. À côté d’Albert, on dirait que Pradelle se tend et se durcit. Comme s’il avait changé d’alliage.
— Je voudrais solliciter une enquête, mon général, reprend Albert.
— Ah, par exemple, une enquête ! Et sur quoi, bordel ?
Parce que, autant il aime les requêtes, le général, autant il déteste les enquêtes. C’est un militaire.
— Concernant deux soldats, mon général.
— Qu’est-ce qu’ils ont, ces soldats ?
— Ils sont morts, mon général. Et il serait bon de savoir comment.
Morieux fronce les sourcils. Il n’aime pas les morts suspectes. À la guerre, on veut des morts franches, héroïques et définitives, c’est pour cette raison que les blessés, on les supporte, mais qu’au fond, on ne les aime pas.
— Attendez, attendez…, chevrote Morieux. D’abord, c’est qui, ces gars-là ?
— Les soldats Gaston Grisonnier et Louis Thérieux, mon général. On voudrait savoir comment ils sont morts.
Le « on » est sacrément culotté, ça lui est venu naturellement. Finalement, il a des ressources.
Morieux interroge Pradelle du regard.
— Ce sont les deux disparus de la cote 113, mon général, répond le lieutenant.
Albert est sidéré.
Il les a vus sur le champ de bataille, morts, certes, mais entiers, il a même poussé le vieux, il revoit très bien l’impact des deux balles.
— C’est pas possible…
— Bon Dieu, puisqu’on vous dit qu’ils sont portés disparus ! Hein, Pradelle ?
— Disparus, mon général. Absolument.
— Et puis, éructe le vieux, vous n’allez pas nous faire chier avec les disparus, hein !
Ce n’est pas une question, c’est un ordre. Il est furieux.
— Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? bougonne-t-il pour lui-même.
Mais il a besoin d’un peu de soutien.
— Hein, Pradelle ? demande-t-il brusquement.
Il le prend à témoin.
— Absolument, mon général. On ne va pas nous emmerder avec les disparus.
— Ah ! fait le général en regardant Albert.
Pradelle aussi le regarde. Est-ce que ce n’est pas l’ombre d’un sourire qu’on discerne chez cet enfoiré ?
Albert renonce. Tout ce qu’il désire maintenant, c’est la fin de la guerre et rentrer vite à Paris. Entier, si possible. Cette pensée le ramène à Édouard. Le temps de saluer la baderne (il ne claque même pas les talons, c’est tout juste s’il ne met pas un index négligent à sa tempe comme un ouvrier qui vient d’achever sa besogne et rentre chez lui), d’éviter le regard du lieutenant, il court déjà dans les couloirs, saisi d’une intuition comme seuls peuvent en avoir des parents. Il est tout essoufflé quand il ouvre la porte à la volée.
Édouard n’a pas changé de position, mais il se réveille dès qu’il entend Albert s’approcher. Du bout des doigts, il désigne la fenêtre, à côté du lit. C’est vrai que ça pue de manière vertigineuse, dans cette chambre. Albert entrebâille la fenêtre. Édouard le suit des yeux. Le jeune blessé insiste, « plus grand », il fait signe des doigts, « non, moins », « un peu plus », Albert s’exécute, écarte davantage le vantail et, quand il comprend, c’est trop tard. À force de chercher sa langue, de s’écouter proférer des borborygmes, Édouard a voulu savoir ; il se voit maintenant dans la vitre.
L’éclat d’obus lui a emporté toute la mâchoire inférieure ; en dessous du nez, tout est vide, on voit la gorge, la voûte, le palais et seulement les dents du haut, et en dessous, un magma de chairs écarlates avec au fond quelque chose, ça doit être la glotte, plus de langue, la trachée fait un trou rouge humide…
Édouard Péricourt a vingt-quatre ans.
Il s’évanouit.
Le lendemain, vers quatre heures du matin, alors qu’Albert venait de le détacher pour changer son alèse, Édouard voulut se jeter par la fenêtre. Mais, en descendant de son lit, il perdit l’équilibre à cause de sa jambe droite qui ne le portait plus et il s’écroula par terre. Grâce à un immense effort de volonté, il parvint à se relever, on aurait dit un fantôme. Il claudiqua lourdement jusqu’à la fenêtre, les yeux exorbités, il tendait les mains, hurlait de chagrin et de douleur, Albert le serra dans ses bras en sanglotant lui aussi, en lui caressant la nuque. Vis-à-vis d’Édouard, Albert se sentait des tendresses de mère. Il passait l’essentiel de son temps à lui faire la conversation pour meubler l’attente.
— Le général Morieux, lui racontait-il, c’est un genre de gros con, tu vois ? Un général, quoi. Il était prêt à m’envoyer devant le conseil de guerre ! Et le Pradelle, cet enfoiré…
Albert parlait, parlait, mais le regard d’Édouard était si éteint qu’il était impossible de savoir s’il comprenait ce qu’on lui disait. La diminution des doses de morphine le laissait réveillé de longs moments, privant Albert des occasions d’aller prendre des nouvelles de ce foutu transport qui n’arrivait pas. Lorsque Édouard commençait à geindre, il ne s’arrêtait plus ; sa voix montait en puissance jusqu’à ce qu’une infirmière vienne pour une autre injection.
En début d’après-midi le jour suivant, alors qu’il arrivait à nouveau bredouille — impossible de savoir si ce transfert était ou non planifié —, Édouard hurlait à la mort, il souffrait terriblement, sa gorge ouverte était rouge vif et, à certains endroits, on distinguait l’apparition de pus stagnant, l’odeur était de plus en plus irrespirable.
Albert quitta aussitôt la chambre et courut jusqu’au bureau des sœurs infirmières. Personne. Il brailla dans le couloir « Quelqu’un ? » Personne. Il repartait déjà mais il s’arrêta brusquement. Il revint sur ses pas. Non, il n’oserait pas. Si ? Il scruta le couloir, à droite, à gauche, les hurlements de son camarade étaient encore dans ses oreilles, ça l’aida, il entra dans la pièce, il savait où ça se trouvait, depuis le temps. Il attrapa la clé dans le tiroir de droite, ouvrit l’armoire vitrée. Une seringue, de l’alcool, des ampoules de morphine. S’il était pris, c’était cuit pour lui, vol de matériel militaire, la trogne du général Morieux se rapprochait à vue d’œil, suivie de l’ombre malfaisante du lieutenant Pradelle… Qui s’occuperait d’Édouard ? se demandait-il avec angoisse. Mais personne ne survint, Albert sortit en nage du bureau, serrant son butin contre son ventre. Il ne savait pas s’il faisait bien, mais ces douleurs devenaient insupportables.
La première injection fut toute une aventure. Il avait souvent assisté les sœurs, mais quand il faut le faire soi-même… Les alèses, l’odeur pestilentielle et maintenant les piqûres… Empêcher un gars de se jeter par la fenêtre, ce n’est déjà pas si facile, pensa-t-il tandis qu’il préparait la seringue ; le torcher, le respirer, le piquer, dans quoi il s’enfonçait ?
Il avait glissé une chaise sous la poignée de la porte pour éviter toute entrée intempestive. Ça ne se passa pas trop mal. Albert avait bien estimé la dose ; elle devrait faire la jonction avec la prochaine administrée par la sœur.
— Au petit poil, tu vas voir, tout va aller beaucoup mieux.
C’est vrai que ça s’arrangea. Édouard se détendit, s’endormit. Même pendant son sommeil, Albert continua de lui parler. Et de réfléchir à la question de ce transfert fantôme. Il arriva à la conclusion qu’il fallait remonter à la source : se rendre au bureau des personnels.
— Quand tu es tranquille, expliqua-t-il, ça m’embête, tu sais. Mais comme je ne suis pas sûr que tu vas être raisonnable…
À regret, il attacha Édouard à son lit et sortit.
Dès qu’il quittait la chambre, il surveillait ses arrières et rasait les murs, mais en courant, pour être absent le moins longtemps possible.
— Ça, c’est la meilleure de l’année ! dit le type.
Il s’appelait Grosjean. Le bureau des personnels était une petite pièce dotée d’une minuscule fenêtre et dont les étagères croulaient sous les dossiers à sangle. Derrière l’une des deux tables noyées sous les papiers, les listes, les rapports, le caporal Grosjean avait l’air accablé.
Il ouvrit un large registre, suivit les colonnes d’un index marron de nicotine en bougonnant :
— C’est qu’on en a eu des blessés ici, tu peux pas savoir…
— Si.
— Si, quoi ?
— Si, je peux savoir.
Grosjean leva la tête de son registre et le regarda fixement. Albert mesura son erreur, comment se rattraper, mais Grosjean avait déjà replongé, absorbé dans sa recherche.
— Merde, je le connais ce nom-là…
— Forcément, dit Albert.
— Bah oui, forcément, mais où qu’il est, sacré b…?
Soudain, il hurla :
— Là !
Il venait de remporter une victoire, on le voyait tout de suite.
— Péricourt, Édouard ! Je le savais ! Là ! Ah, je le savais !
Il renversa le registre vers Albert, son gros index soulignant le bas d’une page. Il tenait à prouver à quel point il avait raison.
— Et alors ? demanda Albert.
— Eh bien, ton pote, il est enregistré.
Il appuya sur ce mot, « enregistré ». Dans sa bouche, il prenait valeur de verdict.
— C’est ce que je te disais ! Je m’en souvenais, je ne suis pas encore gâteux, merde, à la fin !
— Et alors ?
Le type en ferma les yeux de bonheur. Il les rouvrit.
— Il est enregistré ici (il tapait de l’index sur le registre) et après, on rédige le bon de transfert.
— Et il va où, ce bon de transfert ?
— À l’unité logistique. C’est eux qui décident, pour les véhicules…
Albert allait devoir retourner au bureau de la logistique. Il s’y était rendu deux fois déjà, et pas de bulletin, pas de bon, pas de papier au nom d’Édouard, c’était à devenir dingue. Il regarda l’heure. La suite serait pour plus tard, il fallait retourner voir Édouard, lui donner à boire, il doit boire beaucoup, avait recommandé le toubib. Il fit demi-tour, se ravisa. Merde, se dit-il. Et si…
— C’est toi qui apportes les bons à la logistique ?
— Oui, affirma Grosjean. Ou quelqu’un vient le chercher, ça dépend des fois.
— Et celui au nom de Péricourt, tu te souviens qui l’a emporté ?
Mais il connaissait déjà la réponse.
— Affirmatif. Un lieutenant, je ne connais pas son nom.
— Un type grand, mince…
— Exact.
— … avec des yeux bleus ?
— C’est ça !
— L’enculé…
— Ça, je peux pas te dire…
— Et c’est long d’établir un autre bon ?
— C’est un duplicata, que ça s’appelle.
— D’accord, un duplicata, c’est long à établir ?
Grosjean était vraiment dans son élément. Il tira son encrier, attrapa un porte-plume, le dressa vers le ciel.
— C’est comme si c’était fait.
La chambre empestait la chair pourrie. Édouard devait vraiment être transféré très vite. La stratégie de Pradelle était en train de réussir. Le nettoyage par le vide. Pour Albert, le conseil de guerre n’était pas passé loin, mais, pour Édouard, le cimetière se rapprochait dangereusement. Encore quelques heures et il aurait pourri sur pied. Le lieutenant Pradelle n’avait pas envie qu’il y ait trop de témoins de son héroïsme.
Albert déposa lui-même le duplicata au service logistique.
Pas avant demain, lui dit-on.
Ce délai lui sembla interminable.
Le jeune médecin venait de quitter l’hôpital. On ne savait pas encore qui le remplacerait. Il y avait bien des chirurgiens, d’autres toubibs qu’Albert ne connaissait pas, l’un d’eux passa dans la chambre, il resta peu de temps, comme si ça n’en valait pas la peine.
— On le transfère quand ? demanda-t-il.
— C’est en cours, c’est à cause du bon de transfert. En fait, il est bien porté sur le registre, mais…
Le médecin le coupa très vite :
— Quand ? C’est que du train où vont les choses…
— On m’a dit demain…
Il leva les yeux au plafond, sceptique. Le genre de toubib qui en a vu pas mal. Il hocha la tête, il comprenait. Bon, c’est pas le tout, il se retourna et tapota l’épaule d’Albert.
— Et aérez la pièce, dit-il en sortant, ça empeste ici !
Le lendemain, dès l’aurore, Albert fit le siège du bureau logistique. Sa principale crainte : trouver le lieutenant Pradelle sur sa route. Il avait réussi à empêcher le transfert d’Édouard, il était capable de tout. Ne pas se montrer, pour Albert, était la seule chose qui comptait. Et qu’Édouard parte aussi vite que possible.
— Aujourd’hui ? demanda-t-il.
Le gars l’avait à la bonne. Il trouvait formidable qu’on s’occupe comme ça d’un camarade. On en voyait tellement qui s’en foutaient, qui ne pensaient qu’à leur gueule. Hein ? Non, pas aujourd’hui, il regrettait. Mais demain.
— Tu sais à quelle heure ?
Le gars consulta longuement ses différents états.
— Moi, répondit-il sans lever les yeux, vu les lieux de ramassage — excuse, vieux, c’est comme ça qu’on dit, nous autres —, l’ambulance devrait être ici en début d’après-midi.
— Sûr et certain ?
Albert voulait s’y accrocher, d’accord, à demain, mais il s’en adressait des reproches, d’être aussi lent, de ne pas avoir compris plus tôt. D’avoir tant traîné. Édouard aurait déjà été transféré, s’il était tombé sur un camarade moins con.
Demain.
Édouard ne dormait plus. Assis dans son lit, calé par les oreillers qu’Albert avait glanés dans toutes les autres chambres, il se balançait des heures entières en poussant des gémissements lancinants.
— T’as mal, hein ? demandait Albert.
Mais Édouard ne répondait jamais. Forcément.
La fenêtre était entrouverte en permanence. Albert dormait toujours devant, sur la chaise, avec une autre chaise pour reposer ses pieds. Il fumait pas mal pour rester éveillé et surveiller Édouard, mais aussi pour couvrir l’odeur.
— T’as plus d’odorat, toi, t’es un veinard…
Merde, comment il ferait s’il voulait rire ? Un type qui n’a plus de mâchoire ne doit pas avoir souvent envie de se marrer, mais quand même, la question turlupinait Albert.
— Le toubib…, risqua-t-il.
Il était peut-être deux heures, trois heures du matin. Le transfert était pour le lendemain.
— Il dit que là-bas, on vous pose des prothèses…
Il n’avait pas trop d’idée de ce que ça pouvait donner, une prothèse de mâchoire inférieure, pas certain que ce soit le bon moment pour parler de ça.
Mais cette proposition sembla réveiller Édouard. Il dodelina de la tête, poussa des cris qui étaient des bruits humides, sortes de gargouillements. Il fit signe, Albert ne s’était jamais aperçu qu’il était gaucher. En repensant au carnet de croquis, il se demanda naïvement comment il avait pu réaliser de pareils dessins de la main gauche.
Voilà ce qu’il aurait dû lui proposer plus tôt, de dessiner.
— Tu veux ton carnet ?
Édouard le regarda, oui, il voulait ce carnet, mais ce n’était pas pour dessiner.
C’est drôle, cette scène en pleine nuit. Le regard d’Édouard, si plein, si expressif, dans ce visage évidé, boursouflé, à vif, d’une intensité folle. À faire peur. Albert est très impressionné.
Tenant le carnet en équilibre sur le lit, Édouard trace de grands caractères maladroits, il est si faible, on dirait qu’il ne sait plus écrire, le crayon semble animé de sa volonté propre. Albert regarde les lettres dont les extrémités sortent de la page. Il tombe de sommeil et c’est très long. Édouard écrit une lettre ou deux, effort incommensurable, Albert tente de deviner le mot, il y met toute l’énergie dont il est capable, encore une lettre, puis une autre et, quand on a un mot, on est loin d’avoir le message, il faut déduire le sens, ça prend un temps fou et Édouard, vite épuisé, s’effondre. Mais moins d’une heure plus tard, il se redresse, reprend le carnet, comme si une urgence le secouait malgré lui. Albert s’ébroue, il quitte aussitôt sa chaise, allume une cigarette, histoire de se réveiller, et recommence le jeu des devinettes. Caractère après caractère, mot après mot.
Et vers quatre heures du matin, Albert en est là :
— Donc, tu ne veux pas rentrer à Paris ? Mais où vas-tu aller ?
On reprend. Édouard devient fiévreux, il s’énerve sur son carnet. Les lettres jaillissent sur le papier, si grandes qu’elles en sont méconnaissables.
— Calme-toi, dit Albert, t’inquiète pas, on va y arriver.
Mais il n’en est pas du tout certain, parce que ça semble sacrément compliqué. Il s’accroche. Aux premières lueurs de l’aube, il a la confirmation qu’Édouard ne veut plus rentrer chez lui. C’est ça ? Édouard écrit « oui » sur le carnet.
— Mais c’est normal ! explique Albert. Au début, on n’a pas envie d’être vu dans cet état. On a tous un peu honte, c’est toujours comme ça. Tiens, rien que moi, sans parler de moi, eh bien, quand j’ai reçu cette balle dans la Somme, j’ai pensé un moment que ma Cécile allait se détourner, je te jure ! Mais tes parents t’aiment, ils ne vont pas arrêter de t’aimer parce que tu as été blessé à la guerre, faut pas t’inquiéter !
Au lieu de le tranquilliser, ce petit discours radoteur achève d’énerver Édouard, ses éclats de gorge montent en cascade bouillonnante, il remue tant et si bien qu’Albert doit le menacer de le rattacher. Édouard prend sur lui, mais il reste excité, fâché même. Il arrache violemment le carnet des mains d’Albert, comme la nappe de la table pendant une dispute. Il reprend ses tentatives de calligraphie, Albert allume une autre cigarette et, pendant ce temps, il réfléchit à la demande.
Si Édouard ne veut pas que ses proches le voient dans cet état, c’est peut-être qu’il y a une Cécile là-dessous. Y renoncer, c’est insurmontable, Albert le comprend bien. Il avance l’argument, prudemment.
Édouard, concentré sur son papier, le balaye d’un mouvement de tête. Pas de Cécile.
Mais il y a sa sœur. Il faut un temps fou pour saisir l’histoire de la sœur. Impossible de lire le prénom. On laisse tomber, ce n’est pas si important, au fond.
Mais il n’est pas question de la sœur non plus.
D’ailleurs, peu importe, quel que soit le motif d’Édouard, il faut tenter de le raisonner.
— Je te comprends, reprend Albert. Mais tu verras, avec la prothèse, ce sera très différent…
Édouard s’énerve, ses douleurs remontent à la surface, il abandonne la tentative de communication pour se remettre à hurler comme un fou. Albert résiste le temps qu’il peut, lui-même est à bout de forces. Il cède et lui administre une nouvelle injection de morphine. Édouard se met à somnoler, il en aura ingurgité beaucoup en quelques jours. S’il en réchappe, c’est qu’il est en acier.
Dans la matinée, au moment d’être changé et nourri (Albert fait comme on le lui a montré, avec le tube en caoutchouc dans la trachée et le petit entonnoir, on verse très lentement pour que l’estomac ne se rebelle pas), Édouard s’énerve de nouveau, il veut se lever, il ne tient pas en place, Albert ne sait plus à quel saint se vouer. Le jeune homme a saisi le carnet, esquisse de nouveau quelques caractères aussi illisibles que la veille, puis tape avec le crayon sur la page. Albert tente de déchiffrer, il n’y parvient pas. Il fronce les sourcils, c’est quoi, un « E » ? un « B » ? Et brusquement, il n’en peut plus. Il explose :
— Écoute, j’y peux rien, mon grand ! Tu ne veux pas rentrer chez toi, je ne comprends pas pourquoi mais, de toute manière, c’est pas de mon ressort. C’est vraiment désolant sauf que moi, je ne peux rien y faire, voilà !
Alors Édouard lui attrape le bras et le presse incroyablement fort.
— Hé, tu me fais mal ! crie Albert.
Édouard a enfoncé ses ongles. C’est affreusement douloureux. Mais la pression se relâche, bientôt les deux mains d’Édouard se coulent autour des épaules d’Albert, il le serre contre lui et pleure à gros sanglots, en poussant des cris. Albert a déjà entendu de ces cris-là. Des petits singes, un jour, dans un cirque, qui faisaient du vélo en costume marin et gémissaient à vous arracher les larmes. C’est déchirant un chagrin si profond. Ce qui arrive à Édouard est tellement définitif, prothèse ou pas, tellement irréversible…
Albert dit des choses simples, Pleure mon grand. Il n’y a plus que ça à faire, dire des choses bêtes. Le chagrin d’Édouard est incontrôlable, irrépressible.
— Tu ne veux plus rentrer chez toi, je le vois bien, dit Albert.
Il sent la tête d’Édouard qui bascule, qui se niche dans son cou, non, il ne veut plus rentrer. Il répète non, non, il ne veut pas.
En le tenant contre lui, Albert se dit que pendant toute la guerre, comme tout le monde, Édouard n’a pensé qu’à survivre, et à présent que la guerre est terminée et qu’il est vivant, voilà qu’il ne pense plus qu’à disparaître. Si même les survivants n’ont plus d’autre ambition que de mourir, quel gâchis…
En fait, Albert le comprend maintenant : Édouard n’aura plus la force de se tuer. C’est fini. S’il avait pu se jeter par la fenêtre le premier jour, tout aurait été réglé, le chagrin et les larmes, le temps, l’interminable temps à venir, tout se serait achevé là, dans la cour de l’hôpital militaire, mais cette chance est passée, il n’aura plus jamais le courage ; le voici condamné à vivre.
Et c’est sa faute à Albert, tout est de sa faute, depuis le début. Tout. Il est accablé et lui aussi, pour un peu, se mettrait à pleurer. Quelle solitude. Dans la vie d’Édouard, Albert occupe maintenant toute la place. Il est le seul, l’unique recours. Le jeune homme lui a délégué son existence, la lui a remise parce qu’il ne peut plus ni la porter seul, ni s’en débarrasser.
Albert est atterré, bouleversé.
— Bon, bredouille-t-il, je vais voir…
Il dit cela sans y penser mais Édouard relève aussitôt la tête comme s’il venait de recevoir une décharge électrique. C’est un visage quasiment vide, sans nez, sans bouche, sans joues, seulement un regard d’une ardeur folle qui vous transperce de part en part. Albert est pris au piège.
— Je vais voir, répète-t-il bêtement. Je vais me débrouiller.
Édouard lui serre les mains et ferme les yeux. Puis il pose lentement sa nuque sur les oreillers. Calmé, mais souffrant, il grogne, ça fait encore de grosses bulles sanguinolentes en haut de la trachée.
Je vais me débrouiller.
Le « mot de trop » est une constante dans la vie d’Albert. Combien de fois, emporté par son enthousiasme, s’est-il engagé dans des actions calamiteuses ? Ce n’est pas difficile : autant de fois qu’il a regretté de n’avoir pas pris le temps de réfléchir. D’ordinaire, Albert est victime de sa générosité, de la magie d’un instant, et ses promesses intempestives n’ont jamais concerné que des choses mineures. Aujourd’hui, c’est tout autre chose, cela concerne la vie d’un homme.
Albert caresse les mains d’Édouard, le regarde, tente de le bercer.
C’est terrible, il ne parvient pas à se souvenir du visage de celui qu’il appelait simplement Péricourt, ce garçon toujours rieur, toujours blaguant, qui dessinait tout le temps ; il ne revoit que son profil et son dos, juste avant l’attaque de la cote 113, mais le visage, rien. Péricourt s’est pourtant retourné vers lui à cet instant-là, ça ne revient pas, le souvenir est entièrement dévoré par la vision d’aujourd’hui, ce trou béant, sanglant, ça le désespère.
Son regard tombe alors sur le drap où gît le carnet. Le mot qu’il ne parvenait pas à lire tout à l’heure, il le comprend maintenant parfaitement.
« Père. »
Le mot le plonge dans un gouffre. Son père à lui n’est plus depuis longtemps qu’un portrait jaunissant au-dessus du buffet, mais s’il s’en tient seulement à la rancune qu’il lui voue pour être mort si tôt, il devine qu’avec un père vivant, ce doit être encore plus compliqué. Il voudrait savoir, comprendre, c’est trop tard : il a promis à Édouard qu’il allait « se débrouiller ». Albert ne sait plus ce qu’il voulait dire par là. Tandis qu’il veille son camarade qui commence à s’endormir, il réfléchit.
Édouard veut disparaître, soit, mais comment fait-on disparaître un soldat vivant ? Albert n’est pas lieutenant, lui, il n’en sait rien. Il n’a pas la moindre idée de la manière de s’y prendre. Faut-il lui inventer une nouvelle identité ?
Albert n’est pas un rapide mais il a été comptable, il est logique. Si Édouard veut disparaître, se dit-il, il faut lui donner l’identité d’un soldat mort. Faire un échange.
Et de solution, il n’y en a qu’une seule.
Le service des personnels. Le bureau du caporal Grosjean.
Albert tente d’imaginer les conséquences d’un acte pareil. Lui qui a échappé de justesse au tribunal militaire s’apprête — en supposant qu’il y arrive… — à trafiquer des écritures, à sacrifier des vivants et à ressusciter des morts.
Cette fois, c’est le peloton. Ne pas réfléchir.
Édouard, terrassé par l’épuisement, vient enfin de s’endormir. Albert jette un œil à l’horloge murale, se lève, ouvre la porte de l’armoire.
Il plonge la main dans le sac d’Édouard et en retire son livret militaire.
Il va être midi, dans quatre minutes, trois, deux… Albert se lance, remonte le couloir en longeant le mur, frappe à la porte du bureau et l’ouvre sans attendre. Au-dessus de la table surchargée de Grosjean : midi moins une.
— Salut, dit Albert.
Il a tenté la jovialité. Mais, à presque midi, la stratégie enjouée a peu de chances de réussir face à un estomac vide. Grosjean grommelle. Qu’est-ce qu’il veut, cette fois, et à cette heure en plus ? Dire merci. Ça l’assoit, le Grosjean. Il avait levé une fesse de sa chaise, prêt à refermer son registre, mais « merci », c’est vraiment le genre de truc qu’il n’a pas entendu depuis le début de la guerre. Il ne sait pas comment réagir.
— Bah, y a pas de quoi…
Albert monte au créneau, en remet une louche :
— Ton idée du duplicata… Vraiment, merci, mon pote va être transféré cet après-midi.
Grosjean retrouve ses esprits, se lève, s’essuie les mains sur son pantalon taché d’encre. Il a beau être flatté par ces remerciements, il est quand même midi. Albert passe à l’attaque :
— Je cherche deux autres copains…
— Ah…
Grosjean enfile sa veste.
— Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Ici, on me dit qu’ils sont portés disparus. Là, on me dit qu’ils sont blessés, transférés…
— J’en sais pas plus, moi !
Grosjean se dirige vers la porte en passant devant Albert.
— C’est dans les registres…, suggère timidement Albert.
Grosjean ouvre la porte en grand.
— Tu repasses après la bouffe, dit-il, et on regarde ensemble.
Albert écarquille les yeux avec l’air du type qui vient d’avoir une sacrément bonne idée.
— Si tu veux, je peux chercher pendant que tu vas manger !
— Ah non, j’ai des ordres, je peux pas !
Il pousse Albert, ferme la porte à clé et s’immobilise. Albert est de trop. Il dit merci, à tout à l’heure, et emprunte le couloir. Le transfert d’Édouard doit intervenir dans une heure ou deux, Albert se tord les mains, merde, merde, merde, se répète-t-il en boucle, son impuissance l’anéantit.
Quelques mètres plus loin, de regret, il se retourne. Grosjean est toujours dans le couloir et le regarde s’éloigner.
Albert s’avance vers la cour, l’idée commence à germer. Il revoit Grosjean devant la porte de son bureau, à attendre… attendre quoi ? Le temps de trouver la réponse, Albert a déjà fait demi-tour et marche d’un pas qu’il espère ferme, il va falloir aller très vite. Il arrive à la porte, mais voilà un soldat, là-bas, Albert est tétanisé, c’est le lieutenant Pradelle qui passe, sans tourner la tête, heureusement, et qui disparaît. Albert reprend ses esprits, on entend d’autres bruits de pas, nombreux, des rires, des cris, des voix qui se dirigent vers le réfectoire. Albert s’arrête devant le bureau de Grosjean, passe la main au-dessus du chambranle, trouve la clé, la saisit, l’enfonce dans la serrure, fait un tour, ouvre, entre, la referme aussitôt. Il est dos à la porte, comme dans un trou d’obus. Face à lui, des registres. Des tonnes de registres. Du sol au plafond.
À la banque, il avait souvent eu affaire à ce genre d’archives, avec les étiquettes gommées et les inscriptions manuscrites à l’encre bleue qui se délavent avec le temps. Mais il lui fallut tout de même près de vingt-cinq minutes pour trouver les registres dont il avait besoin. Il était inquiet, plus fort que lui, il regardait sans cesse cette porte, comme si elle risquait de s’ouvrir à n’importe quel moment. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il dirait.
Il était midi trente quand il parvint à réunir les trois registres complémentaires. Sur chacun, les écritures se succédaient, différentes, administratives, déjà vieilles, c’est fou comme ça meurt vite un nom de famille. Encore près de vingt minutes pour trouver, et là, c’était dans son caractère, il commença à hésiter. Comme si le choix avait de l’importance… Prends le premier, se dit-il. Il regarda l’horloge et la porte avec l’impression que l’une et l’autre avaient changé de taille, qu’elles occupaient toute la place dans la pièce. Il pensa à Édouard qui était seul, attaché…
Midi quarante-deux.
Il avait sous les yeux le registre des morts à l’hôpital dont la famille n’avait pas encore été informée. La liste s’arrêtait au 30 octobre.
Boulivet, Victor. Né le 12 février 1891. Tué le 24 octobre 1918. Personnes à prévenir, les parents : Dijon.
À cet instant, ce ne furent pas tant les scrupules qui l’assaillirent que les précautions à prendre. Albert comprit qu’avec son camarade, il avait maintenant charge d’âme et ne pouvait pas faire n’importe quoi, comme pour lui. Il devait faire les choses convenablement, efficacement. Or, s’il donnait à Édouard l’identité d’un soldat mort, ce soldat, lui, redeviendrait vivant. Ses parents allaient donc l’attendre. Demander des nouvelles. On enquêterait, il ne serait pas difficile de remonter le fil. Albert secoua la tête en imaginant les conséquences, pour Édouard comme pour lui, s’ils étaient confondus pour faux et usage de faux (et sans doute bien d’autres chefs d’inculpation dont il n’avait même pas idée).
Albert se mit à trembler. Il avait déjà facilement ce genre de réaction avant la guerre, quand il prenait peur, on aurait dit qu’il frissonnait. Il regarda l’heure, le temps passait vite, il se tordait les mains au-dessus du registre. Tournait les pages.
Dubois, Alfred. Né le 24 septembre 1890. Mort le 25 octobre 1918 — marié, deux enfants, la famille vit à Saint-Pourçain.
Mon Dieu, comment faire ? Au fond, il n’avait rien promis à Édouard, il avait dit « Je vais voir », ce n’est pas un engagement ferme, ce genre de phrase. C’est… Albert chercha le mot en continuant néanmoins de tourner les pages.
Évrard, Louis. Né le 13 juin 1892. Mort le 30 octobre 1918. Personnes à prévenir, les parents : Toulouse.
Voilà, il ne réfléchissait pas assez, il ne prévoyait pas, il se lançait comme un fou, plein de bonnes intentions, et ensuite… Sa mère avait raison…
Goujou, Constant. Né le 11 janvier 1891. Mort le 26 octobre 1918 — marié. Domicile : Mornant.
Albert leva les yeux. Même l’horloge était contre lui, elle avait accéléré son rythme, pas possible autrement, il était déjà une heure, deux grosses gouttes de sueur tombèrent sur le registre, il chercha un buvard, regarda la porte, pas de buvard, il tourna la page. La porte va s’ouvrir, que va-t-il dire ?
Et soudain, voilà.
Eugène Larivière. Né le 1er novembre 1893. Mort le 30 octobre 1918, la veille de son anniversaire. Eugène avait vingt-cinq ans, ou presque. À prévenir : Assistance publique.
Pour Albert, c’est un miracle. Pas de parents, juste l’administration, autant dire personne.
Albert a vu, tout à l’heure, les boîtes contenant les livrets militaires, il lui faut quelques minutes pour mettre la main sur celui de Larivière, ce n’est pas si mal classé. Il est treize heures cinq. Grosjean est large et lourd, avec du ventre, le genre qui doit bouffer pas mal. Ne pas s’affoler, il ne devrait pas sortir du réfectoire avant treize heures trente. Quand même, faire vite.
Attachée sur le livret, il trouve la demi-plaque d’identité de Larivière, l’autre moitié est restée sur le corps. Ou elle a été clouée sur la croix. Peu importe. La photo d’Eugène Larivière montre un jeune homme ordinaire, tout à fait le genre de visage qu’on ne reconnaîtrait plus si on lui arrachait la mâchoire inférieure. Albert glisse le livret dans sa poche. Il en saisit deux autres, au hasard, qu’il met dans l’autre poche. Perdre un livret, c’est un accident, en égarer plusieurs, c’est le bordel, c’est plus militaire, ça passera mieux. Le temps d’ouvrir le second registre, l’encrier, de prendre le porte-plume, de respirer à fond pour s’arrêter de trembler, il écrit « Édouard Péricourt » (il regarde sa date de naissance et l’ajoute ainsi que son numéro de matricule) et il inscrit : « Tué le 2 novembre 1918 ». Il dépose le livret d’Édouard dans la boîte aux morts. Sur le dessus. Avec la demi-plaque sur laquelle figurent son identité et son matricule. Dans une semaine ou deux, sa famille sera prévenue qu’un fils, un frère, est mort au champ d’honneur. L’imprimé est passe-partout. Il n’y a plus qu’à ajouter le nom du mort, c’est facile, pratique. Même dans les guerres mal organisées, l’administration arrive toujours à suivre, tôt ou tard.
Treize heures quinze.
Le reste sera plus rapide. Il a vu Grosjean travailler et sait où se trouvent les carnets à souches. Il vérifie : sur le carnet en cours, le duplicata concernant le transfert d’Édouard est le dernier rédigé. Albert prend, tout en dessous de la pile, un carnet vierge. Personne ne vérifie les numéros. Avant qu’on s’aperçoive qu’il manque un bon dans un carnet du dessous, la guerre sera terminée, on aura même eu le temps d’en entamer une seconde. En un tournemain, il établit un duplicata de bon de transfert au nom d’Eugène Larivière. Quand il donne le dernier coup de tampon, il se rend compte qu’il est en nage.
Il range rapidement tous les registres, jette un œil à l’ensemble de la pièce pour voir s’il ne laisse rien derrière lui, puis colle son oreille à la porte. Aucun bruit, sauf très loin. Il sort, verrouille, repose la clé sur le chambranle et repart en rasant le mur.
Édouard Péricourt vient de mourir pour la France.
Et Eugène Larivière, ressuscité des morts, a désormais une longue vie devant lui pour s’en souvenir.
Édouard respirait mal, il se tournait dans tous les sens et aurait roulé d’un bord à l’autre du lit sans les liens aux chevilles et aux poignets. Albert lui tenait les épaules, les mains, lui parlait sans cesse. Il lui racontait. Tu t’appelles Eugène, j’espère que ça te plaît, parce qu’il n’y avait que ça en magasin. Mais pour qu’il se marre, lui… Ça continuait de l’intriguer, Albert, de savoir comment il ferait plus tard quand il aurait envie de rigoler.
Et enfin, il arriva.
Albert le comprit tout de suite, un fourgon qui fumait tout noir et qui se gara dans la cour. Pas le temps d’attacher Édouard, Albert fila à la porte, dégringola l’escalier quatre à quatre et appela l’infirmier qui, un papier à la main, cherchait autour de lui où s’adresser.
— C’est pour le transfert ? demanda Albert.
Le gars sembla soulagé. Le collègue chauffeur venait de les rejoindre. Ils montèrent lourdement en portant une civière dont le tissu était roulé autour des montants en bois et suivirent Albert dans le couloir.
— Je vous préviens, dit Albert, ça cocotte là-dedans.
Le brancardier, le gros, leva les épaules, on a l’habitude. Il ouvrit la porte.
— Effectivement…, dit-il.
C’est vrai que, même pour Albert, dès qu’il s’éloignait, au retour, l’odeur de putréfaction le prenait à la gorge.
Ils disposèrent la civière au sol. Le gros, celui qui commandait, posa son papier sur le chevet et fit le tour du lit. Ça ne traîna pas. L’un attrapa les pieds, l’autre la tête, et « à trois »…
« Un », on prit son élan.
« Deux », on souleva Édouard.
« Trois », au moment où les deux infirmiers hissèrent le blessé pour le coucher dans la civière, Albert saisit le duplicata posé sur le chevet et le remplaça par celui de Larivière.
— Vous avez de la morphine à lui donner ?
— On a ce qu’il faut, t’inquiète, dit le petit.
— Tiens, ajouta Albert, c’est son livret militaire. Je te le donne à part, tu vois, c’est pour si on venait à perdre ses affaires, tu comprends.
— T’inquiète, répéta l’autre en saisissant le livret.
On arriva en bas de l’escalier, on sortit dans la cour. Édouard dodelinait de la tête, les yeux dans le vide. Albert monta dans le fourgon et se pencha sur lui.
— Allez, Eugène, du courage, ça va aller, tu vas voir.
Albert avait envie de pleurer. Derrière lui, le brancardier dit :
— Faut qu’on y aille, mon pote !
— Oui, oui, répondit Albert.
Il saisit les mains d’Édouard. C’est ça dont il se souviendrait toujours, ses yeux à cet instant, mouillés, fixes, qui le regardaient, lui.
Albert l’embrassa sur le front.
— À bientôt, hein ?
Il descendit du fourgon et, avant que la porte se referme, il lança :
— Je viendrai te voir !
Albert chercha son mouchoir, leva la tête. Encadré dans une fenêtre ouverte, au deuxième étage, le lieutenant Pradelle observait la scène en sortant tranquillement son étui à cigarettes.
Pendant ce temps, le camion démarra.
Quand il quitta la cour de l’hôpital, il souffla une fumée noire qui resta dans l’air comme un brouillard d’usine et dans lequel s’évanouit l’arrière du fourgon. Albert se tourna vers le bâtiment. Pradelle avait disparu. La fenêtre du second étage était refermée.
Un coup de vent survint qui balaya la fumée. La cour était vide. Albert se sentit vide, lui aussi, désespéré. Il renifla, tâta ses poches pour prendre son mouchoir.
— Merde, dit-il.
Il avait oublié de rendre à Édouard son carnet de dessins.
Les jours suivants, un nouveau souci naquit dans l’esprit d’Albert qui ne le laissa pas en repos. S’il était mort, lui, est-ce qu’il voudrait que Cécile reçoive une lettre officielle, autant dire un formulaire, comme ça, tout sec, annonçant qu’il était mort et voilà tout ? Sa mère, n’en parlons pas. Quel que soit le papier, en pareil cas, elle le baignerait de larmes généreuses avant de l’accrocher dans le salon.
Cette question de savoir s’il fallait ou non prévenir la famille le taraudait depuis qu’il avait retrouvé, au fond de son sac, le livret militaire volé lorsqu’il était allé chercher une nouvelle identité pour Édouard.
C’était un livret au nom d’Évrard, Louis. Né le 13 juin 1892.
Albert ne se souvenait plus à quelle date était mort ce soldat, dans les derniers jours de la guerre forcément, mais quand ? Il se rappelait toutefois que les parents à prévenir habitaient Toulouse. Il devait parler avec un accent, ce gars-là. Dans quelques semaines, quelques mois, comme personne ne retrouverait sa trace, que son livret militaire ferait défaut, il passerait pour disparu et c’en serait terminé d’Évrard, Louis, comme s’il n’avait jamais existé. Quand ses parents mourraient à leur tour, qui resterait-il pour se souvenir d’Évrard, Louis ? Tous ces morts, ces disparus, n’étaient-ils pas déjà en si grand nombre qu’il soit nécessaire qu’Albert en fabrique de nouveau ? Et tous ces pauvres parents condamnés à pleurer dans le vide…
Alors prenez d’un côté Eugène Larivière, d’un autre Louis Évrard, mettez Édouard Péricourt au milieu, donnez le tout à un soldat comme Albert Maillard et vous le plongerez dans la tristesse la plus complète.
Il ne savait rien de la famille d’Édouard Péricourt. L’adresse, sur les documents, était située dans un quartier chic, c’était tout. Mais face à la mort d’un fils, chic ou pas, ça ne changeait pas grand-chose. La lettre d’un camarade était souvent la première que recevait la famille parce que l’administration, autant elle est pressée quand il s’agit de vous envoyer à la mort, autant pour prévenir en cas de décès…
Albert aurait bien rédigé cette lettre, il pensait qu’il saurait trouver les mots, mais il ne se détachait pas de l’idée que c’était un mensonge.
Dire à des gens qui vont avoir toute cette peine que leur fils est mort alors qu’il est vivant. Quoi faire ? D’un côté un mensonge, de l’autre un remords. Un pareil dilemme pouvait l’occuper pendant des semaines.
C’est en feuilletant le carnet qu’il se décida enfin. Il l’avait posé à son chevet et le regardait très souvent. Ces dessins étaient devenus une part de sa vie, mais ce carnet ne lui appartenait pas. Il fallait le rendre. Il en déchira le plus soigneusement qu’il pût les dernières pages qui, quelques jours plus tôt, avaient servi aux deux hommes de carnet de conversation.
Il savait qu’il ne rédigeait pas très bien. Un matin, pourtant, il se lança.
Madame, Monsieur,
Je suis Albert Maillard, un camarade de votre fils Édouard, et j’ai l’immense peine de vous annoncer qu’il est mort au combat le 2 novembre dernier. L’administration va vous prévenir officiellement, mais je peux vous dire qu’il est mort en héros, alors qu’il chargeait l’ennemi pour défendre la patrie.
Édouard m’avait laissé un carnet de dessins à votre intention, pour le cas où il lui arriverait quelque chose. Le voici.
Soyez tranquilles qu’il repose en paix dans un petit cimetière qu’il partage avec d’autres camarades et je vous assure que tous les soins ont été apportés pour qu’il soit bien là où il est.
Je me…
Eugène, mon cher camarade…
On ne savait pas s’il y avait encore la censure, le courrier ouvert, lu, surveillé. Dans le doute, Albert prenait des précautions et l’appelait par son nouveau prénom. Auquel, d’ailleurs, Édouard s’était accoutumé. C’était même curieux, ce retour de l’histoire. S’il n’avait pas trop envie de penser à ces choses-là, les souvenirs remontaient malgré lui.
Il avait connu deux garçons nommés Eugène. Le premier en petite classe, un maigre avec des taches de rousseur, on ne l’entendait jamais, mais ce n’était pas celui-là qui avait vraiment compté, c’était l’autre. Ils s’étaient rencontrés au cours de dessin où Édouard se rendait en cachette de ses parents, il passait beaucoup de temps avec lui. De toute manière, Édouard devait tout faire en cachette. Heureusement qu’il y avait Madeleine, sa sœur aînée, elle arrangeait toujours tout, du moins tout ce qui était arrangeable. Eugène et Édouard, parce qu’ils étaient amants, avaient ensemble préparé l’entrée aux Beaux-Arts. Eugène n’était pas assez doué, il n’avait pas été reçu. Ensuite, ils s’étaient perdus de vue, Édouard avait appris sa mort en 1916.
Eugène, mon cher camarade,
Crois bien que j’apprécie beaucoup les nouvelles que tu me donnes, mais vois-tu, depuis quatre mois, rien que des dessins, jamais un mot, pas une phrase… C’est sans doute que tu n’aimes pas écrire, je peux le comprendre. Mais…
Dessiner était plus simple parce que les mots ne venaient pas. Ça n’aurait tenu qu’à lui, il n’aurait même pas écrit du tout, mais ce garçon, Albert, était plein de bonne volonté, il avait fait ce qu’il avait pu. Édouard ne lui reprochait rien… Encore que… un peu quand même. Somme toute, c’est en lui sauvant la vie qu’il était arrivé là où il était. Il y était allé de son plein gré, mais comment dire, il ne parvenait pas à exprimer ce qu’il ressentait, cette injustice… Ce n’était la faute de personne et c’était celle de tout le monde. Mais il faut bien mettre un nom sur les choses et, s’il n’y avait pas eu ce soldat Maillard pour se faire enterrer vivant, il serait chez lui, entier. Quand cette idée l’envahissait, il pleurait, impossible de se retenir, de toute façon on pleurait pas mal ici, cet établissement, c’était le rendez-vous des larmes.
Lorsque les douleurs, l’angoisse, le chagrin se taisaient un moment, ils cédaient la place à une rumination dans laquelle la figure Albert Maillard s’effaçait devant celle du lieutenant Pradelle. Édouard n’avait rien compris de cette histoire d’entrevue avec un général, de conseil de guerre évité de justesse… Cette séquence remontait à la veille de son transfert, lorsqu’il était abruti par les analgésiques, ce qui subsistait demeurait flou, parsemé de trous. Ce qui était très net, en revanche, c’était le profil du lieutenant Pradelle, immobile au milieu de la mitraille, regardant à ses pieds, s’éloignant, puis ce mur de terre qui s’effondrait… Même s’il ne comprenait pas pourquoi, il ne faisait aucun doute pour Édouard que Pradelle était pour quelque chose dans ce qui était arrivé. N’importe qui se serait mis à bouillir instantanément. Mais autant il avait su rassembler son courage sur le champ de bataille pour aller chercher un camarade, autant, à présent, il était vidé de toute son énergie. Il regardait ses pensées comme des images plates, lointaines, qui n’auraient eu qu’un rapport indirect avec lui, sans place ni pour la colère, ni pour l’espoir.
Édouard était terriblement déprimé.
… et je t’assure que ça n’est pas toujours facile de comprendre ta vie. Je ne sais pas seulement si tu manges à ta faim, si les médecins causent un peu avec toi et si, comme je l’espère, il est enfin question d’une greffe, comme je me suis laissé dire, et d’ailleurs je t’en avais parlé.
Cette histoire de greffe… On n’en était plus là. Albert était très loin du compte, son approche de la situation était purement théorique. Toutes ces semaines d’hôpital n’avaient servi qu’à endiguer les infections et à procéder au « replâtrage », c’était le mot du chirurgien, le professeur Maudret, chef de service à l’hôpital Rollin, avenue Trudaine, un grand gaillard, un rouquin d’une énergie folle. Six fois, il avait opéré Édouard.
— On peut dire que nous sommes des intimes, vous et moi !
Chaque fois il avait expliqué, dans le détail, les raisons de l’intervention, ses limites, l’avait « resituée dans la stratégie d’ensemble ». Il n’était pas médecin militaire pour rien, c’était un homme doté d’une foi inébranlable, fruit des centaines d’amputations et de résections conduites dans les postes de première urgence, jour et nuit, parfois même dans des fossés.
Il n’y a pas si longtemps qu’on avait enfin permis à Édouard de se regarder dans une glace. Évidemment, pour les infirmières et les médecins qui avaient récupéré un blessé dont le visage n’était qu’une immense plaie de chairs sanglantes où ne subsistaient plus que la luette, l’entrée d’une trachée et, à l’avant, une rangée de dents miraculeusement indemnes, pour tous ceux-là, le spectacle qu’offrait maintenant Édouard était très réconfortant. Ils tenaient des propos très optimistes, mais leur satisfaction était balayée par le désespoir infini qui s’emparait des hommes quand, pour la première fois, ils se trouvaient confrontés à ce qu’ils étaient devenus.
D’où le discours sur l’avenir. Essentiel pour le moral des victimes. Plusieurs semaines avant de replacer Édouard face à un miroir, Maudret avait entonné son couplet :
— Dites-vous bien ceci : ce que vous êtes aujourd’hui n’a rien à voir avec ce que vous serez demain.
Il appuyait sur le « rien », c’était un énorme rien.
Il dépensait d’autant plus d’énergie qu’il sentait le peu d’effet de son discours sur Édouard. Certes, la guerre avait été meurtrière au-delà de l’imaginable, mais si on regardait le bon côté des choses, elle avait aussi permis de grandes avancées en matière de chirurgie maxillofaciale.
— D’immenses avancées, même !
On avait montré à Édouard des appareils dentaires de mécanothérapie, des têtes en plâtre équipées de tiges en acier, toutes sortes de dispositifs d’aspect moyenâgeux qui étaient le dernier cri de la science orthopédique. Des appâts, en fait, car Maudret, en fin tacticien, avait procédé à une sorte d’encerclement de la personne d’Édouard, pour mieux le conduire à ce qui constituait le point d’orgue de ses propositions thérapeutiques :
— La greffe Dufourmentel !
On vous prélevait des lanières de peau sur le crâne qu’on vous sanglait ensuite sur le bas du visage.
Maudret lui montra quelques clichés de blessés réparés. Voilà, pensa Édouard, vous donnez à un médecin militaire un type dont la trombine a été totalement écrabouillée par d’autres militaires, et il vous restitue un gnome tout à fait présentable.
La réponse d’Édouard fut très sobre.
— Non, écrivit-il simplement en grandes lettres sur son cahier de conversation.
Alors, à son corps défendant — curieusement il n’aimait pas trop cela —, Maudret évoqua les prothèses. Vulcanite, métal léger, aluminium, on disposait de tout ce qu’il fallait pour lui poser une nouvelle mâchoire. Et pour les joues… Édouard n’attendit pas la suite pour attraper son grand cahier et écrire à nouveau :
— Non.
— Quoi, non…? demanda le chirurgien. Non à quoi ?
— Non à tout. Je reste comme ça.
Maudret ferma les yeux d’un air entendu, montrant qu’il comprenait ; les premiers mois, on rencontrait fréquemment ce type d’attitude, le refus, un effet de la dépression post-traumatique. Un comportement qui s’arrangeait avec le temps. Même défiguré, tôt ou tard, on redevient raisonnable, c’est la vie.
Mais quatre mois plus tard, après mille insistances et à un moment où tous les autres, sans exception, avaient accepté de s’en remettre aux chirurgiens pour limiter les dégâts, le soldat Larivière, lui, continuait de s’arc-bouter sur son refus : je reste comme ça.
Disant cela, il avait les yeux fixes, vitreux, butés.
On rappela les psychiatres.
Bon, en même temps, avec tes dessins, je crois quand même que je comprends l’essentiel. La chambre que tu occupes maintenant me semble plus grande et plus spacieuse que la précédente, non ? Ce sont des arbres qu’on aperçoit dans la cour ? Bien sûr, je ne vais pas prétendre que tu es bien heureux d’être là-bas, mais c’est, vois-tu, que je ne sais pas quoi faire pour toi d’où je suis. Je me sens terriblement impuissant.
Merci pour le croquis de la petite sœur Marie-Camille.
Jusqu’à présent, tu t’arrangeais pour me la montrer de dos ou de profil et je comprends pourquoi tu voulais la garder pour toi, vieux chenapan, parce qu’elle est bien aimable. Je t’avouerais même que si je n’avais déjà ma Cécile…
En fait, il n’y avait aucune sœur dans cet établissement, que des civiles, des femmes très bienveillantes, avec beaucoup de compassion. Mais il fallait trouver des choses à raconter à Albert qui lui écrivait jusqu’à deux fois par semaine. Les premiers dessins d’Édouard étaient très maladroits, sa main tremblait beaucoup et il voyait mal. Sans compter qu’opération après opération, il souffrait toujours beaucoup. Sur un profil à peine esquissé, Albert avait cru discerner une « jeune sœur ». Allons-y pour une sœur, s’était dit Édouard, quelle importance. Il l’appela Marie-Camille. À travers ses lettres, il s’était forgé une certaine image d’Albert et il avait tenté de donner à cette religieuse imaginaire le genre de visage qu’un type comme lui devait aimer.
Bien qu’ils soient déjà liés par une histoire commune dans laquelle chacun avait joué sa vie, les deux hommes ne se connaissaient pas et leur relation était compliquée par un mélange obscur de mauvaise conscience, de solidarité, de ressentiment, d’éloignement et de fraternité. Édouard nourrissait vis-à-vis d’Albert une rancune vague, mais considérablement atténuée par le fait que son camarade lui avait trouvé une identité de rechange lui évitant de rentrer chez lui. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il allait devenir maintenant qu’il n’était plus Édouard Péricourt, mais il préférait n’importe quelle vie à celle dans laquelle il aurait fallu affronter, dans cet état, le regard de son père.
À propos de Cécile, elle m’a écrit une lettre. Pour elle aussi, cette fin de guerre est trop longue. On se promet du bon temps pour mon retour, mais, au ton qu’elle emploie, je sens comme elle est fatiguée de tout ça. Au début, elle allait voir ma mère plus souvent que maintenant. Je ne peux guère lui en vouloir d’y aller moins, je t’ai parlé de ma mère, c’est la vraie bouteille à l’encre, cette femme-là.
Merci mille fois pour la tête de cheval. Je t’ai beaucoup embêté… Là, je la trouve vraiment très bien, très expressive, les yeux globuleux comme tu as fait, la bouche entrouverte. Tu sais, c’est idiot, mais je me demande souvent comment on l’appelait cette bête. Comme si j’avais besoin de lui donner un nom.
Combien en avait-il dessiné, des têtes de cheval, pour Albert ? Toujours trop étroite, tournée de ce côté, non, finalement de l’autre côté, avec les yeux plus… comment dire, non, ce n’était jamais vraiment ça. Un autre qu’Édouard aurait tout envoyé promener, mais il sentait l’importance pour son camarade de retrouver, pour la conserver, la tête de ce bourrin qui lui avait peut-être sauvé la vie. Cette demande masquait un autre enjeu trouble et profond qui le concernait lui, Édouard, sur lequel il ne parvenait pas à mettre de mots. Il s’était attelé à la tâche, exécutant des dizaines de croquis, essayant de suivre les indications maladroites qu’Albert, avec force excuses et remerciements, lui donnait lettre après lettre. Il s’apprêtait à renoncer lorsqu’il s’était remémoré une tête de cheval esquissée par Vinci, une sanguine croyait-il se souvenir, pour une statue équestre et dont il s’était servi pour modèle. Albert, en la recevant, avait sauté de joie.
Lorsqu’il lut ces mots, Édouard comprit enfin ce qui s’était joué.
Maintenant qu’il avait donné à son camarade sa tête de cheval, il posa son crayon et décida de ne plus le reprendre.
Il ne dessinerait jamais plus.
Ici, le temps n’en finit pas. Te rends-tu compte que l’armistice a été signé en novembre dernier, que nous voilà en février et toujours pas démobilisés ? Il y a des semaines que nous ne servons plus à rien… On nous a dit toutes sortes de choses pour expliquer cette situation, mais va savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Ici, c’est comme au front, les rumeurs circulent plus vite que les nouvelles. Il paraît que les Parisiens vont bientôt se rendre en excursion avec Le Petit Journal sur les champs de bataille du côté de Reims, ça n’empêche, on pourrit encore sur pied dans des conditions qui vont, comme nous, de mal en pis. Parfois, je te jure, on se demande si on n’était pas mieux sous la mitraille, au moins, on avait l’impression de servir à quelque chose, à gagner la guerre. J’ai honte de me plaindre à toi de mes petits bobos, mon pauvre Eugène, tu dois te dire que je ne connais pas mon bonheur et que je suis là à me lamenter. Tu aurais bien raison, ce qu’on peut être égoïste tout de même.
À voir comme ma lettre est toute bousculée (je ne sais jamais tenir mon fil, c’était pareil à l’école), je me demande si je ne ferais pas mieux de me mettre au dessin…
Édouard écrivit au docteur Maudret qu’il refusait toute intervention esthétique de quelque ordre que ce soit et demanda à être rendu à la vie civile dans les meilleurs délais.
— Avec cette tête-là ?
Furieux, le médecin. Il avait la lettre d’Édouard dans la main droite, de l’autre il lui tenait fermement l’épaule face au miroir.
Édouard regarda longuement ce magma boursouflé dans lequel il retrouvait, perdus, comme voilés, les caractères du visage qu’il avait connu. Les chairs, repliées, composaient des gros coussins d’un blanc laiteux. Au milieu de la face, le trou, en partie résorbé par ce travail d’étirement et de retournement des tissus, était une sorte de cratère plus lointain qu’auparavant, mais toujours aussi rougeoyant. On aurait dit un contorsionniste de cirque capable d’avaler entièrement ses joues et sa mâchoire inférieure, et incapable de faire le chemin inverse.
— Oui, confirma Édouard, avec cette tête-là.
C’est un brouhaha permanent. Des milliers de soldats passent ici, repassent, séjournent, arrivent et s’entassent dans un chaos indescriptible. Le Centre de démobilisation est plein comme un œuf, on doit libérer les hommes par vagues de plusieurs centaines, mais personne ne sait comment s’y prendre, les ordres vont et viennent, l’organisation ne cesse de changer. Les soldats mécontents, harassés, se saisissent de la moindre information, aussitôt c’est comme une houle, ça soulève un cri, presque une menace. Des gradés dépassés traversent la foule à grands pas, répondant à la cantonade, sur un ton excédé : « J’en sais pas plus que vous, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ! » À cet instant, des coups de sifflet retentissent, tout le monde tourne la tête, le rouleau d’exaspération se déplace, c’est un type qui gueule, là-bas, au fond, on entend juste « Des papiers ? Mais merde, quels papiers ? » et une autre voix « Hein, comment ça, livret militaire ? » Par réflexe, chacun tape sur sa poche de poitrine ou sur l’arrière de son pantalon, on s’interroge du regard, « Ça fait quatre heures qu’on est là, merde à la fin ! », « Te plains pas, moi ça fait trois jours ! ». Un autre demande : « C’est où que tu m’as dit, pour les brodequins ? » Mais il paraît qu’il n’y a plus que des grandes tailles. « On fait quoi, alors ? » Un type survolté. Pourtant, il n’est que première classe et il parle à un capitaine comme s’il s’adressait à un employé. Il est sacrément en pétard, il répète : « Hein ? On fait quoi ? » L’officier s’absorbe dans sa liste, coche des noms. Le première classe, rageur, tourne les talons en grommelant des choses à peine compréhensibles, sauf un mot « fumiers… ». Le capitaine fait comme s’il n’avait rien entendu, il est rouge, sa main tremble, mais il y a tellement de monde que même ça est emporté dans la foule et disparaît comme de l’écume, déjà deux types se balancent des coups de poing dans l’épaule en se disputant. « C’est ma vareuse, que je te dis », hurle le premier, « Bah merde, dit l’autre, manquerait plus que ça ! », mais il lâche aussitôt et s’en va, il a essayé, il recommencera ; des vols, il y en a pas mal, tous les jours, il faudrait ouvrir un bureau spécial pour ça, un bureau par catégorie de réclamation, c’est impossible, vous imaginez ? C’est ce que se disent les gars qui font la queue pour la soupe. Tiède. Depuis le début. On ne comprend pas, le café est chaud, la soupe est froide. Depuis le début. Pour le reste du temps, quand on ne fait pas la queue, soit on tente de se renseigner (« Mais le train pour Mâcon, quand même, il est bien marqué ! » dit un type. « Bah oui, il est marqué, sauf qu’il est pas là, qu’est-ce que tu veux que je te dise à la fin ! »).
Hier, un train est enfin parti pour Paris, quarante-sept wagons, de quoi transporter mille cinq cents hommes, on en a entassé plus de deux mille, fallait voir, serrés comme des sardines, mais heureux. Il y a eu des vitres cassées, des gradés sont arrivés qui ont parlé de « déprédations », les gars ont dû descendre, le train a pris encore une heure de retard sur les dix qu’il avait déjà, finalement il s’est ébranlé, ça gueulait de partout, ceux qui partaient, ceux qui restaient. Et, quand il n’y a plus eu que des panaches de fumée sur la campagne toute plate, on s’est avancé dans les rangs, on a cherché un regard qu’on connaissait pour glaner un renseignement, reposer les mêmes questions, quelle unité est démobilisée, dans quel ordre se font les choses, bon Dieu, est-ce qu’il n’y a pas quelqu’un qui commande ? Si, mais commander quoi ? Personne n’y comprend rien. On attend. La moitié des soldats ont dormi par terre, dans leur capote, on avait davantage de place dans la tranchée. Bon, ça n’est pas comparable, ici s’il n’y a pas les rats, on a quand même les poux parce que ce sont des bêtes qu’on transporte sur soi. « On ne peut même pas écrire à la famille quand c’est qu’on sera à la maison », râle un soldat, un vieux, buriné, le regard éteint, il se plaint, on sent le fatalisme. On pensait qu’un train supplémentaire allait arriver, et il est arrivé, mais, au lieu d’emporter les trois cent vingt gars qui attendaient, il en a ramené deux cents de plus, des nouveaux, on ne sait plus où les mettre.
L’aumônier essaye de traverser les files de soldats qui s’étirent, il est bousculé, sa tasse de café se vide à moitié par terre, un petit gars lui fait un clin d’œil : « Dites donc, il est pas gentil avec vous, le bon Dieu ! », il se marre. L’aumônier serre les mâchoires et tâche de dégoter une place sur un banc, il paraît qu’ils vont en rapporter d’autres, des bancs, mais quand, ça, personne ne sait. En attendant, ceux qui sont là sont pris d’assaut. L’aumônier trouve une place parce que les gars se serrent, ce serait un officier, il irait se faire voir, mais un curé…
La foule, ça n’était pas bon pour l’anxiété d’Albert. Il était crispé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On ne pouvait pas seulement se poser quelque part sans être bousculé par les uns ou par les autres. Et le chahut, les cris le perturbaient terriblement, lui rentraient dans la tête, il n’arrêtait pas de sursauter et passait la moitié de son temps à se retourner. Parfois, comme si des écoutilles se fermaient, le bruit de la foule cessait soudainement autour de lui, remplacé par des échos sourds, étouffés, comme des explosions d’obus entendues de dessous la terre.
C’était encore plus fréquent depuis qu’il avait aperçu le capitaine Pradelle, là-bas au fond de la halle. Campé sur ses jambes écartées, sa position favorite, les mains dans le dos, il observait ce spectacle lamentable avec la sévérité d’un homme que la médiocrité des autres navre, mais n’atteint pas. En repensant à lui, Albert leva les yeux, fixa la foule des soldats autour de lui, saisi d’une angoisse. Il ne voulait pas en parler à Édouard, du capitaine Pradelle, mais il avait l’impression qu’il était partout, comme un mauvais esprit, qu’il planait toujours quelque part, à proximité, prêt à fondre sur lui.
Tu aurais raison, ce qu’on peut être égoïste tout de même. À voir comme ma lettre est décousue…
— Albert !
C’est que, vois-tu, nos têtes, à tous, sont aussi bien embrouillées. Quand on a…
— Albert, merde quoi !
Le caporal-chef, furieux, le saisit par l’épaule, le secoua en lui désignant la pancarte. Albert replia précipitamment ses feuilles éparses et courut en rassemblant ses affaires tant bien que mal, serrant ses papiers contre lui à travers la foule des soldats qui faisaient le pied de grue, en file indienne.
— Tu ressembles pas trop à la photo…
Le gendarme avait la quarantaine satisfaite (ventre rond, presque gras, à se demander comment il était parvenu à se nourrir ainsi pendant quatre ans) et suspicieuse. Le genre d’homme qui a le sens du devoir. C’est un truc saisonnier, le sens du devoir. Par exemple, depuis l’armistice, c’était une denrée plus fréquente qu’avant. Par ailleurs, Albert était une proie facile. Plus très bagarreur. Envie de rentrer. Envie de dormir.
— Albert Maillard…, reprit le gendarme en détaillant le livret militaire.
Pour un peu, il l’aurait regardé par transparence. Clairement, il doutait, observant le visage d’Albert et se confortant dans son diagnostic : « Ne ressemble pas à la photo. » En même temps, la photo remontait à quatre ans, fanée, usée… Justement, se dit Albert, pour un type fané et usé comme moi, ça ne tombe pas si mal. Mais le préposé, lui, ne le considérait pas de cet œil-là. Il y avait tant de tricheurs, d’arnaqueurs et d’escrocs par les temps actuels. Il hochait la tête, regardait tour à tour le document et le visage d’Albert.
— C’est une photo d’avant, risqua Albert.
Autant le visage du soldat apparaissait douteux au fonctionnaire, autant « avant » lui sembla un concept clair. Pour tout le monde, « avant » était une idée absolument cristalline. N’empêche.
— Bah oui, reprit-il, « Albert Maillard », je veux bien, moi, mais des Maillard, j’en ai deux maintenant.
— Des « Albert » Maillard, vous en avez deux ?
— Non. Des « A. Maillard », et « A », ça peut être pour Albert.
Le gendarme était assez fier de cette déduction qui soulignait sa subtilité.
— Oui, dit Albert, pour Alfred aussi. Ou pour André. Pour Alcide.
Le gendarme le regarda par en dessous et plissa les yeux comme un gros chat.
— Et pourquoi que ça serait pas pour Albert ?
Évidemment. À cette solide hypothèse, Albert n’avait rien à opposer.
— Et il est où, l’autre Maillard ? demanda-t-il.
— Bah, c’est le problème : il est parti avant-hier.
— Vous l’avez laissé partir sans avoir son prénom ?
Le gendarme ferma les yeux, il était pénible d’avoir à expliquer des choses aussi simples.
— On avait son prénom, on l’a plus, les dossiers sont remontés hier à Paris. Pour ceux qui sont partis, j’ai juste ce registre et ici (il pointa un doigt péremptoire sur la colonne des patronymes), c’est « A. Maillard ».
— Si on ne retrouve pas les papiers, je continue la guerre tout seul ?
— Ça serait que de moi, reprit le gendarme, je te laisserais passer. Mais c’est que je me fais engueuler, moi, tu comprends… Si j’enregistre un type qu’est pas le bon, qui c’est qui prend, c’est mézigue ! T’imagines pas le nombre de resquilleurs qu’on voit ! En ce moment, c’est fou ce que vous pouvez paumer vos papiers ! Si on comptait tous ceux qui ont perdu leur carnet de pécule pour toucher deux fois l’indemnité…
— Et c’est si grave que ça ? demanda Albert.
Le gendarme fronça les sourcils, comme s’il comprenait subitement qu’il avait devant lui un bolchevik.
— Depuis la photo, j’ai été blessé dans la Somme, expliqua Albert pour calmer le jeu. C’est peut-être à cause de ça, pour la photo…
Le gendarme, ravi d’avoir à exercer sa sagacité, détailla tour à tour la photo et le visage, passant de l’une à l’autre de plus en plus vite, à la fin de quoi il décréta « C’est possible. » On sentait pourtant que le compte n’y était pas. Derrière, les autres soldats commençaient à s’impatienter. On perçut des éclats encore timides, mais ça n’allait pas tarder à chahuter…
— Un problème ?
Cette voix cloua Albert sur place tant elle dégageait d’ondes négatives, comme une bouffée de venin. Dans son champ visuel, il ne distingua d’abord qu’un ceinturon. Il sentit qu’il se mettait à trembler. Ne pisse pas dans ton froc.
— Bah, c’est que…, dit le gendarme en tendant le livret militaire.
Albert leva enfin la tête et reçut, comme un poignard, le regard clair et corrosif du capitaine d’Aulnay-Pradelle. Toujours aussi brun, avec tous ces poils et d’une présence folle. Pradelle saisit le livret sans cesser de fixer Albert.
— Des « A. Maillard », j’en ai deux, continua le gendarme. Et moi, la photo me fait hésiter…
Pradelle ne regardait toujours pas le document. Albert baissa les yeux vers ses chaussures. C’était plus fort que lui, il ne pouvait pas soutenir ce regard-là. Encore cinq minutes et une goutte allait perler à l’extrémité de son pif.
— Celui-là, je le connais…, lâcha Pradelle. Je le connais parfaitement.
— Ah bon, fit le gendarme.
— C’est bien Albert Maillard…
Le débit de Pradelle était terriblement lent, comme s’il mettait tout son poids sur chaque phonème.
— … aucun doute là-dessus.
L’arrivée du capitaine avait calmé tout le monde, instantanément. Les soldats s’étaient tus comme s’ils avaient été surpris par une éclipse. Il dégageait un truc, ce Pradelle, qui vous glaçait, quelque chose de Javert. Il devait y avoir des gardiens avec cette tête-là, dans les Enfers.
J’ai hésité avant de t’en parler, mais je me décide quand même : j’ai eu des nouvelles d’A.P. Je te le donne en mille : il a été promu capitaine ! Comme quoi, à la guerre, il vaut mieux être une crapule qu’un soldat. Et il est ici, il commande un service au Centre de démobilisation. L’effet que ça m’a fait de le retrouver… Tu n’imagines pas mes rêves depuis que je l’ai croisé de nouveau.
— N’est-ce pas qu’on se connaît, soldat Albert Maillard ?
Albert releva enfin les yeux.
— Oui, mon lieut…, mon capitaine. On se connaît…
Le gendarme ne dit plus rien, regarda ses tampons et ses registres d’un air absorbé. L’atmosphère était saturée de vibrations malsaines.
— Je connais notamment votre héroïsme, soldat Albert Maillard, articula Pradelle avec un demi-sourire condescendant.
Il le détailla des pieds à la tête, remonta au visage. Il prenait tout son temps. Albert avait l’impression que le sol se dérobait lentement sous ses pieds, comme s’il était debout sur des sables mouvants, et c’est ce qui le fit réagir, un réflexe de panique :
— C’est l’avantage… de la guerre, balbutia-t-il.
Il y eut un grand silence autour d’eux. Pradelle pencha la tête sur une question silencieuse.
— Chacun… y montre sa vraie nature, compléta difficilement Albert.
Un demi-sourire s’esquissa sur les lèvres de Pradelle. En certaines circonstances, elles n’étaient plus qu’un fil horizontal qui s’étirait simplement, comme une mécanique. Albert comprit son malaise : le capitaine Pradelle ne cillait pas, jamais, ce qui rendait son regard fixe, mordant. Ça n’a pas de larmes, ces animaux-là, pensa-t-il. Il avala sa salive et baissa les yeux.
Dans mes rêves, parfois je le tue, je l’embroche à la baïonnette. Parfois nous sommes ensemble, toi et moi, et il passe un sale quart d’heure, je te prie de le croire. Parfois, aussi, je me retrouve devant le conseil de guerre, je finis face au peloton, normalement je devrais refuser le bandeau sur les yeux, être courageux, quoi. Au contraire, je dis d’accord, parce que le seul tireur, c’est lui, et il me sourit en visant, l’air vraiment content de lui… Quand je suis réveillé, je rêve encore que je le tue. Mais c’est surtout à toi que je pense, mon pauvre camarade, quand le nom de ce salaud me revient à l’esprit. Je ne devrais pas te dire ces choses, je sais bien…
Le gendarme se racla la gorge.
— Bon bah… si vous le connaissez, mon capitaine…
Le brouhaha reprit, d’abord timidement, puis plus fort.
Albert leva enfin les yeux, Pradelle avait disparu, le gendarme était déjà penché sur son registre.
Depuis le matin, tout le monde s’était hurlé dessus, dans un vacarme continuel. Le Centre de démobilisation n’avait cessé de résonner de cris et de vociférations et, subitement, en fin de journée, le découragement sembla saisir ce grand corps à l’agonie. Les guichets fermèrent, les officiers allèrent dîner, les sous-officiers, épuisés, soufflaient par habitude sur leur café pourtant tiède, assis sur des sacs. Les tables de l’administration étaient débarrassées. Jusqu’au lendemain.
Les trains qui n’étaient pas là n’arriveraient plus.
Ce ne serait pas encore pour aujourd’hui.
Demain peut-être.
En même temps, attendre, c’est ce qu’on fait depuis la fin de la guerre. Ici, c’est un peu comme dans les tranchées finalement. On a un ennemi qu’on ne voit jamais, mais qui pèse sur nous de tout son poids. On est dépendant de lui. L’ennemi, la guerre, l’administration, l’armée, tout ça, c’est un peu pareil, des trucs auxquels personne ne comprend rien et que personne ne sait arrêter.
Bientôt, ce fut la nuit. Ceux qui avaient déjà mangé commençaient à digérer en rêvassant, on s’allumait des cigarettes. Fatigué de la journée, de s’être débattu comme un diable, et pour pas grand-chose, on se sentait patient et généreux ; maintenant que tout était calmé, on partageait les couvertures, on donnait du pain quand il en restait. On retirait ses chaussures et, peut-être à cause de la lumière, les visages semblaient plus creusés, tout le monde avait vieilli, la lassitude, tous ces mois harassants et ces démarches interminables, on se disait qu’on n’en finirait jamais avec cette guerre. Certains entamaient une partie de cartes, on allait jouer les godillots trop petits qu’on n’avait pas pu échanger, on rigolait, on disait des blagues. On en avait gros sur le cœur.
… voilà comment ça finit, une guerre, mon pauvre Eugène, un immense dortoir de types épuisés qu’on n’est même pas foutu de renvoyer chez eux proprement. Personne pour vous dire un mot ou seulement vous serrer la main. Les journaux nous avaient promis des arcs de triomphe, on nous entasse dans des salles ouvertes aux quatre vents. L’« affectueux merci de la France reconnaissante » (j’ai lu ça dans Le Matin, je te jure, mot pour mot) s’est transformé en tracasseries permanentes, on nous mégote 52 francs de pécule, on nous pleure les vêtements, la soupe et le café. On nous traite de voleurs.
— Chez moi, quand on va arriver, dit l’un en rallumant sa cigarette, ça va être une sacrée fête…
Personne ne répondit. Le doute flottait dans tous les esprits.
— T’es d’où ? demanda-t-on.
— De Saint-Viguier-de-Soulage.
— Ah…
Ça ne disait rien à personne, mais ça sonnait joliment.
Je vais te laisser pour aujourd’hui. Je pense à toi, mon cher camarade, et j’ai hâte de te voir, c’est la première chose que je ferai en rentrant à Paris, juste après avoir été retrouver ma Cécile, tu le comprends bien. Soigne-toi, écris-moi quand même si tu peux, sinon, les dessins, c’est très bien aussi, je les garde tous, qui sait ? Quand tu seras un grand artiste, je veux dire : connu, peut-être que ça me rendra riche.
Je t’adresse une bonne poignée de main.
Après une longue nuit passée dans la résignation, au matin, on s’étira. Le jour était à peine levé, des sous-officiers placardaient déjà des feuilles à grands coups de marteau. On se précipita. Des trains étaient confirmés pour le vendredi, dans deux jours. Deux trains vers Paris. Chacun cherchait son nom, celui des camarades. Albert patientait, recevant des coups de coude dans les côtes, se faisant marcher sur les pieds. Il parvint à forcer le passage, suivit de l’index une liste, une deuxième, se déplaça en crabe, troisième liste, et le voilà enfin, Albert Maillard, c’est moi, le train de nuit.
Vendredi, départ 22 heures.
Le temps de faire tamponner son bulletin de transport, d’aller à la gare avec tous les gars, il faudrait partir une bonne heure plus tôt. Il voulut écrire à Cécile, mais se reprit vite, ça ne servait à rien. On avait assez de fausses nouvelles comme ça.
Comme bien d’autres soldats, il ressentit un soulagement. Même si l’information risquait d’être démentie, même fausse, elle faisait du bien.
Albert avait confié ses affaires à un Parisien qui faisait son courrier, afin de profiter de l’éclaircie. La pluie s’était arrêtée dans la nuit, le temps serait-il en train de virer au beau, on se demandait, chacun y allait de son pronostic en regardant les nuages. Et le matin, comme ça, même si on avait pas mal de sujets de préoccupation, chacun sentait comme c’est bon, quand même, d’être vivant. Le long des barrières qu’on avait tirées pour délimiter le camp, des dizaines de soldats étaient déjà alignés, comme tous les jours, pour discuter le bout de gras avec des villageois venus voir comment ça se passait, des mômes qui espéraient toucher un fusil, et des visiteurs, on ne sait d’où ils sortaient ni comment ils étaient venus. Des gens, quoi. C’était marrant d’être parqué comme ça et de parler avec le vrai monde à travers les barrières. Il restait du tabac à Albert, une chose dont il ne se séparait pas. Par chance, comme il y avait pas mal de soldats très fatigués qui traînaient longtemps dans leur paletot avant de se décider à se lever, on trouvait des boissons chaudes plus facilement que dans la journée. Il avança vers les barrières et resta là un long moment à fumer sa cigarette et à siroter son café. Au-dessus de lui, des nuages blancs passaient à toute vitesse. Il marcha jusqu’à l’entrée du camp, échangea quelques mots avec des gars, ici et là. Mais il évita les informations, décidé à attendre sereinement qu’on l’appelle, plus envie de courir, on finirait bien par le renvoyer chez lui. Cécile, dans sa dernière lettre, lui avait donné un numéro de téléphone où il pourrait laisser un message quand il connaîtrait son jour de retour. Depuis qu’elle le lui avait envoyé, ce numéro lui brûlait les doigts, il aurait voulu le composer tout de suite, parler à Cécile, lui dire comme il lui languissait de rentrer, d’être enfin avec elle, et tant d’autres choses, mais c’était juste un endroit où laisser une commission, chez M. Mauléon qui tenait la quincaillerie à l’angle de la rue des Amandiers. Déjà, il faudrait trouver un téléphone pour appeler. Il aurait plus vite fait de rentrer à la maison directement sans s’arrêter.
Pas mal de monde à la barrière. Albert s’offrit une seconde cigarette, il flânait. Des gens de la ville étaient là, qui parlaient aux soldats. Ils avaient des mines tristes. Des femmes cherchant un fils, un mari, tendaient des photos à bout de bras, tu parles, une aiguille dans une meule de foin. Les pères, quand il y en avait, restaient derrière. C’étaient toujours les femmes qui se démenaient, qui interrogeaient, qui continuaient leur lutte silencieuse, se levaient tous les matins avec un reste d’espoir à épuiser. Les hommes, eux, n’y croyaient plus depuis longtemps. Les soldats sollicités répondaient vaguement, hochaient la tête, toutes les photos se ressemblaient.
Une poigne se posa sur son épaule. Albert se retourna et, aussitôt, ce fut la nausée, le cœur en alerte maximum.
— Ah ! Soldat Maillard, je vous cherchais !
Pradelle passa une main sous son bras et le força à marcher.
— Suivez-moi !
Albert n’était plus sous les ordres de Pradelle, mais il le suivit précipitamment, l’effet de l’autorité, serrant son sac contre lui.
Ils longèrent les barrières.
La jeune fille était plus petite qu’eux. Vingt-sept, vingt-huit ans peut-être, pas très jolie, pensa Albert, mais assez charmante. En fait, on ne savait pas trop. Sa veste devait être en hermine, Albert n’en était pas certain ; une fois, Cécile lui avait montré de ces manteaux-là, à la vitrine de magasins inabordables, ça lui avait fait de la peine de ne pas pouvoir entrer dans la boutique pour lui en acheter un. La jeune femme portait un manchon assorti et une toque, en forme de cloche, évasée vers l’avant. Le genre qui avait les moyens de faire simple sans faire pauvre. Elle avait un visage ouvert, de grands yeux foncés qui s’achevaient en un faisceau de minuscules ridules, des cils très noirs, longs et une bouche petite. Non, pas très jolie, mais elle s’arrangeait bien. Et puis, on comprenait tout de suite que c’était une femme de caractère.
Elle était émue. Elle tenait dans ses mains gantées une feuille de papier qu’elle déplia pour la tendre à Albert.
Pour se donner une contenance, il la saisit et fit mine de la lire, ça n’était pas la peine, il savait parfaitement de quoi il retournait. Un formulaire. Son regard attrapa des mots : « mort pour la France », « PAR SUITE : de blessures reçues sur le champ de bataille… », « Inhumé à proximité ».
— Mademoiselle s’intéresse à l’un de vos camarades, tué au combat, dit froidement le capitaine.
La jeune femme lui tendit une seconde feuille qu’il manqua de lâcher, il la rattrapa de justesse, elle poussa un petit « oh ! ».
C’était son écriture à lui.
Madame, Monsieur,
Je suis Albert Maillard, un camarade de votre fils Édouard, et j’ai l’immense peine de vous annoncer qu’il est mort…
Il rendit les documents à la jeune fille qui lui offrit une main froide, douce et ferme.
— Je m’appelle Madeleine Péricourt. Je suis la sœur d’Édouard…
Albert fit oui de la tête. Édouard et elle se ressemblaient. Les yeux. Personne ne savait comment poursuivre.
— Je suis désolé, dit Albert.
— Mademoiselle, expliqua Pradelle, est venue me trouver sur la recommandation du général Morieux… (il se tourna vers elle), qui est un grand ami de votre père, n’est-ce pas ?
Madeleine confirma d’un signe de tête, mais en regardant toujours Albert à qui le nom de Morieux provoqua un précipité dans l’estomac ; il se demanda anxieusement comment ça finirait, instinctivement il serra les fesses, se concentra sur sa vessie. Pradelle, Morieux… Le sac n’allait pas tarder à se refermer.
— En fait, poursuivit le capitaine, Mlle Péricourt aimerait se recueillir sur la tombe de son pauvre frère. Mais elle ne sait pas où il est enterré…
Le capitaine d’Aulnay-Pradelle posa lourdement sa main sur l’épaule du soldat Maillard pour le contraindre à le regarder. Ça semblait un geste de camaraderie, Madeleine devait le trouver drôlement humain, le capitaine, cette saloperie qui fixait Albert avec un sourire aussi discret que menaçant. Albert connecta mentalement le nom de Morieux à celui de Péricourt, puis à « un ami de votre père »… Il n’était pas difficile de voir que le capitaine soignait ses relations et qu’il avait plus d’avantages à rendre service à la demoiselle qu’à livrer la vérité qu’il connaissait parfaitement. Il tenait Albert enfermé dans son mensonge sur la mort d’Édouard Péricourt et il suffisait d’observer son comportement pour deviner qu’il garderait le poing bien serré tant qu’il y trouverait du bénéfice.
Mlle Péricourt, elle, ne regardait pas Albert, elle le scrutait avec un espoir démesuré, elle fronça les sourcils comme pour l’aider à parler. Lui agita la tête sans un mot.
— C’est loin d’ici ? demanda-t-elle.
Très jolie voix. Et comme Albert ne répondait rien :
— La demoiselle, articula patiemment le capitaine Pradelle, vous demande si c’est loin d’ici, le cimetière où vous avez enterré son frère, Édouard.
Madeleine interrogea l’officier du regard. Il est idiot, votre soldat ? Il comprend ce qu’on lui dit ? Elle chiffonna un peu la lettre. Son regard faisait des allers-retours du capitaine à Albert puis d’Albert au capitaine.
— Assez loin…, risqua Albert.
Madeleine montra son soulagement. Assez loin voulait dire pas trop loin. Et en tout cas : je me souviens de l’endroit. Elle respirait. Quelqu’un savait. On devinait qu’elle avait pas mal couru pour en arriver là. Elle ne se permit pas de sourire, évidemment, l’occasion ne s’y prêtait pas, mais elle était calme.
— Vous pouvez m’expliquer comment y aller ?
— Ça…, répondit Albert précipitamment, c’est pas facile… Vous savez, c’est de la campagne, pour trouver des repères…
— Vous pourriez nous y conduire, alors ?
— Maintenant ? demanda Albert avec inquiétude. C’est que…
— Oh non ! Pas tout de suite !
La réponse de Madeleine Péricourt avait fusé, elle le regretta aussitôt, se mordit la lèvre, chercha de l’appui chez le capitaine Pradelle.
Et là il se passa une drôle de chose : tout le monde comprit de quoi il retournait exactement.
Une petite parole prononcée trop vite et c’était fini. Et ça changeait bougrement la donne.
Pradelle fut le plus rapide, comme toujours :
— Mlle Péricourt veut se recueillir sur la tombe de son frère, vous voyez…
Il insista sur chaque syllabe, comme si chacune contenait un sens précis, autonome.
Se recueillir. Ben voyons. Et pourquoi pas tout de suite ?
Pourquoi attendre ?
Parce que, pour faire ce qu’elle voulait, il fallait un peu de temps et surtout beaucoup de discrétion.
Voilà des mois et des mois que les familles réclamaient les dépouilles des soldats enterrés au front. Rendez-nous nos enfants. Mais rien à faire. C’est qu’il y en avait partout. Tout le nord et tout l’est du pays étaient constellés de tombes de fortune creusées rapidement parce que les morts ne pouvaient pas attendre, pourrissaient vite, sans compter les rats. Dès l’armistice, les familles s’étaient mises à hurler, mais l’État s’était arc-bouté sur son refus. En même temps, quand il y pensait, Albert trouvait que c’était logique. Si le gouvernement autorisait les exhumations privées des soldats, on verrait, en quelques jours, des centaines de milliers de familles armées de pelles et de pioches retourner la moitié du pays, vous imaginez le chantier, et transporter comme ça des milliers de corps en putréfaction, faire transiter des jours entiers les cercueils dans des gares, les charger dans des trains qui mettaient déjà une semaine pour relier Paris à Orléans, ce n’était pas possible. Et donc, c’était non, depuis le début. Sauf que, pour les familles, c’était difficile à admettre. La guerre était finie, on ne comprenait pas, on insistait. De son côté, le gouvernement n’arrivait même pas à démobiliser les soldats, on ne voyait pas comment il s’y serait pris pour organiser l’exhumation et le transport de deux cent, trois cent ou même quatre cent mille cadavres, on en perdait le nombre… C’était un casse-tête complet.
Alors, on se réfugia dans la tristesse, des parents traversaient le pays pour venir se recueillir sur des tombes plantées au milieu de nulle part, n’arrivaient pas à partir.
C’était le cas pour les plus résignés.
Parce qu’il y avait les autres, les familles rebelles, les exigeantes, les têtues qui ne voulaient pas s’en laisser conter par un gouvernement d’incompétents. Celles-là s’y prenaient autrement. Et c’était le cas de la famille d’Édouard. Mlle Péricourt n’était pas venue se recueillir sur la tombe de son frère.
Elle était venue le chercher.
Elle était venue pour le déterrer et pour l’emporter.
On en avait entendu, de ces histoires. Il y avait tout un trafic, des gens qui se spécialisaient, il suffisait d’un camion, d’une pelle, d’une pioche et d’avoir le cœur bien accroché. On trouvait l’endroit, de nuit, on faisait vite.
— Et c’est possible quand, reprit le capitaine Pradelle, que mademoiselle aille se recueillir sur la tombe de son frère, soldat Maillard ?
— Demain, si vous voulez…, proposa Albert d’une voix blanche.
— Oui, répondit la jeune fille, demain, c’est parfait. Je serai en automobile. Il faut combien de temps pour y aller, selon vous ?
— Difficile de se rendre compte. Une heure ou deux… Peut-être plus… Quelle heure vous irait ? demanda Albert.
Madeleine hésita. Et, comme ni le capitaine ni Albert ne réagissaient, elle se lança :
— Je passe vous chercher vers dix-huit heures, qu’en dites-vous ?
Ce qu’il en disait ?
— Vous voulez vous recueillir de nuit ? demanda-t-il.
Ça avait été plus fort que lui. Pas pu s’en empêcher. C’était lâche.
Il le regretta aussitôt, car Madeleine baissa les yeux. Elle n’était nullement gênée par sa question, non, elle calculait. Elle était jeune, mais elle avait les pieds sur terre. Et comme elle était riche, ça se voyait tout de suite, l’hermine, le petit chapeau, les jolies dents, elle considérait concrètement la situation et se demandait quel prix il faudrait proposer pour obtenir la collaboration de ce soldat.
Albert en fut écœuré pour lui-même, laisser croire qu’il accepterait de l’argent pour ça… Avant qu’elle ouvre la bouche, il dit :
— D’accord, à demain.
Il se retourna et prit le chemin du camp.
Et je t’assure, je suis bien désolé de revenir encore une fois sur ça… Il faudrait quand même que tu sois vraiment sûr. Parfois, on prend des décisions, sur le coup de la colère, de la déception ou du chagrin, il arrive que nos émotions nous dépassent, enfin, tu vois ce que je veux dire. Je ne sais pas comment on pourrait faire maintenant, mais, encore, ça, on trouverait… Ce qu’on fait dans un sens, on doit pouvoir le refaire dans l’autre. Je ne veux pas t’influencer, mais je te le demande : pense à tes parents. Je suis certain, s’ils te retrouvaient comme tu es, qu’ils t’aimeraient tout autant qu’avant, si ce n’est plus. Ton père doit être un homme bien brave et bien dévoué, imagine la joie que ce serait pour lui de te savoir vivant. Je ne veux pas t’influencer. De toutes les manières, ça sera comme tu l’entends, ce sont toutefois des choses qu’il faut peser finement, à mon avis. Tu m’as dessiné ta sœur, Madeleine, c’est une agréable jeune fille, pense un peu à la peine qu’elle a eue d’apprendre ta mort et quel miracle ce serait pour elle, aujourd’hui…
Il ne servait à rien d’écrire ça. On ne savait même pas quand les lettres arrivaient, elles pouvaient mettre deux semaines ou bien quatre. Et les dés étaient jetés. Albert n’écrivait ces choses que pour lui. Il ne regrettait pas d’avoir aidé Édouard à changer d’identité, mais s’il n’allait pas jusqu’au bout, il ne parvenait pas à imaginer concrètement les conséquences qu’il devinait assez sombres. Il se coucha par terre, roulé dans sa vareuse.
Il se tourna et se retourna une grande partie de la nuit, nerveux, inquiet.
Dans ses rêves, on déterrait un corps et Madeleine Péricourt voyait tout de suite que ce n’était pas celui de son frère, il était trop grand ou trop petit, parfois il avait un visage qu’on reconnaissait immédiatement, celui d’un très vieux soldat, parfois même on déterrait un homme avec une tête de cheval mort. La jeune fille lui prenait le bras et demandait : « Qu’est-ce que vous avez fait de mon frère ? » Le capitaine d’Aulnay-Pradelle en rajoutait, évidemment, ses yeux étaient d’un bleu tellement clair qu’ils éclairaient le visage d’Albert comme une torche. Sa voix était celle du général Morieux. « C’est vrai, ça ! tonnait-il. Qu’est-ce que vous en avez fait, de ce frère, soldat Maillard ? »
C’est sur un cauchemar comme celui-ci qu’il se réveilla aux premières heures de l’aube.
Alors que tout le camp ou presque dormait encore, Albert remua ses pensées qui, avec l’obscurité de la grande salle, la lourde respiration des camarades et la pluie qui battait sur le toit, devinrent, de minute en minute, de plus en plus noires, cafardeuses, menaçantes. Ce qu’il avait fait jusqu’à présent, il ne le regrettait pas, mais il était incapable d’aller plus loin. La vision de cette jeune fille froissant dans ses petites mains cette lettre tissée de mensonges lui revenait sans cesse à l’esprit. Était-ce bien humain, ce qu’il faisait là ? Mais était-il encore possible de tout annuler ? Il y avait autant de raisons de faire que de défaire. Car enfin, se disait-il, je ne vais pas aller maintenant déterrer des cadavres pour couvrir un mensonge commis par bonté d’âme ! Ou par faiblesse, c’est la même chose. Mais si je ne vais pas le déterrer, si je dévoile toute l’affaire, me voilà accusé. Il ne savait pas ce qu’il risquait, seulement que c’était grave, tout prenait des proportions effrayantes.
Lorsque le jour se leva enfin, il n’avait toujours rien décidé, remettant sans cesse à plus tard le moment de trancher ce terrible dilemme.
C’est un coup de pied dans les côtes qui le réveilla. Frappé de stupeur, il s’assit précipitamment. Toute la salle bruissait déjà de cris, de trépidations, Albert regardait autour de lui, totalement perdu, incapable de reprendre ses esprits, lorsqu’il vit soudain descendre du ciel et se planter à quelques centimètres de son visage celui, sévère et pénétrant, du capitaine Pradelle.
L’officier le fixa longuement, puis il poussa un soupir de découragement et lui colla une gifle. Albert, instinctivement, se protégea. Pradelle sourit. Sourire large, qui ne disait rien qui vaille.
— Alors, soldat Maillard, on en apprend de belles ! Votre camarade Édouard Péricourt est mort ? Vous savez que ça a été un choc ! Parce que la dernière fois que je l’ai vu…
Il fronça les sourcils, comme s’il puisait loin dans ses souvenirs.
— … ma foi, c’était à l’hôpital militaire où il venait d’être rapatrié. Eh bien, à ce moment-là, il était tout ce qu’il y a de plus vivant. Bon, il n’avait pas sa mine des grands jours… Pour être franc, je lui ai trouvé les traits un peu tirés. Il a voulu arrêter un obus avec les dents, c’est imprudent, il m’aurait demandé conseil… Mais de là à imaginer qu’il allait mourir, non, je vous assure, soldat Maillard, ça ne m’est pas venu à l’esprit. Cependant pas de doute, il est bel et bien mort, vous avez même rédigé une lettre personnelle à la famille pour l’informer, et quel style, soldat Maillard, c’est beau comme l’antique !
Quand il prononçait le nom de Maillard, il gardait cette manière déplaisante d’appuyer sur la dernière syllabe, ce qui lui donnait une tonalité dérisoire et surtout méprisante, Maillard semblait le synonyme de « merde de chien » ou quelque chose d’approchant.
Il se mit à parler bas, à chuchoter presque, comme un homme furieux qui tâche de se contenir :
— Je ne sais pas ce qu’est devenu le soldat Péricourt et je ne veux pas le savoir, mais le général Morieux me charge d’aider sa famille, alors, forcément, je me demande…
La phrase ressemblait vaguement à une question. Jusqu’à présent, Albert n’avait pas eu le droit à la parole et, visiblement, le capitaine Pradelle n’avait pas l’intention de la lui laisser.
— Il n’y a que deux solutions, soldat Maillard. On dit la vérité ou on solde l’affaire. Si on dit la vérité, vous êtes dans de sales draps : usurpation d’identité, je ne sais pas comment vous vous y êtes pris, mais vous êtes bon pour la taule, je vous garantis quinze ans minimum. D’un autre côté, vous allez remettre le couvert avec votre histoire de commission d’enquête sur la cote 113… Bref, pour vous comme pour moi, c’est la plus mauvaise solution. Reste l’autre : on nous réclame un soldat mort, on donne un soldat mort, terminé, je vous écoute.
Albert en était encore à digérer les premières phrases.
— Je ne sais pas…, dit-il.
Dans ce genre de situation, Mme Maillard explosait : « Voilà, ça, c’est du Albert tout craché ! Quand il faut prendre une décision, montrer qu’on est un homme, plus personne ! Je ne sais pas… Il faut voir… Peut-être que oui… Je vais demander… Allons, Albert ! Décide-toi ! Si tu crois que dans la vie, etc., etc. »
Le capitaine Pradelle avait des côtés de Mme Maillard. Mais il tranchait plus vite qu’elle :
— Je vais vous dire ce que vous allez faire. Vous allez vous remuer le cul et, ce soir, vous allez remettre à Mlle Péricourt un beau cadavre estampillé « Édouard Péricourt », vous me suivez ? C’est une journée de boulot et vous repartez tranquille. Mais réfléchissez vite. Et si vous préférez la taule, je suis votre homme…
Albert se renseigna auprès de camarades, on lui indiqua plusieurs cimetières de campagne. Il vérifia ainsi ce qu’il savait : le plus grand de tous se trouvait à Pierreval, à six kilomètres d’ici. C’est là qu’il y aurait le plus de choix. Il y alla à pied.
C’était en bordure d’un bois avec des dizaines de tombes dans tous les coins. Au début, on avait essayé de les aligner, mais ensuite, la guerre avait dû alimenter le cimetière de tellement de corps qu’on les avait placés dans l’ordre où ils arrivaient, à la va-comme-je-te-pousse. Des tombes dans tous les sens, certaines avec des croix, d’autres pas, ou des croix écroulées. Ici, un nom. Là, « un soldat », gravé au couteau sur une plaque de bois. Il y en avait des dizaines avec juste « un soldat ». Et d’autres avec des bouteilles renversées plantées dans la terre dans lesquelles on avait glissé un papier avec le nom du soldat, pour plus tard, pour le cas où quelqu’un voudrait savoir qui était là-dessous.
Dans le cimetière de Pierreval, Albert aurait pu rester des heures à marcher entre les tombes de fortune avant d’en choisir une, sa sempiternelle hésitation, mais la raison avait fini par l’emporter. On verra bien, s’était-il dit, il commence à être tard et il y a du chemin pour revenir au Centre de démobilisation, faut que je me décide. Il tourna la tête, en vit une dont la croix n’indiquait rien et dit : « Celle-là. »
Il avait retiré quelques petites pointes d’une planche arrachée à la barrière, il chercha une pierre, cloua la demi-plaque d’identité d’Édouard Péricourt, repéra l’endroit, recula de quelques pas pour regarder l’effet d’ensemble, comme un photographe un jour de mariage.
Puis il s’en retourna, torturé de peur, de mauvaise conscience, parce que, même pour un bon motif, le mensonge n’était pas dans sa nature. Il pensait à cette jeune fille, à Édouard, et aussi à ce soldat inconnu que le hasard venait de désigner pour incarner Édouard et que, maintenant, plus personne ne retrouverait jamais, un soldat jusqu’alors non identifié, disparu pour de bon.
À mesure qu’il s’éloignait du cimetière et se rapprochait du Centre, les risques à court terme lui apparaissaient et se succédaient dans son esprit à la manière de ces dominos dont le premier fait chuter tous les autres. Tout cela irait très bien, se disait Albert, s’il s’agissait seulement de se recueillir. La sœur a besoin de la tombe de son frère, je lui donne une tombe, celle de son frère ou d’un autre, peu importe, c’est le cœur qui compte. Mais maintenant qu’on va creuser, l’affaire devient plus compliquée. Quand on va chercher au fond d’un trou, allez savoir ce qu’on découvre. Pas d’identité, passe encore, un soldat mort, c’est un soldat mort. Quand on le déterre, qu’est-ce qu’on trouve ? Un objet personnel ? Un signe distinctif ? Ou même, plus simplement, un corps trop grand ou trop petit ?
Sauf que le choix était fait, il avait dit « Celle-ci », et l’affaire était scellée. Bonne ou mauvaise. Albert ne comptait plus sur la chance depuis pas mal de temps.
Il arriva au Centre exténué. Pour attraper son train vers Paris, et pas question de le manquer (s’il y avait un train…), il devait être de retour à vingt et une heures, au plus tard. Ici régnait déjà une certaine effervescence, des centaines de types excités comme des puces, leur bagage rassemblé depuis des heures, criaient, chantaient, hurlaient, se tapaient dans le dos. Les gradés, inquiets, se demandaient ce qu’ils feraient si le convoi annoncé n’arrivait pas, comme c’était le cas une fois sur trois…
Albert quitta le baraquement. Sur le seuil, il regarda le ciel. La nuit serait-elle assez noire ?
Il était fringant, le capitaine Pradelle. Un vrai coq. Uniforme frais repassé, bottes cirées, ne manquaient que les médailles astiquées. Quelques pas et il était déjà à dix mètres. Albert n’avait pas bougé.
— Eh ben, vous venez, mon vieux ?
Dix-huit heures passées. Derrière le fourgon, une limousine tournait au ralenti, on distinguait le bruit ouaté des soupapes, on voyait la fumée sortir du pot d’échappement, presque tendre. Avec le prix d’un seul pneu de cette voiture, Albert aurait pu vivre un an. Il se sentit aussi pauvre que triste.
Une fois au camion, le capitaine ne s’arrêta pas, il fila jusqu’à la voiture dont on entendit la porte claquer doucement. La jeune fille n’apparut pas.
Le chauffeur, tout en barbe et qui puait la sueur, était assis au volant d’un beau fourgon tout neuf, un Berliet CBA à trente mille francs. Son petit négoce rapportait bien. On voyait tout de suite qu’il avait l’habitude et n’avait confiance qu’en son propre jugement. Par la vitre baissée, il dévisagea Albert, le jaugea des pieds à la tête, puis ouvrit la portière, sauta de son camion et le prit à part. Il lui tenait le bras très fort serré, une poigne terrible.
— Si tu viens, tu rentres dans l’affaire, tu comprends ça ?
Albert fit oui de la tête. Il se tourna du côté de la limousine, le pot d’échappement continuait d’exhaler sa vapeur blanche et caressante, mon Dieu, après toutes ces années de misère, comme ce souffle délicat était cruel.
— Dis-moi…, susurra le chauffeur, tu leur prends combien, toi ?
Albert sentit qu’avec ce genre d’homme, l’acte désintéressé allait très mal passer. Il fit un rapide calcul :
— Trois cents francs.
— Quelle cloche !
Mais il y avait du contentement dans l’expression du chauffeur, celle d’avoir mieux tiré son épingle du jeu. En esprit petit, il éprouvait autant de satisfaction à réussir lui-même qu’à voir échouer les autres. Il tourna le torse en direction de la limousine.
— Tu vois pas ? Ça porte de la fourrure, ça pète dans la soie ! Tu pouvais pousser à quatre cents, facile. Cinq cents, même !
On sentait qu’il était prêt à annoncer ce que lui-même avait négocié. La prudence l’emporta, le chauffeur lui relâcha le bras.
— Allez, viens, faut pas traîner.
Albert se tourna vers la voiture, la jeune fille n’était toujours pas sortie, je ne sais pas, moi, pour saluer, pour remercier, rien de tout cela, il était un employé, un subalterne.
Il monta, on se mit en route. La limousine démarra à son tour, assez loin derrière, se réservant ainsi la possibilité de dépasser le camion et de disparaître, ni vu ni connu, dans le cas où la gendarmerie se montrerait et poserait des questions.
La nuit tomba complètement.
Les lumières jaunes du camion éclairaient la route, mais à l’intérieur, on ne voyait pas ses pieds. Albert posa sa main devant lui, sur le tableau de bord, et scruta le paysage à travers la vitre. Il disait « à droite », ou « par ici », il avait peur de se perdre et, plus ils approchaient du cimetière, plus il avait peur. Il prit alors sa décision. Si ça tourne mal, je m’enfuis à pied par la forêt. Le chauffeur n’ira pas courir après moi. Il démarrera et rentrera à Paris où d’autres transports doivent l’attendre.
Le capitaine Pradelle, lui, était de taille à le poursuivre, il avait déjà montré de très bons réflexes, cet enfoiré. Que faire ? se demandait Albert. Il avait envie de pisser, il se retenait de toutes ses forces.
Le camion monta la dernière côte.
Le cimetière commençait quasiment en bordure de chemin. Le chauffeur fit quelques manœuvres pour se garer dans la descente. Au moment de repartir, même pas de coups de manivelle, il lui suffirait de lâcher les freins dans la pente pour le démarrer.
En s’arrêtant, le moteur provoqua un drôle de silence, comme un manteau qui vous tomberait dessus. Le capitaine apparut aussitôt à la portière. Le chauffeur allait assurer le guet à l’entrée du cimetière. Pendant ce temps, on creuserait, on déterrerait, on récupérerait le cercueil dans le camion, on chargerait, et l’affaire serait réglée.
La limousine de Mlle Péricourt ressemblait à un fauve tapi dans l’ombre, prêt à bondir. La jeune fille ouvrit la portière et apparut. Toute petite. Albert la trouva encore plus jeune que la veille. Le capitaine esquissa un geste pour la retenir, il n’eut pas le temps de prononcer un mot, elle s’avança résolument. Sa présence était tellement saugrenue dans ce lieu et à une heure pareille que les trois hommes en restèrent muets. D’un bref mouvement de tête, elle donna le signal du départ.
On se mit en marche.
Le chauffeur portait deux pelles, Albert trimbalait une grande bâche repliée pour mettre la terre, c’était plus rapide ensuite pour reboucher.
La nuit était à demi claire, on distinguait les buttes des dizaines de tombes à droite et à gauche, c’était comme avancer dans un champ retourné par des taupes géantes. Le capitaine marchait à grands pas. Avec les morts, il avait toujours été un type très conquérant. Derrière lui, entre Albert et le chauffeur, trottait la jeune fille. Madeleine. Albert aimait ce prénom. Celui de sa grand-mère.
— C’est où ?
On marche depuis longtemps, une allée, puis l’autre… C’est le capitaine qui demande. Il s’est retourné, nerveux. Il chuchote, mais sa voix trahit son exaspération. Il veut en finir avec cette histoire. Albert cherche, lève le bras, se trompe, tâche de se repérer. On le voit penser, non, c’est pas là.
— Par là, dit-il enfin.
— T’es sûr ? demande le chauffeur qui commence à douter.
— Oui, dit Albert, c’est par ici.
On continue de parler tout bas comme pendant une cérémonie.
— Grouillez-vous un peu, mon vieux ! s’agace le capitaine.
Enfin, ils y sont.
Sur la croix, une petite plaque, Édouard Péricourt.
Les hommes s’effacent, Mlle Péricourt s’avance. Elle pleure avec discrétion. Le chauffeur a déjà lâché ses pelles et part faire le guet. La nuit est noire, on se devine à peine. Juste la forme fragile de cette jeune fille. Derrière elle, on baisse respectueusement la tête, mais le capitaine regarde partout alentour, inquiet. Cette situation n’est pas confortable. Albert prend l’initiative. Il tend la main et la pose gentiment sur l’épaule de Madeleine Péricourt, elle se retourne, le regarde, elle comprend, recule. L’officier donne une pelle à Albert, prend la seconde, la jeune fille s’écarte. On creuse.
C’est un sol lourd, les pelletées ne vont pas vite. Près du front, où on n’avait guère le temps, les corps n’étaient jamais enterrés profondément, parfois même si peu que, dès le lendemain, les rats les avaient repérés. On ne devrait pas avoir à creuser bien loin avant de trouver quelque chose. Albert, au sommet de l’inquiétude, s’arrête souvent pour écouter, il discerne la présence de Mlle Péricourt, près d’un arbre quasiment mort, toute droite, tendue elle aussi. Elle fume une cigarette, nerveusement. Ça frappe Albert, une femme comme elle qui fume des cigarettes. Pradelle jette un œil à son tour puis, allez mon vieux, on va pas s’éterniser. On se remet au travail.
Ce qui est long, c’est de creuser sans buter contre le corps qui se trouve en dessous. Les pelletées de terre s’accumulent en tas sur la bâche. Qu’est-ce qu’ils vont en faire, de ce corps, les Péricourt ? se demande Albert. L’enterrer dans leur jardin ? De nuit, comme maintenant ?
Il s’arrête.
— À la bonne heure ! siffle le capitaine en se penchant.
Il a dit ça très bas, il ne veut pas être entendu par la jeune fille. Quelque chose du corps est apparu, difficile de deviner ce que c’est. Les dernières pelletées sont délicates, il faut prendre par en dessous pour ne rien abîmer.
Albert est à la manœuvre. Pradelle est impatient.
— Grouillez-vous, souffle-t-il tout bas. Il ne risque plus rien, allez !
La pelle accroche un morceau de la vareuse qui a servi de linceul et, aussitôt, l’odeur remonte, une horreur. L’officier se détourne immédiatement.
Albert, lui aussi, fait un pas en arrière et, pourtant, il en a respiré pendant toute la guerre, des corps en décomposition, surtout quand il a été brancardier. Sans compter l’hospitalisation avec Édouard ! De repenser soudain à lui… Albert lève la tête et regarde la jeune fille qui, bien qu’assez éloignée, tient un mouchoir devant son nez. Faut-il qu’elle aime son frère ! se dit-il. Pradelle le pousse brutalement et quitte le trou.
D’une enjambée, il est auprès de la demoiselle, la prend par les épaules, la tourne dos à la tombe. Albert est seul au fond, dans l’odeur du cadavre. La jeune fille résiste, elle fait non de la tête, elle veut s’approcher. Albert hésite sur la conduite à tenir, tétanisé, ça lui rappelle tant de choses, la haute silhouette de Pradelle qui le surplombe. De se retrouver comme ça dans une fosse, même aussi peu profonde, de vraies sueurs d’angoisse le saisissent malgré le froid qui est descendu, parce que, avec lui dans le trou et le capitaine au-dessus campé sur ses jambes, toute l’histoire lui remonte à la gorge, il a l’impression qu’on va le recouvrir, l’ensevelir, il se met à trembler, mais il repense à son camarade, à son Édouard, et il se force à se baisser, à reprendre son ouvrage.
Ça vous crève le cœur, ces choses-là. Il gratte avec précaution du bout de la pelle. La terre, argileuse, n’est pas propice à la décomposition et le corps a été très proprement roulé dans sa vareuse, tout ça a ralenti la putréfaction. Le tissu reste collé aux mottes de terre glaise, le flanc apparaît, les côtes, un peu jaunes avec des morceaux de chair putride, noirâtre, ça grouille de vers parce qu’il y a encore pas mal à manger.
Un cri, là-haut. Albert relève la tête. La jeune fille sanglote. Le capitaine la console, mais, par-dessus son épaule, il adresse à Albert un signe d’agacement, faites vite, vous attendez quoi ?
Albert lâche sa pelle, sort du trou et se met à courir. Il a le cœur en compote, ça le retourne, tout ça, ce pauvre soldat mort, ce chauffeur qui fait commerce de la peine des autres, ce capitaine qui, on le voit bien, fourrerait n’importe quel corps dans un cercueil pourvu qu’on aille vite… Et le vrai Édouard, tout défiguré, puant lui aussi comme un cadavre, attaché dans sa chambre d’hôpital. C’est décourageant, quand on y pense, de s’être battu pour un résultat pareil.
Le chauffeur, en le voyant arriver, pousse un soupir de soulagement. En un clin d’œil, il a soulevé la bâche du camion, attrapé une tringle en fer, accroché la poignée de la bière qui se trouve tout au fond et tiré vers lui de toutes ses forces. Le chauffeur devant, Albert derrière, on se met en route vers la tombe.
Ça lui coupe la respiration, à Albert, parce que le type marche assez vite, forcément, avec l’habitude, tandis que lui, il trotte comme il peut et manque plusieurs fois de tout lâcher et de tomber dessous. Finalement on arrive. Ça pue atrocement par ici.
C’est un beau cercueil en chêne avec des poignées dorées et une croix en fer forgé plaquée sur le couvercle. C’est bizarre, un cimetière, c’est pourtant le lieu pour un cercueil, mais celui-là fait très luxueux dans le décor. À la guerre, ce n’est pas le genre qu’on voit couramment, c’est plus pour les bourgeois qui meurent dans leur lit que pour des jeunes gens qui se font trouer la paillasse de façon anonyme. Albert n’achève pas sa belle réflexion philosophique. Autour de lui, on est très pressé d’en finir.
On retire le couvercle, on le pose à côté.
D’une enjambée, le chauffeur descend dans le fossé où repose la dépouille, il se baisse, relève à main nue les extrémités de la vareuse puis, des yeux, cherche de l’aide. Ça tombe sur Albert évidemment, qui d’autre ? Albert avance d’un pas, descend à son tour dans le trou, son angoisse aussitôt lui monte à la tête ; on lit dans toute sa personne qu’il est terrorisé parce que le chauffeur demande :
— Ça va aller ?
On se baisse ensemble, on prend l’odeur de pourriture en pleine poire, on saisit le tissu et han ! une fois, deux fois, et d’un geste, on dépose le corps là-haut, sur le bord de la tombe. Ça fait un floc lugubre. Ce n’est pas lourd, ce qu’on a soulevé là. Ce qui reste, c’est à peine le poids d’un enfant.
Le chauffeur remonte aussitôt, Albert trop heureux de lui emboîter le pas. À deux, on reprend les coins de la vareuse et on balance le tout dans le cercueil, cette fois le floc est plus mat ; à peine le temps de réaliser, le chauffeur a posé le couvercle. Il reste peut-être quelques os dans la fosse, qui auraient glissé dans la manœuvre, mais bon. De toute manière, pensent visiblement le chauffeur et le capitaine, pour ce qu’ils vont en faire, de ce cadavre, c’est bien suffisant. Albert cherche du regard Mlle Péricourt, elle est déjà à sa voiture, c’est difficile ce qu’elle vient de vivre là, comment lui en vouloir ? Son frère réduit à des grappes d’asticots.
On ne clouera pas ici, trop de bruit, plus tard, sur la route. Pour l’heure, le chauffeur met seulement deux larges sangles en tissu autour du cercueil pour serrer le couvercle et éviter que l’odeur se répande trop dans le camion. On refait rapidement le chemin dans l’autre sens, Albert tout seul à l’arrière, les deux autres devant. Entre-temps, le capitaine a allumé une cigarette, il fume sereinement. Albert est épuisé, ce sont les reins surtout qui ont pris.
Pour monter le cercueil à l’arrière du camion, le chauffeur prend devant avec le capitaine, Albert toujours derrière, décidément, c’est sa place, on soulève, et han ! de nouveau, après quoi on pousse la caisse au fond, ça racle sur le plancher en tôle, ça résonne, mais c’est fini, on ne va pas traîner. Derrière eux, la limousine ronronne.
La jeune fille revient vers lui, évanescente.
— Merci, monsieur, dit-elle.
Albert veut dire quelque chose. Pas le temps, elle lui a saisi le bras, le poignet, la main, elle l’ouvre, y glisse des billets, la referme dans les siennes, ce que ça lui fait, à Albert, ce simple geste…
Déjà, elle repart vers sa voiture.
Le chauffeur attache le cercueil sur les ridelles avec des cordes, pour qu’il ne se balade pas dans tous les sens, et le capitaine Pradelle fait signe à Albert. Il désigne le cimetière. Il faut reboucher rapidement, si on laisse la fosse ouverte, c’est les gendarmes, une enquête, comme si on avait besoin de ça.
Albert saisit une pelle, court dans l’allée. Mais il est pris d’un doute et se retourne.
Il est seul.
À une trentaine de mètres, là-bas, du côté de la route, il entend le moteur de la limousine qui s’éloigne, puis le bruit du camion qui démarre dans la descente.