Henri d’Aulnay-Pradelle, esprit simple et sans nuances, avait facilement raison parce que sa rusticité décourageait souvent l’intelligence de ses interlocuteurs. Par exemple, il ne pouvait s’empêcher de considérer Léon Jardin-Beaulieu, moins grand que lui, comme moins intelligent. C’était évidemment faux et pourtant, comme Léon nourrissait un complexe à ce sujet qui le privait de ses moyens, Pradelle avait toujours gain de cause. Dans cette suprématie, il y avait cette question de la taille, mais aussi deux autres raisons qui se nommaient Yolande et Denise, respectivement sœur et épouse de Léon, et toutes deux les maîtresses d’Henri. La première depuis plus d’un an, la seconde depuis l’avant-veille de son mariage. Henri aurait trouvé plus piquant encore que ce soit la veille de la cérémonie, ou mieux, le matin même, les événements ne s’y étaient pas prêtés et l’avant-veille représentait déjà un fort beau résultat. Depuis ce jour-là, il disait volontiers à ses intimes : « Dans la famille Jardin-Beaulieu, il ne me manque que la mère. » La plaisanterie avait du succès parce que Mme Jardin-Beaulieu mère était une femme peu propre à éveiller le désir et très vertueuse. Henri, avec sa goujaterie coutumière, ne manquait pas d’ajouter : « Ceci explique cela. »
En somme, entre Ferdinand Morieux, un parfait imbécile, et Léon Jardin-Beaulieu, tétanisé par ses inhibitions, Henri avait choisi deux associés qu’il méprisait. Jusqu’alors, il avait eu les coudées franches pour organiser les choses à sa manière, vive et expéditive comme on sait, et ses « associés » s’étaient contentés de percevoir leurs dividendes. Henri ne les tenait au courant de rien, c’était « son » entreprise. Bien des obstacles avaient été contournés sans avoir à rendre de comptes, il n’allait pas commencer maintenant.
— Seulement, dit Léon Jardin-Beaulieu, cette fois, c’est plus embarrassant.
Henri le toisait de toute sa taille. Quand il discutait avec lui, il s’arrangeait pour être debout, afin de contraindre Léon à lever la tête, comme pour regarder le plafond.
Léon cilla rapidement. Il avait des choses importantes à dire, mais cet homme lui faisait peur. Et il le haïssait. Il avait souffert en apprenant que sa sœur couchait avec lui, mais il en avait souri comme s’il en était le complice, et même l’instigateur. Quand remontèrent les premiers bruits concernant Denise, son épouse, ce fut tout autre chose. L’humiliation lui donna envie de mourir. Il avait épousé une femme belle parce qu’il possédait une fortune, il ne s’était jamais illusionné sur sa fidélité présente ou à venir, mais qu’Aulnay-Pradelle fût précisément le porteur de la mauvaise nouvelle se révéla plus douloureux que tout. Denise, elle, avait toujours considéré Léon avec dédain. Elle lui en voulait d’être parvenu à ses fins parce qu’il en avait les moyens. Dès le début de leur mariage, elle s’était montrée condescendante à son égard, et lui n’avait rien trouvé à opposer à sa décision de faire chambre à part et, chaque soir, d’en fermer la porte. Il ne m’a pas épousée, pensait-elle, il m’a achetée. Elle n’était pas d’une nature cruelle, mais il faut comprendre, c’était une époque où les femmes étaient très méprisées.
Quant à Léon, se voir contraint de fréquenter Henri de si près à cause de leurs affaires l’atteignait dans sa dignité. Comme si ses relations conjugales calamiteuses n’étaient pas déjà suffisantes ! Il vouait à Pradelle une rancune telle que si leurs mirobolants contrats avec l’État avaient tourné au fiasco, il n’aurait pas levé le petit doigt — ce qu’il aurait perdu ne l’aurait pas ruiné —, il aurait même laissé son associé se noyer avec ravissement. Mais ce n’était pas seulement une question d’argent. Il y allait de sa réputation. Et les bruits qu’il entendait ici et là devenaient très inquiétants. Abandonner d’Aulnay-Pradelle, c’était peut-être tomber avec lui, et ça, jamais ! On évoquait tout cela à mots couverts, personne ne savait réellement de quoi il retournait, mais si on parlait de la loi, c’est qu’il s’agissait de délits… De délits ! Léon avait un camarade de promotion qui, obligé de travailler, occupait une fonction à la Préfecture.
— Mon cher, lui avait-il dit d’un ton inquiet, ça ne sent pas très bon, tout cela…
De quoi s’agissait-il exactement ? Léon ne parvenait pas à le savoir ; même ce camarade de la Préfecture l’ignorait. Ou, pire, ne voulait pas en parler. Léon s’imaginait assigné devant les tribunaux. Un Jardin-Beaulieu devant un juge ! Ça le retournait. D’autant qu’il n’avait rien fait, lui ! Mais allez le prouver…
— Embarrassant, répéta calmement Henri. Qu’est-ce qu’il y a donc de si embarrassant ?
— Eh bien, je ne sais pas, moi… C’est à toi de me le dire !
Henri plissa les lèvres, je ne vois pas de quoi il s’agit.
— On évoque un rapport…, reprit Léon.
— Ah ! s’exclama Henri, c’est de ça que tu parles ? Non, ce n’est rien, c’est arrangé ! Un malentendu.
Léon n’était pas prêt à s’en contenter. Il insista :
— D’après ce que je sais…
— Quoi ? hurla alors Pradelle. Qu’est-ce que tu sais ? Hein ? Qu’est-ce que tu sais ?
Sans prévenir, il était passé de l’apparente bonhomie à la virulence. Léon l’avait observé ces dernières semaines, il s’était fait tout un roman parce qu’il trouvait Pradelle extrêmement fatigué et il ne pouvait s’empêcher de penser que Denise y était pour quelque chose. Mais Henri avait des ennuis, car un amant fatigué reste un amant heureux, tandis que lui était toujours tendu, plus irascible encore qu’avant, tranchant. Ainsi, ce soudain accès de fureur…
— Si le problème est arrangé, risqua Léon, pourquoi te mets-tu en colère ?
— Parce que j’en ai marre, mon petit Léon, de devoir rendre des comptes alors que je dois tout faire moi-même ! Parce que Ferdinand et toi, vous touchez vos dividendes, mais qui passe son temps à organiser, donner des instructions, surveiller, compter ? Toi ? Ha, ha, ha !
Ce rire était très désobligeant. Léon, pensant aux conséquences, fit comme s’il ne le voyait pas et poursuivit :
— Je ne demande pas mieux que de t’aider, c’est toi qui t’y opposes ! Tu réponds toujours que tu n’as besoin de personne !
Henri prit une profonde inspiration. Que répondre ? Ferdinand Morieux était un crétin et Léon, un incapable de qui on ne pouvait rien attendre. Au fond, si ce n’était son nom, ses relations, son argent, toutes choses indépendantes de sa personne, c’était quoi, Léon ? Un cocu, voilà tout. Henri avait laissé sa femme moins de deux heures auparavant… C’était d’ailleurs assez pénible, il fallait toujours lui décoller les bras à deux mains à l’instant de se quitter, c’étaient des simagrées à n’en plus finir… Il commençait à en avoir assez de cette famille, vraiment.
— Tout ça est trop compliqué pour toi, mon petit Léon. Compliqué, mais il n’y a rien de grave, rassure-toi.
Il se voulait sécurisant mais son comportement hurlait l’inverse.
— Quand même, insista Léon, à la Préfecture, on me dit que…
— Quoi encore ? Qu’est-ce qu’on dit à la Préfecture ?
— Qu’il se passe des choses inquiétantes !
Léon était décidé à se battre pour savoir, pour comprendre, parce que cette fois, il ne s’agissait pas de la frivolité de sa femme ou de la chute éventuelle de ses actions dans l’entreprise de Pradelle. Il craignait d’être emporté, à son corps défendant, dans une spirale plus critique car venait se mêler aux affaires la question politique.
Il ajouta :
— Ces cimetières sont un secteur très sensible…
— Ah oui ? Tiens donc, « très sensible » !
— Parfaitement, reprit Léon, névralgique, même ! Aujourd’hui, la moindre maladresse et c’est le scandale ! Avec cette Chambre…
Ah, cette nouvelle Chambre ! Aux élections de novembre dernier, les premières depuis l’armistice, le Bloc national avait remporté une majorité écrasante, composée, presque pour moitié, d’anciens combattants. Si patriotique, si nationaliste, qu’on l’avait surnommée la « Chambre bleu horizon », de la couleur des uniformes français.
Léon avait beau avoir, comme disait Henri, « les naseaux sur le bitume », il touchait juste.
Cette majorité avait permis à Henri de se tailler la part du lion dans le marché gouvernemental et de s’enrichir à une vitesse proche de la lumière, la Sallevière avait été rebâtie pour plus du tiers en quatre mois, certains jours il y avait jusqu’à quarante ouvriers sur place… Mais ces députés étaient aussi la pire des menaces. Un tel rassemblement de héros se montrerait certainement sourcilleux sur toute question touchant leurs « chers morts ». On en prononcerait, des grands mots ! Ah, on avait été incapable de payer correctement le pécule des soldats démobilisés, de leur retrouver des emplois, mais maintenant, on se vautrerait dans la morale !
C’est ce qu’on lui avait laissé entendre, au ministère des Pensions, où Henri avait été demandé. Pas convoqué, « demandé ».
— Mon cher, tout se passe comme vous voulez ?
Il était le gendre de Marcel Péricourt, on prenait des gants. Associé avec un fils de général et un fils de député, on ajoutait des pincettes.
— Ce rapport du préfet, voyons…
On avait fait semblant de chercher dans sa mémoire, puis soudain, comme un éclat de rire :
— Ah oui, le préfet Plerzec ! Non, rien, une babiole ! Que voulez-vous, il y a toujours eu des petits commis de l’État un peu tatillons, c’est une calamité inévitable. Non, d’ailleurs le rapport a été classé ! Imaginez-vous que le préfet s’est presque excusé, si, si, mon cher. C’est de l’histoire ancienne, vraiment.
On avait alors adopté le ton de la confidence. Mieux, du secret partagé :
— Mais il faut tout de même faire un peu attention parce qu’un petit fonctionnaire du ministère inspecte. Un pointilleux, un maniaque.
Impossible d’en savoir plus. « Faire un peu attention. »
Dupré le lui avait décrit, ce Merlin : un fouille-merde. Un type de la vieille école. Sale, paraît-il, ombrageux. Pradelle n’arrivait pas à imaginer à quoi il ressemblait, en tout cas, à rien de ce qu’il connaissait. Un bureaucrate du bas de la pile, sans carrière, sans avenir, les pires, toujours des revanches à prendre. Ils n’ont généralement aucune voix au chapitre, personne ne les entend, on les méprise, même dans leur administration.
— C’est vrai, avait-on poursuivi au ministère. Mais enfin, cela n’empêche… Ils disposent parfois d’une capacité de nuisance…
Le silence qui avait suivi s’était étiré, comme un élastique près de craquer.
— Maintenant, mon cher, le mieux est de faire vite et bien. « Vite » parce que le pays a besoin de passer à autre chose et « bien » parce que cette Chambre est très sourcilleuse sur tout ce qui touche à nos Héros, on peut le comprendre.
Avertissement sans frais.
Henri avait simplement souri, pris un air entendu, mais avait aussitôt rappelé à Paris tous ses contremaîtres, Dupré en tête en sa qualité de chef, et il avait menacé chacun, donné des directives très fermes, lancé des mises en garde, promis des primes, éventuellement. Mais allez vérifier un tel travail, il y avait plus de quinze cimetières de campagne sur lesquels sa société intervenait en amont ! Et en aval, sept grandes nécropoles, et bientôt huit !
Pradelle observa Léon. De le voir du dessus, il repensa soudain au soldat Maillard qu’il avait regardé ainsi quand il était dans son trou d’obus et qu’il avait revu dans la même position, quelques mois plus tard, dans la fosse d’un soldat anonyme déterré pour complaire à Madeleine.
Ces temps-là, qui étaient loin maintenant, lui semblaient toujours marqués par une grâce tombée du ciel : le général Morieux lui avait envoyé Madeleine Péricourt ! Un vrai miracle. Une opportunité inouïe, cette rencontre, le début de toute sa réussite ; savoir saisir sa chance, tout est là.
Henri écrasa Léon du regard. Il ressemblait tout à fait au soldat Maillard en train de sombrer ; il était bien du genre à être enseveli vivant avant d’avoir le temps de dire ouf.
Pour l’heure, il pouvait encore servir. Henri lui posa la main sur l’épaule.
— Léon, aucun problème. Et s’il y en avait, eh bien, ton père n’aurait qu’à intervenir auprès du ministre…
— Mais…, s’égosilla Léon, c’est impossible ! Tu sais bien que mon père est député de l’Action libérale et que le ministre marche avec la Fédération républicaine !
Décidément, pensa Henri, à part me prêter sa femme, cet imbécile ne me sert strictement à rien.
Quatre jours qu’il attendait dans un mélange d’angoisse et d’impatience et M. de Housseray, son client, venait enfin de passer !
Quand vous n’avez jamais volé plus de quelques francs ici ou là, monter à la centaine, puis au millier en deux semaines, vous donne vite le vertige. Et c’était la troisième fois en un mois qu’Albert allait estamper son employeur et son client, un mois qu’il ne dormait plus, il avait perdu cinq kilos. M. Péricourt, qui l’avait croisé deux jours plus tôt dans le hall de la banque, lui avait demandé s’il n’était pas malade et proposé un congé alors qu’il venait tout juste d’entrer en fonction. Vis-à-vis de la hiérarchie et des collègues, pour se faire mal voir, il n’y avait pas mieux, comme cadeau. Déjà, être embauché sur la recommandation de M. Péricourt… De toute manière, pas question de prendre un congé, Albert était là pour travailler, c’est-à-dire pour taper dans la caisse. Et il n’y avait pas de temps à perdre.
À la Banque d’escompte et de crédit industriel, pour savoir qui dépouiller, Albert disposait d’un large choix. Il avait opté pour la plus ancienne et la plus sûre des méthodes bancaires : la tête du client.
M. de Housseray avait une très belle tête de client. Avec son haut-de-forme, ses cartes de visite en relief et sa canne à pommeau en or, il vous exhalait un délicieux parfum de profiteur de guerre. Albert, angoissé comme on devine, avait pensé naïvement rendre les choses plus faciles en choisissant quelqu’un qu’il pourrait détester. C’est à ce genre de réflexion que se repèrent les amateurs. À sa décharge, il avait d’excellentes raisons d’être inquiet. Il escroquait la banque pour financer une arnaque à la souscription ; en clair, il volait de l’argent pour avoir les moyens d’en voler davantage, de quoi donner le vertige à n’importe quel débutant.
Premier vol, cinq jours après son embauche, sept mille francs.
Un jeu d’écritures.
On encaisse quarante mille francs du client, on les crédite sur son compte. Dans la colonne des recettes bancaires, on n’en déclare que trente-trois mille et le soir on prend le tram avec sa serviette en cuir bourrée de billets. L’avantage d’œuvrer au sein d’une banque importante, c’était que personne ne pouvait se rendre compte de quoi que ce soit avant le rapprochement hebdomadaire qui, entre le bilan des portefeuilles d’actions, les calculs d’intérêts, les liquidations, les prêts, les remboursements, les compensations, les dépôts à vue, etc., demandait près de trois jours. Tout tenait sur ce délai. Il suffisait d’attendre la fin de la première journée de contrôle pour débiter une ligne d’un compte qui venait d’être vérifié afin de créditer le compte ponctionné, qui, lui, ne serait vérifié que le lendemain. Aux yeux des contrôleurs, les deux comptes apparaissaient sans tache, et on reproduisait l’opération la semaine suivante en recourant à de nouvelles lignes, tantôt de fonctionnement, de crédit, tantôt d’investissement, d’escompte, d’actions, etc. Une arnaque très classique appelée le « pont des Soupirs », très dépensière sur le plan nerveux, facile à réaliser, exigeant du savoir-faire mais peu de malice, idéale pour un garçon comme Albert. En revanche, elle présentait l’énorme désavantage de vous inscrire dans une escalade sans fin et de vous obliger, de semaine en semaine, à une course-poursuite infernale avec les vérificateurs. Il n’y avait pas d’exemple d’une durée supérieure à quelques mois avant que son auteur eût été contraint de s’enfuir à l’étranger ou se fût retrouvé en prison, cas, de loin, le plus fréquent.
Comme beaucoup de voleurs occasionnels, Albert avait décidé qu’il s’agissait seulement d’un emprunt : avec le premier argent des monuments aux morts, il rembourserait la banque avant de s’enfuir. Cette naïveté lui permit de passer à l’acte, mais s’envola vite, remplacée par d’autres urgences.
Dès le premier détournement, son sentiment de culpabilité s’engouffra dans la brèche déjà ouverte par son anxiété et son hyperémotivité chroniques. Sa paranoïa tourna franchement à la pantophobie. Albert vécut cette période dans une fièvre quasiment convulsive, tremblant à la moindre question, rasant les murs et transpirant des mains au point qu’il devait les essuyer en permanence, ce qui rendait son travail de bureau très délicat ; son œil, sans cesse aux aguets, faisait des allers-retours vers la porte et même la position de ses jambes, sous son bureau, trahissait l’homme prêt à s’enfuir.
Ses collègues le trouvaient bizarre ; tout le monde le pensait inoffensif, il avait plutôt l’air malade que dangereux. Les poilus qu’on avait repris présentaient tous des signes pathologiques divers, on s’y était habitué. De plus, Albert ayant des appuis, mieux valait lui faire bonne figure.
Dès le début, Albert avait dit à Édouard que les sept mille francs prévus ne suffiraient jamais. Il y avait le catalogue à imprimer, les enveloppes à acheter, les timbres, du personnel à payer pour écrire les adresses, il fallait aussi acquérir une machine à écrire pour répondre aux courriers demandant des renseignements complémentaires, ouvrir une boîte postale ; sept mille francs, c’est ridicule, avait affirmé Albert, c’est le comptable qui te le dit. Édouard avait fait un geste évasif, sans doute, oui. Albert avait repris les calculs. Vingt mille francs minimum, il était formel. Édouard avait répondu, philosophe, allons-y pour vingt mille francs. On voit que ce n’est pas lui qui va les voler, s’était dit Albert.
Ne lui ayant jamais avoué qu’il était allé, un jour, dîner chez son père et en face de sa sœur, ni que cette pauvre Madeleine avait épousé ce salaud de Pradelle, source de tous leurs maux, impossible de lui avouer qu’il avait accepté de M. Péricourt un emploi de comptable dans la banque dont il était le fondateur et l’actionnaire principal. Bien qu’il ne fût plus homme-sandwich, Albert se sentait tout de même pris en étau entre Péricourt, le père, un bienfaiteur qu’il allait estamper, et Péricourt, le fils, avec qui il partageait le fruit de cette malversation. Auprès d’Édouard, il s’était contenté de prétexter un coup de chance inouï, un ancien collègue rencontré par hasard, une place libre dans une banque, un entretien qui s’était bien passé… Édouard, de son côté, avait accepté ce miracle particulièrement opportun sans se poser de questions. Il était né riche.
En fait, cette place dans la banque, Albert l’aurait volontiers gardée. Lorsque, à son arrivée, il fut placé à sa table, les encriers remplis, les crayons taillés, les pages de comptes immaculées, le perroquet en bois clair sur lequel il avait déposé manteau et chapeau et qu’il pouvait maintenant considérer comme le sien, les manchettes de lustrine toutes neuves, tout cela lui donna une envie de quiétude, de tranquillité. Au fond, ce pourrait être une existence assez agréable. Tout à fait l’idée qu’il s’était faite de la vie à l’arrière. S’il conservait cet emploi, très bien payé, il pourrait même tenter sa chance auprès de la jolie bonne des Péricourt… Oui, une belle petite vie. Au lieu de quoi, ce soir-là, Albert, fébrile jusqu’à la nausée, prit le métro avec cinq mille francs en grosses coupures dans sa sacoche. Par cette température encore assez fraîche, il était le seul voyageur à transpirer.
Albert avait une autre raison d’être impatient de rentrer : le camarade qui tirait sa charrette d’un seul bras avait dû passer à l’imprimerie et rapporter les catalogues.
Dès qu’il fut dans la cour, il aperçut les paquets ficelés… Ils étaient là ! C’était impressionnant. Ainsi, on y était. Jusqu’alors, on préparait ; maintenant, on se lançait.
Albert ferma les yeux, pris d’un vertige, les rouvrit, posa sa sacoche par terre, passa la main sur un des paquets, défit la ficelle.
Le catalogue du Souvenir Patriotique.
On aurait juré un vrai.
Et d’ailleurs, c’était un vrai, imprimé par Rondot Frères, rue des Abbesses, tout ce qu’on pouvait imaginer de plus sérieux. Dix mille exemplaires livrés. Huit mille deux cents francs d’impression. Il allait tirer le catalogue du dessus pour le feuilleter lorsqu’il fut arrêté dans son geste par un hurlement chevalin. Le rire d’Édouard qu’on entendait du bas de l’escalier. Un rire aigu, explosif, criblé de vibratos, un de ces rires qui restent dans l’air après qu’ils se sont éteints. On sentait qu’il s’agissait d’une hilarité insolite, comme celle d’une femme devenue folle. Albert saisit sa sacoche et monta. En ouvrant la porte, il fut accueilli par une exclamation tonitruante, une sorte de « rrââhhhrrr » (assez difficile à transcrire) qui exprimait le soulagement et l’impatience de le voir arriver.
Ce cri n’était d’ailleurs pas moins étonnant que la situation elle-même. Édouard, ce soir-là, portait un masque en forme de tête d’oiseau, avec un très long bec recourbé vers le bas, mais, chose étrange, légèrement entrouvert, il laissait voir deux rangées de dents très blanches qui donnaient l’impression d’un oiseau carnassier et hilare. Peint dans une gamme de rouges qui en soulignaient l’aspect sauvage et agressif, le masque prenait tout le visage d’Édouard jusqu’au front, à l’exception de deux trous pour les yeux, rieurs et mobiles.
Albert, qui se faisait une joie, assez mélangée toutefois, d’exhiber ses nouveaux billets de banque, se fit voler la vedette par Édouard et Louise. Le sol de la pièce était entièrement tapissé de feuilles de catalogue. Édouard était lascivement allongé sur son ottomane. Ses grands pieds nus reposaient sur un des paquets ficelés et Louise, agenouillée tout au bout, passait avec délicatesse, sur les ongles de ses orteils, un émail d’un rouge carmin très vif. Toute concentrée, elle ne leva qu’à peine les yeux pour saluer Albert. Édouard, lui, repartit de son rire sonore et joyeux (« rrââhhhrrr »), montrant le plancher avec satisfaction, comme un prestidigitateur à la fin d’un numéro particulièrement réussi.
Albert ne put s’empêcher de sourire ; il posa sa sacoche, retira son manteau, son chapeau. Il n’y avait guère qu’ici, dans leur appartement, qu’il se sentait à l’abri, retrouvait un peu de sérénité… Sauf la nuit. Ses nuits restaient agitées et le resteraient encore longtemps ; il devait dormir avec sa tête de cheval à côté de lui, en cas de panique.
Édouard le regardait, une main à plat sur un petit paquet de catalogues posés près de lui, l’autre poing serré en signe de victoire. Louise, toujours muette, lissait maintenant l’émail sur ses larges orteils avec une petite peau de chamois, concentrée comme si sa vie en dépendait.
Albert alla s’asseoir près d’Édouard et prit un exemplaire.
C’était un catalogue mince, seize pages, imprimé sur un joli papier couleur ivoire, presque deux fois plus haut que large, avec de jolies didones de différentes tailles, des lettres très élégantes.
La couverture indiquait sobrement :
Il s’ouvrait sur une page admirablement calligraphiée avec, dans le coin, en haut à gauche :
— C’est qui, ce JULES D’ÉPREMONT ? avait demandé Albert lors de la conception du catalogue.
Édouard avait levé les yeux au ciel, aucune idée. En tout cas, il faisait sérieux : croix de guerre, palmes académiques, domicilié rue du Louvre.
— Quand même…, avait plaidé Albert, que ce personnage souciait beaucoup. On va s’apercevoir très vite qu’il n’existe pas. « Membre de l’Institut », c’est facile à vérifier !
— C’est pour ça que personne ne vérifiera ! avait écrit Édouard. Un membre de l’Institut, ça ne se discute pas !
Albert, sceptique, devait convenir qu’effectivement, en voyant le nom imprimé, on n’avait pas envie de douter.
Il y avait une petite notule, à la fin, qui présentait brièvement sa carrière, le type même du sculpteur académique dont les réalisations rassurent ceux que la proximité avec un artiste pourrait inquiéter.
L’adresse, 52 rue du Louvre, n’était rien d’autre que celle du bureau où avait été ouverte la boîte postale ; le hasard s’en était mêlé, leur attribuant le numéro 52, ce qui achevait de donner à l’ensemble un côté réfléchi, institué, étranger aux contingences.
Une minuscule ligne en bas de la couverture indiquait sobrement :
La première page présentait l’arnaque proprement dite :
Monsieur le Maire,
Plus d’un an a passé depuis la fin de la Grande Guerre et bien des communes de France et des Colonies songent aujourd’hui à glorifier, comme elle le mérite, la mémoire de leurs enfants tombés au champ d’honneur.
Si la plupart ne l’ont pas encore fait, ce n’est pas faute de patriotisme, mais faute de moyens. C’est pourquoi il m’a semblé de mon devoir, en tant qu’Artiste et Ancien Combattant, de me porter volontaire pour cette cause admirable. J’ai donc décidé de mettre mon expérience et mon savoir-faire à la disposition des communes qui souhaitent ériger un monument commémoratif en fondant le Souvenir Patriotique dans ce but.
Je vous propose ici un catalogue de sujets et d’allégories destinés à pérenniser le souvenir de vos chers disparus.
Le 11 novembre prochain sera consacrée, à Paris, la tombe d’un « soldat inconnu » représentant, à lui seul, le sacrifice de tous. À événement exceptionnel, mesure exceptionnelle : afin de vous permettre de joindre votre propre initiative à cette grande célébration nationale, je vous propose une réduction de 32 % sur l’ensemble de mes œuvres spécialement conçues pour l’occasion, ainsi que la gratuité des frais d’acheminement jusqu’à la gare la plus proche de votre commune.
Afin de respecter les délais de fabrication et de transport et soucieux d’une réalisation de qualité irréprochable, je ne pourrai accepter que les commandes qui seront parvenues avant le 14 juillet prochain, pour une livraison au plus tard le 27 octobre 1920, vous laissant ainsi le temps d’ériger le sujet sur le piédestal préalablement construit. Pour le cas, hélas probable, où, au 14 juillet, les demandes dépasseraient nos possibilités de fabrication, seules les premières commandes seront honorées, dans leur ordre d’arrivée.
Je suis certain que votre patriotisme trouvera dans cette proposition, qui ne pourra pas être renouvelée, l’occasion d’exprimer à vos chers morts que leur héroïsme restera éternellement sous le regard de leurs fils comme le modèle de tous les sacrifices.
Agréez, Monsieur le Maire, l’expression de ma considération toute distinguée.
— Mais, cette remise… Pourquoi 32 % ? avait demandé Albert.
Question de comptable.
— Pour donner l’impression d’un prix très étudié ! écrivit Édouard. C’est incitatif ! Et de cette façon, tout l’argent arrive pour le 14 juillet. Le lendemain, on met la clé sous la porte !
À la page suivante, une courte notice expliquait, dans un encadré du plus bel effet :
Suivait le catalogue des œuvres, vues de face, de profil ou en perspective, avec les cotes détaillées, hauteur, largeur, et toutes les combinaisons possibles : Départ pour le combat, À l’attaque ! Debout les morts ! Poilu mourant en défendant le drapeau, Camarades de combat, France pleurant ses Héros, Coq foulant un casque boche, Victoire ! etc.
À l’exception de trois modèles bas de gamme pour les très petits budgets (Croix de guerre, 930 francs, Torche funéraire, 840 francs, et Buste de poilu, 1 500 francs), tous les autres prix s’échelonnaient de 6 000 à 33 000 francs.
En fin de catalogue, cette précision :
Chaque commande, théoriquement, devait rapporter de trois mille à onze mille francs. Théoriquement. Contrairement à Albert, Édouard ne doutait de rien, il se tapait sur les cuisses. La jubilation de l’un était proportionnelle à l’angoisse de l’autre.
Avec sa patte folle, Édouard n’avait pas pu monter les paquets de catalogues jusqu’à l’étage. Quand bien même il en aurait eu l’idée… C’était affaire d’éducation, il avait toujours eu quelqu’un à sa disposition ; sur ce plan, la guerre avait seulement été une parenthèse. Il fit un petit signe de regret, les yeux rigolards, comme s’il ne pouvait pas aider à cause des ongles… Il agitait les mains, l’air de dire : le vernis… Pas sec…
— D’accord, dit Albert, je m’en occupe.
Il n’en était pas si fâché que cela, les tâches manuelles ou ménagères lui permettaient de réfléchir. Il commença une longue série d’allers-retours, empilant consciencieusement les paquets d’imprimés au fond de la pièce.
Deux semaines plus tôt, il avait passé une annonce pour chercher du personnel. Il y avait dix mille adresses à écrire, toutes sur le même modèle :
Hôtel de ville
Ville de…
Nom du département
On rédigeait cela à partir du Dictionnaire des communes, en excluant Paris et sa périphérie, trop proches du prétendu siège de l’entreprise. Mieux valait s’adresser à la province profonde, aux villes moyennes. On payait 15 centimes l’adresse. Avec tant de chômage, il n’avait pas été difficile de recruter cinq personnes de belle écriture. Cinq femmes, Albert avait préféré. Elles poseraient moins de questions, s’imaginait-il. Peut-être aussi cherchait-il simplement à croiser des femmes. Elles pensaient travailler pour un artisan imprimeur. Le tout devait être bouclé en une dizaine de jours. La semaine précédente, Albert était allé leur porter les enveloppes vierges, l’encre, les plumes. Dès le lendemain, en sortant de la banque, il commencerait à les ramasser ; il avait ressorti pour l’occasion son havresac de la guerre, il en aurait vu de belles, celui-là.
On consacrerait alors les soirées à mettre sous pli, Louise aiderait. La petite fille, évidemment, ne comprenait rien à ce qui se passait, mais elle se montrait très enthousiaste. Cette affaire lui plaisait beaucoup parce que son ami Édouard était devenu très gai, cela se voyait aux masques, de plus en plus colorés, de plus en plus fous, encore un mois ou deux et on nagerait dans le délire, elle adorait.
Albert avait remarqué qu’elle ressemblait de moins en moins à sa mère, non pas physiquement, il n’était pas très physionomiste, il ne percevait jamais les ressemblances entre les gens, non, mais cette tristesse permanente sur le visage de Mme Belmont, derrière sa fenêtre, ne se retrouvait plus sur celui de Louise. On aurait dit un petit insecte sortant de sa chrysalide, de plus en plus joli. Albert, parfois, la regardait en cachette et lui trouvait une grâce émouvante qui lui donnait envie de pleurer. Mme Maillard disait : « Si on le laissait faire, Albert passerait son temps à pleurer ; j’aurais pu avoir une fille, ç’aurait été pareil. »
Albert irait tout poster au bureau du Louvre pour que le cachet corresponde à l’adresse. Il devrait faire de nombreux voyages, en plusieurs jours.
Ensuite commencerait l’attente.
Albert avait hâte que les premiers règlements arrivent. Il se serait écouté, il aurait raflé les premières centaines de francs et se serait enfui avec. Édouard ne l’entendait pas de cette oreille. Pour lui, pas de départ avant d’avoir atteint le million.
— Un million ? avait hurlé Albert. Tu es complètement fou !
Ils commencèrent à se disputer sur la hauteur du chiffre acceptable comme s’ils ne doutaient pas de la réussite de leur entreprise, ce qui, pourtant, était loin d’être acquis. Pour Édouard, le succès était certain. Inéluctable, avait-il même écrit en grandes lettres. Albert, lui, après avoir recueilli un handicapé en rupture de ban, avoir volé douze mille francs à son employeur et monté une escroquerie qui pourrait lui valoir la peine de mort ou la prison à vie, n’avait d’autre solution que de faire comme s’il croyait au succès. Il préparait son départ, passait ses soirées à consulter les horaires des trains pour Le Havre, Bordeaux, Nantes ou Marseille, selon qu’il projetait de prendre un bateau pour Tunis, Alger, Saigon ou Casablanca.
Édouard travaillait.
Après avoir confectionné le catalogue du Souvenir Patriotique, il se demanda comment réagirait un Jules d’Épremont réel, contraint d’attendre le résultat de sa prospection commerciale.
La réponse lui sauta à l’esprit : il répondrait à des appels d’offres.
Quelques villes importantes disposant des moyens d’éviter les sujets industriels commençaient à organiser des concours d’artistes pour des monuments originaux. Les journaux avaient publié plusieurs annonces relatives à des œuvres évaluées à quatre-vingts, cent et même cent cinquante mille francs ; l’offre la plus juteuse et, pour Édouard, la plus attractive restant celle de l’arrondissement où il était né, qui dotait l’artiste retenu d’un budget de quelque deux cent mille francs. Il avait donc décidé de tuer le temps en préparant le projet que Jules d’Épremont proposerait au jury, un large triptyque intitulé Gratitude, comprenant d’un côté une « France menant les troupes au combat », de l’autre de « Vaillants poilus chargeant l’Ennemi », les deux scènes convergeant vers le centre où se déploierait une « Victoire couronnant ses enfants morts pour la Patrie », vaste allégorie dans laquelle une femme drapée couronnait de la main droite un poilu victorieux en posant sur un soldat français mort un regard tragique et inconsolable de mater dolorosa.
En peaufinant la vue principale dont il soignait particulièrement la perspective et qui ouvrirait son dossier de candidature, Édouard gloussait.
— Un dindon ! disait en rigolant Albert quand il le voyait travailler. Je te jure, tu glousses comme un dindon.
Édouard riait de plus belle et se penchait avec gourmandise sur son dessin.
Le général Morieux paraissait au moins deux cents ans de plus. Un militaire, vous lui retirez la guerre qui lui donnait une raison de vivre et une vitalité de jeune homme, vous obtenez un croûton hors d’âge. Physiquement, il ne restait de lui qu’un ventre surmonté de bacchantes, une masse flaccide et engourdie sommeillant les deux tiers du temps. Le gênant, c’est qu’il ronflait. Il s’effondrait dans le premier fauteuil venu avec un soupir qui ressemblait déjà à un râle, et quelques minutes plus tard sa brioche commençait à se soulever comme un Zeppelin, les moustaches frissonnaient à l’inspiration, les bajoues vibraient à l’expiration, ça pouvait durer des heures. Ce magma prodigieusement inerte avait quelque chose de paléolithique, très impressionnant, d’ailleurs personne n’osait le réveiller. Certains hésitaient même à l’approcher.
Depuis la démobilisation, il avait été nommé à un nombre incalculable de commissions, sous-commissions, comités. Il arrivait toujours le premier, suant, à bout de souffle quand la réunion se tenait en étage, s’affalait dans un fauteuil, recevait les salutations d’un grognement ou d’un hochement de tête malgracieux, puis s’endormait et commençait à vrombir. On le secouait discrètement pour le vote, qu’en pensez-vous mon général, oui, oui, bien sûr, c’est évident, je suis d’accord, le regard noyé de larmes pisseuses, bien sûr, bien sûr, le visage écarlate, la bouche tremblante, l’œil rond et hagard, même pour signer c’était toute une affaire. On avait essayé de s’en débarrasser, mais le ministre y tenait, à son général Morieux. Parfois cette baderne encombrante et improductive retrouvait, par accident, un semblant de clairvoyance. Ce fut le cas, par exemple, lorsqu’il entendit — nous étions au début du mois d’avril, et le général était sujet au rhume des foins qui provoquait chez lui des éternuements titanesques, il parvenait même à éternuer endormi, comme un volcan en demi-sommeil —, lorsqu’il entendit, donc, entre deux roupillons, que son petit-fils, Ferdinand Morieux, allait au-devant de problèmes inquiétants. En dessous de lui, le général Morieux n’avait d’estime pour personne. À ses yeux, ce petit-fils n’ayant pas choisi la glorieuse carrière des armes était un être secondaire et décadent, soit, mais il portait le nom de Morieux et c’était une chose à laquelle le général tenait beaucoup, il était très soucieux de postérité. Son rêve absolu ? Sa photo dans le Petit Larousse illustré, espoir qui ne tolérait pas la moindre tache sur le nom de la famille.
— Quoi, quoi, quoi ? demanda-t-il, réveillé en sursaut.
Il fallait répéter pour se faire entendre, parler fort. Il était question de la société Pradelle et Cie, dont Ferdinand était actionnaire. On tâcha de lui expliquer, si, rappelez-vous, l’entreprise que l’État a chargée de regrouper les soldats morts dans des cimetières militaires.
— Comment ça, des corps… de soldats morts…?
Son attention s’agrippa à l’information à cause de Ferdinand ; son cerveau réussit péniblement à établir une cartographie mentale du problème dans lequel il distribua les mots « Ferdinand », « soldats morts », « cadavres », « tombes », « anomalies », « affaire » ; pour lui c’était beaucoup. En temps de paix, il peinait à comprendre. Son aide de camp, un sous-lieutenant fringant comme un pur-sang, le regarda et soupira, en garde-malade irrité et impatient. Puis, prenant sur lui, il détailla. Votre petit-fils, Ferdinand, est actionnaire de la société Pradelle et Cie. Certes il ne fait qu’y toucher des dividendes mais si un scandale éclate auquel cette entreprise est mêlée, votre nom sera prononcé, votre petit-fils inquiété, votre réputation entachée. Il ouvrit un œil d’oiseau surpris, bah merde, la perspective du Petit Larousse risquait d’en prendre un coup dans l’aile, et ça, pas question ! Le sang du général ne fit qu’un tour, il voulut même se lever.
Il agrippa les accoudoirs de son fauteuil et se redressa, hargneux, exaspéré. Après la guerre qu’il avait gagnée, bordel de Dieu, on pourrait quand même lui foutre la paix, non ?
M. Péricourt se levait fatigué, se couchait fatigué, je me traîne, pensait-il. Et pourtant, il n’avait pas cessé de travailler, d’assurer ses rendez-vous, de donner des ordres, mais tout cela de façon mécanique. Avant d’aller rejoindre sa fille, il sortit de sa poche le carnet de croquis d’Édouard et le rangea dans son tiroir. Il l’emportait fréquemment avec lui, même s’il ne l’ouvrait jamais devant des tiers. Il en connaissait le contenu par cœur. À le déplacer sans cesse, comme ça, ce carnet allait finir par s’abîmer, il faudrait le protéger, le faire relier peut-être ; lui qui ne s’était jamais occupé des tâches matérielles se voyait terriblement dépourvu. Il y avait bien Madeleine, mais elle avait autre chose en tête… M. Péricourt se sentait très seul. Il referma le tiroir et quitta la pièce pour rejoindre sa fille. Comment avait-il conduit sa vie pour en arriver là ? C’était un homme qui n’avait suscité que de la crainte, moyennant quoi il n’avait aucun ami, que des relations. Et Madeleine. Mais ce n’est pas pareil, à une fille, on ne dit pas les mêmes choses. Et puis maintenant qu’elle était… dans cet état. À plusieurs reprises, il avait essayé de se remémorer le temps où lui aussi allait être père, sans y parvenir. Il s’étonnait même de posséder si peu de souvenirs. Dans son travail, on célébrait sa mémoire capable de vous citer l’intégralité du conseil d’administration d’une société avalée quinze ans plus tôt, mais sur la famille, rien ou presque. Pourtant, Dieu sait combien ça comptait pour lui, la famille. Et pas seulement à présent que son fils était mort. Ce n’était même que pour cela qu’il travaillait autant, se donnait autant de mal : pour les siens. Pour les mettre à l’abri. Leur permettre de… enfin, toutes ces choses. Pour autant, curieusement, les scènes de famille se gravaient avec peine dans son esprit, au point de se ressembler toutes. Les repas de Noël, les fêtes pascales, les anniversaires avaient l’air d’une seule et même circonstance maintes fois dupliquée, avec juste quelques césures, les noëls avec sa femme et ceux d’après sa disparition, ou les dimanches d’avant la guerre et ceux d’aujourd’hui. La différence, somme toute, était mince. Ainsi, il n’avait aucun souvenir des grossesses de son épouse. Quatre, croyait-il se rappeler, là encore, toutes se fondaient en une seule, il ne savait pas laquelle, était-ce l’une de celles qui avaient réussi ou de celles qui avaient échoué, incapable de le dire. Ne remontaient par accident que quelques images, fruit de rapprochements circonstanciels. Ce fut le cas lorsqu’il surprit Madeleine assise, ses deux mains jointes sur son ventre déjà rond. Il se souvint de son épouse dans cette position. Il en fut content, presque fier, il ne lui vint pas à l’esprit que toutes les femmes enceintes se ressemblent un peu et il décida de considérer cette similitude comme une victoire, la preuve qu’il avait du cœur et la fibre familiale. Et parce qu’il avait du cœur, il répugnait à donner des soucis supplémentaires à sa fille. Dans son état. Il aurait préféré faire comme d’habitude, prendre tout sur lui, ce n’était plus possible, il avait peut-être déjà trop attendu.
— Je te dérange ? demanda-t-il.
Ils se regardèrent. La situation n’était confortable ni pour l’un ni pour l’autre. Pour elle parce que, depuis qu’il était en peine pour la mort d’Édouard, M. Péricourt avait beaucoup vieilli, d’un coup presque. Pour lui parce que la grossesse de sa fille s’avérait sans charme : Madeleine n’avait pas, comme M. Péricourt le voyait à certaines femmes, cette plénitude de fruit mûr, cet éclat, juste un air de triomphe tranquille et sûr de soi que certaines partagent avec les poules. Madeleine n’était que grosse. Tout avait enflé très vite, l’ensemble du corps jusqu’au visage, et cela fit de la peine à M. Péricourt de la voir ressembler davantage encore à sa mère qui, elle non plus, n’avait jamais été belle, même enceinte. Il doutait que sa fille fût heureuse, il ne la sentait que satisfaite.
Non (Madeleine lui sourit), il ne la dérangeait pas, je rêvassais, dit-elle, mais rien n’était vrai, il la dérangeait et elle ne rêvassait pas. S’il prenait autant de précautions, c’est qu’il avait quelque chose à lui dire, et comme elle savait quoi, qu’elle le redoutait, elle força son sourire et l’invita à s’approcher en désignant une place près d’elle, du plat de la main. Son père s’assit et cette fois encore, lot de leur relation, ils auraient pu s’en tenir là. S’il s’était agi d’eux seuls, c’est ce qu’ils auraient fait, ils auraient échangé quelques banalités derrière lesquelles chacun aurait compris ce qu’il y avait à comprendre, puis M. Péricourt se serait levé, aurait déposé un baiser sur le front de sa fille et se serait retiré avec la certitude, d’ailleurs fondée, d’avoir été entendu et compris. Sauf que ce jour-là, il fallait des mots parce qu’il ne s’agissait pas uniquement d’eux. Et ils étaient contrariés l’un et l’autre d’être dépendants dans leur intimité d’une circonstance qui ne leur appartenait pas exclusivement.
Madeleine posait parfois sa main sur celles de son père, au lieu de quoi, elle soupira discrètement ; il allait falloir s’affronter, se disputer peut-être, elle n’en avait aucune envie.
— Le général Morieux m’a appelé au téléphone, commença M. Péricourt.
— Allons bon…, répondit Madeleine en souriant.
M. Péricourt hésita sur la conduite à tenir et opta pour ce qui, pensait-il, lui allait le mieux, la fermeté paternelle, l’autorité.
— Ton mari…
— Ton gendre, tu veux dire…
— Si tu veux…
— Je préfère, en effet…
M. Péricourt avait rêvé, du temps qu’il voulait un fils, d’un garçon qui lui ressemblerait ; chez une fille, cette ressemblance le blessait parce qu’une femme s’y prend toujours autrement qu’un homme, toujours de biais. Par exemple, cette manière insidieuse de dire les choses, de sous-entendre qu’on ne parle pas des conneries de son mari à elle, mais de celles de son gendre à lui. Il pinça les lèvres. Il fallait aussi considérer « sa situation », faire attention.
— Quoi qu’il en soit, ça ne s’arrange pas…, reprit-il.
— Quoi donc ?
— La façon dont il conduit ses affaires.
Dès qu’il prononça ce mot, M. Péricourt cessa d’être père. Le problème aussitôt lui sembla soluble parce que, dans le domaine des affaires, connaissant toutes les situations, il existait peu d’ennuis dont il ne soit finalement venu à bout. Il avait toujours considéré un chef de famille comme une variante du chef d’entreprise. Devant cette femme, qui ressemblait si peu à sa fille, si adulte, presque étrangère, il fut pris d’un doute.
Il hocha la tête, contrarié, et, sous le coup de cette colère muette, remonta à son esprit tout ce qu’il avait voulu lui dire autrefois et qu’elle ne lui avait pas laissé exprimer, ce qu’il pensait de son mariage, de cet homme.
Madeleine, sentant qu’il allait devenir cruel, rassembla ostensiblement ses mains sur son ventre et croisa les doigts. M. Péricourt le vit et se tut.
— J’ai parlé avec Henri, papa, dit-elle enfin. Il rencontre des difficultés ponctuelles. Ce sont ses propres mots, « ponctuelles », rien de grave. Il m’a assuré…
— Ce qu’il t’a assuré, Madeleine, n’a aucune importance, aucune valeur. Il te dit ce qui l’arrange parce qu’il veut te protéger.
— C’est normal, il est mon mari…
— Justement ! Il est ton mari et, au lieu de te mettre en sûreté, il te met en danger !
— En danger ! s’écria Madeleine en éclatant de rire, grands dieux, me voici en danger, maintenant !
Elle riait fort. Il n’était pas assez père pour n’être pas vexé.
— Je ne le soutiendrai pas, Madeleine, lâcha-t-il.
— Mais, papa, qui t’a demandé de le soutenir ? Et pourquoi d’abord ? Et… et contre qui ?
Leur mauvaise foi se ressemblait.
Bien qu’elle fasse croire le contraire, Madeleine savait des choses. Ces affaires de cimetières militaires n’étaient pas si simples qu’elles l’avaient semblé, Henri se montrait de plus en plus contrarié, absent, colérique, nerveux ; ça tombait bien qu’elle n’ait plus besoin de ses services conjugaux ; d’autant que, pour le coup, en ce moment, même ses maîtresses avaient l’air de se plaindre de lui. Tiens, Yvonne, l’autre jour : « J’ai croisé ton mari, ma chérie, il est inabordable maintenant ! Il n’est peut-être pas fait pour être riche, au fond… »
Dans son travail pour le gouvernement, il se heurtait à des difficultés, des contretemps, cela restait feutré, mais elle surprenait des mots ici ou là, au téléphone, on l’appelait du ministère. Henri prenait sa voix majestueuse, non, mon cher, ha ! ha ! il y a longtemps que c’est arrangé, ne vous inquiétez pas, et il raccrochait avec son gros pli sur le front. Un orage, rien de plus, Madeleine était rompue à cela, toute sa vie, elle avait vu son père traverser toutes sortes de tempêtes, plus une guerre mondiale ; ce n’était pas deux coups de fil de la Préfecture ou du ministère qui allaient l’affoler. Son père n’aimait pas Henri, voilà tout. Rien de ce qu’il entreprenait ne trouvait grâce à ses yeux. Rivalité d’hommes. Rivalité de coqs. Elle resserra ses mains sur son ventre. Message reçu. M. Péricourt se leva à regret, s’éloigna, puis il se retourna, ce fut plus fort que lui.
— Ton mari, je ne l’aime pas.
C’était dit. Pas si difficile que cela, finalement.
— Je sais, papa, répondit-elle en souriant, ça n’a aucune importance. C’est mon mari.
Elle tapota gentiment son ventre.
— Et là, c’est ton petit-fils. J’en suis certaine.
M. Péricourt ouvrit la bouche, mais préféra quitter la pièce.
Un petit-fils…
Il fuyait cette pensée depuis le début parce qu’elle n’arrivait pas en son temps : il ne parvenait pas à associer la mort de son fils avec la naissance de ce petit-fils. Il espérait presque une fille, pour que la question ne se pose plus. Et d’ici qu’il y ait un autre enfant, le temps aurait passé, le monument serait construit. Il s’était accroché à l’idée que l’érection de cet édifice signerait la fin de son angoisse, de son remords. Il y avait des semaines qu’il ne dormait plus normalement. Au fil du temps, la disparition d’Édouard prenait une importance colossale, mordait même sur ses activités professionnelles. Tenez, récemment, lors d’un conseil d’administration de la Française des Colonies, une de ses sociétés, son œil avait été attiré par un rai de soleil oblique qui traversait la pièce et illuminait le plateau de la table de conférence. Ce n’est pourtant pas grand-chose, un rayon de soleil, mais celui-ci capta son esprit de manière quasiment hypnotique. Il arrive à tout le monde de perdre un moment le contact avec la réalité, mais était apparu, sur le visage de M. Péricourt, non pas un air d’absence : un air de fascination. Chacun le vit. On poursuivit les travaux, mais sans le puissant regard du président, sans son attention aiguë, radiographique, la discussion ralentit peu à peu comme une automobile soudainement privée d’essence, avec des cahots, des soubresauts, puis une lente agonie s’achevant sur un vide. En fait, le regard de M. Péricourt était rivé non sur ce rayon de soleil, mais sur la poussière en suspension dans l’air, cette nébuleuse de particules dansantes, et il était revenu, combien, dix ans, quinze ans en arrière, ah, comme c’était agaçant de n’avoir plus de mémoire ! Édouard avait peint un tableau, il devait avoir seize ans, moins, quinze, un tableau qui n’était qu’un fourmillement de minuscules points de couleur, pas un seul trait, juste des points, ça portait un nom, cette technique, M. Péricourt l’avait sur le bout de la langue, le mot ne remontait pas. Le tableau représentait des jeunes filles dans un champ, croyait-il se souvenir. Il avait trouvé cette manière de peindre si ridicule qu’il n’avait pas même regardé le motif. Comme il avait été bête, alors. Son petit Édouard était debout, dans une attitude incertaine, et lui, son père, tenait entre les mains ce tableau qu’il venait de surprendre, une chose saugrenue, parfaitement vaine…
Qu’avait-il dit, à ce moment-là ? M. Péricourt hochait la tête, écœuré de lui-même, dans la salle du conseil d’administration où tout le monde se taisait. Il se leva et sortit sans un mot, sans voir personne, et rentra chez lui.
Il hochait aussi la tête en quittant Madeleine. L’intention n’était pas semblable, presque contraire même, il se sentait en colère : aider sa fille revenait à aider son mari. Ce sont des choses qui finissent par vous rendre malade. Morieux avait beau être devenu un vieux con (s’il ne l’avait pas toujours été), les échos qu’il avait transmis sur les affaires de son gendre étaient inquiétants.
Le nom de Péricourt allait être prononcé. On parlait d’un rapport. Alarmant, murmurait-on. Où était-il d’ailleurs, ce document ? Qui l’avait lu ? Et son auteur, qui était-ce ?
Je prends cela trop à cœur, se dit-il. Car enfin, ce ne sont pas mes affaires, il ne porte même pas mon nom, ce gendre. Quant à ma fille, heureusement, elle est protégée par un contrat de mariage. De toutes les manières, il peut bien lui arriver n’importe quoi, à cet Aulnay-Pradelle (même quand il prononçait son nom mentalement, il articulait ces quatre syllabes avec une emphase qui soulignait l’intention péjorative), entre lui et nous, il y a un monde. Si Madeleine a des enfants (cette fois ou une autre, avec les femmes on ne sait jamais comment ça va tourner, ces choses-là), lui, Péricourt, se sentait encore de taille à leur assurer un avenir à tous, non ?
Cette dernière pensée objective, rationnelle, emporta sa décision. Son gendre pouvait sombrer, lui, Marcel Péricourt, resterait sur la berge, l’œil vif, avec autant de bouées que nécessaire pour sauver sa fille et ses petits-enfants.
Mais lui, il le regarderait se débattre, sans lever le petit doigt.
Et s’il fallait lui appuyer sur la tête, rien d’impossible.
M. Péricourt avait tué beaucoup de monde au cours de sa longue carrière, mais jamais la perspective ne lui sembla plus réconfortante que maintenant.
Il sourit et reconnut la vibration toute particulière qu’il ressentait lorsque, parmi plusieurs solutions, il optait pour la plus efficace.
Joseph Merlin n’avait jamais dormi correctement. Contrairement à certains insomniaques qui ignorent toute leur vie la raison de leur infortune, lui savait parfaitement à quoi s’en tenir : son existence avait été une pluie incessante de déconvenues auxquelles il ne s’était jamais accoutumé. Chaque nuit, il recomposait les conversations dans lesquelles il n’avait pas eu gain de cause, revivait, pour en modifier la fin à son avantage, les offenses professionnelles dont il avait été la victime, ruminait déboires et revers, de quoi rester éveillé longtemps. Il y avait, chez lui, quelque chose de profondément égocentrique : l’épicentre de la vie de Joseph Merlin, c’était Joseph Merlin. N’ayant rien ni personne, pas même un chat, tout se résumait à lui, son existence s’était enroulée sur elle-même comme une feuille sèche autour d’un noyau vide. Par exemple, au cours de ses interminables nuits sans sommeil, jamais il n’avait pensé à la guerre. Il ne l’avait considérée, pendant quatre ans, qu’à la manière d’un contretemps détestable, une addition de contrariétés liées aux restrictions alimentaires qui avaient encore aggravé son tempérament, déjà acariâtre. Ses collègues du ministère avaient été choqués, notamment ceux qui avaient des proches au front, de voir cet homme aigri ne s’inquiéter que du tarif des transports et de la pénurie de poulet.
— Mais enfin, mon cher, lui avait-on dit, indigné, avant tout c’est une guerre, quand même !
— Une guerre ? Quelle guerre ? avait répondu Merlin, excédé. Il y en a toujours eu des guerres, pourquoi voulez-vous qu’on s’intéresse à celle-ci plutôt qu’à la précédente ? Ou à la suivante ?
Il fut considéré comme un défaitiste, à deux pas de la traîtrise. Soldat, il serait passé devant le peloton, ça n’aurait pas traîné ; à l’arrière, c’était moins compromettant, mais son indifférence aux événements lui valut un surcroît d’avanies, on l’appela le Boche, le mot resta.
À la fin du conflit, lorsqu’il fut affecté à l’inspection des cimetières, le Boche devint le Vautour, le Charognard ou le Rapace, selon les circonstances. Il eut à nouveau des nuits difficiles.
Le site de Chazières-Malmont avait été sa première visite à un cimetière militaire confié à la société Pradelle et Cie.
À la lecture de son rapport, les autorités trouvèrent la situation très préoccupante. Personne ne voulant prendre de responsabilités, le document grimpa rapidement vers les hauteurs, jusqu’à atterrir sur le bureau du directeur de l’administration centrale, expert de l’étouffement de dossiers comme tous ses pairs des autres ministères.
Pendant ce temps, chaque nuit, dans son lit, Merlin peaufinait les phrases qu’il prononcerait devant sa hiérarchie le jour où il serait convoqué et qui, toutes, revenaient à un constat simple, brutal et lourd de conséquences : on inhumait des milliers de soldats français dans des cercueils trop petits. Quelle que soit leur taille, d’un mètre soixante à plus d’un mètre quatre-vingts (Merlin avait dressé, grâce aux livrets militaires disponibles, un échantillon très documenté de la taille des soldats concernés), tous se voyaient mis dans des bières d’un mètre trente. Pour les faire entrer, il fallait briser des nuques, scier des pieds, casser des chevilles ; en somme, on procédait avec les corps des soldats comme s’il s’agissait d’une marchandise tronçonnable. Le rapport entrait dans des considérations techniques particulièrement morbides, expliquant que, « ne disposant ni de connaissances anatomiques, ni de matériel adapté, le personnel en était réduit à fracasser les os du tranchant de la pelle ou d’un coup de talon sur une pierre plate, parfois à la pioche ; que, même ainsi, il n’était pas rare qu’on ne puisse faire tenir les restes des hommes trop grands dans ces cercueils trop petits, qu’on y entassait alors ce qu’on pouvait et qu’on déversait les surplus dans un cercueil servant de poubelle, qu’une fois plein on refermait avec la mention “soldat non identifié” ; que, dès lors, il était impossible d’assurer aux familles l’intégrité des dépouilles des défunts qu’elles viendraient saluer ; que, par ailleurs, les cadences imposées par l’entreprise adjudicataire à ses ouvriers obligeaient ces derniers à ne mettre en bière que la partie du corps le plus directement accessible, qu’on renonçait donc à fouiller la tombe à la recherche d’ossements, de papiers ou d’objets permettant de vérifier ou de découvrir l’identité du défunt comme le prévoyait le règlement et qu’on retrouvait fréquemment, ici et là, des os dont nul ne pouvait savoir à qui ils appartenaient ; qu’outre un manquement grave et systématique aux instructions données en matière d’exhumation et la livraison de cercueils ne correspondant nullement au marché qui lui avait été attribué, l’entreprise, etc. ». Comme on voit, les phrases de Merlin pouvaient être constituées de plus de deux cents mots ; sur ce plan, dans son ministère, il était considéré comme un artiste.
Le constat fit l’effet d’une bombe.
C’était alarmant pour Pradelle et Cie, mais aussi pour la famille Péricourt, très en vue, et pour le service public qui se contentait de vérifier le travail a posteriori, c’est-à-dire trop tard. Si la chose s’ébruitait, on allait vers un scandale. Dorénavant, les informations concernant cette affaire devraient donc remonter jusqu’au cabinet du directeur de l’administration centrale sans aucun arrêt dans les strates intermédiaires. Et, afin de calmer le fonctionnaire Merlin, on l’assura, par la voie hiérarchique, que son document avait été lu très attentivement, très apprécié, et qu’on y donnerait les suites appropriées dans les plus brefs délais. Merlin, qui avait près de quarante ans d’expérience, comprit immédiatement que son rapport venait d’être enterré et il n’en fut pas autrement surpris. Ce marché du gouvernement recélait sans doute bien des zones d’ombre, le sujet était sensible ; tout ce qui gênait l’administration serait écarté. Merlin savait qu’il n’avait aucun intérêt à devenir encombrant, faute de quoi il serait, encore une fois, déplacé comme une potiche, merci bien. Homme de devoir, il avait fait son devoir. Il se sentait irréprochable.
Et de toutes les manières, en fin de carrière, il n’avait rien à attendre qu’une retraite longtemps espérée. On lui demandait des inspections de pure forme, de signer des registres, de les tamponner, il signerait, tamponnerait et attendrait patiemment que la pénurie alimentaire cesse et qu’on retrouve enfin des poulets à vendre sur les marchés et au menu des restaurants.
Là-dessus, il rentra chez lui, s’endormit et connut une nuit complète pour la première fois de sa vie, comme si son esprit avait besoin d’un temps exceptionnel de décantation.
Il fit des rêves tristes, des soldats en état avancé de décomposition s’asseyaient dans leur tombe et pleuraient ; ils appelaient au secours, mais aucun son ne sortait de leur gorge ; leur seul réconfort venait d’immenses Sénégalais, nus comme des vers, transis de froid, qui balançaient sur eux des pelletées de terre comme on lance un manteau pour couvrir un noyé qu’on vient de repêcher.
Merlin se réveilla en proie à une profonde émotion qui, et c’était très nouveau pour lui, ne le concernait pas exclusivement. La guerre, pourtant terminée depuis longtemps, venait enfin de faire irruption dans sa vie.
La suite fut le résultat d’une curieuse alchimie dans laquelle entraient l’atmosphère sinistre de ces cimetières qui renvoyaient Merlin au désastre de son existence, le caractère vexatoire du blocage administratif qu’on lui opposait et son habituelle rigidité : un fonctionnaire de sa probité ne pouvait se contenter de fermer les yeux. Ces jeunes morts, avec lesquels il n’avait aucun point commun, étaient victimes d’une injustice et n’avaient personne d’autre que lui pour la réparer. En quelques jours, cela devint une idée fixe. Ces jeunes soldats tués vinrent le hanter, comme un sentiment amoureux, une jalousie ou un cancer. Il passa de la tristesse à l’indignation. Il se mit en colère.
Puisqu’il n’avait reçu aucun ordre de sa hiérarchie lui intimant de suspendre sa mission, il informa les autorités qu’il se rendrait en inspection à Dargonne-le-Grand, et là-dessus, il prit le train dans la direction inverse, pour Pontaville-sur-Meuse.
Depuis la gare, il parcourut à pied, sous une pluie battante, les six kilomètres qui le séparaient de l’emplacement du cimetière militaire. Il marchait au milieu de la route, ses grosses galoches écrasaient rageusement les flaques d’eau et il ne consentit aucun écart pour laisser passer les automobiles qui le klaxonnaient, comme s’il ne les entendait pas. Elles durent, pour le dépasser, mettre deux roues sur le bas-côté.
C’est une curieuse figure qui se planta, devant la grille, avec un air menaçant, une grande carcasse aux poings serrés dans les poches de son manteau qui, bien que la pluie se soit arrêtée entre-temps, était gorgé d’eau. Mais il n’y eut personne pour le voir, midi venait de sonner, le chantier était fermé. Sur le grillage, un panneau portant une annonce du Service des sépultures listait, à l’intention des familles et des proches, la litanie des objets retrouvés sur des corps non identifiés, et qu’on pouvait aller voir en mairie : une photo de jeune femme, une pipe, un talon de mandat, des initiales relevées sur un sous-vêtement, une blague à tabac en cuir, un briquet, une paire de lunettes rondes, une lettre commençant par « ma chérie », mais non signée, un inventaire dérisoire et tragique… Merlin fut frappé par la modestie de toutes ces reliques. Que des soldats pauvres ! C’était à ne pas croire.
Il baissa les yeux sur la chaîne de clôture, leva la jambe et abattit, sur le petit cadenas, un coup de talon à assommer un taureau, puis entra dans le chantier et alla défoncer, d’un nouveau coup de pied, la porte en bois de la baraque de l’administration. Seuls à manger sur place sous une bâche gonflée par le vent, il y avait une douzaine d’Arabes. Ils virent, de loin, Merlin fracasser la grille d’entrée puis la porte du bureau, mais ils se gardèrent bien de se lever, d’intervenir, le physique de cet homme, son assurance ne leur disaient rien qui vaille ; ils continuèrent de mâcher leur pain.
Ce qu’on appelait ici le « carré de Pontaville » était un champ qui n’avait rien de carré, situé en bordure de bois, et où l’on estimait qu’environ six cents soldats avaient été enterrés.
Merlin fouilla les armoires à la recherche des registres dans lesquels chaque opération devait être consignée. En compulsant les comptes rendus journaliers, il jetait de rapides coups d’œil par la fenêtre. Les exhumations avaient commencé deux mois plus tôt ; ce qu’il voyait, c’était un champ truffé de fosses et de monticules de terre, de bâches, de planches, de brouettes, d’appentis provisoires où l’on stockait le matériel.
Administrativement, tout semblait conforme. Il ne trouverait pas ici, comme à Chazières-Malmont, cet écœurant laisser-aller, ces cercueils de déchets qui ressemblaient à des poubelles d’équarrisseur, qu’il était parvenu à dénicher, dissimulés dans un lot de cercueils neufs et prêts à servir.
Généralement, après avoir vérifié l’existence des registres, Merlin entamait son inspection par une déambulation ; il se fiait à son intuition, soulevait une bâche ici, contrôlait une plaque d’identification ailleurs. Après quoi, il se lançait véritablement. Sa tâche le contraignait ensuite à d’incessants allers-retours des registres aux allées du cimetière mais, grâce à son investissement personnel dans ce travail, il avait rapidement acquis un sixième sens lui permettant de débusquer l’indice le plus ténu masquant une fraude, une irrégularité, le détail conduisant à une anomalie.
C’était certainement la seule mission ministérielle obligeant un fonctionnaire à déterrer des cercueils, voire à exhumer des cadavres, mais, pour vérifier, pas moyen de faire autrement. Le physique massif de Merlin s’y prêtait d’ailleurs bien ; ses énormes galoches vous enfonçaient la pelle de trente centimètres d’un seul coup dans le sol, ses grandes paluches maniaient la pioche comme une fourchette.
Après sa première prise de contact avec le terrain, Merlin commença ses vérifications détaillées. Il était midi et demi.
À quatorze heures, il se trouvait à l’extrémité nord du cimetière, debout devant une pile de cercueils fermés entassés les uns sur les autres, lorsque le chef de chantier, un certain Sauveur Bénichou, la cinquantaine mauve d’alcoolisme et sèche comme un sarment de vigne, s’approcha de lui, accompagné de deux ouvriers, sans doute des contremaîtres. Tout ce petit monde était furibard, mouvements de menton, voix forte, impérative, le chantier est interdit au public, on ne peut pas laisser entrer les gens comme ça, il faut quitter immédiatement les lieux. Et comme Merlin ne les regardait même pas, on passa à la tonalité supérieure : en cas d’insistance, on va aller prévenir la gendarmerie parce que, imaginez-vous, c’est un site placé sous la protection du gouvernement…
— C’est moi, coupa Merlin en se retournant vers les trois hommes.
Et dans le silence qui suivit, il ajouta :
— Le gouvernement, ici, c’est moi.
Il plongea la main dans sa poche de pantalon et en sortit un papier froissé qui n’avait pas tellement l’air d’une accréditation, mais comme lui-même n’avait pas non plus l’air d’un envoyé du ministère, on ne savait pas quoi penser. Sa grande carcasse, ses vieux vêtements fripés, tachés, ses colossales godasses, tout impressionnait ; on trouva la situation suspecte, mais on n’osa pas s’opposer.
Merlin se contenta de détailler les trois hommes, le Sauveur qui exhalait une épouvantable odeur d’eau-de-vie de prune, et ses deux acolytes. Le premier, dont le visage en lame de couteau était mangé par une moustache trop grosse pour lui et jaune de tabac, tapotait ses poches de poitrine pour se donner une contenance ; le second, un Arabe qui portait encore ses chaussures, son pantalon et son calot de caporal d’infanterie, se tenait raide, comme pour une revue, dans la position d’un homme qui veut convaincre l’environnement de l’importance de sa fonction.
— Tsitt, tsitt, fit Merlin avec son dentier en renfournant son papier dans sa poche.
Puis il désigna l’empilement de cercueils.
— Et imaginez-vous, reprit-il, que le gouvernement se pose des questions.
Le contremaître arabe se raidit un peu plus encore, son compagnon à moustache sortit une cigarette (il ne sortit pas le paquet, juste la cigarette, comme un homme qui n’a pas envie de partager, qui en a marre des tapeurs). Tout, chez lui, dénotait la petitesse et l’avarice.
— Par exemple, dit Merlin en exhibant soudain trois fiches d’identité, le gouvernement se demande à quels cercueils correspondent ces gaillards-là.
Les fiches, dans les grosses pognes de Merlin, ne semblaient pas plus grandes que des timbres-poste. La question plongea toute l’équipe dans le plus grand embarras.
Après avoir déterré une allée entière de soldats, on obtenait d’un côté une rangée de cercueils, de l’autre une série de fiches d’identité.
Théoriquement, dans le même ordre.
Mais il suffisait que l’une de ces fiches soit mal classée ou absente, pour que toute la rangée soit décalée et que chaque cercueil hérite d’une fiche sans rapport avec son contenu.
Et si Merlin avait, entre les mains, trois fiches ne correspondant à aucun cercueil…, c’est justement que tout avait été décalé.
Il hocha la tête et considéra la partie du cimetière déjà retournée. Deux cent trente-sept soldats avaient été exhumés et transportés quatre-vingts kilomètres plus loin.
Paul était dans le cercueil de Jules, Félicien dans celui d’Isidore et ainsi suite.
Jusqu’à deux cent trente-sept.
Et il était maintenant impossible de savoir qui était qui.
— À qui elles correspondent, ces fiches ? balbutia Sauveur Bénichou en regardant autour de lui comme s’il était soudain désorienté. Voyons voir…
Une idée lui traversa la tête.
— Eh bien, assura-t-il, on allait justement s’en occuper !
Il se tourna vers son équipe qui semblait avoir soudainement rapetissé.
— Hein, les gars ?
Personne ne comprit ce qu’il voulait dire mais personne n’eut le loisir d’y réfléchir.
— Ha, ha ! hurla Merlin. Vous le prenez pour un con ?
— Qui ça ? demanda Bénichou.
— Le gouvernement !
Il avait l’air d’un dément et Bénichou hésita à lui redemander son accréditation.
— Alors, ils sont où, nos trois lascars, hein ? Et les trois bonshommes qui vont vous rester sur les bras à la fin du boulot, vous allez les appeler comment ?
Bénichou se lança alors dans une explication technique laborieuse, à savoir qu’on avait considéré « plus sûr » de regrouper la rédaction des fiches après la constitution d’une rangée entière de cercueils afin de les consigner sur le registre parce que, si on rédigeait la fiche…
— Conneries ! le coupa Merlin.
Bénichou, qui n’y croyait pas lui-même, se contenta de baisser la tête. Son adjoint tapota sa poche de poitrine.
Dans le silence qui suivit, Merlin eut cette curieuse vision d’une immense étendue de tombes militaires : des familles, ici et là, se recueillaient, bras pendants et mains jointes, et Merlin était le seul à voir, comme par transparence, les dépouilles palpiter sous la terre. Et à entendre les soldats hurler leurs noms d’une voix déchirante…
Sur les dégâts déjà commis, c’était irréparable, ces soldats étaient définitivement perdus : sous les croix identifiées dormaient des morts anonymes.
La seule chose à faire maintenant était de repartir d’un bon pied.
Merlin réorganisa le travail, écrivit des consignes en gros caractères, tout cela d’un ton autoritaire et cassant : venez ici, vous, écoutez-moi bien, il menaçait de poursuites si la besogne était mal faite, de contraventions, de limogeage, il terrorisait ; quand il s’éloignait, on l’entendait distinctement : « Les cons. »
Dès qu’il aurait le dos tourné, tout recommencerait, on n’en finirait jamais. Ce constat, loin de le décourager, décuplait sa hargne.
— Venez ici, vous ! Grouillez-vous !
C’est à la moustache jaune de tabac qu’il s’adressait, un homme d’une cinquantaine d’années au visage tellement étroit que les yeux semblaient posés au-dessus des joues, de chaque côté, comme chez les poissons. Figé à un mètre de Merlin, il réprima son geste de tapoter sa poche, préféra sortir une nouvelle cigarette.
Merlin, qui s’apprêtait à parler, s’interrompit un long moment. Il ressemblait à quelqu’un qui cherche un mot, qui l’a sur le bout de la langue, un truc très agaçant.
Le contremaître moustachu ouvrit la bouche, mais n’eut pas le temps d’articuler un son. Merlin venait de lui allonger une gifle retentissante. Sur cette joue plate, la baffe résonna comme un coup de cloche. L’homme recula d’un pas. Tous les regards s’étaient portés vers eux. Bénichou, qui sortait de la cabane où il cachait son remontant, une bouteille de marc de Bourgogne, s’égosilla, mais tous les ouvriers du chantier étaient déjà en mouvement. L’homme à la moustache, sidéré, se tenait la joue. Merlin fut vite encerclé d’une véritable meute, et si ce n’avait été son âge, son étonnant physique, l’ascendant qu’il avait pris depuis le début de l’inspection, ses battoirs énormes, ses godasses monstrueuses, il aurait pu s’inquiéter pour son sort ; au lieu de quoi, il écarta tout le monde avec assurance, fit un pas, se rapprocha de sa victime, fouilla sa poche de poitrine en criant « Ha, ha ! » et il en sortit le poing fermé. De l’autre main, il attrapa l’homme par le cou, il voulait l’étrangler, c’était visible.
— Oh là ! hurla Bénichou, qui venait d’arriver en titubant.
Sans lâcher le cou de l’homme qui commençait à changer de couleur, Merlin tendit le poing fermé vers le chef de chantier, puis l’ouvrit.
Une gourmette en or apparut avec une petite plaque, retournée du mauvais côté. Merlin relâcha sa proie qui se mit à tousser à en vomir ses poumons et il se tourna vers Bénichou.
— Il s’appelle comment, votre gars ? demanda Merlin. Son prénom ?
— Euh…
Sauveur Bénichou, vaincu et désarmé, adressa à son contremaître un regard navré.
— Alcide, murmura-t-il à regret.
Ce fut à peine audible, mais cela n’avait aucune importance.
Merlin retourna la gourmette, comme s’il s’était agi d’une pièce de monnaie qu’on avait jouée à pile ou face.
Sur la plaque, un prénom gravé : Roger.
Dieu, quelle matinée ! On aimerait en avoir tous les jours ! Comme tout cela s’annonçait bien !
D’abord, les œuvres. Cinq retenues par la commission. Toutes plus magnifiques les unes que les autres. Des merveilles. Du concentré de patriotisme. À vous arracher les larmes. Et donc, Labourdin s’était préparé à son triomphe : la présentation des projets au président Péricourt. Pour cela, il avait commandé spécialement aux services techniques de la mairie un portique en fer forgé à la dimension de son grand bureau, afin de suspendre les dessins et de les mettre en valeur, comme il avait vu dans une exposition au Grand Palais où il était allé une fois. Péricourt pourrait circuler librement entre les cartons, marcher lentement, les mains dans le dos, s’extasiant devant celui-ci (France éplorée, mais victorieuse) — le préféré de Labourdin —, détaillant celui-là (Les Morts triomphants), s’arrêtant, hésitant. Labourdin voyait déjà le président se tourner vers lui, admiratif et embarrassé, ne sachant que choisir… C’est alors qu’il prononcerait SA phrase, pesée, dosée, mesurée, une phrase parfaitement cadencée, propre à souligner à la fois son goût en matière d’esthétique et son sens de la responsabilité :
— Président, si je puis me permettre…
Là, il s’approcherait de la France éplorée comme s’il voulait lui mettre la main autour de l’épaule.
— … il me semble que cette œuvre magistrale traduit parfaitement tout ce que nos Compatriotes souhaitent exprimer de Douleur et de Fierté.
Les majuscules faisaient intimement partie de la phrase. Impeccable. D’abord, cette « œuvre magistrale », une trouvaille, puis Compatriotes, qui sonnait mieux qu’électeurs, et Douleur. Labourdin restait pantois devant son propre génie.
Vers dix heures, le portique déployé dans son bureau, on avait procédé à l’accrochage. Il fallait grimper pour fixer les travaux à la barre transversale, les équilibrer : Mlle Raymond fut appelée.
Dès son entrée dans la pièce, elle comprit ce qu’on attendait d’elle. Instinctivement, elle serra les genoux. Labourdin, au pied de l’escabeau, sourire aux lèvres, se frottait les mains comme un maquignon.
Mlle Raymond monta les quatre marches en soupirant et commença à se tortiller. Oui, quelle magnifique matinée ! Dès l’œuvre accrochée, la secrétaire descendait prestement en retenant sa jupe. Labourdin se reculait pour admirer le résultat, il lui semblait que le coin droit baissait un peu par rapport au gauche, vous ne trouvez pas ? Mlle Raymond fermait les yeux, remontait, Labourdin se précipitait vers l’escabeau ; il n’avait jamais passé plus de temps sous ses jupes. Lorsque tout fut en place, le maire d’arrondissement était dans un état priapique proche de l’apoplexie.
Mais patatras, alors que tout était fin prêt, le président Péricourt décommanda sa venue et envoya un coursier chargé de rapatrier les propositions chez lui. Tout ça pour rien ! se dit Labourdin. Il suivit en fiacre, mais, contrairement à ses attentes, ne fut pas admis à la délibération. Marcel Péricourt voulait être seul. Il était presque midi.
— Faites apporter une collation à monsieur le maire, ordonna M. Péricourt.
Labourdin courut à la jeune bonne, une petite brune ravissante, vite confuse, avec des yeux superbes et une jolie poitrine ferme, et lui demanda s’il pouvait avoir un peu de porto, il dit cela en lui caressant le sein gauche. La jeune fille se contenta de rougir parce que la place était bien payée et qu’elle était nouvelle. Labourdin attaqua le sein droit à l’arrivée du porto.
Dieu, quelle matinée !
Madeleine découvrit le maire ronflant comme une forge. Son gros corps abandonné et, près de lui, sur la table basse, les reliefs du poulet en gelée qu’il avait dévoré entier et la bouteille vide de château-margaux donnaient au tableau une allure de négligence obscène, affligeante.
Elle frappa discrètement au bureau de son père.
— Entre, répondit-il sans hésiter, car il reconnaissait toujours sa manière de faire.
M. Péricourt avait posé les dessins debout contre la bibliothèque, puis avait dégagé la pièce pour, de son fauteuil, les voir tous ensemble. Il n’avait pas bougé depuis plus d’une heure, le regard passant de l’un à l’autre, s’abandonnant à ses pensées. De temps à autre, il se levait, s’approchait, observait un détail, revenait à sa place.
D’abord, il avait été déçu. Ce n’était que cela ? Cela ressemblait à tout ce qu’il connaissait, mais en plus grand. Il ne put s’empêcher de consulter les prix, son cerveau calculateur compara les volumes et les tarifs. Allons, il fallait se concentrer. Choisir. Mais oui, décevant. Il s’était fait toute une idée de ce projet. Maintenant qu’il voyait les propositions… Qu’en attendait-il donc ? Ce serait finalement un monument comme les autres, rien qui puisse calmer les émotions nouvelles qui le submergeaient sans cesse.
Madeleine, sans surprise, éprouva la même impression. Toutes les guerres se ressemblent, tous les monuments aussi.
— Qu’en dis-tu ? demanda-t-il.
— C’est un peu… grandiloquent, non ?
— C’est lyrique.
Puis ils se turent.
M. Péricourt resta dans son fauteuil, comme un roi trônant devant des courtisans morts. Madeleine détailla les projets. Ils convinrent que le meilleur était celui d’Adrien Malendrey, Victoire des martyrs, dont la particularité était d’assimiler les veuves (celle-ci portait un voile de deuil), les orphelins (un garçonnet, les mains jointes, regardait le soldat en priant) aux soldats eux-mêmes, les considérant tous comme des victimes. Sous le ciseau de l’artiste, la nation tout entière devenait une patrie martyre.
— Cent trente mille francs, dit M. Péricourt.
C’était plus fort que lui.
Mais sa fille ne l’entend pas, la voici penchée sur un détail d’une autre œuvre. Elle prend en main la planche, l’élève vers la lumière ; son père approche, il n’aime pas ce projet, Gratitude ; elle non plus, elle le trouve hyperbolique ; non, ce qu’il y a, c’est bête, une broutille, mais… quoi donc ? Là, dans la partie du triptyque intitulée « Vaillants poilus chargeant l’Ennemi », au second plan, ce jeune soldat qui va mourir a un visage très pur, les lèvres charnues, le nez un peu proéminent…
— Attends, dit M. Péricourt, fais voir. (Il se penche à son tour et observe de plus près.) C’est vrai, tu as raison.
Ce soldat ressemble vaguement aux jeunes hommes qu’on trouvait parfois dans les travaux d’Édouard. Ce n’est pas exactement le même, chez Édouard le sujet arborait un léger strabisme et non le regard droit et franc. Et une fossette lui barrait le menton, mais il existe une certaine similitude.
M. Péricourt se lève, replie ses lunettes.
— En art, on voit souvent les mêmes sujets…
Il parlait comme s’il s’y connaissait. Madeleine, qui avait plus de culture, ne voulut pas le contredire. Somme toute, ce n’était qu’un détail, rien d’essentiel. Ce dont son père avait besoin, c’était de faire ériger son monument et de s’intéresser enfin à autre chose. À la grossesse de sa fille, par exemple.
— Ton imbécile de Labourdin dort dans le vestibule, dit-elle en souriant.
Il l’avait oublié, celui-là.
— Qu’il dorme, répondit-il, c’est encore ce qu’il fait de mieux.
Il lui baisa le front. Elle se dirigea vers la porte. De loin, les projets alignés étaient impressionnants, on devinait le volume que cela prendrait, elle avait aperçu les cotes : douze mètres, seize mètres et des hauteurs…!
Ce visage, tout de même…
Une fois seul, M. Péricourt y retourna. Il chercha aussi à le retrouver dans le carnet de croquis d’Édouard, mais les hommes que son fils avait esquissés n’étaient pas des sujets, c’étaient de vrais hommes rencontrés dans les tranchées, tandis que le jeune militaire aux lèvres charnues était un sujet idéalisé. M. Péricourt s’était toujours interdit la moindre vision précise concernant ce qu’il appelait les « goûts affectifs » de son fils. Même en son for intérieur, il ne réfléchissait jamais en termes de « préférence sexuelle » ou quoi que ce soit de cette sorte, trop précise pour lui, choquante. Mais, comme pour ces pensées qui vous semblent surprenantes, dont vous comprenez pourtant qu’elles vous ont, en fait, travaillé souterrainement un long moment avant d’émerger, il se demanda si ce jeune homme avec strabisme et fossette avait été « un ami » d’Édouard. Mentalement, il spécifia : un amour d’Édouard. Et la chose ne lui apparut plus aussi scandaleuse qu’auparavant, seulement troublante ; il ne voulait pas imaginer… Il ne fallait pas que cela soit trop réaliste… Son fils n’était pas « comme les autres », voilà tout. Des hommes comme les autres, il en voyait beaucoup autour de lui, des employés, des collaborateurs, des clients, les fils, les frères des uns ou des autres, et il ne les enviait plus comme autrefois. Il ne parvenait même pas à se souvenir des avantages qu’il leur trouvait à l’époque, quelle supériorité, à ses yeux, ils avaient alors sur Édouard. Il se détestait rétrospectivement pour sa bêtise.
M. Péricourt s’installa de nouveau devant la galerie des dessins. La perspective, dans son esprit, se modifiait peu à peu. Non qu’il trouvât à ces projets des vertus nouvelles, ils lui semblaient toujours aussi excessivement démonstratifs. C’était son regard qui changeait, comme il arrive que notre perception d’un visage évolue à mesure que nous l’observons, cette femme qu’on jugeait bien jolie tout à l’heure et qui devient banale, cet homme assez laid à qui on découvre un charme dont on se demande comment il avait pu nous échapper. Maintenant qu’il s’y était habitué, ces monuments le calmaient. C’était à cause des matériaux : certains étaient en pierre, d’autres en bronze, des matériaux lourds qu’on imagine indestructibles. Or c’est cela qui avait manqué sur le tombeau familial où le nom d’Édouard ne figurait pas : l’illusion de l’éternité. Il fallait à M. Péricourt que ce qu’il entreprenait là, commander ce monument, le dépasse, dépasse son existence, en durée, en poids, en masse, en volume, que ce soit plus fort que lui, que cela ramène son chagrin à une dimension naturelle.
Les propositions étaient accompagnées du dossier de soumission comprenant le curriculum vitae des artistes, les tarifs, le calendrier de réalisation. M. Péricourt lut la lettre de présentation du projet de Jules d’Épremont et n’apprit rien, mais il feuilleta tous les autres dessins où l’on voyait l’œuvre de profil, de dos, en perspective, dans son environnement urbain… Le jeune soldat du second plan était toujours là, avec ce visage sérieux… Ce fut suffisant. Il ouvrit la porte, appela, en vain.
— Labourdin, bon Dieu ! cria-t-il, agacé, en secouant le maire à l’épaule.
— Hein, quoi, c’est qui ?
Les yeux chassieux, l’air de ne plus se souvenir de l’endroit où il se trouvait, de ce qu’il faisait là.
— Venez ! dit M. Péricourt.
— Moi ? Où ça ?
Labourdin tangua jusqu’au bureau en se frottant le visage pour reprendre ses esprits, balbutiant des excuses que Péricourt n’écouta pas.
— Celui-ci.
Labourdin commençait à se ressaisir. Il comprit alors que le projet retenu n’était pas celui qu’il aurait recommandé, mais se dit qu’au fond sa phrase pouvait parfaitement convenir à tous les monuments. Il se racla la gorge :
— Président, annonça-t-il, si je puis me permettre…
— Quoi ? demanda Péricourt sans le regarder.
Il avait rechaussé ses lunettes, il était en train d’écrire, debout, sur un coin de son bureau, satisfait de sa décision, sentant qu’il accomplissait là quelque chose dont il pourrait être fier, quelque chose de bon pour lui.
Labourdin prit une large respiration, bomba le torse.
— Cette œuvre, président, il me semble que cette œuvre magistrale…
— Tenez, le coupa Péricourt, voici un chèque pour arrêter le projet et les premiers travaux. Prenez toutes les garanties concernant l’artiste, évidemment ! Et aussi sur l’entreprise qui va fabriquer ! Et soumettez le dossier au préfet. S’il y a le moindre problème, appelez-moi, j’interviendrai. Autre chose ?
Labourdin saisit le chèque. Non, il n’y avait pas autre chose.
— Ah, dit alors M. Péricourt, je veux rencontrer l’artiste, ce… (il chercha le nom) Jules d’Épremont. Faites-le venir.
L’atmosphère à la maison n’était pas à l’euphorie. Sauf pour Édouard, mais lui ne se comportait jamais comme les autres ; depuis des mois, il se marrait tout le temps, impossible de lui faire entendre raison. Comme s’il ne comprenait pas la gravité de ce qui se passait. Albert ne voulait pas trop penser à sa consommation de morphine qui avait atteint des quantités comme jamais, on ne peut pas avoir l’œil partout, et il avait déjà son lot de problèmes insolubles. Il avait ouvert, dès son arrivée dans la banque où il travaillait, un compte au nom du Souvenir Patriotique pour encaisser les fonds qui arriveraient…
Soixante-huit mille deux cent vingt francs. Voilà. Le beau résultat…
Trente-quatre mille chacun.
Albert n’avait jamais possédé autant d’argent, mais il fallait comparer le bénéfice avec les risques. Il encourait trente ans de prison pour avoir détourné moins de cinq ans du salaire d’un ouvrier. C’était proprement ridicule. Nous étions le 15 juin. La grande braderie aux monuments aux morts s’achevait dans un mois, et rien. Ou presque.
— Comment ça, rien ? écrivit Édouard.
Ce jour-là, malgré la chaleur, il portait un masque nègre, très haut, qui lui recouvrait toute la tête. Au-dessus du crâne, trônaient deux cornes enroulées sur elles-mêmes comme celles d’un bélier, et, à partir du point lacrymal, deux lignes pointillées d’un bleu presque phosphorescent descendaient, comme des larmes joyeuses, jusqu’à une barbe bariolée qui s’épanouissait en éventail. Le tout peint dans des ocres, des jaunes, des rouges lumineux ; il y avait même, à la limite du front et du couvre-chef, la sinuosité ronde et veloutée, d’un vert profond, d’un petit serpent si criant de vérité qu’on l’aurait dit en train de glisser lentement, dans un mouvement continu, autour de la tête d’Édouard, comme s’il se mordait la queue. Le masque coloré, vif, gai, tranchait avec le moral d’Albert qui, lui, se déclinait en noir et blanc, et plus souvent en noir.
— Bah non, rien ! hurla-t-il en tendant les comptes à son camarade.
— Attends ! répondit comme toujours Édouard.
Louise se contenta de baisser légèrement la tête. Elle avait les mains dans la pâte à papier, qu’elle malaxait tendrement, matériau pour les prochains masques. Elle regardait la bassine émaillée d’un air rêveur, indifférente aux éclats de voix ; elle en avait déjà tant entendu avec ces deux-là…
Les comptes d’Albert étaient précis : dix-sept croix, vingt-quatre torches, quatorze bustes, des choses qui ne rapportaient rien ; quant aux monuments, neuf seulement ! Et encore ! Pour deux d’entre eux, les mairies n’avaient payé que le quart de l’acompte au lieu de la moitié et sollicitaient un délai pour le solde. On avait fait imprimer trois mille reçus pour accuser réception des commandes, on en avait rédigé soixante…
Édouard refusait de quitter le pays avant d’avoir palpé un million, ils ne disposaient pas du dixième.
Et, chaque jour, approchait le moment où la supercherie serait découverte. Peut-être même la police avait-elle déjà entamé son enquête. Aller chercher le courrier à la poste du Louvre provoquait chez Albert des frissons glacés le long de l’épine dorsale ; vingt fois, devant la boîte ouverte, il pensa pisser dans son pantalon en apercevant quelqu’un marcher dans sa direction.
— De toute manière, lança-t-il à Édouard, tant que ça ne t’arrange pas, tu ne crois à rien !
Il jeta le livre de comptes par terre et enfila son manteau. Louise continua à pétrir sa pâte, Édouard pencha la tête. Albert se mettait souvent en rage et, incapable d’exprimer des sentiments qui l’asphyxiaient, quittait l’appartement pour ne revenir que tard dans la nuit.
Ces derniers mois l’avaient beaucoup éprouvé. À la banque, tout le monde le pensait malade. On ne s’en étonnait pas, les anciens combattants avaient chacun leurs stigmates, mais cet Albert semblait plus choqué que les autres : cette nervosité perpétuelle, ces réflexes paranoïdes… Comme il était néanmoins un gentil collègue, chacun y allait de son conseil : faites-vous masser les pieds, mangez de la viande rouge, vous avez essayé la décoction de bractées de tilleul ? Lui se contentait de se regarder dans la glace le matin en se rasant et de constater qu’il avait une tête de déterré.
À cette heure-là, Édouard faisait déjà crépiter la machine à écrire en gloussant de plaisir.
Les deux hommes ne vivaient pas les mêmes choses. Le moment tant attendu de la réussite de leur ahurissant projet, qui aurait dû être celui d’une communion, d’une ivresse partagée, d’une victoire, les séparait.
Édouard, toujours sur son nuage, indifférent aux conséquences, ne doutant jamais du succès, exultait en répondant aux courriers qui arrivaient. Il se délectait à parodier le style administrativo-artistique qu’il avait imaginé être celui de Jules d’Épremont, tandis qu’Albert, rongé d’angoisse, de regrets, et aussi de rancune, maigrissait à vue d’œil, devenant l’ombre de lui-même.
Plus que jamais, il rasait les murs, dormait mal, une main sur sa tête de cheval qu’il transportait avec lui d’un bout à l’autre de la maison ; s’il avait pu, il serait allé travailler avec parce que l’idée même de se rendre le matin à la banque lui retournait l’estomac et que son cheval représentait sa seule et ultime protection, son ange gardien. Il avait dérobé quelque vingt-cinq mille francs, et, grâce aux premiers acomptes des mairies, comme il se l’était promis, et malgré les récriminations d’Édouard, il avait intégralement remboursé son employeur. Il devait tout de même courir sans cesse au-devant des inspecteurs et des vérificateurs parce que les fausses écritures, elles, continuaient d’exister et de prouver qu’il y avait eu malversation. Il était contraint d’en inventer toujours de nouvelles pour masquer les anciennes. Si on le confondait, on enquêterait, on découvrirait tout… Il fallait partir. Avec ce qui restait une fois la banque remboursée : vingt mille francs chacun ! Albert, désemparé, se rendait compte maintenant combien il avait cédé facilement à un effet de panique, après cette rencontre inopinée et douloureuse avec le Grec. « C’est tout à fait Albert ! aurait dit Mme Maillard si elle l’avait su. Comme il est assez peureux de nature, il choisit toujours la solution la moins courageuse. Vous me direz, c’est certainement pour ça qu’il est revenu entier de la guerre, mais en temps de paix, c’est vraiment pénible. S’il trouve une femme un jour, la pauvre devra avoir les nerfs solides… »
Albert chassa l’image de sa mère, dont il ne connaissait pas encore le prénom. « S’il trouve une femme un jour… » En pensant à Pauline, il eut soudain envie de s’enfuir seul, de ne plus voir personne, jamais. Quand il imaginait son avenir s’ils étaient pris, il ressentait de curieuses nostalgies, assez malsaines. Certains moments au front, avec le recul, avec la paix et son cortège d’ennuis, lui apparaissaient comme une période presque heureuse, simple, et quand il regardait sa tête de cheval, son trou d’obus devenait presque un refuge désirable.
Quel gâchis, cette histoire…
Pourtant, tout avait bien commencé. Dès que le catalogue était arrivé dans les mairies, les demandes de renseignements avaient afflué. Douze, vingt, vingt-cinq lettres certains jours. Édouard y consacrait tout son temps, se montrait infatigable.
À l’arrivée du courrier, il poussait des cris de joie, glissait une feuille de papier à lettres à l’en-tête du Souvenir Patriotique dans la machine à écrire, plaçait les Trompettes d’Aïda sur le gramophone, montait le son, levait le doigt en l’air comme s’il cherchait d’où venait le vent et plongeait sur le clavier avec ravissement, comme un pianiste. Ce n’était pas pour l’argent qu’il avait imaginé cette affaire, mais pour vivre cette euphorie, la volupté d’une provocation inouïe. Cet homme sans visage adressait au monde un gigantesque pied de nez ; cela générait en lui un bonheur fou, l’aidait à renouer avec ce qu’il avait toujours été et qu’il avait failli perdre.
Presque toutes les demandes des clients concernaient des aspects pratiques : les modes de fixation, les garanties, le système d’emballage, les normes techniques auxquelles devaient obéir les socles… Sous la plume d’Édouard, Jules d’Épremont avait réponse à tout. Il rédigeait des courriers extrêmement informés, totalement rassurants et personnalisés. Des lettres qui donnaient confiance. Les édiles ou les instituteurs secrétaires de mairie expliquaient fréquemment leur projet, mettant involontairement en lumière la dimension immorale de cette escroquerie parce que l’État ne contribuait à ces achats de monuments que de manière symbolique et « en proportion de l’effort et des sacrifices consentis par les villes en vue de glorifier, etc. ». Les municipalités mobilisaient ce qu’elles pouvaient, qui souvent n’était pas grand-chose, l’essentiel reposait donc… sur des souscriptions populaires. Des individus, des écoles, des paroisses, des familles entières y allaient de leur obole pour que le nom d’un frère, d’un fils, d’un père, d’un cousin soit à jamais gravé sur un monument commémoratif qui trônerait au centre du village ou à côté de l’église, pour l’éternité, croyaient-ils. Devant la difficulté de réunir les sommes assez rapidement pour profiter de la promotion exceptionnelle proposée par le Souvenir Patriotique, bien des courriers sollicitaient des arrangements, des aménagements concernant le règlement. Était-il possible « de retenir un modèle en bronze avec une avance de six cent soixante francs seulement » ? Cela faisait tout de même quarante-quatre pour cent de l’acompte au lieu des cinquante exigés, plaidait-on. « Mais, voyez-vous, les fonds rentrent un peu lentement. Nul doute que nous serons à même de faire face à l’échéance, nous nous y engageons. » « Les enfants des écoles ont été mobilisés pour procéder à des quêtes auprès de la population », expliquait-on ailleurs. Ou encore : « Mme de Marsantes compte léguer à la ville une partie de sa fortune. Dieu nous préserve de sa disparition, mais n’est-ce pas une garantie acceptable pour l’achat d’un beau monument pour Chaville-sur-Saône qui a perdu près de cinquante jeunes hommes et doit subvenir à la subsistance de vingt orphelins ? »
Cette date butoir du 14 juillet, si proche, en effrayait plus d’un. À peine le temps de consulter le conseil municipal. Mais l’offre était tellement attractive !
Édouard-Jules d’Épremont, grand seigneur, accordait tout ce qu’on voulait, ristournes exceptionnelles, délais, jamais aucun problème.
Il commençait généralement par complimenter chaudement son interlocuteur de l’excellence de son choix. Qu’il souhaite acquérir À l’attaque !, une simple torche funéraire ou le Coq foulant un casque boche, il reconnaissait discrètement qu’il nourrissait lui-même une secrète prédilection pour ce modèle. Édouard adorait cet instant de l’aveu prétentieux dans lequel il mettait tout le ridicule vu chez ses professeurs compassés et satisfaits des Beaux-Arts.
Concernant les projets composites (lorsque, par exemple, on envisageait d’apparier la Victoire avec le Poilu mourant en défendant le drapeau), Jules d’Épremont se disait toujours enthousiaste, n’hésitant pas à féliciter son correspondant de la finesse de son approche artistique, s’avouant même surpris par l’inventivité et le bon goût de cette combinaison. Il se montrait tour à tour compatissant sur le plan financier, généreux dans sa compréhension, excellent technicien, parfaitement informé et maître de son ouvrage. Non, assurait-il, pas de problème avec l’enduit-ciment, et oui, la stèle pouvait être conçue avec de la brique à la française, oui absolument, en granit aussi, tout à fait, et naturellement tous les modèles du Souvenir Patriotique étaient agréés, d’ailleurs le certificat estampillé du ministère de l’Intérieur accompagnerait la livraison de l’œuvre. Il n’y avait aucun exemple qu’une difficulté n’eût trouvé, sous sa plume, une solution simple, pratique et apaisante. Il rappelait obligeamment à ses interlocuteurs la liste des pièces nécessaires à l’obtention de la maigre subvention de l’État (délibération du conseil municipal, croquis du monument, avis de la commission chargée du point de vue artistique, devis estimatif de la dépense, indication des voies et moyens), délivrait quelques conseils en la matière et rédigeait un superbe récépissé de commande qui valait versement de l’acompte.
La touche finale aurait mérité, à elle seule, de figurer dans les annales de la parfaite arnaque. À la fin du chapitre : « J’admire l’excellence de votre goût et l’ingéniosité de la composition que vous avez choisie », avec des circonlocutions qui traduisaient son hésitation et son scrupule, Édouard écrivait souvent, en adaptant ce passage à toutes les combinaisons qui se présentaient : « Votre projet constituant un agencement dans lequel le goût le plus artistique se conjugue admirablement avec le sens le plus patriotique, je vous consens, au-delà de la remise déjà accordée cette année, une réduction supplémentaire de 15 %. Considérant cet effort tout à fait exceptionnel (que je vous conjure de ne point ébruiter !), je vous demanderais de régler l’acompte initial dans sa totalité. »
Édouard admirait parfois sa page à bout de bras en poussant des gloussements de contentement. Ce vaste courrier, qui l’occupait énormément, laissait, selon lui, présager de la réussite de l’opération. On continuait d’en recevoir, la boîte postale ne désemplissait pas.
Albert, lui, renâclait.
— Tu n’en fais pas un peu trop ? demandait-il.
Il imaginait sans peine à quel point ces lettres toutes pleines de miséricorde aggraveraient les charges qui pèseraient contre eux s’ils étaient arrêtés.
Édouard, lui, d’un geste royal, montrait qu’il était un grand seigneur.
— Soyons compatissants, mon cher ! griffonnait-il pour répondre à Albert. Cela ne coûte rien et ces gens ont besoin d’encouragements. Ils participent à une œuvre magnifique ! En fait, ce sont des héros, non ?
Albert était un peu choqué : traiter de héros, par dérision, des gens qui se cotisaient pour un monument…
Édouard retirait alors brusquement son masque et exhibait son visage, ce trou béant et monstrueux au-dessus duquel le regard, seule trace vivante et humaine, vous fixait avec intensité.
Albert ne le voyait plus très souvent, ce reste de visage, cette horreur, parce que Édouard passait sans cesse d’un masque à l’autre. Il arrivait même qu’il s’endorme sous les traits d’un guerrier indien, d’un oiseau mythologique, d’une bête féroce et joyeuse. Albert, qui se réveillait toutes les heures, s’approchait de lui et avec des précautions de jeune père lui retirait son masque. Dans la pénombre de la pièce, il regardait alors son camarade dormir, frappé, si ce n’avait été ce rouge omniprésent, par l’effrayante ressemblance de ce qui restait de cette face avec certains mollusques céphalopodes.
En attendant, et malgré l’énergie qu’Édouard mettait à répondre à ces nombreuses demandes, les commandes fermes n’arrivaient pas.
— Pourquoi ? demandait Albert d’une voix blanche. Que se passe-t-il ? On dirait qu’ils ne sont pas convaincus par les réponses…
Édouard mimait une sorte de danse du scalp, Louise pouffait de rire. Albert, au bord de la nausée, reprenait ses comptes, vérifiait.
Il ne se souvenait plus de son état d’esprit d’alors, tant l’inquiétude avait ensuite tout submergé, mais les premiers paiements, à la fin mai, avaient créé une certaine euphorie. Albert avait exigé que les fonds soient d’abord consacrés à rembourser la banque, ce qu’Édouard avait évidemment contesté.
— À quoi ça sert de rembourser une banque ? avait-il écrit sur le grand cahier. On va s’enfuir avec des fonds volés de toute façon ! Voler ceux d’une banque, c’est tout de même le moins immoral !
Albert n’en démordit pas. Il s’était coupé, une fois, en parlant de la Banque d’escompte et de crédit industriel, mais visiblement Édouard ne savait rien des affaires de son père, le nom lui était étranger. Pour se justifier devant son camarade, il ne pouvait décemment pas ajouter que M. Péricourt avait été bien bon de lui proposer cet emploi et qu’il répugnait à l’arnaquer davantage. C’était une morale élastique, bien sûr, puisque, par ailleurs, il tentait d’escroquer des inconnus, dont pas mal de condition modeste, qui cotisaient afin d’ériger un monument en souvenir de leurs morts, mais M. Péricourt, il le connaissait personnellement, ce n’était pas pareil, et depuis Pauline, en plus… Bref, il ne pouvait s’empêcher de le considérer un peu comme son bienfaiteur.
Peu convaincu par les étranges raisons d’Albert, Édouard avait cédé et les premiers règlements remboursèrent la banque.
Après quoi, ils avaient, chacun à sa manière, effectué une dépense symbolique, s’étaient fait un petit plaisir, promesse de l’avenir florissant qui les attendait peut-être.
Édouard avait acheté un gramophone d’excellente qualité et pas mal de disques, dont quelques marches militaires. Malgré sa jambe raide, il adorait défiler dans l’appartement au pas cadencé, en compagnie de Louise, et en portant un masque de soldat caricatural franchement ridicule. Il y avait aussi de l’opéra auquel, Albert ne comprenait rien, et le Concerto pour clarinette de Mozart qui, certains jours, passait et repassait sans arrêt comme si le disque était rayé. Édouard portait toujours les mêmes vêtements, un roulement de deux pantalons, de deux tricots et deux chandails qu’Albert amenait à laver une semaine sur deux.
Albert, lui, avait acheté des chaussures. Et un costume. Et deux chemises. Rien que de la qualité, de la vraie, cette fois. Il avait été rudement bien inspiré parce que c’est à ce moment-là qu’il avait rencontré Pauline. Depuis, les choses étaient infiniment plus compliquées. Avec cette femme, comme avec la banque, il avait suffi d’un mensonge de départ pour se trouver condamné à une effroyable course en avant. Comme avec les monuments. Mais qu’avait-il donc fait au bon Dieu pour être sans cesse dans l’obligation de cavaler devant une bête fauve menaçant de le dévorer ? C’est pour cela qu’il avait dit à Édouard que le masque de lion (en fait, un animal mythologique, mais Édouard ne le reprenait pas sur ces détails-là) était très beau, certes, magnifique même, mais lui donnait des cauchemars et qu’il apprécierait de le voir remisé une bonne fois pour toutes. Édouard s’était exécuté.
Et donc Pauline.
Une histoire de décision du conseil d’administration de la banque.
On murmurait que, depuis quelque temps, M. Péricourt n’était plus trop à ses affaires. On l’avait moins vu et ceux qui le croisaient constataient qu’il avait beaucoup vieilli. Peut-être la conséquence du mariage de sa fille ? Ou les soucis, les responsabilités ? Personne n’aurait songé à la mort de son fils : le lendemain du jour où il avait appris son décès, il avait participé à une importante assemblée générale d’actionnaires avec sa sûreté coutumière, tout le monde l’avait trouvé très courageux de poursuivre sa tâche malgré ses malheurs.
Mais le temps avait passé. M. Péricourt n’était plus ce qu’il avait été. La semaine précédente, justement, il s’était soudainement excusé, continuez sans moi ; il n’y avait plus de décision essentielle à prendre, mais tout de même, le président n’avait pas donné l’habitude de déserter, il aurait plutôt eu tendance à vouloir tout décider seul, à n’admettre les débats que sur des sujets mineurs sur lesquels, de toute manière, il avait déjà tranché. Et donc, vers quinze heures, il était parti. On avait su un peu plus tard qu’il n’était pas rentré chez lui, certains évoquant une visite chez son médecin, d’autres la présence d’une femme là-dessous. Seul le gardien du cimetière, qui n’était pas convié à ces conversations, aurait pu dire où il se trouvait réellement.
Vers seize heures, comme M. Péricourt devait absolument signer le procès-verbal de la réunion afin que ses ordres soient ratifiés et, le plus rapidement possible, mis en application (il n’aimait pas que ça traîne), on décida d’envoyer le document chez lui. Et on se souvint d’Albert Maillard. Personne, à la banque, ne savait le lien existant entre le patron et cet employé, on était seulement certain que le second devait sa place au premier. Là aussi, les rumeurs les plus folles avaient couru, mais Albert, avec ses rougeurs intempestives, ses craintes de tout, sa nervosité, sa manière de sursauter au premier bruit, avait découragé toutes les hypothèses. Le directeur général se serait volontiers rendu en personne au domicile du président Péricourt, mais, jugeant que se livrer à une tâche subalterne de coursier était peu conforme à sa position, il fit envoyer Albert.
Dès qu’il reçut l’ordre, Albert se mit à trembler. Ce garçon était incompréhensible. On dut le presser, lui tendre son manteau, le pousser vers la sortie ; il semblait si perturbé qu’on se demanda s’il n’allait pas perdre le document quelque part sur la route. On appela un taxi, on paya l’aller et le retour, on recommanda discrètement au chauffeur d’avoir l’œil sur lui.
— Arrêtez-moi ! hurla Albert lorsqu’ils atteignirent le parc Monceau.
— Mais, ce n’est pas encore là…, risqua le chauffeur.
On lui avait confié une mission délicate et voilà que les ennuis commençaient.
— Tant pis, cria Albert, arrêtez-vous !
Quand un client devient furieux, le mieux est de le faire descendre, Albert descendit ; attendre qu’il s’éloigne de quelques pas ; le chauffeur vit Albert marcher d’un pas chancelant dans le sens opposé à l’adresse où il était censé se rendre ; et quand on vous a réglé d’avance, vous démarrez le plus vite possible, légitime défense.
Albert ne s’en rendit pas compte, hanté qu’il était depuis son départ de la banque par l’idée de se trouver nez à nez avec Pradelle. Il imaginait déjà la scène, le capitaine le tenant d’une poigne ferme à l’épaule, se penchant et lui demandant :
— Tiens donc, soldat Maillard, vous rendez une petite visite à votre bon capitaine d’Aulnay-Pradelle ? Comme c’est aimable… Venez un peu par ici…
Et disant cela, il l’entraînait dans un couloir qui devenait une cave, il fallait s’expliquer ; Pradelle le giflait, puis l’attachait, le torturait, et quand Albert était contraint de lui avouer qu’il vivait avec Édouard Péricourt, qu’il avait volé de l’argent à la banque, que tous deux s’étaient lancés dans une escroquerie sans nom, Pradelle partait d’un grand rire, levait les yeux au ciel, appelait le courroux des dieux qui aussitôt envoyaient sur Albert une quantité de terre égale à celle déplacée par un obus de quatre-vingt-quinze quand vous êtes déjà au fond du trou et que vous tenez serré contre vous le masque d’une tête de cheval avec laquelle vous vous apprêtez à vous présenter au paradis des impuissants.
Albert, comme la première fois, tourna, hésita, revint sur ses pas, tétanisé par le risque de rencontrer le capitaine Pradelle, celui d’avoir à s’entretenir avec M. Péricourt à qui il volait de l’argent, celui de se trouver face à la sœur d’Édouard à qui il pouvait révéler que son frère était encore en vie. Il chercha comment faire porter à M. Péricourt le document qu’il serrait contre lui avec une force de damné sans avoir à entrer dans la maison.
Trouver quelqu’un pour le remplacer, voilà ce qu’il fallait.
Il regretta que le chauffeur fût parti, il aurait pu se garer deux rues plus loin, faire la commission et revenir, Albert aurait gardé son taxi…
C’est à ce moment-là que Pauline apparut.
Albert se tenait sur le trottoir d’en face, l’épaule rasant le mur ; il la vit, et avant d’avoir compris que la jeune femme était la solution de son problème, elle devint l’incarnation d’un autre souci. Il avait bien souvent pensé à elle, la jolie petite bonne qui avait tant ri de le voir avec ses chaussures idiotes.
Il se jeta aussitôt dans la gueule du loup.
Elle était pressée, peut-être en retard pour prendre son service. Tout en marchant, elle avait déjà entrouvert son manteau, laissant apercevoir une robe bleu clair à mi-mollet et une ceinture ample à taille basse. Elle portait un foulard assorti. Elle grimpa rapidement les quelques marches du perron et disparut.
Quelques minutes plus tard, Albert sonnait à la porte, elle ouvrit, le reconnut, il bomba le torse parce que depuis leur première rencontre, il avait acheté de nouvelles chaussures et, en jeune femme sagace, elle remarqua aussi qu’il possédait un nouveau manteau, une belle chemise, une cravate de qualité et toujours ce visage si drôle qu’on aurait dit qu’il venait de faire sous lui.
Allez savoir ce qui passa dans sa tête, elle se mit à rire. La scène se reproduisait, presque identique, à six mois de distance. Mais les choses ne pouvaient être les mêmes, ils restèrent l’un en face de l’autre, comme si c’était elle qu’il était venu voir, ce qui, d’une certaine manière, était un peu vrai.
Un silence s’installa. Dieu que cette petite Pauline était jolie, l’air de l’amour même. Vingt-deux, vingt-trois ans, un sourire à vous hérisser le poil, des lèvres satinées découvrant des dents magnifiques, admirablement alignées, et ces yeux, cette coiffure très courte comme on faisait maintenant, qui mettait en valeur la nuque, la gorge, tiens, à propos de gorge, elle portait un tablier et un chemisier blancs, pas difficile d’imaginer les seins qu’elle avait. Une brune. Depuis Cécile, il n’avait jamais pensé à une brune, il n’avait même jamais pensé à rien.
Pauline regarda le dossier qu’il pétrissait entre ses mains. Albert se souvint de la raison de sa visite mais aussi de la crainte qu’il avait des mauvaises rencontres. Il était entré, l’urgent était maintenant de ressortir, vite.
— Je viens de la banque, dit-il bêtement.
Elle ouvrit la bouche en rond. Sans le vouloir, il avait produit son petit effet : la banque, pensez donc.
— C’est pour le président Péricourt, ajouta-t-il.
Et comme il avait perçu qu’il prenait de l’importance, il ne put s’empêcher de préciser :
— Je dois le remettre en main propre…
Le président Péricourt ne se trouvait pas chez lui ; la jeune fille lui proposa de l’attendre, elle ouvrit la porte du salon, Albert retomba sur terre : rester là était une folie, déjà être entré…
— Non, non, merci.
Il tendit le document. Tous deux s’aperçurent qu’il était mouillé de transpiration, Albert voulut le sécher contre sa manche, le dossier tomba à terre, toutes les pages en désordre, les voici aussitôt à quatre pattes, vous imaginez la scène…
C’est ainsi qu’il était entré dans la vie de Pauline. Vingt-cinq ans ? On n’aurait pas dit. Pas vierge, mais vertueuse. Elle avait perdu un fiancé en 17, et personne depuis, assurait-elle. Pauline mentait joliment. Avec Albert, ils se touchèrent très vite, mais elle ne voulait pas aller plus loin, car pour elle, c’était du sérieux. Albert lui plaisait avec son visage naïf, émouvant. Il provoquait chez elle des envies maternantes et disposait d’une jolie situation, comptable dans une banque. Comme il connaissait les patrons, une belle carrière l’attendait sans doute.
Elle ne savait pas combien il gagnait, mais ce devait être confortable parce qu’il l’invita tout de suite dans de bons restaurants, pas luxueux, mais avec une cuisine de qualité et une clientèle bourgeoise. Il prenait des taxis, au moins pour la reconduire. Il l’emmena aussi au théâtre, sans lui dire qu’il y mettait les pieds pour la première fois, proposa l’Opéra en demandant conseil à Édouard, mais Pauline préférait le music-hall.
L’argent d’Albert commençait à filer, son salaire était loin de suffire et il avait déjà pas mal puisé dans sa part du maigre butin.
Aussi, maintenant qu’on voyait que les fonds n’arriveraient plus guère, s’interrogeait-il : comment sortir du piège dans lequel, pour le coup, il s’était jeté seul, sans l’aide de personne ?
Pour continuer de courtiser Pauline, il se demanda s’il ne devrait pas « emprunter » de nouveau de l’argent à la banque de M. Péricourt.
Henri était né dans une famille ruinée dont il avait vu, toute sa jeunesse, la déliquescence s’aggraver, il n’avait assisté qu’à des débâcles. Maintenant qu’il s’apprêtait à remporter sur le destin une victoire définitive, pas question de se laisser arrêter par un raté de fonctionnaire. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agissait. Il allait le renvoyer à la niche, le petit inspecteur ! Pour qui se prenait-il, d’abord ?
Une large part d’autosuggestion se dissimulait derrière cette assurance affichée. Henri avait besoin de croire en son succès et n’imaginait pas une seconde que, dans ces temps de crise, par définition favorables aux grandes fortunes, il ne pût tirer avantageusement son épingle du jeu. Toute la guerre le lui avait prouvé : il ne craignait pas l’adversité.
Encore que, cette fois, l’atmosphère fût un peu différente…
Ce n’était pas la nature des obstacles qui l’inquiétait, mais leur succession.
Sur la réputation attachée aux noms de Péricourt et d’Aulnay-Pradelle, l’administration ne s’était pas, jusqu’alors, montrée trop regardante. Mais voici que ce minable du ministère pondait un nouveau rapport après sa visite inopinée à Pontaville-sur-Meuse où il était question de vols d’objets, de trafics…
Et d’ailleurs, avait-il le droit d’inspecter sans prévenir ?
Quoi qu’il en soit, l’administration, cette fois, s’était révélée moins conciliante. Henri avait aussitôt demandé à être reçu. Ça n’avait pas été possible.
— On ne peut pas couvrir… toutes ces choses, voyez-vous, lui avait-on expliqué au téléphone. Jusqu’ici, il s’agissait de petites difficultés techniques. Quoique, tout de même…
À l’autre bout du fil, la voix était devenue plus embarrassée, plus feutrée, comme si on s’entretenait d’un secret, qu’on craignait d’être entendu.
— … ces cercueils qui ne correspondent pas aux normes prévues au marché…
— Mais je vous l’ai expliqué ! tonna Henri.
— Oui, je sais ! Une erreur à la fabrication, bien sûr… Mais cette fois, à Pontaville-sur-Meuse, ce n’est pas pareil, comprenez-vous. Des dizaines de soldats enterrés sous un nom qui n’est pas le leur, c’est déjà très embarrassant, mais que disparaissent leurs valeurs personnelles…
— Oh, là, là ! s’était esclaffé Henri en riant très fort. Vous m’accusez de dépouiller les cadavres maintenant ?
Le silence qui suivit l’impressionna.
L’affaire devenait grave parce qu’il n’était pas question d’un objet, ni même de deux…
— On dit qu’il s’agit de tout un système…, d’une organisation à l’échelle du cimetière. Le rapport est très sévère. Tout cela s’est fait dans votre dos, bien sûr, vous n’êtes pas en cause à titre personnel !
— Ha, ha, ha ! Encore heureux !
Mais le cœur n’y était pas. Personnelle ou non, la critique pesait lourd. Il aurait tenu Dupré, il lui aurait fait passer un sale quart d’heure ; du reste, il ne perdait rien pour attendre.
Henri se souvint alors que les changements de stratégie avaient permis le succès des guerres napoléoniennes.
— Vous pensez vraiment, demanda-t-il, que les sommes attribuées par le gouvernement permettent de sélectionner des personnels parfaitement compétents, irréprochables ? Qu’avec ces prix-là, on a les moyens de procéder à des recrutements sévères, de n’embaucher que des ouvriers triés sur le volet ?
En son for intérieur, Henri savait qu’il s’était montré un peu expéditif dans les embauches, allant toujours au moins cher, mais enfin, Dupré l’avait assuré que les contremaîtres étaient sérieux, merde ! Et que les manœuvres seraient convenablement encadrés !
Le type du ministère sembla pressé tout d’un coup et la conversation s’était achevée sur une information noire comme un ciel d’orage :
— L’administration centrale ne peut plus gérer seule ce dossier, monsieur d’Aulnay-Pradelle. Elle doit maintenant le transférer au cabinet de M. le ministre.
Un lâchage en bonne et due forme !
Henri raccrocha violemment le téléphone et entra dans une colère noire. Il saisit une porcelaine de Chine et la fracassa sur une petite table en marqueterie. Quoi ? Il n’avait pas suffisamment arrosé tous ces gens-là pour qu’ils ouvrent le parapluie ? D’un revers du bras, il chassa un vase de cristal qui se brisa contre le mur. Et s’il expliquait au ministre de quelle manière ses hauts fonctionnaires avaient profité de ses largesses, hein ?
Henri reprit sa respiration. Sa fureur était proportionnelle à la gravité de la situation parce que, à ces arguments, il n’y croyait pas lui-même. Il y avait bien eu quelques cadeaux, oui, des chambres de grand hôtel, quelques filles offertes, des repas luxueux, des boîtes de cigares, des factures payées ici et là, mais lancer des accusations de prévarication revenait à s’avouer corrupteur, autant dire se tirer une balle dans le pied.
Madeleine, alertée par le bruit, entra sans frapper.
— Eh bien, que t’arrive-t-il ?
Henri se retourna et la découvrit dans l’encadrement de la porte. Très volumineuse. Enceinte de six mois, mais on l’aurait dite à terme. Il la trouva laide ; ça ne datait pas d’aujourd’hui, voilà longtemps qu’elle n’éveillait plus aucun désir chez lui. La réciproque était vraie d’ailleurs, les fougues de Madeleine remontaient à une époque oubliée, quand elle se conduisait davantage comme une maîtresse que comme une épouse, sans cesse en demande, cette fringale qu’elle avait ! Tout ça était loin et pourtant, Henri lui était plus attaché qu’hier. Pas à elle à proprement parler, mais à la future mère du fils qu’il espérait. Un Aulnay-Pradelle junior qui serait fier de son nom, de sa fortune, de la propriété familiale, et qui n’aurait pas, comme lui, à batailler pour exister, mais saurait faire fructifier un héritage que son père rêvait conséquent.
Madeleine pencha la tête, fronça les sourcils.
C’était une qualité chez Henri, dans les situations difficiles, il pouvait prendre une décision à la seconde. En un éclair, il passa en revue les solutions qui s’offraient et comprit que sa femme représentait sa seule planche de salut. Il adopta la mine qu’il détestait le plus, qui lui correspondait le moins, celle de l’homme dépassé par les événements, il poussa un long soupir de découragement et s’effondra dans un fauteuil, les bras ballants.
D’emblée, Madeleine se sentit partagée. Elle connaissait son mari mieux que personne et la comédie du désarroi avait peu de prise sur elle. Mais il était le père de son enfant, ils étaient liés. À quelques semaines d’accoucher, elle n’avait pas envie d’affronter de nouvelles difficultés, elle désirait la paix. Elle n’avait pas besoin d’Henri, mais un mari, à ce moment-là, lui était utile.
Elle demanda ce qui se passait.
— Les affaires, répondit-il de manière évasive.
C’était aussi une expression de M. Péricourt. Lorsqu’il ne voulait pas expliquer, il disait : « Ce sont les affaires », cela voulait tout dire, c’était un mot d’homme. Rien de plus pratique.
Henri releva la tête, pinça les lèvres, Madeleine le trouvait toujours très beau. Comme il l’espérait, elle insista.
— Eh bien ? dit-elle en s’approchant. Mais encore ?
Il se résolut à un aveu coûteux, mais la fin, comme toujours, justifiait les moyens.
— J’aurais besoin de ton père…
— Pour quoi ? s’enquit-elle.
Henri balaya l’air, ce serait trop compliqué…
— Je vois, fit-elle en souriant. Trop compliqué pour m’expliquer, mais assez simple pour me demander d’intervenir…
Henri, en homme écrasé par les difficultés, répondit par un regard qu’il savait émouvant, qu’il utilisait fréquemment pour séduire. Il lui en avait rapporté, des bonnes fortunes, ce sourire-là…
Si Madeleine insistait, Henri lui mentirait de nouveau parce qu’il mentait en permanence, même lorsque c’était inutile, c’était dans sa nature. Elle posa une main sur sa joue. Même quand il trichait, il était beau, le simulacre du désarroi le rajeunissait, soulignait la finesse de ses traits.
Madeleine resta pensive un instant. Elle n’avait jamais beaucoup écouté son mari, même dans les débuts, elle ne l’avait pas choisi pour sa conversation. Mais depuis sa grossesse, ce qu’il disait flottait dans l’air comme une vapeur sans importance. Ainsi, tandis qu’il jouait ce simulacre de désarroi, de bouleversement — elle l’espérait plus adroit avec ses maîtresses —, elle l’observait avec une tendresse vague, de celles qu’on a pour les enfants des autres. Il était beau. Elle aimerait bien avoir un fils comme lui. Moins menteur, mais aussi beau.
Puis elle quitta la pièce sans rien dire, souriant légèrement comme chaque fois que le bébé lui donnait des coups de pied. Elle monta aussitôt à l’appartement de son père.
M. Péricourt était toujours actif mais, depuis qu’il repensait à son fils mort, il s’absentait moins, revenait de plus en plus tôt à la maison, partait plus tard.
Il était dix heures du matin.
Dès qu’il reconnut sa fille à sa façon de frapper, M. Péricourt se leva, vint à sa rencontre, posa un baiser sur son front, sourit en désignant son ventre, ça va toujours bien ? Madeleine fit une petite mine, couci-couça…
— J’aimerais que tu reçoives Henri, papa, dit-elle. Il rencontre des difficultés.
Au seul prénom de son gendre, M. Péricourt se redressa insensiblement.
— Il ne peut pas résoudre ses problèmes tout seul ? Quelles difficultés, d’ailleurs ?
Madeleine en savait plus qu’Henri ne le pensait, mais pas suffisamment pour éclairer son père.
— Ce contrat avec le gouvernement…
— Encore ?
M. Péricourt avait répondu avec sa voix d’acier, celle qu’il prenait quand il campait sur des positions de principe ; il devenait difficile à manipuler dans ces cas-là. Rigide.
— Je sais que tu ne l’aimes pas, papa, tu me l’as dit.
Elle parla sans colère, se fendit même d’un sourire très doux et, comme elle ne demandait jamais rien, elle abattit tranquillement son meilleur atout :
— Je te demande de le recevoir, papa.
Elle n’eut pas à poser, comme en d’autres occasions, ses mains en croix sur son ventre. Déjà, son père avait fait un signe, d’accord, dis-lui de monter.
M. Péricourt ne fit pas même semblant de travailler lorsque son gendre frappa à la porte. Henri vit, à l’autre bout de la pièce, son beau-père trôner derrière son bureau, comme Dieu le père. La distance qui le séparait du fauteuil des visiteurs était interminable. Dans la difficulté, Henri bandait ses forces, prenait son élan. Plus l’obstacle semblait important, plus il se montrait sauvage, il aurait tué n’importe qui. Mais ce jour-là, celui qu’il aurait aimé exécuter, il en avait besoin et il détestait cette situation de subordination.
Les deux hommes se livraient, depuis qu’ils se connaissaient, une guerre du mépris. M. Péricourt se contentait de saluer son gendre d’un mouvement de tête, Henri répondait par le même geste. Chacun attendait, depuis la première minute de leur première rencontre, le jour où il prendrait l’avantage, la balle passant d’un camp à l’autre, une fois Henri séduisait sa fille, la fois suivante M. Péricourt imposait un contrat de mariage… Lorsque Madeleine avait annoncé à son père qu’elle était enceinte, c’était dans l’intimité, Henri avait été privé du spectacle, mais il avait marqué là un point décisif. La situation semblait s’inverser : les difficultés d’Henri passeraient, tandis que l’enfant de Madeleine, lui, durerait. Et cette naissance faisait obligation à M. Péricourt de lui rendre service.
Celui-ci sourit vaguement, comme s’il comprenait les pensées de son gendre.
— Oui…? demanda-t-il sobrement.
— Pouvez-vous intervenir auprès du ministre des Pensions ? demanda Henri d’une voix claire.
— Tout à fait, c’est un ami très proche.
M. Péricourt resta pensif un court instant.
— Il me doit beaucoup. Une dette personnelle, en quelque sorte. Une histoire un peu ancienne, mais enfin, du genre qui fait et défait les réputations. Bref, ce ministre, si je puis dire, est un peu à moi.
Henri ne s’était pas attendu à une victoire si facile. Son diagnostic était vérifié au-delà de ses espérances. M. Péricourt le confirma involontairement en baissant les yeux vers son sous-main.
— De quoi s’agit-il ?
— Une babiole… C’est…
— Si c’est une babiole, le coupa M. Péricourt en relevant la tête, pourquoi déranger le ministre ? Ou moi ?
Henri adora cet instant. L’adversaire allait se débattre, tenter de le mettre en difficulté, mais serait finalement contraint de céder. Avec du temps, il aurait fait durer cette conversation délectable, mais il y avait urgence.
— C’est un rapport qu’il faut enterrer. Il concerne mes affaires, il est mensonger et…
— S’il est mensonger, que craignez-vous ?
Ce fut plus fort que lui, Henri céda à la tentation de sourire. Le vieux allait-il lutter encore longtemps ? Avait-il besoin d’un bon coup sur la tête pour se taire et passer à l’acte ?
— Une histoire compliquée, dit-il.
— Et donc ?
— Et donc, je vous demande de bien vouloir intervenir auprès du ministre pour enterrer cette affaire. De mon côté, je m’engage à ce que les faits dont il est question ne se reproduisent pas. Ils sont le résultat d’un peu de négligence, rien d’autre.
M. Péricourt attendit un long moment, regardant son gendre dans les yeux, l’air de dire, est-ce tout ?
— Ce n’est rien d’autre, assura Henri. Vous avez ma parole.
— Votre parole…
Henri sentit son sourire s’éteindre, il commençait à l’emmerder, le vieux, avec ses remarques ! Avait-il le choix, enfin ? Avec sa fille enceinte jusqu’aux yeux ? Risquer de ruiner son petit-fils ? Quelle blague ! Pradelle consentit une ultime concession :
— Je vous demande cela en mon nom et au nom de votre fille…
— Ne mêlez pas ma fille à cela, je vous prie !
Cette fois, Henri en eut assez.
— C’est pourtant exactement de cela qu’il s’agit ! De ma réputation, de mes affaires, et donc du nom de votre fille et de l’avenir de votre p…
M. Péricourt aurait pu, lui aussi, élever la voix. Il se contenta de tapoter discrètement son sous-main avec l’ongle de l’index. Cela fit un petit bruit sec, comme le rappel à l’ordre par un instituteur d’un élève dissipé. M. Péricourt se montra très calme, sa voix témoignait de sa sérénité, il ne souriait pas.
— Il ne s’agit que de vous, monsieur, et de rien d’autre, dit-il.
Henri sentit une onde d’inquiétude le gagner mais il avait beau réfléchir, il ne voyait pas comment son beau-père pourrait éviter d’intervenir. Était-il capable de lâcher sa propre fille ?
— J’ai déjà été informé de vos difficultés. Peut-être même avant vous.
Ce début, pour Henri, semblait bon signe. Si Péricourt espérait l’humilier, c’est qu’il était prêt à céder.
— Rien ne m’a surpris, j’ai toujours su que vous étiez une crapule. Avec une particule, mais ça ne change rien. Vous êtes un homme sans scrupules, d’une totale cupidité, et je vous prédis la pire des fins.
Henri fit un geste pour se lever et partir.
— Non, non, monsieur, écoutez-moi. Je m’attendais à votre démarche, j’ai bien réfléchi et je vais vous dire comment je vois les choses. Dans quelques jours, le ministre sera saisi de votre dossier, il prendra connaissance de tous les rapports concernant vos activités et procédera à l’annulation de tous les marchés que vous avez signés avec l’État.
Henri, moins triomphant qu’au début de l’entretien, regarda devant lui avec effarement, comme on regarde s’effondrer une maison sapée par une inondation. Cette maison, c’était la sienne, c’était sa vie.
— Vous avez triché sur des marchés intéressant la collectivité, une enquête sera diligentée, qui dira à quelle somme s’élève le préjudice matériel pour l’État, et vous devrez rembourser sur vos biens personnels. Si vous ne disposez pas des fonds nécessaires, comme je l’ai calculé, vous serez contraint de solliciter votre épouse pour qu’elle vous aide, mais je m’y opposerai comme j’en ai juridiquement le droit. Vous devrez alors vous séparer de votre propriété familiale. Vous n’en aurez d’ailleurs plus besoin parce que le gouvernement vous déférera devant la justice et, pour se couvrir, sera tenu de se porter partie civile dans le procès que les associations d’anciens combattants et de familles ne manqueront pas de vous intenter. Et vous finirez en prison.
Si Henri s’était résolu à cette démarche auprès du vieux, c’est qu’il se savait en position délicate, mais ce qu’il entendait se révélait pire que tout. Les ennuis s’étaient accumulés rapidement, il n’avait pas eu le temps de réagir. Et le doute lui vint :
— C’est vous qui…?
Une arme sous la main, il n’aurait pas attendu la réponse.
— Non, pourquoi voulez-vous ? Vous n’avez besoin de personne pour vous mettre dans de sales draps. Madeleine m’a demandé de vous recevoir, je vous reçois et c’est pour vous dire ceci : ni elle ni moi ne serons jamais concernés par vos affaires. Elle a voulu vous épouser, soit, mais vous ne l’entraînerez pas avec vous, je continuerai d’y veiller. Quant à moi, vous pouvez sombrer corps et biens, je ne lèverai pas le petit doigt.
— C’est la guerre que vous voulez ? hurla Henri.
— Ne criez jamais en ma présence, monsieur.
Henri n’attendit pas la fin de la phrase pour quitter la pièce en claquant violemment la porte derrière lui. Ce bruit allait faire vibrer la maison de haut en bas. Hélas, l’effet tomba à l’eau. Cette porte, munie d’un mécanisme pneumatique, se rabattit lentement avec des petits ouf… ouf… ouf… saccadés.
Henri était déjà au rez-de-chaussée lorsqu’elle se ferma enfin, avec un bruit étouffé.
M. Péricourt, à son bureau, n’avait pas changé de position.
— C’est gentil ici…, dit Pauline en regardant autour d’elle.
Albert aurait voulu répondre, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Il se contenta d’écarter les mains, dansant d’un pied sur l’autre.
Depuis qu’ils se connaissaient, ils s’étaient toujours rencontrés à l’extérieur. Elle habitait l’hôtel Péricourt, chez ses patrons, une chambre sous les toits, et l’agence de placement avait été claire : « Toute visite est strictement interdite, mademoiselle ! », l’expression consacrée pour préciser aux domestiques que s’ils avaient envie de baiser, ils devaient le faire ailleurs, pas de ça chez nous, c’est une maison correcte, etc.
De son côté, Albert ne pouvait pas amener Pauline chez lui, Édouard n’en sortait jamais, d’ailleurs où serait-il allé ? Et puis, à la rigueur, même s’il avait accepté de lui laisser un soir l’appartement, Albert avait menti à Pauline dès le début, comment faire maintenant ? J’habite une pension de famille, avait-il prétendu, tenue par une propriétaire revêche, suspicieuse, pas de visites, interdit, comme chez toi, mais je vais changer, je cherche autre chose.
Pauline n’était ni choquée, ni impatiente. Plutôt rassurée, même. Elle disait que, de toutes les manières, elle n’était pas « une fille comme ça », comprendre : je ne couche pas. Elle voulait une « relation sérieuse », comprendre : le mariage. Albert ne savait pas démêler le vrai du faux dans tout cela. Donc, elle ne voulait pas, d’accord, sauf que maintenant, chaque fois qu’il la raccompagnait, à l’instant de se séparer, c’étaient des embrassades à bouche éperdue ; blottis contre les portes cochères, ils se frottaient l’un à l’autre comme des fous, debout, les jambes entremêlées, Pauline retenait la main d’Albert, de plus en plus tard et même, l’autre soir, elle s’était arc-boutée, avait poussé un long cri rauque et lui avait mordu l’épaule. Il était monté dans le taxi comme un homme chargé d’explosifs.
Ils en étaient là lorsque, vers le 22 juin, l’affaire du Souvenir Patriotique prit enfin son envol.
Soudainement, l’argent se mit à tomber.
À flots.
Leur pactole quadrupla en une semaine. Plus de trois cent mille francs. Cinq jours plus tard, ils avaient en caisse cinq cent soixante-dix mille francs ; le 30 juin, six cent vingt-sept mille francs… Ça n’arrêtait pas. Ils avaient enregistré les commandes de plus de cent croix, cent vingt torches, cent quatre-vingt-deux bustes de poilus, cent onze monuments composites ; Jules d’Épremont avait même remporté l’appel d’offres pour le monument destiné à son arrondissement de naissance, cent mille francs avaient été versés en acompte par la mairie…
Et il arrivait d’autres commandes tous les jours, accompagnées de nouveaux règlements. Édouard passait ses matinées entières à rédiger les récépissés.
Cette manne inattendue leur fit un curieux effet, comme s’ils se rendaient compte seulement maintenant de la portée de leurs actes. Ils étaient déjà très riches et l’hypothèse du million de francs qu’Édouard avait fixée ne relevait plus du tout du fantasme parce qu’on était encore loin de la date limite du 14 juillet et que le compte en banque du Souvenir Patriotique ne cessait de gonfler… Tous les jours, dix, cinquante, quatre-vingt mille francs, c’était à ne pas croire. Et même, un matin, cent dix-sept mille d’un seul coup.
Édouard d’abord hurla de bonheur. Lorsque Albert était rentré, le premier soir, avec une mallette remplie de billets, il les avait jetés en l’air à pleines mains comme une pluie bienfaisante. Il avait demandé aussitôt s’il pouvait prendre un peu sur sa part, là, tout de suite ; Albert, en riant de joie, lui avait dit que bien sûr, ça ne posait pas de problème. Le lendemain, Édouard s’était fabriqué un masque magnifique, entièrement fait de billets de deux cents francs collés en spirale. L’effet était superbe, comme des volutes de pognon, comme si les coupures se consumaient et enveloppaient son visage d’un halo de fumée. Albert avait été séduit mais aussi choqué, on ne fait pas ça avec de l’argent. Il arnaquait des centaines de personnes, mais n’avait pas abdiqué toute morale.
Édouard, lui, trépignait de joie. Il ne comptait jamais l’argent, mais conservait précieusement les lettres de commande, comme des trophées, et les relisait le soir en sirotant un alcool blanc avec sa pipette en caoutchouc ; ce dossier, c’était son livre d’heures.
Albert, passé l’émerveillement de s’enrichir à cette vitesse, prit conscience de la dimension du risque. Plus l’argent affluait, plus il sentait la corde se resserrer autour de son cou. Dès qu’il y eut trois cent mille francs en caisse, il n’eut plus qu’une chose en tête, s’enfuir. Édouard s’y opposa, sa règle du million n’était pas négociable.
Et puis, il y avait Pauline. Que faire ?
Albert, amoureux, la désirait avec une violence décuplée par l’abstinence à laquelle la jeune femme le contraignait. Il n’était pas prêt à renoncer. Sauf qu’il avait commencé avec cette jeune fille sur une mauvaise base : un mensonge en avait entraîné un autre. Pouvait-il lui dire maintenant, sans risque de la perdre : « Pauline, je suis comptable dans une banque dans le seul but de taper dans la caisse parce que, avec un camarade (une gueule cassée irregardable et passablement dingue), nous sommes en train d’arnaquer la moitié de la France de manière totalement immorale, et si tout va bien, dans quinze jours, le 14 juillet, on fout le camp à l’autre bout de la planète, veux-tu venir avec moi » ?
L’aimait-il ? Il en était fou. Mais impossible de savoir ce qui, en lui, prenait le dessus, du violent désir qu’il ressentait pour elle ou de la peur panique d’être arrêté, jugé, condamné. Il n’avait plus rêvé de peloton d’exécution depuis les jours de 1918 qui avaient suivi son entretien avec le général Morieux, sous l’œil intraitable du capitaine Pradelle. Ces rêves revenaient désormais presque toutes les nuits. Quand il n’était pas en train de jouir de Pauline, il était fusillé par une section composée de douze exemplaires identiques du capitaine Pradelle. Qu’il jouisse ou qu’il meure, l’effet était le même : réveillé en sursaut, en nage, épuisé et hurlant. Il cherchait à tâtons sa tête de cheval, seule à même de calmer ses angoisses.
Ce qui avait été une joie immense, due à la réussite de leur entreprise, se transforma bientôt chez les deux hommes, et pour des raisons différentes, en un calme étrange, celui qu’on ressent lorsqu’on achève une tâche importante, qui a réclamé beaucoup de temps et qui, avec le recul, ne semble au fond pas si essentielle qu’on l’avait espéré.
Pauline ou pas, Albert ne parlait que de départ. Maintenant que l’argent arrivait en vagues serrées, Édouard ne disposait guère d’arguments pour s’y opposer. À contrecœur, il céda.
On convint que la promotion commerciale du Souvenir Patriotique s’achevant le 14 juillet. On décamperait le 15.
— Pourquoi attendre le lendemain ? demanda Albert, affolé.
— D’accord, écrivit Édouard. Le 14.
Albert se précipita sur les catalogues des compagnies maritimes. Il suivit du doigt la ligne qui partait de Paris, un train de nuit qui arrivait à Marseille aux premières heures du jour, puis le trajet du premier paquebot en partance pour Tripoli. Il se félicita d’avoir conservé le livret militaire de ce pauvre Louis Évrard, volé à l’administration quelques jours après l’armistice. Dès le lendemain, il acheta les billets.
Trois billets.
Le premier pour M. Eugène Larivière, le second pour M. et Mme Louis Évrard.
Il n’avait pas la moindre idée de la manière de s’y prendre avec Pauline. Pouvait-on, en quinze jours, décider une fille à tout quitter et à s’enfuir avec vous à trois mille kilomètres ? Il en doutait de plus en plus.
Ce mois de juin était vraiment fait pour les amoureux, une douceur de paradis et, quand Pauline n’était pas de service, des soirées interminables, des heures entières à se caresser, à parler, assis sur des bancs de jardin public. Pauline se laissait aller à ses rêves de jeune fille, décrivait l’appartement qu’elle désirait, les enfants qu’elle désirait, le mari qu’elle désirait, dont le portrait, en ressemblant de plus en plus à Albert tel qu’elle le connaissait, s’éloignait de plus en plus de l’Albert réel qui n’était au fond qu’un petit escroc en passe de filer à l’étranger.
En attendant, il y avait de l’argent. Albert se mit en quête d’une pension de famille où il pourrait recevoir Pauline, si elle acceptait d’y venir. Il excluait l’hôtel, que, dans la circonstance, il estimait de mauvais goût.
Deux jours plus tard, il trouva une pension proprette, quartier Saint-Lazare, tenue par deux sœurs, des veuves très arrangeantes qui louaient deux appartements à des fonctionnaires très sérieux, mais réservaient toujours la petite chambre du premier aux couples illégitimes qu’elles recevaient avec des sourires complices, de jour comme de nuit, parce qu’elles avaient percé deux trous dans la cloison à la hauteur du lit, chacune avait le sien.
Pauline avait hésité. Toujours le couplet « Je ne suis pas une fille comme ça », après quoi elle avait dit d’accord. Ils étaient montés dans un taxi. Albert avait ouvert la porte sur le logement meublé, tout à fait le genre dont rêvait Pauline, des rideaux lourds qui faisaient riche, du papier peint aux murs. Un petit guéridon et un fauteuil crapaud permettaient même à la pièce de n’avoir pas trop l’air d’une chambre à coucher.
— C’est gentil…, dit-elle.
— Oui, c’est pas mal, hasarda Albert.
Était-il définitivement idiot ? En tout cas, il ne vit rien venir. Comptez trois minutes le temps d’entrer, de regarder, de retirer son manteau, ajoutez une minute pour les bottines à cause des lacets, et vous avez une Pauline toute nue, debout au milieu de la pièce, souriante et offerte, confiante, des seins d’une blancheur à pleurer, des hanches délicieusement courbes, un delta parfaitement domestiqué… Tout ça pour dire que la petite n’en était pas à son coup d’essai et qu’après avoir expliqué pendant des semaines tout ce qu’elle n’était pas, ayant sacrifié aux usages, elle avait vraiment hâte de voir les choses de plus près. Albert était complètement dépassé. Ajoutez quatre minutes et vous avez un Albert hurlant de plaisir. Pauline releva la tête, interrogative et inquiète, mais bientôt referma les yeux, tranquillisée, parce que Albert possédait de la réserve. Il n’avait pas vécu une scène pareille depuis la veille de sa mobilisation, avec Cécile, quelques siècles plus tôt, il avait tant de retard qu’il fallut que Pauline dise enfin, il est deux heures du matin, mon cœur, on pourrait peut-être dormir un peu, non ? Ils se lovèrent l’un contre l’autre, en petite cuillère. Pauline dormait déjà quand Albert se mit à pleurer tout doucement, pour ne pas la réveiller.
Il rentrait déjà tard le soir après avoir quitté sa Pauline. À partir du jour où elle se coucha sur lui dans le petit meublé, Édouard le vit encore moins. Avant d’aller la retrouver, les soirs où elle n’était pas de service, Albert passait à l’appartement avec sa mallette de billets. Les dizaines, les centaines de milliers de francs s’entassaient dans une valise glissée sous le lit qu’il n’occupait plus. Il vérifiait qu’Édouard avait à manger et, avant de ressortir, embrassait Louise qui, toujours penchée sur le masque du lendemain, lui répondait distraitement, avec quelque chose de rancunier dans l’œil, comme un reproche de les abandonner.
Un soir, nous étions le 2 juillet, un vendredi, lorsque Albert rentra, portant sa mallette qui contenait soixante-treize mille francs, il trouva l’appartement vide.
Avec la multitude de masques de toutes formes, et de toutes couleurs accrochés aux murs, la grande pièce inoccupée ressemblait à la réserve d’un musée. Un caribou, tout en minuscules écailles de bois et pourvu de cornes démesurées, le regardait fixement. Partout où se tournait Albert, vers cet Indien chamarré aux babines de serpent, en perles et strass, ou vers cet être étrange torturé par la honte, au nez démesuré comme celui d’un menteur pris sur le vif, à vous donner envie de l’absoudre de tous ses péchés, ces personnages l’observaient avec charité, planté sur le pas de la porte avec sa sacoche.
On imagine sa panique ; depuis leur emménagement, Édouard n’était jamais sorti. Louise n’était pas là non plus. Pas un mot sur la table, rien non plus indiquant un départ précipité. Albert plongea sous le lit, la valise s’y trouvait toujours et s’il manquait de l’argent, ce n’était pas visible, il y avait tellement de billets, vous preniez cinquante mille francs, ça ne se voyait même pas. Il était dix-neuf heures. Albert replaça la mallette et se précipita chez Mme Belmont.
— Il a demandé à emmener la petite pour le week-end. J’ai dit oui…
C’était exprimé comme à l’accoutumée, sans intonation, de l’air informatif et distant d’une brève dans le journal. Cette femme était totalement désincarnée.
Albert s’inquiéta parce que Édouard était capable de tout. Quand vous l’imaginiez en liberté dans la ville, vous ne pouviez vous empêcher de vous affoler… Mille fois Albert lui avait expliqué combien leur situation était périlleuse, qu’ils devaient partir aussitôt que possible ! Et que s’il fallait attendre (Édouard y tenait à son million, pas question de partir avant !), ils devaient tout surveiller, et surtout, ne pas se faire remarquer.
— Quand ils vont comprendre ce qu’on a fait, avait-il expliqué, l’enquête ne sera pas bien longue, tu sais ! Il y a mes traces à la banque, on m’a vu tous les jours à la poste du Louvre, le facteur apporte ici des tombereaux de courrier, nous sommes passés par un imprimeur qui va nous dénoncer dès qu’il comprendra à quoi nous l’avons mêlé malgré lui. Nous trouver, pour la police, sera l’affaire de quelques jours. Quelques heures, peut-être même…
Édouard était d’accord. Quelques jours, d’accord. Faire attention. Et voilà qu’à deux semaines de leur fuite, il quittait la maison pour se promener avec une gamine dans Paris, ou ailleurs, comme si cette gueule cassée, en comparaison de toutes celles qu’on voyait ici et là, n’était pas plus hideuse et repérable…
Où avait-il bien pu aller ?
— On m’a écrit que l’artiste est aux Amériques…
Labourdin mettait toujours un pluriel pour désigner l’Amérique, convaincu qu’une expression englobant l’ensemble d’un continent faisait de lui un homme plus considérable. M. Péricourt fut contrarié.
— Il sera de retour à la mi-juillet ! l’assura le maire d’arrondissement.
— C’est bien tard…
Labourdin, qui avait anticipé la réaction, sourit.
— Eh bien pas du tout, mon cher président ! Imaginez-vous qu’il est tellement enthousiasmé par cette commande qu’il s’est mis aussitôt au travail ! Et il avance à pas de géant ! Pensez ! Notre monument aura été conçu à New York (Labourdin prononçait « neuillorque ») et réalisé à Paris, quel magnifique symbole…!
Avec une mine gourmande qu’ordinairement il réservait aux plats en sauce et aux fesses de sa secrétaire, il tira de sa poche intérieure une large enveloppe.
— Voici quelques esquisses supplémentaires que l’artiste nous adresse.
Lorsque M. Péricourt tendit la main, Labourdin ne put s’empêcher de retenir l’enveloppe un court instant.
— C’est plus que magnifique, président : exemplaire !
Que signifiait cette surenchère verbale ? Impossible de le savoir. Labourdin concoctait des phrases avec des syllabes, rarement avec des idées. D’ailleurs, M. Péricourt ne s’y attarda pas, Labourdin était un imbécile sphérique : vous le tourniez dans n’importe quel sens, il se révélait toujours aussi stupide, rien à comprendre, rien à attendre.
M. Péricourt l’avait congédié avant d’ouvrir le pli, il voulait être seul.
Jules d’Épremont avait réalisé huit dessins. Deux plans d’ensemble sous un angle inaccoutumé, comme si vous vous étiez approché si près que vous regardiez le monument presque par en dessous, c’était très inattendu. Le premier montrait le pan droit du triptyque intitulé « France menant les troupes au combat », le second, le gauche, « Vaillants poilus chargeant l’Ennemi ».
M. Péricourt en resta saisi. Le monument, jusqu’à présent statique, devenait tout autre chose. Étaient-ce ces perspectives inhabituelles ? ou le fait qu’il vous dominait, vous rapetissait, semblait vous écraser…?
Il chercha à qualifier son impression. Le mot tomba, simple, presque bête, mais voulant tout dire : « vivant ». Voilà, c’était un qualificatif ridicule, il aurait pu venir de Labourdin, mais les deux scènes témoignaient d’un réalisme total, plus vraies encore que certaines photographies de guerre vues dans les journaux qui montraient les soldats sur le champ de bataille.
Les six autres dessins étaient des gros plans de certains détails, le visage de la femme drapée, le profil de l’un des soldats ; le visage qui avait décidé M. Péricourt à choisir ce projet n’y était pas… Rageant.
Il feuilleta les dessins, les rapprocha des planches dont il disposait, passa beaucoup de temps à tenter de s’imaginer tournant autour du monument réel et même à se projeter à l’intérieur. On ne peut dire autrement, M. Péricourt commença à vivre dans son monument, comme s’il avait une double vie, qu’il avait installé une maîtresse dans ses meubles et y passait des heures entières en cachette de tout le monde. Au bout de quelques jours, il connaissait si parfaitement son projet qu’il parvenait à l’imaginer sous les angles qui n’avaient pas été esquissés.
Il ne se cacha pas de Madeleine, c’était inutile, il y aurait eu une femme dans sa vie, elle l’aurait deviné au premier coup d’œil. Lorsqu’elle entrait dans son bureau, son père se tenait debout au centre de la pièce avec, au sol, tous les dessins étalés en ronde autour de lui, ou bien elle le trouvait assis dans son fauteuil, loupe en main, détaillant une esquisse. Il les manipulait d’ailleurs tellement qu’il craignit qu’elles ne s’abîment.
Un encadreur vint prendre les mesures (M. Péricourt ne voulait pas se séparer des dessins) et apporta le surlendemain des vitres, des cadres ; le soir, tout était terminé. Pendant ce temps, deux ouvriers étaient venus démonter plusieurs pans de la bibliothèque afin de ménager des espaces d’accrochage. D’atelier d’encadrement, le bureau devint une salle d’exposition consacrée à une œuvre unique, son monument.
M. Péricourt continuait de travailler, de se rendre aux réunions, de présider les conseils d’administration, de recevoir, dans ses bureaux en ville, les agents de change, les directeurs de ses succursales, mais il aimait, plus qu’auparavant, rentrer, s’enfermer. Il dînait généralement seul, on lui montait son repas.
Un lent mûrissement s’était opéré en lui. Il comprenait enfin certaines choses, retrouvait des émotions anciennes, des tristesses semblables à celles vécues à la mort de sa femme, cette impression de vide et de fatalité dont il avait souffert à cette époque. Il s’adressait aussi moins de reproches concernant Édouard. En faisant la paix avec son fils, il la faisait avec lui-même, avec ce qu’il avait été.
Cet apaisement se doublait d’une découverte. Entre le carnet de dessins d’Édouard lorsqu’il était au front et les esquisses de son monument, M. Péricourt parvenait à ressentir comme physiquement ce qu’il ne connaîtrait jamais : la guerre. Lui qui n’avait jamais eu d’imagination éprouvait des émotions qui prenaient leur source dans le visage d’un soldat, dans le mouvement de la fresque… Il y eut alors comme un transfert. Maintenant qu’il ne se reprochait plus autant d’avoir été un père aveugle, insensible, qu’il admettait son fils, sa vie, il souffrait davantage de sa mort. À quelques jours de l’armistice ! Comme s’il n’était déjà pas assez injuste qu’Édouard soit mort quand d’autres étaient revenus vivants ! Était-il mort sur le coup, comme l’avait juré M. Maillard ? Parfois, M. Péricourt devait se retenir pour ne pas convoquer de nouveau cet ancien poilu qui travaillait quelque part dans sa banque afin de lui extorquer la vérité. Mais, au fond, ce camarade lui-même, qu’en savait-il réellement, de ce qu’avait ressenti Édouard à l’instant de mourir ?
À force de détailler l’œuvre à venir, son monument, M. Péricourt s’attacha de plus en plus, non pas au visage étrangement familier que Madeleine lui avait signalé et dont il s’était si bien souvenu, mais au soldat mort allongé à droite sur la fresque et au regard inconsolable de la Victoire posé sur lui. L’artiste avait saisi quelque chose de simple et profond. Et M. Péricourt sentit monter les larmes lorsqu’il comprit que son émotion venait de ce que les rôles s’étaient inversés : aujourd’hui le mort, c’était lui. Et la Victoire, c’était son fils qui posait sur son père ce regard douloureux, désolé, à vous briser le cœur.
Dix-sept heures trente passées, pourtant la température de l’après-midi ne descendait pas. Il faisait chaud dans cette voiture de louage, même la vitre ouverte du côté de la rue n’apportait aucune fraîcheur, rien d’autre qu’un souffle tiède, pénible. Henri tapotait son genou nerveusement. L’allusion de M. Péricourt à la vente de la Sallevière occupait tout son esprit. Si cela devait arriver, il l’étranglerait de ses propres mains, le vieux salaud ! Quelle part avait-il réellement pris à ses difficultés ? se demandait-il. Les avait-il encouragées ? Pourquoi ce petit fonctionnaire était-il survenu d’un coup, avec cet entêtement, cet acharnement ? Son beau-père n’y était-il vraiment pour rien ? Henri se perdait en conjectures.
Ses pensées sombres, sa fureur rentrée ne l’empêchaient pas de surveiller Dupré qui, là-bas, arpentait discrètement le trottoir, comme un homme masquant son indécision.
Henri avait remonté la vitre de la voiture pour ne pas être aperçu, reconnu, ce serait bien la peine de recourir à une voiture de louage pour être épinglé au premier coin de rue… Il était noué jusqu’à la gorge. À la guerre, au moins, on savait à qui s’en prendre ! Malgré lui, et alors qu’il essayait de se concentrer sur les épreuves à venir, ses pensées le ramenaient sans cesse à la Sallevière. Renoncer à cela, jamais. Il y était encore allé la semaine précédente ; cette restauration était parfaite, l’ensemble de bâtiments avait une allure folle. On imaginait tout de suite, devant la large façade, le départ d’une immense chasse à courre, ou le retour du cortège au mariage de son fils… Abandonner ces espoirs était impossible, personne, jamais, ne les lui ôterait.
Après l’entrevue avec Péricourt, ne lui restait qu’une cartouche, une seule.
Je suis un bon tireur, se répétait-il pour se rassurer.
Il n’avait eu que trois heures pour organiser sa contre-offensive avec une maigre troupe limitée à Dupré. Tant pis, il se battrait jusqu’au bout. S’il gagnait cette fois — ce serait difficile, mais il en était capable —, sa cible unique deviendrait ce vieux salaud de Péricourt. Ça prendra le temps nécessaire, se dit-il, mais j’aurai sa peau. Tout à fait le genre de serment qui lui faisait recouvrer ses esprits.
Dupré d’un coup leva la tête, traversa précipitamment la rue et marcha rapidement en sens inverse, dépassa le porche du ministère, attrapa le bras d’un homme qui se retourna, surpris. Henri, de loin, observa la scène, évalua l’individu. Si cet homme avait été quelqu’un qui prenait soin de sa personne, tout aurait été possible, mais il avait tout d’un clochard. Ce serait compliqué.
Planté au milieu du trottoir, l’air hébété, il dominait Dupré de la tête et des épaules. Hésitant, il tourna les yeux vers la voiture qu’on lui désignait discrètement, dans laquelle Henri attendait. Celui-ci remarqua ses énormes chaussures sales, fatiguées ; c’était la première fois qu’il voyait un type ressembler à ses godillots. Enfin, les deux hommes rebroussèrent chemin, marchant lentement. Pour Henri, la première manche était remportée, ce qui était loin de constituer un à-valoir sur la victoire.
Il en eut confirmation dès que Merlin monta dans la voiture. Il sentait très mauvais et affichait un air revêche. Il avait dû se baisser beaucoup pour entrer dans la voiture et avait ensuite gardé la tête enfoncée dans les épaules, comme s’il s’attendait à une pluie de projectiles. Il posa au sol, entre ses pieds, une grosse sacoche en cuir qui avait connu des jours meilleurs. Il était âgé, proche de la retraite. Tout était vieux et moche chez cet homme à l’œil farouche, batailleur, négligé, à se demander pourquoi on le gardait.
Henri avait tendu la main, mais Merlin n’avait pas répondu, se contentant de le dévisager. Mieux valait entrer dans le vif du sujet.
Henri s’adressa à lui de façon faussement familière, comme s’ils se connaissaient de longue date et s’apprêtaient à s’entretenir de choses sans importance :
— Vous avez rédigé deux rapports… sur les cimetières de Chazières-Malmont et de Pontaville, n’est-ce pas ?
Merlin se contenta d’un grognement. Il n’aimait pas cet homme qui sentait le riche, qui avait tout d’un truqueur. D’ailleurs, pour venir le trouver ainsi, le rencontrer dans une voiture, à la sauvette…
— Trois, dit-il.
— Quoi ?
— Pas deux rapports. Trois. Je vais en remettre bientôt un nouveau. Sur le cimetière de Dargonne-le-Grand.
À la manière dont il le disait, Pradelle comprit que son affaire venait de subir un nouveau tour de vis.
— Mais… vous y êtes allé quand ?
— Semaine dernière. Pas beau à voir là-bas.
— Comment ça ?
Pradelle, qui s’était préparé à plaider deux affaires, allait maintenant devoir courir après une troisième.
— Bah oui…, dit Merlin.
Il avait une haleine de chacal et une voix nasillarde, très déplaisante. Normalement, Henri aurait dû rester souriant, aimable, être le genre d’homme qui inspire confiance, mais Dargonne, maintenant, ça le dépassait… C’était un cimetière modeste, deux ou trois cents tombes, guère plus, avec des corps à ramener du côté de Verdun. Quelle connerie on avait encore pu faire là-bas, il n’avait entendu parler de rien ! Machinalement, il regarda dehors : Dupré était retourné à sa place précédente, sur l’autre trottoir, les mains dans les poches, il fumait en regardant les vitrines, nerveux lui aussi. Seul Merlin restait calme.
— Vous devriez surveiller vos hommes…, lâcha-t-il.
— Évidemment ! Et c’est tout le problème, cher monsieur ! Mais avec autant de chantiers, comment voulez-vous ?
Merlin n’avait aucune intention de compatir. Il se tut. Pour Henri, le faire parler était vital, on ne peut rien obtenir de quelqu’un qui se tait. Il adopta l’attitude d’un homme captivé par une affaire qui ne le concerne pas personnellement, anecdotique, mais passionnante :
— Parce que… à Dargonne…, qu’est-ce qui se passe, au juste ?
Merlin resta un long moment sans répondre, Henri se demanda s’il avait entendu la question. Lorsque Merlin ouvrit la bouche, pas un trait de son visage ne se mit en mouvement, juste les lèvres ; il était difficile de deviner ses intentions :
— Vous êtes payé à l’unité, hein ?
Henri écarta grand les mains, paumes en l’air.
— Évidemment. C’est normal, on est payé en fonction du travail !
— Vos hommes aussi sont payés à la pièce…
Henri fit une moue, oui, bien sûr, et alors…? Où voulait-il en venir ?
— C’est pour ça qu’il y a de la terre dans des cercueils, dit Merlin.
Henri écarquilla les yeux, qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
— Il y a des cercueils sans personne dedans, reprit Merlin. Pour gagner plus d’argent, vos employés transportent et enterrent des cercueils dans lesquels il n’y a personne. Que de la terre, pour faire le poids…
Le réflexe de Pradelle fut surprenant. Il pensa : Quelle bande de cons, j’en ai vraiment marre ! Et d’englober pêle-mêle Dupré et tous ces imbéciles sur place, qui espéraient toujours pouvoir gagner un petit peu plus en faisant n’importe quoi. Pendant quelques secondes, l’affaire ne le concerna plus, qu’ils se débrouillent, lui en avait sa claque !
La voix de Merlin le rappela à la réalité et au fait que lui, en qualité de chef d’entreprise, se trouvait mouillé jusqu’au cou ; les lampistes, ce serait pour plus tard.
— Et puis… il y a les Boches, lâcha Merlin.
Il ne remuait toujours que les lèvres.
— Les Boches ?
Henri s’était redressé sur la banquette. Première lueur d’espoir. Parce que, s’il était question de ça, il était sur son terrain. Sur la question des Boches, personne ne pouvait rivaliser avec lui. Merlin bougeait la tête, non, mais d’un mouvement si imperceptible qu’Henri, d’abord, ne s’en aperçut pas. Puis le doute surgit, les Boches, c’est vrai, quels Boches ? Qu’est-ce qu’ils venaient foutre ici ? Son visage devait refléter son état d’esprit parce que Merlin répondit comme s’il avait compris son incertitude.
— Si vous y allez, à Dargonne…, commença-t-il.
Puis il s’arrêta. Henri fit un mouvement du menton, allez, accouche, c’est quoi cette histoire ?
— Il y a des tombes françaises, reprit Merlin, avec, dedans, des soldats boches.
Henri ouvrit la bouche comme un poisson, atterré par cette nouvelle. Une catastrophe. Un cadavre, c’est un cadavre, soit. Pour Pradelle, une fois mort, que le type soit français, allemand ou sénégalais, il s’en foutait complètement. Dans ces cimetières, il n’était pas rare de découvrir le corps d’un soldat étranger, un qui s’était égaré, et même parfois plusieurs, des soldats d’unités d’attaque, des éclaireurs, les mouvements de troupes faisaient sans cesse des allers-retours… Des consignes draconiennes étaient données à ce sujet : les corps des soldats allemands devaient être strictement séparés de ceux des héros vainqueurs, des carrés spécifiques leur étaient réservés dans les nécropoles créées par l’État. Si le gouvernement allemand, ainsi que le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge, le service d’entretien des sépultures militaires allemandes, discutaient avec les autorités françaises sur le sort définitif de ces dizaines de milliers de « corps étrangers », en attendant, confondre un soldat français avec un Boche relevait du sacrilège.
Enterrer un Boche dans une tombe française, imaginer des familles entières se recueillir devant des emplacements sous lesquels seraient inhumés des soldats ennemis, les corps de ceux qui avaient tué leurs enfants, était proprement insupportable et confinait à la profanation de sépulture.
Scandale assuré.
— Je vais m’en occuper…, murmura Pradelle, qui n’avait pas la moindre idée, ni de l’ampleur de cette catastrophe, ni des moyens pour y remédier.
Combien y en avait-il ? Depuis quand mettait-on des Boches dans des cercueils français ? Comment les retrouver ?
Plus que jamais, il fallait que ce rapport disparaisse.
Impérativement.
Henri regarda mieux Merlin et prit conscience qu’il était bien plus vieux encore qu’il lui avait semblé d’abord, avec ses traits creusés et ce vitreux de l’œil qui annonce la cataracte. Et une tête vraiment petite, comme certains insectes.
— Il y a longtemps que vous êtes fonctionnaire ?
La question fut posée d’une voix cassante, autoritaire, d’un ton de militaire. Pour Merlin, elle eut l’air d’une accusation. Il n’aimait pas cet Aulnay-Pradelle qui correspondait si parfaitement à ce qu’il s’était imaginé, une grande gueule, un roublard, un riche, un cynique, le mot de « mercanti » lui vint à l’esprit, très à la mode. Merlin avait accepté de monter dans ce véhicule parce qu’il y avait intérêt, mais il s’y sentait mal, comme dans un cercueil.
— Fonctionnaire ? répondit-il. Toute ma vie.
C’était exprimé sans fierté, sans amertume, simple constat d’un homme qui certainement n’avait jamais imaginé un autre état que celui-ci.
— Quel est votre grade aujourd’hui, monsieur Merlin ?
C’était bien vu, mais blessant, et à peu de frais parce que, pour Merlin, stagner, à quelques mois de la retraite, dans les tréfonds de la pyramide administrative restait une plaie ouverte, une humiliation. Son avancement avait péniblement suivi les progrès exclusivement dus à l’ancienneté et il se trouvait dans la situation d’un soldat du rang qui achèverait sa carrière sous l’uniforme d’un seconde classe…
— Vous avez fait, reprit Pradelle, un travail extraordinaire, dans ces inspections !
Il était admiratif. Merlin aurait été une femme, il lui aurait pris la main.
— Grâce à vos efforts, à votre vigilance, nous allons pouvoir remettre de l’ordre dans tout ça. Les employés indélicats…, nous allons les foutre dehors. Vos rapports vont nous être de la plus grande utilité, ils vont nous permettre une reprise en main très ferme.
Merlin se demanda qui était ce « nous » dans la bouche de Pradelle. La réponse arriva aussitôt, ce « nous », c’était la puissance de Pradelle, c’était lui, ses amis, sa famille, ses relations…
— Le ministre lui-même sera intéressé, poursuivait Henri, et je peux même dire : reconnaissant ! Oui, reconnaissant pour votre compétence et votre discrétion ! Parce que bien sûr, vos rapports nous seront indispensables, mais il ne serait bon pour personne que la chose s’ébruite, n’est-ce pas…
Ce « nous » rassemblait un monde de pouvoir, d’influence, des amitiés au plus haut niveau, des décideurs, le haut du panier, à peu près tout ce que haïssait Merlin.
— Je vais en parler personnellement au ministre, monsieur Merlin…
Et pourtant, pourtant… C’était certainement le plus triste dans tout cela : Merlin sentait quelque chose monter en lui, à son corps défendant, à la manière d’une érection incontrôlable. Après tant d’années d’humiliation, connaître enfin une belle promotion, faire taire toutes les mauvaises langues, et même commander ceux qui l’avaient humilié… Il vécut des secondes d’une intensité folle.
Pradelle vit clairement sur le visage de ce raté que n’importe quelle nomination serait suffisante, n’importe quelle verroterie, comme pour les nègres dans les colonies.
— … et je vais veiller, reprit-il, à ce que votre mérite et votre efficacité ne soient pas oubliés mais, au contraire, dignement récompensés !
Merlin hocha la tête en signe d’assentiment.
— Tiens, pendant que vous y êtes…, dit-il d’une voix sourde.
Il se pencha vers sa grosse serviette en cuir et farfouilla un long moment. Henri commençait à respirer, il avait trouvé la clé. Il fallait maintenant obtenir qu’il retire ses rapports, annule tout, réécrive même de nouveaux comptes rendus élogieux, contre une nomination, un grade, une prime : avec les médiocres, n’importe quoi fait l’affaire.
Merlin fouilla encore un long moment puis il se releva avec à la main une feuille de papier froissée.
— Pendant que vous y êtes, répéta-t-il, mettez aussi de l’ordre là-dedans.
Henri prit la feuille et la lut, c’était une réclame. Il blêmit. La société Frépaz proposait de racheter « à bon prix, tous les dentiers usagés, même brisés ou hors d’usage ».
Le rapport d’inspection devenait de la dynamite.
— Ça fonctionne pas mal, ce truc-là, reprit Merlin. C’est un bénéfice modeste pour le personnel local, quelques centimes par dentier, mais bon, les petits ruisseaux font les grandes rivières.
Il désigna le papier que tenait Pradelle.
— Vous pouvez le garder, j’en ai mis un autre exemplaire dans mon rapport.
Il avait repris sa sacoche et parlait à Pradelle du ton de quelqu’un que la conversation n’intéresse plus. Et c’était vrai parce que ce qu’il venait d’entrevoir arrivait trop tard. Cet éclair de désir, la perspective d’une promotion, d’un nouveau rang, avait fait long feu. Il allait bientôt quitter la fonction publique et avait abandonné tout espoir de réussite. Rien n’effacerait jamais quarante années comme celles qu’il avait vécues. D’ailleurs, que ferait-il, assis dans un fauteuil de chef de service, à commander des gens qu’il méprisait depuis toujours ? Il frappa sur sa sacoche, bon, c’est pas que je m’ennuie.
Pradelle lui attrapa soudain l’avant-bras.
Sous le manteau, il sentit la maigreur, on rencontrait tout de suite l’os, ce qui procurait une impression très déplaisante, cet homme était un volumineux squelette habillé chez les chiffonniers.
— Combien payez-vous de loyer ? Combien gagnez-vous ?
Les questions fusèrent comme des menaces, fini les approches de loin, on allait clarifier le débat. Merlin, qui n’était pas impressionnable, eut tout de même un mouvement de recul. Toute la personne de Pradelle exsudait la violence, il lui serrait l’avant-bras avec une force terrible.
— Combien vous gagnez ? répéta-t-il.
Merlin tenta de reprendre ses esprits. Bien sûr, il le connaissait par cœur, ce chiffre, mille quarante-quatre francs par mois, douze mille francs par an, avec lesquels il avait végété toute sa vie. Rien à lui, il mourrait anonyme et pauvre, ne laisserait rien à personne, et de toute manière, il n’avait personne. La question du traitement était plus humiliante encore que celle du grade, circonscrite aux murs du ministère. La gêne, c’est autre chose, vous l’emportez partout avec vous, elle tisse votre vie, la conditionne entièrement, à chaque minute elle vous parle à l’oreille, transpire dans tout ce que vous entreprenez. Le dénuement est pire encore que la misère parce qu’il y a moyen de rester grand dans la ruine, mais le manque vous conduit à la petitesse, à la mesquinerie, vous devenez bas, pingre ; il vous avilit parce que, face à lui, vous ne pouvez pas demeurer intact, garder votre fierté, votre dignité.
Merlin en était là, sa vision s’était obscurcie ; quand il reprit ses esprits, il eut un éblouissement.
Pradelle tenait une énorme enveloppe bourrée à craquer de billets larges comme des feuilles de platane. On ne faisait plus dans la dentelle. L’ancien capitaine n’avait pas eu besoin de lire Kant pour se persuader que tout homme a son prix.
— On ne va pas tourner autour du pot, dit-il fermement à Merlin. Dans cette enveloppe, il y a cinquante mille francs…
Cette fois, Merlin perdit pied. Cinq ans de salaire pour un raté en fin de course. Devant de telles sommes, personne ne peut rester indifférent, c’est plus fort que soi, aussitôt vous avez des images, votre cerveau commence à calculer, cherche des équivalents, combien vaut un appartement, une voiture…?
— Et dans celle-ci (Pradelle sortit une seconde enveloppe de sa poche intérieure), la même somme.
Cent mille francs ! Dix années de salaire ! La proposition eut un effet immédiat, comme si Merlin rajeunissait de vingt ans.
Il n’hésita pas une seconde, arracha littéralement les deux enveloppes des mains de Pradelle, ce fut foudroyant.
Il se pencha vers le sol, on aurait dit qu’il s’était mis à pleurer, il reniflait, penché sur sa sacoche qu’il bourrait avec les enveloppes, comme si elle était percée et qu’il eût fallu en tapisser le fond pour limiter les dégâts.
Pradelle lui-même fut pris de vitesse, mais cent mille francs, c’était énorme, il en voulait pour son argent. Il attrapa de nouveau l’avant-bras de Merlin, à lui casser l’os.
— Vous me foutez tous ces rapports aux chiottes, dit-il, les dents serrées. Vous écrivez à votre hiérarchie que vous vous êtes gouré, vous dites n’importe quoi, je m’en fous, mais vous prenez tout sur vous. C’est compris ?
C’était clair, bien compris. Merlin balbutia oui, oui, oui, renifla, en larmes ; il se propulsa hors de la voiture. Dupré vit surgir sur le trottoir sa grande carcasse, comme un bouchon de champagne.
Pradelle sourit avec satisfaction.
Il repensa aussitôt à son beau-père. Maintenant que l’horizon s’était dégagé, il allait étudier la question primordiale : comment faire la peau à cette vieille ordure ?
Dupré, penché, cherchait du regard son patron à travers la vitre de la voiture d’un air interrogateur.
Et lui, songea Pradelle, je vais le reprendre en main…
La femme de chambre avait la désagréable impression d’être une débutante dans les arts du cirque. Le gros citron, d’un jaune d’anthologie, ne cessait de rouler sur le plateau d’argent, menaçant de tomber au sol puis de rouler dans l’escalier ; à tous les coups, il allait tournoyer comme ça jusqu’au bureau du directeur. Pour se faire engueuler, il n’y a pas mieux, se dit-elle. Personne pour la voir, elle mit le citron dans sa poche, son plateau sous le bras, et continua de monter les escaliers (au Lutetia, le personnel n’avait pas le droit à l’ascenseur, et puis quoi encore !).
D’ordinaire, avec des clients qui demandaient un citron au sixième à pied, elle se montrait assez désagréable. Mais évidemment, pas avec Monsieur Eugène. Monsieur Eugène, c’était autre chose. Un type qui ne parlait jamais. Quand il avait besoin de quelque chose, il posait, sur le paillasson de sa suite, une feuille de papier écrite en grands caractères pour le garçon d’étage. Avec ça, toujours très poli, très correct.
Mais un vrai dingue.
Dans la maison (comprenez « au Lutetia »), il avait suffi de deux ou trois jours pour que Monsieur Eugène fût connu comme le loup blanc. Il payait sa suite en liquide, plusieurs jours à l’avance, on ne lui avait pas remis sa note qu’il avait déjà réglé. Un original, personne n’avait jamais vu son visage ; quant à sa voix, seulement des sortes de grognements ou des rires stridents qui vous faisaient éclater de rire ou qui vous glaçaient le sang. Personne ne savait à quoi il s’occupait réellement, il portait des masques démesurés, jamais les mêmes, et se livrait à toutes sortes de fantaisies : la danse du scalp dans les couloirs qui faisait pouffer les femmes de service, des livraisons de fleurs en quantités extravagantes… Il envoyait les garçons de courses acheter toutes sortes de choses incongrues au Bon Marché, situé juste en face, de la pacotille qu’on retrouvait sur ses masques, des plumeaux, des feuilles de papier doré, du feutre, des couleurs… Et pas seulement cela ! La semaine dernière, il avait commandé un orchestre de chambre de huit musiciens. Prévenu dès leur arrivée, il était descendu, était resté debout sur la première marche, face à l’accueil, pour marquer la mesure, l’orchestre avait interprété la Marche pour la cérémonie des Turcs de Lully et il était reparti. Monsieur Eugène avait distribué des billets de cinquante francs à tout le personnel, pour le dérangement. Le directeur en personne lui avait rendu visite pour lui expliquer que sa générosité était appréciée mais que ses fantaisies… Vous êtes dans un grand hôtel, monsieur Eugène, il faut penser aux autres clients et à notre réputation. Monsieur Eugène acquiesça, il n’était pas du genre contrariant.
L’histoire des masques, surtout, intriguait. À son arrivée, il en portait un quasiment normal, représentant un visage si bien fait qu’on aurait juré celui d’un homme atteint de paralysie. Les traits étaient immobiles, mais si vivants… Davantage même que les masques figés du musée Grévin. C’est celui qu’il utilisait lorsqu’il sortait, rarement d’ailleurs. On ne l’avait guère vu que deux ou trois fois mettre le nez dehors, toujours tard dans la nuit ; visiblement, il ne voulait rencontrer personne. Certains disaient qu’il fréquentait plutôt de sales lieux, à une heure pareille, qu’est-ce que vous croyez, il ne sort pas pour se rendre à la messe !
Les rumeurs allaient bon train. Dès qu’un employé revenait de sa suite, on courait l’interroger — qu’avait-il vu cette fois ? Quand on apprit qu’il demandait un citron, ce fut à qui le lui monterait. Lorsqu’elle redescendrait, la femme de service serait assaillie de questions parce que les autres s’étaient toutes trouvées devant des scènes étonnantes, tantôt face au masque d’un oiseau d’Afrique poussant des hurlements stridents en dansant devant la fenêtre ouverte, tantôt au cœur d’un spectacle de tragédie donné pour une vingtaine de chaises habillées afin de figurer les spectateurs, mais une pièce avec un acteur unique qui semblait monté sur des échasses et proférait des paroles que personne n’avait comprises… C’était donc la question : que Monsieur Eugène fût un être anormal, personne n’en doutait, mais qui était-il en réalité ?
Certains le prétendaient muet puisqu’il ne s’exprimait que par borborygmes et écrivait ses ordres sur des feuilles volantes ; d’autres affirmaient que c’était une gueule cassée, mais allez savoir pourquoi, toutes celles qu’on connaissait étaient des gens modestes, jamais des riches comme lui, oui, c’est drôle, disait-on, tu as raison, je n’avais jamais remarqué… Pas du tout, rétorquait la responsable des lingères du haut de son expérience de trente ans dans l’hôtellerie de luxe, moi, je dis que ça sent l’entourloupe à plein nez, elle plaidait pour un bandit en fuite, un bagnard enrichi. Les femmes de chambre riaient sous cape, convaincues que Monsieur Eugène était plutôt un grand acteur, très célèbre en Amérique, séjournant à Paris incognito.
Il avait montré son livret militaire à l’accueil, il était obligatoire de déclarer son identité, même si la police venait assez rarement vérifier les hôtels de ce standing. Eugène Larivière. Le nom ne disait rien à personne. Il sonnait même un peu faux, trouvait-on… Personne ne voulait y croire. Un livret militaire, ajoutait la responsable des lingères, rien de plus facile à falsifier.
Hormis ses rares sorties nocturnes qui intriguaient, Monsieur Eugène passait son temps dans la grande suite du sixième étage avec, pour toute visite, une étrange et silencieuse petite fille à l’air sérieux d’une gouvernante, avec qui il était arrivé. Il aurait pu se servir d’elle pour s’exprimer, mais non, elle aussi était muette. Douze ans peut-être. Elle apparaissait en fin d’après-midi, passait toujours bien vite devant la réception, sans saluer personne, mais on avait eu le temps de remarquer combien elle était jolie, un visage triangulaire avec des pommettes hautes, des yeux noirs très vifs. Habillée modestement, très proprement, on sentait qu’elle avait un peu d’éducation. Sa fille, disaient les uns. Adoptée plutôt, suggéraient les autres, sur ce sujet non plus on ne savait rien. Le soir, il commandait toutes sortes de mets exotiques, mais toujours avec du bouillon de viande et des jus de fruits, des compotes, des sorbets, des plats liquides. Puis vers vingt-deux heures, on la voyait redescendre, calme et grave ; elle prenait un taxi à l’angle du boulevard Raspail et demandait toujours le prix avant de monter. Quand le tarif lui semblait excessif, elle négociait, mais, arrivé à destination, le chauffeur se rendait compte qu’avec l’argent qu’elle avait dans sa poche, elle aurait pu payer la course trente fois son prix…
Devant la porte de la suite occupée par Monsieur Eugène, la femme de chambre sortit le citron de son tablier et le posa en équilibre sur le plateau d’argent, ensuite elle sonna, tapota sa tenue afin d’être certaine de faire bonne impression et attendit. Rien. Elle frappa une seconde fois, plus discrètement, elle voulait bien servir mais pas déranger. Toujours rien. Et puis si. Une feuille passée sous la porte : « Laissez le citron ici, merci ! » Elle fut déçue, mais pas bien longtemps parce qu’à l’instant où elle se penchait pour déposer son plateau avec son citron, elle vit glisser vers elle un billet de cinquante francs. Elle l’empocha et détala aussitôt, comme un chat effrayé qu’on lui reprenne une arête de poisson.
Édouard entrouvrit la porte, passa la main, tira le plateau, referma, alla jusqu’à la table, posa le citron, attrapa un couteau et coupa le fruit en deux.
Cette suite était la plus grande de l’hôtel ; les larges fenêtres, qui donnaient sur le Bon Marché, dominaient tout Paris, il fallait beaucoup d’argent pour avoir le droit d’être là. La lumière tomba en faisceaux serrés sur le jus du citron qu’Édouard pressa délicatement dans une cuillère à soupe, au fond de laquelle il avait déposé la quantité suffisante d’héroïne, c’était joli, cette couleur, ce jaune irisé, presque bleuté. Deux sorties de nuit pour trouver ça. À un prix… Pour qu’Édouard se rende compte du tarif, il fallait vraiment que ce soit cher. Ça n’avait d’ailleurs pas d’importance. Sous son lit, le havresac de démobilisé contenait des poignées de billets arrachés de la valise d’Albert, cette fourmi qui entassait en prévision de leur départ. Si le personnel de ménage en avait profité pour se servir, Édouard ne s’en serait pas aperçu, et puis, il fallait bien que tout le monde vive.
Départ dans quatre jours.
Édouard remua avec précaution la poudre brune et le jus de citron, vérifiant qu’il ne restait pas de particules cristallisées, non dissoutes.
Quatre jours.
Au fond, il pouvait se l’avouer, il n’avait jamais cru à ce départ, jamais vraiment. Toute cette merveilleuse histoire de monuments, chef-d’œuvre de drôlerie, cette mystification comme on ne pouvait en rêver plus tonique ni plus joyeuse, lui avait permis de passer le temps, de se préparer à mourir, mais pas plus. Il ne s’en voulait même pas d’avoir entraîné Albert dans cette histoire folle, convaincu que, tôt ou tard, chacun y trouverait son bénéfice.
Après avoir remué avec soin la poudre, il tenta, malgré les tremblements de ses mains, de poser la cuillère en équilibre sur la table sans en renverser le contenu. Il prit le briquet, tira l’étoupe et commença à rouler la molette sous son pouce, provoquant des étincelles qui finiraient par allumer la mèche. En attendant, puisqu’il fallait être patient, tout en roulant la molette sans s’arrêter, il regarda l’immense suite. Il s’y sentait vraiment chez lui. Il avait toujours vécu dans de grandes pièces ; ici, le monde était à sa dimension. Dommage que son père ne puisse le voir dans ce décor de luxe parce que, somme toute, Édouard avait fait fortune bien plus vite que lui et par des moyens pas forcément plus sales. Il ne savait pas exactement de quelle manière son père s’était enrichi, mais il était persuadé que derrière toute richesse se cachaient quelques crimes, inévitablement. Lui, au moins, n’avait tué personne, tout juste s’il avait aidé quelques illusions à disparaître, accéléré l’effet inévitable du temps, rien d’autre.
L’étoupe se mit enfin à se consumer, la chaleur se dégagea, Édouard posa la cuillère, et le mélange commença à frémir, grésillant légèrement ; il fallait être très attentif, tout se jouait là. Lorsque le mélange fut prêt, Édouard dut attendre qu’il refroidisse. Il se leva, s’avança jusqu’aux fenêtres. Une belle lumière régnait sur Paris. Il ne portait pas de masque lorsqu’il était seul et surprit son image dans les vitres, pareille à celle qu’il avait découverte en 1918, lorsqu’il était hospitalisé et qu’Albert avait cru qu’il voulait simplement un peu d’air. Quel choc.
Édouard se détailla. Il n’était plus bouleversé, on s’habitue à tout, mais sa tristesse, elle, restait intacte, la faille qui s’était ouverte en lui n’avait fait, au fil du temps, que s’agrandir, s’agrandir encore et toujours. Il avait trop aimé la vie, voilà le problème. À ceux qui n’y tenaient pas autant, les choses devaient paraître plus simples, tandis qu’à lui…
Le mélange était arrivé à bonne température. Pourquoi l’image de son père continuait-elle à le hanter ?
Parce que leur histoire ne s’était pas terminée.
Cette idée arrêta Édouard dans son geste. Comme une révélation.
Toute histoire doit trouver sa fin, c’est dans l’ordre de la vie. Même tragique, même insupportable, même dérisoire, il faut une fin à tout, et avec son père, il n’y en avait pas eu, tous deux s’étaient quittés ennemis déclarés, ne s’étaient jamais revus, l’un était mort, l’autre non, mais personne n’avait prononcé le mot de la fin.
Édouard serra le garrot autour de son bras. Tandis qu’il poussait le liquide dans sa veine, il ne put s’empêcher d’admirer cette ville, d’admirer encore cette lumière. Le flash qui le saisit lui coupa la respiration, la lumière explosa sur sa rétine, jamais il n’en avait espéré de plus sublime.
Lucien Dupré débarqua juste avant le dîner, Madeleine était déjà descendue et venait de s’installer. Henri absent, elle dînerait seule, son père avait commandé son repas dans sa chambre.
— Monsieur Dupré…
Madeleine étant terriblement civilisée, on l’aurait jurée sincèrement contente de le voir. Ils étaient face à face dans l’immense vestibule et Dupré, tout raide avec son manteau sur le dos et son chapeau à la main, ressemblait, à cause du sol en damier noir et blanc, à un pion sur un jeu d’échecs, ce qu’il était vraisemblablement.
Il n’avait jamais su que penser de cette femme calme et décidée, sauf qu’elle lui faisait peur.
— Pardon de vous déranger, dit-il, je cherche Monsieur.
Madeleine sourit, non de la demande, mais de sa formulation. Cet homme était le principal collaborateur de son mari, mais il s’exprimait comme un domestique. Elle se contenta d’un sourire impuissant, voulut répondre, mais le bébé fit à cet instant une ruade qui lui coupa le souffle, ses genoux cédèrent. Dupré se précipita et la retint, embarrassé, il ne savait où poser les mains. Dans les bras de cet homme court sur jambes mais très puissant, elle se sentit en sécurité.
— Voulez-vous que j’appelle ? demanda-t-il en la dirigeant vers une des chaises qui bordaient le vestibule.
Elle rit franchement.
— Mon pauvre monsieur Dupré, on n’en finirait pas d’appeler à l’aide ! Ce bébé est un vrai diable, il adore la gymnastique, surtout la nuit.
Assise, elle reprit son souffle, les mains serrées sur son ventre. Dupré était encore penché vers elle.
— Merci, monsieur Dupré…
Elle le connaissait très peu, bonjour, bonsoir, comment allez-vous, mais elle n’écoutait jamais la réponse. Or elle en prit soudain conscience : lui, bien qu’il fût très discret parce que très soumis, en savait sans doute beaucoup sur la vie d’Henri et donc sur son ménage à elle. L’idée lui déplut. Humiliée, non par l’homme, mais par la circonstance, elle serra les lèvres.
— Vous cherchez mon mari…, commença-t-elle.
Dupré se redressa, son instinct lui dictait de ne pas insister, de partir le plus rapidement possible, mais c’était trop tard, comme s’il avait allumé la mèche et qu’il eût trouvé l’issue de secours fermée à double tour.
— En fait, poursuivit Madeleine, moi non plus, je ne sais pas où il est. Avez-vous fait le tour de ses maîtresses ?
C’était demandé du ton empathique de qui souhaite sincèrement rendre service. Dupré ferma le dernier bouton de son manteau.
— Je peux vous en dresser la liste si vous voulez, mais cela nécessitera un peu de temps. Si vous ne le trouvez pas chez l’une d’elles, je vous conseille d’entreprendre le tour des maisons de passe qu’il fréquente. Commencez par celle de la rue Notre-Dame-de-Lorette, Henri l’adore. S’il n’y est pas, vous avez celle de la rue Saint-Placide, puis celle du quartier des Ursulines, je ne me souviens jamais du nom de la rue.
Elle se tut un instant, puis reprit :
— Je ne sais pas pourquoi les bordels sont si souvent situés dans des rues aux noms aussi œcuméniques… L’hommage du vice à la vertu, sans doute.
Le mot « bordel » dans la bouche de cette femme racée, enceinte, seule dans cette grande maison, n’était pas choquant mais terriblement triste. Quelle peine cela supposait… En quoi Dupré se trompait. Madeleine n’avait aucune peine, ce n’était pas son amour qui était blessé (il s’était éteint depuis longtemps), juste son amour-propre.
Dupré, lui, soldat dans l’âme, jamais battu, resta de marbre. Madeleine, qui se déplaisait d’avoir adopté ce rôle, c’était ridicule, fit un geste qu’il interrompit, je vous en prie, ne vous excusez pas. C’était pire que tout, il la comprenait. Elle quitta le vestibule sur un au revoir marmonné, à peine audible.
Henri abattit un carré de cinq, l’air de dire, que voulez-vous, c’est ainsi, il y a des jours où tout vous réussit. Autour de la table on s’esclaffa, surtout Léon Jardin-Beaulieu, qui perdait le plus, son rire était censé exprimer son fair-play, son détachement, quoi, cinquante mille francs dans la soirée, la belle affaire… D’ailleurs, c’était vrai. Il souffrait moins de la somme perdue que de la réussite insolente d’Henri. Cet homme lui prenait tout. Ils pensaient la même chose, l’un et l’autre. Cinquante mille francs, calculait Henri en ramassant ses cartes, encore une heure comme ça, et je récupère tout ce que j’ai donné au raté du ministère ; le vieux avec ses grosses galoches, il va pouvoir s’en acheter de neuves…
— Henri…!
Il releva la tête. On lui faisait signe, c’était à lui de parler. Je passe. Il s’en voulait un peu dans cette affaire, pourquoi avait-il donné cent mille francs ! Il aurait pu obtenir le même résultat avec la moitié, moins peut-être. Mais il était tendu, il s’était précipité, quel manque de sang-froid ! Si ça se trouve, avec trente mille francs… Heureusement, Léon le cocu était arrivé. Henri lui sourit par-dessus ses cartes. Léon allait lui rembourser la somme, pas tout, du moins l’essentiel, mais si on ajoutait sa femme et ses remarquables cigares cubains, c’était largement l’équivalent. Riche idée de l’avoir choisi pour associé, ce n’était pas un gros volatile à plumer, mais on y prenait un rare plaisir.
Quelques mains plus tard, quarante mille francs, ses gains avaient un peu baissé. Son intuition lui souffla que mieux valait s’arrêter là, il s’étira ostensiblement, tout le monde comprit, quelqu’un prétexta la fatigue, on demanda les manteaux. Il était deux heures du matin lorsque Henri et Léon sortirent et se dirigèrent vers leurs voitures.
— Vraiment, dit Henri, je suis claqué !
— Il est tard…
— C’est plutôt, mon cher, que j’ai en ce moment une maîtresse ravissante (une femme mariée, restons discrets), jeune et dévergondée à un point, tu n’imagines pas ! Infatigable !
Léon ralentit le pas, il suffoquait.
— Si j’osais, reprit Henri, je proposerais une médaille pour les cocus, ils le méritent bien, tu ne trouves pas ?
— Mais… ta femme…, balbutia-t-il d’une voix blanche.
— Oh, Madeleine, c’est autre chose, elle est déjà mère de famille. Tu t’en rendras compte quand ce sera ton tour, ça n’a plus grand-chose à voir avec une femme.
Il alluma une dernière cigarette.
— Et toi, mon cher, heureux en ménage ?
À cet instant, pensa Henri, pour que son bonheur soit vraiment complet, ce qu’il aurait fallu, c’est que Denise ait prétexté une visite à une amie et qu’elle se trouve dans un hôtel où il aurait pu la rejoindre, là, tout de suite. À défaut, il calcula qu’un détour par Notre-Dame-de-Lorette ne demanderait pas tant de temps que cela.
Cela lui prit une heure et demie tout de même… C’est toujours pareil, on se dit qu’on passe en coup de vent, il y a deux filles libres, au choix, vous prenez les deux et de fil en aiguille…
Il en souriait encore en arrivant boulevard de Courcelles, mais son sourire se figea lorsqu’il vit Dupré. À cette heure de la nuit, son apparition n’était pas bon signe ; depuis quand l’attendait-il ?
— Dargonne est fermé, annonça Dupré sans même le saluer, comme si ces trois mots suffisaient à expliquer toute la situation.
— Quoi, fermé ?
— Et Dampierre aussi. Et Pontaville-sur-Meuse. J’ai appelé partout, je n’ai pas réussi à joindre tout le monde mais je crois que tous nos sites sont bouclés…
— Mais… par qui ?
— Par la Préfecture, mais on dit que ça vient de plus haut. Il y a un gendarme devant chacun de nos cimetières…
Henri était assommé.
— Un gendarme ? C’est quoi ce bordel !
— Oui, et il paraît qu’on va recevoir des inspecteurs. En attendant, tout est arrêté.
Que se passait-il ? Le raté du ministère n’avait-il pas retiré son rapport ?
— Tous nos sites, tu dis ?
En réalité, inutile de répéter, son patron avait parfaitement compris. Mais ce qui lui échappait encore, c’était la dimension du problème. Alors Dupré s’éclaircit la voix :
— Je voulais vous dire aussi, mon capitaine… Je vais devoir m’absenter quelques jours.
— En ce moment, certainement pas, mon vieux. J’ai besoin de vous.
Henri avait donné la réponse correspondant à des circonstances normales, mais le silence de Dupré ne ressemblait pas à son mutisme habituel, obéissant. D’une voix très assurée, celle qu’il prenait pour commander ses contremaîtres, bien plus claire, moins déférente qu’à l’ordinaire, il reprit :
— Je dois me rendre dans ma famille. Je ne sais pas combien de temps je serai retenu, vous savez ce que c’est…
Henri posa sur lui son regard sévère de capitaine d’industrie : la réaction de Dupré lui fit peur. Il comprit que la situation, cette fois, était plus grave qu’il ne l’avait pensé, parce que Dupré, sans attendre la réponse, se contenta d’un signe de tête, se retourna et partit. Il avait apporté l’information, sa mission était terminée. Définitivement. Un autre l’aurait insulté, Pradelle serra les mâchoires. Il se répéta ce qu’il s’était dit maintes fois auparavant : il avait commis l’erreur de le sous-payer. Sa fidélité aurait dû être encouragée. Trop tard.
Henri consulta sa montre, deux heures et demie.
En montant les marches, il remarqua qu’une lumière était restée allumée au rez-de-chaussée. Il allait pousser la porte d’entrée lorsqu’elle s’ouvrit d’elle-même sur la petite bonne, la brune, comment déjà ? Pauline, c’est ça, bien jolie, pourquoi ne l’avait-il pas encore sautée, celle-ci, mais pas le temps de réfléchir à la question.
— M. Jardin-Beaulieu a appelé plusieurs fois…, commença-t-elle.
Henri l’impressionnait, sa poitrine se soulevait rapidement.
— … mais la sonnerie du téléphone réveillait Madame, alors elle a débranché l’appareil et m’a dit de vous attendre ici pour vous prévenir : il faut rappeler M. Jardin-Beaulieu, tout de suite, dès votre arrivée.
Après Dupré, Léon qu’il avait quitté moins de deux heures plus tôt. Henri fixait machinalement la poitrine de la petite bonne mais il commençait à perdre pied. Y avait-il un rapport entre l’appel de Léon et l’annonce de la fermeture de tous les sites ?
— Bien, dit-il, bien.
Sa propre voix le rassura. Il avait bêtement paniqué. D’ailleurs, il fallait vérifier, peut-être avait-on fermé provisoirement un ou deux cimetières, mais tous, c’était peu probable, ç’aurait été donner à une difficulté secondaire une véritable dimension de scandale.
Pauline avait dû s’endormir un peu sur une chaise, dans le vestibule, elle avait les traits bouffis. Henri continuait de la fixer en pensant à autre chose, mais ce regard ressemblait à celui qu’il portait sur toutes les filles, qui vous mettait mal à l’aise. Elle recula d’un pas.
— Monsieur, vous avez encore besoin de moi ?
Il fit non de la tête, elle se sauva aussitôt.
Il retira sa veste. Rappeler Léon ! À cette heure-ci ! Comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment de travail comme ça, il fallait, en plus, prendre en charge ce nabot !
Il passa dans son bureau, rebrancha le téléphone, demanda le numéro à l’opératrice et, à peine la conversation commencée, il hurla :
— Quoi ? Encore cette histoire de rapport ?
— Non, dit Léon, un autre…
La voix de Léon ne respirait pas la panique ; il semblait plutôt maître de lui, ce qui était assez étonnant dans la circonstance.
— Concernant, euh… Gardonne.
— Non ! le reprit Henri, agacé. Pas Gardonne, Dargonne ! D’aill…
Henri, qui venait seulement de saisir, se tut, foudroyé par cette nouvelle.
C’était le rapport qu’il avait payé cent mille francs.
— Huit centimètres d’épaisseur, commenta Léon.
Henri fronça les sourcils. Qu’avait-il pu écrire, ce salaud de fonctionnaire qui s’était taillé avec ses cent mille francs, pour que cela prenne un tel volume ?
— Au ministère, poursuivit Léon, on n’avait jamais vu une chose pareille : il y a cent mille francs dans ce rapport, en grosses coupures. Les billets sont tous proprement collés sur des pages. Il y a même une annexe qui en récapitule les numéros.
Le type avait rendu l’argent. Ahurissant !
Henri, désarçonné par cette information, ne parvenait pas à réunir les pièces du puzzle : le rapport, le ministère, l’argent, les sites fermés…
Léon se chargea de souligner les liaisons :
— L’inspecteur décrit des faits très graves au cimetière de Dargonne et dénonce une tentative de corruption sur un fonctionnaire assermenté, ces cent mille francs en étant la preuve. Ils constituent un aveu. Cela signifie que les accusations du rapport sont fondées car on n’achète pas un fonctionnaire sans raison. Surtout avec une somme pareille.
La catastrophe.
Léon resta un instant silencieux, histoire de permettre à Pradelle d’enregistrer la portée de ces informations. Sa voix était si calme qu’Henri eut un instant l’impression de parler avec quelqu’un qu’il ne connaissait pas.
— Mon père, reprit Léon, a été prévenu dans la soirée. Le ministre n’a pas hésité une seconde, tu imagines, il doit se couvrir, il a ordonné aussitôt la fermeture des chantiers. Logiquement, il va prendre le temps de réunir tous les éléments lui permettant de fonder sa plainte, de procéder aux vérifications dans certains cimetières, après quoi, ce sera l’affaire d’une dizaine de jours, il devrait assigner ta société devant les tribunaux.
— Tu veux dire « notre » société !
Léon ne répondit pas immédiatement. Décidément, ce soir-là, l’essentiel se passait dans les silences. Après celui de Dupré, celui-ci… Léon reprit d’une voix très douce, très contenue, comme pour une confidence :
— Non, Henri, j’ai oublié de t’en parler, c’est ma faute… J’ai revendu toutes mes actions le mois dernier. À des petits porteurs qui comptent d’ailleurs beaucoup sur ta réussite, j’espère que tu ne vas pas les décevoir. Cette affaire ne me concerne plus personnellement. Si je t’appelle pour te prévenir, c’est parce que tu es un ami…
Nouveau silence, très expressif.
Henri allait le tuer, ce nain, l’étriper de ses propres mains.
— Ferdinand Morieux lui aussi a revendu ses parts, ajouta Léon.
Henri ne réagit pas, reposa le téléphone très lentement, littéralement vidé par la nouvelle. Il aurait fallu tuer Jardin-Beaulieu, il n’aurait pas eu la force de tenir le couteau.
Le ministre, la fermeture des chantiers, la plainte pour corruption, tout s’emballait.
La situation lui échappait totalement.
Il ne prit pas le temps de réfléchir, de regarder l’heure. Il était presque trois heures du matin lorsqu’il fit irruption dans la chambre de Madeleine. Elle était assise dans son lit, elle ne dormait pas, il y avait eu un tel remue-ménage cette nuit dans la maison, impossible de fermer l’œil ! Et Léon qui avait appelé toutes les cinq minutes, tu devrais lui dire… Elle avait fait débrancher le téléphone, tu l’as rappelé ? Puis Madeleine s’arrêta, frappée de voir Henri affolé. Elle l’avait connu soucieux, oui, colérique, honteux, préoccupé, et même tourmenté, par exemple le mois précédent quand il lui avait servi son couplet d’homme aux abois, mais, dès le lendemain, il n’y paraissait plus, il avait réglé son problème. Or cette nuit-là, il était extrêmement pâle, crispé, sa voix n’avait jamais tremblé ainsi, et le plus inquiétant : pas de mensonges, ou peu, rien sur son visage trahissant son habileté coutumière, ses trucages ; d’habitude, vous sentiez la simulation à vingt pas, tandis que là, il avait l’air tellement sincère…
C’est simple, Madeleine ne l’avait jamais vu dans cet état.
Son mari ne s’excusa pas de faire irruption dans sa chambre au beau milieu de la nuit, il s’assit au bord du lit et parla.
Il s’en tint à ce qu’il pouvait raconter sans risquer de ruiner totalement son image. Mais même en s’en tenant au strict nécessaire, ce qu’il disait était vraiment déplaisant pour lui-même. Les cercueils trop petits, le personnel incompétent, avide, tous ces étrangers qui ne parlaient même pas le français… Et la difficulté de la tâche aussi ! On ne s’imagine pas ! Mais il fallait le reconnaître : des Boches dans des sépultures françaises, des cercueils remplis de terre, des petits trafics sur place, il y avait eu des rapports, il avait cru bien faire en proposant un peu d’argent au fonctionnaire, une maladresse, bien sûr, mais enfin…
Madeleine hochait la tête, très concentrée. Selon elle, tout ne pouvait pas être de sa faute.
— Mais enfin, Henri, pourquoi serais-tu le seul responsable dans cette affaire ? C’est trop facile…
Henri était très étonné, par lui-même d’abord, d’être capable de dire toutes ces choses, de reconnaître qu’il s’y était mal pris ; étonné par Madeleine ensuite, qui l’écoutait avec tant d’attention et qui, à défaut de le défendre, comprenait ; étonné par leur couple enfin, car c’était la première fois depuis qu’ils se connaissaient qu’ils se comportaient ensemble comme des adultes. Ils parlaient sans colère, sans passion, comme s’ils échangeaient sur des travaux à effectuer dans la maison, s’entretenaient d’un voyage ou d’un problème domestique, la première fois qu’ils se comprenaient en somme.
Henri la regarda différemment. Ce qui frappait, c’était bien sûr sa poitrine d’un volume stupéfiant. Elle portait une chemise de nuit légère, on voyait les aréoles de ses seins, sombres, larges, épanouies, ses épaules rondes… Henri s’arrêta un instant pour la contempler, elle sourit, ce fut une seconde intense, une seconde de communion, il eut terriblement envie d’elle, cette bouffée de désir lui fit un bien immense. La brutalité de ce besoin sexuel tenait aussi à l’attitude maternelle, protectrice, qu’adoptait Madeleine et qui donnait envie de se réfugier en elle, d’y être accueilli, de s’y fondre. Le sujet était grave, sérieux, mais sa manière d’écouter avait quelque chose de léger, de simple et de rassurant. Insensiblement, Henri se détendit, sa voix devint plus paisible, son débit moins pressé. En la regardant, il pensa : Cette femme est la mienne. Et il en ressentit une fierté nouvelle et inattendue. Il tendit la main, la posa sur son sein, elle sourit gentiment, la main glissa le long de son ventre, Madeleine se mit à respirer fort, on aurait dit une respiration douloureuse. Il y avait un peu de calcul dans le geste d’Henri parce qu’il avait toujours su y faire avec Madeleine, mais ce n’était pas seulement cela. C’était comme des retrouvailles avec quelqu’un qu’il n’aurait jamais vraiment rencontré. Madeleine écarta les jambes, mais elle le retint en saisissant son poignet.
— Ce n’est pas vraiment le moment, souffla-t-elle, tandis que sa voix hurlait le contraire.
Henri approuva lentement, il se sentait fort, retrouvait de sa confiance.
Madeleine tassa les oreillers dans son dos en reprenant son souffle, chercha une position et, quand elle l’eut trouvée, poussa un soupir de regret et caressa pensivement, en l’écoutant, les veines saillantes et bleues, il avait de si belles mains.
Henri se concentra, il fallait bien revenir au sujet :
— Léon m’a lâché. Je ne peux espérer aucune aide de son père.
Madeleine fut piquée, choquée que Léon ne l’aide pas, il était bien dans l’affaire, non ?
— Non, justement, dit Henri, il n’y est plus. Ferdinand non plus.
Les lèvres de Madeleine s’arrondirent sur un ah silencieux.
— Ce serait trop long à t’expliquer, trancha-t-il.
Elle sourit, son mari était de retour. Intact. Elle lui caressa la joue.
— Mon pauvre amour…
Elle lui parlait d’une voix douce, intime.
— Cette fois, c’est du sérieux, alors ?
Il ferma les yeux en signe d’assentiment, les rouvrit, puis se lança :
— Ton père refuse toujours de m’aider, mais…
— Oui, et si je le lui demandais à nouveau, il refuserait encore.
Henri gardait la main de Madeleine dans la sienne, mais leurs bras étaient maintenant retombés sur leurs genoux. Il devait la convaincre. Qu’elle refuse était rigoureusement impossible, impensable. Le vieux Péricourt avait voulu l’humilier, maintenant qu’il y était parvenu, il avait (Henri chercha le mot) le devoir, c’est ça ! le devoir de se montrer réaliste ! Car enfin, qu’avait-il à gagner à voir son nom jeté dans le ruisseau si un scandale éclatait ? Non, pas exactement un scandale, il n’y avait pas matière à cela, disons, un incident ? On pouvait comprendre qu’il ne veuille pas courir au secours de son gendre, mais ça ne lui coûterait pas grand-chose de faire plaisir à sa fille, non ? Il ne cessait de s’entremettre auprès des uns et des autres, et dans des affaires qui ne le touchaient pas de si près ! Madeleine en convint :
— C’est vrai.
Mais Henri percevait bien, en elle, un fond de résistance. Il se pencha.
— Tu ne veux pas intervenir auprès de lui… parce que tu crains qu’il refuse, c’est cela ?
— Oh non ! répondit précipitamment Madeleine, ce n’est pas du tout cela, mon chéri !
Elle dégagea sa main et la posa sur son ventre, les doigts légèrement écartés. Et elle lui sourit.
— Je n’interviendrai pas parce que je ne veux pas intervenir. En fait, Henri, je t’écoute mais tout cela ne m’intéresse absolument pas.
— Je comprends bien, consentit Henri. D’ailleurs, je ne te demande pas de t’y intéresser, je t…
— Non, Henri, tu ne comprends pas. Ce ne sont pas tes affaires qui ne m’intéressent pas, c’est toi.
Elle avait dit cela sans rien changer à son attitude, toujours simple, souriante, intime, terriblement proche. La douche fut si froide qu’Henri douta d’avoir bien entendu.
— Je ne comprends pas…
— Mais si, mon amour, je suis certaine que tu as parfaitement saisi. Ce n’est pas ce que tu fais qui m’indiffère, c’est ce que tu es.
Il aurait dû se lever à l’instant et partir, mais le regard de Madeleine le retenait. Il n’avait pas envie d’en entendre plus, mais il était captif de la situation, comme un prévenu contraint par le juge d’écouter sa condamnation.
— Je n’ai jamais eu beaucoup d’illusions sur ce que tu étais, expliqua Madeleine. Ni sur ce que nous serions. J’ai été amoureuse un moment, je le reconnais, mais j’ai très vite compris comment tout cela finirait. J’ai seulement fait durer parce que j’avais besoin de toi. Je t’ai épousé parce que j’avais l’âge, que tu me l’as proposé et qu’Aulnay-Pradelle, ça sonnait joliment. Si ça n’avait pas été aussi ridicule d’être ta femme, sans cesse humiliée par tes aventures, j’aurais bien aimé m’appeler ainsi. Tant pis.
Henri s’était levé. Cette fois, il ne se drapa pas dans un honneur de circonstance, ne chercha pas à argumenter, à surenchérir dans le mensonge : Madeleine parlait d’un ton trop sobre, ce qu’elle disait était définitif.
— Ce qui t’a sauvé jusqu’ici, c’est que tu es très beau, mon amour.
Du fond de son lit, les mains sur son ventre, elle admirait son mari qui allait sortir de la chambre et elle lui parlait comme s’ils se quittaient pour la nuit, sur un échange intime et tendre.
— Je suis certaine que tu m’as fait un très joli bébé. Je n’ai jamais espéré plus de ta part. Maintenant qu’il est là (elle tapota gentiment son ventre qui répondit par un son mat), tu peux devenir ce que tu veux, et même rien du tout, cela m’est tout à fait égal. C’est une déception, mais je m’en suis remise parce que j’ai ma consolation. Pour toi, si j’en juge par le peu que j’en sais, je pense que sonne l’heure d’une catastrophe dont tu ne te relèveras pas. Mais elle ne me concerne plus.
Vingt fois Henri avait cassé quelque chose dans des circonstances semblables, un vase, un meuble, une vitre, un bibelot. Au lieu de quoi, ce soir-là, il se leva, sortit et ferma lentement la porte de la chambre de son épouse.
Prenant le couloir, il vit apparaître des images de la Sallevière telle qu’il l’avait vue quelques jours plus tôt, avec l’immense façade admirablement restaurée, les horticulteurs qui avaient commencé à redessiner le vaste jardin à la française, les peintres qui s’apprêtaient à attaquer les plafonds des salles et des chambres, on allait restaurer les angelots et les boiseries…
Assommé par la suite de lâchages survenus en quelques heures, Henri faisait des efforts désespérés pour donner corps à ce cataclysme, mais il n’y arrivait pas, c’étaient des mots, des images, rien de réel.
Tout perdre ainsi, aussi vite qu’il l’avait gagné, il ne parvenait pas à le concevoir.
Il y parvint enfin par la grâce d’un mot prononcé à voix haute, alors qu’il était seul dans le couloir :
— Je suis mort.
Avec les derniers dépôts, le compte bancaire du Souvenir Patriotique annonçait un solde positif de cent soixante-seize mille francs. Albert fit un rapide calcul, il fallait jouer fin, ne pas organiser de sorties trop massives, mais il y avait un tel volume d’affaires, dans cette banque, qu’il n’était pas rare qu’on échangeât sept ou huit millions dans la journée et que les caisses alimentées par un nombre impressionnant de commerces et de grands magasins parisiens voient quotidiennement passer des flux de quatre à cinq cent mille francs, parfois davantage.
Depuis la fin juin, Albert ne vivait plus dans sa propre peau.
Le matin, entre deux nausées, et déjà aussi épuisé qu’après l’attaque d’une position allemande, il se rendait au travail dans un état proche de l’implosion ; il n’aurait pas été surpris que, sur le parvis de l’établissement, la justice ait installé dans la nuit un échafaud pour le guillotiner sans procès devant le personnel réuni au grand complet, M. Péricourt en tête.
Toute la journée, il évoluait dans une torpeur brumeuse, les voix lui parvenaient avec un énorme retard ; quand on lui parlait, il fallait traverser son mur d’angoisse. Albert vous regardait comme si vous l’aviez percuté avec le jet d’une lance à incendie. « Hein, quoi ? » étaient toujours ses premiers mots, on n’y faisait plus attention, on le connaissait.
Dans le cours de la matinée, il déposait sur le compte du Souvenir Patriotique les règlements parvenus la veille et, de la vapeur bouillonnante qui lui noyait le cerveau, il tentait d’extraire le montant de ce qu’il allait prélever en espèces. Puis, lorsque commençait le roulement des employés à chaque caisse pour la pause de midi, il profitait de chaque passage à un guichet pour effectuer ses débits en signant d’une main fébrile Jules d’Épremont, comme si le client s’était présenté lui-même à la banque à l’heure du déjeuner. Au fur et à mesure des prélèvements, il fourrait les billets dans sa sacoche qui enflait jusqu’à être, en début d’après-midi, quatre fois plus ventrue que le matin.
À deux reprises, le soir, en se dirigeant vers la porte à tambour et en s’entendant héler par un collègue, ou parce qu’il avait cru percevoir de la suspicion dans le regard d’un client, il avait commencé à pisser dans son pantalon et avait dû héler un taxi pour rentrer à la maison.
Les autres fois, il passait la tête sur le trottoir avant de sortir, histoire de vérifier que l’échafaud absent le matin n’avait pas été dressé dans la journée devant sa station de métro, sait-on jamais.
Dans son cartable, qui servait à la plupart des employés à transporter leur déjeuner, Albert rapportait ce soir-là quatre-vingt-dix-neuf mille francs en grosses coupures. Pourquoi pas cent mille, une question de superstition penserez-vous, eh bien, pas du tout : une affaire d’élégance. C’était de l’esthétique — de comptable, évidemment, il faut relativiser —, mais de l’esthétique tout de même, parce que, avec cette somme, le Souvenir Patriotique pouvait s’enorgueillir d’avoir escroqué un million cent onze mille francs. Pour Albert, c’était joli tous ces 1 qui se suivaient. Le minimum fixé par Édouard était donc très largement dépassé et, à titre plus personnel, c’était, pour Albert, un jour de victoire. Nous étions le samedi 10 juillet, il avait sollicité de sa direction un congé exceptionnel de quatre jours à l’occasion de la fête nationale et, comme à l’heure de la réouverture de la banque, le 15 juillet, il serait normalement sur le bateau en route pour Tripoli, ce jour-là était son dernier à la banque. Comme lors de l’armistice de 1918, sortir vivant de cette aventure le laissait pantois. Un autre que lui se serait cru immortel. Mais Albert n’arrivait pas à s’imaginer une seconde fois survivant ; le moment de l’embarquement pour les colonies avait beau approcher, il n’y croyait pas vraiment tout à fait.
— À la semaine prochaine, monsieur Maillard !
— Hein ? Quoi ? Euh… Oui, bonsoir…
Puisqu’il était encore vivant et que le million emblématique était atteint et même dépassé, Albert se demandait s’il ne serait pas judicieux de changer les billets de train et de bateau, et d’anticiper le départ. Mais sur cette question, il était plus déchiré que sur le reste.
Partir, oui, très vite, tout de suite même si cela avait été possible… Mais Pauline ?
Cent fois, il avait essayé de lui parler, autant de fois il avait renoncé. Pauline était merveilleuse, du satin dehors et du velours dedans, et savante à un point ! Mais elle était de ces filles du peuple avec lesquelles on fait les bourgeoises. Le mariage en blanc, l’appartement, les enfants, trois, peut-être quatre, c’était là tout l’horizon. Si cela n’avait tenu qu’à lui, une petite vie tranquille avec Pauline et des enfants, quatre pourquoi pas, Albert aurait été d’accord, il aurait même bien aimé garder son emploi à la banque. Mais maintenant qu’il était un escroc patenté, et bientôt, si Dieu le voulait, de niveau international, cette perspective s’évanouissait et avec elle Pauline, le mariage, les enfants, l’appartement et la carrière bancaire. Il ne restait qu’une solution : tout lui avouer, la décider à partir avec lui, dans trois jours, avec un million de francs en grosses coupures dans une valise, un copain au visage ouvert en deux comme une pastèque et la moitié de la police française à leurs trousses.
Autant dire, impossible.
Ou partir seul.
Quant à demander conseil à Édouard, c’était parler à un mur. Finalement, même s’il l’aimait infiniment, et pour toutes sortes de raisons très contradictoires, Albert trouvait Édouard assez égoïste.
Il passait le voir tous les deux jours, entre la mise à l’abri des fonds et les retrouvailles avec Pauline. L’appartement de l’impasse Pers étant maintenant déserté, Albert n’avait pas jugé prudent d’y laisser la fortune sur laquelle leur avenir reposait. Il avait cherché une solution, il aurait pu louer un coffre dans une banque, mais il n’avait pas confiance, il avait préféré la consigne de la gare Saint-Lazare.
Chaque soir il retirait sa valise, s’installait dans les toilettes du buffet pour y mettre le revenu de la journée, puis il la rendait à l’employé. Il passait pour un représentant de commerce. En gaines et corsets, avait-il déclaré, il n’avait pas trouvé autre chose. Les employés lui adressaient des œillades complices auxquelles il répondait par un petit signe modeste qui, évidemment, accroissait encore sa réputation. Pour le cas où il aurait fallu détaler à toute vitesse, Albert avait également déposé un immense carton à chapeau qui contenait le cadre avec la tête de cheval dessinée par Édouard, dont il n’avait jamais réparé la vitre et, par-dessus, enveloppé dans du papier de soie, le masque du cheval. Obligé de partir précipitamment, il savait qu’il laisserait plutôt la valise de billets que ce carton.
Après la consigne de la gare, et avant d’aller retrouver Pauline, Albert se rendait au Lutetia, ce qui le mettait dans un état effroyable. Pour passer inaperçu, un palace parisien…
— Ne t’inquiète pas ! avait écrit Édouard. Plus c’est visible, moins on le voit. Regarde Jules d’Épremont ! Personne ne l’a jamais vu, et pourtant, tout le monde lui fait confiance.
Il avait éclaté de l’un de ces rires chevalins qui vous faisaient dresser les cheveux sur la tête.
Albert avait d’abord compté les semaines, puis les jours. Mais maintenant, depuis qu’Édouard, sous son vrai-faux nom d’Eugène Larivière, était descendu commettre ses excentricités dans un grand hôtel, il comptait les heures et même les minutes qui les séparaient du départ, fixé le 14 juillet par le train quittant Paris pour Marseille à 13 heures et permettant d’attraper, le lendemain, le SS D’Artagnan de la Compagnie des messageries maritimes à destination de Tripoli.
Trois billets.
Ce soir-là, ses dernières minutes dans le ventre de la banque furent aussi difficiles à vivre qu’un accouchement, chaque pas lui coûta, puis, enfin, il fut dehors. Devait-il réellement y croire ? Le temps était beau, sa sacoche lourde. À droite, pas d’échafaud ; à gauche, pas de compagnie de gendarmerie…
Rien d’autre que, sur le trottoir opposé, la petite silhouette mince de Louise.
Cette vision lui fit un choc, un peu comme lorsque vous croisez dans la rue un commerçant que vous n’avez vu que derrière son étal, vous le reconnaissez mais vous sentez que ce n’est pas dans l’ordre des choses. Louise n’était jamais venue le chercher. Il se demanda, en traversant précipitamment la rue, de quelle manière elle avait trouvé l’adresse de la banque, mais cette petite passait son temps à écouter, elle devait même en savoir long sur leurs affaires.
— C’est Édouard…, dit-elle. Il faut venir tout de suite.
— Quoi, Édouard, qu’est-ce qu’il y a ?
Mais Louise ne répondit pas, elle avait levé la main et arrêté un taxi.
— Hôtel Lutetia.
Dans la voiture, Albert posa sa sacoche entre ses pieds. Louise regardait droit devant elle, comme si elle conduisait le taxi. Une chance pour Albert, Pauline, de service ce soir-là, finirait tard, et comme elle reprenait le lendemain de bonne heure, elle dormirait « chez elle ». Pour une domestique, ça signifiait chez les autres.
— Mais enfin…! demanda Albert au bout d’un moment. Qu’est-ce qu’il a Éd…
Il surprit le regard du chauffeur dans le rétroviseur et se reprit précipitamment :
— Qu’est-ce qu’il a, Eugène ?
Le visage de Louise était voilé, comme celui des mères ou des épouses angoissées.
Elle se tourna vers lui, écarta les mains. Elle avait les yeux mouillés.
— On dirait qu’il est mort.
Albert et Louise traversèrent le hall du Lutetia d’un pas qu’ils espéraient normal. Rien de plus voyant. Le liftier fit semblant de ne pas remarquer leur nervosité, il était jeune, mais déjà très professionnel.
Ils trouvèrent Édouard par terre, le dos appuyé contre son lit, les jambes allongées. Très mal en point, mais pas mort. Louise réagit avec son sang-froid habituel. La chambre empestait le vomi, elle ouvrit une à une toutes les fenêtres et fabriqua des serpillières avec tout ce qu’elle trouva de serviettes dans la salle de bains.
Albert se mit à genoux et se pencha vers son ami.
— Eh ben alors, mon vieux ? Ça va pas ?
Édouard dodelinait de la tête, ouvrait et fermait les yeux spasmodiquement. Il ne portait pas de masque, la béance de son visage exhalait une odeur putride si intense qu’elle contraignit Albert à reculer. Il prit une longue inspiration puis saisit son camarade sous les aisselles et parvint à le coucher sur le lit. Un type qui n’a pas de bouche, pas de mâchoires, rien qu’un trou et les dents du haut, vous ne savez pas comment faire pour lui tapoter les joues. Albert obligea Édouard à ouvrir les yeux.
— Tu m’entends ? répétait-il. Dis, tu m’entends ?
Et comme il n’obtenait aucune réaction, il passa directement à la manière forte. Il se leva, fila à la salle de bains et remplit un grand verre d’eau.
Lorsqu’il se retourna pour revenir à la chambre, il fut tellement surpris qu’il lâcha le verre et, pris d’un malaise, dut s’asseoir par terre.
Accroché au dos de la porte comme une robe de chambre à une patère, un masque.
Un visage d’homme. Celui d’Édouard Péricourt. Le vrai Édouard. Celui d’avant, parfaitement reproduit ! Il ne manquait que les yeux.
Albert perdit la conscience de l’endroit où il se trouvait, il était dans la tranchée, à quelques pas des marches en bois, harnaché pour l’attaque, tous les autres gars sont là, devant et derrière lui, tendus comme des arcs, prêts à bondir vers la cote 113. Là-bas, le lieutenant Pradelle surveille les lignes ennemies à la jumelle. Devant lui, il y a Berry et, devant Berry, ce type qu’il n’a jamais beaucoup fréquenté, qui se retourne, Péricourt qui lui sourit, un sourire lumineux. Albert lui trouve l’air d’un môme qui va faire une connerie, il n’a même pas le temps de lui répondre, Péricourt s’est déjà retourné.
C’était exactement ce visage qu’il avait ce soir-là devant lui, moins le sourire. Albert en resta tétanisé, il ne l’avait jamais revu, forcément, sauf en rêve, et il était là, émergeant de la porte, comme si Édouard allait apparaître tout entier, tel un fantôme. La chaîne de toutes les images se déclencha, les deux soldats tués d’une balle dans le dos, l’attaque de la cote 113, le lieutenant Pradelle qui le tamponne brutalement à l’épaule, le trou d’obus, la marée de terre qui vient le recouvrir.
Albert hurla.
Louise apparut à la porte, affolée.
Il s’ébroua, fit couler de l’eau, s’en frotta le visage, remplit de nouveau le verre et, sans plus regarder le masque d’Édouard, repassa dans la chambre et alla le déverser entièrement, d’un seul coup, dans la gorge de son camarade, qui aussitôt se redressa sur ses coudes, se mit à tousser comme un damné, comme lui-même autrefois avait dû tousser en revenant à la vie.
Albert lui pencha le torse en avant pour le cas où il vomirait encore, mais non, la quinte de toux mit un long moment avant de s’éteindre. Édouard avait repris ses esprits, il était épuisé si l’on en jugeait par ses yeux cernés et l’abandon de tout son corps qui plongea de nouveau dans un état second. Albert écouta sa respiration qu’il trouva normale. Sans souci de la présence de Louise, il déshabilla son camarade et le coucha dans les draps. Le lit était si large qu’il put s’asseoir près de lui d’un côté sur un oreiller, Louise de l’autre côté.
Ils restèrent tous deux posés là, comme des serre-livres. Chacun tenait une main d’Édouard qui s’endormit avec un inquiétant bruit de gorge.
D’où ils étaient, Louise et Albert pouvaient voir, sur la grande table ronde au milieu de la pièce, la longue seringue fine, le citron coupé en deux et, sur une feuille, des résidus de poudre marron, comme de la terre, le briquet à amadou dont l’étoupe recourbée et nouée avait l’air d’une virgule sous un mot.
Au pied de la table, le garrot en caoutchouc.
Ils restèrent sans parler, perdus dans leurs pensées. Albert n’était pas très savant en la matière, mais le produit ressemblait fort à ce qu’on lui avait proposé naguère, lorsqu’il cherchait de la morphine. C’était l’étape d’après : l’héroïne. Pour se la procurer, Édouard n’avait même pas eu besoin d’intermédiaire…
Curieusement, Albert se demanda À quoi je sers, alors ? comme s’il regrettait de n’avoir pas eu, en plus de tout, cette affaire-là à gérer.
Depuis quand Édouard prenait-il de l’héroïne ? Albert se trouvait dans la situation de ces parents dépassés qui n’ont rien vu venir et se trouvent soudain devant le fait accompli, mais trop tard.
À trois jours du départ…
Qu’est-ce que cela changeait d’ailleurs, trois jours avant ou après ?
— Vous allez partir ?
Le petit esprit de Louise avait suivi le même trajet, elle avait posé la question d’une voix pensive et lointaine.
Albert répondit par un silence. C’était « oui ».
— Quand ? demanda-t-elle, toujours sans le regarder.
Albert ne répondit pas. Ça voulait dire « bientôt ».
Louise se tourna alors vers Édouard et, de son index tendu, elle fit ce qu’elle avait fait le premier jour : elle suivit rêveusement la plaie béante, les chairs boursouflées et rougeoyantes comme une muqueuse à ciel ouvert… Puis elle se leva, alla enfiler son manteau, revint vers le lit, du côté d’Albert cette fois, se pencha et l’embrassa sur la joue, longuement.
— Tu viendras me dire au revoir ?
De la tête Albert répondit « Oui, bien sûr ».
Ça voulait dire « non ».
Louise fit signe qu’elle comprenait.
Elle l’embrassa de nouveau et quitta la chambre.
Son absence provoqua un grand trou d’air, comme on en connaît en aéroplane, paraît-il.
C’était tellement exceptionnel que Mlle Raymond en resta suffoquée. Pour tout dire, depuis qu’elle travaillait pour le maire d’arrondissement, ça ne s’était même jamais vu. Trois fois qu’elle traversait la pièce sans qu’il la reluque, bon, ça encore…, mais trois fois qu’elle faisait le tour de son bureau sans qu’il fourre la main sous sa jupe, index dressé…
Depuis quelques jours, Labourdin n’était plus lui-même, regard vitreux, bouche pendante, Mlle Raymond aurait exécuté la danse des sept voiles, il ne s’en serait pas aperçu. Il avait le teint blanc, se déplaçait lourdement, comme un homme qui s’attend à une attaque cardiaque d’un instant à l’autre. Tant mieux, pensait-elle. Crève, charogne. La soudaine déliquescence de son patron était le premier réconfort qu’elle connaissait depuis son embauche. Une bénédiction.
Labourdin se leva, enfila lentement sa veste, prit son chapeau et sortit de son bureau sans un mot. Un pan de sa chemise ressortait par-dessus le pantalon, le genre de détail qui transforme n’importe quel homme en pouilleux. Dans sa démarche pesante, il y avait quelque chose du bovin qui part à l’abattoir.
À l’hôtel Péricourt, on lui annonça que Monsieur n’était pas là.
— Je vais attendre…, dit-il.
Puis il poussa la porte du salon, s’effondra dans le premier canapé, l’œil vide, et c’est dans cette position que, trois heures plus tard, M. Péricourt le trouva.
— Qu’est-ce que vous faites là, vous ? demanda-t-il.
L’entrée de M. Péricourt le plongea dans la confusion.
— Ah ! Président… président…, dit Labourdin en essayant de se lever.
Voilà tout ce qu’il trouva, persuadé qu’avec ce mot de « président », il avait tout dit, tout expliqué.
Malgré son agacement, M. Péricourt avait vis-à-vis de Labourdin des bontés d’agriculteur. « Expliquez-moi ça », lui disait-il parfois avec cette patience qu’on ne prodigue qu’aux vaches et aux imbéciles.
Mais ce jour-là, il resta glacial, contraignant Labourdin à redoubler d’énergie pour s’extraire du canapé et expliquer, comprenez bien, président, rien ne laissait supposer, vous-même, j’en suis certain, et tout le monde, comment imaginer une chose pareille, etc.
Son interlocuteur laissa couler le flot de mots inutiles. Il n’écoutait d’ailleurs plus. Pas la peine d’aller plus loin. Labourdin, lui, poursuivait ses lamentations :
— Ce Jules d’Épremont, président, imaginez-vous qu’il n’existe pas !
Il en était presque admiratif.
— Enfin, quoi ! Un membre de l’Institut qui travaille aux Amériques, comment ça peut ne pas exister ! Ces esquisses, ces dessins admirables, ce projet sublime ont bien été réalisés par quelqu’un, tout de même !
Arrivé à ce stade, Labourdin avait impérativement besoin d’une relance, faute de quoi son esprit se mettrait à tourner en boucle, ça pouvait durer des heures.
— Et donc, il n’existe pas, résuma M. Péricourt.
— C’est ça ! clama Labourdin, sincèrement heureux d’être si bien compris. L’adresse, 52, rue du Louvre, imaginez-vous qu’elle n’existe pas non plus ! Et savez-vous ce que c’est ?
Silence. Quelles que soient les circonstances, Labourdin raffolait des devinettes, les crétins adorent les effets.
— La poste ! rugit-il. Le bureau de poste ! Il n’y a pas d’adresse, c’est une boîte postale !
Il était ébloui par la finesse du stratagème.
— Et c’est maintenant que vous vous en apercevez…
Labourdin interpréta le reproche comme un encouragement.
— Exactement, président ! Remarquez (il leva l’index pour souligner la subtilité de son approche), j’avais un petit doute. Certes, on avait reçu le récépissé, une lettre tapée à la machine qui expliquait que l’artiste était aux Amériques, et tous ces dessins que vous connaissez, mais enfin, moi…
Il fit alors une moue dubitative accompagnée d’un mouvement de tête destiné à exprimer ce que les mots étaient impuissants à traduire : sa profonde perspicacité.
— Et vous avez payé ? coupa M. Péricourt, glacial.
— Mais, mais, mais, mais… comment voulez-vous ? Bien sûr, président, que nous avons payé !
Il était formel.
— Sans règlement, pas de commande ! Et sans commande, pas de monument ! On ne pouvait pas faire autrement ! Nous avons réglé l’acompte au Souvenir Patriotique, bien obligés !
Joignant le geste à la parole, il extirpa de sa poche une sorte de journal. M. Péricourt le lui arracha. Il le feuilleta nerveusement. Labourdin ne le laissa pas même poser la question qu’il avait sur les lèvres.
— Cette société, elle n’existe pas ! hurla-t-il. C’est une société…
Il s’arrêta brutalement. Ce mot, qu’il avait pourtant tourné et retourné depuis deux jours, venait de lui échapper.
— C’est une société…, reprit-il, parce qu’il avait remarqué que son cerveau fonctionnait un peu comme un moteur d’automobile, plusieurs coups de manivelle, et parfois, ça redémarrait. Imaginaire ! C’est ça, imaginaire !
Il sourit de toutes ses dents, passablement fier d’avoir surmonté cette adversité linguistique.
M. Péricourt continuait de feuilleter le mince catalogue.
— Mais, dit-il, ce sont là des modèles industriels.
— Euh… oui, risqua Labourdin, qui ne voyait pas où le président voulait en venir.
— Labourdin, nous, nous avons commandé une œuvre originale, non ?
— Aaahhhhh ! hurla Labourdin, qui avait oublié cette question, mais se souvenait d’avoir préparé la réponse. Exact, cher président, très originale, même ! C’est que, voyez-vous, M. Jules d’Épremont, membre de l’Institut, est l’auteur à la fois de modèles industriels et d’œuvres comme qui dirait « sur mesure » ! Il sait tout faire, cet homme-là !
Il se rappela alors qu’il parlait d’un être purement fictif.
— Enfin… il savait tout faire, ajouta-t-il en baissant la voix, comme s’il s’agissait d’un artiste mort et, de ce fait, dans l’impossibilité d’honorer une commande.
En feuilletant les pages du catalogue et en regardant les modèles présentés, M. Péricourt prenait la dimension de l’escroquerie : nationale.
Le scandale allait être terrible.
Sans égard pour Labourdin qui remontait son pantalon à deux mains, il tourna les talons, regagna son bureau et se trouva face à l’étendue de son échec.
Tout autour de lui, les dessins encadrés, les esquisses, les projections de son monument hurlaient son humiliation.
Ce n’était pas tant l’argent dépensé, ni même, pour un homme comme lui, de s’être fait gruger, non, ce qui le retournait, c’est qu’on se fût moqué de son malheur. Son argent, sa réputation, passe encore, il en avait de reste et le monde des affaires lui avait appris combien la rancune est mauvaise conseillère. Mais ridiculiser son malheur revenait à mépriser la mort de son fils. Comme lui-même autrefois. Ce monument aux morts, au lieu de réparer tout le mal qu’il avait infligé à son fils, venait doubler la mise. L’expiation espérée tournait au grotesque.
Le catalogue du Souvenir Patriotique proposait une gamme d’articles industriels avec une promotion alléchante. Combien en avait-on vendu de ces monuments imaginaires ? Combien de familles avaient versé de l’argent pour ces chimères ? Combien de communes s’étaient fait voler comme au coin d’un bois, victimes de leur naïveté ? Qu’on pût avoir l’audace, qu’on pût même avoir l’idée de détrousser tant de gens malheureux, c’était proprement renversant.
M. Péricourt n’était pas un homme suffisamment généreux pour se sentir proche des victimes qu’il pressentait en nombre, ni avoir envie de leur venir en aide. Il ne pensait qu’à lui, à son malheur à lui, à son fils à lui, à son histoire à lui. Ce dont il souffrait, c’était d’abord que le père qu’il n’avait pas été, jamais il ne parviendrait à le devenir. Mais, de manière plus égotiste encore, il était vexé comme s’il avait été visé personnellement : ceux qui avaient payé pour ces modèles industriels avaient été les dindons d’une mystification générale, tandis que lui, avec sa commande d’un monument sur mesure, se sentait l’objet d’une extorsion individuelle.
Cette défaite blessait intensément son orgueil.
Fourbu, écœuré, il s’assit à son bureau et rouvrit le catalogue qu’il avait, sans y penser, froissé entre ses mains. Il lut attentivement la longue lettre que l’escroc adressait aux maires des villes et des villages. Propos astucieux, rassurants, d’allure tellement officielle ! M. Péricourt s’arrêta un instant sur l’argument qui, probablement, avait assuré la réussite de l’abus de confiance, cette remise exceptionnelle, forcément très attractive pour les budgets modestes, l’effet d’aubaine… Et même, cette date du 14 juillet si symbolique…
Il releva la tête, tendit le bras et consulta son calendrier.
Les escrocs laissaient peu de temps aux clients pour réagir ou vérifier à qui ils avaient affaire. Pour peu qu’ils aient reçu un récépissé en bonne et due forme en échange de leur commande, ils n’avaient pas de raisons de s’inquiéter avant le 14 juillet, date du terme de la prétendue promotion. Nous étions le 12. Ce n’était plus qu’une question de jours. Puisque personne ne parlait d’eux, les escrocs attendraient à coup sûr d’avoir raflé les dernières avances avant de s’enfuir. Quant aux clients, les plus avisés ou les plus suspicieux chercheraient bientôt à vérifier que leur confiance avait été bien placée.
Qu’allait-il alors se passer ?
Le scandale éclaterait. Dans un jour ou deux, ou trois. Ce n’était peut-être même qu’une question d’heures.
Et ensuite ?
Les journaux rivaliseraient d’émotion, la police serait sur les dents ; les députés, outragés au nom de la nation, se draperaient dans leur vertu patriotique…
— Foutaises, murmura M. Péricourt.
Et quand bien même on retrouverait ces voyous, qu’on les arrêterait, ce serait quoi, trois, quatre années d’instruction, un procès, d’ici là tout le monde se serait calmé.
Même moi, pensa-t-il.
Cette idée ne l’apaisa pas : demain ne comptait pas, c’est aujourd’hui qu’il souffrait.
Il referma le catalogue, le lissa du plat de la main.
Jules d’Épremont et ses complices, lorsqu’ils seraient arrêtés (s’ils l’étaient un jour), cesseraient d’être des individus. Ils deviendraient des phénomènes d’actualité, des curiosités, comme Raoul Villain l’avait été, comme Landru le devenait.
Livrés à la furie générale, les coupables n’appartiendraient plus à leurs victimes. Et lui, Péricourt, qui pourrait-il haïr lorsque ces bandits seraient la propriété de tout le monde ?
Pire, son nom se retrouverait au centre de ce procès ! Et si, par malheur, il avait été le seul à commander une œuvre sur mesure, serait-il le seul dont on dirait : voyez celui-là, il a mis cent mille francs dans le commerce, le voilà Gros-Jean comme devant ! Il suffoqua à cette idée car il passerait, aux yeux de tous, pour un pigeon, un jobard. Lui, l’industriel couronné de succès, le banquier redouté, s’était fait estamper dans les grandes largeurs par des escrocs de bas étage.
Les mots lui manquaient.
La blessure d’amour-propre l’aveugla.
Il se passa en lui quelque chose de mystérieux et de définitif : les hommes qui avaient commis ce crime, il les voulait, comme rarement il avait désiré quelque chose, avec une ardeur folle. Il ne savait pas ce qu’il en ferait, mais il les voulait, voilà tout.
Des crapules. Une bande organisée. Avaient-ils déjà quitté le pays ? Peut-être pas.
Pouvait-on les retrouver avant la police ?
Il était midi.
Il tira le cordon et ordonna que l’on appelle son gendre qu’il vienne.
Toutes affaires cessantes.
Henri d’Aulnay-Pradelle entra dans le vaste bureau de poste de la rue du Louvre en milieu d’après-midi et choisit un banc permettant d’observer les rangées de boîtes postales qui tapissaient le mur, non loin du monumental escalier conduisant à l’étage.
La boîte no 52 était située à une quinzaine de mètres de lui. Il fit mine de s’absorber dans la lecture de son journal, mais comprit vite qu’il ne pourrait pas rester à cette place bien longtemps. Avant de relever la boîte, les margoulins devaient sans doute observer un long moment pour voir s’il n’y avait rien d’anormal et ils ne devaient certainement pas passer en milieu de journée, mais plutôt le matin. Enfin, maintenant qu’il se trouvait sur les lieux, il se voyait englué dans la pire de ses craintes : il y avait aujourd’hui, pour les escrocs, davantage de risques à venir chercher les derniers paiements qu’à prendre un train pour l’autre bout de l’Europe ou un bateau pour l’Afrique.
Ils ne viendraient pas.
Or le temps lui était compté.
Cette idée lui ruina le moral.
Quitté par son personnel, lâché par ses associés, renié par son beau-père, abandonné par sa femme, sans plus aucune perspective face à la catastrophe qui s’annonçait… Il avait vécu les trois pires jours de son existence jusqu’à cet appel in extremis, ce coursier venu le chercher en urgence, ce mot griffonné sur une carte de visite de Marcel Péricourt : « Venez me voir immédiatement. »
Le temps de prendre un taxi, d’arriver boulevard de Courcelles, de croiser Madeleine à l’étage… Toujours à sourire aux anges, celle-là, une oie en train de pondre. Même pas l’air de se souvenir qu’elle l’avait froidement condamné deux jours plus tôt.
— Ah, on t’a trouvé, mon chéri ?
Comme soulagée. Quelle salope. Elle avait envoyé le coursier le chercher jusque dans le lit de Mathilde de Beausergent, c’était à se demander comment elle était informée.
— On ne t’a pas interrompu avant l’orgasme, j’espère ! demanda Madeleine.
Et comme Henri passait devant elle sans répondre, elle ajouta :
— Ah oui, tu montes voir papa… Encore une affaire d’hommes, ce que vous pouvez être pénibles…
Puis elle croisa les mains sur son ventre et revint à son activité préférée qui consistait à deviner si c’était les pieds qui faisaient ces bosses, ou les talons, ou les coudes, il remuait comme un poisson, ce petit animal-là ; elle adorait parler avec lui.
À mesure que le temps passait, que les innombrables clients se pressaient aux guichets, que s’ouvraient toutes les boîtes postales sauf celle qu’il surveillait, Henri changea de position, de banc, d’étage, monta où l’on pouvait fumer en scrutant le rez-de-chaussée. Cette inaction le tuait à petit feu, mais que faire d’autre ? Il se remit à maudire le vieux Péricourt, par la faute duquel il poireautait là, impuissant. Il l’avait trouvé très affecté. Cet homme mourrait debout, mais l’épuisement se lisait sur toute sa personne, ses épaules tassées, ses cernes violets… Il y avait quelque temps qu’il donnait des signes de faiblesse, mais son état paraissait s’être encore dégradé. Au Jockey, on murmurait que, depuis son malaise de novembre dernier, il n’était plus vraiment le même. Le docteur Blanche, un vrai sphinx pourtant, baissait les yeux lorsqu’on parlait de Marcel Péricourt, c’était tout dire. Indice qui ne trompait pas, en Bourse, certaines actions de son groupe avaient été données à la baisse. Depuis, elles étaient remontées, mais tout de même…
Qu’Henri soit ruiné quand le vieux crabe viendrait à caner, c’est-à-dire trop tard, était insupportable. Si seulement il pouvait passer l’arme à gauche maintenant plutôt que dans six mois ou dans un an… Certes, le testament était verrouillé, tout comme le contrat de mariage, mais Henri conservait une confiance indéfectible dans sa capacité à obtenir ce qu’il voulait des femmes, qualité qui ne s’était démentie qu’avec la sienne (un comble). Mais si cela était nécessaire, il puiserait dans ses réserves, et Madeleine, il n’en ferait qu’une bouchée ; la fortune du vieux, il en aurait sa part, parole de soldat. Quel gâchis. Il en avait trop voulu ou trop vite… Inutile de revenir sur le passé, c’était ainsi, Henri était un homme d’action, pas du genre à se lamenter.
— Vous allez au-devant de gros ennuis, avait dit le vieux Péricourt lorsque Henri s’était assis devant lui, tenant encore à la main la carte de visite qui lui intimait l’ordre de venir.
Henri n’avait pas répondu parce que c’était vrai. Ce qui était encore rattrapable — les petits problèmes dans les cimetières — devenait, avec l’accusation de corruption de fonctionnaire, une difficulté quasiment insurmontable.
Quasiment. C’est-à-dire pas totalement insurmontable.
Or, justement, si Péricourt le réclamait, s’il s’abaissait à le demander, s’il allait jusqu’à le faire chercher dans le lit d’une de ses maîtresses, c’est qu’il avait terriblement besoin de lui.
De quoi s’agissait-il pour qu’il en soit réduit à l’appeler, lui, Henri d’Aulnay-Pradelle, dont il ne prononçait le nom qu’avec dédain ? Henri n’en avait pas la moindre idée, sauf qu’il était là, dans le bureau du vieux, assis et non plus debout, qu’il n’avait rien sollicité. Une lueur venait de se profiler, un espoir. Il ne posa aucune question.
— Sans moi, vos ennuis sont insolubles.
Henri commit une première erreur due à son amour-propre, il se permit une petite moue sceptique. M. Péricourt réagit avec une violence que son gendre ne lui connaissait pas.
— Vous êtes mort ! hurla-t-il. Vous entendez ? Mort ! Avec ce que vous avez sur le dos, l’État va tout vous prendre, vos biens, votre réputation, tout, vous ne vous en relèverez pas ! Et vous finirez en prison.
Henri appartenait à cette espèce d’hommes qui, après une erreur tactique majeure, sont capables de manifester une excellente intuition. Il se leva et sortit.
— Restez là ! cria M. Péricourt.
Sans l’ombre d’une hésitation, Henri fit demi-tour, traversa la pièce d’un pas décidé, planta ses mains à plat sur le bureau de son beau-père, se pencha et dit :
— Alors, arrêtez de m’emmerder. Vous avez besoin de moi. Je ne sais pas pour quoi, mais que les choses soient claires, quoi que vous me demandiez, mes conditions seront les mêmes. Le ministre est à vous ? Très bien, alors vous intervenez personnellement auprès de lui, vous faites balancer à la poubelle tout ce qui m’incrimine, je ne veux plus aucune charge contre moi.
Après quoi, il reprit sa place dans le fauteuil, croisa les jambes, on aurait juré qu’il était au Jockey et attendait que le majordome lui apporte son verre de fine. N’importe qui, dans cette situation, aurait tremblé, se demandant ce qu’en échange on allait exiger de lui, mais pas Henri. Depuis trois jours qu’il remuait la déconfiture à laquelle il était promis, il se sentait prêt à tout. Dites-moi qui il faut tuer.
M. Péricourt dut tout expliquer : sa commande d’un monument aux morts, l’escroquerie à l’échelle du pays, mais dont il était peut-être la victime la plus conséquente, la plus en vue. Henri eut le bon goût de ne pas sourire. Et il commençait à comprendre ce que son beau-père allait lui demander.
— Le scandale est imminent, expliqua Marcel Péricourt. Si la police les arrête avant qu’ils s’enfuient, tout le monde va s’emparer d’eux, le gouvernement, la justice, les journaux, les associations, les victimes, les anciens combattants… Je ne le veux pas. Trouvez-les.
— Que voulez-vous en faire ?
— Cela ne vous regarde pas.
Henri fut certain que Péricourt n’en savait rien lui-même mais ce n’était pas son affaire.
— Pourquoi moi ? demanda-t-il.
Il se mordit aussitôt la langue mais c’était trop tard.
— Pour trouver ces crapules, il faut une crapule du même acabit.
Henri encaissa la gifle. M. Péricourt regretta son insulte non parce qu’il était allé trop loin mais parce qu’elle risquait d’être contre-productive.
— De plus, le temps presse, ajouta-t-il d’une voix plus conciliante. C’est une affaire d’heures. Et je n’ai que vous sous la main.
Vers dix-huit heures, après une douzaine de changements de position, il dut se rendre à l’évidence : la stratégie de l’attente au bureau de poste du Louvre ne fonctionnerait pas. Du moins, pas ce jour-là. Et personne ne pouvait dire s’il y aurait un lendemain.
Quelle solution avait Henri, hormis attendre à la poste du Louvre l’hypothétique venue des clients de la boîte postale no 52 ? L’imprimerie qui avait fabriqué le catalogue ?
— N’y allez pas, avait dit Péricourt. Vous allez devoir poser des questions, et si la nouvelle se répand qu’on s’inquiète de cette imprimerie, on remontera à ses clients, à cette société, à l’escroquerie, et ce sera le scandale.
Si ce n’était l’imprimerie, restait la banque.
Le Souvenir Patriotique avait reçu des règlements de ses clients, mais pour savoir à quelle banque avaient été versés les fonds collectés, il fallait du temps, des autorisations, toutes choses dont Henri ne disposait pas.
Il en revenait toujours là : le bureau de poste ou rien.
Il obéit à son tempérament et choisit la transgression. Malgré l’interdiction de M. Péricourt, il se fit conduire à l’imprimerie Rondot, rue des Abbesses.
Dans le taxi, il feuilleta une fois de plus le catalogue du Souvenir Patriotique que son beau-père lui avait remis… La réaction de M. Péricourt dépassait celle d’un homme d’affaires aguerri victime d’une escroquerie, il en faisait une question personnelle. Alors, de quoi s’agissait-il ?
Le taxi resta bloqué un long moment rue de Clignancourt. Henri referma le catalogue, vaguement admiratif. Il allait à la recherche d’escrocs chevronnés, une bande structurée, expérimentée, contre laquelle il avait peu de chances parce qu’il possédait peu d’éléments et disposait d’encore moins de temps. Il ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine admiration pour la qualité de cette arnaque. Ce catalogue confinait au chef-d’œuvre. S’il n’avait été aussi tendu vers un résultat dont sa vie dépendait, il en aurait souri. Au lieu de quoi, il se jura que s’il s’agissait de sa peau contre la leur, il allait arroser cette petite bande à la grenade offensive, au gaz moutarde, à la mitrailleuse, s’il le fallait. Qu’on lui laisse seulement un trou de souris pour passer, il ferait un carnage. Il sentit ses abdominaux, ses pectoraux se durcir, ses lèvres se serrer…
C’est ça, pensa-t-il. Laissez-moi une chance sur dix mille, et vous êtes morts.
« Il est un peu souffrant », répondait Albert à tous ceux qui, au Lutetia, s’inquiétaient de n’avoir aucune nouvelle de Monsieur Eugène. Depuis deux jours, on ne le voyait plus, il n’appelait plus ; on s’était habitué aux pourboires exceptionnels, aussi, d’un coup, ne plus en recevoir provoquait des déceptions.
Albert refusa qu’on appelle le médecin de l’hôtel. Il vint tout de même, Albert entrouvrit la porte, il va mieux, merci, il se repose, et referma.
Édouard n’allait pas mieux, il ne se reposait pas, il vomissait tout ce qu’il avalait, sa gorge produisait un bruit de soufflet de forge et sa fièvre ne tombait pas. Il mettait beaucoup de temps à redescendre. Serait-il en mesure de voyager ? s’interrogeait Albert. Comment diable s’était-il procuré de l’héroïne ? Albert ne savait pas si c’était une grosse quantité, il n’y connaissait rien. Et si cela ne suffisait pas, si Édouard avait besoin de nouvelles doses pendant la traversée de plusieurs jours, qu’allaient-ils devenir ? Albert, n’ayant jamais pris le bateau, redoutait le mal de mer. S’il était dans l’impossibilité de s’occuper de son camarade, qui s’en chargerait ?
Lorsqu’il ne dormait pas ou ne vomissait pas à gorge déployée le peu qu’Albert parvenait à lui faire ingurgiter, Édouard demeurait les yeux au plafond, sans bouger ; il ne se levait que pour aller aux toilettes, Albert guettait. « Ne ferme pas la porte à clé, disait-il, s’il arrive quelque chose, que je puisse venir te porter secours. » Jusque dans les toilettes…
Il ne savait plus où donner de la tête.
Il consacra son dimanche entier à soigner son camarade. Édouard restait le plus souvent allongé, en nage, saisi de spasmes violents suivis de râles. Albert effectuait des allers-retours entre la chambre et la salle de bains avec des linges frais, commandait des laits-de-poule, des bouillons de viande, des jus de fruits. En fin de journée, Édouard réclama une dose d’héroïne.
— Pour m’aider, écrivit-il fébrilement.
Par faiblesse, parce que l’état de son camarade l’affolait, que l’échéance du départ le paniquait, Albert accepta, mais le regretta aussitôt : il n’avait pas la moindre idée de la manière de s’y prendre et, une fois de plus, il mettait le doigt dans un engrenage…
Malgré ses gestes, rendus approximatifs par l’excitation et une immense fatigue, on voyait qu’Édouard avait l’habitude ; Albert découvrait une nouvelle infidélité, il en fut blessé. Il joua néanmoins les assistants, tint la seringue, frotta la roulette sur la mèche d’amadou…
Cela ressemblait beaucoup à leurs débuts. La luxueuse suite du Lutetia n’avait rien à voir avec l’hôpital militaire où, deux ans plus tôt, Édouard avait failli mourir de septicémie en attendant d’être transféré dans un hôpital parisien, mais la proximité des deux hommes, les soins paternels que le premier administrait au second, la dépendance d’Édouard, son malheur profond, sa détresse qu’Albert, avec générosité, mauvaise conscience, maladresse, tentait d’endiguer, leur rappelaient, à l’un comme à l’autre, des souvenirs dont il était difficile de dire s’ils se révélaient réconfortants ou inquiétants. Cela ressemblait à une boucle qui se fermait, au retour au point de départ.
Immédiatement après l’injection, Édouard reçut une secousse, comme si quelqu’un lui avait brutalement tapé dans le dos en lui tirant la tête en arrière, par les cheveux… Elle ne dura que quelques instants ; il se coucha sur le côté, son bien-être retrouvé se lisait sur ses traits et il se coula dans une torpeur bienfaisante. Albert resta les bras ballants à le regarder dormir. Il sentait son pessimisme en passe de remporter la victoire. Outre qu’il n’avait jamais cru qu’ils réussiraient une double escroquerie à la banque et à la souscription, ni qu’en cas de succès ils arriveraient à quitter la France, il ne voyait plus comment il parviendrait, en charge d’un compagnon aussi mal en point, à prendre le train pour Marseille puis le bateau pour une traversée de plusieurs jours sans se faire remarquer. Et tout ça, sans compter avec Pauline qui lui posait toujours des problèmes redoutables : avouer ? s’enfuir ? la perdre ? La guerre avait été une terrible épreuve de solitude, mais ce n’était rien comparé à cette période de démobilisation qui prenait des allures de descente aux enfers ; à certains moments, il se sentait prêt à se constituer prisonnier pour en finir une fois pour toutes.
Néanmoins, et comme il fallait bien agir, profitant qu’Édouard dormait, en fin d’après-midi, Albert descendit à la réception et confirma que M. Larivière quitterait l’hôtel le 14 à midi.
— Comment ça, vous « confirmez »…? demanda le concierge.
L’homme, grand, au visage sévère, avait fait la guerre et avait vu passer un éclat d’obus si près qu’il en avait perdu une oreille. À quelques centimètres près, il se serait offert la même tête qu’Édouard, mais lui avait eu plus de chance : il pouvait faire tenir sa branche droite de lunette sur le côté avec un ruban adhésif dont la couleur était joliment assortie à ses épaulettes qui masquaient la cicatrice du trou par lequel l’éclat lui était entré dans le crâne. Albert pensa à la rumeur selon laquelle des soldats continuaient de vivre avec un éclat d’obus dans le cerveau, éclat qu’on n’avait pu retirer, mais personne n’en avait jamais rencontré personnellement, de ces blessés-là. Peut-être le concierge était-il un de ces morts debout. Si c’était le cas, ça ne l’avait pas trop diminué ; il avait conservé intacte sa capacité à distinguer le grand monde du petit. Il fit une moue imperceptible. Albert, quoi qu’il dise, malgré son costume propre, ses chaussures cirées, avait des manières populaires, cela devait se reconnaître à ses gestes, à un certain accent peut-être, ou à cette déférence qu’il ne pouvait s’empêcher de manifester devant tous les hommes qui portaient un uniforme, fût-ce celui de concierge.
— Monsieur Eugène nous quitte donc ?
Albert confirma. Ainsi Édouard n’avait pas prévenu de son départ. Avait-il eu jamais l’intention de partir ?
— Mais si ! écrivit Édouard, interrogé à son réveil.
Il traçait des lettres tremblées, mais lisibles.
— Bien sûr, on part le 14 !
— Mais tu n’as rien de prêt…, insista Albert. Je veux dire, pas de valise, pas de vêtements…
Édouard se frappa le front, quel idiot je fais…
Avec Albert, il ne portait quasiment jamais de masque, cette odeur de gorge, d’estomac retourné, était parfois éprouvante.
Au fil des heures, Édouard allait de mieux en mieux. Il s’alimenta de nouveau, et s’il ne tenait pas longtemps sur ses jambes, le lundi, l’amélioration de son état parut réelle, globalement rassurante. Albert, en sortant, hésita à séquestrer le matériel, l’héroïne, le reste des ampoules de morphine, mais estima l’opération difficile ; d’abord, Édouard ne le laisserait pas faire, ensuite, il manquait de courage, le peu de forces dont il disposait, il les mettrait entièrement dans l’attente du départ, à compter les heures.
Puisque Édouard n’avait rien prévu, il alla lui acheter des vêtements au Bon Marché. Pour être certain de ne pas commettre de fautes de goût, il interrogea un vendeur, un homme d’une trentaine d’années qui le toisa des pieds à la tête. Albert voulait quelque chose de « très chic ».
— Quel genre de « chic » cherchons-nous ?
Le vendeur, apparemment très intéressé par la réponse, se penchait vers Albert et le fixait dans les yeux.
— Eh bien, balbutia Albert, chic, c’est-à-dire…
— Oui…?
Albert cherchait… Il n’avait jamais pensé que « chic » pouvait s’entendre autrement que par « chic ». Il désigna sur sa droite un mannequin habillé de pied en cap, du chapeau aux chaussures, manteau compris.
— Ça, je trouve que c’est chic…
— Je comprends mieux, dit le vendeur.
Il décrocha l’ensemble avec précaution, l’étendit sur le comptoir et le contempla en prenant un petit mètre de recul, comme pour admirer une toile de maître.
— Monsieur a très bon goût.
Il recommanda d’autres cravates et chemises, Albert joua l’hésitant, accepta tout, puis il regarda avec soulagement le vendeur emballer la tenue complète.
— Il faudrait aussi… une seconde tenue, dit-il alors. Pour sur place…
— Sur place, très bien, répéta le vendeur en achevant de ficeler les paquets. Mais sur place, où cela ?
Albert ne voulait pas donner sa destination, pas question, au contraire, il fallait ruser.
— Les colonies, déclara-t-il.
— Bien…
Le vendeur sembla soudain très intéressé. Peut-être, lui aussi, avait-il eu naguère des envies, des projets.
— Et une tenue de quel genre, alors ?
L’idée qu’Albert avait des colonies était faite de bric et de broc, de cartes postales, de ouï-dire, d’images dans des magazines.
— Quelque chose qui aille bien là-bas…
Le vendeur plissa les lèvres d’un air entendu, je crois que nous avons ce qu’il vous faut, mais cette fois pas de mannequin avec la tenue complète pour se rendre compte de ce que ça donnait, ici la veste, tâtez-moi ce tissu, là le pantalon, rien de plus élégant mais aussi de plus fonctionnel, et bien sûr, le chapeau.
— Vous êtes certain ? hasarda Albert.
Le vendeur était formel : le chapeau fait l’homme. Albert, qui croyait que c’étaient les chaussures, acheta ce qu’on lui proposa. Le vendeur sourit largement, était-ce l’évocation des colonies, la vente de deux ensembles complets, mais il possédait quelque chose de curieusement carnassier — Albert avait vu cela chez certains responsables de la banque, il n’aima pas du tout, faillit le dire, mais pas de scandale ici, à deux pas de l’hôtel, on partait dans moins de deux jours, inutile de commettre la faute qui ruine tous les efforts.
Albert acheta aussi une malle en cuir fauve, deux valises neuves assorties, dont une servirait à transporter l’argent, un nouveau carton à chapeau pour sa tête de cheval, et il fit livrer le tout au Lutetia.
Il choisit enfin une jolie boîte, très féminine, dans laquelle il mit quarante mille francs. Avant de revenir veiller sur son camarade, il passa au bureau de poste de la rue de Sèvres, pour envoyer le tout à Mme Belmont avec un petit mot précisant que cette somme était destinée à Louise, « pour quand elle serait grande », qu’Édouard et lui comptaient sur elle « afin de les placer au mieux en attendant que la petite soit en âge de les toucher ».
Lorsqu’ils furent livrés, Édouard regarda les vêtements, hocha la tête avec satisfaction, se fendit même d’un geste du pouce en l’air, bravo, parfait. C’est ça, pensa Albert, il s’en fout complètement. Et il alla retrouver Pauline.
Dans le taxi, il révisa son petit discours et arriva tout gonflé d’une bonne résolution, celle de lui expliquer la réalité des choses car cette fois, plus d’échappatoire, nous étions le 12 juillet, il partirait le 14 s’il était encore vivant, c’était maintenant ou jamais. Sa décision relevait de l’incantation parce que, au fond de lui-même, il se savait incapable d’un tel aveu.
Il avait réfléchi aux raisons qui l’avaient jusqu’à présent empêché de s’y résoudre. Toutes revenaient à une question de morale qu’il pressentait insurmontable.
Pauline était de condition modeste, pétrie de catéchisme, fille d’un manœuvre et d’une ouvrière, rien de plus sourcilleux sur la vertu et l’honnêteté que cette catégorie de pauvres.
Elle lui parut plus ravissante que jamais. Albert lui avait acheté un chapeau qui révélait toute la grâce de son visage si parfaitement triangulaire, son sourire lumineux et désarmant.
Sentant Albert gêné, plus silencieux ce soir-là encore qu’à l’accoutumée, toujours prêt à dire quelque chose que finalement il retenait, Pauline vivait un des moments les plus délicieux de sa relation avec lui. Elle n’en doutait pas, il voulait la demander en mariage et ne parvenait pas à se lancer. Albert n’est pas seulement timide, pensait-elle, il est aussi un peu peureux. Adorable, vraiment gentil, mais si vous ne lui tirez pas les vers du nez, vous pouvez attendre les choses jusqu’à la saint-glinglin.
Pour l’heure, elle se délectait de ses tergiversations, se sentait désirée, ne regrettait pas d’avoir cédé à ses avances, ni à ses propres envies. Elle jouait les distraites mais elle était persuadée que c’était du sérieux. Depuis plusieurs jours, voir Albert se contorsionner lui procurait un plaisir qu’elle faisait mine d’ignorer.
Encore ce soir-là (ils dînaient dans un petit restaurant de la rue du Commerce), cette manière qu’il avait eue de dire :
— En fait, vois-tu Pauline, je ne me plais pas trop à la banque, je me demande si je ne devrais pas essayer autre chose…
C’est vrai, pensa-t-elle, on n’envisage pas cela quand on a trois ou quatre enfants, c’est lorsqu’on est encore jeune homme qu’il faut entreprendre.
— Ah oui ? répondit-elle négligemment, l’œil sur le garçon qui apportait les entrées, quoi donc ?
— Eh bien… je ne sais pas, moi…
On aurait dit qu’il avait beaucoup pensé à la question mais jamais à la réponse.
— Une sorte de commerce, peut-être, risqua-t-il.
Pauline devint écarlate. Un commerce… Le sommet de la réussite. Pensez… « Pauline Maillard, frivolités et articles de Paris ».
— Peuh…, répondit-elle. Un commerce de quoi, d’abord ?
Ou même, sans aller si loin : « Maison Maillard. Épicerie, mercerie, vins et liqueurs ».
— Eh bien…
C’est souvent ainsi, songea Pauline, Albert suit son idée, mais son idée, elle, ne le suit pas…
— Peut-être pas un commerce vraiment… Une entreprise, plutôt.
Pour Pauline, qui ne comprenait que ce qu’elle voyait, le concept d’entreprise était beaucoup moins clair.
— Une entreprise de quoi ?
— J’avais pensé au bois exotique.
Pauline suspendit son geste, sa fourchette de poireaux vinaigrette se balança à quelques centimètres de ses lèvres.
— Ça sert à quoi ?
Albert passa aussitôt en rétropédalage :
— Ou peut-être la vanille, le café, le cacao, ce genre de choses…
Pauline approuva gravement, ce qu’elle faisait volontiers lorsqu’elle ne comprenait pas, mais « Pauline Maillard, vanille et cacao », non vraiment, elle ne voyait pas ce que ça pouvait donner. Ni qui ça pouvait intéresser.
Albert comprit qu’il n’avait pas pris la bonne voie.
— C’est juste une idée…
Ainsi, de fil en aiguille, se prenant les pieds dans ses propres raisonnements, il s’éloigna de son propos, renonça ; Pauline lui échappait, il s’en voulait terriblement, avait envie de se lever, de partir, de s’enterrer.
Bon Dieu, s’enterrer…
On en revenait toujours à ça.
Ce qui se produisit à partir du 13 juillet pourrait figurer au programme des écoles d’artificiers ou de démineurs comme un excellent exemple de situation explosive à allumage progressif.
Lorsque Le Petit Journal parut le matin, vers six heures et demie, ce n’était encore qu’un entrefilet prudent, quoique en première page. Le titre n’évoquait qu’une hypothèse, mais très prometteuse :
Trente lignes seulement, mais entre « La conférence de Spa se prolonge sans aboutir », le bilan de la guerre : « L’Europe a perdu 35 millions d’hommes » et le maigre « Programme des festivités du 14 Juillet », dont on rebattait les oreilles qu’il n’aurait rien à voir avec le 14 Juillet précédent qui resterait inégalé, forcément, l’information attira les regards.
Qu’annonçait l’article ? Rien. Ce fut sa force, l’imaginaire collectif eut tout le loisir de s’y engouffrer. On ignorait tout, mais on s’était laissé dire que « peut-être » des communes « auraient » commandé des monuments aux morts à une société « dont on pourrait craindre » qu’elle ne fût une « société de paille ». Impossible de se montrer plus circonspect.
Henri d’Aulnay-Pradelle fut dans les premiers à le lire. Il descendait de taxi et, en attendant l’ouverture de l’imprimerie (il n’était pas sept heures du matin), il acheta Le Petit Journal, tomba sur l’entrefilet, de rage faillit jeter le quotidien dans le caniveau, mais se reprit. Il lut, relut, pesa chaque mot. Il lui restait encore un peu de temps, cela le rassura. Mais pas beaucoup, ce qui décupla sa rage.
L’ouvrier en blouse déverrouillait la porte de l’imprimerie, Henri était déjà sur ses talons, bonjour, il tendit le catalogue du Souvenir Patriotique, vous avez imprimé ça, qui sont vos clients, mais ce n’était pas le patron.
— Tenez, il arrive, le voilà.
Un homme dans la trentaine, portant sa gamelle, le type de l’ancien contremaître qui a épousé la patronne, tenait Le Petit Journal roulé à la main, mais, une chance, ne l’avait pas encore ouvert. Henri impressionnait ces hommes-là parce que tout chez lui respirait « le Monsieur », le genre de client qui ne regarde pas au prix, exigeant et riche. Aussi, lorsque Henri demanda s’il pouvait s’entretenir avec lui, mais comment donc, répondit l’ancien ouvrier, et tandis que les typographes, imprimeurs, compositeurs entamaient leur journée, il désigna la porte vitrée du bureau où il recevait les clients.
Les ouvriers reluquaient discrètement, Henri se tourna pour n’être pas vu, sortit d’emblée deux cents francs et les posa sur la table.
Les ouvriers ne voyaient que le dos du client, lequel avait des gestes calmes, il repartit d’ailleurs bientôt, l’entretien n’avait pas duré, c’était mauvais signe, il n’avait pas passé commande. Et pourtant le patron vint les rejoindre avec un air de satisfaction d’autant plus surprenant qu’il n’aimait pas rater une affaire. Il avait reçu quatre cents francs, il n’en revenait pas, juste pour expliquer au monsieur qu’il ne connaissait pas le nom de son client, un homme de taille moyenne, nerveux, inquiet aurait-on dit, agité, qui avait payé en monnaie sonnante et trébuchante la moitié à la commande, le reste la veille de la livraison, mais on ne savait pas où était allée la marchandise parce qu’un commissionnaire était venu chercher les paquets ; il tirait une charrette avec un seul bras, un sacré gaillard.
— Il est de par ici.
Voilà tout ce qu’Henri avait obtenu. On ne le connaissait pas personnellement, ce commissionnaire à la charrette, mais on l’avait déjà vu ; un bras unique aujourd’hui n’avait rien d’exceptionnel mais faisant métier de tirer une charrette, c’était plus rare.
— Peut-être pas d’ici vraiment, avait dit l’imprimeur, je veux dire, il n’est pas du quartier, mais il doit être des environs…
Il était sept heures et quart.
Dans le hall, essoufflé, exsangue, près de l’apoplexie, Labourdin se planta devant M. Péricourt.
— Président, président (sans même dire bonjour), sachez que je n’y suis absolument pour rien !
Il tendit Le Petit Journal comme s’il était enflammé.
— Quelle catastrophe, président ! Mais je vous donne ma parole…
Comme si sa parole avait jamais compté pour quelque chose.
Il était proche des larmes.
M. Péricourt saisit le journal et alla s’enfermer dans son bureau. Labourdin resta dans le hall, incertain de la conduite à tenir, devait-il partir, y avait-il quelque chose à faire ? Mais il se souvint que le président lui disait souvent : « Ne prenez jamais d’initiative personnelle, Labourdin, attendez toujours qu’on vous dise… »
Il décida d’attendre les ordres, s’installa dans le salon, la bonne apparut, celle dont il avait, quelque temps plus tôt, pincé les tétons, la petite brune, bien excitante. Elle se tint à distance pour lui demander s’il désirait quelque chose.
— Du café, dit-il de guerre lasse.
Labourdin n’avait le cœur à rien.
M. Péricourt relut l’article, le scandale éclaterait ce soir, demain. Il abandonna le journal sur son bureau, sans colère, trop tard. On aurait juré qu’il perdait un centimètre à chaque mauvaise nouvelle, ses épaules tombaient, son échine ployait, il rapetissait.
En s’asseyant à son bureau, il vit le journal à l’envers. L’étincelle provoquée par cet article serait suffisante pour allumer la mèche, songea-t-il.
Avec raison d’ailleurs : dès qu’ils eurent connaissance de l’entrefilet de leur confrère du Petit Journal, les reporters du Gaulois, de L’Intransigeant, du Temps, de L’Écho de Paris s’étaient précipités, on avait commandé des taxis, appelé des contacts. L’administration, interrogée, demeura muette, signe qu’il y avait anguille sous roche. Tout le monde resta sur le pied de guerre, certain que lorsque l’incendie se déclarerait, la prime reviendrait à ceux qui se trouveraient aux avant-postes.
La veille, lorsqu’il avait ouvert la luxueuse boîte du Bon Marché, écarté le papier de soie et découvert l’ensemble ahurissant qu’Albert avait acheté pour lui, Édouard avait poussé un cri de joie. Dès le premier coup d’œil, il avait adoré. Il y avait un pantalon court kaki descendant aux genoux, une chemise beige, une ceinture avec des franges comme on en voyait aux vestes de cow-boys sur les illustrations, de grandes chaussettes montantes couleur ivoire, une veste marron clair, des chaussures de brousse et un chapeau à bords démesurés, censé protéger d’un soleil dont il y avait beaucoup à craindre. Le tout avec des poches partout, c’en était affolant. Une tenue de safari pour bal masqué ! Il ne manquait que la cartouchière et le fusil d’un mètre quarante pour faire de lui un Tartarin plus vrai que nature. Il l’avait enfilé aussitôt et avait rugi de bonheur en s’admirant dans la glace.
C’est dans cette tenue invraisemblable que le personnel du Lutétia le vit lorsqu’on lui livra sa commande : un citron, du champagne et du bouillon de légumes.
Il le portait encore lorsqu’il se fit une injection de morphine. Il ne connaissait pas l’effet de la succession morphine-héroïne-morphine, peut-être catastrophique, allez savoir, mais dans l’immédiat, il en ressentit un mieux-être, une détente, un calme.
Il se tourna vers la malle de voyage, le modèle globe-trotter, puis alla ouvrir la fenêtre en grand. Il nourrissait une passion spéciale pour le ciel d’Île-de-France qui, à son avis, ne devait pas avoir beaucoup d’équivalents. Il avait toujours aimé Paris, il ne l’avait quittée que pour partir à la guerre et n’avait jamais envisagé de vivre ailleurs. Même aujourd’hui, c’était curieux. L’effet des drogues, sans doute : rien n’est tout à fait réel ni tout à fait certain. Ce que vous voyez n’est pas exactement la réalité, vos pensées sont volatiles, vos projets ressemblent à des mirages, vous habitez dans un rêve, dans une histoire qui n’est pas tout à fait la vôtre.
Et demain n’existe pas.
Albert, qui pourtant, ces jours-ci, n’avait pas trop la tête à ça, en fut tout émerveillé. Imaginez : Pauline assise dans le lit, son ventre plat conduisant à un nombril délicieusement ourlé, ses seins parfaitement ronds, blancs comme de la neige, avec des aréoles d’un rose délicat à pleurer, et la petite croix dorée qui cherche sa place, toute dérangée… Spectacle d’autant plus émouvant qu’elle n’y prêtait pas attention, distraite, les cheveux encore en broussaille, parce que tout à l’heure elle avait sauté sur Albert dans le lit. « C’est la guerre ! » avait-elle lancé en riant, elle l’avait attaqué de front, courageuse comme personne, elle avait eu facilement le dessus et il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour qu’il rende les armes, vaincu, heureux de sa défaite.
Ils n’avaient jamais eu beaucoup de jours comme celui-là pour traîner au lit. Ce n’était arrivé que deux ou trois fois. Pauline, chez les Péricourt, travaillait souvent à des horaires impossibles, mais pas cette fois. Albert, lui, était officiellement « en congé ». « Pour le 14 Juillet, avait-il expliqué, la banque offre un jour de relâche. » Si Pauline n’avait pas été employée toute sa vie comme bonne à tout faire, elle se serait étonnée de voir une banque offrir quoi que ce soit, elle trouva le geste chevaleresque de la part d’un employeur.
Albert était descendu chercher des pains au lait, le journal ; les propriétaires autorisaient un réchaud « uniquement pour les boissons chaudes », on avait le droit de faire du café.
Pauline, nue comme un ver, scintillante des efforts de guerre qu’elle avait déployés, buvait son café et détaillait les festivités du lendemain. Elle avait froissé le journal pour lire le programme.
— « Pavoisement et illumination des principaux monuments et édifices publics. » Ça va être joli, ça…
Albert achevait de se raser ; Pauline aimait les hommes à moustache — à cette époque, il n’y avait que cela — mais détestait les joues rugueuses. Ça râpe, disait-elle.
— Il faudra partir de bonne heure, dit-elle, penchée sur le journal. La revue commence à huit heures, et Vincennes, ce n’est pas la porte à côté…
Dans la glace, Albert observait Pauline, belle comme l’amour et d’une jeunesse éhontée. Nous irons au défilé, pensa-t-il, elle partira à son travail et ensuite je la quitterai pour toujours.
— Des salves d’artillerie seront tirées aux Invalides et au mont Valérien ! ajouta-t-elle en avalant une gorgée de café.
Elle chercherait Albert, viendrait ici, interrogerait, non, personne n’avait vu M. Maillard ; jamais elle ne comprendrait, elle aurait une peine terrible, inventerait toutes sortes de raisons à cette disparition soudaine, se refuserait à imaginer qu’Albert ait pu lui mentir, non, impossible, l’issue devait être plus romantique, il aurait été victime d’un enlèvement ou il aurait été tué quelque part, son corps, jamais retrouvé, jeté dans la Seine certainement ; Pauline serait inconsolable.
— Oh, dit-elle, c’est bien ma veine… « Représentations gratuites à treize heures dans les théâtres ci-après : Opéra, Comédie-Française, Opéra-Comique, Odéon, théâtre de la Porte-Saint-Martin… » Treize heures, c’est juste l’heure où je reprends mon service.
Albert aimait cette fiction où il s’évanouissait de manière mystérieuse, elle lui conférait un rôle muet et romantique au lieu de la réalité, si immorale.
— « Et bal, place de la Nation » ! Je finis mon service à vingt-deux heures trente, tu parles, le temps de nous y rendre, ce sera presque terminé…
C’était dit sans regret. La voyant assise dans le lit en train de dévorer ses petits pains, Albert s’interrogea : était-elle une femme à devenir inconsolable ? Non, il suffisait de voir ses seins magnifiques, sa bouche gourmande, cette promesse incarnée… Cela le rassura de penser qu’il lui ferait du mal, mais pas longtemps, et il s’absorba un moment dans cette idée : il était un homme dont on se console.
— Mon Dieu, dit soudain Pauline, comme c’est méchant…! Comme c’est mal…!
Albert tourna la tête et se coupa au menton.
— Quoi ? interrogea-t-il.
Déjà il cherchait la serviette, les coupures à cet endroit-là, c’est fou ce que ça peut saigner. Avait-il de la pierre d’alun, au moins ?
— Te rends-tu compte ? continua Pauline. Des gens ont vendu des monuments aux morts… (elle leva la tête, elle n’y croyait pas), des « faux » monuments !
— Quoi, quoi ? demanda Albert en se retournant vers le lit.
— Oui, des monuments qui n’existent pas ! reprit Pauline penchée sur le journal. Mais attention, mon ange, tu saignes, tu en mets partout !
— Fais voir, fais voir ! criait Albert.
— Mais, poussin…
Elle lui abandonna le journal, tout émue de la réaction de son Albert. Elle comprenait. Il avait fait la guerre, il avait perdu des camarades, alors, découvrir que des gens se livraient à une escroquerie comme celle-là, ça le révoltait, mais enfin, à ce point ! Elle essuya son menton qui saignait tandis qu’il lisait et relisait le court article.
— Reprends-toi poussin, allons ! On n’a pas idée de se mettre dans des états pareils !
Henri passa la journée à sillonner l’arrondissement. On lui avait signalé un commissionnaire demeurant rue Lamarck, au 16 ou au 13, on ne savait pas, mais personne, ni au 13 ni au 16. Henri prenait des taxis. Quelqu’un d’autre pensait que peut-être, un type avec une charrette assurait des transports, en haut de la rue Caulaincourt, mais c’était un ancien établissement, aujourd’hui fermé.
Henri entra dans le café à l’angle de la rue. Il était dix heures du matin. Un type qui tire une charrette avec un seul bras ? Un livreur, vous dites ? Non, ça ne disait rien à personne. Il poursuivit en descendant la rue côté pair, il remonterait côté impair s’il le fallait, puis sillonnerait toutes les rues de l’arrondissement mais il le trouverait.
— Avec un seul bras, tout de même, ça doit pas être facile, vous êtes sûr ?
Vers onze heures, Henri s’engagea dans la rue Damrémont où on lui avait assuré que le bougnat, à l’angle de la rue Ordener, possédait une charrette. Quant à savoir s’il n’avait qu’un bras, personne ne pouvait l’affirmer. Il lui fallut plus d’une heure pour arpenter toute la rue quand, au coin du cimetière du Nord, un ouvrier lui déclara, sûr de lui :
— Mais bien sûr qu’on le connaît ! C’est même un drôle de particulier ! Il habite rue Duhesme, au 44. Je le sais, il est voisin d’un cousin à moi.
Mais il n’existait pas de 44 dans la rue Duhesme, c’était un chantier de construction et personne pour lui dire où demeurait maintenant cet homme qui d’ailleurs disposait encore de ses deux bras.
Albert s’engouffra dans la suite d’Édouard comme un courant d’air.
— Vois, vois, lis ! hurlait-il en brandissant le journal froissé sous les yeux d’un Édouard peinant à se réveiller.
À onze heures du matin ! pensa-t-il. Il comprit que l’heure n’avait pas grand-chose à voir avec la somnolence en découvrant, sur la table de nuit, la seringue et l’ampoule vide. Depuis près de deux ans qu’il pratiquait son camarade, Albert disposait d’une bonne expérience lui permettant, au premier coup d’œil, de différencier la prise légère de celle qui allait faire des dégâts. Il s’aperçut, à la manière dont Édouard s’ébrouait, qu’il s’agissait cette fois d’une dose de confort, celle qui permet de neutraliser les effets les plus dévastateurs du manque. Il n’empêche, combien y avait-il eu de doses, d’injections, après la prise massive qui leur avait tant fait peur, à Louise et à lui ?
— Ça va ? demanda-t-il, inquiet.
Pourquoi portait-il l’ensemble acheté au Bon Marché, une tenue destinée aux colonies ? À Paris, elle n’allait pas du tout, c’était même assez ridicule.
Édouard bougea la tête comme s’il sortait de l’eau. Effet des drogues ? La béance dans son visage était bien plus rouge qu’à l’accoutumée, avec la gorge écarlate et le fond tapissé d’un bouillonnement incessant, comme un caramel en train de cuire. Lorsqu’il poussait un cri, Édouard expulsait de la salive en quantité telle que vous étiez obligé de vous reculer pour vous protéger.
Albert ne posa pas de question. L’actualité, l’urgence, c’était le journal.
— Lis !
Édouard se redressa, lut, s’éveilla tout à fait, puis jeta le journal en l’air en hurlant « Rrââââhhh ! », ce qui, chez lui, était un signe de jubilation.
— Mais, balbutia Albert, tu ne te rends pas compte ! Ils savent tout, ils vont nous trouver maintenant !
Édouard, bondissant du lit, saisit sur la grande table ronde la bouteille de champagne qui reposait dans son seau à glace et s’en versa une quantité phénoménale dans la gorge, le bruit que ça faisait ! Il se mit à tousser violemment en se tenant le ventre, mais continuait de danser et de hurler, rrââââhhh !
Comme dans certains couples, parfois les rôles s’inversaient. Édouard, découvrant le désarroi de son camarade, attrapa le grand bloc de conversation et écrivit :
— T’inquiète pas ! ON PART !
Il n’a vraiment aucun sens des responsabilités, pensa Albert. Il brandit le journal.
— Mais lis, bon Dieu !
À ces mots, Édouard se signa fiévreusement à plusieurs reprises, il adorait cette blague. Puis il reprit son crayon :
— Ils ne savent RIEN !
Albert hésita mais il fut obligé de le reconnaître : l’article était très vague.
— C’est possible, admit-il, mais le temps joue contre nous !
Avant la guerre, il avait vu cela à la Cipale : des cyclistes qui se poursuivaient, on ne savait plus lequel courait après l’autre, ça électrisait le public. Aujourd’hui, Édouard et lui devaient courir le plus vite possible avant que la mâchoire du loup leur attrape l’échine.
— Il faut partir, on attend quoi ?
Des semaines qu’il le disait. Pourquoi attendre ? Édouard avait atteint son million, alors quoi ?
— On attend le bateau, écrivit ce dernier.
C’était une évidence, et pourtant Albert n’y avait pas pensé : quand bien même ils seraient partis immédiatement pour Marseille, le bateau n’appareillerait pas pour autant deux jours plus tôt.
— Changeons les billets, déclara Albert, allons ailleurs !
— Pour se faire remarquer…, nota Édouard.
C’était elliptique, mais évident. À un moment où la police serait à leur recherche et où les journaux se gorgeraient de cette affaire, Albert pouvait-il, sans risque, dire à l’employé de la Compagnie maritime : « Je devais partir pour Tripoli, mais si vous avez un départ pour Conakry un peu plus tôt, ça me va, tenez, je paie la différence en liquide » ?
Sans compter Pauline…
Il blêmit soudain.
Et s’il lui avouait la vérité et que, scandalisée, elle allait le dénoncer ? « Comme c’est mal ! » avait-elle dit. « Comme c’est méchant ! »
La suite du Lutetia devint d’un coup silencieuse. De toutes parts, Albert se sentait piégé.
Édouard lui prit l’épaule affectueusement, le serra contre lui.
Pauvre Albert, semblait-il dire.
Le patron de l’imprimerie de la rue des Abbesses avait profité de la pause du midi pour ouvrir le journal. Tandis qu’il fumait sa première cigarette et que sa gamelle réchauffait, il lut l’entrefilet. Et il s’affola.
Ce monsieur arrivé dès l’aurore et maintenant, le journal, bon Dieu de bois, la réputation de son établissement avait tout à perdre dans cette histoire, puisque c’était lui qui avait imprimé ce catalogue… On allait l’assimiler à ces bandits, on le déclarerait complice. Il écrasa sa cigarette, éteignit son réchaud, enfila sa veste, appela son premier commis, il devait s’absenter et comme le lendemain était férié, à jeudi.
Henri, lui, sautait toujours d’un taxi à l’autre, infatigable, colérique, ombrageux, posant ses questions de plus en plus abruptement, obtenant de moins en moins de réponses. Alors il se fit plus doucereux, effort immense. Il sillonna la rue du Poteau vers quatorze heures, puis retour rue Lamarck, avant les rues d’Orsel, Letort, il distribuait des pourboires, dix francs, vingt francs, rue du Mont-Cenis, trente francs à une femme péremptoire qui lui dit que celui qu’il cherchait s’appelait M. Pajol et demeurait rue Coysevox. Henri fit chou blanc, il était quinze heures trente.
Pendant ce temps, l’article du Petit Journal avait entamé son lent travail de sape. On s’était téléphoné ici et là, as-tu le journal ? En début d’après-midi, quelques lecteurs de province commencèrent à appeler les rédactions, expliquèrent qu’ils avaient souscrit pour un monument, se demandant si ce n’était pas d’eux qu’on parlait, puisqu’il était question de victimes.
Au Petit Journal, on afficha une carte de France, on piqua des épingles de couleur sur les villes et les villages d’où provenaient les appels, c’était d’Alsace, de Bourgogne, de Bretagne, de Franche-Comté, de Saint-Vizier-de-Pierlat, de Villefranche, de Pontiers-sur-Garonne, et même d’un lycée d’Orléans…
À dix-sept heures, on obtint enfin d’une mairie (jusqu’alors aucune n’avait voulu répondre ; à l’image de Labourdin, les édiles claquaient des dents), le nom et l’adresse du Souvenir Patriotique, ainsi que celle de l’imprimerie.
On se planta avec stupéfaction devant le 52, rue du Louvre, pas d’entreprise ; on courut rue des Abbesses. À dix-huit heures trente, le premier reporter qui arriva trouva porte close.
À la parution des quotidiens de fin de journée, on ne disposait pas de beaucoup plus d’éléments, mais ce qu’on savait paraissait suffisant pour se montrer plus affirmatif que le matin.
On affichait des certitudes :
Encore quelques heures à travailler, appeler, répondre, interroger, et les journaux de la soirée purent se montrer franchement catégoriques :
Le garçon d’étage qui monta les journaux que M. Eugène avait commandés le trouva en grande tenue coloniale. Avec des plumes.
— Comment ça, avec des plumes ? lui demanda-t-on dès sa sortie de l’ascenseur.
— Eh bien oui, expliqua le jeune homme lentement pour faire durer le suspense. Avec des plumes !
Il tenait dans sa main les cinquante francs que lui avait valus sa course, tout le monde n’avait d’yeux que pour ce billet, mais cette histoire de plumes, tout de même, on voulait savoir.
— Comme des ailes d’ange, dans le dos. Deux grandes plumes, vertes. Très grandes.
On avait beau essayer d’imaginer, c’était difficile.
— Pour moi, ajouta le garçon, elles viennent de plumeaux démontés, et on aura collé les plumes ensemble.
Si on enviait le jeune homme, ce n’était pas seulement à cause de cette histoire de plumes, mais aussi parce qu’il avait récolté cinquante francs alors que la rumeur du départ de M. Eugène, le lendemain midi, commençait à se répandre comme une traînée de poudre ; chacun imaginait ce qu’il allait y perdre, un client comme ça, on n’en rencontre un seul dans sa carrière, et encore ! Chacun, chacune, calculait mentalement ce qu’avait gagné tel ou telle collègue, on aurait dû faire caisse commune, râlait-on. On lisait des regrets dans les regards, des rancunes… Combien de commandes M. Eugène passerait-il avant de disparaître pour on ne sait où ? Et qui le servirait ?
Édouard dévora les journaux avec passion. Nous sommes de nouveau des héros ! se répétait-il.
Albert devait être en train d’en faire autant mais en pensant autrement.
Les journaux connaissaient maintenant le Souvenir Patriotique. Ils avaient beau s’offusquer, ils saluaient l’astuce, l’audace (« des escrocs hors du commun »), même s’ils l’exprimaient en se scandalisant. Restait à dresser l’inventaire de l’escroquerie. Pour cela, il aurait fallu remonter à la banque, mais qui aurait-on trouvé un 14 Juillet, pour faire ouvrir les administrations et consulter les registres ? Personne. La police serait prête à bondir le 15, dès l’aurore. Albert et lui seraient loin.
Loin, se répéta Édouard. Et avant que les journaux et la police remontent à Eugène Larivière et Louis Évrard, deux soldats disparus en 1918…, on a le temps de visiter tout le Moyen-Orient.
Les feuilles des quotidiens tapissaient le plancher, comme autrefois les pages des catalogues frais imprimés du Souvenir Patriotique.
Édouard, d’un coup, se sentit las. Il avait chaud. De soudaines bouffées le saisissaient fréquemment après une injection, au moment de reprendre pied sur terre.
Il retira sa veste coloniale. Les deux ailes d’ange se détachèrent et tombèrent au sol.
Le commissionnaire se faisait appeler Coco. Pour pallier l’absence de son bras, perdu à Verdun, il s’était fabriqué un harnais spécial qui passait devant sa poitrine et encerclait ses épaules, relié à une barre en bois ajoutée à l’avant de sa charrette. Beaucoup d’estropiés, surtout ceux qui n’avaient que les moyens alloués par l’État, étaient devenus des prodiges d’inventivité ; on voyait des petites voitures de cul-de-jatte très astucieuses, des dispositifs maison en bois, en fer, en cuir pour remplacer des mains, des pieds, des jambes, le pays disposait de démobilisés très créatifs, c’était dommage que la plupart soient sans travail.
Donc ce Coco, que son harnais contraignait à tirer la charrette tête basse et le corps légèrement de biais, ce qui accentuait encore sa ressemblance avec un cheval de trait ou un bœuf au labour, Henri le trouva à l’angle des rues Carpeaux et Marcadet. Épuisé par sa journée à courir les rues, à sillonner l’arrondissement dans tous les sens, Pradelle avait dépensé une fortune pour des tuyaux percés. Dès qu’il découvrit Coco, il comprit qu’il touchait le gros lot ; il s’était rarement senti aussi invincible.
La meute (Henri avait lu les journaux du soir) allait s’organiser autour de cette affaire de monuments qui tenait à cœur au vieux Péricourt, mais lui possédait une avance suffisante pour damer le pion à tout le monde et rapporter au vieux crabe suffisamment de renseignements pour qu’il se fende de l’appel promis au ministre qui, en quelques minutes, effacerait l’intégralité de son ardoise.
Henri allait redevenir blanc comme neige, bénéficier d’une nouvelle virginité, profiter d’un nouveau départ, sans compter ce qu’il avait déjà gagné, la Sallevière en voie de reconstruction complète et un compte en banque continuant à jouer les pompes aspirantes avec les fonds de l’État. Il s’était investi sans ménagement dans cette histoire ; aussi, maintenant qu’il tenait le bon bout, allait-on voir qui était vraiment Henri d’Aulnay-Pradelle.
Henri mit la main à la poche où il serrait ses billets de cinquante francs, mais, en voyant Coco relever la tête, il passa à l’autre poche, celle des billets de vingt et de la monnaie, parce que, avec quelques pièces, il obtiendrait le même résultat. Il enfonça la main droite dans son pantalon et fit sonner sa mitraille. Il posa sa question, ce lot de catalogues d’imprimerie que vous avez chargé rue des Abbesses, ah oui, fit Coco, où l’avez-vous déchargé ? Quatre francs. Henri lâcha quatre francs dans la main du commissionnaire qui se confondit en remerciements.
Pas de quoi, songea Henri, déjà dans le taxi en direction de l’impasse Pers.
La grande maison, avec sur le côté la barrière en bois que Coco avait décrite, apparut. Il avait fallu approcher la charrette jusqu’au bas des marches, vous parlez si je m’en souviens, j’étais venu apporter une banquette, une fois, comment ils appelaient ça déjà… Enfin, une banquette, quoi, il y a longtemps, des mois et des mois, mais ce jour-là, il y avait quelqu’un pour me donner la main, tandis qu’avec leurs catalogues de… je ne sais quoi. Coco ne savait pas bien lire, c’est pour cela qu’il tirait une charrette.
Henri dit au taxi, attendez-moi là, donne un billet de dix francs, le chauffeur est content, le temps que vous voudrez, mon prince.
Il ouvre la barrière, traverse la cour ; le voici en bas des marches, il regarde vers le haut de l’escalier, personne alentour ; il se risque, monte, méfiant, prêt à tout, ah ! comme il aimerait avoir une grenade à cet instant, mais ce n’est pas la peine ; il pousse la porte, l’appartement est inoccupé. Déserté, plutôt. Cela se voit à la poussière, à la vaisselle, aucun désordre, mais le vide particulier des meublés sans occupant.
Soudain, du bruit derrière lui, il se retourne, court à la porte. Des claquements secs, plac, plac, plac, ceux d’une petite fille qui dévale l’escalier, se sauve, il ne voit que son dos, quel âge a-t-elle, Henri ne sait pas évaluer, lui, les enfants…
Il retourne l’appartement de fond en comble, fout tout par terre, rien, aucun papier, mais un exemplaire du catalogue du Souvenir Patriotique servant à caler l’armoire !
Henri sourit. Son amnistie approche à grands pas.
Il descend quatre à quatre, fait le tour par la barrière, puis remonte la rue, sonne à la maison, une fois, deux fois, froisse les pages entre ses mains, devient nerveux, très nerveux, mais enfin la porte s’ouvre sur une femme sans âge, triste comme le canal, sans voix. Henri montre le catalogue, désigne la bâtisse au fond de la cour, les occupants, dit-il, je les cherche. Il sort de l’argent. On n’est pas devant Coco, cette fois-ci, il prend un billet de cinquante, par intuition. La femme le fixe et ne tend même pas la main ; à se demander si elle comprend, mais Henri en est certain, elle saisit. Il répète la question.
Et à nouveau, discrets, des petits bruits, plac plac plac. Là-bas, sur sa droite, la fillette file au bout de la rue en courant.
Henri sourit à la femme sans âge, sans voix, sans regard, un ectoplasme, merci, ça va aller, rempoche son billet, on a suffisamment dépensé pour aujourd’hui, il remonte dans le taxi, et maintenant, mon prince, on va où ?
À cent mètres de là, dans la rue Ramey, il y a des fiacres, des taxis. On voit que la petite a l’habitude, elle dit un mot au chauffeur, montre son argent, une enfant comme ça qui commande une voiture, forcément, vous vous posez des questions, mais pas longtemps, elle a des sous, une course est une course, allez monte, ma petite, elle grimpe, le taxi démarre.
Rue Caulaincourt, place de Clichy, Saint-Lazare, on contourne la Madeleine. Tout est décoré pour le 14 Juillet. En sa qualité de héros national, Henri apprécie. Sur le pont de la Concorde, il pense aux Invalides tout proches d’où, demain, on tirera le canon. Pour autant, ne pas perdre de l’œil le taxi de la petite qui aborde le boulevard Saint-Germain puis remonte la rue des Saints-Pères. Henri s’applaudit mentalement, la gosse s’engouffre, je vous le donne en mille, au Lutetia.
Merci mon prince. Henri a laissé au taxi deux fois ce qu’il a accordé à Coco, quand on est heureux, on ne compte pas.
La fillette, ici, a ses habitudes, pas la moindre hésitation, le temps de payer la course, elle jaillit sur le trottoir, le chasseur la salue de la tête, Henri reste une seconde à réfléchir.
Deux solutions.
Attendre la petite, la cueillir à la sortie, la plier en quatre dans sa poche, l’étriper sous la première porte cochère, apprendre ce qu’il veut savoir et balancer ses restes à la Seine. La chair fraîche, les poissons vont adorer.
Autre option : entrer dans la place, se renseigner.
Il entre.
— Monsieur…? demande le concierge.
— D’Aulnay-Pradelle (il tend une carte de visite), je n’ai pas réservé…
Le concierge saisit la carte. Henri écarte les mains d’un air impuissant et désolé, mais aussi complice, celui de l’individu qu’on va tirer d’embarras, du genre d’homme qui sait se montrer reconnaissant et, par avance, le fait savoir. Pour le concierge, seuls les bons clients ont cette attitude si fine, si… Entendez, les clients riches. Vous êtes au Lutetia.
— Je ne pense pas qu’il y ait de difficulté, monsieur… (il regarde la carte) d’Aulnay-Pradelle. Voyons… Une chambre ou une suite ?
Entre aristocrate et larbin, existe toujours un terrain d’entente.
— Une suite, dit Henri.
Tellement évident. Le concierge roucoule, mais silencieusement, il connaît son métier, il empoche les cinquante francs.
Le lendemain matin, dès sept heures, un monde fou s’entassait dans le métro, dans les tramways et les bus qui menaient du côté de Vincennes. Tout le long de l’avenue Daumesnil, des files entières de véhicules se pressaient, taxis, fiacres, chars à bancs, les cyclistes zigzaguaient, les piétons accéléraient le pas. Albert et Pauline, sans s’en rendre compte, offraient un curieux spectacle. Lui marchait le regard rivé au sol, on aurait dit un obstiné, quelqu’un de mécontent ou de soucieux, tandis qu’elle, les yeux au ciel, ne cessait de détailler, tout en avançant, le dirigeable captif qui se balançait lentement au-dessus du champ de manœuvres.
— Dépêche-toi, chou ! râlait-elle gentiment. Nous allons manquer le début !
Mais c’était dit sans intention, juste pour parler. Tout de même, les tribunes avaient été prises d’assaut.
— À quelle heure sont-ils donc arrivés, ces animaux-là ? s’exclama Pauline, admirative.
On voyait déjà, alignées en bon ordre, immobiles et frissonnantes, comme impatientes, les troupes spéciales et celles des Écoles, les troupes coloniales et, derrière, l’artillerie et la cavalerie. Comme il n’y avait plus de places qu’assez loin, des camelots astucieux cédaient des caisses en bois pour surélever les retardataires, les prix allaient de un à deux francs ; Pauline en négocia deux pour un franc cinquante.
Le soleil donnait déjà sur Vincennes. Les couleurs des toilettes des femmes et des uniformes tranchaient sur les redingotes noires et les hauts-de-forme des officiels. Sans doute l’effet habituel de l’imagination populaire, mais on trouva les élites bien préoccupées. Peut-être l’étaient-elles, certaines en tout cas, car toutes avaient lu Le Gaulois et Le Petit Journal aux premières heures ; cette affaire de monuments aux morts remuait tout le monde. Qu’elle éclate précisément le jour de la fête nationale ne semblait pas le fruit du hasard, c’était un signe, comme un défi. « La France injuriée ! » titraient les uns. « Nos Glorieux Morts insultés ! » enchérissaient les autres à grand renfort de majuscules. Car c’était désormais certain : une société, honteusement appelée le Souvenir Patriotique, avait vendu des centaines de monuments avant de s’évaporer avec la caisse ; on parlait d’un million de francs, voire deux, personne n’était capable d’évaluer les dégâts. La rumeur s’emparait du scandale, en attendant le défilé on échangeait des informations venues d’on ne savait où : c’était, à n’en pas douter, « encore un coup des Boches ! ». Non, prétendaient d’autres qui n’en savaient pas plus, mais les escrocs étaient partis avec plus de dix millions, c’était certain.
— Dix millions, te rends-tu compte ? demanda Pauline à Albert.
— À mon avis, c’est très exagéré, répondit-il d’une voix basse qu’elle n’entendit presque pas.
On réclamait déjà des têtes, l’habitude en France, mais aussi parce que le gouvernement « était mouillé ». L’Humanité l’expliquait fort bien : « L’érection de ces monuments aux morts réclamant presque toujours la participation de l’État sous la forme d’une subvention, d’ailleurs odieusement modeste, qui croira que personne en haut lieu n’était au courant ? »
— En tout cas, assurait un homme derrière Pauline, il faut des sacrés professionnels pour faire un coup pareil.
À tous, l’extorsion de fonds semblait indigne, mais personne ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine admiration, quel culot !
— C’est vrai, disait Pauline, ils sont forts quand même, il faut reconnaître.
Albert n’était pas dans son assiette.
— Qu’est-ce qui se passe, chou ? s’enquit Pauline en lui mettant la main sur la joue. Tu t’ennuies ? C’est de voir les troupes et les militaires, ça remue des souvenirs, c’est ça ?
— Oui, répondit Albert, c’est ça.
Et il se disait, tandis que retentissaient les premiers accents de Sambre-et-Meuse joué par la garde républicaine et que le général Berdoulat, qui commandait le défilé, saluait de son épée le maréchal Pétain entouré d’un état-major d’officiers supérieurs : Dix millions de bénéfice, tu parles, on finira par me couper la tête pour le dixième de ce prix.
Il était huit heures, il avait rendez-vous avec Édouard à la gare de Lyon à midi et demi (« Pas plus tard, avait-il insisté, sinon, tu sais que je m’inquiéterai… »), le train pour Marseille partait à treize heures. Et Pauline serait seule. Et Albert, sans Pauline. Était-ce donc là tout le bénéfice ?
Défilèrent alors, sous les applaudissements, les polytechniciens, les saint-cyriens au casoar tricolore, la garde républicaine et les sapeurs-pompiers, après quoi vinrent les poilus en bleu horizon, ovationnés par la foule. On cria « Vive la France ! ».
Édouard se tenait face à un miroir lorsque retentirent les glorieux coups de canon tirés des Invalides. Il s’inquiétait, depuis quelque temps, de constater la rougeur carmin que prenaient les muqueuses au fond de sa gorge. Il se sentait fatigué. La lecture des journaux du matin ne lui avait pas procuré la même joie que la veille. Comme les émotions vieillissaient vite, et comme sa gorge, elle, vieillissait mal !
Lorsqu’il prendrait de l’âge, comment le verrait-on ? La béance occupait presque tout l’espace destiné aux rides, ne restait que le front. Édouard s’amusa à l’idée que les rides qui ne trouveraient pas leur place sur les joues absentes, autour des lèvres absentes, émigreraient toutes vers le front à la manière de ces rivières détournées qui cherchent une issue et prennent le premier chemin s’offrant à elles. Vieux, il serait un front labouré comme un terrain de manœuvres au-dessus d’une béance carmin.
Il consulta l’heure. Neuf heures. Et cette fatigue. Sur le lit, la femme de chambre avait étendu sa tenue coloniale au complet. Elle gisait là de tout son long, comme un mort vidé de sa substance.
— C’est comme cela que vous vouliez ? avait-elle demandé, incertaine.
On ne s’étonnait plus de rien avec lui, mais tout de même, cette veste coloniale aux grandes plumes vertes cousues dans le dos…
— Pour sortir… dehors ? s’était-elle étonnée.
Il avait répondu en lui fourrant dans la main un billet chiffonné.
— Alors, avait-elle enchaîné, je peux demander au garçon d’étage de venir prendre votre malle ?
Son bagage partirait avant lui, vers onze heures, pour être chargé sur le train. Il conserverait juste son havresac, cette antiquité dans laquelle il avait fourré le peu qui lui appartenait. C’était toujours Albert qui emportait les choses importantes, j’ai trop peur que tu perdes, disait-il.
Penser à son camarade lui fit du bien, il ressentit même une incompréhensible fierté, comme si, pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, il devenait, lui, le parent, et Albert, l’enfant. Car, au fond, Albert avec ses terreurs, ses cauchemars, ses paniques, n’était rien d’autre qu’un gosse. Comme Louise, revenue soudainement hier, quel bonheur de la voir !
Tout essoufflée.
Un homme était venu à l’impasse. Édouard s’était penché, raconte-moi ça.
Il vous cherche, il a fouillé, posé des questions, on n’a rien dit, bien sûr. Un homme seul. Oui, en taxi. Édouard avait caressé la joue de Louise et suivi de l’index le contour de ses lèvres, allez, c’est gentil, tu as bien fait, sauve-toi maintenant, il est tard. Il aurait voulu l’embrasser sur le front. Elle aussi. Elle avait levé les épaules, hésité, puis s’était décidée à partir.
Un homme seul, en taxi, ce n’était pas la police. Un reporter plus débrouillard que les autres. Il avait trouvé l’impasse, et alors ? Sans les noms, que pouvait-il faire ? Et même avec les noms ? Comment allait-il s’y prendre pour dénicher Albert dans sa pension de famille, et lui, ici ? Qui plus est, avec le train dans quelques heures ?
Un peu seulement, se dit-il. Pas d’héroïne ce matin, juste un soupçon de morphine. Il devait rester lucide, remercier le personnel, saluer le concierge, monter dans le taxi, se rendre à la gare, trouver le train, rejoindre Albert. Et là… viendrait la surprise dont il se réjouissait. Albert ne lui avait montré que son billet, mais Édouard avait fouillé et découvert l’autre, établi au nom de M. et Mme Louis Évrard.
Alors donc, il y avait une dame. Édouard le soupçonnait depuis longtemps, pourquoi diable Albert faisait-il des cachotteries sur ce point ? Un môme.
Édouard procéda à l’injection. Le bien-être fut immédiat, c’était calme, léger, il avait été attentif à la dose. Il alla s’allonger sur le lit et passa lentement son index autour de la béance de son visage. Mon costume colonial et moi, nous sommes comme deux morts côte à côte, se dit-il, un vide et un autre creux.
Hormis pour les cours de la Bourse qu’il détaillait minutieusement matin et soir, et pour quelques chroniques économiques ici ou là, M. Péricourt ne lisait pas les journaux. On les lisait pour lui, on lui rédigeait des comptes rendus, on lui signalait les informations importantes. Il n’avait pas voulu déroger à la règle.
Il avait surpris dans le hall, sur une desserte, le titre du Gaulois. Foutaises. Il avait prévu que le scandale était imminent, pas besoin de consulter les quotidiens pour deviner ce qu’ils écrivaient.
Son gendre s’était mis en chasse pour rien, et trop tard. Et pourtant non puisque, maintenant, ils étaient face à face. À dix heures du matin. Il allait falloir avaler la couleuvre, supporter sa suffisance. On devine, pensa-t-il, combien il a envie de revanche. C’est un être bas mais, reconnaissons-le, efficace. S’il n’était pas ce qu’il est…
M. Péricourt ne posa aucune question, croisa juste les mains devant lui. Il attendrait le temps nécessaire, mais ne demanderait rien. En revanche, il pouvait livrer une information motivante :
— J’ai eu le ministre des Pensions au téléphone, au sujet de votre affaire.
Henri n’avait pas imaginé l’entretien de cette manière, mais pourquoi pas. L’essentiel était d’effacer l’ardoise.
— Il m’a confirmé, poursuivit M. Péricourt, que c’est sérieux, j’ai eu quelques détails… Très sérieux, même.
Henri s’interrogea. Le vieux essayait-il de faire monter les enchères, de négocier ce que lui, Henri, avait à rapporter ?
— J’ai trouvé votre homme, lâcha-t-il.
— Qui est-ce ?
La réponse avait fusé. Bon signe.
— Et que dit votre ami le ministre de mon affaire « sérieuse » ?
Les deux hommes laissèrent couler un silence.
— Qu’elle est difficilement soluble. Que voulez-vous… des rapports ont circulé, ce n’est déjà plus un secret…
Pour Henri, hors de question d’abandonner, pas maintenant ; il vendrait sa peau le prix qu’il faudrait.
— Difficilement soluble, cela ne veut pas dire « insoluble ».
— Où est-il, cet homme ? demanda M. Péricourt.
— À Paris. Pour le moment.
Puis il se tut et regarda ses ongles.
— Et vous êtes certain que c’est lui ?
— Absolument.
Henri avait passé la soirée au bar du Lutetia, hésité à prévenir Madeleine mais inutile, elle ne cherchait jamais après lui.
Les premiers éléments étaient venus du barman, on ne parlait que de lui, ce Monsieur Eugène arrivé quinze jours plus tôt. Sa présence effaçait tout, les nouvelles courantes, les festivités du 14 Juillet, l’homme monopolisait toutes les attentions. Et suscitait la rancœur du barman : « Imaginez, ce client n’accorde des pourboires qu’aux gens qu’il voit, ainsi, quand il commande du champagne, c’est à celui qui livre qu’il donne, à celui qui prépare, rien de rien, un gougnafier, si vous voulez mon avis. Vous n’êtes pas un de ses amis au moins ? Ah ! la fillette aussi, on en parle dans l’établissement, mais elle ne passe pas ici, le bar n’est pas un endroit pour les enfants. »
Dès le matin, debout à sept heures, Henri avait interrogé le personnel, le garçon d’étage apportant le petit déjeuner, la femme de chambre, il avait aussi commandé les journaux, occasion de voir quelqu’un d’autre encore, et tout se recoupait. Vraiment, ce client n’était pas discret. Certain de son impunité.
La petite fille passée la veille au soir correspondait trait pour trait à celle qu’il avait suivie, or elle venait voir là un seul client, toujours le même.
— Il quitte Paris, dit Henri.
— Sa destination ? interrogea M. Péricourt.
— Selon moi, il quitte le pays. Il part à midi.
Il laissa l’information faire son chemin, puis :
— M’est avis que, passé ce délai, il deviendra difficile à retrouver.
« M’est avis ». Seuls des hommes de son acabit utilisaient de pareilles formules. Curieusement, et bien qu’il ne fût pas tellement à cheval sur les questions de vocabulaire, M. Péricourt fut choqué par cette expression triviale dans la bouche d’un homme à qui il avait donné sa fille.
Une musique militaire passa sous les fenêtres, contraignant les deux hommes à patienter. Il devait y avoir toute une petite foule à suivre le défilé, on percevait des piaillements d’enfants, des pétards.
Le calme revenu, M. Péricourt décida de couper court :
— Je vais intervenir auprès du ministre et…
— Quand ?
— Dès que vous m’aurez dit ce que je veux avoir.
— Il s’appelle ou se fait appeler Eugène Larivière. Il est descendu à l’hôtel Lutetia…
Il convenait de donner du corps à son information, d’en donner au vieux pour son argent. Henri détailla : les frasques de ce bon vivant, les orchestres de chambre, les masques de fantaisie pour n’être jamais vu sous son vrai visage, les pourboires colossaux, on disait qu’il se droguait. La femme de chambre avait vu l’habit colonial, la veille au soir, mais surtout la malle…
— Comment ça, l’interrompit M. Péricourt, des plumes ?
— Oui. Vertes. Comme des ailes.
M. Péricourt s’était forgé son idée de l’escroc, constituée de tout ce qu’il savait de ce genre de malfaiteur, et elle n’avait rien à voir avec le portrait dressé par son gendre. Henri comprit que M. Péricourt n’y croyait pas.
— Il mène grand train, dépense beaucoup, se montre d’une générosité rare.
Beau travail. Parler d’argent remettait le vieux sur son chemin, abandonnons les orchestres et les ailes d’ange, parlons monnaie. Un homme qui vole et dépense, voilà quelque chose de compréhensible pour quelqu’un comme son beau-père.
— Vous l’avez vu ?
Ah, voilà un regret. Que fallait-il répondre ? Henri s’était trouvé dans la place, connaissait le numéro de la suite, le no 40, il avait d’abord eu envie de voir sa tête, à cet homme-là, peut-être même, puisqu’il était seul, de s’emparer de lui, rien de difficile : il frappait à la porte, le type ouvrait, se retrouvait par terre, après quoi, une ceinture pour les poignets… mais ensuite ?
Que désirait M. Péricourt exactement ? Qu’on le livre à la police ? Le vieux n’ayant rien révélé de ses intentions, Henri était revenu boulevard de Courcelles.
— Il quitte le Lutetia à midi, dit-il. Vous avez le temps de le faire arrêter.
M. Péricourt n’y avait jamais songé. Cet homme, c’est pour lui qu’il avait voulu le retrouver. Il aurait même préféré protéger sa fuite plutôt que devoir le partager avec les autres ; lui venaient les images d’une arrestation spectaculaire, d’une interminable instruction, d’un procès…
— Bien.
À ses yeux, l’entretien était terminé, mais Henri ne bougeait pas. Au contraire, il décroisa et recroisa les jambes, afin de montrer qu’il s’installait durablement, qu’il entendait obtenir maintenant ce qu’il avait mérité et qu’il ne partirait pas avant.
M. Péricourt décrocha son téléphone, demanda à l’opératrice le ministre des Pensions, chez lui, au ministère, n’importe où, c’était urgent, il voulait lui parler immédiatement.
Il fallut attendre dans un silence pesant.
Le téléphone sonna enfin.
— Bien, dit lentement M. Péricourt. Qu’il m’appelle aussitôt après. Oui. Extrêmement urgent.
Puis à Henri :
— Le ministre est au défilé de Vincennes, il sera chez lui dans une heure.
Henri ne pouvait pas supporter l’idée de rester là à attendre une heure ou plus. Il se leva. Les deux hommes, qui ne se serraient jamais la main, se regardèrent, se mesurèrent une dernière fois et se séparèrent.
M. Péricourt écouta les pas de son gendre s’éloigner puis se rassit, se tourna et regarda la fenêtre : le ciel était d’un bleu parfait.
Henri, lui, se demandait s’il devait passer chez Madeleine.
Allons, une fois n’est pas coutume.
Il y eut des trompettes, la cavalerie déplaça des tonnes de poussière, puis défila l’artillerie lourde, des pièces énormes tirées par des tracteurs, vinrent ensuite les petites forteresses mobiles des autocanons, des automitrailleuses, enfin les chars d’assaut, et il fut dix heures, c’était fini. Le défilé laissait une impression étrange de plénitude et de vide à la fois, celle qu’on ressent à la fin de certains feux d’artifice. La foule s’en retourna lentement, presque en silence, sauf les enfants, heureux de pouvoir courir enfin.
Pauline serra le bras d’Albert en marchant.
— Où va-t-on trouver un taxi ? interrogea-t-il d’une voix blanche.
Ils devaient passer à la pension, où Pauline se changerait avant d’aller prendre son service.
— Bah, dit-elle, nous avons suffisamment dépensé. Prenons le métro, on a bien le temps, non ?
M. Péricourt attendait l’appel du ministre. Il était presque onze heures lorsque le téléphone sonna.
— Ah, cher ami, désolé…
Mais la voix du ministre n’était pas celle d’un homme désolé. Il redoutait cet appel depuis plusieurs jours, étonné qu’il n’ait pas déjà eu lieu : tôt ou tard, M. Péricourt interviendrait en faveur de son gendre, forcément.
Et ce serait terriblement gênant : le ministre lui devait beaucoup mais, cette fois, il ne pourrait rien, l’affaire des cimetières lui avait échappé, le président du Conseil lui-même s’en était ému, que voulez-vous faire maintenant…
— C’est au sujet de mon gendre, commença M. Péricourt.
— Ah, mon ami, comme c’est regrettable…
— Grave ?
— Gravissime. C’est… l’inculpation.
— Ah oui ? À ce point ?
— Eh bien, oui. Trucage sur des marchés de l’État, couverture de malfaçons, vols, trafics, tentative de corruption, rien de plus grave !
— Bon.
— Comment cela : bon ?
Le ministre ne comprenait pas.
— Je voulais connaître l’ampleur de la catastrophe.
— Majeure, mon cher Péricourt, un scandale assuré. Sans compter qu’en ce moment, cela descend de partout ! Avec cette histoire de monuments aux morts, vous avouerez que nous traversons une sale période… Ainsi, vous comprenez, j’ai pensé à intervenir pour votre gendre, mais…
— N’en faites rien !
Le ministre n’en croyait pas ses oreilles… Rien ?
— Je voulais être informé, voilà tout, reprit M. Péricourt. J’ai des dispositions à prendre pour ma fille. Mais, concernant M. d’Aulnay-Pradelle, que la justice fasse son travail. C’est le mieux.
Et il ajouta ces mots lourds de sens :
— Mieux pour tout le monde.
Pour le ministre, s’en sortir à si peu de frais relevait du miracle.
M. Péricourt raccrocha. La condamnation de son gendre, qu’il venait de prononcer sans l’ombre d’une hésitation, ne lui arracha qu’une pensée : dois-je prévenir Madeleine maintenant ?
Il consulta sa montre. Il ferait cela plus tard.
Il commanda la voiture.
— Sans chauffeur, je conduirai moi-même.
À onze heures et demie, Pauline baignait encore dans l’euphorie de la revue, de la musique, des explosions, de tous ces bruits de moteur. Ils venaient de rentrer à la pension.
— Tout de même, dit-elle en retirant son chapeau, demander un franc pour une malheureuse caisse en bois !
Albert restait figé, en plein milieu de la pièce.
— Eh bien, mon chou, tu es malade, te voilà tout blanc ?
— C’est moi, dit-il.
Puis il s’assit sur le lit, tout raide, fixant Pauline, ça y était, il avait avoué, il ne savait pas ce qu’il fallait penser de cette décision soudaine, ni ce qu’il aurait à ajouter. Les mots étaient sortis de sa bouche sans qu’il intervienne. Comme ceux de quelqu’un d’autre.
Pauline le regarda, son chapeau encore à la main.
— Comment ça, c’est moi ?
Albert semblait mal en point, elle alla accrocher son manteau, revint vers lui. Blanc comme neige. Malade, à tous les coups. Elle posa sa main sur son front, eh bien oui, il avait la fièvre.
— Tu as pris froid ? demanda-t-elle.
— Je m’en vais, Pauline, je pars.
Il usait d’un ton effaré. Le malentendu sur sa santé ne dura pas une seconde de plus.
— Tu pars…, répéta-t-elle, au bord des larmes. Comment cela, tu pars ? Tu me laisses ?
Albert saisit le journal au pied du lit, plié encore à l’article concernant le scandale des monuments, et le lui tendit.
— C’est moi, répéta-t-il.
Elle eut encore besoin de quelques secondes avant de comprendre. Elle se mordit alors le poing.
— Mon Dieu…
Albert se leva, ouvrit le tiroir de la commode, saisit les billets de la Compagnie maritime et lui tendit le sien.
— Veux-tu venir avec moi ?
Pauline avait les yeux fixes, comme les billes de verre des mannequins de cire, la bouche entrouverte. Elle regarda les billets puis le journal, mais sans sortir de sa stupéfaction.
— Mon Dieu…, répétait-elle.
Albert fit alors la seule chose possible. Il se leva, se pencha, tira sa valise de dessous le lit, la posa sur l’édredon et l’ouvrit sur une quantité folle de grosses coupures rangées en paquets serrés.
Pauline poussa un cri.
— Le train part pour Marseille dans une heure, dit Albert.
Elle disposait de trois secondes pour choisir de devenir riche ou de rester bonne à tout faire.
Elle n’en utilisa qu’une seule.
Il y avait, bien sûr, la valise pleine d’argent mais, curieusement, ce qui emporta sa décision, ce furent les billets sur lesquels était marqué, en bleu : « Cabine de première classe ». Tout ce que cela représentait…
D’un geste, elle claqua le couvercle de la valise et courut enfiler son manteau.
Pour M. Péricourt, l’aventure de son monument était terminée. Il ne savait pas pourquoi il se rendait au Lutetia, il n’avait pas l’intention d’y entrer, ni de rencontrer cet homme ou de parler avec lui. Pas davantage, celle de le dénoncer, de s’opposer à sa fuite. Non. Pour la première fois de sa vie, il acceptait sa défaite.
Il était vaincu, indiscutablement.
Étrangement, il en ressentait presque un soulagement. Perdre, c’est être humain.
Et puis, c’était une fin, et il lui en fallait une.
Il se rendait au Lutetia comme il aurait signé au bas d’une reconnaissance de dette, parce c’est un courage nécessaire, et parce qu’on ne peut pas faire autrement.
Ce n’était pas une haie d’honneur — on ne se comporte pas ainsi dans une grande maison — mais cela y ressemblait beaucoup : tous ceux qui avaient servi Monsieur Eugène l’attendaient au rez-de-chaussée. Il sortit de l’ascenseur en hurlant comme un fou, affublé de sa veste coloniale, avec dans le dos ses ailes d’ange faites de plumeaux, maintenant on le voyait clairement.
Il portait non pas une de ces excentricités dont il avait jusqu’alors régalé le personnel, mais son masque d’« homme normal », figé quoique si réaliste. Celui avec lequel il était arrivé.
À coup sûr, c’est une chose qu’on ne reverrait jamais. On aurait dû commander un photographe, regretta le concierge. Monsieur Eugène, grand seigneur comme jamais, distribuait des billets, on lui disait « Merci, Monsieur Eugène », « À bientôt », de gros billets, pour tout le monde, comme un saint, sans doute était-ce à cause de ça, les ailes. Mais pourquoi vertes ? se demandait-on.
Déjà, des ailes, quelle idée idiote, ressassait M. Péricourt en repensant à sa conversation avec son gendre. Il suivait un boulevard Saint-Germain peu encombré, juste quelques voitures, des fiacres, il faisait un temps superbe. Son gendre avait parlé de « fantaisies », il avait évoqué ces ailes, bien sûr, mais aussi des orchestres, non ? Le soulagement de M. Péricourt, il le comprenait enfin, tenait au fait d’avoir perdu une bataille qu’il ne pouvait pas gagner, parce que ce monde, cet adversaire n’étaient pas les siens. On ne peut pas gagner contre quelque chose qu’on ne comprend pas.
Ce qu’on ne comprend pas, il faut simplement l’accepter, auraient pu philosopher les employés du Lutetia en empochant les bénédictions de Monsieur Eugène qui, toujours hurlant, se dirigeait à grandes enjambées, les genoux bien haut, un havresac au dos, vers les portes larges ouvertes sur le boulevard.
Même ce déplacement, M. Péricourt aurait pu se l’éviter. Pourquoi s’était-il inventé cette corvée ridicule ? Allons, décida-t-il, mieux vaut s’en retourner. Comme il roulait déjà sur le boulevard Raspail, il dépasserait le Lutetia, prendrait tout de suite à droite et rentrerait. Qu’on en finisse. Cette décision lui fut un soulagement.
Le concierge du Lutetia, lui aussi, avait hâte que cette comédie s’achève : les autres clients trouvaient cela « très mauvais genre », ce carnaval dans le hall. Et cette pluie d’argent transformait les personnels en mendiants, c’était indécent, qu’il parte enfin !
Monsieur Eugène dut le sentir, car il s’arrêta net, comme un gibier soudain averti de la présence d’un prédateur. Sa posture, désarticulée, démentait l’impassibilité de son masque aux traits fixes, comme paralysés.
Soudain, il tendit le bras, droit devant lui, doubla le geste d’un hurlement net et franc : Rrrâââhhhhrrrrr ! Puis désigna l’angle du hall où une femme de service achevait d’épousseter les tables basses. Il se précipita vers elle ; elle fut saisie d’effroi en voyant cet homme au visage de marbre, en tenue coloniale et avec de grandes ailes vertes, se ruer sur elle. « Mon Dieu, ce que j’ai eu peur, mais comme on a ri ensuite, c’est… mon balai qu’il voulait. — Le balai ? — Comme je vous le dis. » Monsieur Eugène l’attrapa en effet, cala le manche contre son épaule à la manière d’une longue carabine et marcha au pas, martial et claudicant, criant toujours, au rythme d’une musique silencieuse que tout le monde avait l’impression d’entendre.
C’est ainsi, au pas militaire, ses grandes ailes battant l’air, qu’Édouard franchit les portes de l’hôtel Lutetia et surgit sur le trottoir baigné de soleil.
En tournant la tête à gauche, il vit une voiture roulant rapidement vers l’angle du boulevard. Alors, il lança en l’air son balai et se précipita.
M. Péricourt venait d’accélérer lorsqu’il remarqua le petit attroupement devant l’hôtel et il passait à la hauteur de l’entrée quand Édouard s’élança. La seule chose qu’il vit, ce ne fut pas, comme on pourrait l’imaginer, un ange s’envolant au-devant de lui, puisque, avec sa jambe traînante, Édouard ne parvint pas réellement à décoller du sol. Il se planta au milieu de la chaussée, ouvrit largement les bras à l’arrivée de la voiture, les yeux au ciel, tenta de s’élever dans les airs, mais ce fut tout.
Ou presque.
M. Péricourt n’aurait pas pu s’arrêter. Mais il aurait pu freiner. Paralysé par cette surprenante apparition surgie de nulle part — non pas un ange en tenue coloniale, mais le visage d’Édouard, de son fils, intact, immobile, statufié, comme un masque mortuaire dont les yeux plissés exprimaient une immense surprise —, il ne réagit pas.
La voiture percuta le jeune homme de plein fouet.
Cela fit un bruit sourd, lugubre.
Alors, l’ange s’envola réellement.
Édouard fut catapulté en l’air. Bien que ce fût un vol assez disgracieux, comme celui d’un avion qui part en torche, pendant une seconde très brève tout le monde vit clairement le corps du jeune homme cambré, le regard vers le ciel, les bras largement ouverts, comme pour une élévation. Puis il retomba, s’écrasa sur la chaussée, le crâne frappa violemment l’arête du trottoir, et ce fut tout.
Albert et Pauline montèrent dans le train juste avant midi. Ils étaient les premiers voyageurs à s’installer, elle le submergea de questions auxquelles il répondit simplement.
À écouter Albert, la réalité s’avérait désarmante.
Pauline jetait de temps à autre de rapides coups d’œil sur la valise qu’elle avait placée en face d’elle, sur le porte-bagages.
Albert, lui, serrait jalousement sur ses genoux le grand carton à chapeau contenant sa tête de cheval.
— Mais qui est-ce donc, ton camarade ? chuchotait-elle avec impatience.
— Un camarade…, répondait-il évasivement.
Il ne disposait pas de l’énergie nécessaire pour le décrire, elle verrait bien ; il ne voulait pas qu’elle prenne peur, qu’elle s’enfuie, l’abandonne maintenant, parce que toutes ses forces avaient fondu. Il était éreinté. Après son aveu, le taxi, la gare, les billets, les porteurs, les contrôleurs, Pauline s’était chargée de tout. S’il avait pu, Albert se serait endormi là, tout de suite.
Et le temps passait.
D’autres voyageurs montèrent à leur tour, le train se remplit, valse des valises et des malles qu’on hissait par les fenêtres, les cris des enfants, la fièvre du départ, les amis, les époux, les parents sur le quai, les recommandations, on cherchait sa place, tiens, c’est ici, vous permettez ?
Albert s’était installé à la fenêtre entièrement baissée, la tête penchée sur le quai, tournée vers l’arrière du train, il ressemblait à un chien qui guette la venue de son maître.
On le bousculait pour passer dans le couloir, de biais parce qu’il gênait ; le compartiment fit le plein, ne restait plus qu’un siège inoccupé, celui du camarade qui n’arrivait pas.
Bien avant l’heure du départ, Albert comprit qu’Édouard ne viendrait pas. Il fut accablé d’une peine immense.
Pauline, qui comprenait, s’était blottie contre lui et serrait ses mains dans les siennes.
Lorsque les contrôleurs commencèrent à longer le quai en criant que le convoi allait démarrer, qu’il fallait s’éloigner du train, Albert, la tête basse, se mit à pleurer, impossible de s’arrêter.
Il avait le cœur brisé.
Mme Maillard raconterait plus tard : « Albert a voulu partir aux colonies, bon, moi je veux bien. Mais s’il fait comme ici et qu’il se met à pleurnicher devant les indigènes, il ne va pas arriver à grand-chose, c’est moi qui vous le dis ! Mais bon, c’est Albert. Qu’est-ce que vous voulez, il est comme ça ! »