NOVEMBRE 1919

10

Henri d’Aulnay-Pradelle, installé dans un vaste fauteuil de cuir, avait passé négligemment sa jambe droite par-dessus l’accoudoir et tendait à bout de bras, en le tournant lentement dans la lumière, un immense verre de fine hors d’âge. Il écoutait les propos des uns et des autres avec un détachement étudié, afin de montrer qu’il était un « type à la coule ». Il adorait les expressions de ce genre, un peu familières. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il serait même allé jusqu’à la vulgarité et aurait éprouvé une vraie délectation à proférer tranquillement des grossièretés devant des assemblées qui n’auraient pas eu les moyens de se sentir outrées.

Pour cela, il lui manquait cinq millions de francs.

Dans cinq millions, il pourrait se vautrer en toute impunité.

Pradelle venait au Jockey Club trois fois par semaine. Non que le lieu lui plût particulièrement — il trouvait le niveau assez décevant, comparé à ses attentes —, mais il constituait un symbole de son ascension sociale qu’il ne se lassait pas d’admirer. Les glaces, les tentures, les tapis, les dorures, la dignité étudiée du personnel et l’ahurissant montant de la cotisation annuelle lui procuraient une satisfaction que décuplaient encore les innombrables occasions de rencontres qui s’y offraient. Il y était entré quatre mois plus tôt, de justesse, les caciques du Jockey se méfiaient de lui. Mais, s’il avait fallu retoquer tous les nouveaux riches, étant donné l’hécatombe des dernières années, le club serait devenu le hall des pas perdus. Et puis Pradelle disposait de quelques appuis difficiles à contourner, à commencer par son beau-père à qui on ne pouvait rien refuser et son amitié avec Ferdinand, le petit-fils du général Morieux, jeunesse déclassée et passablement décadente, mais qui condensait tout un ensemble de relations. Rejeter un maillon revenait à se priver de toute la chaîne, impossible, la pénurie d’hommes vous contraint à de ces choses parfois… Au moins Aulnay-Pradelle, lui, avait un nom. Une mentalité de corsaire, mais des quartiers de noblesse. Donc, finalement, il avait été accepté. Au demeurant, M. de La Rochefoucauld, le président en exercice, considérait qu’il ne faisait pas si mal que cela dans le paysage, ce grand jeune homme qui traversait les salles au pas de charge, un perpétuel coup de vent. Avec une arrogance qui justifiait l’adage selon lequel un vainqueur, c’est toujours quelque chose de laid. Assez vulgaire donc, mais c’était un héros. C’est comme les jolies femmes, les héros, dans une bonne société, on a toujours besoin d’en avoir quelques-uns. Et, à une époque où il était difficile de trouver des hommes de son âge à qui il ne manquait pas au moins une main ou une jambe, quand ce n’était pas les deux, celui-ci était assez décoratif.

Jusqu’à présent, Aulnay-Pradelle n’avait eu qu’à se louer de cette Grande Guerre. Sitôt libéré, il s’était lancé dans la récupération et la revente des stocks militaires. Des centaines de véhicules français ou américains, de moteurs, de remorques, des milliers de tonnes de bois, de toile, de bâches, d’outils, de ferraille, de pièces détachées, dont l’État n’avait plus l’usage et dont il avait besoin de se débarrasser. Pradelle achetait des lots entiers qu’il revendait aux compagnies de chemins de fer, aux sociétés de transport, aux entreprises agricoles. Le bénéfice était d’autant plus confortable que le gardiennage de ces zones de stockage était extrêmement poreux aux arrosages, pourboires et autres bakchichs, et que, sur place, vous enleviez facilement trois camions pour un et cinq tonnes pour deux.

La protection du général Morieux et son propre statut de héros national avaient ouvert à Aulnay-Pradelle bien des portes, et son rôle à l’Union nationale des combattants — qui avait montré son utilité en aidant le gouvernement à briser les dernières grèves ouvrières — lui avait ménagé de nombreux appuis supplémentaires. Grâce à quoi il avait déjà remporté d’importants marchés de liquidation de stocks, achetant des lots entiers pour quelques dizaines de milliers de francs qu’il empruntait et qui, après revente, devenaient des centaines de milliers de francs de bénéfice.

— Salut, vieux !

Léon Jardin-Beaulieu. Un homme de valeur, mais qui était né petit, dix centimètres de moins que tout le monde, c’était à la fois peu et beaucoup, pour lui c’était terrible, il courait après la reconnaissance.

— Salut, Henri, répondit-il en roulant légèrement des épaules, il pensait que ça le grandissait.

Pour Jardin-Beaulieu, avoir le droit d’appeler Aulnay-Pradelle par son prénom était une volupté pour laquelle il aurait vendu père et mère, ce que d’ailleurs il avait fait. Il affecte le ton des autres pour se croire comme les autres, pensa Henri en lui tendant une main molle, presque négligente, et il demanda d’une voix basse, tendue :

— Alors ?

— Toujours rien, répondit Jardin-Beaulieu. Rien ne filtre.

Pradelle leva un sourcil agacé, il excellait dans les messages sans paroles à destination du petit personnel.

— Je sais, s’excusa Jardin-Beaulieu, je sais…

Pradelle était terriblement impatient.

Quelques mois plus tôt, l’État s’était résolu à confier à des entreprises privées le soin d’exhumer les dépouilles des soldats enterrés au front. Le projet était de les regrouper en de vastes nécropoles militaires, l’arrêté ministériel préconisant « la constitution du plus petit nombre possible des plus grands cimetières possibles ». C’est qu’il y en avait un peu partout, de ces cadavres de soldats. Dans des cimetières improvisés à quelques kilomètres, voire à quelques centaines de mètres de la ligne de front. Sur des terres qu’il fallait maintenant rendre à l’agriculture. Il y avait déjà des années, quasiment depuis le début de la guerre, que les familles réclamaient de pouvoir se recueillir sur la tombe de leurs enfants. Ce regroupement des sépultures n’excluait pas de restituer un jour à celles qui le souhaitaient le corps de leurs soldats, mais le gouvernement espérait qu’une fois constituées, ces immenses nécropoles où les héros reposeraient « auprès de leurs camarades morts au combat » calmeraient les ardeurs familiales. Et éviteraient de grever à nouveau les finances de l’État par des transports individuels, sans compter les questions sanitaires, un vrai casse-tête qui coûterait les yeux de la tête alors que les caisses resteraient vides tant que l’Allemagne n’aurait pas payé ses dettes.

Cette vaste entreprise morale et patriotique de regroupement des cadavres entraînait toute une chaîne d’opérations lucratives à souhait, des centaines de milliers de cercueils à fabriquer puisque la plupart des soldats avaient été enterrés à même le sol, parfois simplement roulés dans leur vareuse. Des centaines de milliers d’exhumations à coups de pelle (le texte prévoyait explicitement qu’il fallait user de la plus grande précaution), autant de transports en camion des dépouilles mises en bière jusqu’aux gares de départ et autant de réinhumations dans les nécropoles de destination…

Si Pradelle remportait une part de ce marché, pour quelques centimes par corps, ses Chinois allaient déterrer des milliers de cadavres, ses véhicules transporter des milliers de dépouilles en putréfaction, ses Sénégalais inhumer le tout dans des tombes bien alignées avec une belle croix vendue au prix fort, de quoi reconstruire de fond en comble, en moins de trois ans, la propriété familiale de la Sallevière, qui pourtant était un sacré gouffre.

À quatre-vingts francs le cadavre et avec un prix de revient réel aux alentours de vingt-cinq, Pradelle espérait un bénéfice net de deux millions et demi.

Et si le ministère passait, en plus, quelques commandes de gré à gré, en retirant les pots-de-vin, on frôlerait les cinq millions.

Le marché du siècle. Pour le commerce, la guerre présente beaucoup d’avantages, même après.

Bien informé par Jardin-Beaulieu, dont le père était député, Pradelle avait su anticiper. Dès la démobilisation, il avait créé la société Pradelle et Cie. Jardin-Beaulieu et le petit-fils Morieux avaient apporté chacun cinquante mille francs et leurs précieuses relations, Pradelle quatre cent mille à lui seul. Pour être le patron. Et pour prendre quatre-vingts pour cent des bénéfices.

La Commission d’adjudication des marchés publics se réunissait ce jour-là, elle était en conclave depuis quatorze heures. Grâce à ses interventions et à cent cinquante mille francs de dessous-de-table, Pradelle l’avait bétonnée : trois membres, dont deux à sa botte, devaient trancher sur les différentes propositions, décider en toute impartialité que la société Pradelle et Cie présentait le meilleur devis, que son spécimen de cercueil, déposé au magasin du Service des sépultures, était le plus conforme à la fois à la dignité des Français morts pour la patrie et aux finances de l’État. Moyennant quoi, Pradelle devait se voir attribuer plusieurs lots, une dizaine si tout allait bien. Peut-être davantage.

— Et au ministère ?

Un large sourire s’épanouit sur le visage étroit de Jardin-Beaulieu, il avait la réponse :

— L’affaire est dans le sac !

— Oui, ça, je sais, cracha Pradelle, excédé. La question, c’est quand ?

Son souci n’était pas seulement lié aux délibérations de la Commission d’adjudication. Le Service de l’état civil, des successions et des sépultures militaires dépendant du ministère des Pensions était autorisé, en cas d’urgence ou s’il l’estimait nécessaire, à attribuer des marchés de gré à gré. Sans passer par un appel à concurrence. Une vraie situation de monopole s’ouvrirait dans ce cas pour Pradelle et Cie qui pourrait facturer à peu près ce qu’il voudrait, jusqu’à cent trente francs par cadavre…

Pradelle affectait le détachement que les esprits supérieurs adoptent dans les circonstances les plus tendues, mais il était, en fait, d’une nervosité folle. À sa question, Jardin-Beaulieu n’avait hélas pas encore de réponse. Son sourire s’effondra.

— On ne sait pas…

Il était livide. Pradelle détourna le regard, c’était le congédier. Jardin-Beaulieu battit en retraite, fit mine de reconnaître un membre du Jockey et se précipita piteusement à l’autre bout du vaste salon. Pradelle le vit s’éloigner, il portait des talonnettes. S’il n’avait pas été miné par le complexe de sa petite taille, qui lui faisait perdre tout sang-froid, il aurait été intelligent, dommage. Ce n’était pas pour cette qualité que Pradelle l’avait recruté dans son projet. Jardin-Beaulieu avait deux mérites inestimables : un père député et une fiancée sans le sou (sinon, qui aurait voulu d’un pareil nabot !), mais ravissante, une fille très brune avec une jolie bouche que Jardin-Beaulieu devait épouser dans quelques mois. À la première présentation, Pradelle avait pressenti que cette fille souffrait en silence de cette alliance avantageuse qui discréditait sa beauté. Le genre de femme qui aurait besoin de revanches et, à la voir se déplacer dans le salon des Jardin-Beaulieu — Pradelle avait un œil infaillible pour cela, comme pour les chevaux, disait-il —, il aurait parié qu’en s’y prenant bien, elle n’attendrait même pas la cérémonie.

Pradelle retourna à l’observation de son verre de fine, considérant pour la énième fois la stratégie à adopter.

Pour fabriquer autant de cercueils, il faudrait sous-traiter avec pas mal d’entreprises spécialisées, ce qui était rigoureusement interdit par le contrat avec l’État. Mais si tout se passait normalement, personne n’irait y voir de plus près. Parce que tout le monde avait intérêt à fermer les yeux. Ce qui comptait — l’opinion était unanime —, c’était que le pays dispose, dans un délai décent, de jolis cimetières peu nombreux, mais très grands, permettant à tout un chacun de classer enfin cette guerre parmi les mauvais souvenirs.

Et Pradelle gagnerait en sus le droit de brandir son verre de fine et de roter en plein salon du Jockey sans que personne y trouve à redire.

Tout à ses pensées, il n’avait pas vu entrer son beau-père. C’est à la qualité du silence qu’il sentit qu’il avait commis une gaffe, un silence soudain et ouaté, frémissant, comme à l’entrée de l’évêque dans la cathédrale. Lorsqu’il le comprit, c’était trop tard. Rester dans cette position nonchalante en présence du vieux représentait un manque de déférence qui ne lui serait pas pardonné. En changer trop précipitamment, c’était admettre sa subordination devant tout le monde. Le choix entre deux mauvaises solutions. À la provocation, Pradelle préféra la vexation qui lui sembla la moins coûteuse. Il se déplaça vers l’arrière, aussi négligemment que possible, en balayant sur son épaule une poussière invisible. Son pied droit glissa jusqu’au sol, il se redressa dans son fauteuil pour faire bonne figure et inscrivit mentalement cette circonstance sur sa liste des revanches à prendre.

M. Péricourt avait pénétré dans la salle du Jockey d’un pas lent et débonnaire. Il fit semblant de n’avoir rien remarqué du manège de son gendre et rangea cette occasion au rang des dettes à se faire rembourser. Il passa entre les tables en tendant ici et là une main molle de monarque bienveillant, lâchant le nom des présents avec une noblesse de doge, bonjour cher ami, Ballanger, ah, Frappier vous êtes là, bonsoir Godard, risquant des traits d’humour à sa mesure, mais… c’est Palamède de Chavigne si je ne m’abuse ! et lorsqu’il arriva à la hauteur d’Henri, il se contenta de baisser les paupières d’un air entendu, un sphinx, et de poursuivre sa traversée du salon jusqu’à la cheminée vers laquelle il tendit ses deux mains largement écartées avec une satisfaction exagérée.

Quand il se retourna, il vit son gendre de dos. La position était délibérément stratégique. Ce devait être très agaçant de se sentir ainsi observé par-derrière. À les voir manœuvrer l’un par rapport à l’autre, on devinait que la partie d’échecs à laquelle se livraient les deux hommes venait tout juste de commencer et annonçait bien des rebondissements.

Entre eux, l’aversion avait été spontanée et tranquille, presque sereine. La promesse d’une haine au long cours. Chez Pradelle, Péricourt avait immédiatement flairé la crapule, mais il n’avait pas résisté à l’engouement de Madeleine. Personne n’avait les mots pour le dire, mais il suffisait de les regarder ensemble une seconde pour comprendre qu’Henri la faisait très bien jouir et qu’elle n’allait pas s’en tenir là, que cet homme, elle le voulait, qu’elle le voulait terriblement.

M. Péricourt aimait sa fille, à sa manière, bien sûr, qui n’avait jamais été très démonstrative et il aurait été heureux de la savoir heureuse si elle n’avait pas eu l’idée imbécile de s’enticher d’un Henri d’Aulnay-Pradelle. Richissime, Madeleine Péricourt avait été la proie de bien des convoitises et, bien qu’elle ne fût qu’agréable, elle avait été très courtisée. Elle n’était pas bête, la tête près du bonnet, comme feu sa mère, femme de caractère, pas le genre à s’emporter, à céder à la tentation. Avant-guerre, elle les avait démasqués de loin, les petits ambitieux qui la trouvaient banale vue de face, mais très jolie vue de dot. Elle avait une manière aussi efficace que discrète de les éconduire. Avoir été demandée en mariage plusieurs fois lui avait donné beaucoup d’assurance, beaucoup trop, car elle avait vingt-cinq ans lorsque la guerre s’était déclarée, trente quand elle s’était achevée sur la mort de son jeune frère, deuil terrible, et, entre-temps, elle avait commencé à vieillir. Ceci peut-être expliquait cela. Elle avait rencontré Henri d’Aulnay-Pradelle en mars et l’avait épousé en juillet.

Les hommes ne voyaient pas ce qu’il pouvait avoir de si magique, cet Henri, pour justifier pareil empressement, il n’était pas mal, convenons-en, mais enfin… Ça, c’étaient les hommes. Parce que les femmes, elles, saisissaient très bien. Elles regardaient cette allure, ces cheveux ondulés, ces yeux clairs, ces épaules larges, cette peau, mon Dieu, et comprenaient que Madeleine Péricourt avait eu envie d’y goûter et qu’elle en était revenue enchantée.

M. Péricourt n’avait pas insisté, bataille perdue d’avance. Il s’était contenté, prudent, d’imposer des limites. Chez les bourgeois, cela s’appelle un contrat de mariage. Madeleine n’y avait rien trouvé à redire. Le beau gendre, en revanche, avait fait la gueule en découvrant le projet établi par le notaire de la famille. Les deux hommes s’étaient regardés sans un mot, mesure sage. Madeleine restait seule détentrice de ses avoirs et devenait copropriétaire de tout ce qui serait acquis après le mariage. Elle comprenait la réserve soupçonneuse de son père à l’égard d’Henri, dont ce contrat constituait la preuve tangible. Avec une pareille fortune, la prudence devient une seconde nature. À son mari elle expliquait en souriant que ça ne changeait rien. Pradelle, lui, savait que ça changeait tout.

D’abord, il se sentit floué, bien mal récompensé de ses efforts. Dans l’existence de nombre de ses amis, le mariage avait tout réglé. C’était parfois difficile à obtenir, il fallait manœuvrer finement, mais quand on y arrivait, c’était le magot, après, on pouvait tout se permettre. Or, pour lui, le mariage n’avait rien changé. Côté standing, ça, rien à dire, il en profitait, c’était royal. Henri était un pauvre au train de vie démesuré (sur sa cassette personnelle, il avait rapidement distrait près de cent mille francs, aussitôt investis dans la réfection de la propriété familiale, mais il y avait tant à faire, tout s’écroulait, c’était un abîme).

Henri n’avait pas trouvé la fortune. Pour autant, le coup était loin d’être raté. D’abord, parce que ce mariage mettait un point final à cette vieille histoire de la cote 113 qui l’avait un peu chagriné. Qu’elle resurgisse (comme cela se voyait parfois pour des affaires anciennes qu’on croyait oubliées), ce n’était plus un risque car maintenant, il était riche, même par délégation, lié à une famille aussi puissante que prestigieuse. Épouser Madeleine Péricourt l’avait rendu à peu près invulnérable.

Ensuite, il avait accédé à un bénéfice colossal : le carnet d’adresses de la famille. (Il était le gendre de Marcel Péricourt, intime de M. Deschanel, ami de M. Poincaré, de M. Daudet et de tant d’autres.) Et il était très satisfait des premiers retours sur investissement. Dans quelques mois il pourrait regarder son futur beau-père bien en face : il baisait sa fille, il vampirisait ses relations et, dans trois ans, si tout se passait comme il l’espérait, au Jockey, il se vautrerait encore davantage quand le vieux entrerait dans le fumoir.

M. Péricourt se tenait informé de la manière dont son gendre s’enrichissait. Pas de doute, ce garçon se révélait rapide et efficace ; à la tête de trois sociétés, il avait déjà réalisé près d’un million de bénéfice net en quelques mois. Sur ce plan, c’était un homme bien proportionné à son époque, mais M. Péricourt se méfiait instinctivement de cette réussite. Trop verticale, sujette à caution.

Plusieurs hommes s’étaient regroupés autour du notable, ses clients : il n’y a pas de fortune qui n’ait sa cour.

Henri regardait son beau-père dans ses œuvres. Il prenait des leçons, admiratif. Pas de doute, le vieux crabe savait y faire. Quel aplomb. Il distribuait avec une générosité sélective les remarques, les autorisations, les recommandations. Son entourage avait appris à interpréter ses conseils comme des ordres, ses réserves comme des interdictions. Le genre d’homme avec qui il était impossible de se fâcher quand il vous refusait quelque chose parce que ce qui vous restait, il pouvait aussi vous le retirer.

À cet instant, Labourdin entra enfin dans le fumoir, suant, son large mouchoir à la main. Henri réprima un soupir de soulagement, vida son verre de fine d’une traite, se leva et, le saisissant à l’épaule, l’entraîna dans le salon adjacent. Labourdin trottait à côté de Pradelle en tricotant de ses grosses jambes courtes, comme s’il n’avait pas déjà suffisamment transpiré…

Labourdin était un imbécile grandi par sa bêtise. Elle se manifestait sous la forme d’une ténacité exceptionnelle, incontestable vertu en politique, encore que la sienne ne fût due qu’à son incapacité à changer d’avis et à un manque total d’imagination. Cette stupidité était réputée pratique. Médiocre en tout, presque toujours ridicule, Labourdin était le genre d’homme qu’on pouvait placer n’importe où, qui se montrait dévoué, une bête de somme, on pouvait tout lui demander. Sauf d’être intelligent, immense bénéfice. Il portait tout sur son visage, sa bonhomie, son goût pour la nourriture, sa lâcheté, son insignifiance et surtout, surtout sa concupiscence. Incapable de céder à l’envie de dire une cochonnerie, il braquait sur toutes les femmes de lourds regards de convoitise, notamment sur les bonniches à qui il pelotait le cul dès qu’elles se retournaient, et il allait auparavant au bordel jusqu’à trois fois par semaine. Je dis « auparavant » parce que, sa réputation s’étant progressivement étendue au-delà de l’arrondissement dont il était le maire, beaucoup de quémandeuses se pressaient à sa permanence dont il avait doublé les jours, et il s’en trouvait toujours une ou deux disposées à lui éviter le déplacement jusqu’au bobinard en échange d’une autorisation, d’un passe-droit, d’une signature, d’un coup de tampon. Il était heureux, Labourdin, ça se voyait tout de suite. Ventre plein, couilles pleines, toujours prêt à en découdre avec la prochaine table, avec les prochaines fesses. Il devait son élection à une petite poignée d’hommes influents sur lesquels M. Péricourt régnait en maître.

— Vous allez être nommé à la Commission d’adjudication, lui avait un jour annoncé Pradelle.

Labourdin adorait faire partie de commissions, de comités, de délégations, il y voyait une preuve de son importance. Et, imposée par son gendre, il n’avait pas douté que cette nouvelle nomination venait de M. Péricourt lui-même. Il avait enregistré scrupuleusement, en les notant en grands caractères, les instructions précises qu’il devait suivre. Après avoir donné tous ses ordres, Pradelle avait désigné la feuille de papier.

— Maintenant, vous allez me foutre ça en l’air…, avait-il dit. Vous ne voulez pas non plus qu’on mette ça en vitrine au Bon Marché !

Pour Labourdin, cela avait été le début d’un cauchemar. Terrorisé à l’idée de faillir à sa mission, il avait passé ses nuits à se remémorer les instructions une à une, mais plus il répétait, plus il mélangeait, cette nomination était devenue son martyre, cette commission, sa bête noire.

Ce jour-là, il avait dépensé au cours de cette réunion plus d’énergie qu’il n’en disposait, il avait dû réfléchir, dire des choses, il en était sorti épuisé. Épuisé mais heureux, parce qu’il revenait avec la satisfaction du devoir accompli. Dans le taxi, il avait ruminé quelques phrases selon lui « bien senties », parmi lesquelles sa favorite était : « Mon cher ami, sans vouloir me vanter, je crois pouvoir dire… »

— Compiègne, combien ? le coupa aussitôt Pradelle.

La porte du salon était à peine fermée que ce grand jeune homme au regard fixe le transperçait, sans le laisser parler. Labourdin avait tout imaginé sauf cela, c’est-à-dire qu’il n’avait pensé à rien du tout, comme à son habitude.

— Eh bien, euh…

— Combien ? tonna Pradelle.

Labourdin ne savait plus. Compiègne… Il lâcha son mouchoir, fouilla précipitamment dans ses poches, trouva ses papiers pliés en quatre, sur lesquels il avait noté les résultats des délibérations.

— Compiègne…, bégaya-t-il. Alors, Compiègne, voyons…

Rien n’allait jamais assez vite pour Pradelle, qui lui arracha la feuille des mains et s’éloigna de quelques pas, le regard tendu vers les chiffres. Dix-huit mille cercueils pour Compiègne, cinq mille pour la chefferie de Laon, plus de six mille pour la place de Colmar, huit mille pour la chefferie de Nancy et Lunéville… Restaient à venir des lots pour Verdun, Amiens, Épinal, Reims… Les résultats dépassaient ses espérances. Pradelle ne put réprimer un sourire de satisfaction qui n’échappa pas à Labourdin.

— Nous nous réunissons de nouveau demain matin, ajouta le maire d’arrondissement. Et samedi !

Il estima alors que l’instant de sa phrase était enfin venu :

— Voyez-vous, mon cher ami…

Mais la porte s’ouvrit à la volée, on appela « Henri ! », il y avait du bruit à côté, de l’effervescence.

Pradelle s’avança.

Au pied de la cheminée, à l’autre extrémité du salon, tout un groupe s’agitait, on continuait d’accourir d’un peu partout, de la salle de billard, du fumoir…

Pradelle entendit des exclamations, fit encore quelques pas, les sourcils froncés, plus curieux qu’inquiet.

Son beau-père était assis par terre, le dos contre l’appui de la cheminée, les jambes allongées devant lui, les yeux fermés, le visage cireux et sa main droite crispée sur son gilet, à la hauteur de la poitrine, comme s’il avait voulu s’arracher un organe ou le retenir. Des sels ! cria une voix, de l’air ! dit une autre, le maître d’hôtel se précipita, demandant qu’on s’écarte.

De la bibliothèque, le docteur arriva à grands pas, qu’est-ce qui se passe, son calme impressionna, on fit place, le cou tendu pour mieux voir ; tout en prenant le pouls, Blanche disait :

— Eh bien, Péricourt, qu’est-ce qui nous arrive ?

Et, se tournant discrètement vers Pradelle :

— Appelez une voiture tout de suite, mon vieux, c’est sérieux.

Pradelle sortit rapidement.

Bon Dieu, quelle journée !

Le jour où il devenait millionnaire, son beau-père allait passer l’arme à gauche.

Une chance pareille, c’était à peine croyable.

11

Le cerveau d’Albert était totalement vide, impossible d’articuler deux idées, d’imaginer comment les choses allaient se passer ; il tentait de mettre de l’ordre dans ses impressions mais rien ne s’ordonnait. En marchant à grands pas, il ne faisait que caresser machinalement la lame du couteau enfoncé dans sa poche. Le temps pouvait passer, les stations de métro défiler puis les rues, pas la moindre idée constructive. Il ne croyait pas lui-même à ce qu’il faisait, mais il le faisait tout de même. Il était prêt à tout.

Cette histoire de morphine… Depuis le début, c’était la bouteille à l’encre. Édouard ne pouvait plus s’en passer. Jusqu’à présent Albert était parvenu à pourvoir à ses besoins. Cette fois, il avait eu beau racler les fonds de tiroirs, il n’y avait plus assez d’argent. Aussi, quand son camarade, au terme d’interminables jours de souffrance, l’avait supplié de l’achever tant les douleurs étaient insupportables, Albert, épuisé lui aussi, avait-il cessé de réfléchir : il avait attrapé un couteau de cuisine, le premier qui lui était tombé sous la main, il était descendu, comme un automate, il avait pris le métro jusqu’à la Bastille et avait plongé dans le quartier grec, du côté de la rue Sedaine. Il devait trouver de la morphine pour Édouard, il était prêt à tuer s’il le fallait.

La première pensée lui vint enfin lorsqu’il découvrit le Grec, un homme d’une trentaine d’années, pachydermique, qui marchait les pieds très écartés, soufflant à chaque pas, transpirant malgré la température de novembre. Albert regarda, affolé, son énorme ventre, ses gros seins lourds qui ballottaient sous son pull en laine, son cou de bovin, ses bajoues tombantes, il pensa que son couteau ne servirait à rien, il aurait fallu une lame d’au moins quinze centimètres. Ou vingt. La situation n’était pas brillante, maintenant, être mal équipé lui mettait le moral à zéro. « C’est toujours comme ça, disait sa mère, incapable de t’organiser ! Ce que tu peux être imprévoyant, mon pauvre garçon… » Et elle levait les yeux au plafond pour prendre Dieu à témoin. Devant son nouveau mari (c’était manière de dire, ils n’étaient pas mariés, mais Mme Maillard ramenait tout à la normale), elle se plaignait davantage de son fils. Le beau-père, lui — chef de rayon à la Samaritaine —, se contentait de détailler ses lacets, mais le dépit était le même. Face à eux, et même s’il en avait trouvé la force, Albert aurait eu bien du mal à se défendre parce qu’il leur donnait chaque jour un peu plus raison.

Tout avait l’air de se liguer contre lui, c’était vraiment une époque difficile.

Le rendez-vous était fixé près de la pissotière à l’angle de la rue Saint-Sabin. Albert n’avait pas la moindre idée de la manière dont ça se passait. Il avait contacté le Grec en téléphonant dans un café, de la part de quelqu’un qui connaissait quelqu’un ; le Grec n’avait posé aucune question, vu qu’il ne parlait pas vingt mots de français. Antonapoulos. Tout le monde disait Poulos. Même lui.

— Poulos, dit-il d’ailleurs en arrivant.

Pour un homme de cette corpulence exceptionnelle, il se déplaçait étonnamment vite, à petits pas serrés, rapides comme tout. Le couteau trop court, la vélocité du type… Le plan d’Albert était vraiment vaseux. Après avoir jeté un œil alentour, le Grec le saisit par le bras et l’entraîna dans la pissotière. L’eau n’y avait pas coulé depuis longtemps, l’atmosphère était irrespirable, ce qui n’avait pas l’air de gêner Poulos le moins du monde. Cet endroit fétide, c’était un peu comme sa salle d’attente. Pour Albert, qui redoutait tous les espaces confinés, la torture était double.

— Argent ? demanda le Grec.

Il voulait voir les billets et désigna du regard la poche d’Albert sans savoir qu’elle contenait un couteau dont la taille, à présent que les deux hommes se serraient l’un contre l’autre dans la pissotière, s’avérait encore plus dérisoire. Albert se tourna légèrement de côté pour montrer l’autre poche, laissa ostensiblement dépasser plusieurs billets de vingt francs. Poulos répondit par un signe d’acquiescement.

— Cinq, dit-il.

C’est ce qui était convenu au téléphone. Le Grec se retourna pour partir.

— Attends ! s’écria Albert en le rattrapant par la manche.

Poulos s’arrêta, le regarda, inquiet.

— Il m’en faut davantage…, chuchota Albert.

Il articula exagérément en joignant le geste à la parole (quand il s’adressait à des étrangers, il leur parlait fréquemment comme s’ils étaient sourds). Poulos fronça ses gros sourcils.

— Douze, dit Albert.

Et il exhiba toute la liasse de billets, mais qu’il ne pouvait pas dépenser parce que c’était tout ce dont il disposait pour tenir encore près de trois semaines. Le regard de Poulos s’alluma. Il pointa le doigt vers Albert, approuva de la tête.

— Douze. Reste !

Il sortit.

— Non ! l’arrêta Albert.

L’odeur pestilentielle de la pissotière et la perspective de quitter ce réduit exigu où il sentait, minute après minute, monter l’angoisse l’aidèrent à adopter un ton convaincant. Son seul stratagème consistait à trouver le moyen d’accompagner le Grec.

Poulos fit non de la tête.

— D’accord, dit Albert en passant résolument devant lui.

Le Grec le rattrapa par la manche, hésita une seconde. Albert faisait pitié. C’était sa force parfois. Il n’avait pas besoin de forcer le trait pour avoir l’air minable. Après huit mois de vie civile, il portait toujours ses vêtements de démobilisé. À sa libération, il avait eu le choix entre un vêtement ou 52 francs. Il avait opté pour le vêtement parce qu’il avait froid. En réalité, l’État refourguait aux anciens poilus de vieilles vareuses militaires reteintes à la hâte. Le soir même, sous la pluie, la teinture avait commencé de dégouliner. Des traînées d’un triste ! Albert était revenu, disant que, finalement, il préférait les 52 francs, mais c’était trop tard, il fallait réfléchir avant.

Il avait aussi conservé ses brodequins, déjà à la moitié de leur existence, et deux couvertures militaires. Tout cela avait laissé des traces sur lui, et pas seulement des traces de teinture ; il avait ce visage découragé, fatigué, qu’on voyait à beaucoup de démobilisés, quelque chose de défait et résigné.

Le Grec considéra cette mine tirée et se décida.

— Allez, vite ! chuchota-t-il.

À partir de cet instant, Albert rentrait dans l’inconnu, il n’avait pas la moindre idée de la manière dont il devait s’y prendre.

Les deux hommes remontèrent la rue Sedaine jusqu’au passage Salarnier. Arrivé là, Poulos montra le trottoir, disant à nouveau :

— Reste !

Albert examina les alentours, déserts. À dix-neuf heures passées, les seules lumières étaient celles d’un café, à une centaine de mètres.

— Ici !

Un ordre sans appel.

D’ailleurs, le Grec n’attendit pas la réponse et s’éloigna.

À plusieurs reprises, il se retourna pour vérifier que son client restait sagement à sa place. Albert le regarda filer, impuissant, mais lorsque le Grec tourna brusquement sur sa droite, il se mit à courir, remontant à son tour le passage aussi vite qu’il le pouvait, sans quitter des yeux l’endroit où Poulos avait disparu, un immeuble délabré d’où émanaient de fortes odeurs de cuisine. Albert poussa la porte, avança dans un couloir. Là, quelques marches conduisaient à un entresol, il descendit. Une fenêtre aux carreaux sales laissait filtrer un peu de la lumière du réverbère de la rue. Il aperçut le Grec accroupi, qui fouillait du bras gauche un emplacement ménagé dans le mur. Il avait posé près de lui la petite porte en bois qui servait à en masquer l’entrée. Albert ne s’arrêta pas une seconde dans sa course, il traversa la cave, saisit la porte, nettement plus lourde qu’il pensait, et l’assena des deux mains sur la tête du Grec. Le coup sonna comme un gong, Poulos s’effondra. Albert ne comprit qu’à ce moment-là ce qu’il venait de faire, si terrifié qu’il voulut s’enfuir…

Il se reprit. Le Grec était-il mort ?

Albert se pencha, écouta. Poulos respirait lourdement. Difficile de savoir s’il était grièvement atteint, mais un filet de sang s’écoulait de son crâne. Albert était dans un état de stupeur proche de l’évanouissement, il serrait les poings en se répétant « Allez, allez… ». Il se baissa, plongea le bras dans le réduit et en sortit un carton à chaussures. Un vrai miracle : entièrement rempli d’ampoules de 20 et 30 mg. Pour les doses, depuis le temps, Albert avait l’œil.

Il referma le carton, se leva et vit soudain le bras de Poulos dessiner un large arc de cercle… Lui au moins savait s’équiper, c’était un vrai couteau à cran d’arrêt avec une vraie lame, très affilée. Elle atteignit la main gauche d’Albert, tellement vite qu’il ne sentit qu’un intense filet de chaleur. Il tournoya sur lui-même, la jambe en l’air et son talon atteignit le Grec à la tempe. Son crâne rebondit contre le mur en produisant un bruit de gong. Albert, sans lâcher son carton à chaussures, écrasa de plusieurs coups de godillot la main de Poulos qui tenait encore le couteau, puis il posa le carton, reprit la porte en bois à deux mains et se mit à lui marteler la tête. Il s’arrêta. Il était très essoufflé par l’effort, par la peur. Il saignait abondamment, sa coupure à la main était très profonde, sa vareuse largement tachée. La vue du sang le terrifiait toujours. La douleur lui parvint à ce moment-là, le rappelant aux mesures d’urgence. Il fouilla dans la cave, trouva un morceau de tissu poussiéreux qu’il enroula serré autour de sa main gauche. Craintif, comme s’il devait s’approcher d’un animal sauvage endormi, il alla se pencher sur le corps du Grec. Il entendit sa lourde respiration, régulière, pas de doute, il avait la tête dure. Après quoi, Albert quitta l’immeuble en tremblant, son carton sous le bras.

Avec une blessure pareille, il fallait renoncer à prendre le métro ou le tramway. Il parvint à dissimuler son bandage de fortune, les taches de sang sur sa vareuse, et à attraper un taxi à la Bastille.

Le chauffeur était à peu près du même âge que lui. Tout en conduisant, il observa longuement, avec défiance, ce client blanc comme un linge qui se tenait sur le bout de son siège et se balançait en serrant son bras contre son ventre. Son inquiétude redoubla lorsque Albert ouvrit d’autorité la fenêtre parce que ce lieu fermé lui causait une inquiétude difficilement maîtrisable. Le chauffeur pensa même que son client allait vomir, là, dans sa voiture.

— Vous êtes pas malade, au moins ?

— Non, non, répondit Albert en mobilisant toute la tonicité qui lui restait.

— Parce que, si vous êtes malade, je vous descends là, moi !

— Non, non, protesta Albert, je suis seulement fatigué.

Malgré cela, dans l’esprit du chauffeur, le doute montait.

— Vous êtes sûr que vous avez de l’argent ?

Albert sortit un billet de vingt francs de sa poche et le lui montra. Le chauffeur fut rassuré, mais un court moment seulement. Il avait l’habitude, il avait l’expérience, et c’était son taxi. Il était néanmoins de nature commerçante, pas à une bassesse près :

— Excuses, hein ! Je dis ça parce que les gens comme vous, bien souvent…

— C’est qui, les gens comme moi ? demanda Albert.

— Bah, je veux dire, les gars qui sont démobilisés, quoi, vous voyez…

— Parce que vous n’êtes pas démobilisé, vous ?

— Ah bah non, moi j’ai fait la guerre ici, je suis asthmatique et j’ai une jambe plus courte que l’autre.

— Il y a pas mal de gars qui y seraient allés quand même. Certains sont même revenus avec une jambe nettement plus courte que l’autre.

Le chauffeur le prit très mal, c’était tout le temps comme ça, les démobilisés la ramenaient sans arrêt avec leur guerre, toujours à donner des leçons à tout le monde, on commençait à en avoir marre des héros ! Les vrais héros étaient morts ! Ceux-là, oui, pardon, des héros, des vrais ! Et puis, d’ailleurs, quand un type vous racontait trop de choses vécues dans les tranchées, valait mieux se méfier, la plupart avaient passé toute la guerre dans un bureau.

— Parce que nous, on n’a pas fait aussi notre devoir, peut-être ? demanda-t-il.

Qu’est-ce qu’ils en savaient, les démobilisés, de la vie qu’on avait eue, avec toutes ces privations ? Albert en avait entendu, de ces phrases-là, il les connaissait par cœur, avec le prix du charbon et celui du pain, c’était le genre d’informations qu’il retenait le plus facilement. Il le constatait depuis sa démobilisation : pour vivre tranquille, mieux valait remiser dans le tiroir ses galons de vainqueur.

Le taxi le déposa enfin à l’angle de la rue Simart, demanda douze francs et attendit, pour partir, qu’Albert donne le pourboire.


Il y avait une foule de Russes à habiter dans ce coin, mais le médecin était français, le docteur Martineau.

Albert l’avait connu en juin, lors des premières crises. On ne savait pas comment Édouard avait pu se procurer de la morphine pendant son séjour dans les établissements de santé, mais il s’était terriblement habitué. Albert essayait de le raisonner : tu es sur la pente savonneuse, mon petit père, on ne va pas pouvoir continuer comme ça, il faut te soigner. Édouard ne voulait rien entendre, il se montrait aussi têtu que pour cette histoire de greffe qu’il avait refusée. Albert ne comprenait pas. Je connais un cul-de-jatte, disait-il, celui qui vend les billets de loterie rue du Faubourg-Saint-Martin, il a été hospitalisé à la caserne Février à Châlons, il m’a parlé des greffes qu’ils font maintenant, bon, si les gars n’en sont pas devenus jolis jolis, ça vous a quand même figure humaine, mais Édouard n’écoutait même pas, c’était des non, des non et encore des non, il continuait à aligner des réussites sur la table de la cuisine et à fumer ses cigarettes par une narine. Il exhalait en permanence une odeur épouvantable, forcément, toute cette gorge à ciel ouvert… Il buvait avec un entonnoir. Albert lui avait dégotté un appareil masticateur d’occasion (le type était mort après une greffe qui n’avait pas pris, un vrai coup de pot !), ça simplifiait un peu la vie, mais malgré cela, tout était compliqué.

Édouard était sorti de l’hôpital Rollin début juin, quelques jours plus tard il avait commencé à manifester des signes inquiétants d’anxiété, des frissons qui le remuaient de la tête aux pieds, il transpirait énormément, vomissait le peu qu’il mangeait… Albert se sentait impuissant. Les premières attaques dues au manque de morphine avaient été si violentes qu’il avait fallu l’attacher dans son lit — comme en novembre dernier, à l’hôpital, c’était bien la peine que la guerre soit terminée — et calfeutrer la porte pour que les propriétaires ne viennent pas le tuer afin d’apaiser ses souffrances (et les leurs).

Édouard était effrayant à voir, un squelette habité par un démon.

Le docteur Martineau, qui demeurait tout près, avait alors accepté de venir lui faire une piqûre, un homme froid, distant, qui disait avoir pratiqué cent treize amputations dans les fossés en 1916. Édouard avait alors retrouvé un peu de tranquillité. C’est par lui qu’Albert avait contacté Basile, devenu son fournisseur ; il devait faire des casses de pharmacies, d’hôpitaux, de cliniques, il était spécialisé dans les médicaments, il pouvait vous trouver tout ce que vous vouliez. Peu de temps après, coup de chance pour Albert, Basile lui avait proposé un lot d’ampoules dont il voulait se débarrasser, une sorte de promotion, de déstockage, en quelque sorte.

Albert notait scrupuleusement le nombre d’injections et les quantités sur un papier avec les jours, les heures, les doses pour aider Édouard à maîtriser sa consommation et il lui faisait la morale à sa manière, ce qui n’avait pas beaucoup d’effet. Mais, du moins, à ce moment-là, Édouard allait mieux. Il pleurait moins, même s’il ne dessinait plus malgré tous les carnets et les crayons qu’Albert lui avait apportés. On aurait dit qu’il passait tout son temps allongé sur le divan de récupération à bayer aux corneilles. Après quoi, à la fin de septembre, le stock s’était trouvé épuisé et Édouard aucunement sevré. En juin, il était à 60 mg par jour et à 90, trois mois plus tard. Albert n’en voyait pas le bout. Édouard vivait toujours reclus, s’exprimait peu. Albert, lui, ne cessait de courir après l’argent de la morphine que pour courir après celui du loyer, des repas, du charbon ; les vêtements, c’était hors de question, beaucoup trop cher. L’argent fondait à une vitesse vertigineuse. Albert avait placé tout ce qu’il pouvait au mont-de-piété, il avait même baisé Mme Monestier, la grosse patronne de L’Horlogerie mécanique pour qui il faisait des enveloppes, en échange elle avait arrondi son salaire (c’était ce que se disait Albert ; dans cette histoire, il jouait volontiers les martyrs. En fait, il n’avait pas été si mécontent que cela de l’occasion, près de six mois sans femme… Mme Monestier avait des seins énormes, il ne savait jamais quoi en faire, mais elle était gentille et pas avare pour faire cocu son mari, un sale con de l’arrière qui disait que tous ceux qui n’avaient pas la croix de guerre étaient des planqués).

Le plus gros du budget, évidemment, c’était encore la morphine. Les cours flambaient parce que tout flambait. Il en allait de cette drogue comme du reste, son prix était indexé sur le coût de la vie. Albert regrettait que le gouvernement qui, pour freiner l’inflation, avait mis en place un « costume national » à cent dix francs, n’eût pas instauré, dans le même temps, une « ampoule nationale » de morphine à cinq francs. Il aurait pu instaurer aussi un « pain national » ou un « charbon national », des « chaussures nationales », un « loyer national » et même un « travail national », Albert se demanda si ça n’était pas avec ce genre d’idées qu’on devenait bolchevik.

La banque ne l’avait pas repris. L’époque était déjà lointaine où les députés déclaraient, la main sur le cœur, que le pays avait « une dette d’honneur et de reconnaissance vis-à-vis de ses chers poilus ». Albert avait reçu une lettre expliquant que l’économie du pays ne permettait pas de le rembaucher, que, pour cela, il aurait fallu congédier des gens qui, pendant « cinquante-deux mois de cette rude guerre, avaient rendu de signalés services à notre maison… », etc.

Pour Albert, trouver de l’argent était devenu un travail à plein temps.

La situation s’était singulièrement compliquée quand Basile avait été arrêté dans une salle affaire avec des drogues plein les poches et du sang de pharmacien jusqu’aux coudes.

Sans fournisseur du jour au lendemain, Albert avait fréquenté des bars louches, demandé des adresses ici et là. Finalement, dénicher de la morphine ne s’était pas révélé si difficile que cela ; vu le coût de la vie qui ne cessait d’augmenter, Paris était devenu le carrefour de tous les trafics, on trouvait de tout ; Albert avait trouvé le Grec.


Le docteur Martineau désinfecta la plaie, la referma. Albert eut un mal de chien et serra les dents.

— C’était un bon couteau, lâcha le toubib sans autre commentaire.

Il lui avait ouvert la porte sans discuter ni poser de question. Il habitait un troisième étage, dans un appartement quasiment vide aux rideaux perpétuellement tirés, avec partout des caisses de livres éventrées, des tableaux retournés contre les murs, juste un fauteuil dans un coin, le corridor d’entrée servait de salle d’attente avec deux malheureuses chaises qui se faisaient face. Ce médecin aurait pu être notaire s’il n’y avait eu cette petite pièce, au fond, avec un lit d’hôpital et ses instruments de chirurgie. Il demanda à Albert moins cher que la course en taxi.

En sortant, Albert pensa à Cécile, il ne sut pas pourquoi.

Il décida de terminer le chemin à pied. Il lui fallait du mouvement. Cécile, la vie d’avant, les espoirs d’avant… Il se trouvait bête de céder à cette nostalgie un peu sotte, mais, à marcher ainsi dans les rues, son carton à chaussures sous le bras, la main gauche enturbannée, à ruminer toutes ces choses devenues si rapidement des souvenirs, il avait l’impression d’être un apatride. Et depuis ce soir, un voyou, peut-être même un assassin. Il n’avait pas la moindre idée de la manière dont cette spirale pourrait s’arrêter. À moins d’un miracle. Et encore. Parce que, des miracles, il en était survenu un ou deux depuis sa démobilisation, ils avaient tous viré au cauchemar. Tenez, Cécile, puisque Albert pensait à elle… Le plus difficile, avec elle, était venu d’un miracle dont le messager était son nouveau beau-père. Il aurait dû se méfier. Après le refus de la banque de le reprendre, il avait cherché, cherché, essayé toutes sortes de choses, il avait même participé à la campagne de dératisation. À vingt-cinq centimes le rat crevé, sa mère lui avait dit qu’il n’était pas près de faire fortune. D’ailleurs, tout ce qu’il avait réussi, c’est à se faire mordre, rien d’étonnant, il avait toujours été maladroit. Tout ça pour dire que, trois mois après son retour, il était encore pauvre comme Job, tu parles d’un cadeau pour sa Cécile, Mme Maillard la comprenait. C’est vrai, quel avenir il représentait pour elle qui était si jolie, si délicate ; à la place de Cécile, on voyait bien que Mme Maillard aurait fait pareil. Et donc, après trois mois de bricolage, de petits travaux en attendant la prime de démobilisation dont on parlait tout le temps, mais que le gouvernement était incapable de payer, le miracle : son beau-père lui avait trouvé un emploi de liftier à la Samaritaine.

La direction aurait préféré un vétéran avec davantage de médailles à exhiber, « rapport à la clientèle », mais bon, on prend ce qu’on trouve, on prit Albert.

Il conduisait un bel ascenseur à claire-voie et annonçait les étages. Il ne l’aurait jamais dit à personne (il se contenta de l’écrire à son camarade Édouard), ce travail ne lui plaisait pas trop. Il ne savait pas au juste pourquoi. Il le comprit un après-midi de juin où les portes s’ouvrirent sur Cécile accompagnée d’un jeune type aux épaules carrées. Ils ne s’étaient pas revus après la lettre qu’elle lui avait écrite et à laquelle il avait simplement répondu : « D’accord. »

La première seconde fut sa première erreur, Albert fit mine de ne pas l’avoir reconnue et s’absorba dans la commande de l’ascenseur. Cécile et son ami allaient tout en haut, un parcours interminable avec arrêt à chaque étage. La voix d’Albert s’enrouait à l’annonce de chaque rayon, un calvaire ; il respirait, malgré lui, le nouveau parfum de Cécile, élégant, chic, qui sentait l’argent. Le jeune homme aussi sentait l’argent. Il était jeune, plus jeune qu’elle, Albert trouva cela choquant.

L’humiliant, pour lui, ce n’était pas tant la rencontre avec elle que d’être surpris en uniforme de fantaisie. Comme un soldat d’opérette. Avec des épaulettes à pompons.

Cécile baissa les yeux. Elle avait vraiment honte pour lui, ça se voyait, elle se frottait les mains l’une contre l’autre et regardait ses pieds. Le jeune type aux épaules carrées, lui, détaillait l’ascenseur avec admiration, visiblement ébloui par cette merveille de la technologie moderne.

Pour Albert, jamais minutes ne semblèrent aussi longues à l’exception de celles où il avait été enterré vivant dans son trou d’obus, il trouva d’ailleurs une obscure ressemblance entre les deux événements.

Elle sortit avec son ami au rayon lingerie, ils n’avaient pas même échangé un regard. Albert abandonna son ascenseur au rez-de-chaussée, quitta son uniforme et partit sans même réclamer son compte. Une semaine de travail pour rien.

Quelques jours plus tard, l’avoir vu ravalé à cette fonction domestique l’ayant peut-être attendrie, Cécile lui rendit sa bague de fiançailles. Par la poste. Il voulut la renvoyer, il ne demandait pas l’aumône, il avait donc l’air si pauvre que cela, même dans son grand uniforme de laquais ? Mais les temps étaient vraiment difficiles, à un franc cinquante le Caporal, il fallait économiser, le charbon avait atteint des prix fous. Il alla placer la bague au mont-de-piété. Depuis l’armistice, on disait Crédit municipal, ça sonnait plus républicain.

Il en aurait eu des choses à récupérer là-bas, s’il n’avait pas fait une croix dessus.

Après cet épisode, Albert n’avait pas trouvé mieux qu’un emploi d’homme-sandwich, il portait des panneaux de réclame dans les rues, un devant, un derrière, ça pesait un âne mort, ces trucs-là. Avec des affiches vantant les prix de la Samaritaine ou la qualité des bicyclettes De Dion-Bouton. Sa hantise était de recroiser Cécile. Revêtu d’un uniforme de carnaval, déjà, ç’avait été dur, mais tout enveloppé d’affiches pour le Campari, ça lui semblait insurmontable.

Un truc à se jeter à la Seine.

12

M. Péricourt rouvrit les yeux lorsqu’il fut certain d’être seul. Toute cette agitation… Tout ce monde excité du Jockey Club, comme si ce n’était pas déjà assez humiliant de s’évanouir en public…

Et puis ensuite Madeleine, le gendre, la gouvernante qui se tordait les mains au pied du lit, le téléphone dans le hall qui n’arrêtait pas de sonner, et le docteur Blanche avec ses gouttes, ses pilules, sa voix de curé, ses recommandations à n’en plus finir. D’autant qu’il ne trouvait rien, il disait le cœur, la fatigue, les soucis, l’air de Paris, il disait n’importe quoi, il avait bien sa place à la Faculté, celui-là.

La famille Péricourt possédait un vaste hôtel particulier dont les fenêtres donnaient sur le parc Monceau. M. Péricourt en avait cédé la plus grande partie à sa fille, qui, après son mariage, avait redécoré à son goût le deuxième étage qu’elle habitait avec son mari. M. Péricourt, lui, vivait tout en haut, un ensemble de six pièces dont il n’occupait réellement que l’immense chambre — qui lui servait aussi de bibliothèque et de bureau —, ainsi qu’une salle de bains, petite, mais suffisante pour un homme seul. Pour lui, la maison aurait pu se résumer à cet appartement. Depuis la mort de sa femme, il ne mettait quasiment plus les pieds dans les autres pièces, hormis dans la monumentale salle à manger du rez-de-chaussée. Pour les réceptions, il n’y aurait eu que lui, tout se serait passé chez Voisin et on n’en aurait plus parlé. Son lit était placé dans une alcôve fermée par une tenture de velours d’un vert profond, il n’y avait jamais reçu de femme, pour ça, il se rendait ailleurs, ici, c’était son endroit à lui.

Lorsqu’on l’avait ramené, Madeleine était restée un long moment assise près de lui, patiente. Quand, enfin, elle lui avait pris la main, il n’avait pas supporté.

— Ça fait veillée mortuaire, avait-il dit.

Une autre que Madeleine aurait protesté, elle sourit. Les occasions pour eux de se voir seuls aussi longtemps étaient assez rares. Elle n’est vraiment pas jolie, se dit Péricourt. Il est vieux, pensa sa fille.

— Je te laisse, dit-elle en se levant.

Elle désigna le cordon, il approuva du regard, oui, d’accord, ne t’inquiète pas, elle vérifia le verre, la bouteille d’eau, le mouchoir, les pilules.

— Éteins s’il te plaît, demanda-t-il.

Mais il regretta vite le départ de sa fille.

Alors qu’il allait beaucoup mieux — le malaise du Jockey n’était déjà plus qu’un souvenir —, il reconnut cette onde qui l’avait terrassé sans prévenir. Elle le prit au niveau du ventre et lui envahit la poitrine jusqu’aux épaules, jusqu’à la tête. Son cœur battait à se rompre, on aurait dit qu’il manquait de place, Péricourt chercha le cordon, mais renonça, quelque chose lui disait qu’il n’allait pas mourir, que son heure n’était pas venue.

La pièce baignait dans la pénombre, il regarda les rayonnages de la bibliothèque, les tableaux, les motifs du tapis comme s’il les voyait pour la première fois. Il se sentit d’autant plus vieux que tout, autour de lui, jusqu’au moindre détail, lui paraissait soudain nouveau. L’oppression était telle, l’étau qui lui nouait la gorge se serra d’un coup avec tant de violence, que des larmes lui montèrent aux yeux. Il se mit à pleurer. Des larmes simples, abondantes, un chagrin comme il ne se souvenait pas d’en avoir connu, si, enfant peut-être, et qui lui procurait un étrange soulagement. Il s’abandonna, laissa les pleurs ruisseler sans honte, c’était doux comme une consolation. Il s’essuya le visage avec le coin du drap, reprit sa respiration, rien n’y fit, les larmes continuaient à couler, la peine à l’envahir. C’est la sénilité, pensa-t-il sans y croire réellement. Il se redressa contre ses oreillers, prit le mouchoir sur la table de nuit et se moucha en passant la tête sous les draps, il ne voulait pas qu’on l’entende, qu’on s’inquiète, qu’on vienne. Qu’on le voie pleurer ? Non, ce n’était pas cela. Il n’aurait pas aimé, bien sûr, c’est dégradant un homme de son âge qui pleure comme un veau, mais, surtout, il voulait être seul.

L’étau se desserra légèrement, sa respiration restait contrainte. Peu à peu, les larmes se calmèrent, laissant la place à un grand vide ; il était exténué, mais le sommeil ne venait pas. Il avait toujours bien dormi, toute sa vie, y compris dans les circonstances les plus difficiles, à la mort de sa femme par exemple, il ne mangeait plus, mais il dormait profondément, il était ainsi. Pourtant, il l’avait aimée, son épouse, une femme admirable, toutes les qualités. Et morte si jeune, quelle injustice ! Non, vraiment, ne pas trouver le sommeil était inhabituel et même inquiétant pour un homme comme lui. Ce n’est pas le cœur, se dit M. Péricourt, Blanche est un imbécile. C’est l’angoisse. Quelque chose planait au-dessus de lui, de lourd, menaçant. Il repensa à son travail, aux rendez-vous de l’après-midi, il chercha. Toute la journée, il avait été mal fichu, le matin déjà, barbouillé. Ce n’était tout de même pas cette discussion avec l’agent de change, pas de quoi se mettre en colère, rien d’extraordinaire, c’était le métier, et des agents de change, il en avait mangé des dizaines en trente ans d’affaires. Chaque dernier vendredi du mois, se tenait la réunion de bilan, les banquiers, les intermédiaires, tout le monde au garde-à-vous devant M. Péricourt.

Au garde-à-vous.

Cette expression l’anéantit.

Ses pleurs reprirent d’un coup lorsqu’il comprit pourquoi il souffrait à ce point. Il mordit les draps à pleines dents et poussa un long beuglement étouffé, rageur, désespéré, c’était une peine effrayante qu’il vivait là, démesurée, dont il ne se savait pas capable. D’autant plus violente que… qu’il ne… Les mots lui manquaient, sa pensée semblait comme liquéfiée, anéantie par un malheur incommensurable.

Il pleurait la mort de son fils.

Édouard était mort. Édouard venait de mourir à cet instant précis. Son petit garçon, son fils. Il était mort.

À son anniversaire de naissance, il n’y avait pas même songé, l’image était passée comme le vent, et tout s’était accumulé pour exploser ce jour-là.

Sa mort remontait à un an exactement.

L’immensité de sa peine était décuplée par le fait qu’au fond, c’était la première fois qu’Édouard existait pour lui. Il comprenait soudain combien, obscurément, à contrecœur, il avait aimé ce fils ; il le comprenait le jour où il prenait conscience de cette réalité intolérable qu’il ne le reverrait jamais plus.

Non, ce n’est pas encore ça, lui disaient les larmes et l’étau dans la poitrine et l’épée dans la gorge.

Pire, il était coupable d’avoir ressenti l’annonce de sa mort comme une délivrance.


Ce fut une nuit entière sans dormir, à revoir Édouard enfant, à sourire de souvenirs enfouis si profondément qu’il les découvrait comme s’ils étaient neufs. Il n’y avait aucun ordre à tout cela, il aurait été incapable de dire si Édouard, déguisé en angelot (mais il s’était ajouté des oreilles de Lucifer, il ne prenait rien au sérieux, il devait avoir huit ans), était très antérieur à cette entrevue avec le directeur du collège, à cause de ses dessins, mon Dieu, ses dessins, quelle honte. Quel talent.

M. Péricourt n’avait rien gardé, pas un jouet d’enfant, pas un croquis, pas une huile, pas une aquarelle, rien. Madeleine peut-être ? Non, jamais il n’oserait le lui demander.

Et ainsi la nuit passa, les souvenirs, les regrets, Édouard partout, petit, jeune, grand, et ce rire, quel rire, cette joie de vivre, s’il n’y avait eu cette manière de se conduire, ce goût perpétuel pour la provocation… Avec lui, M. Péricourt n’était pas à la fête, lui qui avait toujours eu horreur des débordements. Il tenait ça de sa femme. En épousant sa fortune (elle était née de Margis, les filatures), il avait hérité de sa culture dans laquelle certaines choses étaient considérées comme des calamités. Les artistes, par exemple. Mais, à la limite, même le côté artiste de son fils, M. Péricourt, à l’époque, s’y serait accoutumé, somme toute, il y avait bien des gens qui arrivaient à quelque chose dans la vie en peignant des toiles pour les mairies ou pour le gouvernement. Non, ce que M. Péricourt n’avait jamais pardonné à son fils, ce n’était pas ce qu’il faisait, mais ce qu’il était : Édouard avait une voix trop haut perchée, il était trop mince, trop soucieux de sa mise, il avait des gestes trop… Ce n’était pas difficile à voir, il était vraiment efféminé. Même en son for intérieur, M. Péricourt n’avait jamais osé se dire les mots. Il avait honte de son fils jusque devant ses amis, parce que ces mots abjects, il les lisait sur leurs lèvres. Il n’était pas un mauvais homme, mais un homme terriblement blessé, humilié. Ce fils était un outrage vivant à des espoirs qu’il estimait légitimes. Il ne l’avait jamais confessé à personne : la naissance de sa fille avait été une grande déception. Il estimait normal qu’un homme désire un fils. Entre un père et un fils, pensait-il, existe une alliance étroite et secrète, parce que le second est le continuateur du premier, le père fonde et transmet, le fils reçoit et fait fructifier, c’est la vie, depuis la nuit des temps.

Madeleine était une enfant très agréable, il l’aima vite, mais il resta impatient.

Et ce fils n’arrivait pas. Il y eut des fausses couches, des incidents pénibles, le temps passait, M. Péricourt en était même devenu irritable. Puis Édouard se présenta. Enfin. Il regarda cette naissance comme un pur produit de sa volonté. D’ailleurs, sa femme était morte peu après, il y vit un nouveau signe. Les premières années, comme il s’était investi dans l’éducation de ce fils ! Quels espoirs il avait nourris et comme cette présence l’avait porté ! Puis la déception était venue. Édouard avait déjà huit ou dix ans lorsqu’il fallut se rendre à l’évidence. C’était un échec. M. Péricourt n’était pas trop vieux pour refaire sa vie, mais il s’y refusa par amour-propre. Il refusait de condescendre à l’échec. Il se mura dans l’amertume, dans la rancune.

Alors, maintenant que ce fils était mort (d’ailleurs, il ne savait pas de quelle manière, il n’avait jamais demandé), montaient les reproches qu’il s’adressait, tous ces mots durs, définitifs, ces portes fermées, ces visages fermés, ces mains fermées, M. Péricourt avait tout fermé devant ce fils, il ne lui avait laissé que la guerre pour mourir.

Même à l’annonce de sa mort, il n’avait pas eu un mot. Il revit la scène. Madeleine effondrée. Il lui tenait l’épaule, montrait l’exemple. De la dignité, Madeleine, de la dignité, il ne pouvait pas lui dire, il ne le savait pas lui-même, que cette disparition répondait à la question qu’il se posait sans cesse : comment un homme tel que moi pourrait-il supporter un fils comme celui-là ? Et maintenant, c’était fini, la parenthèse Édouard venait de se fermer, il y avait une justice. L’équilibre du monde retrouvait son aplomb. Il avait vécu la mort de son épouse comme une injustice, elle était trop jeune pour mourir, mais cette idée ne lui était pas venue à propos de son fils qui pourtant avait disparu plus jeune encore.

Les pleurs revinrent.

Je pleure des larmes sèches, se dit-il, je suis un homme sec. Il aurait voulu disparaître, lui aussi. Pour la première fois de sa vie, il préférait quelqu’un d’autre à lui-même.


Le matin, n’ayant pas fermé l’œil, il était épuisé. Son visage trahissait son chagrin, mais, comme il n’en montrait jamais, Madeleine ne comprit pas et elle eut peur. Elle se pencha au-dessus de lui. Il l’embrassa sur le front. Ce qu’il ressentait était incommunicable.

— Je vais me lever, dit-il.

Madeleine s’apprêtait à protester. Mais devant ce visage abattu, déterminé, elle n’ouvrit pas la bouche et se retira.

Une heure plus tard, M. Péricourt sortit de son appartement, rasé, habillé, il n’avait rien avalé, Madeleine vit qu’il n’avait pas pris ses médicaments, il était faible, les épaules basses, le teint crayeux. Il était en manteau. À la stupéfaction des domestiques, il s’assit sur une chaise dans le hall, là où l’on posait parfois les vêtements des visiteurs quand ils ne restaient pas longtemps, et leva la main vers Madeleine.

— Fais venir la voiture, nous sortons.

Tout ce qu’il y avait dans si peu de mots… Madeleine donna les ordres, fila à sa chambre, revint habillée. Elle portait, sous un manteau gris, une blouse en astarté noir drapée autour de la taille et un chapeau cloche noir également. En voyant apparaître sa fille, M. Péricourt pensa, elle m’aime, il voulait dire, elle me comprend.

— Allons…, dit-il.

Arrivé sur le trottoir, il informa le chauffeur qu’il n’aurait pas besoin de lui. Ce n’était pas fréquent qu’il conduise lui-même, il n’aimait pas beaucoup cela, sauf quand il préférait être seul.

Il ne s’était rendu qu’une fois au cimetière. À la mort de sa femme.

Même après que Madeleine fut allée chercher le corps de son frère pour le ramener dans le tombeau familial, M. Péricourt ne s’était pas déplacé. C’était elle qui avait tenu à « faire revenir » son frère. Lui s’en serait passé. Son fils était mort pour la patrie, enterré avec les patriotes, c’était dans l’ordre des choses. Mais Madeleine voulait. Il avait expliqué avec fermeté que, « dans sa position », laisser sa fille faire une chose aussi totalement prohibée était absolument impensable, et, quand il recourait à autant d’adverbes, ce n’était pas bon signe. Madeleine n’avait pas été impressionnée pour autant, elle avait répondu que tant pis, elle s’en occuperait elle-même, en cas d’incident il n’aurait qu’à dire qu’il n’était pas au courant, elle confirmerait, elle prenait tout sur elle. Deux jours plus tard, elle avait trouvé, dans une enveloppe, l’argent dont elle avait besoin et un mot de discrète recommandation pour le général Morieux.

On avait distribué, de nuit, des billets de banque à tout le monde, aux gardiens, au croque-mort, au chauffeur, un ouvrier avait ouvert le tombeau de famille, à deux, ils avaient descendu le cercueil et refermé la porte. Madeleine s’était recueillie un instant puis quelqu’un lui avait serré le coude avec insistance parce que la nuit, comme ça, ce n’était pas le moment, maintenant que son frère était là, elle pourrait venir autant qu’elle le voudrait, mais, pour l’heure, il valait mieux ne pas attirer l’attention.

M. Péricourt n’avait rien su de tout cela, il n’avait jamais posé aucune question. Dans la voiture qui les conduisait au cimetière, à côté de sa fille silencieuse, il songea à tout ce qu’il avait ruminé une partie de la nuit. Lui qui n’avait rien voulu savoir, aujourd’hui, se serait montré avide, il aurait voulu connaître jusqu’au moindre détail… Dès qu’il pensait à son fils, l’envie de pleurer le saisissait. Heureusement, la dignité reprenait vite le dessus.

Pour inhumer Édouard dans le tombeau de famille, il avait bien fallu le déterrer, se disait M. Péricourt. Sa poitrine se serrait à cette pensée. Il tenta d’imaginer Édouard allongé, mort, mais c’était toujours une mort civile, en costume avec une cravate, des chaussures cirées et des cierges tout autour. C’était idiot. Il remuait la tête, mécontent de lui. Il revenait à la réalité. À quoi ressemblait un corps après tant de mois ? Comment avait-on fait ? Des images montaient, des lieux communs, d’où émergeait une question que la nuit n’avait pas suffi à épuiser et qu’il s’étonnait de ne s’être jamais posée : pourquoi n’avait-il jamais été surpris que son fils soit mort avant lui ? Ce n’était pourtant pas dans l’ordre des choses. M. Péricourt avait cinquante-sept ans. Il était riche. Respecté. Il n’avait combattu dans aucune guerre. Tout lui avait réussi, même son mariage. Et il était vivant. Il avait honte de lui.

Curieusement, c’est cet instant précis, dans la voiture, que choisit Madeleine. Elle regardait par la vitre les rues qui défilaient et posa simplement sa main sur la sienne, comme si elle comprenait. Elle me comprend, se dit M. Péricourt. Cela lui fit du bien.

Et il y avait ce gendre. Madeleine était allée chercher son frère dans la campagne où il était mort (comment était-il mort au juste ? il n’en savait rien non plus…), elle en était revenue avec ce Pradelle qu’elle avait épousé l’été suivant. Aujourd’hui, pour M. Péricourt, chose qui ne l’avait nullement frappé au moment des faits, il y avait une étrange équivalence. À la disparition de son fils, il rattachait l’arrivée de cet homme qu’il avait dû accepter comme son gendre. C’était inexplicable, comme s’il l’avait tenu pour responsable de la mort de son fils, c’était idiot, mais plus fort que lui : l’un était apparu au moment où l’autre avait disparu, la relation de cause à effet s’établissait de manière mécanique, c’est-à-dire, pour lui, de manière naturelle.

Madeleine avait tenté d’expliquer à son père comment s’était déroulée sa rencontre avec le capitaine d’Aulnay-Pradelle, combien il s’était montré prévenant, délicat, M. Péricourt n’avait pas écouté, sourd, aveugle à tout. Pourquoi sa fille avait-elle épousé cet homme-là plutôt qu’un autre ? Le mystère, pour lui, restait entier. Il n’avait rien compris à la vie de son fils, rien compris à sa mort, et au fond, rien compris non plus à la vie de sa fille, ni à son mariage. Humainement, il ne comprenait rien à rien. Le gardien du cimetière avait perdu le bras droit. En le croisant, M. Péricourt pensa : Moi, je suis un invalide du cœur.

Le cimetière bruissait déjà de monde. Les vendeurs en plein air, constata M. Péricourt en homme d’affaires avisé, s’en donnaient à cœur joie. Les chrysanthèmes, les gerbes et les bouquets se vendaient par centaines, un bon commerce saisonnier. D’autant que, cette année-là, le gouvernement avait voulu que toutes les commémorations se tiennent le jour des Morts, le 2 novembre, à la même heure et partout en France. Le pays tout entier allait se recueillir d’un seul mouvement unanime. Depuis sa limousine, M. Péricourt avait vu des préparatifs, on tendait des rubans, on installait des barrières, quelques fanfares, en civil, répétaient, mais en silence, on avait lavé les trottoirs, évacué fiacres et voitures. M. Péricourt avait regardé cela sans émotion, son chagrin était purement individuel.

Il laissa la voiture devant l’entrée. Le père et la fille, bras dessus, bras dessous, s’acheminèrent doucement vers le caveau de famille. Il faisait beau, un soleil froid, jaune et clair mettait en valeur les fleurs qui déjà inondaient les tombes de part et d’autre du sentier. M. Péricourt et Madeleine étaient venus les mains vides. Ni l’un ni l’autre n’avait pensé à acheter des fleurs, à l’entrée pourtant, le choix ne manquait pas.

Le tombeau familial était une petite maisonnette en pierre portant une croix au fronton et une porte en fer cloutée au-dessus de laquelle on lisait « Famille Péricourt ». De chaque côté étaient gravés les noms des occupants, cela ne commençait qu’aux parents de M. Péricourt, fortune récente, moins d’un siècle.

M. Péricourt garda les mains dans les poches de sa redingote, ne retira pas son chapeau. Il n’y songea pas. Toutes ses pensées étaient avec son fils, tournaient autour de lui. Les larmes revinrent, il ne savait pas qu’il lui en restait, des images aussi d’Édouard garçon puis jeune homme et tout ce qu’il avait haï lui manqua de nouveau terriblement, son rire, ses cris. La nuit précédente, il avait vu resurgir des scènes longtemps oubliées, des choses qui remontaient à l’enfance d’Édouard, à l’époque où il n’avait encore que des doutes sur la véritable nature de son fils et où il pouvait se laisser aller à une satisfaction mesurée et maîtrisée devant ses dessins, il est vrai, d’une rare maturité. Il en avait revu quelques-uns. Édouard avait été un enfant de son temps, son imaginaire était peuplé d’images exotiques, de locomotives, d’aéroplanes. M. Péricourt avait été frappé, un jour, par le croquis d’une automobile de course saisie en pleine vitesse, d’un réalisme invraisemblable, lui-même n’avait jamais vu une automobile sous cet aspect. Qu’est-ce qui, dans cette esquisse, pourtant figée, donnait à ce point l’impression d’un bolide si rapide qu’il semblait presque s’envoler ? Mystère. Édouard avait neuf ans. Il y avait toujours beaucoup de mouvement dans ses dessins. Même les fleurs évoquaient la brise. Il se souvint d’une aquarelle, des fleurs encore, lesquelles, il n’y connaissait rien, des pétales très délicats, c’est tout ce qu’il pouvait dire. Et présentées dans un cadrage très particulier. M. Péricourt, bien qu’ignorant dans cet art, avait compris qu’il y avait là quelque chose d’original. Où étaient-ils d’ailleurs, ces dessins ? se demandait-il. Madeleine en avait-elle conservé ? Mais il n’avait pas envie de les revoir, il préférait les garder en lui, il ne voulait plus que ces images sortent de lui. De ce qui avait été exhumé de sa mémoire, revenait notamment un visage. Édouard en avait dessiné des quantités et de toutes sortes, avec une prédilection pour certains traits, qu’on retrouvait fréquemment, M. Péricourt se demanda si c’était cela qu’on appelle « avoir un style ». C’était un visage très pur de jeune homme, aux lèvres charnues, au nez un peu long et fort, avec une fossette profonde qui coupait le menton, mais surtout un étrange regard, légèrement strabique et qui ne souriait pas. Tout ce qu’il aurait eu à dire, à présent qu’il avait trouvé les mots… Mais le dire à qui ?

Madeleine fit mine d’être intriguée par une tombe, un peu plus loin, elle s’éloigna de quelques pas, le laissa seul. Il sortit son mouchoir et s’essuya les yeux. Il lut le nom de son épouse, Léopoldine Péricourt, née de Margis.

Celui d’Édouard n’y était pas.

Cette découverte le sidéra.

Bien sûr, puisque son fils n’était pas censé se trouver là, pas question de graver son nom, bon, une évidence, mais pour M. Péricourt, c’était comme si le destin lui refusait l’ultime reconnaissance d’une mort officielle. Il y avait bien eu un papier, ce formulaire disant qu’il était mort pour la France, mais qu’est-ce que c’était que ce tombeau où on n’avait même pas le droit de lire son nom ? Il retourna cela dans tous les sens, tenta de se persuader que l’essentiel n’était pas là, mais ce qu’il ressentait était indépassable.

Lire le nom de son fils mort, lire « Édouard Péricourt », allez savoir pourquoi, revêtit soudain à ses yeux une importance capitale.

Il hocha la tête de droite et de gauche.

Madeleine l’avait rejoint, elle lui serra le bras et tous deux rentrèrent.

Il passa le samedi à prendre de nombreux appels de gens dont le sort dépendait de sa santé. Alors monsieur, vous allez mieux ? lui demanda-t-on, ou bien : Vous nous avez fait une de ces frousses, mon vieux ! Il répondit sèchement. Pour tout le monde, c’était le signe que tout était rentré dans l’ordre.


M. Péricourt consacra son dimanche à se reposer, à boire des tisanes, à avaler quelques-uns des médicaments prescrits par le docteur Blanche. Il rangea aussi divers documents et trouva, sur le plateau d’argent, près du courrier, un paquet fait d’un papier féminin que Madeleine avait déposé à son intention, contenant un carnet et une lettre manuscrite déjà ouverte, déjà ancienne.

Il la reconnut immédiatement, but son thé, la prit, la lut et la relut. Il s’arrêta longuement sur le passage où le camarade d’Édouard évoquait sa mort :

(…) survenue alors que notre unité attaquait une position boche d’une importance capitale pour la Victoire. Votre fils, qui était souvent en première ligne, a été atteint par une balle en plein cœur et il est mort sur le coup. Je peux vous assurer qu’il n’a pas souffert. Votre fils, qui évoquait toujours la défense de la Patrie comme un devoir supérieur, a eu la satisfaction de mourir en héros.

M. Péricourt était un homme d’affaires, dirigeant de banques, de comptoirs coloniaux, de sociétés industrielles, il était donc profondément sceptique. Il ne croyait pas un mot de cette légende toute faite, arrangée pour la circonstance et qui ressemblait à un chromo spécialement destiné à la consolation des familles. Le camarade d’Édouard avait une belle écriture, mais il avait écrit au crayon papier et la lettre vieillissait, le texte était promis à l’effacement, comme un mensonge mal ficelé et auquel personne n’aurait donné foi. Il la replia, la remit sous enveloppe et la rangea dans un tiroir de son bureau.

Après quoi, il ouvrit le carnet, un objet fatigué, l’élastique qui retenait les couvertures en carton était distendu, on aurait dit qu’il avait parcouru trois fois le tour du globe, comme le carnet de bord d’un explorateur. M. Péricourt comprit immédiatement qu’il s’agissait des dessins de son fils. Des soldats au front. Il sut qu’il ne pourrait pas le feuilleter tout entier, que pour affronter cette réalité et sa culpabilité écrasante, il lui faudrait du temps. Il s’arrêta sur l’image d’un soldat tout équipé, casqué, assis, les jambes écartées, allongées devant lui, les épaules basses, la tête légèrement penchée, dans une position harassée. S’il ne portait pas de moustaches, ce pourrait être Édouard, se dit-il. Avait-il beaucoup vieilli pendant ces années de guerre où il ne l’avait pas vu ? Avait-il lui aussi laissé pousser sa moustache, comme tant de soldats ? Combien de fois lui ai-je écrit ? se demanda-t-il. Tous ces dessins au crayon bleu, c’est donc qu’il n’avait que cela pour dessiner ? Madeleine avait dû lui envoyer des colis, non ? En se souvenant de cela, il se dégoûta, il se souvenait avoir dit : « Pensez à envoyer un colis à mon fils… » à l’une de ses secrétaires, celle qui avait un fils au front, disparu en 1914, en été, M. Péricourt revoyait cette femme de retour à son bureau, transfigurée. Pendant toute la guerre, elle avait envoyé des colis à Édouard comme à son propre fils, elle disait simplement, j’ai préparé un colis, M. Péricourt remerciait, il prenait une feuille, il écrivait : « Bien à toi, mon cher Édouard », puis il hésitait sur la manière de signer, « Papa » aurait été déplacé, « M. Péricourt », ridicule. Il mettait ses initiales.

Il regarda à nouveau ce soldat épuisé, effondré. Il ne saurait jamais réellement ce que son fils avait vécu, devrait se contenter des histoires des autres, celles de son gendre, par exemple, des histoires héroïques là encore, aussi mensongères que la lettre du camarade d’Édouard, il n’aurait plus que cela, des mensonges, d’Édouard, il ne saurait plus jamais rien. Tout était mort. Il referma le carnet et le mit dans la poche intérieure de sa veste.


Madeleine ne l’aurait jamais montré, mais elle avait été surprise par la réaction de son père. Cette visite soudaine au cimetière, ces larmes, si inattendues… Le ravin qui séparait Édouard de son père lui était toujours apparu comme une donnée géologique, établie dès l’origine des temps, comme si les deux hommes avaient été deux continents placés sur des plaques différentes, qui ne pouvaient se rencontrer sans déclencher des raz de marée. Elle avait tout vécu, assisté à tout. À mesure qu’Édouard poussait et grandissait, ce qui n’avait été que doute puis suspicion de la part de son père, elle l’avait vu devenir rejet, animosité, refus, colère, désaveu. Édouard s’était animé du mouvement inverse, ce qui n’avait été d’abord que demande d’affection, besoin de protection, s’était peu à peu transformé en provocations, en explosions.

En déclaration de guerre.

Parce que, somme toute, cette guerre dans laquelle Édouard avait trouvé la mort, elle s’était déclarée très tôt, au sein même de la famille, entre ce père rigide comme un Allemand et ce fils séducteur, superficiel, agité et charmant. Elle avait commencé par de discrets mouvements de troupes — Édouard avait huit ou neuf ans — qui trahissaient l’inquiétude des deux camps. Le père s’était d’abord montré préoccupé puis tracassé. Deux ans plus tard, son fils grandissant, il n’y avait plus eu l’ombre d’un doute. Il était alors devenu froid, distant, méprisant. Édouard s’était fait agitateur, séditieux.

Puis l’écart n’avait cessé de se creuser, jusqu’au silence, un silence que Madeleine ne datait pas spécialement, où les deux êtres, finalement, avaient cessé de se parler, refusant de se battre et de s’affronter, préférant l’animosité insonore, l’affectation d’indifférence. Elle devait remonter loin pour tâcher de se souvenir de ce moment de bascule dans ce conflit resté à l’état de guerre civile larvée, succession d’escarmouches, mais ce moment-là, elle ne le retrouvait pas. Sans doute y avait-il eu un événement déclencheur, elle ne l’avait pas repéré. Un jour, Édouard pouvait avoir douze ou treize ans, elle s’était aperçue que le père et le fils ne communiquaient plus que par son intermédiaire.

Elle avait vécu son adolescence dans le rôle du diplomate qui, placé entre des ennemis irréductibles, doit se prêter à tous les compromis, recueillir les doléances des uns et des autres, apaiser les animosités, désamorcer les incessantes velléités de pugilat. À tant s’occuper de ces deux hommes, elle ne s’était pas rendu compte qu’elle devenait laide. Pas laide vraiment, banale, mais à un âge où être banale, c’est être moins jolie que beaucoup d’autres. Trop souvent entourée de jeunes filles ravissantes — les hommes riches épousent de jolies femmes qui font de beaux enfants —, Madeleine, un jour, trancha clairement par son physique médiocre. Elle avait seize ans, dix-sept. Son père l’embrassait sur le front, la voyait, mais ne la regardait pas. Il n’y avait pas de femme dans cette maison pour lui dire, à elle, ce qu’il fallait faire, comment s’arranger, elle devait deviner, observer les autres, les copier, toujours en un peu moins bien. Déjà qu’elle n’avait pas beaucoup de goût pour ces choses. Elle voyait que sa jeunesse, ce qui aurait pu être sa beauté, du moins son caractère, fondait, s’effilochait, parce que personne ne s’en occupait. Elle avait de l’argent, ça, on n’en manquait pas chez les Péricourt, ça tenait même lieu de tout, alors elle paya des maquilleuses, des manucures, des esthéticiennes, des couturières, plus qu’il n’en eût fallu. Madeleine n’était pas un laideron, elle était une jeune fille sans amour. L’homme dont elle attendait un regard de désir, qui seul pouvait lui fournir un peu de l’assurance nécessaire pour devenir une jeune femme heureuse, était un homme occupé, occupé comme on le dit d’un territoire, occupé par l’ennemi, les affaires, les adversaires à combattre, les cours de la Bourse, les influences politiques, accessoirement ce fils à ignorer (tâche qui lui prenait beaucoup de temps), toutes ces choses qui lui faisaient dire « Ah Madeleine, tu étais là, je ne t’avais pas vue, file au salon, ma chérie, j’ai du travail ! », alors qu’elle avait changé de coiffure ou qu’elle portait une nouvelle robe.

À côté de ce père aimant, mais sans gestes, il y avait Édouard, Édouard le ruisselant, dix ans, douze ans, quinze ans, débordant, Édouard l’apocalyptique, le déguisé, l’acteur, le dingue, l’exorbitant, la braise, la créativité, c’était des dessins sur les murs d’un mètre de hauteur qui faisaient hurler les domestiques, les bonnes rougissantes éclataient de rire et se mordaient le poing en passant dans le couloir tant le visage de M. Péricourt en diable turgescent, les deux mains agrippées à son membre, semblait incroyablement juste et réaliste. Madeleine s’essuyait les yeux, appelait aussitôt les peintres. M. Péricourt rentrait, s’étonnait de la présence des ouvriers, Madeleine expliquait, un accident ménager, rien de grave, papa, elle avait seize ans, il disait, merci, ma chérie, tellement soulagé que quelqu’un prenne en charge la maison, le quotidien, on ne peut pas être partout. Parce qu’il avait tout essayé, mais tout avait échoué, les bonnes d’enfants, les gouvernantes, les intendants, les filles au pair, tout le monde partait, quelle vie ! Cet enfant, Édouard, avait quelque chose de démoniaque, il n’est pas normal, je vous assure. « Normal », le grand mot auquel M. Péricourt s’était accroché parce qu’il avait du sens pour désigner une filiation qui n’en avait pas.

L’hostilité de M. Péricourt vis-à-vis d’Édouard était devenue si viscérale — et pour des raisons que Madeleine concevait très bien : Édouard avait quand même l’air d’une fille, combien de fois elle l’avait entraîné à rire « normalement », des séances de travail qui finissaient dans les larmes —, l’hostilité, donc, de M. Péricourt était devenue telle que Madeleine s’était finalement félicitée que ces deux continents ne se soient jamais rencontrés, c’était mieux ainsi.

Lorsqu’on informa la famille de la mort d’Édouard, elle admit le silencieux soulagement de M. Péricourt, d’abord parce que son père était tout ce qui maintenant lui restait (comme on voit, elle avait un petit côté princesse Marie), ensuite parce que la guerre était finie ; même quand elle se termine mal, au moins, elle est finie. Elle pesa longuement l’envie de rapatrier le corps d’Édouard. Il lui manquait beaucoup, le savoir si loin, comme dans un pays étranger, lui soulevait le cœur. Ce n’était pas possible, le gouvernement s’y opposait. Elle mûrit cela puis (elle agit cette fois-ci encore comme son père), quand elle fut décidée, plus rien ne put l’arrêter. Elle prit ses renseignements, effectua les discrètes démarches qui s’imposaient, trouva les gens, organisa le voyage et elle alla, contre, puis, sans l’assentiment de son père, chercher le corps de son frère là où il était mort, elle l’enterra là où un jour elle-même serait enterrée. Après quoi elle épousa le beau capitaine d’Aulnay-Pradelle, rencontré à cette occasion. Chacun fait sa fin comme il peut.

Mais, quand elle mettait bout à bout le malaise de son père au Jockey Club, puis sa prostration si peu conforme à ses habitudes, cette décision soudaine et surprenante de se rendre au cimetière où il n’allait jamais, et enfin ses larmes, Madeleine en était gênée pour lui. Elle souffrait. Cette guerre terminée, les ennemis auraient pu se réconcilier, sauf que l’un des deux était mort. Même la paix devenait vaine. La maison, en ce mois de novembre 1919, était bien triste.


En fin de matinée, Madeleine monta, frappa à la porte du bureau de son père et le trouva planté, pensif, devant la fenêtre. C’était une journée avec un ciel bas, uniformément laiteux, et des passants portant des chrysanthèmes, on entendit à plusieurs reprises des échos de musiques militaires. Voyant son père ainsi plongé dans ses pensées, Madeleine proposa, pour lui changer les idées, de déjeuner avec lui, il accepta bien qu’il n’eût visiblement pas faim, il ne toucha d’ailleurs à rien, renvoyant les plats, vidant un demi-verre d’eau, soucieux.

— Dis-moi…

Madeleine s’essuya la bouche et l’interrogea du regard.

— Ce camarade de ton frère, là…

— Albert Maillard.

— Oui, peut-être…, fit Péricourt, affectant la distraction. Il a été…?

Madeleine approuva en souriant, hochant la tête comme pour l’encourager.

— Remercié, oui, bien sûr.

M. Péricourt se tut. C’était pour lui une perpétuelle source d’agacement que cette manière de comprendre avant lui ce qu’il ressentait, ce qu’il voulait exprimer, ça lui donnait des envies de devenir à son tour un prince Nicolas Bolkonsky.

— Non, reprit-il, je voulais dire, nous pourrions peut-être…

— L’inviter, dit Madeleine, oui, bien sûr, c’est une très bonne idée.

Ils se turent un long moment.

— Évidemment, ce n’est pas la peine de…

Madeleine leva un sourcil, presque amusée, attendant cette fois la fin qui ne vint pas. Devant des conseils d’administration, M. Péricourt pouvait, d’un mouvement de cils, couper la parole à n’importe qui. Devant sa fille, il n’arrivait pas seulement à terminer ses phrases.

— Mais bien sûr, papa, reprit-elle en souriant, pas la peine de le crier sur les toits.

— Ça ne regarde personne, confirma M. Péricourt.

Quand il s’agissait de « personne », il voulait dire « ton mari ». Madeleine le comprenait, ça ne l’atteignait pas.

Il se leva, posa sa serviette, sourit vaguement à sa fille et s’apprêta à quitter la pièce.

— Oh, et puis…, dit-il en s’arrêtant un instant, comme s’il se souvenait soudain d’un détail, appelle Labourdin, veux-tu ? Qu’il vienne me voir.

Quand il disait les choses de cette manière, il y avait urgence.


Deux heures plus tard, M. Péricourt recevait Labourdin dans le grand salon, écrasant, impérial. À l’entrée du maire d’arrondissement, il n’alla pas à sa rencontre, ne lui serra pas la main. Ils restèrent debout. Labourdin était resplendissant. Comme toujours il s’était précipité, déjà prêt à rendre service, à se montrer utile, offert, offrant, ah, ce qu’il aurait aimé être une fille de joie.

— Cher ami…

C’est toujours de cette manière que ça commençait. Labourdin en frétillait déjà. On avait besoin de lui, il allait aider. M. Péricourt savait que son gendre utilisait certaines de ses relations et que Labourdin avait été récemment propulsé à la Commission d’adjudication qui gérait cette histoire de cimetières militaires, il n’avait pas suivi cela de près, il s’était contenté d’enregistrer les informations, mais il connaissait l’essentiel. De toute manière, le jour où il aurait besoin de tout savoir, Labourdin dirait tout. Il y était d’ailleurs tout prêt, le maire, convaincu d’être invité pour aborder ce sujet.

— Votre projet de monument commémoratif, demanda Péricourt, c’en est où ?

Labourdin, surpris, claqua des lèvres, ouvrant un œil de perdrix.

— Mon cher président…

Il donnait du « président » à tout le monde parce que, à présent, tout le monde était président de quelque chose, c’était comme « dottore » en Italie, et Labourdin aimait les solutions simples et pratiques.

— Mon cher président, pour tout vous dire…

Il était embarrassé.

— C’est ça, l’encouragea Péricourt, dites-moi tout, c’est encore le mieux.

— Eh bien…

Labourdin n’avait pas suffisamment d’imagination pour mentir, même mal. Alors, il lança :

— Nous en sommes… nulle part !

Une bonne chose de faite.

Près d’un an déjà que le projet lui brûlait les doigts. Parce qu’un soldat inconnu à l’Arc de triomphe l’an prochain, tout le monde trouvait ça très bien mais insuffisant ; les habitants de l’arrondissement et les associations d’anciens combattants voulaient leur monument bien à eux. Tout le monde l’exigeait, on avait voté au Conseil.

— On a même nommé des gens !

C’était dire à quel point Labourdin avait pris la chose au sérieux.

— Mais les obstacles, mon cher président, les obstacles ! Vous n’imaginez pas !

Il en était essoufflé, tellement il y avait de difficultés. Techniques d’abord. Il fallait organiser la souscription, ouvrir un concours et donc réunir un jury, trouver un emplacement, mais il n’y avait plus de place nulle part, sans compter qu’on avait évalué le projet.

— C’est que ça coûte bonbon, ces machins-là !

On discutait sans fin et il y avait toujours quelque chose qui retardait, certains voulaient un monument plus imposant que celui de l’arrondissement d’à côté, on parlait d’une plaque commémorative, d’une fresque, chacun y allait de son commentaire, arguait de son expérience… Dépassé par les querelles et les débats sans fin, Labourdin avait tapé du poing sur la table puis il avait remis son chapeau et il était allé se consoler au boxon.

— Parce que c’est surtout l’argent, voyez-vous… Les caisses sont vides, vous ne l’ignorez pas. Donc tout repose sur la souscription populaire. Mais combien va-t-on récupérer ? Supposons qu’on ne rassemble que de quoi payer la moitié du monument, comment trouvera-t-on le reste ? C’est qu’on sera engagés, nous !

Il laissa filer une seconde lourde de sens pour permettre à M. Péricourt de mesurer cette conséquence tragique.

— On ne pourra pas leur dire, « Reprenez vos sous, l’affaire est close », vous comprenez ? D’un autre côté, si on ne ramasse pas assez et qu’on érige quelque chose de ridicule, face aux électeurs, là, c’est pire que tout, comprenez-vous ?

M. Péricourt comprenait parfaitement.

— Je vous jure, conclut Labourdin, terrassé par l’ampleur de la tâche, ça paraît simple, mais en réalité, c’est in-fer-nal.

Il avait tout expliqué. Il remonta son pantalon par-devant, l’air de dire : je boirais bien quelque chose maintenant. Péricourt mesura à quel point il méprisait cet homme qui avait pourtant — cela arrivait — des réflexes étonnants. Par exemple, cette question :

— Mais vous, président… pourquoi me demandez-vous ça ?

Les imbéciles sont parfois surprenants. L’interrogation n’était pas bête parce que M. Péricourt n’habitait pas son arrondissement. Alors, pourquoi venait-il se mêler de cette histoire de monument commémoratif ? Cette intuition était très juste, lucide, et, de la part de Labourdin, la preuve qu’il s’agissait d’un accident de la pensée. Déjà, avec quelqu’un d’intelligent, surtout avec quelqu’un d’intelligent, M. Péricourt ne se serait jamais laissé aller à la sincérité, d’ailleurs, il en aurait été incapable, alors, devant un pareil crétin… Et puis, même s’il l’avait voulu, c’était une trop longue histoire.

— Je veux faire un geste, lâcha-t-il sèchement. Votre monument, je vais le payer. Intégralement.

Labourdin ouvrit la bouche, cligna des yeux, bien, bien, bien…

— Trouvez un endroit, continua Péricourt, faites raser s’il le faut. Que ce soit joli, n’est-ce pas ? Ça coûtera ce que ça coûtera. Lancez un concours, réunissez un jury pour la forme, mais c’est moi qui décide parce que je paie tout. Quant à la publicité de cette affaire…

M. Péricourt avait, derrière lui, une carrière de banquier, la moitié de sa fortune lui venait de la Bourse, l’autre moitié de l’exploitation de diverses industries. Il lui aurait été facile, par exemple, de se lancer dans la politique ; elle avait séduit nombre de ses confrères qui n’y avaient rien gagné. Sa réussite à lui reposait sur son savoir-faire, il répugnait à ce qu’elle dépende de circonstances aussi incertaines, parfois aussi idiotes, que des élections. D’ailleurs, il n’avait pas la fibre politique. Pour cela, il faut avant tout de l’ego ; non, son truc, à lui, c’était l’argent. Et l’argent aime l’ombre. M. Péricourt tenait la discrétion pour une vertu.

— Quant à la publicité, évidemment, je n’en veux pas. Fondez une société de bienfaisance, une association, ce que vous voulez, je la doterai de ce qu’il faudra. Je vous donne un an. Le 11 Novembre prochain, je veux qu’on l’inaugure. Avec, gravés dessus, les noms de tous les morts nés dans l’arrondissement. Vous comprenez ? Tous.

Beaucoup d’informations en une seule fois : Labourdin mit du temps à saisir. Lorsqu’il parvint à mettre tout cela bout à bout, qu’il comprit ce qui lui restait à faire et à quel point le président était pressé de se voir obéi, M. Péricourt tendait déjà la main vers lui. Troublé, Labourdin se méprit, tendit la main à son tour, dans le vide parce que M. Péricourt se contenta de lui tapoter l’épaule et de regagner son appartement.

Plongé dans ses pensées, M. Péricourt se posa devant la fenêtre, regarda la rue sans la voir. Édouard n’avait pas son nom sur le tombeau de la famille, soit.

Alors il allait faire édifier un monument. Sur mesure.

Il y aurait son nom, avec tous ses camarades autour de lui.

Il voyait ça dans un joli square.

Au cœur de l’arrondissement où il était né.

13

Sous une pluie battante, son carton à chaussures sous le bras, la main gauche bandée, Albert poussa la barrière qui ouvrait sur la petite cour où s’entassaient des jambages pleins, des roues, des capotes de fiacre crevées, des chaises cassées, des choses inutiles, on se demandait comment elles étaient arrivées là et à quoi elles pourraient servir. La boue envahissait tout et Albert ne chercha même pas à recourir aux pavés disposés en damier parce que les crues récentes les avaient repoussés si loin les uns des autres qu’il aurait fallu faire des bonds de cirque pour ne pas se mouiller les pieds. Il n’avait plus de caoutchoucs depuis que les derniers avaient rendu l’âme et, de toute façon, avec son carton rempli d’ampoules de verre, pour exécuter des pas de danseuse… Il traversa la cour sur la pointe des pieds et gagna le petit bâtiment dont l’étage avait été aménagé pour être loué deux cents francs, une misère comparée aux loyers ordinaires à Paris.

Leur installation ici avait suivi de peu le retour d’Édouard à la vie civile, en juin.

Ce jour-là, Albert était allé le chercher à l’hôpital. Malgré ses faibles moyens, il s’était fendu d’un taxi. On avait beau, depuis la fin du conflit, voir beaucoup de mutilés et de toutes sortes — la guerre avait eu, dans ce domaine aussi, une imagination insoupçonnée —, l’apparition de ce Golem claudiquant sur sa jambe raide, avec son trou au milieu du visage, effraya le chauffeur, un Russe. Albert lui-même, qui avait pourtant rendu visite chaque semaine à son camarade à l’hôpital, en resta époustouflé. Dehors, ça ne produisait pas du tout le même effet qu’à l’intérieur. Comme si on baladait un animal de zoo en pleine rue. On fit tout le chemin sans dire un mot.

Édouard n’avait nulle part où aller. Albert occupait alors une petite chambre, un sixième étage sous les toits traversé de courants d’air, avec les cabinets et un robinet d’eau froide dans le couloir, il se lavait dans une cuvette et se rendait aux bains publics dès qu’il le pouvait. Édouard entra dans la pièce, ne parut pas la voir, s’assit sur une chaise près de la fenêtre et regarda la rue, le ciel ; il alluma une cigarette par la narine droite. Albert comprit instantanément qu’il ne bougerait plus de là et que cette charge allait rapidement devenir une vraie source de vie quotidienne.

La cohabitation fut immédiatement difficile. La carcasse d’Édouard, immense, étique — il n’y avait que le chat gris qu’on voyait passer sur les toits pour être plus maigre — occupait à elle seule toute la place. La pièce était déjà petite pour un ; pour deux, c’était quasiment une promiscuité de tranchée. Très mauvaise pour le moral. Édouard dormait par terre sur une couverture, fumait à longueur de journée, sa jambe raide allongée devant lui, le regard tourné vers la fenêtre. Avant de partir, Albert lui préparait de quoi manger, les ingrédients, la pipette, le caoutchouc, l’entonnoir, Édouard y touchait ou n’y touchait pas. Toute la journée, il restait à la même place, une statue de sel. On aurait dit qu’il laissait filer l’existence comme le sang d’une blessure. Le voisinage du malheur est si éprouvant qu’Albert inventa vite divers prétextes pour sortir. En réalité, il allait simplement dîner au bouillon Duval, mais faire la conversation, tout seul, à quelqu’un d’aussi lugubre lui abîmait salement le moral.

Il prit peur.

Il interrogea Édouard sur son avenir, où pensait-il trouver refuge ? Mais la discussion, maintes fois commencée, s’achevait dès qu’Albert voyait l’abattement de son camarade, ses yeux mouillés, qui étaient la seule chose vivante dans ce tableau désespérant, un regard éperdu qui exprimait une totale impuissance.

Albert admit alors qu’il avait maintenant la charge pleine et entière d’Édouard et pour un sacré bout de temps, jusqu’à ce qu’il aille mieux, qu’il reprenne goût à la vie, qu’il fasse de nouveau des projets. Albert estima la durée de cette convalescence en mois, se refusant à imaginer que le mois ne soit pas la bonne unité.

Il rapporta du papier et des couleurs, Édouard esquissa un geste de remerciement, mais n’ouvrit jamais le paquet. Il n’avait rien d’un pique-assiette ni d’un profiteur, c’était une enveloppe vide, sans désir, sans envie, on aurait dit sans idée ; si Albert l’avait attaché sous un pont, comme un animal domestique dont on ne veut plus, et qu’il s’était enfui à toutes jambes, Édouard ne lui en aurait même pas tenu rigueur.

Albert connaissait le mot « neurasthénie », il se renseigna, posa des questions ici et là, recueillit encore « mélancolie », « dépression », « lypémanie », tout cela ne lui fut pas d’une grande utilité, l’essentiel était sous ses yeux : Édouard attendait la mort et, quel que soit le temps qu’elle mettrait pour venir, c’était la seule issue possible, moins qu’un changement, la simple transition d’un état à un autre, acceptée avec une patience résignée, comme ces vieillards silencieux et impotents qu’on finit par ne plus voir et qui ne surprennent plus que le jour où ils meurent.

Albert lui parlait sans cesse, c’est-à-dire qu’il parlait seul, comme un vieux dans sa cambuse.

— Remarque, j’ai de la chance, disait-il à Édouard en lui préparant son mélange d’œuf et de bouillon de viande. Rapport à la conversation, j’aurais pu tomber sur un mauvais coucheur, avec l’esprit de contradiction.

Il tentait toutes sortes de choses pour dérider son camarade, parce qu’il espérait améliorer son état, et pour percer ce qui, depuis le premier jour, restait pour lui un mystère : comment ferait Édouard le jour où il voudrait se marrer ? Dans le meilleur des cas, il produisait des roulements de gorge assez aigus, sortes de roucoulements qui vous mettaient mal à l’aise et vous donnaient envie d’aider, comme on prononce un mot pour dépanner un bègue bloqué sur une syllabe, c’était assez crispant. Par bonheur, Édouard en produisait peu, ça semblait le fatiguer plus qu’autre chose. Mais cette question du rire, Albert ne parvenait pas à la dépasser. D’ailleurs, depuis son ensevelissement, ce n’était pas la seule pensée frisant l’obsession. Outre la tension, l’inquiétude permanente et la crainte de tout ce qui pouvait survenir, il avait des hantises qu’il tournait et retournait sans cesse, jusqu’à l’épuisement, comme naguère l’idée fixe de recomposer la tête de ce cheval crevé. Il avait fait encadrer le dessin d’Édouard, malgré la dépense. C’était le seul élément décoratif de la chambre. Pour encourager son ami à se remettre au travail ou tout bonnement à occuper ses journées, il se plantait parfois devant, les mains dans les poches, et l’admirait ostensiblement en disant que vraiment, vraiment, il en avait du talent, le Édouard, et que s’il avait voulu… Ce qui ne servait à rien, Édouard allumait une autre cigarette, narine droite ou gauche, et s’absorbait dans le spectacle des toits en zinc et des cheminées qui composaient l’essentiel du paysage. Il n’avait de goût à rien, il n’avait fait aucun projet pendant tous ces mois d’hôpital où la plus grande part de son énergie était passée à s’opposer aux injonctions des médecins, des chirurgiens, pas seulement parce qu’il refusait son nouvel état, mais parce qu’il n’arrivait pas à imaginer le jour d’après, l’avenir. Le temps s’était arrêté avec l’éclat d’obus, brusquement. Édouard était pire qu’une horloge en panne qui, au moins, donne l’heure juste deux fois par jour. Il avait vingt-quatre ans et, un an après sa blessure, il n’était pas parvenu à redevenir quelque chose qui ressemblât à ce qu’il avait été. À restaurer quoi que ce soit.

Il était longtemps resté interdit, tendu dans une attitude de résistance aveugle, comme d’autres soldats, à ce qu’on disait, demeuraient figés dans la position dans laquelle on les avait retrouvés, pliés, recroquevillés, tordus, c’est fou ce que cette guerre avait pu inventer. Son refus s’était incarné dans la figure du professeur Maudret, un sale con à son avis, qui s’intéressait moins aux patients qu’à la médecine et aux progrès de la chirurgie ; c’était sans doute à la fois vrai et faux, mais Édouard n’était pas dans la nuance, il avait la tête trouée par le milieu et pas le genre d’humeur à peser le pour et le contre. Il s’accrochait à la morphine, il employait toute son énergie à tenter de s’en faire prescrire, s’abaissant à des stratagèmes indignes de lui, des supplications, des tricheries, des réclamations, des simulations, des chapardages, il pensait peut-être que la morphine parviendrait à le tuer, je t’en fiche, il en fallait toujours plus et, à force de l’entendre tout refuser, les greffes, les prothèses, les appareils, le professeur Maudret avait fini par le foutre dehors ; on se décarcasse pour ces types, on leur propose les dernières nouveautés de la chirurgie et ils préfèrent rester comme ils sont, ils nous regardent comme si c’était nous qui leur avions balancé un obus. Les confrères psychiatres (le soldat Larivière en avait vu plusieurs, mais il ne leur répondait jamais, fermé, buté), les psychiatres, donc, avaient des théories sur le refus entêté de ce genre de blessé ; le professeur Maudret, indifférent aux explications, haussait les épaules, il voulait consacrer son temps et sa science à des gars pour qui ça valait la peine de tant travailler. Il signa son bon de sortie sans même lui jeter un regard.

Édouard quitta l’hôpital avec des prescriptions, une dose infinitésimale de morphine et des tas de papiers au nom d’Eugène Larivière. Quelques heures plus tard, il s’assit sur une chaise devant la fenêtre, dans le minuscule appartement de son camarade, et le poids du monde lui tomba sur les épaules, comme s’il venait d’entrer dans sa cellule après une condamnation à perpétuité.

Même s’il ne parvenait pas à aligner des idées, Édouard entendait Albert parler de la vie quotidienne, tentait de se concentrer, oui, bien sûr, il fallait penser à l’argent, c’est vrai, qu’allait-il devenir maintenant, quoi faire de sa grande carcasse, impossible de dépasser le simple constat, son esprit fichait le camp comme par les trous d’une passoire ; quand il revenait à lui, c’était déjà le soir, Albert rentrait du travail, ou c’était le milieu de la journée et le corps réclamait sa piqûre. Il faisait des efforts, tout de même, il essayait vraiment d’imaginer ce qui allait se passer, il serrait les poings, ça ne servait à rien, sa pensée, fluide, filait par le moindre interstice, s’enfuyait aussitôt, laissant le champ libre à des ruminations interminables. Son passé coulait comme un fleuve, sans ordre ni priorité. Ce qui revenait souvent, c’était sa mère. Il lui restait peu de choses d’elle, et le peu qui remontait, il s’y accrochait avec obstination ; de vagues réminiscences, concentrées dans des sensations, un parfum musqué qu’il tentait de retrouver, sa coiffeuse rose avec son pouf à pompons et ses crèmes, ses brosses, le velouté d’un satin qu’il avait agrippé un soir qu’elle se penchait sur lui ou le médaillon en or qu’elle ouvrait pour lui, en s’inclinant, comme pour un secret. En revanche, rien ne lui revenait de sa voix, rien de ses mots, ni de son regard. Sa mère avait fondu dans son souvenir, subissant le même sort que tous les êtres vivants qu’il avait connus. Cette découverte le terrassa. Depuis qu’il n’avait plus de visage, tous les autres visages s’étaient effacés. Ceux de sa mère, de son père, ceux de ses camarades, de ses amants, de ses professeurs, celui de Madeleine… Elle revenait beaucoup, elle aussi. Sans son visage, ce qui restait, c’était son rire. Il n’en connaissait pas de plus étincelant, Édouard avait fait des folies pour entendre ce rire et ce n’était pas très difficile, un dessin, deux grimaces, la caricature d’un domestique — eux-mêmes riaient parce que Édouard n’avait pas de méchanceté, cela se voyait —, mais surtout les déguisements, pour lesquels il avait un goût immodéré et un incomparable talent, cela tourna bientôt au travestissement. Au spectacle du maquillage, le rire de Madeleine se fit emprunté, pas pour elle, non, mais, « à cause de papa, disait-elle, s’il voyait cela ». Elle tâchait de veiller à tout, au moindre détail. Parfois la situation finissait par lui échapper, c’étaient alors des dîners glacés, pesants, parce que Édouard était descendu en faisant mine d’avoir oublié d’essuyer le rimmel de ses cils. Dès qu’il s’en apercevait, M. Péricourt se levait, posait sa serviette et demandait à son fils de sortir de table, hein, quoi, s’écriait Édouard, l’air faussement offusqué, qu’est-ce que j’ai encore fait, mais, là, personne ne riait.

Tous ces visages, jusqu’au sien propre, avaient disparu, il n’en restait aucun. Dans un monde sans visage, à quoi s’accrocher, contre qui se battre ? Ce n’était plus, pour lui, qu’un univers de silhouettes décapitées où, par un effet de compensation, les proportions des corps étaient décuplées comme celles, massives, de son père. Les sensations de sa petite enfance émergeaient comme des bulles, tantôt le délicieux frisson de crainte mêlée d’admiration à son contact, tantôt cette manière qu’il avait de dire en souriant : « N’est-ce pas, fils ? » en le prenant à témoin dans des discussions d’adultes et pour des choses qu’il ne comprenait pas. On aurait dit que son imagination s’était appauvrie, ravalée à des images toutes faites. Ainsi, parfois, son père lui apparaissait précédé d’une ombre vaste et dense tel l’ogre dans les albums. Et le dos de son père ! Ce large et terrible dos qui lui avait semblé gigantesque jusqu’à ce qu’il soit aussi grand que lui, qu’il finisse par le dépasser, ce dos qui, à lui seul, savait si bien exprimer l’indifférence, le dédain, le dégoût.

Édouard avait autrefois haï son père, c’était terminé : les deux hommes s’étaient rejoints dans un mépris devenu réciproque. La vie d’Édouard s’effondrait parce qu’elle n’avait même plus la haine pour se soutenir. Cette guerre-là aussi, il l’avait perdue.

Ainsi les jours filaient à ressasser des images, des peines, Albert partait et rentrait. Quand il fallait discuter (Albert voulait toujours discuter), Édouard émergeait de son rêve, il était déjà vingt heures, il n’avait même pas allumé la lumière. Albert s’activait comme une fourmi, parlait avec beaucoup d’entrain, ce qui ressortait surtout, c’est qu’il y avait des difficultés d’argent. Albert prenait d’assaut tous les jours les baraques Vilgrain que le gouvernement avait mises en place pour les plus démunis, et disait que tout fondait à une vitesse folle. Il n’évoquait jamais ce que coûtait la morphine, sa manière à lui de se montrer délicat. Il parlait de l’argent en général, mais d’un ton presque joyeux, comme s’il s’agissait d’un embarras provisoire dont on s’amuserait plus tard, comme, au front, pour se rassurer, on faisait parfois de la guerre une simple variante du service militaire, une corvée pénible qui finalement laisserait de bons souvenirs.

Pour Albert, la question économique allait heureusement être réglée, une affaire de délai, rien d’autre, la pension d’invalidité d’Édouard allait soulager la charge financière, permettre de subvenir aux besoins de son camarade. Un soldat qui avait sacrifié sa vie pour la patrie et serait à tout jamais incapable de reprendre une activité normale, un de ceux qui avaient gagné la guerre, qui avaient mis l’Allemagne à genoux…, c’était un sujet sur quoi Albert ne tarissait pas, il additionnait la prime de démobilisation, le pécule, la prime d’invalidité, la rente de mutilé…

Édouard fit non de la tête.

— Comment ça, non ? demanda Albert.

Voilà, pensa-t-il, Édouard n’avait pas mené les démarches, il n’avait pas rempli ni envoyé les papiers.

— Je vais le faire, mon grand, dit Albert, t’inquiète pas.

Édouard fit de nouveau non de la tête. Et comme Albert ne comprenait toujours pas, il approcha l’ardoise de conversation et écrivit à la craie : « Eugène Larivière ».

Albert fronça les sourcils. Alors Édouard se leva, exhuma de son havresac un imprimé froissé intitulé « Constitution d’un dossier de gratifiable ou de pensionnable », avec la liste des documents à fournir pour passer en commission. Albert s’arrêta sur les pièces soulignées en rouge par Édouard lui-même : Certificat d’origine de blessure ou de maladie — Relevé des premiers registres médicaux d’incorporation et d’infirmerie — Fiches d’évacuation — Billets de première hospitalisation…

Ce fut un sacré choc.

C’était pourtant évident. Aucun Eugène Larivière n’était répertorié comme blessé à la cote 113 et hospitalisé. On devait bien trouver un Édouard Péricourt, évacué et mort ensuite de ses blessures, puis un Eugène Larivière transféré à Paris, mais la moindre investigation administrative allait montrer que cette histoire ne tenait pas debout, que le blessé hospitalisé, Édouard Péricourt, n’était pas le même que celui, Eugène Larivière, qui était sorti de l’hôpital deux jours plus tard pour être transféré à l’hôpital Rollin de l’avenue Trudaine. Il serait impossible de fournir les documents exigés.

Édouard avait changé d’identité, il ne pouvait plus rien prouver, il ne toucherait rien.

Si l’enquête remontait plus loin, jusqu’aux registres, jusqu’au subterfuge, aux faux en écriture, c’était même la prison à la place de la pension.

La guerre avait formé l’âme d’Albert au malheur, mais cette fois, anéanti, il ressentit cette situation comme une injustice. Pire, comme un désaveu. Qu’est-ce que j’ai fait ? se dit-il, affolé. La colère qui bouillonnait en lui depuis sa libération explosa d’un coup, il donna un violent coup de tête dans la cloison, le cadre avec le dessin du cheval tomba, le verre se fendit par le milieu, Albert se retrouva assis par terre, assommé, et porta une bosse au front pendant près de deux semaines.

Édouard avait encore les yeux mouillés. Or il ne fallait pas trop pleurer devant Albert, parce qu’en ce temps-là, sa situation personnelle lui tirait déjà facilement les larmes… Édouard le comprit, il se contenta de lui poser la main sur l’épaule. Il était terriblement désolé.

Très vite, on dut trouver un endroit pour deux personnes, dont un paranoïaque et un handicapé. Albert disposait d’un budget dérisoire. Les journaux continuaient de clamer partout que l’Allemagne allait rembourser intégralement tout ce qu’elle avait cassé pendant la guerre, à peu près la moitié du pays. En attendant, le coût de la vie ne cessait d’augmenter, les pensions n’étaient pas encore payées, les primes pas versées, les transports chaotiques, les approvisionnements imprévisibles, et donc on trafiquait, beaucoup de gens vivaient d’expédients, échangeant les bonnes affaires, chacun connaissait quelqu’un connaissant quelqu’un d’autre, on se repassait les tuyaux et les adresses, c’est ainsi qu’Albert arriva au 9 de l’impasse Pers, devant une maison bourgeoise où s’entassaient déjà trois locataires. Il y avait, dans la cour, un petit bâtiment qui avait servi d’entrepôt, maintenant de débarras, et dont l’étage était inoccupé. Précaire, mais grand, avec un poêle à charbon qui irriguait d’autant mieux que le plafond n’était pas très haut, il y avait l’eau juste en dessous, deux larges fenêtres et un paravent représentant des bergères, des moutons et des quenouilles, déchiré par le milieu et rafistolé au gros fil.

Albert et Édouard déménagèrent en remplissant une charrette à bras, les camions coûtaient cher. On était début septembre.

Leur nouvelle propriétaire, Mme Belmont, avait perdu son mari en 1916 et son frère un an plus tard. Elle était encore jeune, peut-être jolie, mais tellement éprouvée qu’on ne savait plus. Elle vivait avec sa fille, Louise, et se déclara rassurée de voir arriver « deux hommes jeunes » parce que, toute seule dans cette grande maison, dans cette impasse, ça n’était pas sur les trois locataires actuels qu’elle pouvait compter en cas de problème, tous des vieux. Elle survivait modestement en percevant des loyers, en faisant des ménages ici et là. Le reste du temps, elle se tenait immobile derrière sa fenêtre, regardant le bric-à-brac accumulé autrefois par son mari, désormais inutile et qui rouillait dans la cour. Albert la voyait dès qu’il se penchait à la fenêtre.

Sa fille, Louise, était très débrouillarde. Onze ans, des yeux de chat, des taches de rousseur à ne savoir qu’en faire. Et surprenante. Parfois vive comme de l’eau de roche, l’instant d’après contemplative, figée comme une gravure. Elle parlait peu, Albert n’avait pas entendu trois fois le son de sa voix, et elle ne souriait jamais. Malgré cela, vraiment jolie, si elle continuait de pousser de cette manière, elle allait déclencher de sacrées bagarres. Albert n’avait jamais compris comment elle était parvenue à conquérir Édouard. Ordinairement, il ne voulait voir personne, mais cette môme, rien ne pouvait l’arrêter. Dès les premiers jours, elle était restée là, en bas de l’escalier, à guetter. Les enfants sont curieux, surtout les filles, tout le monde sait ça. Sa mère avait dû lui parler du nouveau locataire.

— Pas beau à voir, paraît-il. Au point de ne jamais sortir, m’a dit son camarade qui s’occupe de lui.

Alors, forcément, ce genre de propos, rien de mieux pour démanger la curiosité d’une fillette de onze ans. Elle se lassera…, avait pensé Albert. Mais pas du tout. Aussi, à force de la trouver en haut de l’escalier, assise sur une marche près de la porte, de la voir attendre et jeter, à la moindre occasion, un œil à l’intérieur, l’avait-il ouverte bien en grand, la porte. La petite était restée sur le seuil, la bouche entrouverte sur un joli « O » tout rond, les yeux écarquillés, pas un son n’était sorti. Il faut dire que la trombine d’Édouard était vraiment spectaculaire avec ce trou béant, ces dents du haut qui semblaient deux fois plus grandes qu’en réalité, ça ne ressemblait à rien de connu, Albert le lui avait d’ailleurs dit sans ambages, « Mon vieux, tu es vraiment à faire peur, personne n’a jamais vu une tête pareille, tu pourrais au moins avoir des attentions pour les autres ». Il disait ça pour le décider à la greffe, je t’en fous. Pour preuve, Albert désigna la porte par laquelle la petite fille s’était enfuie, terrorisée, dès qu’elle l’avait vu. Édouard, impavide, se contenta d’aspirer une nouvelle bouffée de cigarette par une narine en se bouchant l’autre, il faisait ressortir la fumée par la même voie parce que, par la gorge, ça, vraiment non, Édouard, disait Albert, je ne peux pas supporter, ça me fait peur pour tout te dire, comme un cratère en éruption, je te jure, regarde-toi dans la glace, tu verras, etc. Albert n’avait recueilli son camarade qu’à la mi-juin, ils se comportaient déjà comme un vieux couple. Le quotidien était très difficile, l’argent manquait toujours, mais, comme cela arrive, ces difficultés avaient encore rapproché les deux hommes, un effet de soudure. Albert était extrêmement sensible au drame de son ami et il ne se défaisait pas de l’idée que s’il n’était pas venu le sauver… à quelques jours de la fin de la guerre, en plus. Édouard, lui, qui sentait combien Albert était seul à porter leur vie à tous deux, tâcha d’alléger cette charge, il se mit au ménage, un vrai couple, je vous dis.

La petite Louise réapparut quelques jours après sa première fuite. Albert pensa que le spectacle d’Édouard exerçait sur elle une sorte de fascination. Elle resta un instant plantée sur le seuil de la grande pièce. Sans prévenir, elle s’avança vers Édouard et tendit l’index vers son visage. Édouard s’était agenouillé — décidément, Albert en aura vu de drôles avec lui — et il laissa la petite suivre du doigt le bord de cet immense gouffre. Elle était pensive, appliquée, on aurait dit qu’elle faisait un devoir, comme lorsqu’elle passait minutieusement un crayon sur les contours de la carte de France pour en apprendre la forme.

C’est de ce moment que datait leur relation à tous les deux. Dès qu’elle revenait de l’école, elle montait chez Édouard. Elle glanait pour lui, ici et là, des quotidiens vieux de l’avant-veille ou de la semaine précédente. C’était la seule occupation connue d’Édouard, lire les journaux, découper des articles. Albert avait jeté un œil sur le dossier où il conservait ses coupures, des choses sur les morts de la guerre, les commémorations, les listes de disparus, c’était assez triste. Édouard ne lisait pas les quotidiens de Paris, seulement ceux de province. Louise parvenait toujours à lui en trouver, on ne sait comment. Chaque jour ou presque, Édouard avait son lot de numéros périmés de L’Ouest-Éclair, du Journal de Rouen ou de L’Est républicain. Elle faisait ses devoirs sur la table de la cuisine pendant qu’il fumait son Caporal et découpait ses articles. La mère de Louise restait sans réaction.

Un soir, vers la mi-septembre, Albert était rentré épuisé de sa tournée d’homme-sandwich ; il avait arpenté tout l’après-midi les Grands Boulevards entre la Bastille et la République en portant de la réclame (d’un côté pour les pilules Pink : Que peu de temps suffit pour changer toutes choses, de l’autre pour le corset Juvénil : Deux cents dépôts en France !). En entrant, il avait trouvé Édouard allongé sur l’ottomane hors d’âge récupérée quelques semaines auparavant et qu’il avait rapportée en profitant de la charrette d’un copain connu autrefois dans la Somme, un type qui usait ses dernières forces à tirer sa charge avec le bras qui lui restait, son seul moyen de survie.

Édouard fumait d’une narine et portait une sorte de masque, bleu nuit, qui commençait au-dessous du nez et qui couvrait tout le bas du visage, jusqu’au cou, comme une barbe, celle d’un acteur de la tragédie grecque. Le bleu, profond mais lumineux, était parsemé de minuscules points dorés, comme si on avait jeté des paillettes dessus avant le séchage.

Albert marqua la surprise. Édouard fit un geste théâtral de la main, l’air de demander : « Alors, comment me trouves-tu ? » C’était très curieux. Pour la première fois depuis qu’il le connaissait, il voyait à Édouard une expression proprement humaine. En fait, on ne pouvait pas dire autrement, c’était très joli.

Il entendit alors un petit bruit feutré sur sa gauche, tourna la tête et n’eut que le temps de voir disparaître Louise qui se faufilait vers l’escalier. Il ne l’avait encore jamais entendue rire.

Les masques étaient restés, comme Louise.

Quelques jours plus tard, Édouard en portait un tout blanc sur lequel était dessinée une grande bouche souriante. Avec, au-dessus, ses yeux rieurs et pétillants, il ressemblait à un acteur de théâtre italien, une sorte de Sganarelle ou de Pagliaccio. Désormais, quand il avait terminé la lecture de ses journaux, Édouard en faisait de la pâte à papier pour fabriquer des masques, blancs comme de la craie, que Louise et lui peignaient ou décoraient ensuite. Ce qui n’était qu’un jeu devint rapidement une occupation à part entière. Louise était la grande prêtresse, rapportant, au gré de ses trouvailles, du strass, des perles, des tissus, du feutre de couleur, des plumes d’autruche, de la fausse peau de serpent. En plus des journaux, ce devait être un vrai travail que de courir partout pour ramener toute cette pacotille, Albert, lui, n’aurait même pas su où aller.

Édouard et Louise passaient leur temps à ça, à fabriquer des masques. Édouard ne les portait jamais deux fois, le nouveau chassait l’ancien qui était alors accroché avec ses congénères, sur les murs de l’appartement, comme des trophées de chasse ou la présentation de déguisements dans un magasin de travestis.


Il était près de vingt et une heures lorsque Albert arriva au bas de l’escalier, son carton sous le bras.

Sa main gauche entaillée par le Grec lui faisait un mal de chien malgré le bandage du docteur Martineau et il se sentait d’humeur mélangée. Cette provision, acquise de haute lutte, lui offrait un peu de repos ; la recherche de la morphine était tellement prenante et tellement angoissante pour un homme comme lui, déjà si poreux aux émotions de toutes sortes, si impressionnable… En même temps, il ne s’empêchait pas de penser qu’il rapportait là de quoi tuer vingt fois son camarade, de le tuer cent fois.

Il fit trois pas, souleva la bâche poussiéreuse qui recouvrait les restes démantelés d’un triporteur, repoussa le fatras qui encombrait encore la benne et y déposa son précieux carton.

En chemin, il avait procédé à un rapide calcul. Si Édouard s’en tenait aux doses actuelles, déjà passablement élevées, on était tranquille pour presque six mois.

14

Henri d’Aulnay-Pradelle fit machinalement le rapprochement entre, là-bas, loin devant lui, la cigogne qui surmontait le bouchon du radiateur et la lourde corpulence de Dupré, assis à ses côtés. Non qu’ils aient un quelconque trait de ressemblance, au contraire, ils étaient aux antipodes, c’est même pour cela qu’Henri les comparait, pour les opposer. S’il n’y avait eu les ailes immenses dont la pointe effilée touchait le sol, ou ce cou élancé d’une élégance folle qui s’achevait sur un bec volontaire, la cigogne en plein vol aurait pu ressembler à un canard sauvage, mais elle était plus massive… plus… (Henri chercha le mot) plus « ultime », Dieu seul pouvait comprendre ce qu’il entendait par là. Et ces stries sur les ailes, se disait-il, admiratif… Comme un drapé… Et jusqu’aux pattes arrière, légèrement recourbées… On aurait juré qu’elle fendait l’air devant la voiture, sans même l’effleurer, qu’elle ouvrait la route, en éclaireur. Pradelle n’en finissait pas de s’en émerveiller, de sa cigogne.

Comparé à elle, Dupré était vraiment un massif, un corpulent. Pas un éclaireur. Un fantassin. Avec ce trait particulier à la piétaille qu’elle nomme elle-même la fidélité, la loyauté, le devoir, toutes ces conneries.

Pour Henri, le monde se partageait en deux catégories : les bêtes de somme, condamnées à travailler dur, aveuglément, jusqu’au bout, à vivre au jour le jour, et les créatures d’élite à qui tout était dû. À cause de leur « coefficient personnel ». Henri adorait cette expression qu’il avait lue un jour dans un rapport militaire, et il l’avait adoptée.

Dupré, le sergent-chef Dupré, illustrait à merveille la première catégorie : travailleur, insignifiant, entêté et sans génie, aux ordres.

La cigogne choisie par Hispano-Suiza pour la H-6-B (moteur 6 cylindres, 135 chevaux, 137 km/heure !) représentait la célèbre escadrille commandée par Georges Guynemer, un être d’exception. Du même calibre qu’Henri, hormis que Guynemer était mort tandis qu’Henri était toujours vivant, ce qui lui assurait, sur le héros de l’aviation, une incontestable supériorité.

D’un côté, Dupré, son pantalon trop court, son dossier sur les genoux, qui, depuis le départ de Paris, admirait en silence le tableau de bord en ronce de noyer, la seule entorse d’Henri à sa décision de concentrer l’essentiel de ses gains à la restauration de la Sallevière. De l’autre côté, Henri d’Aulnay-Pradelle soi-même, gendre de Marcel Péricourt, héros de la Grande Guerre, millionnaire à trente ans, promis au sommet de la réussite, qui roulait à plus de cent dix kilomètres à l’heure sur les routes de l’Orléanais et qui avait déjà écrasé un chien et deux poules. Bêtes de somme elles aussi, on en revenait toujours là. Ceux qui survolent et ceux qui succombent.

Dupré avait servi sous les ordres du capitaine Pradelle et celui-ci, à sa démobilisation, l’avait embauché pour une bouchée de pain, salaire provisoire devenu définitif dès le lendemain. D’origine paysanne, voué à la soumission devant les phénomènes naturels, il avait accueilli cette subordination civile comme la continuation logique d’un état des choses.


Ils arrivèrent en fin de matinée.

Henri gara son imposante limousine sous le regard admiratif d’une trentaine d’ouvriers. Au beau milieu de la cour. Histoire de montrer qui était le patron. Le patron, c’est celui qui commande, on l’appelle aussi le client. Ou le roi, c’est pareil.

La scierie-menuiserie Lavallée avait végété pendant trois générations jusqu’à l’arrivée providentielle de la guerre qui lui avait permis de fournir à l’armée française des centaines de kilomètres de traverses, d’appuis et de piliers de soutènement pour construire, consolider et réparer tranchées et boyaux, on était passé de treize ouvriers à plus de quarante. Gaston Lavallée avait, lui aussi, une très belle voiture, mais il ne la sortait que dans les grandes occasions, on n’était pas à Paris.

Henri et Lavallée se saluèrent dans la cour ; Henri ne présenta pas Dupré. Plus tard, il se contenterait de dire « Vous réglerez ça avec Dupré », Lavallée se retournerait et ferait un petit signe de tête au régisseur qui marchait derrière eux, ça vaudrait présentation.

Avant la visite, Lavallée voulut offrir une légère collation, il désigna le perron de la maison, située à droite des immenses ateliers, Henri amorça un refus de la main, puis il aperçut la jeune femme, là-bas, avec son tablier, qui attendait les visiteurs en lissant sa coiffure. Lavallée ajouta que sa fille, Émilienne, avait préparé un en-cas. Henri finalement accepta :

— Mais vite fait, alors.


C’est de ces ateliers qu’était sorti le magnifique spécimen de cercueil destiné au Service des sépultures, une superbe bière en chêne de première qualité, valant ses soixante francs. Maintenant qu’il avait rempli sa fonction attractive vis-à-vis de la Commission d’adjudication, on pouvait passer aux choses sérieuses, aux cercueils qui seraient effectivement livrés.

Pradelle et Lavallée étaient dans l’atelier principal, suivis de Dupré et d’un contremaître qui avait endossé son bleu du dimanche pour l’occasion. On passa devant une série de cercueils alignés côte à côte, raides comme des soldats morts et dont la qualité était visiblement dégressive.

— Nos héros…, commença doctement Lavallée en posant la main sur un cercueil en châtaignier, un modèle du milieu de travée.

— Me faites pas chier avec ça, le coupa Pradelle. Qu’est-ce que vous avez à moins de trente francs ?

Finalement, vue de près, la fille du patron était plutôt moche (elle avait eu beau se lisser les cheveux, elle faisait désespérément province), le vin blanc était trop doux et tiède, et ce qui avait été servi avec, immangeable, Lavallée avait organisé la venue de Pradelle comme la visite d’un roi nègre, les ouvriers ne cessaient de se jeter des coups d’œil et des coups de coude, tout ça lui portait sur le système, à Henri, il avait envie qu’on s’active, sans compter qu’il voulait être à Paris pour dîner, un ami avait promis de lui présenter Léonie Flanchet, une actrice du Vaudeville qu’il avait croisée la semaine précédente, une fille du tonnerre, tout le monde le disait, et il avait hâte de s’en assurer par lui-même.

— Mais, euh, trente francs, ce n’est pas ce qui était convenu…

— Ce qui était convenu et ce qu’on va faire, dit Pradelle, ce sont deux choses différentes. Alors, on reprend la discussion au début, mais vite parce que je n’ai pas que ça à foutre.

— Mais, monsieur Pradelle…

— D’Aulnay-Pradelle.

— Oui, si vous voulez…

Henri le regardait fixement.

— Eh bien, monsieur d’Aulnay-Pradelle, reprit Lavallée, apaisant, presque pédagogue, nous avons des cercueils dans ces prix-là, évidemment…

— Alors, c’est ce que je vais prendre.

— … mais ça n’est pas possible.

Pradelle mima une extrême stupéfaction.

— À cause du transport, cher monsieur ! déclara le menuisier d’un ton docte. Il s’agirait d’aller au cimetière d’à côté, tout irait pour le mieux, mais vos cercueils sont destinés à voyager. Ils vont partir d’ici pour Compiègne, pour Laon. Ensuite, ils vont être déposés, montés, retransportés sur les lieux des exhumations, re-re-transportés vers les cimetières militaires, c’est que ça en fait du chemin, tout ça…

— Je ne vois pas la difficulté.

— Ce qu’on vend pour ce prix-là, trente francs, c’est du peuplier. Faible résistance ! Ils vont se fausser, se casser, s’effondrer même, parce qu’ils ne sont pas conçus pour la manutention. Au minimum, il faut du hêtre. Quarante francs. Et encore ! Je dis ça, c’est à cause de la quantité, sinon, c’est du quarante-cinq francs…

Henri tourna la tête vers la gauche.

— Ça, c’est quoi ?

On s’avança. Lavallée se mit à rire à gorge déployée, un rire faux, trop sonore.

— C’est du bouleau !

— Ça vaut combien ?

— Trente-six…

— Et ça ?

Henri désignait un cercueil de fin de gamme, juste avant les modèles en bois rebuté.

— C’est du pin !

— Combien ?

— Euh… trente-trois…

Parfait. Henri posa sa main sur le cercueil, le tapota comme un cheval de course, quasiment admiratif, mais on ne savait ce qu’il admirait, la qualité de la menuiserie, la modicité du prix ou son propre génie.

Lavallée crut devoir faire preuve de professionnalisme :

— Si vous me permettez, ce modèle n’est pas vraiment adapté aux besoins. Voyez-vous…

— Les besoins ? coupa Henri. Quels besoins ?

— Le transport, cher monsieur ! Encore une fois, le transport, tout est là !

— Vous les expédiez à plat. Au départ, pas de problème !

— Oui, au départ…

— À l’arrivée, vous les montez, pas de problème !

— Non, bien sûr. Le difficile, voyez-vous, je me permets d’insister, c’est à partir du moment où on commence à les manipuler : on les descend du camion, on les pose, on les déplace, on procède à la mise en bière…

— J’ai entendu, mais à partir de là, ce n’est plus votre problème. Vous livrez, c’est tout. N’est-ce pas, Dupré ?

Henri avait raison de se tourner vers son régisseur parce que ce serait son problème à lui. Il n’attendit d’ailleurs pas la réponse. Lavallée aurait voulu argumenter, évoquer la réputation de sa maison, souligner… Henri le coupa dans son élan :

— Vous avez dit trente-trois francs ?

Le menuisier sortit en hâte son calepin.

— Vu la quantité que je commande, on va dire trente francs, hein ?

Lavallée cherchait son crayon, le temps de le trouver, il venait de perdre encore trois francs par cercueil.

— Non, non, non ! cria-t-il. C’est trente-trois en comptant avec la quantité !

On sentit que cette fois, et sur ce point précis, Lavallée resterait inébranlable. On le vit à sa cambrure.

— Trente francs, non, c’est hors de question !

On aurait dit qu’il venait soudainement de grandir de dix centimètres, face rougie, crayon tremblant, intraitable, le genre à se faire tuer sur place pour trois francs.

Henri opina longuement de la tête, je vois, je vois, je vois…

— Bien, dit-il enfin, conciliant. Eh bien, trente-trois francs.

On n’en revenait pas, de cette reddition soudaine. Lavallée inscrivit le chiffre sur son carnet, cette victoire inattendue le laissait frémissant, épuisé, rempli de crainte.

— Dites-moi, Dupré…, reprit Henri d’un air soucieux.

Lavallée, Dupré, le contremaître, tout le monde se raidit de nouveau.

— Pour Compiègne et Laon, c’est du un mètre soixante-dix, non ?

Les adjudications variaient sur les tailles, allant de cercueils d’un mètre quatre-vingt-dix (assez peu) à d’autres d’un mètre quatre-vingts (quelques centaines), puis descendant, pour la plus grande part des marchés, à un mètre soixante-dix, la taille moyenne. Quelques lots concernaient enfin des cercueils encore plus petits, un mètre soixante et même un mètre cinquante.

Dupré approuva. Un mètre soixante-dix, c’est bien ça.

— On a dit trente-trois francs pour un mètre soixante-dix, reprit Pradelle à l’intention de Lavallée. Et pour un mètre cinquante ?

Surpris par cette nouvelle approche, personne ne se figura ce que cela voulait dire concrètement, des cercueils moins longs que prévu. Le menuisier n’avait pas envisagé cette hypothèse, il fallait calculer, il rouvrit son carnet, se lança dans une règle de trois qui prit un temps fou. On attendait. Henri se tenait toujours devant le cercueil en pin, il avait cessé de lui flatter la croupe, le couvait simplement du regard comme s’il se promettait une bonne partie de plaisir avec une fille nouvellement arrivée.

Lavallée leva enfin les yeux, l’idée faisait son chemin dans son esprit.

— Trente francs…, déclara-t-il d’une voix blanche.

— Han han, fit Pradelle, la bouche entrouverte, pensif.

Chacun commençait à imaginer les conséquences pratiques : placer un soldat mort d’un mètre soixante dans un cercueil d’un mètre cinquante. Dans l’esprit du contremaître, il fallait plier la tête du mort, le menton contre la poitrine. Dupré pensait plutôt qu’on placerait le cadavre sur le flanc, les jambes légèrement repliées. Gaston Lavallée, lui, ne voyait rien du tout, il avait perdu deux neveux dans la Somme le même jour, la famille avait réclamé les restes, il avait fabriqué lui-même les cercueils, chêne massif, avec une grande croix et des poignées dorées, et il se refusait à imaginer de quelle manière on ferait entrer des corps trop grands dans des bières trop petites.

Pradelle prit alors l’air du type qui demande un renseignement sans conséquence, à toutes fins utiles, juste pour savoir :

— Dites-moi, Lavallée, des cercueils d’un mètre trente, ça irait chercher dans les combien ?

Une heure plus tard, on avait signé l’accord de principe. Deux cents cercueils seraient acheminés chaque jour en gare d’Orléans. Le prix unitaire était descendu à vingt-huit francs. Pradelle était très satisfait de la négociation. Il venait de rembourser son Hispano-Suiza.

15

Le chauffeur vint une nouvelle fois informer Madame que la voiture de Madame attendait Madame et que, si Madame voulait bien se donner la peine, alors Madeleine fit un petit signe, merci, Ernest, j’arrive, et dit, d’une voix qui exhalait le regret :

— Je vais devoir te quitter, Yvonne, je suis désolée…

Yvonne de Jardin-Beaulieu agita la main, d’accord, d’accord, d’accord, mais ne fit pas un geste pour se lever, c’était trop bon, impossible de partir.

— Quel mari tu as, ma chérie ! reprit-elle avec admiration. Quelle chance !

Madeleine Péricourt sourit calmement, regarda humblement ses ongles en pensant « salope » et répondit simplement :

— Allons, tu ne manques pas de soupirants…

— Oh, moi…, répondit la jeune femme, faussement résignée.

Son frère, Léon, était trop petit pour un homme, mais Yvonne, elle, était assez jolie. Quand on aime les morues, bien sûr, ajoutait Madeleine mentalement. Une grande bouche, vulgaire, impatiente, qui faisait tout de suite imaginer des cochonneries, les hommes ne s’y trompaient pas, à vingt-cinq ans, Yvonne avait déjà épongé la moitié du Rotary. Madeleine exagérait : la moitié du Rotary, c’était un peu excessif. À sa décharge, on pouvait comprendre qu’elle soit aussi sévère : il n’y avait que quinze jours qu’Yvonne couchait avec Henri et cette manière de se ruer aussi vite chez son épouse pour profiter du spectacle était très indécente. Bien plus que de se faire sauter par son mari, ce qui, en soi, n’avait rien de difficile. Les autres maîtresses d’Henri se montraient plus patientes. Pour savourer leur victoire, elles attendaient au moins que l’occasion se présente, simulaient une rencontre fortuite. Après quoi, toutes pareilles, elles se répandaient, souriantes, minaudant : « Ah, quel mari tu as, ma chère, comme je t’envie ! » L’une d’elles, le mois dernier, s’était même risquée à lancer : « Prends-en bien soin, ma chérie, c’est qu’on te le volerait…! »

Il y avait des semaines que Madeleine ne voyait quasiment plus Henri, beaucoup de voyages, de rendez-vous, à peine le temps de sauter les amies de sa femme, cette commande du gouvernement l’accaparait totalement.

Quand il rentrait, c’était tard, elle se couchait sur lui.

Le matin, il se levait tôt. Juste avant, elle se recouchait sur lui.

Le reste du temps, il se couchait sur les autres, partait en déplacement, il appelait, laissait des messages, des mensonges. Tout le monde le savait infidèle (les bruits avaient commencé à courir dès la fin mai, quand on l’avait aperçu en compagnie de Lucienne d’Haurecourt).

M. Péricourt souffrait de cette situation. « Tu seras malheureuse », avait-il prévenu, lorsque sa fille avait parlé de l’épouser, mais ça ne servait à rien, elle avait posé sa main sur celle de son père et voilà tout. Il avait dit d’accord, comment faire autrement ?

— Allez, gloussa Yvonne, cette fois, je te laisse.

Elle avait fait sa commission, il suffisait de voir le sourire figé sur le visage de Madeleine, le message était passé, Yvonne exultait.

— C’est gentil d’être venue, dit Madeleine en se levant.

Yvonne agita la main, c’est rien, c’est rien, elles échangèrent un baiser, pommette contre pommette, lèvres dans le vide, je file, à bientôt. Sans conteste, celle-ci était la plus salope de toutes.

Cette visite inattendue l’avait beaucoup retardée. Madeleine consulta la grande horloge. Finalement, c’était mieux ainsi, à dix-neuf heures trente, elle avait plus de chances de le trouver chez lui.


Il était plus de vingt heures lorsque la voiture la déposa à l’entrée de l’impasse Pers. Du parc Monceau à la rue Marcadet, il n’y avait pas un arrondissement d’écart, mais un monde, on passait des beaux quartiers à la plèbe, du luxe à l’expédient. Devant l’hôtel particulier des Péricourt stationnaient ordinairement une Packard Twin Six et une Cadillac 51 à moteur V8. Là, Madeleine découvrit, à travers les montants de bois vermoulus de la barrière, un spectacle de charrettes à bras effondrées et de pneus hors d’âge. Elle n’en fut pas effrayée. Elle tenait de la limousine par sa mère et de la charrette par son père dont les aïeux avaient été modestes. Même si la pauvreté, des deux côtés, remontait à la première dynastie, Madeleine avait cela dans son histoire, le manque, la gêne, c’est comme le puritanisme ou la féodalité, ça ne se perd jamais tout à fait, les traces suivent les générations. Le chauffeur, lui — on appelait tous les chauffeurs Ernest chez les Péricourt, depuis le premier Ernest —, Ernest donc, voyant Madame s’éloigner, regarda la cour avec un air de dégoût, chez lui, on n’était chauffeur que depuis deux générations.

Madeleine longea la barrière, sonna à la porte de la maison, patienta un long moment, vit enfin apparaître une femme sans âge et demanda à parler à M. Albert Maillard. La femme attendit de comprendre la demande et de l’assortir à la jeune personne, luxueuse, ouatée, maquillée, qu’elle avait devant elle et dont le parfum poudré lui parvenait comme un souvenir très ancien. Madeleine dut répéter : M. Maillard. Sans un mot, la femme désigna la cour, là-bas, sur sa gauche. Madeleine fit un signe de tête et, sous le double regard de la propriétaire et d’Ernest, poussa la barrière vermoulue d’une main ferme ; sans hésiter elle marcha à grands pas dans la boue jusqu’à l’entrée du petit hangar où elle disparut, mais où elle s’arrêta net car au-dessus d’elle, l’escalier tremblait sous les pas de quelqu’un qui descendait, elle leva les yeux et reconnut le soldat Maillard, un seau à charbon vide à la main, qui lui aussi stoppa net entre deux marches, disant : « Hein ? Quoi ? » Il avait l’air perdu, comme dans le cimetière, le jour où on avait exhumé le corps de ce pauvre Édouard.

Albert se figea, la bouche entrouverte.

— Bonjour monsieur Maillard, dit Madeleine.

Elle observa un court instant cette tête lunaire, ce physique fébrile. Une amie avait autrefois possédé un petit chien qui ne cessait de trembler, ce n’était pas une maladie, il était comme ça de nature, il tremblait des pieds à la tête vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un jour il était mort d’un arrêt du cœur. Albert lui fit tout de suite penser à ce chien. Elle lui parla d’une voix très douce, comme si elle craignait que, confronté à pareille surprise, il ne fonde en larmes ou coure se réfugier à la cave. Lui resta muet, dansant d’un pied sur l’autre, avalant sa salive. Il se retourna vers le haut de l’escalier d’un air inquiet, apeuré même… Madeleine avait remarqué ce trait chez ce garçon, cette crainte permanente qu’arrive quelque chose dans son dos, cette perpétuelle appréhension ; dans le cimetière, l’an dernier, il semblait déjà égaré, désemparé. Avec cette expression de douceur, de naïveté des hommes qui ont un monde à eux.

Albert, lui, aurait donné dix ans de sa vie pour ne pas se trouver dans cette position, en étau entre Madeleine Péricourt, campée en bas de l’escalier, et son frère censément mort qui, à l’étage du dessus, fumait par les narines sous un masque vert à plumes bleues, à la manière d’une perruche. Décidément, il était vraiment fait pour être homme-sandwich. Il balançait son seau de charbon comme un torchon de cuisine lorsqu’il prit conscience qu’il n’avait pas salué la jeune femme ; il lui tendit une main noire, s’excusa aussitôt, la mit dans son dos, descendit les dernières marches.

— Vous aviez laissé votre adresse sur votre lettre, dit Madeleine d’une voix douce. J’y suis allée. Votre maman m’a adressée ici.

Elle désigna le décor, le hangar, la cour, l’escalier, comme si elle évoquait un appartement bourgeois, en souriant. Albert acquiesça, incapable de prononcer la moindre syllabe. Elle aurait pu arriver au moment où il ouvrait le carton à chaussures et le surprendre en train d’y prélever des ampoules de morphine. Pire, il imaginait ce qui se serait passé si d’aventure Édouard était descendu chercher le charbon lui-même… C’est à ce genre de détails qu’on voit que le destin est une connerie.

— Oui…, risqua Albert sans savoir à quelle question il répondait.

Il voulait dire non, non, je ne peux pas vous inviter à monter, à boire quelque chose, c’est impossible. Madeleine Péricourt ne le trouva pas impoli, elle attribua son attitude à la surprise, à l’embarras.

— En fait, commença-t-elle, mon père aimerait faire votre connaissance.

— Pourquoi moi ?

C’était venu comme un cri du cœur, d’une voix tendue. Madeleine leva les épaules en signe d’évidence.

— Parce que vous avez assisté aux derniers instants de mon frère.

Elle avait dit cela en souriant gentiment, comme elle aurait évoqué la demande d’une personne d’âge à qui il faut passer quelques caprices.

— Oui, bien sûr…

Maintenant qu’il reprenait ses esprits, Albert n’avait qu’une envie, qu’elle parte avant qu’Édouard s’inquiète et descende. Ou que, de là-haut, il entende sa voix, qu’il comprenne qui était là, à quelques mètres de lui.

— D’accord…, ajouta-t-il.

— Demain, voulez-vous ?

— Ah non, demain, c’est impossible !

Madeleine Péricourt s’étonna de la vivacité de cette réponse.

— Je veux dire, reprit Albert pour s’excuser, un autre jour, si vous voulez, parce que demain…

Il aurait été incapable d’expliquer pour quelle raison le lendemain n’était pas le bon jour pour cette invitation, il avait seulement besoin de se ressaisir. Un instant il imagina ce qu’avait pu être la conversation entre sa mère et Madeleine Péricourt, il en blêmit. Il avait honte.

— Alors, quel jour seriez-vous disponible ? demanda la jeune femme.

Albert se retourna une nouvelle fois vers le haut de l’escalier. Madeleine pensa qu’il y avait une femme là-haut et que sa présence le gênait, elle ne voulut pas le compromettre.

— Alors samedi ? proposa-t-elle pour trancher. Pour dîner.

Elle avait pris un ton enjoué, gourmand presque, comme si l’idée venait seulement de lui traverser l’esprit et qu’on allait passer un sacré bon moment.

— Eh bien…

— Parfait, conclut-elle. Disons dix-neuf heures, cela vous convient ?

— Eh bien…

Elle lui sourit.

— Mon père va être très heureux.

La petite cérémonie mondaine était terminée, il y eut un court instant d’hésitation, comme de recueillement, et cela les renvoya à leur première rencontre ; ils se souvinrent que tous deux, sans se connaître, avaient en commun quelque chose de terrible, d’interdit : ce secret, l’exhumation d’un soldat mort, son transport en contrebande… Où l’avait-il placé d’ailleurs, ce cadavre ? se demanda Albert, il se mordit les lèvres.

— Nous sommes boulevard de Courcelles, dit Madeleine en remettant son gant. À l’angle de la rue de Prony, c’est très facile à trouver.

Albert fit un signe de tête, dix-neuf heures, d’accord, rue de Prony, facile à trouver. Samedi. Silence.

— Eh bien, je vous laisse, monsieur Maillard. Je vous remercie beaucoup.

Elle fit demi-tour puis se retourna vers lui et le fixa dans les yeux. L’air grave lui allait bien, mais lui donnait plus que son âge.

— Mon père n’a jamais su le détail de… vous comprenez… Je préférerais…

— Bien sûr, s’empressa Albert.

Elle sourit, reconnaissante.

Il craignit qu’elle lui fourre de nouveau des billets de banque dans la main. Pour son silence. Humilié par cette pensée, il se détourna et remonta l’escalier.

Ce n’est que sur le palier qu’il se souvint qu’il n’avait pas pris le charbon, ni l’ampoule de morphine.

Il redescendit, accablé. Il n’arrivait pas à aligner ses idées, à mesurer ce que cela voulait dire qu’être invité dans la famille d’Édouard.

La poitrine serrée d’appréhension, comme il commençait à remplir son seau avec la longue pelle, il entendit, dans la rue, le bruit feutré de la limousine qui repartait.

16

Édouard ferma les yeux, poussa un long soupir de soulagement, ses muscles se relâchèrent lentement. Il retint de justesse la seringue qui allait lui échapper et la posa près de lui, ses mains tremblaient encore, mais déjà sa poitrine oppressée commençait à se libérer de l’étau. Après les injections, il restait un long temps étendu, vidé, le sommeil venait rarement. C’était un état flottant, sa fébrilité refluait lentement, comme un bateau qui s’éloigne. Il n’avait jamais été curieux des choses de la mer, les paquebots ne le faisaient pas rêver, mais les ampoules du bonheur devaient porter cela en elles, les images qu’elles lui procuraient avaient souvent une tonalité maritime qu’il ne s’expliquait pas. Elles étaient peut-être comme les lampes à huile ou les flacons d’élixir, à vous aspirer dans leur monde. Autant la seringue et l’aiguille n’étaient pour lui que des instruments chirurgicaux, un mal nécessaire, autant les ampoules, elles, étaient vivantes. Il les regardait en transparence, le bras tendu vers la lumière, c’est fou ce qu’on pouvait voir là-dedans, les boules de cristal n’avaient pas de vertus supérieures, ni d’imagination plus fertile. Il y puisait beaucoup, repos, calme, consolation. Une grande partie de ses journées se passait dans cet état incertain, vaporeux, où le temps n’avait plus d’épaisseur. Seul, il aurait bien enchaîné les injections pour rester ainsi, flottant, comme s’il faisait la planche sur une mer d’huile (toujours les images maritimes, elles devaient venir de loin, du liquide prénatal certainement), mais Albert était un homme très avisé, il ne lui laissait chaque jour que la dose strictement nécessaire et il notait tout, puis le soir, à son retour, il récitait le calendrier, les quantités, tournant les pages à la façon d’un maître d’école, Édouard le laissait faire. Comme Louise pour les masques. Somme toute, on s’occupait de lui.

Édouard pensait peu à sa famille, mais à Madeleine plus qu’aux autres. Il conservait beaucoup de souvenirs d’elle, les éclats de rire étouffés, les sourires aux portes, ses phalanges repliées frottant son crâne, leur complicité. Il ressentait de la peine pour elle. En apprenant sa mort, elle avait dû avoir du chagrin, comme toutes les femmes qui avaient perdu quelqu’un. Après quoi, le temps, ce grand médecin… Un deuil, on s’y fait à la longue.

Rien de comparable avec la tête d’Édouard dans la glace.

Pour lui, la mort était là, en permanence, à raviver ses plaies.

Et à part Madeleine, qui restait-il ? Quelques camarades, et parmi eux, combien d’encore vivants ? Même lui, Édouard le chanceux, était mort dans cette guerre, alors, vous parlez, les autres… Il y avait aussi son père, mais rien à en dire de celui-là, il devait vaquer à ses affaires, cassant et lugubre, l’annonce de la mort de son fils n’avait pas dû arrêter sa marche très longtemps, il était simplement monté en voiture, disant à Ernest : « À la Bourse ! » parce qu’il y avait des décisions à prendre, ou : « Au Jockey ! » parce qu’on préparait les élections.

Édouard ne sortait jamais, passait tout son temps dans l’appartement, dans cette misère. Enfin non, pas vraiment, la misère devait être pire, non, ce qui était démoralisant, c’était cette médiocrité, cette pénurie, de vivre sans moyens. On s’habitue à tout, disait-on, eh bien non, justement, Édouard ne s’habituait pas. Quand il avait suffisamment d’énergie, il se plantait devant le miroir, regardait sa tête, non, rien ne s’atténuait, jamais il ne parviendrait à trouver un semblant d’humain dans cette gorge à ciel ouvert, privée de mâchoire, de langue. Ces dents énormes. Les chairs s’étaient raffermies, les plaies cautérisées, mais la violence de cette béance restait intacte, c’est à cela que devaient servir les greffes, non pas à diminuer votre laideur, mais à vous conduire à la résignation. Pour la misère, c’était pareil. Il était né dans un milieu luxueux, on ne comptait pas parce que l’argent ne comptait pas. Il n’avait jamais été un garçon dépensier et pourtant, dans les institutions, parmi ses camarades, il en avait vu des adolescents dispendieux, des flambeurs… Mais même sans être dépensier, le monde autour de lui avait toujours été vaste, facile, aisé, les chambres grandes, les sièges profonds, les repas généreux, les vêtements chers, alors maintenant cette pièce au parquet mal jointé, ces fenêtres grises, le charbon chiche, le vin médiocre… Dans cette vie, tout était moche. Leur économie entière reposait sur Albert, on ne pouvait rien lui reprocher, il se coupait en quatre pour rapporter des ampoules, on ne savait pas comment il s’y prenait, il devait en passer des sous là-dedans, c’était vraiment un bon camarade. Ça vous fendait le cœur, parfois, ce dévouement, et avec ça jamais une plainte, ni une critique, toujours faisant mine d’être gai, mais au fond, inquiet, bien sûr. Il était impossible d’imaginer ce qu’ils allaient devenir tous les deux. Toutefois, si ça continuait comme ça, l’avenir n’avait rien de reluisant.

Édouard était un poids mort, mais il ne craignait pas l’avenir. Sa vie s’était effondrée d’un coup, sur un coup de dés, la chute avait tout emporté, même la peur. La seule chose réellement accablante, c’était la tristesse.

Quoique, depuis quelque temps, il y ait du mieux.

La petite Louise l’égayait avec ses histoires de masques, une industrieuse, elle aussi, comme Albert, une fourmi qui lui rapportait des journaux de province. Son mieux-être, qu’il se gardait de montrer, trop fragile, tenait justement aux journaux, aux idées que ça lui avait données. Il avait senti, au fil des jours, une excitation remonter d’une profondeur folle, et plus il y pensait, plus il retrouvait les états d’euphorie de sa jeunesse quand il préparait un sale coup, une caricature, un déguisement, une provocation. À présent, rien ne pouvait plus avoir le caractère jubilatoire, explosif de son adolescence, mais il le ressentait dans le fond de son ventre, « quelque chose » revenait. Il osait à peine prononcer le mot dans sa tête : de la joie. Une joie furtive, prudente, discontinue. Quand il parvenait à aligner ses idées, à peu près dans le bon ordre, il lui arrivait, c’était incroyable, d’oublier l’Édouard de maintenant, de redevenir celui d’avant la guerre…

Il se leva enfin, reprit sa respiration et son équilibre. Après avoir désinfecté la grande aiguille, il rangea soigneusement sa seringue dans la petite boîte en fer-blanc qu’il referma et remit sur l’étagère. Il attrapa une chaise, la déplaça, les yeux en l’air pour trouver l’emplacement, monta dessus avec un peu de difficulté, à cause de sa jambe raide, puis, bras tendu, il poussa délicatement la trappe aménagée dans le plafond pour accéder sous le toit à un espace où il aurait été impossible de tenir debout, il y avait là cinq générations de toiles d’araignées et de poussière de charbon accumulées. Il en retira avec précaution un sac dans lequel il enveloppait son trésor, un cahier à dessin de grand format que Louise avait troqué, avait-elle dit, mais contre quoi, mystère.

Il alla s’installer dans son ottomane, tailla un crayon en prenant garde que les épluchures tombent toutes bien dans le papier qu’il serrait lui aussi dans le sac, un secret est un secret. Il commença, comme toujours, par feuilleter les premières planches, il trouvait de la satisfaction à mesurer le travail accompli, de l’encouragement. Douze planches déjà, des soldats, quelques femmes, un enfant, surtout des soldats, des blessés, des triomphants, des mourants, à genoux ou couchés, ici un bras tendu, il était très fier de ce bras tendu, très réussi, s’il avait pu sourire…

Il se mit au travail.

Une femme cette fois, debout, un sein dénudé. Fallait-il dénuder le sein ? Non. Il reprit son esquisse. Il couvrit le sein. Il retailla le crayon, il aurait fallu une pointe fine, un autre papier avec moins de grain, il était obligé de dessiner sur ses genoux parce que la table n’était pas à la bonne hauteur, il aurait fallu un plan incliné, toutes ces contrariétés étaient autant de bonnes nouvelles parce qu’elles voulaient dire qu’il avait envie de travailler. Il releva la tête, éloigna la feuille pour prendre du recul. C’était bien parti, la femme était debout, le drapé pas mal réussi, c’est le plus difficile le drapé, toute la signification se concentre là, le drapé et le regard, voilà le secret. Dans ces instants-là, Édouard était presque de retour.

S’il ne s’était pas trompé, il allait faire fortune. Avant la fin de l’année. C’est Albert qui allait être surpris.

Et il ne serait pas le seul.

17

— Une malheureuse cérémonie aux Invalides, tu parles !

— En présence du maréchal Foch, tout de même…

Cette fois, Henri se retourna, furieux, offusqué.

— Foch ? Et alors ?

Il était en caleçon et nouait sa cravate. Madeleine se mit à rire. Pareille indignation quand on est en caleçon… Quoiqu’il ait de belles jambes musclées. Il revint vers le miroir pour achever son nœud, sous le caleçon se profilaient deux fesses rondes et puissantes. Madeleine se demanda s’il était en retard. Et elle décida que cela n’avait aucune importance, le temps, elle l’avait, elle en avait même pour deux, comme pour la patience ou l’obstination, elle était largement dotée. Et puis, il se consacrait suffisamment à ses maîtresses… Elle arriva derrière lui, il ne la sentit pas venir, juste sa main, là, froide encore, dans son caleçon, parfaitement ciblée, flatteuse, langoureuse, insistante, et sa tête collée contre son dos, Madeleine disant, d’un ton enamouré, délicieusement crapuleux :

— Chéri, tu exagères ! Le maréchal Foch, quand même…

Henri acheva son nœud de cravate pour se donner le temps de la réflexion. En fait, c’était tout réfléchi, ça tombait mal. Déjà, hier soir… Et maintenant, ce matin, vraiment… Il disposait des réserves nécessaires, là n’était pas la question, mais à certaines périodes, comme en ce moment, on aurait dit que ça lui prenait comme des fringales, il fallait la sauter à tout bout de champ. Il y gagnait la paix. En échange du devoir, il avait les autres plaisirs, ailleurs. Le calcul n’était pas mauvais. Simplement, c’était pénible. Il n’avait jamais réussi à se faire à son odeur intime, ce sont des choses qui ne se discutent pas, des choses qu’elle aurait pu comprendre, mais elle se comportait en impératrice parfois, et lui en employé de maison qui tient à garder sa place. Bon, ça n’était pas désagréable à proprement parler, et pour le temps qu’il y consacrait, non, mais… il aimait décider lui-même et avec Madeleine, c’était l’inverse, toujours elle qui prenait les initiatives. Madeleine répéta « le maréchal Foch… », elle savait qu’Henri n’avait pas très envie, elle continua tout de même, sa main se réchauffa, elle le sentit se déployer comme un gros serpent paresseux, mais puissant, il ne refusait jamais ; il ne refusa pas, ce fut foudroyant, il se retourna, la souleva, la coucha sur l’angle du lit, ne retira ni sa cravate, ni ses chaussures. Elle l’agrippa, le força à rester quelques secondes de plus. Il resta puis se releva et ce fut tout.

— Ah, par contre, pour le 14 Juillet, là, les grandes pompes !

Il était revenu au miroir, bon, le nœud était à refaire maintenant. Il poursuivait :

— Le 14 Juillet révolutionnaire pour fêter la victoire de la Grande Guerre ! Non, on aura tout vu… Et pour l’anniversaire de l’armistice, une veillée aux Invalides ! Quasiment à huis clos !

Il était très content de cette formule. Il chercha l’expression exacte, fit tourner les mots comme une gorgée de vin dont on teste le goût. Une commémoration à huis clos ! Très bien. Il voulut l’essayer, se retourna, ton courroucé :

— Pour la Grande Guerre, une commémoration à huis clos !

Pas mal. Madeleine s’était enfin relevée, elle avait revêtu un déshabillé. Elle ferait sa toilette après son départ, rien ne pressait. En attendant, elle rangerait les vêtements.

Elle enfila ses mules. Henri était lancé :

— Maintenant, les célébrations sont aux mains des bolcheviks, tu avoueras !

— Arrête, Henri, dit Madeleine distraitement en ouvrant l’armoire, tu me fatigues.

— Et les mutilés qui se prêtent au jeu ! Je dis, moi, qu’il n’y a qu’une date pour rendre hommage aux héros, c’est le 11 novembre ! Et je vais même aller plus loin…

Madeleine l’interrompit, agacée :

— Henri, arrête avec ça ! Que ce soit le 14 Juillet, le 1er Novembre, Noël ou la saint-glinglin, tu t’en moques complètement !

Il se tourna vers elle, la toisa. Toujours en caleçon. Mais ça ne la fit pas rire, cette fois. Elle le regardait fixement.

— Je comprends, reprit-elle, que tu aies besoin de répéter tes scènes avant de les servir à ton public, dans tes associations d’anciens combattants, tes clubs et je ne sais où… Mais je ne suis pas ta répétitrice ! Alors, tes colères et tes foudres, tu les sers à ceux que ça intéresse. Et à moi, tu me fiches la paix !

Elle se remit à sa tâche, ses mains ne tremblaient pas, ni sa voix. Elle disait souvent les choses de cette manière, sèchement, puis elle n’y pensait plus. Comme son père, ils faisaient vraiment la paire, ces deux-là. Henri ne se formalisa pas, il enfila son pantalon, elle n’avait pas tort sur le fond, le 1er Novembre ou le 11 novembre… Pour le 14 Juillet, c’était différent. Il professait ouvertement une haine toute particulière pour cet anniversaire national, les Lumières, la Révolution, toutes ces choses, non qu’il eût des idées bien pesées sur la question, mais parce que c’était, selon lui, un comportement digne et naturel de la part d’un aristocrate.

Et parce qu’il vivait dans la maison Péricourt, des nouveaux riches. Le vieux avait épousé une de Margis, rien d’autre qu’une descendante de négociants en pelotes et une particule achetée à l’encan qui ne se transmettait que par les hommes heureusement, tandis qu’un Péricourt resterait à jamais un Péricourt. Il leur faudrait encore cinq siècles pour valoir un Aulnay-Pradelle, et encore ! Dans cinq siècles, il y aurait beau temps que leur fortune aurait disparu tandis que les Aulnay-Pradelle, dont Henri aurait refondé la dynastie, continueraient de recevoir dans le grand salon de leur propriété de la Sallevière. Et justement à ce propos, il fallait se dépêcher, déjà neuf heures. Il serait sur place en fin de journée et le lendemain, ce serait la matinée entière à donner des ordres aux contremaîtres, à vérifier le travail, il fallait toujours être derrière ces gens-là, contester les devis, faire baisser les prix, on venait d’achever la toiture, sept cents mètres carrés d’ardoises, une fortune, on attaquait l’aile ouest, dévastée, tout à remonter, courir chercher les pierres au diable vauvert dans un pays qui n’avait plus de trains ni de péniches, il allait falloir en exhumer des héros, pour payer tout ça !

Lorsqu’il vint l’embrasser, à l’instant de partir (il collait un baiser sur son front, il n’aimait pas trop les baisers sur la bouche avec elle), Madeleine reprit son nœud de cravate, pour la forme, pour le geste. Elle se recula, l’admira. Elles avaient raison, toutes ces salopes, il était vraiment beau son mari, il ferait de beaux enfants.

18

Cette invitation chez les Péricourt ne cessait de hanter Albert. Déjà qu’il n’avait jamais été vraiment tranquille avec cette histoire de changement d’identité, il en rêvait, la police le retrouvait, on l’arrêtait, on le jetait en prison. Ce qui lui faisait triste quand on l’enfermait, c’est qu’il n’y avait plus personne pour s’occuper d’Édouard. Et en même temps, il en était soulagé. De même qu’Édouard, à certains moments, nourrissait vis-à-vis de lui une sourde rancune, Albert en voulait à Édouard d’assujettir sa vie. Depuis que son camarade avait exigé de quitter l’hôpital et une fois passées les mauvaises nouvelles sur l’impossibilité de toucher une quelconque pension, Albert avait eu au moins le sentiment que les choses avaient pris un cours normal, durable, impression brutalement démentie par la survenue de Mlle Péricourt et la perspective de cette invitation qui l’obsédait jour et nuit. Car enfin, il allait dîner en face du père d’Édouard, jouer la comédie de la mort du fils, soutenir le regard de sa sœur qui avait l’air gentil quand elle ne vous glissait pas des billets dans la main, comme à un livreur.

Albert n’en finissait pas de mesurer les conséquences de cette invitation. S’il avouait aux Péricourt qu’Édouard était vivant (et comment faire autrement ?), alors quoi, il faudrait le ramener de force dans sa famille où il ne voulait plus mettre les pieds ? Ce serait le trahir. Et d’ailleurs, pourquoi Édouard ne voulait-il pas y retourner, merde ! Une famille comme celle-là, Albert s’en serait bien contenté, lui. Il n’avait jamais eu de sœur, celle-ci lui aurait assez convenu. Il se persuada qu’il avait eu tort, l’an passé, à l’hôpital, d’avoir écouté Édouard ; il avait vécu un mouvement de désespoir, Albert n’aurait pas dû céder… mais c’était fait.

D’un autre côté, s’il avouait la vérité, que dirait-on à propos de ce soldat anonyme qui, maintenant, dormait on ne sait où, dans le caveau de famille des Péricourt sans doute, un intrus qu’on ne tolérerait pas plus longtemps. Et on en ferait quoi ?

On saisirait la justice, tout cela retomberait encore sur Albert ! Ou même, on l’obligerait à déterrer une nouvelle fois ce pauvre soldat inconnu pour en débarrasser les Péricourt, et qu’en ferait-il, lui, de ces restes ? On remonterait aux faux en écriture sur les registres militaires !

Et puis, se rendre dans la famille Péricourt, rencontrer son père et sa sœur, d’autres membres de la famille peut-être, sans rien en dire à son compagnon, c’était déloyal. Si Édouard l’apprenait, comment réagirait-il ?

Mais lui en parler, n’était-ce pas aussi une trahison ? Ainsi, Édouard resterait là, à se morfondre, seul, en sachant que son camarade était en train de passer la soirée avec des gens qu’il avait reniés ! Car enfin, c’était bien cela, ne plus vouloir les revoir, c’était les renier, non ?

Il écrirait une lettre, prétexterait un empêchement. Mais on lui proposerait une autre date. Il inventerait une impossibilité. Mais on enverrait quelqu’un le chercher et on trouverait Édouard…

Il n’en sortait pas. Tout se mêlait, Albert faisait des cauchemars incessants. En pleine nuit, Édouard, qui ne dormait quasiment jamais, se soulevait sur un coude, s’inquiétait, prenait à pleine main l’épaule de son camarade pour le réveiller, lui tendait le carnet de discussion d’un air interrogateur, Albert faisait signe que ce n’était rien, mais les mauvais rêves revenaient et revenaient encore, ça n’en finissait pas et lui, contrairement à Édouard, avait besoin de son lot de sommeil.

Il se décida enfin, au terme de réflexions innombrables et contradictoires. Il irait chez les Péricourt (sinon ils le relanceraient jusqu’ici) et il cacherait la vérité, solution la moins risquée. Il leur donnerait ce qu’ils réclamaient et leur raconterait comment était mort leur Édouard, voilà ce qu’il allait faire. Et ne plus jamais les revoir.

Or, il ne se souvenait plus réellement de ce qu’il avait écrit dans sa lettre ! Il cherchait. Qu’avait-il pu inventer ? Une mort héroïque, une balle en plein cœur, comme dans les romans, dans quelles circonstances ? Sans compter que Mlle Péricourt était arrivée jusqu’à lui par cet enfoiré de Pradelle. Que lui avait-il raconté, celui-là ? Il avait dû se montrer à son avantage. Et si la version d’Albert était contredite par celle entendue de Pradelle, qui croirait-on ? N’allait-il pas passer pour un imposteur ?

Plus il se posait de questions, plus son esprit et sa mémoire se brouillaient, les cauchemars revenaient, empilés dans ses nuits comme des assiettes dans un placard, secouées par des fantômes.

Il y avait aussi le délicat problème des vêtements. Il ne pouvait décemment pas aller chez les Péricourt comme il était, son meilleur habit vous sentait le pouilleux à trente pas.

Pour le cas où il se serait décidé finalement à se rendre boulevard de Courcelles, il s’enquit d’un costume décent. Le seul qu’il trouva fut celui d’un collègue, homme-sandwich en bas des Champs-Élysées, légèrement plus petit que lui. Il devait maintenir le pantalon le plus bas possible à la taille, faute de quoi il avait l’air d’un clown. Il faillit prendre une chemise à Édouard qui en avait deux, il y renonça. Et si la famille la reconnaissait ? Il en emprunta une au même collègue, évidemment trop petite, les boutonnières bâillaient un peu. Restait le délicat problème des chaussures. Il n’en trouva pas à sa taille. Il faudrait faire avec les siennes, des godillots éculés qu’il tenta de cirer jusqu’à l’épuisement, mais qui n’en retrouvèrent jamais un semblant de jeunesse ou de décence. Il creusa la question en tous sens et se lança finalement dans l’achat d’une paire de chaussures neuves, autorisé par le fait que son budget de morphine venait d’être allégé et lui redonnait un peu d’oxygène. C’étaient de belles chaussures. Trente-deux francs chez Bata. En sortant de la boutique, serrant son paquet contre lui, il s’avoua qu’en fait, depuis sa démobilisation, il avait envie de s’offrir des chaussures neuves, c’est sur cela qu’il avait toujours jugé l’élégance, de jolies chaussures. Un costume ou un pardessus vieillis, passe encore, mais un homme se jugeait à ses chaussures, dans ce domaine, pas de milieu. Celles-ci étaient en cuir brun clair, les porter était la seule joie dans cet événement.

Édouard et Louise relevèrent la tête lorsque Albert sortit de derrière le paravent. Ils venaient de terminer un nouveau masque, couleur ivoire, avec une jolie bouche rosée fermée sur une moue un peu condescendante ; deux feuilles d’automne décolorées, pâles, plaquées sur le haut des joues, dessinaient comme des larmes. L’ensemble pourtant n’avait rien de triste, on aurait dit quelqu’un de concentré sur soi, hors du monde.

Le vrai spectacle toutefois n’était pas ce masque, mais la touche d’Albert sortant du paravent. Un garçon boucher partant pour la noce.

Édouard comprit que son camarade avait un rendez-vous galant, il en fut attendri.

La question amoureuse était un sujet de plaisanterie entre eux, forcément, deux jeunes hommes… Mais un sujet douloureux parce qu’ils étaient tous deux de jeunes hommes sans femme. Baiser Mme Monestier une fois de temps à autre, en catimini, cela avait fini par faire à Albert plus de mal que de bien parce qu’il sentait d’autant plus combien l’amour lui manquait. Il cessa de la baiser, elle insista un peu, puis elle n’insista plus. Il voyait souvent de jolies jeunes filles ici et là, dans les magasins, dans l’autobus, nombre d’entre elles étaient sans fiancé parce que beaucoup d’hommes étaient morts, elles attendaient, guettaient, espéraient, mais un loqueteux comme Albert, tu parles d’un vainqueur, qui n’arrêtait pas de se retourner, inquiet comme une chatte, avec ses souliers hors d’âge et sa pelisse dégoulinante de teinture, ne représentait pas un parti bien attrayant.

Et même s’il en trouvait une de jeune fille pas trop dégoûtée par sa mise de nécessiteux, quel avenir lui offrir ? Pouvait-il lui dire : « Venez donc habiter avec moi, je loge avec un soldat mutilé qui n’a plus de mâchoire, qui ne sort pas de la maison, qui se pique à la morphine et porte des masques de carnaval, mais ne craignez rien, nous avons trois francs par jour pour vivre et un paravent déchiré pour protéger votre intimité » ?

Sans compter qu’Albert était un timide, si les choses ne venaient pas à lui…

Du coup, il était retourné voir Mme Monestier, mais elle avait son amour-propre, cette femme-là, ce n’est pas parce qu’on a épousé un cocu qu’on doit abdiquer toute fierté. C’était un orgueil à géométrie variable parce que, en réalité, si elle n’avait plus besoin d’Albert, c’est qu’elle se faisait sauter par le nouveau commis, un type qui ressemblait étrangement, pour autant qu’Albert pût s’en souvenir, au jeune homme qui accompagnait Cécile dans l’ascenseur de la Samaritaine, le jour où il avait abandonné plusieurs jours de salaire, ce serait à refaire…

Un soir, il parla de tout cela à Édouard. Il pensait lui faire plaisir en lui disant que lui aussi, finalement, devait renoncer à des relations normales avec les femmes, mais la situation était fausse : Albert pouvait revivre, Édouard, non. Albert pouvait encore rencontrer une jeune femme, tiens, une jeune veuve, il y en avait des tas, à condition qu’elle ne soit pas trop regardante, il faudrait chercher, ouvrir l’œil, mais laquelle aurait voulu d’un Édouard, s’il avait aimé les femmes ? Cette conversation leur fit du mal à tous les deux.

Alors, voir soudain Albert en grande tenue !

Louise émit un sifflement admiratif, s’avança et attendit qu’Albert se baisse pour replacer son nœud de cravate. On le plaisanta, Édouard se tapait sur les cuisses et dressait son pouce en l’air avec un enthousiasme démonstratif et des roulements aigus de fond de gorge. Louise n’était pas la dernière non plus, elle riait derrière sa main, disant : « Albert, vous êtes vraiment bien comme ça… », des paroles de femme quasiment, pourtant, quel âge avait-elle, cette petite ? La surabondance de félicitations le blessa un peu, même une moquerie sans méchanceté fait du mal, surtout dans la circonstance.

Il préféra partir. D’ailleurs, se dit-il, il devait encore réfléchir, à la fin de quoi, sans aucun souci pour la valeur des arguments, il choisirait en quelques secondes d’aller chez les Péricourt ou de ne pas y aller.

Il prit le métro et termina le trajet à pied. Plus il avançait, plus son malaise lui creusait le ventre. Quittant son arrondissement rempli de Russes et de Polonais, il découvrait de grands immeubles majestueux, un boulevard large comme trois rues. Et face au parc Monceau, il tomba dessus, en effet, on ne pouvait pas le manquer, l’immense hôtel particulier de M. Péricourt devant lequel une belle automobile était garée ; un chauffeur avec une casquette et un uniforme impeccable l’astiquait avec soin, comme un cheval de course. Albert en eut un coup au cœur tant il fut impressionné. Il fit semblant d’être pressé, dépassa l’hôtel, dessina un grand cercle par les rues avoisinantes et revint par le jardin, trouva un banc qui, de biais, laissait voir la façade de la propriété et s’assit. Il était totalement accablé. Il avait même du mal à imaginer qu’Édouard était né là, qu’il avait été élevé dans cette maison. Un autre monde. Et lui, Albert, y venait aujourd’hui, porteur du plus gros mensonge qui se puisse imaginer. Il était un malfaiteur.

Sur le boulevard, des femmes faussement affairées sortaient des fiacres, des domestiques rentraient à leur suite, chargés de paquets. Des voitures de livraison s’arrêtaient devant les portes de service, les chauffeurs discutaient avec des laquais raides, investis de leur fonction, on sentait qu’ils représentaient leur maître, surveillant les cageots de légumes, les corbeilles de pain avec un regard sévère, tandis qu’un peu plus loin, sur le trottoir, le long des grilles du jardin, deux jeunes femmes élégantes, longues comme des allumettes, bras dessus, bras dessous, passaient dans la rue en riant. À l’angle du boulevard, deux hommes se saluaient, un journal sous le bras, le haut-de-forme à la main, cher ami, à bientôt, ils avaient l’air de juges au tribunal. L’un d’eux fit un pas de côté pour laisser place à un garçonnet en costume marin courant et poussant un cerceau, la nurse se précipita en criant à voix basse, s’excusa auprès des messieurs ; une voiture de fleuriste arrivait et déchargeait des bouquets, de quoi faire un mariage, il n’y avait pas de mariage, c’était seulement la livraison hebdomadaire, il y a tellement de pièces, quand on a des invités, il faut prévoir, je vous assure, ça coûte une fortune, mais on dit ça en riant, c’est amusant d’acheter autant de fleurs, nous, on adore recevoir. Albert regardait tout ce monde comme il avait vu, une fois, à travers les vitres d’un aquarium, des poissons exotiques qui avaient à peine l’air d’être des poissons.

Et il y avait près de deux heures à tuer.

Il hésita entre rester assis sur son banc ou reprendre le métro, mais où aller ? Avant, il aimait beaucoup les Grands Boulevards. Depuis qu’il les arpentait avec sa réclame des deux côtés, ce n’était plus pareil. Il déambula dans le parc. Bien qu’en avance, il laissa passer l’heure.

Lorsqu’il s’en rendit compte, son taux d’angoisse se mit à grimper, dix-neuf heures quinze, il était en nage, marchait à grands pas en s’éloignant, puis tournant, virant, les yeux au sol, dix-neuf heures vingt, il ne tranchait toujours pas. Vers dix-neuf heures trente, il repassa devant l’hôtel, trottoir d’en face, décida de rentrer chez lui, mais on allait venir le chercher, envoyer le chauffeur qui serait moins délicat que sa patronne, les mille et une raisons qu’il retournait sans cesse se carambolèrent de nouveau dans sa tête, il ne sut jamais comment cela se fit, il monta les six marches du perron, sonna, essuya furtivement chaque chaussure derrière le mollet opposé, la porte s’ouvrit. Le cœur affolé dans la poitrine, le voici dans le hall haut comme une cathédrale, des miroirs partout, tout est beau même la bonne, une brune aux cheveux courts, rayonnante, mon Dieu, ces lèvres, ces yeux, tout est beau chez les riches, se dit Albert, même les pauvres.

De chaque côté de l’immense vestibule dallé de grands carreaux noirs et blancs en damier, deux réverbères à cinq globes encadraient l’accès à un escalier monumental en pierre de Saint-Rémy. Les deux rampes de marbre blanc montaient en volutes symétriques vers le palier supérieur. Un imposant lustre Art déco diffusait une lumière jaune qu’on aurait dite tombée du ciel. La jolie domestique toisa Albert, lui demanda son nom. Albert Maillard. Il regarda autour de lui, sans regret. Il aurait pu faire tous les efforts possibles, sans un complet sur mesure, des chaussures hors de prix, un haut-de-forme de marque, un smoking ou une queue-de-pie, n’importe quoi lui aurait donné cet air de plouc qu’il avait. Cet immense décalage, l’angoisse des jours passés, l’énervement de cette longue attente… Albert se mit à rire, simplement. On voyait qu’il riait pour lui-même, de lui-même, la main devant la bouche, c’était si spontané, si vrai, que la jolie bonne se mit à rire elle aussi, ces dents, mon Dieu, ce rire, même sa langue rose et pointue était une merveille. Avait-il vu ses yeux en entrant ou était-ce maintenant seulement qu’il les découvrait ? Noirs, brillants. Tous deux ne savaient pas de quoi ils riaient. Elle se détourna en rougissant, toujours riant, mais elle avait son service à assurer, elle ouvrit la porte de gauche, le grand salon d’attente, avec le piano à queue, les hauts vases de Chine, la bibliothèque en merisier remplie de livres anciens, les fauteuils en cuir, elle lui indiqua la pièce, il pouvait s’installer où il voulait, elle arriva juste à dire « Désolée », à cause de ce rire qu’elle ne parvenait pas à endiguer, il leva les mains, non, non, riez, au contraire.

Maintenant le voilà seul dans cette pièce, la porte est refermée, on va prévenir que M. Maillard est ici, son fou rire est calmé, ce silence, cette majesté, ce luxe vous en imposent quand même. Il tâte les feuilles des plantes vertes, il pense à la petite bonne, s’il osait… Il tente de lire les titres des livres, glisse l’index sur une marqueterie, hésite à appuyer sur une touche du grand piano. Il pourrait l’attendre à la fin de son service, sait-on jamais, a-t-elle un ami déjà ? Il essaye un fauteuil, s’y enfonce, se relève, essaye le canapé, un beau cuir velouté, il regarde et déplace distraitement les journaux anglais posés sur la table basse, comment s’y prendre, avec la jolie petite bonne ? Lui glisser un mot à l’oreille à l’instant de sortir ? Ou mieux, faire mine d’avoir oublié quelque chose, sonner de nouveau, lui mettre un billet dans la main avec… quoi ? Son adresse ? Et puis de toute manière, oublier quoi, il n’a même pas de parapluie. Toujours debout, il feuillette quelques pages de numéros de Harper’s Bazaar, de la Gazette des Beaux-Arts, de L’Officiel de la mode. Il s’assoit sur le canapé, ou bien l’attendre à la sortie de son service, ce serait le mieux, réussir à la faire rire comme tout à l’heure. À l’angle de la table basse, un gros album couvert d’une jolie peau claire, veloutée et soyeuse comme tout. S’il fallait l’inviter à dîner, qu’est-ce que cela coûterait, et d’abord où aller, encore un dilemme, il saisit l’album, l’ouvre, le bouillon Duval, ça va bien pour lui, mais y inviter une jeune personne, impossible, surtout une comme elle qui sert dans les grandes maisons, même aux cuisines, ce doit être des couverts en argent, soudain son ventre se creuse, ses mains sont aussitôt moites, glissantes, il avale sa salive pour ne pas vomir, un goût de bile lui remplit la bouche. Devant lui, une photo de mariage, Madeleine Péricourt et le capitaine d’Aulnay-Pradelle, côte à côte.

C’est lui, pas de doute, Albert ne peut pas se tromper.

Tout de même, il faut vérifier. Il feuillette avec avidité. Pradelle est sur presque toutes les photos, des clichés grands comme des pages de magazine, il y a beaucoup de monde, des fleurs et des fleurs, Pradelle sourit avec modestie, comme un gagnant à la loterie qui ne veut pas qu’on en fasse un plat, mais qui se laisse admirer, Mlle Péricourt à son bras, radieuse, une robe comme personne n’en porte jamais dans la vie réelle, qu’on achète pour une journée, et des smokings, des queues-de-pie, des toilettes inouïes, décolletées dans le dos, des broches, des colliers, des gants beurre frais, les mariés serrant des mains, c’est bien lui, Pradelle, des buffets ruisselants, ici, aux côtés de la jeune mariée, son père sans doute, M. Péricourt, même souriant, il n’a pas l’air commode, cet homme-là, et partout des souliers vernis, des chemises à plastron, tout au fond, au vestiaire, les huit-reflets alignés sur les tringles en cuivre, et devant, des pyramides de coupes de champagne, des serveurs en costume et gants blancs, des valses, un orchestre, les mariés à nouveau sous la haie d’honneur… Albert tourne fébrilement les pages.

Un article du Gaulois :

Un mariage magnifique

On attendait beaucoup de cet événement si parisien et l’on avait raison puisque, ce jour-là, la grâce épousait le courage. Précisons, pour nos rares lecteurs qui l’ignoreraient encore, qu’il s’agissait rien moins que du mariage de Mlle Madeleine Péricourt, fille de Marcel Péricourt, l’industriel bien connu, et d’Henri d’Aulnay-Pradelle, patriote et héros.

La cérémonie proprement dite, en l’église d’Auteuil, avait été voulue simple et intime et seules quelques dizaines d’invités, famille et proches, auront eu la chance d’entendre l’admirable discours de Mgr Coindet. Mais c’est à la lisière du bois de Boulogne, autour de l’ancien pavillon de chasse d’Armenonville qui associe l’élégance de son architecture Belle Époque à la modernité de ses équipements, que se tint la fête. De toute la journée, pas un instant où ne furent envahis par la société la plus éminente et la plus brillante terrasse, jardins et salons. Plus de six cents convives, dit-on, ont pu admirer la ravissante jeune épousée dont la robe (tulle et satin duchesse) avait été voulue et offerte par Jeanne Lanvin, grande amie de la famille. Rappelons que l’heureux élu, l’élégant Henri d’Aulnay-Pradelle dont le nom est des plus anciens, n’est autre que le « capitaine Pradelle », le vainqueur (parmi tant d’admirables faits d’armes) de la cote 113 arrachée aux Boches à la veille de l’armistice, quatre fois décoré pour d’innombrables actes de bravoure.

Le président de la République, M. Raymond Poincaré, ami intime de M. Péricourt, a fait lui-même une discrète apparition, laissant à d’autres prestigieux invités parmi lesquels MM. Millerand et Daudet ainsi que quelques grands artistes, Jean Dagnan-Bouveret ou Georges Rochegrosse pour ne citer qu’eux, le loisir de profiter de cette fête exceptionnelle qui, n’en doutons pas, restera dans les annales.

Albert referma l’album.

La haine qu’il nourrissait pour ce Pradelle était devenue haine contre soi, il se détestait d’en avoir encore peur. Rien que ce nom, Pradelle, lui donnait des palpitations. Une telle panique, jusqu’à quand ? Presque un an qu’il ne l’avait pas évoqué, mais il avait toujours pensé à lui. Impossible de l’oublier. Il suffisait de regarder autour de soi pour voir la marque de cet homme partout dans la vie d’Albert. Et pas seulement dans sa vie. Le visage d’Édouard, tous ses gestes, du matin au soir, tout, absolument tout, venait de cet instant inaugural : un homme court dans un décor de fin du monde, le regard droit, farouche, un homme pour qui la mort des autres ne compte pour rien, leur vie non plus d’ailleurs, qui percute de toutes ses forces un Albert désemparé, et ensuite ce sauvetage miraculeux dont on sait la conséquence, et maintenant ce visage crevé par le milieu. Comme si, pour les malheurs, une guerre ne suffisait pas.

Albert regarde devant lui sans rien voir. Voilà donc la fin de l’histoire. Ce mariage.

Il pense à son existence bien qu’il ne soit pas très philosophe. Et à Édouard, dont la sœur, en toute ignorance, a épousé leur assassin à tous deux.

Il revoit des images du cimetière, de nuit. Ou d’autres, la veille, lorsqu’est apparue la jeune femme avec ce manchon en hermine, le brillant capitaine Pradelle à ses côtés, en sauveur. Et puis en route vers la tombe, Albert assis à côté de ce chauffeur qui sent la transpiration, qui passe, d’un coup de langue, son mégot d’un coin à l’autre de sa bouche, tandis que Mlle Péricourt et le lieutenant Pradelle sont tous les deux dans la limousine ; il aurait dû se douter. « Mais Albert ne voit jamais rien, il tombe toujours de l’armoire. À se demander s’il va grandir un jour, ce garçon, même une guerre ne lui a rien appris, c’est à désespérer ! »

Le cœur, à la découverte de ce mariage, lui battait tout à l’heure à une cadence vertigineuse, mais maintenant il le sent fondre dans sa poitrine, prêt à s’arrêter.

Ce goût de bile au fond de la gorge… Une nouvelle nausée l’assaille qu’il réprime en se levant et en quittant brutalement la pièce.

Il vient de réaliser. Le capitaine Pradelle est ici.

Avec Mlle Péricourt.

C’est un piège qu’il lui a tendu. Un repas en famille.

Albert va devoir dîner en face de lui, supporter son regard acéré comme chez le général Morieux quand il était question de l’envoyer devant le peloton, c’est insurmontable. Cette guerre n’en finira donc jamais ?

Il faut partir, immédiatement, rendre les armes, sinon, il va mourir, se faire tuer une nouvelle fois. S’enfuir.

Albert bondit sur ses pieds, traverse la pièce en courant, il est à la porte, elle s’ouvre.

Devant lui Madeleine Péricourt, souriante.

— Vous êtes ici ! dit-elle.

C’est comme si elle l’admirait, on ne sait pas de quoi, d’avoir trouvé le chemin peut-être, d’avoir trouvé le courage.

Elle ne peut s’empêcher de le regarder de la tête aux pieds, Albert baisse les yeux à son tour. Il le voit bien maintenant, ces souliers neufs, brillants, avec ce costume trop court, élimé, c’est pire que tout. Il en était si fier, il les a tant désirés… Ces souliers hurlent sa pauvreté.

Tout son ridicule est concentré là, il les déteste, il se déteste.

— Allez, venez, dit Madeleine.

Elle le prend par le bras, comme une camarade.

— Mon père va descendre, il a hâte de vous rencontrer, vous savez…

19

— Bonjour monsieur.

M. Péricourt était plus petit qu’Albert l’avait préjugé. On imagine souvent que les puissants sont grands, on est surpris de les trouver normaux. D’ailleurs, normaux, ils ne le sont pas, Albert le voyait bien, M. Péricourt avait une manière de vous transpercer du regard, de conserver sa main dans la vôtre une fraction de seconde supplémentaire, et même de sourire… Rien d’habituel dans tout cela, il devait être en acier, une assurance hors du commun, c’est parmi ces êtres-là que se recrutaient les responsables du monde, par eux que venaient les guerres. Albert prit peur, il ne voyait pas comment il parviendrait à mentir à un homme pareil. Il regardait aussi la porte du salon, s’attendant chaque seconde à voir surgir le capitaine Pradelle…

Très courtois, M. Péricourt tendit la main vers un fauteuil, les voilà installés. Comme s’il suffisait d’un battement de cils, le personnel arriva aussitôt, on roula un bar jusqu’à eux, des choses à manger. Parmi les domestiques, il y avait la jolie petite bonne, Albert essaya de ne pas la regarder, M. Péricourt le fixait avec curiosité.

Albert ne savait toujours pas pourquoi Édouard ne voulait plus revenir ici, il devait avoir des raisons impératives ; en découvrant M. Péricourt, il comprit confusément qu’on puisse avoir besoin de se soustraire à la présence d’un homme pareil. C’était un être dur, dont il n’y avait rien à espérer, fabriqué dans un alliage très spécial, comme les grenades, les obus et les bombes, à vous tuer d’un seul éclat, sans même s’en apercevoir. Les jambes d’Albert parlèrent à sa place, elles voulurent se lever.

— Qu’est-ce que vous prendrez, monsieur Maillard ? demanda alors Madeleine en lui souriant largement.

Il resta cloué. Prendre quoi ? Il ne savait pas. Dans les grandes occasions et quand il en avait les moyens, il buvait du calvados, un alcool vulgaire qu’on ne demande pas chez des gens riches. Par quoi le remplacer dans la circonstance, il n’avait pas la moindre idée.

— Que diriez-vous d’une coupe de champagne ? proposa Madeleine pour l’aider.

— Ma foi…, risqua Albert qui détestait les bulles.

Un signe, un long silence, puis le majordome avec le seau à glace, on observa la cérémonie du bouchon, artistement retenu. M. Péricourt, impatient, fit un geste, allez, allez, servez, on ne va pas y passer la nuit.

— Vous avez donc bien connu mon fils…? demanda-t-il enfin en se penchant vers Albert.

Albert comprit à cet instant que la soirée, ce serait ça, rien d’autre. M. Péricourt l’interrogeant, sous les yeux de sa fille, sur la mort de son fils. Pradelle ne ferait pas partie du spectacle. Une affaire de famille. Il en fut soulagé. Il regarda la table, sa coupe de champagne qui pétillait. Par quoi commencer ? Que dire ? Il y avait pourtant réfléchi, mais il ne trouvait pas le premier mot.

M. Péricourt s’interrogea et crut nécessaire d’ajouter :

— Mon fils… Édouard…

Il se demanda alors si ce garçon l’avait réellement connu. Avait-il lui-même écrit la lettre, on ne savait pas comment les choses se passaient là-bas, on désignait peut-être au hasard celui qui écrirait les lettres aux familles des camarades, chacun son jour de corvée, répétant chaque fois les mêmes choses, ou à peu près. Or la réponse fusa, sincère :

— Oh oui, monsieur, je peux dire que votre fils, je l’ai bien fréquenté !

Ce que voulait savoir M. Péricourt sur la mort de son fils n’eut bientôt plus grande importance. Ce que disait cet ancien conscrit était plus important parce qu’il parlait d’un Édouard vivant. Édouard dans la boue, à la soupe, à la distribution de cigarettes, les soirées aux cartes, Édouard assis, plus loin, qui dessinait dans l’ombre, penché sur son carnet… Albert décrivait l’Édouard qu’il avait imaginé plus que celui qu’il avait côtoyé dans les tranchées, mais qu’il ne fréquentait pas.

Pour M. Péricourt, ce n’était pas aussi douloureux qu’il l’avait pensé, presque bon même, ces images. Il fut contraint de sourire, il y avait longtemps que Madeleine ne l’avait pas vu ainsi sourire, avec sincérité.

— Si je peux me permettre, dit Albert, il aimait vraiment la rigolade…

Enhardi, il raconta. Et le jour où, et le jour que, et je me souviens aussi… Ce n’était pas difficile, tout ce qu’il se rappelait des uns et des autres, de ses camarades, il l’attribuait à Édouard à condition que ce fût à son avantage.

M. Péricourt, lui, redécouvrait son fils, on lui racontait des choses très étonnantes (Il a vraiment dit cela ? Comme je vous le dis, monsieur !), rien ne le surprenait parce qu’il s’était fait à l’idée qu’au fond, il n’avait jamais connu son fils, on pouvait tout lui raconter. Des histoires bêtes, de cantine, de savon à barbe, des blagues de potache, du comique troupier, mais Albert, qui avait enfin trouvé une voie, s’y était engouffré avec détermination, avec plaisir même. Il provoqua des instants de rire avec ces anecdotes sur Édouard, M. Péricourt s’essuya les yeux. Enhardi par le champagne, Albert parla, sans se rendre compte que son récit glissait, glissait sans cesse, qu’il passait des plaisanteries de corps de garde aux pieds gelés, des parties de cartes aux rats gros comme des lapins et à la puanteur des cadavres que les ambulanciers ne pouvaient pas aller ramasser, on en plaisantait. C’était la première fois qu’Albert racontait sa guerre.

— Tiens, votre Édouard, un jour, il dit comme ça…

Albert risquait de déborder, trop chaleureux, trop véridique, d’en faire plus que nécessaire, de gâcher le portrait de ce camarade composite qu’il appelait Édouard, mais il eut la chance d’avoir M. Péricourt exactement en face de lui, et cet homme-là, même quand il souriait, quand il riait, avait encore l’allure d’un fauve avec ses yeux gris, de quoi calmer votre enthousiasme.

— Et comment a-t-il été tué ?

La question sonna comme le bruit de la lame de l’échafaud. Albert resta la lèvre suspendue, Madeleine était tournée vers lui, banale et gracieuse.

— Une balle, monsieur, à l’attaque de la cote 113…

Il s’arrêta brusquement, sentant que cette précision, « la cote 113 », à elle seule suffisait. Elle eut pour chacun une résonance singulière. Madeleine se remémora les explications que le lieutenant Pradelle lui avait données lorsqu’ils s’étaient connus, au Centre de démobilisation, elle tenait alors à la main la lettre qui annonçait la mort d’Édouard. M. Péricourt ne put s’empêcher de penser, une fois de plus, que c’était cette cote 113 qui avait coûté la mort à son fils et valu la croix de guerre à son futur gendre. Pour Albert, ce fut le cortège des images, le trou d’obus, le lieutenant qui fondait sur lui à toute vitesse…

— Une balle, monsieur, reprit-il avec toute la conviction dont il était capable. Nous courions à l’assaut de la cote 113, votre fils était des plus vaillants, savez-vous ? Et…

M. Péricourt se pencha insensiblement vers lui. Albert s’arrêta. Madeleine se pencha elle aussi, intriguée, serviable, comme pour l’aider à trouver un mot difficile. C’est qu’Albert, jusqu’ici, n’avait pas réellement regardé et, soudain, il venait, avec une incroyable exactitude, de retrouver, intact, le regard d’Édouard dans celui de son père.

Il résista un instant puis il fondit en larmes.

Il pleura dans ses mains en balbutiant des excuses, c’était une douleur intense, même pour le départ de Cécile il n’avait pas ressenti une telle détresse. Se rencontraient dans cette peine toute la fin de la guerre et tout le poids de sa solitude.

Madeleine lui tendit son mouchoir, il continua de s’excuser et de pleurer, on fit silence, chacun dans son chagrin.

Enfin, Albert se moucha bruyamment.

— Je suis désolé…

La soirée qui commençait à peine venait de se terminer avec cet instant de vérité. Qu’espérer de plus d’une simple rencontre, d’un dîner ? Quoi qu’on fasse maintenant, l’essentiel était dit, par Albert, au nom de tous. Cette rupture faisait un peu de mal à M. Péricourt parce que la question qui lui brûlait les lèvres, il ne l’avait pas posée, et il savait qu’il ne la poserait plus : Édouard parlait-il de sa famille ? Peu importe, il connaissait la réponse.

Fatigué, mais digne, il se leva :

— Venez, mon garçon, dit-il en lui tendant la main pour le relever du canapé. Vous allez manger, ça va vous faire du bien.


M. Péricourt regardait Albert dévorer. Son visage lunaire, ses yeux naïfs… Comment avait-on gagné la guerre avec des hommes pareils ? De toutes ces histoires sur Édouard, lesquelles étaient vraies ? C’était à lui de choisir. L’important était que le récit de M. Maillard traduisait moins la vie d’Édouard lui-même que l’ambiance dans laquelle il avait vécu pendant toute cette guerre. Des jeunes gens risquant leur peau chaque jour et plaisantant le soir, les pieds gelés.

Albert mangeait lentement, et avec voracité. Il avait gagné sa pitance. Impossible de mettre un nom sur ce qu’on lui servait, il aurait voulu avoir le menu sous les yeux pour suivre le ballet des plats ; voilà ce qu’on devait appeler une mousse de crustacés, et ceci une gelée, un chaud-froid, et ça, ce devait être un soufflé, il faisait attention à ne pas se donner en spectacle, à ne pas avoir l’air aussi pauvre qu’il l’était. À la place d’Édouard, lui, même avec une gueule crevée par le milieu, il serait revenu ici se rassasier de ces crèmes, de ce décor, de ce luxe, sans hésiter une seconde. Sans compter la petite bonne aux yeux noirs. Ce qui le gênait et l’empêchait d’apprécier réellement tout ce qu’il y avait à manger, c’était que la porte par où entrait le personnel de service était située derrière lui, et chaque fois qu’elle s’ouvrait, il se raidissait, se retournait, ces gestes le faisaient encore davantage ressembler à un homme affamé qui surveille jalousement l’arrivée des plats.

M. Péricourt ne saurait jamais quelle était la part de vrai dans ce qu’il avait entendu, y compris dans le peu qui concernait la mort de son fils. Maintenant, ça n’avait plus vraiment d’importance. C’est par ce genre de renoncement, se disait-il, que s’entament les deuils. Pendant le repas, il tenta de se souvenir de quelle manière s’était déroulé celui de son épouse, mais c’était loin.

Arriva le moment où Albert, après avoir cessé de parler, cessa de manger ; il y eut des silences, on entendait distinctement les couverts, dans la grande salle, cliqueter comme des grelots. C’était l’instant difficile où chacun se reprochait d’avoir mal profité de la circonstance. M. Péricourt était perdu dans ses pensées. Madeleine se mit à la corvée :

— À propos, monsieur Maillard, si ce n’est pas indiscret…, dans quelle branche travaillez-vous ?

Albert avala sa bouchée de poularde, saisit son verre de bordeaux, émit un petit murmure appréciateur, histoire de gagner du temps.

— La publicité, répondit-il enfin. Je suis dans la publicité.

— C’est passionnant, dit Madeleine. Et… que faites-vous exactement ?

Albert reposa son verre, s’éclaircit la voix :

— Je ne suis pas dans la publicité à proprement parler. Je travaille dans une entreprise qui fait de la publicité. Moi, je suis comptable, voyez-vous.

C’était moins bien, il le vit sur les visages, moins moderne, moins excitant, et ça privait d’un bon sujet de conversation.

— Mais je suis les affaires de très près, ajouta Albert qui sentait le désappointement de son auditoire. C’est un secteur… très… C’est très intéressant.

Voilà tout ce qu’il trouva à dire. Il renonça prudemment aux desserts, au café, aux alcools. M. Péricourt le fixait, la tête légèrement penchée, tandis que Madeleine maintenait, avec un naturel qui prouvait une très grande expérience de ces situations, une conversation totalement insipide, sans aucun temps mort.

Lorsque Albert fut dans le hall, on demanda son manteau, la jeune bonne allait arriver.

— Merci infiniment, monsieur Maillard, dit Madeleine, d’avoir bien voulu venir jusqu’à nous.

Cependant, ce ne fut pas la jolie bonne qui apparut, mais une moche, jeune aussi mais moche, qui respirait sa campagne. L’autre, la jolie, devait avoir fini son service.

M. Péricourt se souvint alors des chaussures qu’il avait aperçues tout à l’heure. Il baissa les yeux vers le sol, tandis que son hôte enfilait sa vareuse reteinte. Madeleine, elle, ne les regarda pas, elle les avait vues tout de suite, neuves, brillantes, bon marché. M. Péricourt était pensif.

— Dites-moi, monsieur Maillard, vous êtes comptable, avez-vous dit…

— Oui.

Voilà ce qu’il aurait dû mieux observer chez ce garçon : quand il disait la vérité, cela se voyait sur son visage… Trop tard et tant pis.

— Eh bien, reprit-il, il se trouve que nous avons besoin d’un comptable. Le crédit est en plein essor, vous le savez, le pays doit investir. À l’heure actuelle, il y a beaucoup d’opportunités.

Pour Albert, c’était dommage que ce langage n’eût pas été celui du directeur de la Banque de l’Union parisienne qui l’avait foutu à la porte quelques mois plus tôt.

— Je ne connais pas vos émoluments, poursuivit M. Péricourt, et ce n’est pas important. Sachez que si vous acceptez un poste chez nous, les meilleures conditions vous seront proposées, je m’y engage personnellement.

Albert serra les lèvres. Il était bombardé par les informations et asphyxié par la proposition. M. Péricourt le fixait avec bienveillance. À côté de lui, Madeleine souriait gentiment, comme une mère de famille regardant son bébé jouer dans le sable.

— C’est que…, balbutia Albert.

— Nous avons besoin de jeunes gens dynamiques et compétents.

Ces qualificatifs achevèrent d’effrayer Albert. M. Péricourt lui parlait comme s’il avait fait les Hautes Études commerciales de Paris. Outre qu’il y avait visiblement erreur sur la personne, Albert sentait que sortir vivant de l’hôtel Péricourt relevait déjà du miracle. S’approcher de nouveau de la famille Péricourt, même pour un travail, avec l’ombre du capitaine Pradelle sillonnant les couloirs…

— Merci beaucoup, monsieur, dit Albert, mais j’ai une très bonne place.

M. Péricourt leva les mains, je comprends, pas de problème. Lorsque la porte fut refermée, il resta un instant immobile, pensif.

— Bonsoir ma chérie, dit-il enfin.

— Bonsoir papa.

Il posa un baiser sur le front de sa fille. Tous les hommes faisaient comme ça avec elle.

20

Édouard vit immédiatement qu’Albert était déçu. Il rentrait morose de sa sortie ; avec sa bonne amie, les choses n’avaient pas tourné comme prévu, malgré les belles chaussures neuves. Ou à cause d’elles, pensa Édouard, qui savait ce que c’est que la véritable élégance et qui n’avait pas donné cher des chances d’Albert en découvrant ce qu’il portait aux pieds.

En arrivant, Albert avait détourné les yeux, comme un timide, c’était inhabituel. Ordinairement, au contraire, il le fixait intensément — ça va ? C’était un regard presque excessif, qui disait qu’il ne craignait pas de regarder son camarade en face lorsqu’il ne portait pas de masque, comme ce soir-là. Au lieu de quoi, Albert rangea ses chaussures dans leur boîte, comme un trésor qu’on cache, mais sans joie, le trésor était décevant, il s’en voulait d’avoir cédé à cette envie, quelle dépense, avec tout ce qu’ils avaient à payer, tout ça pour faire le beau chez les Péricourt. Même la petite bonne s’était marrée. Il ne bougeait pas, Édouard ne voyait que son dos, immobile, accablé.

C’est ce qui le décida à se lancer. Il s’était pourtant promis de ne parler de rien tant que le projet ne serait pas entièrement bouclé et il en était loin. De plus, il n’était pas encore tout à fait content de ce qu’il avait produit et Albert n’avait pas un moral suffisant pour aborder les choses sérieuses… autant de raisons d’en rester à sa décision initiale de se livrer le plus tard possible.

S’il se résolut malgré tout à lâcher le morceau, ce fut à cause de la tristesse de son camarade. En réalité, cet argument ne faisait que masquer sa raison véritable : il avait hâte ; depuis l’après-midi où il avait achevé le dessin de l’enfant de profil, il grillait d’impatience.

Alors tant pis pour les bonnes résolutions.

— Au moins, j’ai bien dîné, dit Albert sans se relever.

Il se moucha, il ne voulait pas se retourner, se donner en spectacle.

Édouard vécut là un moment intense, un moment de victoire. Pas sur Albert, non, mais, pour la première fois depuis la faillite de sa vie, la victoire de se sentir fort, d’imaginer que l’avenir allait dépendre de lui.

Albert eut beau se lever en baissant les yeux, je vais au charbon, Édouard l’aurait serré contre lui, il l’aurait embrassé s’il avait eu des lèvres.

Albert mettait toujours ses gros chaussons en tissu écossais pour descendre, je reviens, ajouta-t-il, comme si la précision était nécessaire ; c’est ainsi dans les vieux couples, on se dit des choses par habitude sans se rendre compte de la portée qu’elles auraient si on les écoutait vraiment.

Dès qu’Albert est dans l’escalier, Édouard saute sur la chaise, soulève la trappe, sort le sac, replace la chaise, l’époussette rapidement, s’installe dans l’ottomane, se penche, sort, de dessous le divan, son nouveau masque, l’enfile et attend, son cahier de dessins sur les genoux.

Il est prêt trop tôt et le temps lui semble long, à guetter le bruit des pas d’Albert dans l’escalier, très lourds à cause du seau rempli de charbon, c’est le grand modèle, ça pèse sacrément, ce truc-là. Albert pousse enfin la porte. Quand il lève les yeux, il est saisi, stupéfié, il lâche le seau qui choit avec un gros bruit métallique. Il tâche de se retenir, tend le bras, ne trouve rien, il a la bouche grande ouverte pour ne pas défaillir, ses jambes n’en peuvent plus, il tombe enfin à genoux sur le parquet, bouleversé.

Le masque que porte Édouard, presque grandeur nature, c’est sa tête de cheval.

Il l’a sculptée dans du papier mâché durci. Tout y est, la couleur brune avec les marbrures sombres, la texture du pelage noirci faite d’une peluche marron très douce au toucher, les joues décharnées et tombantes, le long chanfrein anguleux menant aux naseaux ouverts comme des fosses… Avec les deux grosses lèvres duveteuses et entrouvertes, la ressemblance est hallucinante.

Lorsque Édouard ferme les yeux, c’est le cheval lui-même qui ferme les yeux, c’est lui. Albert n’avait jamais fait le rapprochement entre Édouard et le cheval.

Il est ému aux larmes, comme s’il retrouvait un ami d’enfance, un frère.

— Ça alors !

Il rit et pleure en même temps, ça alors, répète-t-il, il ne se relève pas, reste à genoux, regarde son cheval, ça alors… C’est idiot, lui-même s’en rend compte, il a envie de l’embrasser en plein sur sa grosse bouche veloutée. Il se contente de s’approcher, de tendre l’index, de toucher ses lèvres. Édouard reconnaît le même geste que celui de Louise, naguère, l’émotion le submerge. Tout ce qu’il y aurait à dire. Les deux hommes restent silencieux, chacun dans son univers, Albert caresse la tête du cheval, Édouard reçoit la caresse.

— Je ne saurai jamais comment il s’appelait…, dit Albert.

Même les grandes joies vous laissent un peu de regret, il y a un fond de manque dans tout ce qu’on vit.

Puis, comme s’il venait seulement d’apparaître sur les genoux d’Édouard, Albert découvre le carnet à dessin.

— Oh, tu t’y es remis ?

Un cri du cœur.

— Qu’est-ce que ça me fait plaisir, tu peux pas savoir…!

Il en rit tout seul, comme s’il jouissait de voir enfin ses efforts récompensés. Il désigne le masque.

— Ça aussi, hein ! T’imagines ! Quelle soirée !

Avec un air gourmand, il montre le cahier.

— Et… je peux voir ?

Il s’assoit à côté d’Édouard qui l’ouvre lentement, une vraie cérémonie.

Dès les premières planches, Albert est déçu. Impossible de le cacher. Il balbutie, ah oui… très bien… très bien…, pour occuper le temps parce que, en fait, il ne sait pas quoi dire qui ne sonnerait pas faux. Car enfin, qu’est-ce que c’est ? Sur la grande feuille, il y a un soldat et c’est très laid. Albert referme le cahier et désigne la couverture.

— Dis-moi, fait-il d’un air épaté, tu as trouvé ça où ?

La diversion vaut ce qu’elle vaut. C’est Louise. Forcément. Trouver des cahiers, pour elle, doit être un jeu d’enfant.

Ensuite, il faut regarder de nouveau les dessins, que dire ? Albert, cette fois, opine de la tête…

Il s’est arrêté sur la seconde planche, le crayon très fin d’une statue en pierre posée sur une stèle. On la voit de face sur le côté gauche de la page et de profil sur le côté droit. Elle représente un poilu debout, tout équipé, avec son casque, son fusil en bandoulière, il avance, il est en train de partir, la tête haute, le regard vers le lointain, sa main traîne un peu, à l’extrémité de ses doigts encore tendus, celle d’une femme. Elle est derrière lui, en tablier ou en blouse, et porte un enfant dans ses bras, elle pleure, ils sont jeunes tous les deux, il y a le titre au-dessus du dessin : Départ pour le combat.

— Qu’est-ce que c’est bien dessiné !

Voilà tout ce qu’il trouve à dire.

Édouard ne s’en offusque pas, il se recule, retire son masque et le pose par terre devant eux. Ainsi, le cheval semble sortir la tête du plancher et tendre à Albert sa grosse bouche velue et ourlée.

Édouard rappelle l’attention d’Albert en tournant doucement la page suivante : À l’attaque !, ça s’appelle. Cette fois, ce sont trois soldats, ils répondent parfaitement à l’injonction du titre. Ils avancent groupés, l’un tient haut son fusil prolongé par une baïonnette, le deuxième, près de lui, le bras tendu, s’apprête à lancer une grenade, le troisième, légèrement en retrait, vient d’être atteint d’une balle ou d’un éclat d’obus, il est cambré, ses genoux cèdent sous lui, il va tomber à la renverse…

Albert tourne les pages : Debout les morts ! Puis un Poilu mourant en défendant le drapeau et Camarades de combat

— Ce sont des statues…

C’est une question, d’un ton hésitant. C’est qu’Albert s’attendait à tout, mais pas à ça.

Édouard approuve, les yeux sur ses planches, oui, des statues. L’air content. Bien, bien, bien, semble dire Albert, rien d’autre, le reste est bloqué dans sa poitrine.

Il se souvient parfaitement du carnet de croquis d’Édouard trouvé dans ses affaires, rempli de scènes saisies à la hâte, au crayon bleu, il l’avait envoyé à la famille avec la lettre annonçant son décès. C’étaient les mêmes situations qu’aujourd’hui somme toute, des soldats à la guerre, mais il y avait, dans ceux d’autrefois, une telle vérité, tant d’authenticité…

En art, Albert n’y connaît rien, il y a seulement ce qui le touche et ce qui ne le touche pas. Ce qu’il voit là est très bien rendu, très travaillé, avec beaucoup de soin, mais… il cherche le mot, c’est… figé. Et enfin, il trouve : ça n’a rien de vrai ! Voilà. Lui qui a connu tout cela, qui a été un de ces soldats, il sait que ces images-là sont celles que se sont forgées ceux qui n’y sont pas allés. C’est généreux, c’est sûr, destiné à émouvoir, mais c’est un peu trop démonstratif. Lui est un homme pudique. Et ici, le trait est sans cesse outré, on dirait que c’est dessiné avec des adjectifs. Il avance, tourne les pages, voici une France pleurant ses héros, une jeune fille éplorée tient dans ses bras un soldat mort, puis un Orphelin méditant sur le sacrifice, un jeune garçon est assis, la joue posée dans sa paume, à côté de lui, ce doit être le rêve qu’il fait, ou ses pensées, il y a un soldat en train de crever, allongé, qui tend la main vers le bas, vers l’enfant… C’est simple, même pour celui qui n’y connaît rien, c’est d’une laideur totale, il faut le voir pour le croire. Voilà un Coq foulant un casque boche, mon Dieu, il est dressé sur ses ergots, le bec pointé vers le ciel, avec des plumes et des plumes…

Albert n’aime pas du tout. Au point qu’il en a la voix coupée. Il risque un œil vers Édouard qui, lui, couve ses dessins d’un regard protecteur, comme on fait pour ses enfants dont on est fier, même quand ils sont moches, on ne s’en rend pas compte. La tristesse d’Albert, même s’il ne le comprend pas à cet instant précis, c’est de constater que le pauvre Édouard a tout perdu dans cette guerre, jusqu’à son talent.

— Et…, commence-t-il.

Car enfin, il faut bien dire quelque chose.

— Et pourquoi des statues ?

Édouard va fouiller à la fin du cahier, il en tire des coupures de presse, il en exhibe une, il a entouré des lignes, au crayon gras : « … ici comme partout, les villes, les villages, les écoles, les gares même, tout le monde veut son monument aux morts… ».

La coupure provient de L’Est républicain. Il y en a d’autres, Albert a déjà ouvert ce dossier, il n’en avait pas saisi la logique, les listes de morts d’un même village, d’une même corporation, une célébration ici, une prise d’armes, une souscription ailleurs, tout revenait à cette idée de monument commémoratif.

— D’accord ! répond-il, quoiqu’il ne comprenne pas réellement de quoi il s’agit.

Édouard pointe alors du doigt un calcul qu’il a fait dans un coin de page :

« 30 000 monuments × 10 000 francs = 300 millions de francs. »

Cette fois, Albert saisit mieux parce que c’est beaucoup d’argent. C’est même une fortune.

Il ne parvient pas à imaginer ce qu’on peut acheter avec une somme pareille. Son imagination bute sur le chiffre, comme une abeille sur la vitre.

Édouard prend des mains d’Albert le cahier et lui montre la dernière page.

— Tu veux vendre des monuments aux morts ?

Oui. C’est ça. Édouard est content de sa trouvaille, il se tape sur les cuisses avec ce bruit de gorge, ce roucoulement, on ne sait pas d’où ça sort ni comment, ça ne ressemble à rien, c’est seulement désagréable à entendre.

Albert comprend mal qu’on puisse avoir envie de fabriquer des monuments, en revanche, le chiffre de trois cents millions de francs commence à se frayer un chemin dans son imagination : cela veut dire « maison », comme celle de M. Péricourt par exemple, « limousine », et même « palace »… Il rougit, il vient de penser « femmes », la petite bonne au sourire ravageur est passée furtivement devant ses yeux, c’est instinctif, quand on a de l’argent, on veut toujours des femmes pour aller avec.

Il lit les quelques lignes qui suivent, c’est de la réclame écrite en petites majuscules, tracées avec tellement de soin qu’on dirait de l’imprimerie : « … ET VOUS RESSENTEZ DOULOUREUSEMENT LE BESOIN DE PERPÉTUER LE SOUVENIR DES ENFANTS DE VOTRE VILLE, DE VOTRE VILLAGE, QUI ONT FAIT DE LEUR POITRINE UN REMPART VIVANT CONTRE L’ENVAHISSEUR. »

— Tout ça est bien beau, dit Albert, je trouve même que c’est une sacrément bonne idée…

Il comprend mieux pourquoi les dessins l’ont tant déçu, ils ne sont pas faits pour représenter une sensibilité, mais pour exprimer un sentiment collectif, pour plaire à un vaste public qui a besoin d’émotion, qui veut de l’héroïsme.

Plus loin : « … À ÉRIGER UN MONUMENT QUI SOIT DIGNE DE VOTRE COMMUNE ET DES HÉROS QUE VOUS VOULEZ DONNER EN EXEMPLE AUX GÉNÉRATIONS À VENIR. LES MODÈLES PRÉSENTÉS PEUVENT ÊTRE LIVRÉS, SELON LES RESSOURCES DONT VOUS DISPOSEZ, EN MARBRE, EN GRANIT, EN BRONZE, EN PIERRE ET GRANIT SILICATÉ OU EN GALVANO-BRONZE… »

— C’est quand même compliqué ton affaire…, reprend Albert. D’abord, parce qu’il ne suffit pas de dessiner des monuments pour en vendre. Et ensuite, quand on les a vendus, il faut les fabriquer ! Il faut de l’argent, du personnel, une usine, des matières premières…

Il est ébahi en prenant conscience de ce que ça représente, de créer un atelier de fonderie.

— … après, les monuments, il faut les transporter, les monter sur place… Il faut beaucoup d’argent !

On en revient toujours là. L’argent. Même les plus industrieux ne peuvent se contenter de leur énergie. Albert sourit gentiment, tapote le genou de son camarade.

— Bon, écoute, on va y réfléchir. Moi, je trouve que c’est une très bonne idée de vouloir te remettre au travail. Ce n’est peut-être pas de ce côté-là qu’il faut te tourner ; les monuments, c’est compliqué ! Mais on s’en fiche, l’important, c’est que tu aies retrouvé du goût aux choses, pas ?

Non. Édouard serre le poing et brosse l’air, comme s’il astiquait des souliers. Le message est clair : non, faire vite !

— Bah, faire vite, faire vite…, dit Albert, t’en as de drôles, toi !

Sur une autre page du grand cahier, Édouard écrit un chiffre à la va-vite : « 300 » monuments ! Il raye 300 et écrit « 400 » ! Quel enthousiasme ! Il ajoute : « 400 × 7 000 francs = 3 millions ! »

Il est devenu complètement dingue, pas de doute. Il ne lui suffit pas de vouloir monter un projet impossible, il faudrait encore le faire tout de suite, d’urgence. Bon, trois millions, sur le principe, Albert n’a évidemment rien contre. Serait plutôt pour, même. Mais, manifestement, Édouard n’a plus les pieds sur terre. Il a fait trois dessins et, dans sa tête, on est déjà passé au stade industriel ! Albert prend sa respiration, comme il prendrait de l’élan. Et tâche de parler calmement :

— Écoute, mon grand, je crois que ce n’est pas raisonnable. Vouloir fabriquer quatre cents monuments, je ne sais pas si tu imagines vraiment ce que c’est…

Han ! Han ! Han ! Quand Édouard fait ce bruit-là, c’est que c’est important, il l’a fait une ou deux fois depuis qu’ils se connaissent, c’est impératif, sans colère, mais il veut être entendu. Il saisit son crayon :

— On ne les fabrique pas ! écrit-il. Nous, on les vend !

— Bah oui ! explose Albert, mais enfin, merde ! Quand on les aura vendus, il faudra bien les fabriquer quand même !

Édouard approche son visage très près de celui d’Albert ; il lui tient la tête entre les mains, comme s’il voulait l’embrasser sur la bouche. Il fait non, ses yeux rient, il reprend son crayon.

— On les vend seulement…!

Les choses les plus attendues arrivent souvent par surprise. C’est ce qui va se passer pour Albert. Édouard, fou de joie, répond soudain à la question lancinante que son camarade se pose depuis le premier jour. Il se met à rire ! Oui, à rire, pour la première fois.

Et c’est un rire presque normal, un rire de gorge, assez féminin, haut perché, un vrai rire avec des trémolos, des vibratos.

Albert en a le souffle coupé, la bouche entrouverte.

Il baisse les yeux sur la feuille de papier, vers les derniers mots d’Édouard :

— On les vend seulement ! On ne les fabrique pas ! On touche l’argent, c’est tout.

— Enfin…, demande Albert.

Il est très énervé parce que Édouard ne répond pas à sa question.

— Et après ? insiste-t-il. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Après ?

Le rire d’Édouard explose pour la deuxième fois. Beaucoup plus fort.

— On se barre avec la caisse !

21

Pas encore sept heures du matin et un froid de loup. Il ne gelait plus depuis la fin de janvier — par bonheur : il aurait fallu y aller à la pioche, rigoureusement interdit par le règlement —, mais soufflait un vent glacé, humide, incessant, c’était bien la peine d’en avoir terminé avec la guerre pour avoir des hivers pareils.

Henri ne voulait pas faire le pied de grue, il préférait rester dans la voiture. Ce n’était d’ailleurs pas vraiment mieux, dans cette automobile, vous étiez chauffé en haut ou en bas, jamais les deux. Et puis, de toute manière, Henri, en ce moment, tout l’agaçait, rien n’allait droit. Avec l’énergie qu’il mettait dans ses affaires, il aurait dû avoir droit à la paix, non ? Je t’en fiche, il fallait toujours qu’il y ait un obstacle, un impondérable, il devait être partout à la fois. C’est simple, il faisait tout lui-même. S’il n’était pas derrière Dupré en permanence…

Ce n’était pas tout à fait juste, évidemment, Henri en convenait, Dupré se démenait, il était travailleur et déployait beaucoup d’ardeur. Il faudrait calculer ce qu’il rapporte, ce gars-là, ça me calmerait, pensait Henri, mais voilà, il était en colère contre le monde entier.

C’était aussi l’effet de la fatigue, il avait fallu partir en pleine nuit et cette petite juive lui pompait une énergie… Pourtant, Dieu sait qu’il n’aimait pas les juifs — chez les Aulnay-Pradelle, on était antidreyfusard depuis le Moyen Âge —, mais leurs filles, vraiment, quelles divines salopes quand elles s’y mettaient !

Il resserra nerveusement son manteau et regarda Dupré frapper à la porte de la préfecture.

Le concierge achevait de se rhabiller. Dupré expliquait, désignait la voiture, le concierge se penchait, plaçait sa main en visière comme s’il y avait du soleil. Il était au courant. Pour aller du cimetière militaire à la préfecture, une information ne mettait pas tout à fait une heure. Les lumières des bureaux s’allumèrent une à une, la porte s’ouvrit de nouveau, Pradelle sortit enfin de l’Hispano, passa rapidement le porche, dépassa le concierge qui allait lui indiquer le chemin, brandit un bras péremptoire, je sais, je connais, c’est comme chez moi, ici.

Le préfet, lui, ne l’entendait pas de cette oreille. Gaston Plerzec. Quarante ans qu’il répondait à tout le monde que non, il n’était pas breton. Il n’avait pas dormi de la nuit. Dans ses pensées, au fil des heures, les cadavres de soldats s’étaient mélangés aux Chinois, les cercueils avançaient tout seuls, certains arboraient même un sourire sardonique. Il choisit une pose avantageuse qui lui semblait refléter l’importance de sa fonction : devant la cheminée, un bras sur le chambranle, l’autre dans la poche de sa veste d’intérieur, le menton haut, très important, le menton, quand on est préfet.

Pradelle s’en tamponnait, du préfet, du menton, de la cheminée, il entra sans remarquer la pose, sans même saluer, s’effondra dans le fauteuil réservé aux visiteurs et, d’emblée :

— Bon, c’est quoi, cette connerie ?

Plerzec fut fauché par la remarque.

Les deux hommes s’étaient rencontrés deux fois, pour la réunion technique au début du programme gouvernemental, puis lors de l’inauguration du chantier, discours du maire, recueillement… Henri avait piétiné sur place, comme s’il n’avait que ça à faire ! Le préfet savait — mais qui ne le savait pas ? — que M. d’Aulnay-Pradelle était le gendre de Marcel Péricourt, camarade de promotion et ami du ministre de l’Intérieur. Le président de la République lui-même était venu au mariage de sa fille. Plerzec n’osait imaginer l’entrelacs d’amitiés et de relations enveloppant toute cette histoire. Voilà ce qui l’avait empêché de dormir, la somme de gens importants qu’il devait y avoir derrière les emmerdements et la force de poussée qu’ils représentaient, sa carrière ressemblait à un fétu de paille menacé par une étincelle. Les cercueils provenant de toute la région avaient commencé à converger vers la future nécropole de Dampierre seulement quelques semaines plus tôt, mais, à voir la manière dont les inhumations étaient conduites sur le terrain, le préfet Plerzec s’était aussitôt inquiété. À l’apparition des premiers problèmes, il avait voulu se protéger, réflexe instinctif ; quelque chose maintenant lui susurrait qu’il avait peut-être cédé à un mouvement de panique.


On roula en silence.

Pradelle, de son côté, se demandait s’il n’avait pas été un peu trop gourmand. Font chier.

Le préfet toussa, la voiture passa sur un nid-de-poule, il se cogna la tête, personne ne prononça une parole de compassion. À l’arrière, Dupré, qui lui aussi s’était cogné maintes fois, savait maintenant comment se tenir, les genoux écartés, une main ici, l’autre là. Il conduisait sacrément vite, le patron.

Le maire, prévenu par téléphone par le concierge de la préfecture, les attendait, un registre sous le bras, devant la grille du futur cimetière militaire de Dampierre. Ce ne serait pas une très grande nécropole, neuf cents tombes. On ne comprenait jamais comment le ministère décidait des emplacements.

De loin, Pradelle regarda le maire, le genre notaire à la retraite, ou instituteur, c’étaient les pires. Ils prenaient très au sérieux leur fonction, leurs prérogatives, des gens sourcilleux. Pradelle pencha pour notaire, les instituteurs étaient plus maigres.

Il se gara, descendit de voiture, le préfet à ses côtés, on se serra la main sans un mot, l’heure était grave.

On poussa la grille provisoire. Devant eux s’étendait un immense champ aplani, caillouteux et dénudé, sur lequel on avait tracé au cordeau des lignes, parfaitement droites, perpendiculaires. Militaires. Seules les allées les plus éloignées étaient terminées, le cimetière se couvrait lentement de tombes et de croix comme un drap qu’on remonte. Près de l’entrée, des guérites provisoires servaient à l’administration, des dizaines de croix blanches étaient entassées sur des palettes. Plus loin, sous un hangar, recouverts par des bâches des surplus, des cercueils s’empilaient, une centaine peut-être. Normalement, les arrivages de bières se faisaient au rythme des inhumations, et s’il y avait tant de cercueils d’avance, c’est qu’on était en retard. Pradelle jeta un œil derrière lui à Dupré qui confirma qu’en effet, on n’était pas en avance. Raison de plus, se dit Henri, pour accélérer les choses, il allongea la foulée.

Le jour n’allait pas tarder à se lever. Il n’y avait pas un arbre à des kilomètres alentour. Le cimetière rappelait un champ de bataille. Le groupe marcha sous la direction du maire qui marmonnait « E 13, voyons E 13… ». Il connaissait parfaitement l’emplacement de cette fichue tombe E 13, il y avait passé près d’une heure la veille, mais y aller directement, sans chercher, lui semblait faire injure à son esprit scrupuleux.

On s’arrêta enfin devant une tombe fraîchement éventrée. Un cercueil apparut sous une fine couche de terre, le bas bien dégagé et légèrement surélevé pour permettre de lire l’inscription : « Ernest Blachet — Brigadier 133e RI — Mort pour la France le 4 septembre 1917 ».

— Et alors ? demanda Pradelle.

Le préfet désigna le registre que le maire tenait ouvert devant lui, comme un grimoire ou une bible, et lut avec solennité :

— « Emplacement E13 : Simon Perlatte — 2e classe — VIe armée — Mort pour la France le 16 juin 1917. »

Il referma vivement le registre en le faisant claquer. Pradelle fronça les sourcils. Il avait envie de répéter sa question : Et alors ? Mais il laissait l’information faire son chemin. Le préfet reprit donc la parole, dans le partage des pouvoirs entre la ville et le département, lui revenait le soin de porter l’estocade :

— Vos équipes ont mélangé les cercueils et les emplacements.

Pradelle se tourna vers lui, interrogatif.

— Le travail est fait par vos Chinois, ajouta le préfet. Or ils ne cherchent pas la bonne place… Ils mettent les cercueils dans le premier trou venu.

Cette fois, c’est vers Dupré qu’Henri se tourna.

— Pourquoi ils font ça, ces cons de Chinois ?

C’est le préfet qui répondit :

— Ils ne savent pas lire, monsieur d’Aulnay-Pradelle… Pour ce travail, vous employez des gens qui ne savent pas lire.

Un instant, Henri fut déstabilisé. Puis la réponse fusa :

— Qu’est-ce que ça peut foutre, bordel de merde ! Quand ils viennent se recueillir, les parents, ils creusent la tombe pour vérifier que c’est bien leur mort à eux ?

Tout le monde fut sidéré. Sauf Dupré qui connaissait son homme : il l’avait vu en colmater, des brèches, depuis quatre mois qu’on avait commencé, et des plus larges ! C’était un boulot où il y avait tout un tas de cas particuliers ; pour avoir l’œil à tout, il aurait fallu embaucher, or embaucher, le patron s’y refusait ; ça ira comme ça, disait-il, ils sont déjà nombreux, et puis vous êtes là, Dupré, non ? Je peux me reposer sur vous, ou pas ? Alors, à présent, un cadavre à la place d’un autre n’était pas de nature à l’impressionner.

Le maire et le préfet, en revanche, furent outrés.

— Attendez, attendez, attendez…!

C’était le maire.

— Nous avons des responsabilités, monsieur. Il s’agit d’une tâche sacrée !

Tout de suite les grands mots. On voyait à qui on avait affaire.

— Oui, bien sûr, reprit Pradelle sur un ton plus conciliant. Une tâche sacrée, évidemment. Mais bon, vous savez ce que c’est…

— Oui, monsieur ! Justement, je sais ce que c’est, imaginez-vous ! Une injure à nos morts, voilà ce que c’est ! Et donc, je vais faire arrêter les travaux.

Le préfet fut content d’avoir prévenu le ministère par télégramme. Il était couvert. Ouf.

Pradelle réfléchit un long moment.

— Bon, lâcha-t-il enfin.

Le maire soupira, il n’avait pas imaginé victoire aussi facile.

— Je vais faire ouvrir toutes les tombes, reprit-il d’une voix forte, péremptoire. Pour vérifier.

— D’accord, dit Pradelle.

Le préfet Plerzec laissa le maire à la manœuvre parce que Aulnay-Pradelle en homme arrangeant, ça le rendait perplexe. Lors des deux premières rencontres, il l’avait trouvé expéditif, hautain, pas du tout le genre accommodant comme ce jour-là.

— Bon, répéta Pradelle en resserrant son manteau.

Il faisait visiblement contre mauvaise fortune bon cœur, comprenait la position du maire.

— C’est entendu, faites rouvrir les tombes.

Il se recula, prêt à partir, puis parut vouloir régler un ultime détail :

— Bien sûr, vous nous prévenez dès qu’on peut reprendre le travail, hein ? Et vous, Dupré, vous me transférez les Chinois à Chazières-Malmont, on a du retard là-bas. Finalement, cette histoire tombe plutôt pas mal.

— Hé, attendez ! hurla le maire. Ce sont vos personnels qui doivent rouvrir les tombes !

— Ah non, répondit Pradelle. Mes Chinois, eux, ils inhument. C’est pour ça qu’ils sont payés. Moi, je veux bien qu’ils exhument, remarquez : je facture le gouvernement à l’unité. Mais alors je vais devoir facturer trois fois. Une fois pour enterrer, une seconde fois pour déterrer et, quand vous aurez refait le tri des bons emplacements pour les bons cercueils, une troisième fois pour qu’ils enterrent à nouveau.

— Ça non ! cria le préfet.

C’est lui qui signait les procès-verbaux, qui rendait compte des dépenses, qui tenait le budget attribué par l’État et qui, en cas de dépassement, se faisait taper sur les doigts. Déjà qu’il avait été muté ici à la suite d’une erreur administrative — une histoire avec la maîtresse d’un ministre qui l’avait pris de haut, l’affaire s’était envenimée, moralité : muté à Dampierre une semaine plus tard —, alors cette fois, non merci, aucune envie de finir sa carrière aux colonies, il était asthmatique.

— On ne pourra pas facturer trois fois, hors de question !

— Débrouillez-vous tous les deux, dit Pradelle. Moi, il faut que je sache quoi faire de mes Chinois ! Ils travaillent ou ils s’en vont !

Le maire était décomposé.

— Enfin, messieurs !

Il fit un large mouvement du bras pour désigner l’étendue du cimetière sur lequel le jour se levait. C’était sinistre, cette immensité sans herbe, sans arbres, sans limites, sous ce ciel laiteux, avec ce froid, ces buttes de terre que la pluie tasserait, ces pelles ici et là, ces brouettes… Ce spectacle était d’une grande tristesse.

Le maire avait rouvert son registre.

— Enfin, messieurs…, répéta-t-il, nous avons déjà inhumé cent quinze soldats…

Il leva la tête, assommé par le constat.

— Et dans tout cela, nous ne savons absolument pas qui est qui !

Le préfet se demanda si le maire n’allait pas se mettre à pleurer, comme si on avait besoin de ça.

— Ces jeunes gens sont morts pour la France, ajouta le maire, nous leur devons le respect !

— Ah bon ? demanda Henri. Vous leur devez le respect ?

— Absolument, et…

— Alors, expliquez-moi pourquoi, depuis bientôt deux mois, dans le cimetière de votre commune, vous laissez des illettrés les enterrer n’importe comment ?

— Ce n’est tout de même pas moi qui les enterre dans le désordre ! Ce sont vos Ch… vos personnels !

— Mais vous avez bien délégation de l’autorité militaire pour tenir ces registres, non ?

— Un employé de la mairie vient deux fois par jour ! Mais il ne peut pas y passer ses journées entières !

Il tourna vers le préfet un regard de naufragé.

Silence.

Tout le monde lâchait tout le monde. Le maire, le préfet, l’autorité militaire, l’officier d’état civil, le ministère des Pensions, c’est qu’il y en avait, des intermédiaires, dans cette histoire…

On comprit que, lorsqu’il faudrait remonter aux responsables, chacun aurait son lot. Sauf les Chinois. Parce qu’ils ne savaient pas lire.

— Écoutez, proposa Pradelle, dorénavant, on va faire attention, n’est-ce pas, Dupré ?

Dupré hocha la tête. Le maire était effondré. Il allait devoir fermer les yeux, laisser sciemment sur les tombes des noms qui ne correspondraient pas aux soldats ensevelis et porter seul ce secret. Ce cimetière deviendrait son cauchemar. Pradelle regarda tour à tour le maire et le préfet.

— Je propose, dit-il sur le ton de la confidence, qu’on n’ébruite pas ces petits incidents…

Le préfet avala sa salive. Son télégramme venait sans doute d’arriver au ministère, comme une demande de mutation pour les colonies.

Pradelle tendit le bras et le passa autour de l’épaule du maire, déboussolé.

— Ce qui est important pour les familles, ajouta-t-il, c’est d’avoir un endroit à elles, n’est-ce pas ? De toute manière, leur fils est bien ici, non ? C’est ça qui compte avant tout, croyez-moi !

L’affaire était réglée, Pradelle remonta en voiture, claqua rageusement la portière, il ne se mit pas en colère comme si souvent. Il démarra même assez calmement.

Dupré et lui restèrent un long moment à regarder le paysage défiler, sans un mot.

On s’en tirait cette fois encore, mais le doute les saisissait, chacun à leur niveau, les incidents se multipliaient, ici et là.

Pradelle lâcha enfin :

— On va resserrer les boulons, hein, Dupré ? Je compte sur vous, n’est-ce pas ?

22

Non. Avec le mouvement de l’index, comme un essuie-glace d’automobile, mais plus rapide. Un « non » très ferme, définitif. Édouard ferma les yeux, la réponse d’Albert était si prévisible. C’était un timide, un craintif. Même lorsqu’il n’y avait aucun risque, la moindre décision lui demandait plusieurs jours, alors, pensez, vendre des monuments aux morts et se tailler avec la caisse !

Selon Édouard, toute la question était de savoir si Albert finirait par accepter dans un délai raisonnable parce que les très bonnes idées sont des denrées périssables. Les journaux qu’il lisait avidement ne cessaient de le faire pressentir : quand le marché serait saturé d’offres de monuments, très bientôt, quand tous les artistes, toutes les fonderies se rueraient sur cette demande, ce serait trop tard.

C’était maintenant ou jamais.

Et pour Albert, c’était jamais. Geste de l’index. Non.

Édouard avait néanmoins poursuivi son travail avec obstination.

Son catalogue d’œuvres commémoratives se construisait, planche après planche. Il venait de pondre une « Victoire » très réussie qui s’inspirait de celle de Samothrace, mais avec un casque de poilu ; ce modèle allait faire des ravages. Et comme il était seul jusqu’à l’arrivée de Louise en fin d’après-midi, il avait le temps de réfléchir, de tenter de répondre à toutes les questions qui se posaient, de polir son projet qui, il devait l’avouer, n’était pas simple. Bien moins qu’il ne l’avait pensé, il tâchait de résoudre les difficultés une à une, il s’en présentait sans cesse de nouvelles. Malgré les obstacles, il y croyait dur comme fer. Selon lui, ça ne pouvait pas rater.

La vraie grande nouvelle : il travaillait avec un enthousiasme inattendu, presque violent.

Il se projetait avec délectation dans cette perspective, il en était enveloppé, habité, son existence entière en dépendait. En renouant avec ces plaisirs d’agitateur et sa nature provocatrice, il redevenait lui-même.

Albert s’en réjouissait. Cet Édouard-là, il ne l’avait jamais connu, sauf de loin, dans les tranchées ; le voir revenir à la vie constituait une vraie récompense pour lui. Quant à son entreprise, il la jugeait si irréalisable qu’il ne s’en inquiétait quasiment pas. À ses yeux, c’était foncièrement infaisable.

Entre les deux hommes avait débuté une épreuve de force dans laquelle l’un poussait et l’autre résistait.

Comme souvent, la victoire n’était pas promise à la vigueur, mais à l’inertie. Il suffisait à Albert de dire non suffisamment longtemps pour obtenir gain de cause. Le plus cruel, pour lui, n’était pas de refuser d’entrer dans cette histoire de fou, c’était de décevoir Édouard, de tuer dans l’œuf sa belle énergie retrouvée, de le renvoyer à la vacuité de leur existence, à un avenir sans projet.

Il aurait fallu lui proposer autre chose… Quoi ?

Aussi, chaque soir, admirait-il avec une gentillesse polie, quoique sans effusion, les nouveaux dessins qu’Édouard lui montrait, ses nouvelles stèles, ses nouvelles sculptures.

— Comprends bien l’idée, écrivait Édouard sur le cahier de conversation. On peut fabriquer son monument soi-même ! On prend un drapeau et un poilu, on a un monument. On enlève le drapeau, on le remplace par une « Victoire », on en a un autre ! On devient créatif sans se donner de peine et sans aucun talent, ça va plaire, forcément !

Ah, pour ça, songeait Albert, on pouvait reprocher pas mal de choses à Édouard, mais il possédait du génie pour trouver des idées. Surtout pour les catastrophes : le changement d’identité, l’impossibilité de toucher la prime du gouvernement, le refus de rentrer chez lui où il y avait tout le confort, la rébellion contre la greffe, l’accoutumance à la morphine, maintenant son escroquerie aux monuments aux morts… Les idées d’Édouard étaient de véritables pelles à emmerdements.

— Est-ce que tu te rends vraiment compte de ce que tu me proposes ? demanda Albert.

Il se planta devant son camarade.

— De commettre… un sacrilège ! Voler l’argent des monuments aux morts, c’est comme profaner un cimetière, c’est un… un outrage patriotique ! Parce que, même si le gouvernement y met un peu de sa poche, l’essentiel de l’argent, pour ce genre de monuments, il vient d’où ? Des familles des victimes ! Des veuves, des parents, des orphelins, des camarades de combat ! À côté de toi, Landru va passer pour un communiant. Tu auras tout le pays à tes trousses, tout le monde contre toi ! Et quand on te rattrapera, tu auras droit à un procès de pure forme parce que la guillotine sera montée à ton intention depuis le premier jour ! Alors, je sais que ta tête, tu es fâché avec. Sauf que la mienne me convient encore assez bien !

Il revint à son ouvrage en bougonnant, quel projet imbécile. Mais il se retourna, son torchon à la main. La figure du capitaine Pradelle, qui le hantait depuis qu’il s’était rendu chez M. Péricourt, venait de lui apparaître une nouvelle fois. Il comprit soudain que son cerveau nourrissait depuis longtemps d’intenses projets de vengeance.

Et que l’heure était venue.

Cette évidence lui sauta aux yeux.

— Je vais te dire, moi, ce qui serait moral, c’est de trouer la peau à cet enfoiré de capitaine Pradelle ! Voilà ce qu’on devrait faire ! Parce que cette vie, ce qu’on est aujourd’hui, tout ça, c’est arrivé à cause de lui !

Édouard n’eut pas l’air très convaincu par cette nouvelle approche. Il resta la main suspendue au-dessus de sa feuille, dubitatif.

— Bah oui ! renchérit Albert, on dirait que tu l’as oublié, Pradelle ! Mais lui n’est pas comme nous, il est rentré en héros, avec ses médailles, ses décorations, et il touche sa pension d’officier ! Je suis certain que la guerre lui a procuré bien des avantages…

Pouvait-il raisonnablement aller plus loin ? se demanda-t-il. Poser la question, c’était y répondre. Obtenir la peau de Pradelle lui semblait maintenant une telle évidence…

Il se lança :

— Avec ses médailles et ses mérites, moi, je l’imagine faire un beau mariage… Tu parles, un héros comme celui-là, on va se l’arracher ! À l’heure où nous, on crève à petit feu, lui, il doit se lancer dans les affaires… Tu trouves ça moral, toi ?

Étonnamment, Albert n’obtint pas d’Édouard l’adhésion à laquelle il s’attendait. Son camarade leva les sourcils, se pencha sur sa feuille.

— Tout ça, écrivit-il, c’est d’abord la faute à la guerre. Sans la guerre, pas de Pradelle.

Albert faillit s’étouffer. Il était déçu, certes, mais surtout, terriblement triste. Il fallait bien le reconnaître, ce pauvre Édouard n’avait plus les pieds sur terre…

Les deux hommes reprirent cette conversation à plusieurs occasions, elle les conduisait toujours au même constat. Albert, au nom de la morale, rêvait de vengeance.

— Tu en fais une affaire personnelle, écrivait Édouard.

— Eh bien, oui, ce qui m’arrive, je trouve ça assez personnel. Pas toi ?

Non, pas lui. La vengeance ne satisfaisait pas son idéal de justice. Tenir un homme pour responsable ne lui suffisait pas. Bien qu’on soit maintenant en paix, Édouard avait déclaré la guerre à la guerre et voulait le faire avec ses moyens, autrement dit : avec son style. La morale n’était pas son registre.

On le voit, chacun d’eux voulait poursuivre son roman qui n’était peut-être plus le même. Ils se demandaient s’ils n’allaient pas devoir écrire chacun le leur. Chacun à sa manière. Séparément.

Quand il constatait cela, Albert préférait penser à autre chose. Tiens, à la petite bonne de chez les Péricourt qui lui trottait encore dans la tête, mon Dieu comme elle avait une jolie petite langue, ou à ses souliers neufs qu’il n’oserait plus remettre. Il préparait le jus de légumes et de viande d’Édouard qui, tous les soirs, revenait sur son projet, c’était un gars sacrément entêté. Albert ne cédait rien. Puisque la morale n’avait pas eu gain de cause, il en appela à la raison :

— Pour conduire ton affaire, rends-toi compte, il faudrait créer une société, fournir des papiers, tu y as pensé ? On lancerait ton catalogue dans la nature, on n’irait pas loin, je peux te le dire, on aurait vite fait de nous rattraper. Et entre l’arrestation et l’exécution capitale, tu aurais à peine le temps de respirer !

Édouard ne semblait ébranlé par aucun argument.

— Il faudrait des locaux, tonnait Albert, des bureaux ! Et c’est toi qui vas recevoir la clientèle avec tes masques de nègre ?

Édouard, allongé sur son ottomane, continuait de feuilleter ses planches de monuments, ses sculptures. Des exercices de style. Réussir quelque chose de moche n’est pas donné à tout le monde.

— Et il faudrait aussi un téléphone ! Et du personnel pour répondre, écrire des courriers… Et un compte en banque, si tu veux toucher de l’argent…

Édouard ne pouvait s’empêcher de sourire en silence. Son camarade s’exprimait avec des frayeurs dans la voix, comme s’il s’agissait de démonter la tour Eiffel et de la reconstruire cent mètres plus loin. Épouvanté.

— Pour toi, ajouta Albert, tout est simple. Forcément, quand on ne sort pas de chez soi…!

Il se mordit les lèvres, trop tard.

C’était justice, bien sûr, mais Édouard en fut blessé. Mme Maillard disait souvent : « Il n’a pas un mauvais fond, mon Albert, il n’y a même pas plus gentil. Mais il n’est pas diplomate. C’est pour ça qu’il n’arrive à rien dans la vie. »

La seule chose qui aurait légèrement ébranlé le refus obstiné d’Albert, c’était l’argent. La fortune que promettait Édouard. C’est vrai qu’il allait s’en dépenser des sous. Le pays tout entier était saisi d’une fureur commémorative en faveur des morts, proportionnelle à sa répulsion vis-à-vis des survivants. L’argument financier portait parce que Albert tenait la bourse et voyait combien l’argent était dur à gagner et fondait vite ; il fallait tout compter, les cigarettes, les tickets de métro, la nourriture. Alors, ce que promettait Édouard avec gourmandise, les millions, les voitures, les grands hôtels…

Et les femmes…

Albert commençait à devenir nerveux sur ce sujet, on peut se débrouiller tout seul un moment, mais ça n’est pas de l’amour, on se languit, à la fin, de ne rencontrer personne.

Sa peur de se lancer dans une entreprise aussi folle était toutefois plus forte que son désir de femme, pourtant violent. Survivre à la guerre pour finir en prison, quelle femme méritait qu’on coure un tel risque ? Même s’il convenait, en regardant les filles des magazines, que beaucoup d’entre elles, justement, semblaient le mériter, ce risque.

— Réfléchis, dit-il un soir à Édouard, moi qui sursaute quand la porte claque, tu me vois me lancer dans une chose pareille ?

Au début, Édouard se taisait, poursuivait ses dessins, laissant le projet faire son chemin, mais il constatait que le temps n’arrangeait pas ses affaires. Au contraire, plus ils en parlaient, plus Albert trouvait de raisons de s’y opposer.

— Et puis, quand bien même on en vendrait, de tes monuments imaginaires, et que les municipalités payeraient des avances, on gagnerait quoi, deux cents francs un jour, deux cents francs le lendemain, tu parles d’un pactole ! Prendre autant de risques pour récolter trois francs six sous, merci bien ! Pour s’enfuir avec une fortune, il faudrait que tout arrive en même temps, c’est impossible, ça ne marche pas, ton affaire !

Albert avait raison. Les acheteurs finiraient bien, tôt ou tard, par se rendre compte qu’il y avait, derrière tout cela, une société fantôme, on devrait partir avec ce qu’on aurait, c’est-à-dire pas grand-chose. Et à force d’y penser, Édouard avait trouvé une parade. Parfaite à ses yeux.

Le 11 Novembre prochain, à Paris, la France…

Ce soir-là, Albert avait découvert des fruits dans un cageot, sur le trottoir, en revenant des Grands Boulevards ; il éliminait les parties abîmées et préparait un jus avec la pulpe ; le bouillon de viande tous les jours, c’était lassant à la fin, et il n’avait pas beaucoup d’imagination. Édouard, lui, avalait ce qu’on lui donnait, pour ça, il n’était pas difficile.

Albert s’essuya les mains à son tablier, se pencha sur la feuille — sa vue baissait depuis son retour de la guerre, il aurait eu les moyens, il aurait acheté des lunettes —, il dut se rapprocher :

Le 11 Novembre prochain, à Paris, la France érigera le tombeau d’un « soldat inconnu ». Participez, vous aussi, à cette célébration et transformez ce noble geste en une immense communion nationale, par l’érection, le même jour, d’un monument dans votre propre ville !

Toutes les commandes pourraient arriver avant la fin de l’année…, en conclut Édouard.

Albert hocha la tête d’un air navré. Tu es complètement dingue. Et il retourna à son jus de fruits.

Au cours de leurs interminables discussions sur le sujet, Édouard fit valoir à Albert qu’avec le produit de ces ventes, tous deux pourraient partir aux colonies. Investir dans des affaires prometteuses. Se mettre pour toujours à l’abri du besoin. Il lui montra des images découpées dans des revues ou des cartes postales rapportées par Louise, des vues de la Cochinchine, des exploitations forestières avec, devant les billes de bois que soulevaient des indigènes, des colons casqués, conquérants, repus comme des moines, au sourire suffisant. Des voitures européennes avec des femmes dont les foulards blancs volaient au vent traversaient des vallées ensoleillées en Guinée. Et les fleuves du Cameroun, et les jardins du Tonkin où des plantes grasses débordaient de coupes en céramique, et les Messageries fluviales de Saigon où resplendissaient les enseignes des colons français, et le splendide palais du gouverneur, le square du Théâtre photographié au crépuscule avec des hommes en smoking, des femmes en longue robe de soir, leur fume-cigarette, les cocktails frais, on croyait entendre la musique de l’orchestre, là-bas la vie semblait facile, faciles les affaires, les fortunes vite construites, la dolence des climats tropicaux. Albert faisait semblant de n’y prêter qu’un intérêt touristique, mais il restait un peu plus longtemps que nécessaire sur les photographies du marché de Conakry où de grandes jeunes femmes noires, les seins nus, sculpturales, déambulaient avec une nonchalance d’une sensualité folle, il s’essuyait de nouveau les mains à son tablier et retournait à sa cuisine.

Il s’arrêta soudain.

— Et puis, pour imprimer ton catalogue, et pour l’envoyer dans des centaines de villes et de villages, qu’est-ce que tu as comme argent, dis-moi…?

À de nombreuses questions, Édouard avait trouvé la parade, à celle-ci, jamais.

Pour enfoncer le clou, Albert alla chercher son porte-monnaie, étala ses sous sur la toile cirée et les compta.

— Moi, je peux t’avancer onze francs soixante-treize. Toi, tu as combien ?

C’était lâche, cruel, inutile, blessant, Édouard ne possédait rien. Albert ne profita pas de l’avantage, il rangea sa monnaie et retourna au frichti. Ils ne s’adressèrent plus la parole de la soirée.


Arriva le jour où Édouard fut à bout d’arguments sans avoir convaincu son camarade.

C’était non. Albert n’y reviendrait pas.

Le temps avait passé, le catalogue, presque achevé, ne demandait plus que quelques ajustements pour être imprimé et envoyé dans la nature. Mais tout le reste était à faire, l’organisation, un énorme travail, et pas un sou devant soi…

Ce qui restait à Édouard de tout ça : une série de dessins inutiles. Il s’effondra. Cette fois, pas de larmes, de mauvaise humeur ou de mauvaise tête, il se sentait insulté. Il se faisait recaler par un petit comptable au nom du sacro-saint réalisme. L’éternelle lutte entre les artistes et les bourgeois se répétait là ; c’était, sur des critères à peine différents, la guerre qu’il avait perdue face à son père. Un artiste est un rêveur, donc un inutile. Édouard croyait entendre ces phrases derrière celles d’Albert. Devant l’un comme devant l’autre, il se sentait rabaissé au rang d’assisté, un être futile qui se consacre à des activités vaines. Il s’était montré patient, pédagogue, convaincant mais il avait échoué ; ce qui le séparait d’Albert, ce n’était pas un désaccord, c’était une culture ; il le trouvait petit, mesquin, sans envergure, sans ambition, sans folie.

Albert Maillard n’était qu’une variante de Marcel Péricourt. C’était le même, moins l’argent. Ces deux hommes remplis de certitudes balayaient ce qu’Édouard avait de plus vivant, ils le tuaient.

Édouard hurla, Albert résista. Ils se disputèrent.

Édouard tapa du poing sur la table en fusillant Albert du regard et en poussant des rugissements rauques et menaçants.

Albert beugla qu’il avait fait la guerre, qu’il ne ferait pas la prison.

Édouard renversa l’ottomane qui ne survécut pas à l’agression. Albert se précipita, il y tenait à ce meuble, la seule chose un peu chic dans ce décor ! Édouard poussait des cris rageurs, d’une puissance inouïe, avec des torrents de salive qui giclaient de sa gorge ouverte, tout cela montait du ventre, comme d’un volcan en éruption.

Albert ramassa les morceaux d’ottomane en disant qu’Édouard pouvait bien casser toute la maison, que ça ne changerait rien, qu’aucun d’eux n’était fait pour ce genre d’affaires.

Édouard continua de hurler en boitant à grands pas dans la pièce, explosa une vitre avec son coude, menaça de jeter au sol le peu de vaisselle dont ils disposaient, Albert lui sauta dessus, le saisit à la taille, ils tombèrent et roulèrent au sol.

Ils avaient commencé à se haïr.

Albert, hors de lui, frappa violemment à la tempe Édouard qui, d’une ruade dans la poitrine, l’éjecta contre le mur où il faillit s’assommer. Ils furent debout face à face au même instant, Édouard gifla Albert qui lui répondit par un coup de poing. En pleine figure.

Or Édouard était face à lui.

Le poing fermé d’Albert s’enfonça dans la béance de son visage.

Quasiment jusqu’au poignet.

Et s’y figea.

Albert, épouvanté, regarda son poing englouti dans le visage de son camarade. Comme s’il avait traversé sa tête de part en part. Et, au-dessus de son poignet, le regard stupéfait d’Édouard.

Les deux hommes restèrent ainsi quelques secondes, paralysés.

Ils entendirent un cri, tous deux se tournèrent vers la porte. Louise, la main sur la bouche, les regardait, en larmes ; elle sortit en courant.

Ils s’étaient dégagés l’un de l’autre, ne sachant quoi dire. Ils s’ébrouèrent maladroitement. Il y eut un long moment de gêne coupable.

Ils comprirent que c’en était fini de tout.

Leur histoire commune ne pourrait jamais dépasser ce poing logé dans ce visage, comme s’il venait de le crever. Ce geste, cette sensation, cette monstrueuse intimité, tout était exorbitant, vertigineux.

Ils n’avaient pas la même colère l’un et l’autre.

Ou elle ne s’exprimait pas de la même manière.

Édouard fit son bagage le lendemain matin. C’était son havresac. Il ne prit que ses vêtements, n’emporta rien d’autre. Albert partit à son travail sans avoir trouvé un mot à dire. Sa dernière image d’Édouard fut son dos, alors qu’il rangeait son sac, très lentement, comme quelqu’un qui ne se décide pas à s’en aller.

Toute la journée, sa réclame sur le dos, Albert arpenta le boulevard en roulant des pensées tristes.

Le soir, juste un mot : « Merci pour tout. »

L’appartement lui sembla vide, comme sa vie au départ de Cécile. Il savait qu’on se remet de tout, mais depuis qu’il avait gagné la guerre, il avait l’impression de la perdre un peu plus chaque jour.

23

Labourdin posa ses mains à plat sur le bureau, avec le même air satisfait qu’à table, à l’arrivée de l’omelette norvégienne. Mlle Raymond n’avait rien d’une crème glacée. Pour autant, la ressemblance avec la meringue dorée n’était pas totalement dénuée de sens. C’était une fausse blonde tournant au roux, avec un teint très pâle et une tête un peu pointue. Quand elle entrait et voyait son patron dans cette position, Mlle Raymond adoptait une moue dégoûtée et fataliste. Parce que, dès qu’elle était devant lui, il glissait la main droite sous sa jupe, geste d’une incroyable rapidité chez un homme de sa corpulence et d’une habileté qu’on ne lui connaissait dans aucun autre domaine. Elle effectuait alors un rapide mouvement de hanches, mais Labourdin, dans ce registre, était doté d’une intuition qui frisait la divination. Quelle que soit l’esquive, il parvenait toujours à ses fins. Elle en avait pris son parti, se tortillait rapidement, déposait le parapheur et se contentait, en sortant, de pousser un soupir de lassitude. Les obstacles dérisoires, pathétiques, qu’elle tentait d’opposer à cette pratique (des robes ou des jupes de plus en plus serrées), décuplaient le plaisir de Labourdin. Si elle se montrait une secrétaire assez médiocre en sténographie et en orthographe, sa patience rachetait largement ses défauts.

Labourdin ouvrit le dossier, fit claquer sa langue : M. Péricourt allait être content.

C’était un beau règlement mettant « au concours entre des artistes de nationalité française le projet d’édification d’un monument aux morts de la guerre 1914–1918 ».

Dans ce long document, Labourdin n’avait rédigé lui-même qu’une seule phrase. La deuxième de l’article 1. Il avait tenu à le faire lui-même, sans l’aide de personne. Chaque mot, parfaitement pesé, était de sa main, ainsi que chaque majuscule. Il en était si fier qu’il exigea que cette phrase soit écrite en caractères gras : « Ce Monument devra exprimer le Souvenir douloureux et glorieux de nos Morts Victorieux. » Parfaitement cadencée. Nouveau claquement de langue. Il s’admira encore puis parcourut rapidement le reste du texte.

On avait trouvé un bel emplacement, autrefois occupé par le garage municipal : quarante mètres de façade, trente de profondeur, la possibilité d’aménager un jardin tout autour. Le règlement précisait que les dimensions du monument devraient « être en harmonie avec l’emplacement choisi ». Pour inscrire tous ces noms, il fallait de la place. L’opération était quasiment bouclée : un jury de quatorze personnes comprenant élus, artistes locaux, militaires, représentants des anciens combattants, des familles, etc., tout cela trié sur le volet parmi les gens qui devaient quelque chose à Labourdin ou attendaient de lui une faveur (il présidait le comité, avec voix décisionnaire). Cette initiative hautement artistique et patriotique apparaîtrait en tête des réalisations dans le compte rendu de son mandat. Réélection quasiment assurée. Le calendrier était arrêté, le concours allait être lancé, les travaux d’aplanissement débutaient. L’annonce serait publiée dans les principaux journaux de Paris et de province, une belle affaire, vraiment, et bien menée…

Ne manquait rien.

Juste un blanc à l’article 4 : « La somme à dépenser pour le monument est de… »

Cela plongea M. Péricourt dans une intense réflexion. Il voulait quelque chose de beau, mais pas de grandiose, et, selon les informations qu’on lui avait transmises, pour un monument de ce genre, les prix allaient de soixante à cent vingt mille francs, certains artistes réputés vous demandaient même des cent cinquante, cent quatre-vingt mille francs, avec un éventail pareil, où fixer la barre ? Il ne s’agissait pas d’une affaire d’argent, mais de juste mesure. Réfléchir. Son regard se porta vers son fils. Un mois plus tôt, Madeleine avait déposé sur sa cheminée une photographie d’Édouard encadrée à son intention. Elle en possédait d’autres, elle avait choisi celle-ci, qui lui avait semblé « moyenne », ni trop sage, ni trop provocante. Acceptable. Ce qui se passait dans la vie de son père la bouleversait, et comme elle s’inquiétait des proportions que cela prenait, elle agissait avec doigté, par petites touches, un jour le carnet de croquis, un autre une photographie.

M. Péricourt avait attendu deux jours avant de rapprocher la photographie, de la poser sur le coin de son bureau. Il ne voulut pas demander à Madeleine de quand elle datait, ni à quel endroit elle avait été prise, un père était censé savoir ces choses-là. Selon lui, Édouard avait quatorze ans, ça devait donc remonter à 1906. Il posait devant une balustrade en bois. On ne voyait pas l’arrière-plan, le cliché semblait pris à la terrasse d’un chalet, on l’envoyait au ski chaque hiver. M. Péricourt ne se souvenait pas précisément de l’endroit, sauf que c’était toujours la même station, dans les Alpes du Nord, peut-être, ou du Sud. Dans les Alpes, en tout cas. Son fils posait en pull-over et clignait des yeux à cause du soleil, tout sourire, comme si quelqu’un grimaçait derrière l’opérateur. Cela amusa à son tour M. Péricourt, c’était un bel enfant, espiègle. De sourire ainsi ce jour-là, tant d’années après, lui rappela que son fils et lui n’avaient jamais ri ensemble. Cela lui brisa le cœur. Il eut alors l’idée de retourner le cadre.

En bas, Madeleine avait écrit : « 1903, les Buttes-Chaumont. »

M. Péricourt dévissa son stylo et inscrivit : deux cent mille francs.

24

Comme personne ne savait à quoi pouvait ressembler Joseph Merlin, les quatre hommes chargés de l’accueillir imaginèrent d’abord de faire passer, à l’arrivée du train, une annonce par le chef de gare, puis de tenir une pancarte à son nom… Mais aucune de ces solutions ne leur sembla compatible avec la dignité et la retenue qui conviennent à l’accueil d’un envoyé du ministère.

Ils choisirent donc de rester groupés sur le quai, près de la sortie, et de guetter, parce que, en réalité, il n’y avait pas tant de monde que cela qui descendait à Chazières-Malmont, une trentaine de personnes en général, un fonctionnaire parisien, ça se verrait tout de suite.

Or ça ne se vit pas.

D’abord, il n’y avait pas trente personnes à descendre du train mais moins de dix et, parmi elles, aucun envoyé ministériel. Lorsque le dernier voyageur passa la porte et que la gare fut vide, ils se regardèrent ; l’adjudant Tournier claqua les talons, Paul Chabord, l’officier d’état civil à la mairie de Chazières-Malmont, se moucha bruyamment, Roland Schneider, de l’Union nationale des combattants, qui représentait les familles des disparus, prit une longue respiration censée exprimer à quel point il prenait sur lui pour ne pas exploser. Et tout le monde sortit.

Dupré, lui, se contenta d’enregistrer l’information ; il avait perdu plus de temps à préparer cette visite qui finalement n’aurait pas lieu qu’à organiser le travail des six autres chantiers de l’entreprise vers lesquels il devait courir en permanence, de quoi vous décourager. Une fois dehors, tous quatre se dirigèrent vers la voiture.

Leur état d’esprit était assez partagé. En constatant l’absence de l’envoyé du ministère, ils ressentaient tous de la déception… et du soulagement. On ne craignait rien, bien sûr, on avait préparé la visite avec soin, mais une inspection est toujours une inspection, ces choses-là tournent comme le vent, on connaissait des exemples.

Depuis l’histoire du cimetière de Dampierre, avec les Chinois, Henri d’Aulnay-Pradelle était sur les dents. Pas à prendre avec des pincettes. Dupré l’avait sur le dos en permanence avec des consignes sans cesse contradictoires. Il fallait aller plus vite, employer moins de personnel, toujours contourner les règles à condition que ça ne se voie pas. Depuis son embauche, il promettait à Dupré une augmentation de salaire qui n’arrivait jamais. Mais : « Je compte sur vous, Dupré, hein ? »

— Quand même, se plaignit Paul Chabord, le ministère aurait pu se fendre d’un télégramme !

Il hocha la tête : pour qui les prenait-on, des hommes qui se dévouaient pour la République, on prévient au moins, etc.

Ils sortirent de la gare. Alors qu’ils s’apprêtaient à monter en voiture, une voix caverneuse et enrouée les fit se retourner :

— Vous êtes du cimetière ?

C’était un homme assez vieux avec une tête très petite et un grand corps qui avait l’air vide, comme une carcasse de volaille après le repas. Des membres trop longs, un visage rougeaud, un front étroit, des cheveux courts plantés très bas, presque à se confondre avec les sourcils. Et un regard douloureux. Ajoutez à cela qu’il était habillé comme l’as de pique, une redingote épuisée à la mode d’avant-guerre, ouverte, malgré le froid, sur un veston de velours marron taché d’encre et auquel il manquait un bouton sur deux. Un pantalon gris sans forme et surtout, surtout, une paire de godasses colossales, exorbitantes, des grolles quasiment bibliques.

Les quatre hommes en restèrent muets.

Lucien Dupré fut le premier à réagir. Il s’avança d’un pas, tendit la main, demanda :

— Monsieur Merlin ?

L’envoyé du ministère produisit un petit bruit de langue contre ses gencives, comme on fait pour retirer un morceau d’aliment, tsitt. On mit pas mal de temps à comprendre qu’il s’agissait, en fait, d’un mouvement de son dentier, une habitude assez agaçante ; il le fit pendant tout le trajet en voiture, on avait envie de lui trouver un cure-dents. Ses vêtements usagés, ses énormes chaussures sales, toute sa physionomie le laissaient présager, on en eut confirmation dès le départ de la gare : cet homme-là, en plus, ne sentait pas bon.

Sur la route, Roland Schneider trouva opportun de se lancer dans un vaste commentaire stratégico-géographico-militaire sur la région traversée. Joseph Merlin, qui ne semblait même pas l’entendre, l’interrompit au beau milieu d’une phrase pour demander :

— À midi… on peut avoir du poulet ?

Il avait une voix assez désagréable, nasillarde.


En 1916, au début de la bataille de Verdun — dix mois de combats, trois cent mille morts —, les terrains de Chazières-Malmont, pas loin des lignes de front, encore accessibles par la route et assez proches de l’hôpital, grand pourvoyeur de cadavres, s’étaient révélés, pendant un moment, un lieu pratique pour enterrer les soldats. La fluctuation des positions militaires et les aléas stratégiques bousculèrent à plusieurs reprises certaines parties de ce vaste quadrilatère dans lequel se trouvaient à présent ensevelis plus de deux mille corps, personne n’en connaissait réellement le nombre, on parlait même de cinq mille, ce n’était pas impossible, cette guerre avait fait exploser tous les records. Ces cimetières provisoires avaient donné lieu à l’établissement de registres, de plans, de relevés, mais quand vous tombent dessus quinze ou vingt millions d’obus en dix mois — certains jours, un obus toutes les trois secondes — et qu’il faut enterrer deux cents fois plus d’hommes que prévu dans des conditions dantesques, les registres, les plans et les documents deviennent d’une valeur assez relative.

L’État avait décidé de créer une immense nécropole à Darmeville, que devaient alimenter les cimetières des alentours, et notamment celui de Chazières-Malmont. Comme on ne savait pas combien il y avait de corps à exhumer, à transporter et à inhumer de nouveau dans la nécropole, il était difficile d’établir un forfait. Le gouvernement payait à l’unité.

C’était un marché de gré à gré, sans mise en concurrence, que Pradelle avait remporté. Il avait calculé que si l’on trouvait deux mille corps, il pouvait refaire, à la Sallevière, la moitié de la charpente des écuries.

Avec trois mille cinq cents, la charpente entière.

Au-delà de quatre mille, il ajoutait la réfection du colombier.

Dupré avait amené à Chazières-Malmont une vingtaine de Sénégalais et, pour complaire aux autorités, le capitaine Pradelle (Dupré continuait de l’appeler ainsi, l’habitude) avait accepté d’embaucher sur place une poignée d’ouvriers de complément.

Le chantier avait démarré par l’exhumation des corps réclamés par les proches et qu’on était certain de pouvoir retrouver.

Des familles entières avaient débarqué à Chazières-Malmont, un défilé incessant de larmes et de gémissements, d’enfants hagards, de vieux parents tassés marchant en équilibre sur les planches alignées afin de ne pas patauger dans la boue ; comme un fait exprès, à cette période de l’année, il avait plu tout le temps. L’avantage, c’est que, sous une pluie battante, les exhumations avaient été rapides, personne n’insistait vraiment. Par décence, on avait chargé de ce travail des ouvriers français, des Sénégalais pour déterrer des soldats, allez savoir pourquoi, ça avait choqué certaines familles : considérait-on l’exhumation de leurs fils comme une tâche subalterne qu’on la confie ainsi à des nègres ? En arrivant dans le cimetière, lorsqu’ils apercevaient, au loin, ces grands Noirs trempés de pluie en train de pelleter ou de transporter des caisses, les enfants ne les quittaient plus du regard.

Ce défilé des familles prit un temps fou.

Le capitaine Pradelle demandait tous les jours au téléphone :

— Bon, Dupré, c’est bientôt fini ces conneries ? On commence quand ?

Le plus gros du travail avait ensuite débuté avec l’exhumation des corps de tous les autres soldats destinés à la nécropole militaire de Dampierre.

La tâche n’était pas simple. Il y avait les corps dûment répertoriés, qui ne posaient pas de problème parce que la croix qui portait leur nom était encore en place, et aussi une quantité d’autres à identifier.

Nombre de soldats avaient été enterrés avec leur demi-plaque d’identification, mais pas tous, loin de là ; parfois, c’était une véritable enquête qu’il fallait mener à partir des objets découverts sur eux ou dans leurs poches ; on devait mettre les corps de côté, les lister en attendant le résultat des recherches, on trouvait de tout et parfois si peu de chose lorsque la terre avait été par trop retournée… On inscrivait alors « soldat non identifié ».

Le chantier était bien avancé. On avait déjà exhumé pas loin de quatre cents cadavres. Les cercueils arrivaient par camions entiers, une équipe de quatre hommes était chargée de les assembler, de les clouer, une autre les apportait près des fosses et les évacuait ensuite vers les fourgons qui les transportaient jusqu’à la nécropole de Darmeville où des hommes de Pradelle et Cie, là encore, procédaient aux inhumations. Deux d’entre eux s’occupaient des répertoires, des inscriptions, des relevés.


Joseph Merlin, l’envoyé du ministère, pénétra dans le cimetière comme un saint à la tête d’une procession. Ses immenses godasses éclaboussaient tout en passant dans les flaques. On remarqua à cet instant seulement qu’il portait une vieille sacoche de cuir. Elle avait beau être bourrée de documents, elle semblait se balancer à l’extrémité de son long bras comme une feuille de papier.

Il s’arrêta. Derrière lui, la procession se figea, inquiète. Il regarda longuement le décor.

Il régnait en permanence sur le cimetière une odeur âcre de putréfaction vous arrivant parfois en pleine figure, comme un nuage déplacé par le vent, qui se mêlait à la fumée des cercueils sortis de terre abîmés ou hors d’usage et que le règlement exigeait de brûler sur place. Le ciel était bas, d’un gris sale, on voyait, ici et là, des hommes transportant des bières ou penchés sur des fosses ; deux camions laissaient leur moteur tourner tandis qu’on hissait dessus des cercueils à bout de bras. Merlin fit bouger son dentier, tsitt, tsitt, plissa ses grosses lèvres.

Voilà à quoi il en était rendu.

Près de quarante ans de fonction publique et, à la veille de la retraite, on l’envoyait faire la tournée des cimetières.

Merlin avait servi successivement au ministère des Colonies, au ministère du Ravitaillement général, au sous-secrétariat d’État au Commerce, à l’Industrie, aux Postes et Télégraphes, au ministère de l’Agriculture et du Ravitaillement, trente-sept années de carrière, trente-sept années à être foutu à la porte de partout, à tout rater, battu à plates coutures dans tous les postes qu’il avait occupés. Merlin n’était pas un homme qui plaisait. Taciturne, un peu pédant, sourcilleux et de mauvaise humeur d’un bout à l’autre de l’année, pour plaisanter avec lui… Cet homme laid et antipathique n’avait cessé d’encourager, par son attitude orgueilleuse et sectaire, les malveillances de ses collègues et les revanches de ses chefs. Il arrivait, on lui donnait une tâche, et on se fatiguait de lui parce que, très vite, on le trouvait ridicule, désagréable, passé de mode, on commençait à rire dans son dos, à lui attribuer des surnoms, à faire des blagues, il avait eu droit à tout. Pourtant, il n’avait jamais démérité. Il pouvait même citer la liste de ses hauts faits administratifs, liste parfaitement à jour, qu’il ressassait en permanence afin de masquer le bilan d’une carrière lugubre, d’une probité sans récompense, entièrement consacrée à se faire mépriser. Parfois, son passage dans certains services avait carrément ressemblé à un bizutage sans fin ; à plusieurs reprises, il avait dû lever haut sa canne et faire des moulinets en tonnant de sa grosse voix, excédé, prêt à en découdre avec la terre entière, il avait fait vraiment peur, surtout aux femmes, vous comprenez, maintenant, elles n’osent plus s’approcher, elles veulent être accompagnées, on ne peut pas conserver un type comme ça, d’autant que, honnêtement, comment dire, il ne sent pas très bon, cet homme-là, c’est assez incommodant. On ne l’avait gardé nulle part. Il n’avait eu, dans sa vie, qu’une courte période de luminosité qui s’étendait de sa rencontre avec Francine, un 14 Juillet, au départ de Francine avec un capitaine d’artillerie, à la Toussaint suivante. Le tout, trente-quatre ans plus tôt. Finir sa carrière en inspectant les cimetières n’avait rien de surprenant.

Un an que Merlin avait atterri au ministère des Pensions, Primes et Allocations de guerre. On se l’était passé d’un service à l’autre, puis un jour, on avait reçu des informations gênantes en provenance des cimetières militaires. Tout ne se déroulait pas normalement. Un préfet avait signalé des anomalies à Dampierre. Il s’était rétracté dès le lendemain, mais il avait attiré l’attention de l’administration. Le ministère devait s’assurer que l’État dépensait à bon escient l’argent du contribuable pour enterrer dignement, et dans les conditions fixées par les textes, les fils de la Patrie qui, etc.

— Et merde ! dit Merlin en regardant ce spectacle de désolation.

Parce que c’était lui qui avait été désigné. On lui avait trouvé le profil parfait pour un emploi dont personne ne voulait. Direction les nécropoles.

L’adjudant Tournier l’entendit.

— Pardon ?

Merlin se retourna, le regarda, tsitt, tsitt. Depuis Francine et son capitaine, il détestait les militaires. Il revint au spectacle du cimetière avec l’air de prendre soudain conscience de l’endroit où il se trouvait, et de ce qu’il était censé y faire. Les autres membres de la délégation restèrent perplexes. Dupré se risqua enfin :

— Je propose qu’on commence par…

Mais Merlin demeurait là, planté comme un arbre devant ce décor affligeant qui faisait un étrange écho à sa tendance habituelle à la persécution.

Il décida alors d’accélérer les choses, de se débarrasser de la corvée.

— Font chier.

Cette fois, tout le monde entendit distinctement, personne ne sachant ce qu’il fallait en conclure.

Les registres d’état civil conformes aux prescriptions de la loi du 29 décembre 1915, l’établissement des fiches évoquées dans la circulaire du 16 février 1916, le respect des ayants droit prévus à l’article 106 de la loi de finances du 31 juillet 1920, mouais, disait Merlin, cochant ici, signant là, l’atmosphère n’était pas détendue, mais tout se déroulait normalement. Sauf que ce type puait comme un sconse ; quand on se trouvait dans la baraque réservée à l’état civil en tête à tête avec lui, c’était intenable. Malgré le vent glacé qui s’engouffrait dans la pièce par rafales, on s’était résolu à laisser la fenêtre ouverte.

Merlin avait commencé l’inspection par un tour du côté des fosses. Paul Chabord s’était empressé de tendre au-dessus de sa tête un parapluie, à bout de bras, mais, l’envoyé du ministère se révélant imprévisible dans ses mouvements, ses brusques changements de direction découragèrent la bonne volonté de l’employé qui s’abrita lui-même. Merlin ne s’en aperçut pas ; le crâne dégoulinant de pluie, il regardait les fosses, l’air de ne pas comprendre ce qu’il y avait à inspecter là. Tsitt, tsitt.

Puis on s’en fut du côté des cercueils, on lui détailla les procédures, il chaussa des lunettes aux verres gris et rayés, on aurait dit des peaux de saucisson ; il compara les fiches, les états, les plaques apposées sur les bières puis, bon, ça va comme ça, grommela-t-il, on n’allait pas y passer la journée. Il sortit une grosse montre de son gousset et sans avertir personne se dirigea à grandes enjambées résolues vers la cahute de l’administration.

À midi, il achevait de remplir ses états d’inspection. Le voir travailler permettait de mieux comprendre pourquoi son veston était constellé de taches d’encre.

Et maintenant, tout le monde devait signer.

— Chacun ici fait son devoir ! annonça, martial et satisfait, l’adjudant Tournier.

— C’est ça, répondit Merlin.

Une formalité. On était debout dans la cahute, se repassant le porte-plume, comme le goupillon un jour d’enterrement. Merlin posa son gros index sur le registre.

— Ici, le représentant des familles…

L’Union nationale des combattants rendait suffisamment de services au gouvernement pour avoir un droit de présence à peu près partout. Merlin, d’un œil sombre, regarda Roland Schneider parapher.

— Schneider, dit-il enfin (il prononça « Schnaï-dâ » pour souligner son propos), ça sonne un peu allemand, non ?

L’autre se cabra aussitôt sur ses ergots.

— Peu importe, le coupa Merlin en désignant de nouveau le registre. Ici, l’officier d’état civil…

La remarque avait jeté un froid. La signature s’acheva en silence.

— Monsieur, commença Schneider qui venait de reprendre ses esprits, votre réflexion…

Mais déjà Merlin était debout, le dépassant de deux têtes, se penchant vers lui, le fixant de ses gros yeux gris et demandant :

— Au restaurant, on peut avoir du poulet ?

Le poulet était la seule joie de son existence. Il mangeait assez salement, complétant les taches d’encre par d’autres de graisse, il ne retirait jamais son veston.

Pendant le repas, et à l’exception de Schneider qui cherchait toujours sa réplique, chacun tenta d’engager la conversation. Merlin, le nez dans son assiette, se contenta de quelques grognements et de quelques tsitt, tsitt du dentier qui découragèrent rapidement les bonnes volontés. Cependant, l’inspection étant passée, quoique l’envoyé du ministère fût tout à fait déplaisant, il régna vite une atmosphère de soulagement frisant l’allégresse. Le démarrage du chantier avait été assez difficile, on avait rencontré quelques petits problèmes. Dans ce genre d’opération, rien ne se déroule exactement comme prévu et les textes, même précis, n’envisagent jamais la réalité telle qu’elle vous saute aux yeux quand vous vous mettez au travail. On a beau être consciencieux, il survient des imprévus, on doit trancher, prendre des décisions et ensuite, comme vous avez commencé d’une certaine manière, revenir en arrière…

Ce cimetière, maintenant, on avait hâte qu’il soit vide et qu’on en ait terminé. L’inspection s’achevait sur un constat positif, rassurant. Rétrospectivement, chacun avait quand même eu un peu peur. On but pas mal, c’était aux frais de la princesse. Même Schneider finit par oublier l’insulte, préférant mépriser ce fonctionnaire grossier et reprendre du côtes-du-Rhône. Merlin se resservit trois fois du poulet, dévorant comme un affamé. Ses gros doigts étaient couverts de graisse. Lorsqu’il eut terminé, sans égard pour les autres convives, il jeta sur la table la serviette qui ne lui avait servi à rien, se leva et quitta le restaurant. Tout le monde fut pris de court, une vraie bousculade, il fallut en hâte avaler sa dernière bouchée, vider son verre, demander l’addition, vérifier la note, payer, on renversa des chaises, on courut à la porte. Quand il arrivèrent dehors, Merlin était en train de pisser sur la roue de la voiture.

Avant de se rendre à la gare, il fallut repasser au cimetière ramasser la sacoche de Merlin et ses registres. Son train partant quarante minutes plus tard, pas question de rester plus longtemps dans cet endroit, d’autant que la pluie, qui n’avait cessé qu’à l’heure du repas, venait de se remettre à tomber dru. Dans la voiture, il n’adressa pas un seul mot à quiconque, pas la moindre phrase de remerciement pour l’accueil, l’invitation, un vrai jean-foutre.

Une fois au cimetière, Merlin marcha vite. Ses grosses chaussures faisaient dangereusement ployer les planches qui surplombaient les flaques d’eau. Un chien roux efflanqué le croisa en trottinant. Merlin, sans prévenir, sans même ralentir sa foulée, prit appui sur sa jambe gauche et lui balança son énorme pied droit dans les flancs ; le chien hurla, fit un mètre en l’air et tomba à la renverse. Avant qu’il ait eu le temps de se relever, Merlin avait sauté dans la flaque, de l’eau jusqu’aux chevilles, et, pour l’immobiliser, lui avait posé sa grosse godasse sur la poitrine. L’animal, craignant d’être noyé, se mit à aboyer de plus belle, se tortillant dans l’eau pour tenter de mordre ; tout le monde était sidéré.

Merlin se pencha, agrippa la mâchoire inférieure du chien dans sa main droite, le museau dans la gauche, le chien couina, se débattit de plus belle. Merlin, qui le tenait déjà solidement, lui allongea alors un nouveau coup de pied dans le ventre, lui écarta la gueule comme s’il s’agissait d’un crocodile et la relâcha brusquement, le chien roula dans l’eau, se redressa et s’enfuit ventre à terre.

La flaque était profonde, les chaussures de Merlin disparaissaient, cela le laissait indifférent. Il se tourna vers la brochette de délégués ahuris, alignés en équilibre instable sur la passerelle en bois. Il brandit alors, devant lui, un os d’une vingtaine de centimètres.

— Ça, je m’y connais, c’est pas un os de poulet !

Si Joseph Merlin se révélait un fonctionnaire assez sale, antipathique, un raté de la fonction publique, il était aussi un homme appliqué, scrupuleux et, pour tout dire, honnête.

Il n’en avait rien laissé voir, mais ces cimetières lui brisaient le cœur. C’était le troisième qu’il inspectait depuis qu’on l’avait nommé à ce poste dont personne ne voulait. Pour lui, qui n’avait vu la guerre qu’à travers les restrictions alimentaires et les notes de service du ministère des Colonies, la première visite avait été foudroyante. Sa misanthropie, pourtant à l’abri des balles depuis longtemps, avait été ébranlée. Non par l’hécatombe proprement dite, cela on s’y fait, de tout temps la terre a été ravagée par des catastrophes et des épidémies, la guerre n’étant que la combinaison des deux. Non, ce qui l’avait transpercé, c’était l’âge des morts. Les catastrophes tuent tout le monde, les épidémies déciment les enfants et les vieillards, il n’y a que les guerres pour massacrer les jeunes gens en si grand nombre. Merlin ne s’attendait pas à être secoué par un tel constat. En fait, une certaine part de lui-même en était restée à l’époque de Francine, cet immense corps vide et mal proportionné abritait encore un morceau d’âme de jeune homme, de l’âge des morts.

Beaucoup moins bête que la plupart de ses collègues, dès sa première visite dans un cimetière militaire, en fonctionnaire minutieux, il avait détecté des anomalies. Il avait vu des tas de choses discutables dans les registres, des incohérences maladroitement masquées, mais, que voulez-vous, quand on considérait l’immensité de la tâche, qu’on voyait ces pauvres Sénégalais trempés, qu’on pensait à cet incroyable carnage, qu’on évaluait le nombre d’hommes qu’il fallait maintenant déterrer, transporter…, pouvait-on se montrer pointilleux, intraitable ? On fermait les yeux et voilà tout. Les circonstances tragiques nécessitent un certain pragmatisme et Merlin estimait juste de passer sous silence diverses irrégularités, qu’on en finisse, bon Dieu, qu’on en finisse avec cette guerre.

Mais là, à Chazières-Malmont, l’inquiétude vous étreignait la poitrine. Quand vous recoupiez deux ou trois indices, ces planches d’anciens cercueils jetées dans les fosses et qui y seraient enterrées au lieu d’être brûlées, le nombre de bières expédiées par rapport au nombre de tombes creusées, les comptes rendus approximatifs de certaines journées… Tout cela vous conduisait à la perplexité. Et votre idée de ce qui était juste ou pas s’en trouvait ébranlée. Alors, quand vous croisiez un clébard sautillant comme une danseuse et tenant dans sa gueule un cubitus de poilu, votre sang ne faisait qu’un tour. Vous aviez envie de comprendre.

Joseph Merlin renonça à son train et passa la journée à faire des vérifications, à exiger des explications. Schneider se mit à transpirer comme en été, Paul Chabord ne cessait de se moucher, seul l’adjudant Tournier continuait à claquer des talons chaque fois que l’envoyé du ministère s’adressait à lui, le geste était entré dans ses gènes, il n’avait plus de sens.

Tout le monde regardait en permanence vers Lucien Dupré qui, lui, voyait s’éloigner ses maigres perspectives d’augmentation.

Pour les relevés, les états, les inventaires, Merlin ne voulut l’aide de personne. Il fit de nombreux déplacements jusqu’au stock de cercueils, aux entrepôts, aux fosses elles-mêmes.

Puis il revint vers les stocks.

On le vit de loin s’approcher, partir, revenir, se gratter la tête, tourner ses regards en tous sens comme s’il cherchait la clé d’un problème d’arithmétique ; ça tapait sur les nerfs, cette attitude menaçante, ce type qui ne disait pas un mot.

Puis enfin, il le dit, ce mot :

— Dupré !

Chacun sentit que l’heure de vérité n’allait pas tarder à sonner. Dupré ferma les yeux. Le capitaine Pradelle lui avait spécifié : « Il regarde le travail, il inspecte, il fait des remarques, on s’en fout, d’accord ? Les stocks, en revanche, vous me les mettez à l’abri… Je compte sur vous, hein, Dupré ? »

C’est ce qu’avait fait Dupré : les stocks avaient migré vers l’entrepôt municipal, deux jours de travail, sauf que l’envoyé du ministère, s’il ne payait pas de mine, savait compter, recompter, recouper les informations, et ça n’avait pas traîné.

— Il me manque des cercueils, dit Merlin. Il m’en manque même beaucoup et j’aimerais bien savoir où vous les avez foutus.

Tout ça à cause de cette andouille de clébard qui venait bouffer là de temps en temps et il avait fallu que ce soit ce jour-là. Jusqu’alors on lui avait jeté des pierres, on aurait dû l’abattre ; être humain, voyez où ça vous mène.

En fin de journée, à l’heure où le chantier, déjà très silencieux, tendu, se vida de son personnel, Merlin, revenu de l’entrepôt municipal, expliqua simplement qu’il avait encore à faire, qu’il dormirait dans la baraque de l’état civil, que ça n’avait pas d’importance. Et il repartit vers les allées de son grand pas de vieillard décidé.

Dupré, avant de courir téléphoner au capitaine Pradelle, se retourna une dernière fois.

Là-bas, au loin, registre à la main, Merlin venait de s’arrêter devant un emplacement au nord du cimetière. Il retira enfin sa veste, referma le registre, le serra dans son veston posé au sol et empoigna une pelle qui, sous le coup de son énorme chaussure boueuse, s’enfonça dans le sol jusqu’à la garde.

25

Où était-il allé ? Avait-il encore des relations qu’il n’avait jamais évoquées et chez qui se réfugier ? Et sans sa morphine, qu’allait-il devenir ? Saurait-il en trouver ? Peut-être s’était-il enfin résolu à rentrer dans sa famille, solution la plus raisonnable… Sauf qu’Édouard n’avait rien de raisonnable. D’ailleurs, comment était-il avant-guerre ? s’interrogeait Albert. Quel genre d’homme était-il ? Et pourquoi, lui, Albert, n’avait-il pas posé davantage de questions à M. Péricourt, pendant ce fameux repas, parce qu’il avait bien le droit lui aussi d’en poser, des questions, de s’enquérir de ce qu’avait été son compagnon d’armes avant qu’il le connaisse ?

Mais, avant tout, où était-il allé ?

Voilà ce qui, du matin au soir, occupait les pensées d’Albert depuis le départ d’Édouard, quatre jours plus tôt. Il remuait des images de leur vie, ressassait comme un vieux.

Édouard ne lui manquait pas à proprement parler. Sa disparition avait même provoqué un brusque soulagement, le faisceau d’obligations auxquelles la présence de son camarade le contraignait s’étant soudainement démêlé, il avait respiré, s’était senti libéré. Seulement, il n’était pas tranquille. Ça n’est quand même pas mon môme ! pensait-il, quoique, si on considérait sa dépendance, son immaturité, ses entêtements, tout poussât à la comparaison. Quelle idée idiote l’avait donc saisi avec cette histoire de monuments aux morts ! Albert y voyait de la morbidité. Passe encore que l’idée lui soit venue, à la limite, on pouvait le comprendre, il avait des envies de revanche, comme tout le monde. Mais qu’il soit resté aussi insensible aux arguments, pourtant rationnels, d’Albert, relevait du mystère. Qu’il ne comprenne pas la différence entre un projet et un rêve ! Ce garçon, au fond, n’avait pas les pieds sur terre, quelque chose qu’on devait voir souvent chez les riches, comme si la réalité ne les concernait pas.

Il régnait sur Paris un froid humide et pénétrant. Albert avait réclamé que l’on change ses planches de réclame qui gonflaient et devenaient terriblement lourdes en fin de journée, mais pas moyen d’obtenir quoi que ce soit.

Près du métro, le matin, on prenait ses panneaux en bois, on en changeait à l’heure du casse-croûte. Les employés, pour la plupart des démobilisés n’ayant pas encore retrouvé un emploi normal, étaient une dizaine sur le même arrondissement, plus un inspecteur, un pervers toujours planqué quelque part juste au moment où vous vous posiez pour vous masser les épaules, qui surgissait et menaçait de vous foutre à la porte si vous ne repreniez pas immédiatement votre déambulation.

C’était un mardi, le jour du boulevard Haussmann, entre La Fayette et Saint-Augustin (d’un côté : Raviba — Pour teindre et raviver les bas, de l’autre : Lip… Lip… Lip… Hourra — La montre de la victoire). La pluie, qui s’était arrêtée dans la nuit, se remit à tomber vers dix heures du matin, Albert venait d’arriver à l’angle de la rue Pasquier. Même une pause pour chercher sa casquette dans sa poche était interdite, il fallait marcher.

— C’est ça, le boulot, marcher, disait l’inspecteur. T’as été fantaboche, non ? Eh ben, là, c’est pareil !

Mais la pluie était drue, froide, tant pis Albert jeta un œil à droite, à gauche, puis se recula contre le mur d’un immeuble, plia les genoux, les panneaux se posèrent au sol ; il se baissait et s’apprêtait à passer sous les lanières de cuir lorsque l’édifice s’abattit. Il reçut la façade entière en pleine tête.

Le choc fut si violent que sa tête partit en arrière, emmenant le reste du corps. L’arrière de son crâne s’écrasa contre le mur en pierre, les panneaux s’écroulèrent, les courroies se vrillèrent, Albert en fut étranglé. Il se débattit comme un homme qui se noie, le souffle coupé, les panneaux, déjà lourds, lui étaient tombés dessus en accordéon, impossible de remuer ; quand il essaya de se relever, les lanières se serrèrent autour de son cou.

Alors l’idée surgit, stupéfiante : c’était la même scène que dans son trou d’obus. Empêtré, étouffé, immobilisé, asphyxié, il était dit qu’il mourrait ainsi.

Il fut saisi de panique, ses gestes se firent désordonnés, il voulut hurler, n’y parvint pas, tout allait vite, très vite, beaucoup trop ; il sentit qu’on lui agrippait les chevilles, qu’on le tirait de sous les décombres, les lanières accrurent leur étreinte autour de son cou ; il tenta de glisser ses doigts dessous pour trouver de l’air, un coup très violent fut frappé sur l’un des panneaux de bois, le coup résonna dans son crâne et soudain apparut la lumière, les lanières se défirent, Albert aspira l’air avec avidité, trop d’air, il se mit à tousser, faillit vomir. Il chercha à se protéger, mais de quoi ? à se débattre, on aurait dit un chat aveugle et menacé ; il comprit enfin, en ouvrant les yeux : l’immeuble qui venait de s’écrouler prit forme humaine, celle d’un visage furieux penché sur lui, les yeux exorbités.

Antonapoulos criait :

— Salaud !

Sa figure mafflue, ses grosses bajoues tombantes étaient enflammées par la fureur, son regard semblait vouloir transpercer la tête d’Albert de part en part. Le Grec, qui venait de l’assommer, se tortilla, s’élança et s’assit brutalement sur les vestiges des panneaux, son immense cul broyant la planche sous laquelle se trouvait la poitrine d’Albert qu’il attrapa par les cheveux. Bien calé sur sa proie, il se mit alors à lui marteler la tête à coups de poing.

Le premier fit éclater l’arcade sourcilière, le deuxième fendit les lèvres, Albert eut aussitôt le goût du sang dans la bouche, impossible de remuer, étouffé sous le Grec qui continuait de hurler, de scander chaque mot d’un coup au visage. Un, deux, trois, quatre, Albert, en apnée, entendait des cris, il tâcha de se détourner, sa tête explosa sous un choc à la tempe, il s’évanouit.

De bruits, des voix, ça s’agitait tout autour…

Des passants étaient intervenus, parvenant à repousser le Grec vociférant, à le rouler sur le flanc — ils s’y étaient mis à trois —, et enfin à dégager Albert, à l’étendre sur le trottoir. Quelqu’un parla tout de suite d’appeler la police, le Grec se cabra, il ne voulait pas de la police, ce qu’il voulait, à n’en pas douter, c’était la peau de cet homme inconscient qui gisait dans une mare de sang et qu’il désignait du poing en criant « Salaud ! ». Il y eut des appels au calme, les femmes reculaient en fixant l’homme en sang, allongé, évanoui. Deux hommes, des héros de trottoir, maintenaient le Grec sur le dos comme une tortue empêchée de se retourner. On criait des instructions, personne ne savait qui faisait quoi, on passait déjà aux commentaires. Quelqu’un dit que c’était une histoire de femme, vous croyez ? Tenez-le ! Vous êtes bon, vous, tenez-le, venez m’aider plutôt ! C’est qu’il était puissant, ce con de Grec, quand il tentait de se retourner, un vrai cachalot, mais il était trop volumineux pour devenir réellement dangereux. Quand même, disait l’un, il faudrait bien que la police arrive !

— Police, non police ! hurlait le Grec en gesticulant.

Le mot « police » décupla sa colère et sa hargne. D’un bras, il envoya sur le dos un des bénévoles ; les femmes, toutes ensemble, poussèrent un cri, ravies, elles firent tout de même un pas en arrière. Insensibles à l’issue de la dispute, des voix plus loin questionnaient : Un Turc ? — Mais non, c’est du roumain ! — Ah non ! répliquait un homme très informé, le roumain, c’est comme le français, non, ça, c’est du turc. — Ah ! exultait le premier, du turc, c’est ce que je disais ! Sur quoi la police arriva enfin, deux agents, qu’est-ce qui se passe ici, question idiote puisqu’on voyait clairement qu’il y avait un homme qu’on essayait d’empêcher d’en achever un autre, évanoui à quatre mètres de là. Bien, bien, bien, dit la police, on va voir ça. En fait, on ne vit rien du tout parce que les événements se précipitèrent. Les passants qui, jusqu’alors, avaient retenu le Grec, se relâchèrent en voyant arriver les uniformes. Il ne lui en fallut pas davantage pour rouler sur le ventre, s’agenouiller, se relever, là, personne n’aurait pu l’arrêter, c’était comme un train prenant de la vitesse, vous pouviez être broyé, personne ne s’y risqua, surtout pas la police. Le Grec fondit sur Albert dont l’inconscient dut percevoir le retour du danger. Au moment où Antonapoulos arrivait sur lui, Albert — en fait, ce n’était que son corps, il avait encore les yeux fermés et dodelinait de la tête comme un somnambule —, Albert, donc, roula à son tour sur le ventre, se mit debout lui aussi, commença à courir et s’éloigna en zigzaguant sur le trottoir, poursuivi par le Grec.

Tout le monde fut déçu.

On avait une relance de l’action et voilà que les protagonistes disparaissaient. On était frustré d’une arrestation, d’un interrogatoire, car enfin, on avait participé, on avait le droit de connaître le fin mot de l’histoire, non ? Seuls les policiers ne furent pas déçus, ils levèrent un bras désarmé et fataliste, advienne que pourra, espérant que les deux hommes continueraient de courir l’un après l’autre assez longtemps, puisque juste après la rue Pasquier ce n’était plus leur secteur.

La course-poursuite avorta d’ailleurs assez vite. Albert passa sa manche sur son visage pour y voir plus clair, il courait comme quelqu’un qui a la mort aux trousses, infiniment plus rapide que le Grec bien trop lourd, il y eut bientôt entre eux deux rues, puis trois, puis quatre, Albert prit à droite, puis à gauche, et à moins de tourner en rond et de retomber sur Antonapoulos, il en était quitte pour la peur, si on ne comptait ni les deux dents cassées, ni l’arcade ouverte, ni les hématomes, ni la terreur, ni les douleurs aux côtes, etc.

Cet homme sanguinolent et titubant n’allait pas tarder à attirer de nouveau la police. Déjà les passants s’écartaient l’air inquiet. Albert, qui comprenait qu’il avait réussi à mettre de la distance entre son agresseur et lui, se rendant compte de l’effet déplorable qu’il produisait, s’arrêta à la fontaine de la rue Scribe et se passa de l’eau sur le visage. C’est à ce moment-là que les coups commencèrent à lui faire mal. Surtout l’arcade ouverte. Il n’y avait pas moyen d’arrêter le sang de couler, même avec la manche serrée sur son front, il en avait partout.


Une jeune femme en chapeau et toilette était assise, seule, pressant son sac à main contre elle. Elle détourna le regard dès qu’Albert entra dans la salle d’attente et ce n’était pas facile de n’être pas vue parce qu’il n’y avait qu’eux et les deux chaises face à face. Elle se tortilla, regarda par la fenêtre par laquelle on ne voyait rien et toussa pour mettre la main devant son visage, plus inquiète d’être remarquée que de regarder cet homme dont l’hémorragie ne s’arrêtait pas — il était déjà couvert de sang des pieds à la tête — et dont la tête disait assez qu’il venait de passer un sale quart d’heure. Il s’en passa un second avant qu’à l’autre bout de l’appartement on entende quelques pas, une voix, et qu’apparaisse enfin le docteur Martineau.

La jeune femme se leva, s’arrêta aussitôt. En voyant l’état d’Albert, le docteur lui fit signe. Albert s’avança, la jeune femme revint à sa chaise, sans un mot, et se rassit, comme punie.

Le médecin ne demanda rien, tâta, pressa ici et là, posa sobrement un diagnostic : « Vous vous êtes bien fait casser la gueule… », tamponna les trous des gencives, recommanda de consulter un dentiste et recousit la plaie à l’arcade.

— Dix francs.

Albert retourna ses poches, se mit à quatre pattes pour récupérer les quelques pièces qui avaient roulé sous le siège, le médecin rafla le tout, il n’y avait pas dix francs, loin de là, il leva les épaules, résigné, et dirigea Albert vers la sortie sans un mot.

La panique saisit Albert aussitôt. Il se retint à la poignée de la porte cochère, le monde se mit à tourner autour de lui, le cœur cognait, envie de vomir et l’impression de fondre sur place ou de s’enfoncer dans la terre, comme dans des sables mouvants. Un vertige effroyable. Il avait les yeux écarquillés, se tenait la poitrine, on aurait dit un homme terrassé par une attaque cardiaque. La concierge arriva aussitôt.

— Vous allez pas vomir sur mon trottoir, au moins ?

Il était incapable de répondre. La concierge regarda son arcade recousue en hochant la tête et leva les yeux au ciel, il n’y a pas plus douillet que les hommes.

La crise ne dura pas. Violente, mais brève. Il avait connu les mêmes, en novembre et décembre 18, au cours des semaines qui avaient suivi son ensevelissement. Même la nuit, il se réveillait sous la terre, mort, asphyxié.

La rue dansa autour de lui quand il se mit à marcher, la réalité lui semblait nouvelle, plus vague que la vraie, plus floue, dansante, vacillante. Il avança en titubant vers le métro, chaque bruit, chaque claquement le faisait sursauter, il se retourna vingt fois, s’attendant à chaque instant à voir surgir l’énorme Poulos. Quelle poisse. Dans une ville pareille, on pouvait rester vingt ans sans rencontrer un ancien copain, et lui, il tombait sur le Grec.

Albert commença à avoir terriblement mal aux dents.

Il s’arrêta dans un café boire un calvados, mais à l’instant de commander, il se souvint qu’il avait tout donné au docteur Martineau. Il ressortit, tenta de prendre le métro, l’atmosphère confinée l’étrangla, une bouffée d’angoisse l’étreignit, il remonta à la surface, termina son chemin à pied, rentra, épuisé, passa le reste de la journée à trembler rétrospectivement en mâchonnant sans cesse les détails de ce qui lui était arrivé.

Parfois, il était pris d’une colère noire. Il aurait dû le tuer à leur première rencontre, ce salaud de Grec ! Mais le plus souvent, il contemplait sa vie comme un désastre sans nom, sa petitesse lui portait au cœur, et il sentait qu’il lui serait difficile de ressortir, quelque chose dans sa volonté de se battre s’était cassé.

Il se regarda dans la glace, son visage avait pris des proportions impressionnantes, les hématomes viraient au bleu, il avait une tête de bagnard. Son camarade aussi, naguère, s’était regardé dans le miroir pour y constater sa ruine. Albert envoya la glace au sol, sans colère, ramassa les morceaux et les jeta.

Le lendemain, il ne mangea pas. Tout l’après-midi, il tourna en rond dans le salon comme un cheval de manège. La peur le saisissait de nouveau chaque fois qu’il repensait à cet épisode. Et avec des idées idiotes : le Grec l’avait trouvé, il pouvait enquêter, aller voir son employeur, venir le chercher ici, réclamer son dû, le tuer. Albert courait à la fenêtre, mais de là il ne voyait pas la rue par laquelle Poulos pouvait surgir, seulement la maison de la propriétaire avec, comme toujours, Mme Belmont derrière sa fenêtre, le regard vide, le visage perdu dans ses souvenirs.

L’avenir se teintait de noir. Plus de travail, le Grec aux trousses, il fallait déménager, trouver un autre boulot. Comme si c’était facile.

Puis il se rassurait. Que le Grec vienne le chercher était purement grotesque, c’était un fantasme. Comment aurait-il fait, d’abord ? Allait-il mobiliser sa famille, toute sa corporation, pour retrouver un carton d’ampoules de morphine dont le contenu était certainement déjà liquidé ? C’était franchement ridicule !

Mais ce que l’esprit d’Albert parvenait à penser, son corps ne le partageait pas. Il continuait à trembler, sa peur était irrationnelle, imperméable à toute raison. Les heures passèrent, la nuit vint, et avec elle, les spectres, l’épouvante. Le grossissement dû à l’obscurité détruisit le peu de lucidité dont il avait été capable, l’affolement reprit le dessus.

Albert, seul, pleura. Il y aurait à écrire une histoire des larmes dans la vie d’Albert. Celles-ci, désespérées, naviguaient de la tristesse à la terreur selon qu’il considérait sa vie ou son avenir. Alternèrent sueurs froides, coups de cafard, palpitations, idées noires, sensations d’étouffement et vertiges ; jamais plus, se disait-il, il ne pourrait sortir de cet appartement, mais jamais il ne pourrait y rester non plus. Les larmes redoublèrent. Fuir. Le mot tonna soudain dans son esprit. Fuir. À cause de la nuit, l’idée prit peu à peu un volume démesuré, écrasant toutes les autres perspectives. Il n’imaginait plus l’avenir ici, pas seulement dans cette pièce, mais aussi dans cette ville, dans ce pays.

Il courut au tiroir, exhuma les photos des colonies, les cartes postales. Reprendre tout de zéro. L’éclair suivant fit apparaître l’image d’Édouard. Albert se précipita sur l’armoire, en sortit le masque à tête de cheval. Il l’enfila avec précaution comme on manipule une antiquité précieuse. Et il se sentit immédiatement à l’abri, protégé. Il voulut se voir, dénicha dans la poubelle un éclat de verre assez grand, c’était impossible. Il chercha alors son reflet sur la vitre de la fenêtre, s’y rencontra en cheval, et ses terreurs se turent, une tiédeur bienveillante le gagna, ses muscles se relâchèrent. En accommodant, son regard tomba, de l’autre côté de la cour, sur la fenêtre de Mme Belmont. Elle n’y était plus. Seule parvenait aux carreaux une lueur venant d’une pièce lointaine de la maison.

Et tout fut soudain clair, évident.

Albert dut respirer profondément avant de retirer le masque de cheval. Il ressentit une impression désagréable de froid. À la manière de ces poêles qui emmagasinent la chaleur et restent tièdes alors que le feu est éteint depuis longtemps, Albert avait stocké un peu de force, suffisamment pour ouvrir la porte, son masque sous le bras, descendre lentement l’escalier, soulever la bâche et constater que le carton d’ampoules avait disparu.

Il traversa la cour, fit quelques mètres sur le trottoir, la nuit était maintenant noire, il serra sous son bras son masque de cheval et sonna.

Mme Belmont mit un long moment avant d’arriver. Elle ne dit pas un mot en reconnaissant Albert, ouvrit la porte. Albert entra, la suivit, un couloir, une pièce dont les volets étaient tirés. Dans un petit lit d’enfant, trop juste pour elle, Louise dormait profondément, elle avait les jambes repliées. Albert se pencha sur elle, dans son sommeil cette enfant était d’une beauté inouïe. Par terre, recouvert d’un drap blanc que la pénombre teintait d’ivoire, Édouard était étendu, les yeux grands ouverts, fixant Albert. À côté de lui, le carton d’ampoules de morphine. Albert, en expert, constata aussitôt que la quantité n’avait pas trop diminué.

Il sourit, pour se libérer, enfila son masque de cheval et lui tendit la main.


Vers minuit, Édouard, assis sous la fenêtre, Albert à ses côtés, tenait studieusement sur ses genoux ses planches de monuments. Il avait vu la tête de son ami. Une sacrée raclée.

Albert dit :

— Bon, explique-moi un peu mieux. Ton histoire de monuments… tu vois ça comment ?

Pendant qu’Édouard écrivait sur un nouveau cahier de conversation, Albert feuilleta les planches de dessins. Ils étudièrent la question. Tout était soluble dans cette affaire. On ne créait pas de société fantôme, juste un compte en banque. Pas de bureaux, une simple boîte postale. L’idée était de proposer une promotion très attractive dans un temps assez limité, de faire le plein des avances versées sur les commandes… et de partir aussitôt avec la caisse.

Ne restait qu’un problème, considérable : pour monter l’affaire, il fallait de l’argent.

Édouard ne comprenait pas précisément pourquoi cette question des fonds indispensables, qui, hier, arrêtait Albert au point de le rendre furieux, ne semblait plus maintenant qu’un obstacle mineur. Cela avait évidemment à voir avec son état, ses hématomes, son arcade à peine refermée, ses coquards…

Édouard repensa à la sortie d’Albert, quelques jours plus tôt, à sa déception au retour ; il imaginait une histoire de femme, un chagrin d’amour. Albert, se demandait-il, ne prenait-il pas cette décision sur le coup d’une colère passagère ? N’allait-il pas déclarer forfait demain, ou le jour d’après ? Mais Édouard n’avait guère le choix, s’il voulait se lancer dans cette aventure (et Dieu sait qu’il y tenait !), il lui fallait faire comme si la résolution de son camarade était réfléchie. Et croiser les doigts.

Pendant cette conversation, Albert paraissait normal, rationnel, il disait des choses parfaitement sensées, sauf qu’au beau milieu d’une phrase, de brusques frissons le secouaient de la tête aux pieds, et bien que la température ne s’y prêtât pas, il transpirait abondamment, surtout des mains. Il était, à cet instant, deux hommes à la fois, l’un qui tressaillait comme un lapin, l’ancien poilu enterré vivant, l’autre qui pensait, calculait, l’ex-comptable.

Donc l’argent pour mener l’affaire, comment le dénicher ?

Albert regarda longuement la tête du cheval qui le fixait avec calme. C’était un encouragement, ce regard placide et bienveillant posé sur lui.

Il se leva.

— Je pense que je peux trouver…, dit-il.

Il s’avança jusqu’à la table qu’il débarrassa lentement.

Il s’assit avec, devant lui, une feuille de papier, l’encre, le porte-plume, réfléchit un long moment puis, après avoir inscrit, en haut et à gauche, son nom et son adresse, il écrivit :

Monsieur,

Vous avez eu la bonté, lors de votre invitation, de me proposer un poste de comptable dans l’une de vos entreprises.

Si cette offre tient toujours, sachez que je…

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