Xavier Candido Francisco

AVE CHRIST


par l'esprit Emmanuel

Xavier Candido Francisco

AVE CHRIST

« Avé, Christ ! Ceux qui vont vivre pour toujours te glorifient et te salut ! »

Au seuil du monde spirituel, arboré par des centaines d'âmes radieuses, ce sublime étendard accueillait les martyres du Christianisme qui s'étaient offerts en sacrifice dans les cirques romains et dans la Gaule ancienne.

Cette œuvre, dictée à Francisco Cândido Xavier par l'Esprit Emmanuel, transporte le lecteur au troisième siècle du Christianisme et apporte aux chrétiens d'aujourd'hui le valeureux exemple de la simplicité, de la confiance et de l'amour manifesté par les pionniers de la Bonne Nouvelle soutenus par une foi puissante et inébranlable, au service du Divin Maître.

Ces événements émouvants qui racontent l'histoire de deux âmes, Varrus Quin et Tatien restés liés l'un à l'autre depuis plusieurs réincarnations, nous permettent d'apprécier, dans toute sa dimension, ce que le véritable amour peut réaliser par solidarité pour le bien des créatures humaines.

Francisco Candido Xavier

AVE CHRIST

EPISODES DE L'HISTOIRE DU CHRISTIANISME AU IIIe SIÈCLE

ROMAN D'EMMANUEL

Tome 5


EDITION ORIGINALE

OUVRAGES DEJA TRADUITS EN FRANÇAIS

Série : André Luiz (Collection La vie dans le monde Spirituel) 1-16

Nosso Lar, la Vie dans le Monde Spirituel,

Les Messagers

Missionnaires de la Lumière

Ouvriers de la Vie Eternelle

Dans le Monde Supérieur

Agenda Chrétien

Libération, par l'esprit André Luiz

Entre le Ciel et la Terre

Dans les Domaines de la Médiumnité

Action et Réaction

Evolution entre deux Mondes

Mécanismes de la Médiumnité

Et la Vie Continue

Conduite spirite

Sexe et destin

Désobsession

Série : Emmanuel Les Romans de l'histoire

Il y a deux mille ans

50 ans plus tard

Paul et Etienne

Renoncement

Avé Christ

Série: Source Vive

Chemin, Vérité et Vie.

Notre Pain

La Vigne de Lumière

Source de Vie

Divers

Argent

Choses de ce Monde (Réincarnation Loi des Causes et Effets)

Chronique de l'Au-delà

Contes Spirituels

Directives

Idéal Spirite

Jésus chez Vous

Justice Divine

Le Consolateur

Lettres de l'autre monde

Lumière Céleste

Matériel de construction

Moment

Nous

Religions des Esprits

Signal vert

Vers la lumière

SOMMAIRE

Ave, Christ 7

PREMIÈRE PARTIE 9

Préparant la voie 9

Cœurs en lutte 20

Promesse de cœur 35

Aventure de femme 56

Retrouvailles 70

Sur le chemin rédempteur 90

Martyre et amour 110

DEUXIÈME PARTIE 129

Epreuves et Luttes 129

Rêves et afflictions 143

/V

Ames dans l'ombre 154

Sacrifice 169

Expiation 215

Solitude et réajustement 236

Fin de la lutte 253

Biographie 272

Liste des ouvrages en langue brésilienne 275

AVE, CHRIST !

Aujourd'hui, comme autrefois, dans l'organisation sociale en décadence, Jésus avance dans le monde en restaurant l'espoir et la fraternité pour que le sanctuaire de l'amour soit reconstitué dans ses légitimes fondements.

Aussi forte que souffle la tempête, le Christ pacifie. Aussi sombre que soit l'obscurité, le Christ illumine. Aussi déchaînées que soient les forces, le Christ règne.

L'œuvre du Seigneur, cependant, requière des moyens nécessaires à la concrétisation de la paix, supplie l'ardeur de la lumière et implore la bonne volonté s'orientant vers le bien.

La pensée divine demande des bras humains.

Les bénédictions du ciel exigent des récepteurs sur terre.

De nos jours, le spiritisme revit l'apostolat rédempteur de l'Évangile dans ses tâches de reconstruction et clame à des âmes valeureuses le sacrifice d'elles-mêmes pour se propager, victorieux.

De toutes parts, les appels du Seigneur se manifestent.

Alors que la perturbation se répand, envoûtante, et pendant que l'ignorance et l'égoïsme conspirent et érigent des fossés d'incompréhension et de discorde entre les hommes, les frontières de l'au-delà se brisent pour que les voix inoubliables des êtres vivants de l'éternité s'expriment, consolatrices et convaincantes, proclamant l'immortalité souveraine et la nécessité du Divin Sculpteur dans nos cœurs afin que nous puissions atteindre notre fulgurante destination vers la vie impérissable.

En retraçant des réminiscences dans ce livre, notre propos n'est pas de romancer, de faire de la littérature de fiction, mais d'apporter à nos compagnons du christianisme renaissant sur la voie spirite quelques pages de l'histoire sublime des pionniers de notre foi.

Que l'exemple des enfants de l'Évangile des temps postapostoliques, nous inspire aujourd'hui à la simplicité et au travail, à la confiance et à l'amour avec lequel ils savaient renoncer à eux-mêmes, au service du Divin Maître ! Que nous sachions, comme eux, transformer des épines en fleurs et des pierres en pains dans la réalisation des tâches que le Seigneur a déposées entre nos mains !...

Aujourd'hui comme hier, Jésus passe outre nos querelles, nos tempêtes d'opinion, notre fanatisme sectaire et notre exhibitionnisme dans les œuvres aux écorces séductrices mais dont la chair est avariée.

L'Excellent Bienfaiteur, au-dessus de tout, attend de notre vie, le cœur, le caractère, la conduite, l'attitude, l'exemple et le service personnel incessant, uniques recours pouvant garantir l'efficacité de notre coopération en sa compagnie dans l'édification du Royaume de Dieu.

Le suppliant ainsi, l'idéal rénovateur nous soutient sur les chemins de la laborieuse ascension qu'il nous revient de parcourir, et répétons avec nos vénérables instructeurs des premiers siècles de la Bonne Nouvelle :

Ave, Christ ! Ceux qui aspirent à la gloire de servir en ton nom te glorifient et te saluent !

EMMANUEL Pedro Leopoldo, le 18 avril 1953

PREMIERE PARTIE

1

PRÉPARANT LA VOIE

Après pratiquement deux cents ans de christianisme, le paysage du monde commençait à se modifier.

Mais de Néron aux Antonins, les persécutions des chrétiens s'étaient aggravées. Triomphalement bâtie sur les sept collines, Rome dictait toujours la destinée des peuples à la force des armes, nourrissant la guerre contre les principes du Nazaréen, mais l'Évangile avançait sans cesse, parcourant tout l'Empire, construisant l'esprit de la Nouvelle Ère.

Si dans l'organisation terrestre, l'humanité redoublait d'activités intenses dans les travaux de transformation idéologique, les tâches aux niveaux supérieurs atteignaient des summums.

Présidées par les apôtres du Divin Maître se trouvant tous dans la vie spirituelle, les œuvres concernant l'élévation de l'être humain se multipliaient dans divers domaines.

Jésus était remonté sur le trône éclatant de sagesse et d'amour d'où il légifère depuis pour toutes les créatures terriennes, alors que les continuateurs de sa mission parmi les incarnés, véritable ruche grandissante d'abeilles œuvrant à la rénovation, restaient actifs, préparant ainsi les cœurs des hommes au Royaume de Dieu.

Pendant que des armées entières de chrétiens disparaissaient sur les bûchers et sur les croix dans des supplices interminables ou dévorés par les fauves, des temples d'espoir s'érigeaient par bonheur au-delà des frontières de l'ombre. Grâce à eux des phalanges énormes d'Esprits convertis au bien s'offraient à la lutte par la sueur et par le sang utilisant leur habit physique pour marquer du témoignage de leur foi et de leur bonne volonté, collaborant ainsi à la diffusion de la Bonne Nouvelle pour la rédemption de la terre.

C'est ainsi que dans une merveilleuse ville spirituelle aux alentours de la croûte terrestre, une grande assemblée d'âmes attirées par la tâche divine se trouvait réunie pour écouter l'exhortation d'un guide illuminé qui leur parlait ouvrant son cœur :

— Mes frères — dit-il, enveloppé de douces irradiations de lumière —, l'Évangile est le code de la paix et du bonheur que nous devons conforter dans nos vies !

Le soleil qui fait jaillir des bénédictions sur le monde se mêle à la nature en la soutenant et renouvelant ses créations. La feuille de l'arbre, le fruit nutritif, le cantique du nid et la richesse de la ruche sont des dons de l'astre sublime, matérialisés par les principes de l'Éternelle Intelligence.

Le Christ est le soleil spirituel de nos destins.

Par conséquent, il est urgent de nous associer volontairement à ses enseignements en les concrétisant dans l'essence de nos activités, chaque jour.

Néanmoins, nous ne pouvons oublier que l'esprit de l'homme git pétrifié sur terre, dormant avec de fausses conceptions sur la vie céleste.

La politique de domination militaire a asphyxié les vieilles traditions des sanctuaires primitifs. Les cohortes romaines ont étouffé les voix de la philosophie grecque, comme les peuples barbares ont étouffé la révélation égyptienne.

Le brouillard de la stagnation et de la mort parmi les créatures s'est accumulé.

Les aigles impériaux se sont basés sur l'idolâtrie aveugle de Jupiter, religion mensongère de la vanité et du pouvoir...

Et alors que les dieux en pierre s'abreuvent des faveurs de la fortune, la misère et l'ignorance du peuple augmentent, réclamant le jugement du ciel.

Et pourtant comment s'exprimera l'intervention divine sans la coopération humaine ?

Sans l'héroïque renoncement de ceux qui se consacrent au progrès et à l'amélioration des âmes, l'éducation alors ne serait que lettre morte ?

Pour autant, il est indispensable que nous sachions écrire par notre propre exemple les pages vivantes du christianisme sauveur.

Le Maître crucifié est un divin défi.

Jusqu'à présent, les conquérants du monde ont réussi à avancer portant le pourpre de la victoire, tuant ou détruisant, s'utilisant de légions de guerriers et de leaders cruels.

Mais Jésus, lui, a triomphé par le sacrifice.

César, prisonnier des vicissitudes humaines, traite de sujets qui relèvent de la chair en transit vers la rénovation.

Alors que le Christ règne sur l'âme qui ne meurt jamais, la sublimant peu à peu pour la gloire impérissable...

Le tribun vénérable fit une pause presque intentionnelle alors que le son lointain de nombreux luths se faisait entendre, en plein ciel, laissant l'impression d'un appel à une prochaine bataille.

Dans l'admirable enceinte dont la voûte laissait entrevoir le scintillement vacillant des étoiles lointaines, des centaines d'entités étaient rassemblées à se regarder, haletantes...

Tous les Esprits réunis là semblaient soucieux de vouloir servir.

Quelques-uns portaient sur leur visage les expressions de la nostalgie et de la douleur, comme s'ils étaient liés à la bataille sur terre par des blessures d'affliction qui ne pouvaient être soignées qu'en retournant aux angoisses du passé.

Mais, l'attente n'a pas duré longtemps.

Dominant le son des clarinettes qui résonnaient dans la nuit, la voix du prédicateur a ressurgi :

Nombreux sont ceux parmi vous, frères aimés, qui avez laissé derrière vous de vieilles promesses d'amour et désirez retourner à la rude voie de la chair comme pour affronter les flammes d'un incendie et sauver des affections inoubliables. Néanmoins, dévoués maintenant à la vérité divine, vous avez appris à placer les desseins du Seigneur au-dessus de vos propres désirs. Fatigués d'illusion, vous analysez la réalité tout en cherchant à la grandir, et la réalité accepte votre concours décisif pour s'imposer au monde.

N'oubliez pas néanmoins que vous ne collaborerez à l'œuvre du Christ qu'en aidant sans exiger et en travaillant sans vous attacher aux résultats. Tout comme la mèche de la bougie doit se soumettre et se consumer pour vaincre les ténèbres, vous serez contraints à la souffrance et à l'humiliation pour que de nouveaux horizons s'ouvrent à la compréhension des créatures.

Pendant longtemps, encore, le programme des Chrétiens ne s'éloignera pas des paroles de l'apôtre Paul (1) : Nous sommes pressés de toutes parts, mais non réduits à l'extrême ; dans la détresse, mais non dans le désespoir ; persécutés, mais non abandonnés ; abattus, mais non perdus ; portant toujours avec nous dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps. Car nous qui vivons, nous sommes sans cesse livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre chair mortelle.

(1) II Corinthiens, 4:8-11 (Note de l'auteur spirituel)

Pendant plusieurs minutes encore, le mentor poursuivit ses explications sur les devoirs qui attendaient les légionnaires de l'Évangile face aux difficultés du monde, puis il descendit finalement de la tribune dorée pour échanger des propos fraternels.

Nombre d'entre eux lui baisèrent les mains commentant avec enthousiasme les tâches

à venir.

Les observations et les prières de protection cessèrent lorsque le prédicateur fut approché par une personne qui se manifesta avec une affectueuse intimité.

Varrus ! — s'exclama-t-il, en étreignant le nouvel arrivant tout en contenant son émotion.

II s'agissait d'un vieux romain au regard pénétrant et triste dont la tunique très blanche se confondant avec l'habit lumineux de son compagnon, ressemblait à une nappe de brouillard éteint rencontrant la soudaine clarté de l'aube.

À l'expression de tendresse qu'ils échangèrent, on pouvait voir qu'il s'agissait de deux amis qui, le temps d'un instant, firent abstraction de l'autorité et de l'affliction dont ils étaient porteurs pour s'entrelacer après une longue séparation.

Une fois leurs premières impressions échangées pendant lesquelles des événements du passé furent rappelés, Varrus Quint, dont la physionomie romaine portait les traits de la sympathie et de la peine, expliqua à son ami moralement plus évolué qu'il prétendait retourner au plan physique, très prochainement.

Le représentant de la Sphère supérieure l'écouta avec attention et lui dit avec mesure, l'air surpris :

Mais, pourquoi ? Je connais la richesse de tes services voués non seulement à la cause de l'ordre mais aussi à la cause de l'amour. Dans le monde patricien, tes dernières expériences furent celles d'un homme correct qui alla jusqu'au sacrifice extrême et tes premiers essais dans la construction chrétienne ont été des plus dignes. Ne vaudrait-il pas mieux continuer dans ta démarche au-dessus des paysages inquiétants de la chair ?

L'interlocuteur fit un geste calme de supplique et allégua :

Claude, mon ami béni ! Je te le demande !... Je sais que tu as le pouvoir d'autoriser mon retour. Oui, sans aucun doute, les appels de l'au-delà émeuvent mon âme !... Je désire ardemment m'unir définitivement aux nôtres de l'avant-garde... Néanmoins — et sa voix a presque disparu tant son émotion était forte — parmi ceux qui sont restés en arrière, j'y ai un fils cher à mon cœur perdu dans les ténèbres et que je désirerais aider...

Tatien ? — demanda le mentor intrigué.

Lui-même...

Et Varrus continua avec une charmante humilité :

Je rêve de le conduire au Christ de mes propres bras. J'ai imploré le Seigneur une telle grâce avec toute la ferveur de mon affection paternelle. Tatien est pour moi ce que la rosé représente pour l'arbuste épineux où elle est née. Dans ma pauvreté, c'est mon trésor et, dans ma laideur, c'est la beauté dont je désire m'enorgueillir. Je donnerais tout pour me consacrer à lui, à nouveau... Le caresser près de mon cœur pour le guider dans ses étapes en direction de Jésus, c'est le ciel auquel j'aspire..

Et, comme s'il voulait sonder l'impression qu'il avait causée à son ami, il ajouta :

Par hasard, aurais-je tord dans mes aspirations ?

Le vieux guide le caressa avec une évidente expression de piété, il passa sa main droite sur son front baigné de lumière et lui dit :

Je ne discute pas tes sentiments que je suis contraint de respecter, mais... une telle renonciation est-elle vraiment nécessaire?

Comme s'il organisait ses propres réminiscences afin de s'exprimer avec assurance, il fit une longue pause qu'il interrompit lui-même en faisant remarquer :

Je ne crois pas que Tatien soit prêt. Je l'ai vu, il y a quelques jours au temple de Vesta, commandant une importante légion d'ennemis de la lumière. Il ne m'a pas semblé incliné à quelque service que ce soit en faveur de l'Évangile. Il erre dans les sanctuaires des divinités olympiennes incitant aux émeutes contre le christianisme naissant et se complaît toujours aux festivités des cirques trouvant de l'intérêt et de la joie aux effusions de sang.

J'ai suivi mon fils dans ce lamentable état — acquiesça Varrus Quint mélancolique —, néanmoins, ces derniers jours, je le sens amer et angoissé. Qui sait si Tatien n'est pas à la croisée d'une grande rénovation ? Je sais qu'il a été récalcitrant dans le mal en se consacrant indéfiniment aux sensations inférieures qui l'empêchent de percevoir les horizons plus élevés de la vie. Mais je finis par me dire à moi-même que quelque chose doit être fait quand nous ressentons le besoin de réajustement pour ceux que nous aimons...

Et peut-être parce que Claude se taisait, songeur, l'affectueux Esprit reprit la parole :

Mon ami dévoué, permets-moi de retourna:..

Tu seras, cependant, conscient des risques de cette entreprise ? Personne ne sauvera un naufragé sans s'exposer aux lames des vagues. Pour aider Tatien, tu te plongeras dans les dangers où il se trouve.

Je sais cela — interrompit Varrus, déterminé, poursuivant sa supplique — ; au nom de notre amitié, tu m'assisteras dans mes intentions. Je chercherai à servir l'Évangile de toutes mes forces, j'accepterai tous les sacrifices, je mangerai le pain de la haine abreuvé de sueur et de sanglots ; et par-dessus tout, je supplie l'autorisation d'inciter mon fils au travail du Christ par tous les moyens qui seront à ma portée... Je sais que le chemin sera fait d'obstacles, néanmoins, avec l'aide du Seigneur et l'appui de mes amis, je pense être victorieux.

Le respectable mentor franchement compatissant ne voulant pas s'attarder sur la question de l'ordre à donner, demanda :

De combien de temps penses-tu avoir besoin pour cette entreprise ?

J'ose soumettre la réponse à tes propres critères.

D'accord — conclut le compagnon généreux —, j'appuie ta décision avec confiance. Je t'accorde cent ans pour cette tâche à réaliser. Je pense qu'un siècle suffira. Nous déciderons des mesures à prendre pour que tu sois soutenu dans ton nouvel habit de chair. Tes services à la cause de l'Évangile seront crédités au niveau de la Sphère Supérieure, quant au mérite ou au démérite de Tatien face à ton renoncement, j'admets qu'il restera d'ordre privé relevant de ta propre responsabilité.

Incité par des amis à résoudre d'autres problèmes, Claude lui lança un regard compatissant et conclut :

— N'oublie pas que nous serons unis par la prière. Et cela même sous le lourd voile de l'oubli dans la lutte physique, nous entendrons tes appels et te soutiendrons de toute notre assistance. Va en paix quand tu le voudras et que Jésus te bénisse.

Varrus lui a alors adressé des paroles émouvantes de reconnaissance et réaffirma les promesses qu'il avait formulées puis se retira, pensif, sans vraiment savoir quelles étranges émotions envahissaient son âme, plongé qu'il était encore entre les élans de joie et le dard de l'amertume.

À la splendeur du crépuscule alors que le soleil, véritable brasier, se couchait du côté d'Ostie, l'Esprit de Varrus Quint, solitaire et songeur, arriva au pont Cestio après s'être attardé à la contemplation des eaux du Tibre, comme retenu par des souvenirs obsessifs.

De douces brises soufflaient en chantant comme s'il s'agissait de l'écho lointain de mélodies occultes dans le ciel limpide.

Rome était décorée pour célébrer les victoires de Septime Sévère sur ses terribles concurrents où après une triple défaite, Pescennius Niger avait été battu par les forces impériales et décapité sur les marges de l'Euphrate, alors qu'Albin favori des légions bretonnes2 avait été vaincu en Gaules se suicidant de désespoir.

(2) N.T. : Bretagne soit l'actuelle Angleterre

Plusieurs jours de fête commémorèrent la brillante gloire de l'empereur africain mais à la demande des augustes, la fin des solennités était prévue pour la nuit suivante dans le grand amphithéâtre avec toutes les pompes du triomphe.

Affichant une expression d'expectative et de tristesse, Varrus a traversé le petit territoire de l'île du Tibre et rejoint le temple de la Fortune observant la foule de groupes épars se rassembler sur la place en direction du magnifique édifice.

Les litières de hauts dignitaires de la cour entourées d'esclaves dispersaient des petits groupes de chanteurs et de danseurs. Des biges fastueux et des voitures décorées balayaient la foule, conduisant de jeunes tribuns et des dames patriciennes de familles traditionnelles. Des marins et des soldats se querellaient avec des vendeurs de boissons et de fruits alors que la vague populaire grandissait chaque fois davantage.

Des gladiateurs au corps démesuré arrivaient souriants courtisés par les joueurs invétérés de l'arène.

Et alors que le son des luths et des timbales se mêlait au rugissement distant des fauves en cage, réservés au magnifique spectacle, la gloire de Sévère et le supplice des chrétiens étaient les sujets favoris de toutes les conversations.

Le passant spirituel regardait non seulement la multitude avide de plaisirs mais aussi les phalanges bruyantes d'entités ignorantes ou perverses qui dominaient les sinistres commémorations.

Varrus voulut s'avancer comme pour chercher quelqu'un mais la lourde atmosphère régnante l'obligea à battre en retrait. Il contourna alors le célèbre amphithéâtre, parcourut les ruelles étroites entre le Celio et le Palatin, traversa la porte Capène et atteint la campagne se dirigeant vers les tombes de la voie Appienne.

La nuit claire s'était posée sur les maisons romaines.

Des milliers de voix entonnaient des cantiques de joie à la clarté argentée du clair de lune. Les chrétiens désincarnés se préparaient à recevoir leurs compagnons de sacrifice. Les martyrs prétendument morts venaient saluer les martyrs qui, cette nuit, allaient mourir.

Varrus Quint s'est joint au large groupe et a prié avec ferveur demandant au Seigneur les forces nécessaires à la difficile mission à laquelle il prétendait se consacrer.

Des prières et des commentaires sanctifiés furent prononcés.

Quelques heures plus tard, l'énorme assemblée spirituelle s'est dirigée vers l'amphithéâtre.

Des hymnes de joie se sont élevés sur les hauteurs.

Non seulement les messagers de la voie appienne atteignaient l'amphithéâtre en d'harmonieuses prières, mais des envoyés du Mont Vatican et des travailleurs spirituels de groupes de prière évangélique de l'Esquilin, de la voie Nomentana et de la voie Salaria, comprenant aussi des représentants d'autres régions romaines, pénétraient l'enceinte agitée telles des armées de lumière.

Introduits dans l'arène pour les derniers sacrifices, les adeptes de Jésus chantaient également.

Ici et là, des viscères de fauves morts se mélangeant aux corps horriblement mutilés des gladiateurs et des bêtes vaincues étaient rapidement retirés par des gardes en service.

Quelques disciples de l'Évangile, surtout les plus âgés, attachés à des poteaux de martyre recevaient des flèches empoisonnées, puis les corps étaient incendiés servant de torches à l'occasion de ces exhibitions festives, alors que d'autres les mains jointes se livraient, sans défense, à l'assaut des panthères et des lions de Numidie.

Presque tous les suppliciés se détachaient de la chair en une sublime extase de foi, recueillis affectueusement par les frères qui les attendaient entonnant des cantiques de victoire.

Varrus Quint, néanmoins, face à la clarté intense avec laquelle les légions spirituelles avaient désintégré les ténèbres, n'était pas intéressé par l'exaltation des héros.

Il scrutait du regard les tribunes pleines jusqu'à ce que, finalement, il fut pris de signes d'angoisse évidents par un groupe d'Esprits turbulents enthousiastes manifestant une audacieuse débauche.

Soucieux, Varrus s'est approché de l'un des jeunes qui poussait des éclats de rire intrépides et, l'étreignant avec une profonde tendresse, il lui murmura :

— Tatien ! Mon fils ! Mon ffls !.

Le jeune homme qui était plongé dans un très profond courant de sensations inférieures ne put voir le bienfaiteur qui lui étreignait la poitrine, mais pris d'une soudaine inquiétude, il s'est immédiatement tu, abandonnant l'enceinte, dominé par une invincible anxiété.

Il n'identifiait pas la présence du vénérable ami à ses côtés, néanmoins, étreint par celui-ci, il ressentit une immense aversion pour l'odieuse solennité.

Se tenant à l'écart de ses compagnons, ayant besoin de solitude, il s'est éloigné rapidement arpentant les rues et les places.

Il désirait penser et reconsidérer seul le chemin qu'il avait parcouru.

Après un long cheminement, il atteint la porte Pinciana en quête de solitude. Dans les jardins où l'on vénérait la mémoire d'Esculape, il y avait une magnifique statue d'Apollon près de laquelle il aimait parfois méditer.

Le corps en marbre de la divinité olympienne se tenait magnifiquement érigé exhibant dans une main une urne parfaite aux bords tournés vers le sol comme si elle cherchait à féconder la terre-mère.

Dans un récipient, aux pieds de l'idole, des encens placés là par des mains dévotes et anonymes brûlaient, parfumant le site d'une odeur délicieuse.

Tourmenté par d'insupportables angoisses, Tatien pleurait malgré lui en se remémorant ses propres expériences.

II se savait hors de son corps physique, mais loin de trouver les paysages des narrations de Virgile dont la lecture avait attiré toute son attention, il se trouvait incompréhensiblement attiré par les orgies de la société en décadence, lui-même surpris par sa soif de sensations après son décès. Il délirait lors des banquets et des jeux, buvait à toutes les tasses et savourait les plaisirs à sa portée, mais se rendait finalement au dégoût et au repentir. À quoi la vie se résumait-elle ? — se demandait-il dans ses pénibles monologues — où pouvaient donc se trouver les dieux de son ancienne foi ? Dans la satisfaction temporaire des sensations humaines toujours suivie d'une douloureuse coupe de fiel, la quête du bonheur en vaudrait-elle la peine ? Comment localiser les anciennes affections au mystérieux pays de la mort ? Pourquoi errait-il prisonnier de la vie domestique, sans équilibre et sans boussole ? Ne serait-il pas plus juste, si possible, d'acquérir un nouveau corps et de respirer parmi le commun des mortels ? Il aspirait à un contact plus intime avec la chair vivante dont la pénétration lui permettrait de s'oublier lui-même... Oh ! S'il pouvait effacer les énigmes torturantes de l'existence, se réfugier dans la matière pour dormir et reprendre des forces ! — se disait-il.

Il avait des amis qui, après de longues suppliques faites au ciel, avaient disparus en direction de la renaissance. Il n'ignorait pas que l'esprit immortel peut utiliser plusieurs corps parmi les hommes ; néanmoins, il ne se sentait pas la force nécessaire pour se dominer et offrir aux divinités une prière basée sur un véritable équilibre moral.

À cet instant cependant, il se sentait plus angoissé encore qu'à l'accoutumé.

Une nostalgie immense et indéfinissable lui blessait le cœur.

Après avoir pleuré en silence, il fixa son regard impassible sur la statue et supplia :

Grand Hélios ! Dieu de mes grands-parents !... Aie pitié de moi ! Restaure mes sentiments de pureté et d'énergie que tu incarnes pour notre race ! Si possible, fais-moi oublier ce que j'ai été. Soutiens-moi et accorde-moi la grâce de vivre conformément à l'exemple de mes ancêtres!...

D'inexprimables réminiscences de son ancien foyer lui revinrent à l'esprit, Tatien incliné vers le sol se lamentait amèrement ; mais lorsqu'il eut séché les larmes qui masquaient sa vision et posa à nouveau son regard sur l'image du dieu, il n'a plus vu la belle idole mais l'Esprit de Varrus Quint auréolé d'une intense lumière à le regarder avec tendresse et tristesse.

Pris d'étonnement, le jeune homme voulut reculer mais d'indéfinissables émotions submergeaient maintenant tout son être.

Comme plié par des forces mystérieuses, il s'est agenouillé devant la visite inattendue.

Il a cherché à prononcer quelques mots mais ne le put, ressentant un étrange étranglement dans sa voix.

Des sanglots plus intenses lui jaillissaient des yeux.

Il avait identifié son père et écrasé par une indicible émotion, il remarqua que Varrus marchait vers lui, le regard affectueux portant un triste sourire.

L'entité aimante a caressé sa tête tourmentée et dit :

Tatien, mon fils !... Que le Seigneur suprême bénisse notre sentier de rédemption. Laisse les larmes laver le tréfonds de ton âme ! Miraculeuse catharsis, les pleurs purifient nos plaies de vanité et d'illusion.

Ne te juge pas relégué à l'abandon !...

Alors que nos prières résonnent ardemment devant les idoles sans âme, le cœur auguste du Seigneur les recueille au sein de son amour infini, nous envoyant l'aide dont nous avons besoin.

Garde ton calme et aie confiance, mon fils ! Nous retournerons à l'expérience de la chair pour nous racheter et réapprendre.

À cet instant, Tatien, magnétisé par le regard paternel, essaya de se relever pour l'étreindre ou pouvoir se jeter à terre pour lui baiser les pieds mais comme immobilisé par des liens invisibles, il ne put faire un geste.

Écoute-moi ! — a continué Varrus avec compassion — mécontent de toi-même, demande ton retour à la lutte terrestre et tu recevras une telle concession.

Nous serons à nouveau réunis dans la prison corporelle du monde physique — école bénie de notre régénération pour la vie éternelle, cependant cette fois, ce ne sera plus dans l'exaltation de l'orgueil et du pouvoir.

Nos dieux en pierre sont morts.

Jupiter dans son char de triomphe est dépassé à jamais. À sa place, est apparu le Maître de la Croix, le sculpteur divin de la perfection spirituelle impérissable qui nous accueille comme d'heureux protégés à son cœur.

Autrefois, nous croyions que la pourpre romaine sur le sang des perdants était le symbole de notre bonheur ethnique et admettions que les génies célestes devaient rester soumis à nos capricieuses impulsions. Aujourd'hui, cependant, le Christ guide nos pas sur des routes différentes. L'humanité est notre famille et le monde est notre très grand foyer où nous sommes tous des frères. Au ciel, il n'y a pas d'esclaves, ni de maîtres, mais des créatures liées entre elles par la même origine divine.

Les chrétiens que tu ne comprends pas maintenant sont à la base de la gloire à venir. Humiliés et décharnés, vilipendés et offerts en sacrifice, ils représentent la promesse de la paix et la sublimation pour le monde.

Un jour viendra où personne ne se souviendra du faste de nos célébrations mensongères. Le vent fort qui souffle des monts glacés répandra sur le sol obscur les cendres de notre misérable grandeur alors convertie en lamentation et poussière. Mais le renoncement des hommes et des femmes qui se laissent aujourd'hui immoler pour une vie meilleure sera de plus en plus sanctifié et plus vivant dans la fraternité qui régnera souveraine !...

Remarquant peut-être la profonde surprise du jeune homme qui l'écoutait, tremblant et abattu, Varrus Quint insista :

Prépare-toi à être un valeureux soldat du bien. Bientôt, nous retournerons à l'école de la chair. Tu seras pour moi l'étoile du matin me montrant l'arrivée du soleil à chaque jour qui passera. De toute évidence, des souffrances cruelles qui sont le lot des serviteurs de la vérité s'abattront sur nous, dans cette nuit de flagellation tourmentée. Sans aucun doute, la douleur guette nos existences car la douleur est la marque du perfectionnement moral dans le monde... Nous connaîtrons la séparation et l'infortune, la haine et le martyre, mais le pain de la grâce céleste entre les hommes pour de nombreux siècles encore sera pétri à la sueur et aux afflictions des serviteurs de la lumière ! Je suivrai tes pas tel un chien fidèle, et j'espère qu'uni à mon cœur, tu pourras répéter plus tard :

Ave, Christ ! Ceux qui vont vivre pour toujours te glorifient et te saluent !...

Le messager fit une longue pause alors que des oiseaux nocturnes gazouillaient bruyamment dans le bois plongé dans les ténèbres.

Rome dormait maintenant d'une lourde quiétude.

Varrus Quint s'inclina et affectueusement serra son fils contre sa poitrine, puis l'embrassa sur le front.

À cet instant, cependant, peut-être parce que des sensations contradictoires tourmentaient son for intérieur, Tatien ferma les yeux pour interrompre le flux des larmes copieuses qui lui montait aux yeux, mais en les rouvrant, il observa que son père avait disparu.

Le paysage était inchangé.

La statue d'Apollon brillait, reflétant le clair de lune palissant à l'aube.

Affligé d'angoisses, Tatien a élancé ses bras dans la nuit qui lui semblait alors désolée et vide, s'écriant désespérément :

— Mon père ! Mon pèret..

Et parce que ses cris restaient sans écho dans l'immensité, fatigué et abattu, il s'est allongé par terre, en sanglots...

Des années et des années ont ainsi passé après ces événements.

CŒURS EN LUTTE

Dans sa villa décorée de rosés, sur les collines de l'Aventino du côté du Tibre, Varrus Quint, jeune patricien romain, était plongé dans ses pensées...

Après avoir effectué une longue mission sur la galère de la flotte commerciale d'Opilius Veturius pour qui il assumait les fonctions de commandement, il était rentré chez lui pour se reposer un peu. Une fois qu'il eut affectueusement embrassé sa femme et son fils qui prenait du plaisir à jouer dans le triclinium, il se reposa en lisant quelques écrits d'Aemilius Papinianus dans le pavillon fleuri du jardin.

En l'an 217, Rome passait par une lourde atmosphère de crimes et de tourments alors que les dernières heures de l'empereur Marc Aurèle Antonin Bassianus, surnommé Caracalla (3), avaient sonné.

(3) Bien qu'étant d'une certaine manière tolérant vis-à-vis des chrétiens qui se trouvaient dans une position sociale privilégiée dans la vie publique, le gouvernement de Caracalla permettait la persécution méthodique d'esclaves et de plébéiens voués à l'Évangile, considérés comme étant des ennemis de l'ordre politique et social. (Note de l'auteur spirituel)

Depuis la mort de Papinien cruellement assassiné par ordre de César, l'Empire avait perdu toutes ses illusions quant au nouveau dominateur.

Loin de respecter les traditions paternelles dans la sphère gouvernementale, Bassianus avait lancé une vaste conspiration tyrannique contre le droit établi nourrissant non seulement la persécution des groupes nazaréens les plus humbles, mais aussi tous les citoyens honorables qui osaient désapprouver sa conduite.

Enthousiasmé par les sages idées du célèbre jurisconsulte, Varrus les avait comparées aux enseignements de Jésus qu'il avait en mémoire, réfléchissant aux possibilités de conversion de la culture romaine aux principes du christianisme dès que la bonne volonté pourrait pénétrer l'esprit de ses compatriotes.

Descendant d'une famille notable dont les racines remontaient à la République, malgré la grande pauvreté matérielle où il se débattait, c'était un partisan passionné des idéaux de liberté qui envahissaient le monde.

Dans son âme, il souffrait de voir l'ignorance et la misère dans lesquelles les classes privilégiées maintenaient les foules et se perdait dans de vastes cogitations pour mettre un point final aux millénaires de déséquilibres dans la société de sa patrie.

Il se savait bien incapable d'annoncer un message libérateur et efficace au pouvoir administratif. Sans or et sans soldats, il ne pouvait imposer les opinions qui bouillonnaient dans sa tête, néanmoins, il n'ignorait pas qu'un monde nouveau était en construction sur les ruines de l'ancien.

Sous l'inspiration de l'esprit rénovateur, des milliers d'hommes et de femmes changeaient mentalement. L'autocratie de l'Empire combattait désespérément contre la réforme religieuse mais la pensée du Christ planait sur terre, incitant les âmes à suivre le nouveau chemin du progrès spirituel, même au prix de la sueur et du sang du sacrifice.

Plongé dans de telles réflexions, il fut ramené à la réalité par sa femme, Cintia Julia, qui venait le voir portant dans ses bras leur fils Tatien d'à peine un an, souriant, tendre et aimant comme s'il s'agissait d'un ange ravi au berceau céleste.

Cintia révélait dans son regard obscur la flamme de la vivacité féminine laissant dès le premier instant entrevoir la trame des passions qui débordaient de son âme inquiète. Une large tunique de lin beige faisait ressortir ses formes de madone et d'enfant qui évoquaient le profil espiègle et beau de quelque nymphe qui se serait soudainement transformée en femme, contrastant par là avec la sévère expression de son mari qui semblait infiniment distant de sa compagne dans ses affinités psychiques.

Bien que très jeune, Varrus Quint portait les traits d'un philosophe plongé en permanence dans l'océan de ses pensées.

Affichant la satisfaction d'une péronnelle, Cintia fit référence à la fête d'Ulpia Sabina où elle était allée la veille en compagnie de Veturius qui fut un partenaire attentionné.

Enthousiaste, elle s'est attardée à la description des danses, une invention de la propriétaire qui avait profité de la vocation des jeunes esclaves, et s'essayait à répéter pour son mari d'une voix harmonieuse quelques passages de la musique symbolique.

Varrus souriait condescendant, tel un père austère et bon attentif aux infantilités de sa fille. Il prononçait de temps en temps des mots de compréhension et d'encouragement.

À un certain moment de la conversation fixant sa femme, s'emblant vouloir s'entretenir d'un sujet plus sérieux, il lui fit observer :

Tu sais, chérie, ce soir il nous sera possible d'entendre l'une des voix les plus influentes de notre mouvement en Gaules ?

Et peut-être parce que sa femme restait silencieuse, pensive, il continua :

Je fais référence à Appius Corvinus, le vieux prêcheur de Lyon (4) qui fera ses adieux aux chrétiens de

(4) Au temps de la domination romaine, en Gaules, le nom de la ville de Lyon était Lugdunum. (Note de l'auteur spirituel)

Rome. Dans sa jeunesse, ce fut un contemporain d'Attale de Pergame, l'admirable héros parmi les martyrs gaulois. Corvinus a plus de soixante-dix ans mais selon les impressions générales, il est porteur d'un esprit très jeune.

La jeune femme a esquissé un long geste d'ennui et a murmuré :

Pourquoi nous soucions-nous de la sorte de ces gens ? Franchement, la seule fois que je t'ai accompagné aux catacombes, j'en suis revenue angoissée et abattue. Ces divagations que nous entendons ont-elles un sens pratique ? Pourquoi braver les dangers d'un culte illégal pour ne rester que dans les délires de l'imagination ?

Avec ironie et agressivité elle continuait, alors que son mari affichait une expression attristée :

Tu crois peut-être que je peux me conformer à la folle renonciation de femmes telles que Sophronie et Cornélie qui sont tombées des splendeurs patriciennes dans l'immondice des prisons aux côtés d'esclaves et de blanchisseuses ?

Puis elle a lancé un bruyant éclat de rire et a ajouté :

Il y a quelques jours encore, alors que tu te trouvais en voyage en Aquitaine, Opilius et moi parlions en privé, quand Popéia Cilène est venue nous voir en faisant l'aumône pour les familles tuées lors des dernières persécutions, et voyant mes pots de crème, elle m'a incitée à abandonner l'usage de cosmétiques. Nous avons beaucoup ri à cette suggestion. Pour répondre aux principes d'un homme qui est mort sur la croix des malfaiteurs, il y a deux cents ans, nous devrions faire voeu de pauvreté et errer de par le monde comme si nous étions des fantômes ? Nos dieux, eux, ne nous réservent pas un paradis de mendiants discoureurs. Nos prêtres gardent toute leur dignité et leur posture.

Après une courte pause pendant laquelle elle a regardé son mari sarcastiquement, elle allégua :

D'ailleurs, je dois te dire que j'ai fait pour toi des sacrifices à Esculape. Je crains pour ta santé. Veturius laisse entendre que les chrétiens sont fous. Tu ne remarques certainement pas combien de changements transparaissent dans ton comportement à mon égard depuis le début de tes nouvelles pratiques ? Après de longues absences loin de ta famille lorsque tu reviens, tu n'es plus le mari affectueux du passé. Au lieu de te reporter à notre douce intimité, tu gardes ta pensée et tes paroles tournées vers les succès de ce culte abominable. Par le passé, Sabine affirmait que la dangereuse mystique de Jérusalem affaiblit les liens de l'amour que les divinités domestiques nous ont légués et dirait que ce Christ te domine de l'intérieur en t'éloignant de moi...

Cintia, maintenant, qui avait le visage contrarié, séchait ses larmes nerveusement alors que son fils souriait, ingénu, dans ses bras.

Grande stupide ! — objecta son mari, inquiet — comment peux-tu penser que je puisse t'oublier ? Où habite l'amour si ce n'est dans le sanctuaire du cœur ? Je te veux comme toujours. Tu es tout dans ma vie...

Mais... et la dépendance dans laquelle nous vivons ? — s'écria Cintia, désenchantée — la pauvreté est épouvantable. Tu es l'employé d'Opilius et nous habitons dans une maison qu'il nous fait la faveur de nous céder... Pourquoi ne te lances-tu pas comme mon cousin dans le monde des affaires pour que nous ayons aussi des navires et des esclaves, des palais et des fermes ? Ne te sens-tu pas humilié par notre position d'infériorité ?

Varrus Quint exprimait une amertume manifeste sur son visage calme. Il caressa la jolie chevelure de sa femme et objecta, contrarié :

Pour quelle raison te tortures-tu ainsi ? N'apprécies-tu pas notre richesse de caractère ? Serait-il convenable de vivre dans l'opulence sur le malheur des autres ? Comment retenir des esclaves quand nous essayons de les libérer ? Apprécierais-tu de me voir réaliser des transactions inavouables perdant ainsi la droiture de ma conscience ?

Son épouse pleurait, malheureuse, mais voulant changer le cours de la conversation, Varrus lui dit :

Oublions ces futilités. Voyons ! Allons plutôt écouter les paroles de Corvlnus? Une voiture nous y conduira dans la soirée...

Pour revenir à la maison épuisée ? — lui répondit sa femme tout en versant de copieuses larmes. — Non ! Je n'irai pas ! J'en ai assez. Que peuvent bien nous enseigner les Gaulois barbares dont les pythies lisent les augures dans les viscères encore chaudes des défunts soldats ?

Le jeune époux laissa alors transparaître dans ses yeux une invincible tristesse et lui

dit :

De la cruauté pour les Gaulois ? Et nous ? Avec tant de siècles de culture, nous noyons encore des femmes désarmées dans les eaux polluées du Tibre, nous assassinons des enfants, nous crucifions la jeunesse et manquons de respect pour la vieillesse en condamnant des personnes âgées et vénérables livrées à l'appétit des fauves, et cela tout simplement parce qu'ils se consacrent à des idéaux de fraternité et de travail honorant la vie de tous. Jésus...

Varrus allait évoquer une citation évangélique faisant appel aux paroles du Divin Maître quand Cintia levant le ton s'est faite plus sèche et s'est mise à crier :

Le Christ !... Touj ours le Christ !... Rappelle-toi que notre condition sociale est misérable... Fuis la punition des dieux en rendant hommage à César pour que la fortune nous sourie. Je suis malade, accablée... Je n'ai pas la vocation de la croix ! Je déteste les nazaréens qui attendent le ciel entre les discussions et les poux !...

Le jeune patricien a alors dévisagé sa compagne, compatissant, comme s'il déplorait en son for intérieur les paroles insensées qu'elle prononçait et remarquant que leur enfant pleurait lui tendant les bras, il s'approcha pour le caresser en disant :

Pourquoi tant de références à la pauvreté ? Notre fils n'est-il pas à lui seul un véritable trésor ?

Immédiatement, Cintia ravit l'enfant à la tendresse paternelle et reculant précipitamment, elle s'exclama :

Tatien ne sera jamais chrétien. C'est mon fils ! Je le consacrerai à Dindymène. La mère des dieux le défendra contre la sorcellerie et la superstition.

Puis, elle est tout de suite entrée à l'intérieur prise d'une incompréhensible torture

morale.

Varrus Quint n'est pas retourné à sa lecture.

Perdu dans de profondes réflexions, il s'est penché contre le mur qui séparait le jardin de la voie publique et s'est attardé à la contemplation d'un groupe de garçons qui étaient là, occupés à jouer. Ils lançaient des petites pierres dans l'eau et, la pensée tournée vers son petit Tatien, ne pouvant définir les sombres pressentiments qui oppressaient sa poitrine, il remarqua qu'une étrange angoisse envahissait son cœur.

Alors que le crépuscule avançait, n'ayant pas revu sa femme qui s'était réfugiée avec son fils dans leur chambre, il prit la voiture d'un ami qui le conduisit jusqu'à l'humble maison du vénérable Lysippe d'Alexandrie, un illustre Grec profondément dévoué à l'Évangile et qui habitait dans une pauvre hutte délabrée sur la route d'Ostie.

Une petite assemblée d'adeptes s'était formée dans la modeste salle.

Surpris, il fut informé que les adieux du grand chrétien gaulois ne se feraient pas cette nuit-là mais le lendemain.

Corvinus était donc à la disposition de ses amis pour s'entretenir amicalement.

Il n'y avait cependant pour le groupe, de sujet plus fascinant que celui concernant les réminiscences des persécutions de l'année 177.

Les peines des chrétiens lyonnais étaient racontées dans les moindres détails par le noble visiteur.

Alors que le cercle des personnes écoutait, statique, l'ancien Gaulois se rappelait avec une prodigieuse mémoire de chaque événement. Il répétait les interrogatoires effectués et rapportait aussi les réponses inspirées des martyrs. Il se reportait aux ardentes prières des compagnons de l'Asie et de la Phrygie qui, miséricordieusement, avaient aidé les communautés de Lyon et de Vienne (5). Il parlait, enthousiaste, de l'immense charité de Vettius Epagathus, ce noble dévoué à la cause qui renonça à la position sociale privilégiée dont il jouissait pour se faire l'avocat des humbles chrétiens. Son regard s'enflammait en commentant l'étrange courage du saint diacre de Vienne et l'héroïsme de la chétive esclave Blandine dont la foi avait semé la confusion dans l'esprit des bourreaux. Il peignait la joie de Pothin, chef de l'Église de Lyon, cruellement offensé et roué de coups dans la rue, sans un mot de révolte, à l'âge de quatre-vingt-dix ans.

(5) Ville de France près de Lyon. (Note de l'auteur spirituel)

Finalement, il manifesta une mystérieuse joie mêlée de larmes en évoquant les aventures et les tourments d'Attale de Pergame qui fut à l'origine de sa foi.

II relatait tous les détails des supplices auxquels avait été soumis le vénérable ami. Il se souvint de l'atermoiement du procès dû à la consultation faite par le propréteur à Marc Aurèle, et s'attarda à la description des dernières souffrances du grand chrétien maltraité, fouetté, attaché et brûlé sur la chaise en fer rougi pour être finalement décapité en compagnie d'Alexandre, ce dévoué médecin phrygien qui, à Lyon, avait offert au Seigneur l'admirable témoignage de sa foi.

L'assemblée l'écoutait abreuvée de références. Mais comme l'orateur prévoyait un travail intense à réaliser le lendemain, Lysippe ordonna de servir des tranches de pain frais et du lait à chacun et mit fin à la conversation.

L'esprit inspiré par les récits du vieux Gaulois, Varrus est retourné chez lui.

Il rentrait plus tôt que prévu et une seule pensée l'absorbait maintenant : pacifier l'âme inquiète de sa compagne en lui rendant son calme et sa joie réaffirmant sa tendresse et son dévouement.

Il s'est approché tout doucement avec la tendre intention de la surprendre.

Il a traversé le patio et s'est trouvé devant la porte entrouverte, mais devant sa chambre, il s'est arrêté intrigué.

Il a alors entendu des voix dialoguer avec ferveur.

Opilius Veturius se trouvait dans sa chambre à coucher.

II essaya de comprendre la tempête morale qui flagellait son destin.

Jamais, il n'aurait imaginé que l'homme pour qui il travaillait serait capable d'attirer sa femme à une telle attitude.

Opilius était le cousin de Cintia et il avait toujours été reçu chez lui comme un frère. Il était dix ans plus vieux que lui et il était veuf depuis quelque temps. Héliodore, sa défunte femme, était pour Cintia une seconde mère. Elle avait laissé des jumeaux, Hélène et Galba, deux enfants malheureux dont la naissance avait causé la mort de leur mère et qui habitaient avec leur père, entourés d'esclaves très dévoués dans un magnifique palais portant les blasons de la famille.

Varrus travaillait sur les bateaux de Veturius et vivait dans une villa qui lui appartenait. Il se trouvait lamentablement lié à lui depuis son mariage par de lourdes dettes qu'il se proposait de payer honnêtement par son travail personnel, respectable.

Alors que dans sa tête surgissaient d'innombrables questions, Varrus réfléchissait...

Pourquoi sa femme se livrait-elle ainsi à une aventure aussi indigne ? N'était-il pas un compagnon loyal, extrêmement voué à son bonheur et à celui de leur fils ? Il s'absentait souvent de Rome les gardant précieusement dans son cœur. Si des tentations d'ordre inférieur lui assiégeaient l'esprit pendant ses fréquents voyages, Cintia et Tatien étaient une inébranlable défense... Comment céder aux suggestions de la méchanceté quand il se croyait l'unique soutien de sa femme et de ce petit ange qui peuplait son âme d'aspirations sanctifiées ? Et pourquoi Veturius salissait-il ainsi son foyer ? Ne se considérait-il pas comme un ami converti en dévoué serviteur ? Combien de fois dans des ports lointains avait-il été invité au profit facile et avait-il renoncé à tout avantage économique de provenance douteuse, conscient des responsabilités qui le liaient au cousin de sa femme ! À combien de reprises, avait-il été contraint par gratitude à oublier toute possibilité assurée d'améliorer sa situation, par simple égard pour Opilius qui était à ses yeux non seulement le protecteur du pain quotidien de sa famille mais aussi un compagnon, créancier de sa plus profonde reconnaissance !...

Angoissé et abattu, il se disait à lui-même à cet instant affligeant : — Si Cintia aimait son cousin, pourquoi l'avait-elle épousé, lui Varrus ? Si tous deux avaient reçu les bénédictions du ciel avec l'arrivée de leur fils, comment répudier les liens conjugaux puisque Tatien représentait son plus grand espoir en tant qu'homme de bonne volonté ?

À moitié halluciné, il s'est mis à réfléchir aux arguments contraires. Et s'il préjugeait de la situation ? Et si Opilius Veturius était là pour l'assister, répondant à la demande de Cintia ? Il était donc nécessaire de calmer ces inquiétudes et d'écouter faisant abstraction de toute animosité.

Il mit alors sa main droite sur son cœur oppressé et a écouté :

Jamais tu ne t'habitueras aux délires de Varrus — disait Veturius, sûr de lui —, toute tentative est vaine.

Qui sait ? — osa sa cousine soucieuse —j'espère que le jour viendra où il abandonnera cette odieuse connivence avec les chrétiens.

Jamais ! — s'exclama l'interlocuteur, en riant ouvertement — il n'est personne qui n'ait recouvré la raison après s'être mêlé à cette calamité. Quand bien même craignant les autorités, ils semblent trahir leurs vœux, face à nos dieux, ils retournent finalement à son enchantement. J'ai accompagné plusieurs processus de récupération de ces fous. On peut dire qu'ils souffrent d'une terrible obsession pour la souffrance. Les coups, les cordes, les fauves, la croix, le feu, les décapitations, rien y fait pour diminuer la volupté avec laquelle ils se livrent à la douleur.

Réellement, j'en ai assez... — a soupiré la jeune femme baissant le ton de sa voix.

Démontrant l'assurance des liens affectifs qui le retenait déjà à l'esprit de son interlocutrice, Opilius a ajouté, déterminé :

Et même si Varrus changeait d'avis, il n'arriverait pas à modifier notre position. Nous appartenons l'un à l'autre. Depuis six mois tu es mienne et quelle différence cela fait-il ?

Sarcastique, il fit observer :

Ton mari par hasard dispute-t-il l'affection de son épouse ? Il est bien trop intéressé par le royaume des anges... Sincèrement, je ne peux admettre qu'il soit à la hauteur de tes attentes. Par Jupiter ! Tous ceux que je connais et qui se sont rendus à la mystification nazaréenne, se sont éloignés de la vie. Varrus te parlera du paradis des juifs plein de patriarches immondes, plutôt que de te parler de nos jeux, et je te garantis que si tu désires une excursion joyeuse, rien de plus naturel pour ton goût féminin, il te conduira sans aucun doute à quelque cimetière isolé exigeant que tu te réjouisses d'être entourée d'os putréfiés...

Un éclat de rire ironique a terminé sa phrase, mais remarquant probablement quelque geste inattendu de la part de sa cousine, il a continué :

De plus, tu ne peux oublier que ton mari n'est que mon client6. Il a tout et rien à la fois. Mais, par Sérapis, je ne lui connais pas de qualités qui justifieraient des faveurs. Tu sais que je t'aime, Cintia ! Tu n'ignores pas que je t'ai désirée en silence dès le premier instant où je t'ai reconnue, jeune et belle. Jamais, je n'aurais préféré Héliodore si les services de César ne m'avaient pas retenu si longtemps en Achaïe ! Quand je t'ai retrouvée, fiancée de Varrus, j'ai senti une tourmente envahir mon cœur. J'ai tout fait pour ton bonheur. Je me suis incliné devant l'affection que ma femme te consacrait, je t'ai entourée d'attention, je t'ai offert une résidence digne de tes dons pour que jamais tu ne sois confondue avec les femmes dans le besoin et que la privation t'amène à une vieillesse précoce et, pour toi, j'ai même supporté ce mari qui t'accompagne, incapable de comprendre ton cœur ! Que feras-tu de moi, maintenant, veuf et triste comme je le suis ? Après t'avoir retrouvée, je n'ai plus jamais donné à Héliodore d'autres sentiments qu'une estime respectueuse dont elle était créancière pour sa vertu irréprochable. Nos esclaves savent que je t'appartiens. Mécène, mon vieux serviteur, est venu me rapporter que des employés croyaient que j'avais empoisonné Héliodore pour que tu prennes sa place ! Et, en vérité, quelle mère plus honorable et affectueuse pourrais-je trouver pour mes enfants ? Décide-toi, donc. Un mot de toi suffira.

(6) Personne pauvre dans la Rome antique qui dépendait des faveurs d'un ami riche. (Note de l'auteur spirituel)

Et mon mari ? — a demandé Cintia, une indicible crainte dans la voix.

Il y eut un silence expressif pendant lequel Veturius semblait réfléchir, puis il s'exprima en ces termes :

Je prétends offrir à ton mari le remboursement de toutes ses dettes. En outre, je peux le soutenir dans d'autres domaines de la vie impériale. Loin de nous, il pourrait s'adonner à ses idéaux. J'ai peur pour lui. Les autorités ne pardonnent pas. Parmi ceux dont nous partageons l'intimité, plusieurs ont été fait prisonniers et sont punis, voire morts. Aulus Macrin et ses deux fils ont été incarcérés. Claudia Sextine malgré toutes ses vénérables qualités a été retrouvée assassinée dans sa demeure. Sofronius Calvus a vu ses biens confisqués et a été lapidé en plein forum. Ton mari pourrait laisser libre cours à ses sentiments où il veut, sauf ici.

Mais qu'en serait-il de Tatien, si nous trouvions un accord ?

Voyons, voyons — avança son interlocuteur en homme habitué à ne pas fléchir devant les obstacles —, mes enfants ont l'âge du tien. Il grandira auprès d'Hélène et de Galba dans les meilleures conditions. De plus, nous ne pouvons oublier que mon exploitation agricole, à Lyon, a besoin de quelqu'un. Alésius et Pontimiane, mes administrateurs, réclament toujours la présence de l'un de nos proches. Dans quelques années, le petit Tatien pourrait partir en Gaules et assumer dans notre propriété la position de son choix. Il reviendrait à Rome autant qu'il le désirait et développerait sa personnalité dans un environnement différent, loin de l'influence paternelle...

À ce moment de la conversation, Varrus n'en put supporter davantage.

Sentant un volcan d'angoisses étouffer sa poitrine, il s'est traîné dans le couloir en direction de la chambre où son fils reposait, près de Cirila, la jeune esclave qui tenait compagnie à Cintia.

Il s'est agenouillé devant le berceau décoré et écoutant la respiration étouffée de son garçon, il a donné libre cours à son émotion.

Tel un homme qui se voyait d'un seul coup jeté au fond d'un abîme sans réussir à sentir la terre ferme où se retenir, il ne put pendant quelques secondes coordonner ses pensées.

Il fit appel à la prière afin de se calmer et finalement se mit à réfléchir...

Tout en dévisageant le doux visage de son enfant à travers l'épais voile de larmes qui affluait à ses yeux, il s'est demandé — où irait-il ? Comment résoudre le délicat problème posé par sa femme ?

Il ne méconnaissait pas la cruauté d'Opilius. Il le savait détenteur des attentions de César, et d'après la rumeur populaire, il avait sollicité l'appui de l'empereur pour faire assassiner Geta dont il avait reçu un énorme patrimoine de terres dans la lointaine Gaule. En cet instant, il ne doutait pas non plus que ce fut lui qui avait facilité le décès de sa femme dévouée qu'était Héliodore, pris de passion pour Cintia.

Tout en considérant la situation vexatoire dans laquelle il se trouvait précipité, il ressentit le besoin de répondre à l'offense.

Mais l'inoubliable visage du Christ frappa son imagination surexcitée...

Comment harmoniser la vengeance avec les enseignements de la Bonne Nouvelle, qu'il diffusait lui-même lors de ses voyages ? Comment pouvait-il souligner le caractère impérieux du pardon aux autres, sans excuser les imperfections de ses proches ? Le Maître, dont il s'était placé sous tutelle, avait oublié les coups de tous ses offenseurs, acceptant même la croix... Il avait vu tant d'amis emprisonnés et persécutés au nom du Céleste Bienfaiteur. Tous faisaient preuve de courage, de sérénité, de confiance... Il connaissait le dévoué prêcheur de l'Évangile sur la voie Salaria, Hostilius Fulvius dont les deux enfants avaient été assassinés sous les pattes de deux chevaux jetés intentionnellement sur eux par un tribun ivre. Lui- même, Varrus, avait aidé à rassembler les restes des innocents et avait vu ce père agenouillé, prier en pleurant, remerciant le Seigneur des souffrances dont lui et sa famille étaient cruellement éprouvés.

L'affliction de cette heure, ne serait-ce pas la main de Dieu qui exigeait de sa part le témoignage de la foi ? Ne vaudrait-il pas mieux périr dans l'amphithéâtre et voir Tatien dévoré par les bêtes féroces que de se vouer tous deux à la honte de la mort morale ?

Et il se demandait dans sa douleur silencieuse : — Comment Jésus se serait-il comporté s'il avait été père ? Aurait-il livré son enfant sans défense aux terribles loups de la jungle sociale sans la moindre réaction ?

Il ne se croyait pas en droit d'exiger quoi que ce soit pour lui car il considérait sa position comme étant celle du plus commun des mortels, tel un pécheur ayant un besoin évident de devenir vertueux.

Il ne pouvait astreindre sa femme à se vouer à la cause même si la perdre lui serait une immense douleur.

Et pourtant et le petit ? Serait-il juste de le laisser à la merci du crime ?

— Oh ! Dieu ! — pleurait-il intérieurement — comment lutter avec un homme puissant quand Opilius Veturius pouvait changer les décisions de César lui-même ? Que sa femme aimée le suivit, était une blessure que l'éponge du temps absorberait certainement au fond de son âme, mais comment se séparer de son fils qui était sa raison de vivre ?

Il s'est levé machinalement, a pris son garçon endormi dans les couvertures et a ressenti la tentation de fuir.

Ne serait-ce pas, cependant, une inexcusable témérité que d'exposer cet enfant aux risques encourus ? Et quelle serait la posture de sa compagne, le lendemain, dans le cercle de la vie sociale ?

Cintia n'avait-elle pas pensé à lui, ce père affectueux et ami qu'il était, niais pourrait-il, lui disciple des enseignements de Jésus, la vouer au dédain d'elle-même ou à la déconsidération publique ?

Comme s'il était soutenu par une étrange force invisible, il remit l'enfant dans son lit, et après l'avoir embrassé tendrement, il est longuement resté penché sur lui et se mit à pleurer humblement, versant de copieuses larmes, comme s'il vidait la fierté ardente de son cœur sur la précieuse fleur de sa vie.

Peu après, s'assurant que la conversation continuait dans l'intimité de sa chambre, il est retourné sur la voie publique, cherchant une bouffée d'air pur pour son corps languissant...

Il s'est arrêté au bord du Tibre revoyant en mémoire les souffrances de tous les opprimés de ces eaux mystérieuses et tranquilles qui devaient occulter les gémissements d'innombrables martyrs victimes d'injustice sur terre. Le mutisme du vieux fleuve n'était-il pas une source d'inspiration pour son âme agitée ?

Les rares passants et les quelques voitures retardataires ne remarquaient pas sa présence.

Partageant son regard entre le firmament scintillant et les eaux tranquilles, il s'est plongé dans de profondes réflexions que personne n'aurait pu sonder...

À l'aube, il est retourné chez lui, apathique et désorienté, et s'enferma dans l'une des pièces où il s'est livré à un sommeil lourd et sans rêves d'où il fut arraché, alors que le soleil brillait, par les cris des esclaves qui transportaient du matériel sur les constructions toutes proches.

Varrus Quint a procédé à sa toilette matinale et s'en fut voir Cirila et son enfant, il caressa son fils gravement et affectueusement alors que la jeune servante lui annonçait que son épouse s'était absentée en compagnie d'amies pour une cérémonie religieuse au Palatin.

Contrarié, il s'est éloigné de la résidence en direction de la voie Ostie. Il désirait s'entretenir avec quelqu'un qui pourrait lénifier sa profonde douleur et, se rappelant de la noble figure de Corvinus, il était décidé à le prendre pour confident de toutes les peines qui lui assénaient le cœur.

Reçu par Lysippe, celui-ci l'informa que le bon vieillard s'était absenté pour s'occuper de plusieurs patients, soulignant néanmoins qu'il serait de retour dans la soirée à la voie Ardeatina.

Mais son hôte observa une telle pâleur sur le visage de son visiteur inattendu qu'il l'invita à s'asseoir et à se servir un bouillon réconfortant.

Varrus accepta ressentant un grand soulagement spirituel. La paix de la modeste enceinte semblait calmer son esprit enflammé.

Devinant que des tourments moraux l'assaillaient, le petit vieux déposa près de lui quelques pages contenant des paroles consolatrices relatant l'héroïsme des martyrs, essayant par là de soulager ses ulcères invisibles.

Docile, le jeune homme l'écouta. Il lut de longs extraits et prétextant se sentir très affaibli, il est resté là près de Lysippe et s'est attardé jusqu'à ce que tous deux se dirigent vers les sépultures dans la voiture d'un vieil ami.

Il faisait nuit quand ils sont arrivés aux tombes.

Ils ont passé la porte qu'un compagnon surveillait avec vigilance et ont parcouru de longues galeries avec de nombreux autres frères qui suivaient, conduits par des torches, échangeant des propos couronnés d'espoir.

Les cimetières chrétiens dans Rome étaient des lieux irradiant une grande joie. Inquiets et découragés dans leurs relations au quotidien étant donné les difficultés infinies qu'ils avaient à se communiquer entre eux, on pouvait dire que là, au foyer des défunts que les traditions patriciennes respectaient habituellement, les partisans du Christ trouvaient enfin un climat favorable à la communion dont ils étaient assoiffés. Là, ils pouvaient s'embrasser avec une indicible tendresse fraternelle, ils chantaient avec jubilation et priaient avec ferveur...

Le christianisme d'alors ne se limitait pas aux rites sacerdotaux. C'était un fleuve de lumière et de foi qui se déversait baignant les âmes, rassemblant les cœurs sur ce cheminement divin vers un idéal supérieur. Les larmes versées lors des supplices des compagnons sacrifiés n'étaient pas des gouttes de fiel incendié mais des perles d'amour et de reconnaissance.

De-ci, de-là, des sépultures rosés et blanches exhibaient des paroles aimantes qui ne passaient pas une idée sombre de la mort. La bonté de Dieu et la vie éternelle uniquement méritaient d'être exaltées.

Cherchant un soutien moral, désireux qu'il était de trouver une plus grande force intérieure, Varrus relisait avec avidité les paroles qui lui étaient familières.

Juste là, quelqu'un avait inscrit ses compliments révélant une affectueuse amitié : — «Festus, que Jésus te bénisse ». Plus loin, un père dévoué avait fait graver ces quelques mots : — «Glaucia, ma chère fille, nous sommes ensemble ». Ailleurs, brillait cette inscription «Crescenù'us vit », ou encore une autre illuminée, « Popéia est glorifiée ».

Jamais Varrus n'avait ressenti une telle paix au milieu des tombes. Se sentant expulsé de son propre foyer, il avait l'impression maintenant que la foule anonyme de ces compagnons était sa propre famille. Il s'arrêtait sur ces visages inconnus avec plus d'affection et d'intérêt et se disait même que dans ce groupe de créatures qui anxieusement venait chercher les enseignements du Seigneur, il existait peut-être des drames plus pénibles que le sien et des plaies plus profondes qui saignaient ces cœurs. Il soutenait Usipus d'un bras robuste comme s'il avait retrouvé la joie d'être utile à quelqu'un et, par les regards heureux qu'ils échangeaient entre eux, ils semblaient tous deux remercier l'influence de Jésus qui accordait à ce vieillard affectueux la grâce d'être soutenu par un fils et au jeune homme malchanceux le bonheur de trouver un père qu'il pouvait servir.

Dans la grande enceinte illuminée, des hymnes de joie ont précédé les paroles du prédicateur qui, du haut de sa tribune, a parlé avec une indescriptible beauté du Règne de Dieu, exaltant le besoin de patience et d'espoir.

Quand il eut fini son émouvante allocution, Lysippe et Varrus se sont approchés pour le reconduire chez lui.

Au-delà des tombes, une voiture les attendait, ponctuelle.

Et c'est dans l'intimité domestique qu'à ces deux vieillards qui l'écoutaient, surpris, que le jeune homme patricien, avec émotion, a fait le récit de ce dont il souffrait dans le cadre de sa vie privée suppliant Corvinus un baume à ses douleurs qui opprimaient son cœur.

Le vieux Gaulois le fit asseoir et lui caressant la tête comme s'il s'agissait d'un enfant tourmenté, il lui a demandé :

Varrus, as-tu accepté l'Évangile pour que Jésus se transforme en ton serviteur ou pour te convertir en serviteur de Jésus ?

Oh ! Sans aucun doute — a soupiré le jeune homme —, s'il est une chose à laquelle j'aspire au monde, c'est à mon admission parmi les esclaves du Seigneur.

Alors, mon fils, penche-toi sur les concepts du Christ et oublions nos désirs.

Et, en regardant le ciel par l'humble fenêtre, laissant percevoir qu'il demandait l'inspiration du Très-Haut, il a ajouté :

Avant tout, ne condamne pas ta femme. Qui sommes-nous pour juger le cœur de notre prochain ? Pourrions-nous, crois-tu, forcer les sentiments d'une autre âme, s'utilisant de la méchanceté et de la violence ? Qui de nous est irréprochable pour avoir le droit de punir ?

Néanmoins, comment éteindre le mal, si nous ne sommes pas prêts à le combattre ? — pondéra Varrus, gravement.

L'ancien sourit et fit observer :

Tu crois alors que nous pouvons le vaincre par la force des idées bien tournées ? Considérerais-tu par hasard que le Maître est descendu des cieux rien que pour parler ? Jésus a vécu chacune des leçons combattant l'ombre avec la lumière qui rayonnait en lui, et cela jusqu'au dernier sacrifice. Nous sommes dans un monde entouré de ténèbres et nous ne possédons pas d'autres torches pour nous éclairer que notre âme que nous devons enflammer du véritable amour. L'Évangile n'est pas seulement une propagande d'idées libératrices. Au- dessus de tout, c'est la construction d'un monde nouveau par la construction morale du nouvel homme. Jusqu'à présent, la civilisation a considéré la femme, notre mère et notre sœur comme étant une vulgaire marchandise. Pendant des millénaires, nous avons fait d'elle notre esclave, en la vendant, en l'explorant, en la lapidant ou en la tuant, sans que les lois nous considèrent passibles de jugement. Mais, n'est-elle pas elle aussi un être humain ? Vivrait-elle indemne de faiblesses égales aux nôtres ? Pourquoi lui conférer un traitement inférieur à celui que nous dispensons aux chevaux, si c'est d'elle que nous recevons la bénédiction de la vie ? Dans toutes les phases de l'apostolat divin, Jésus l'a dignifiée, sanctifiant sa mission sublime. Et pour rappeler l'enseignement, il est juste de répéter — qui de nous, en toute conscience, peut lancer la première pierre.

Fixant expressivement ses deux auditeurs, il a ajouté :

Pour racheter les créatures, le christianisme exige une avant-garde d'esprits déterminés à exécuter son plan d'action.

Cependant — a réfléchi le jeune Romain timidement —, peut-on nier que Cintia soit dans l'erreur ?

Mon fils, celui qui attise le feu dans sa vie de tous les jours, marchera certainement sur les flammes de l'incendie. Compatis des égarés ! Ne sont-ils pas suffisamment malheureux d'eux-mêmes ?

Et mon enfant ? — a demandé Varrus la voix saisie de sanglots.

Je comprends ton affliction.

Et, tout en parcourant d'un regard lucide la petite pièce, Corvinus a semblé dévoiler un peu de son cœur, en ajoutant :

En d'autres temps, j'ai bu le même calice. M'éloigner de mes enfants a été pour moi la source de terribles angoisses. J'ai marché lacéré comme une feuille emportée au gré du vent, mais j'ai fini par percevoir que les enfants sont de Dieu, avant même d'être doucement déposés entre nos mains. Je comprends ton malheur. Mourir mille fois sous tout type de torture est une moindre souffrance que celle de la séparation d'une fleur vivante que nous désirerions retenir à l'arbre de notre destinée...

Et pourtant — a commenté le patricien affligé —, ne serait-il pas juste de défendre un innocent en réclamant le droit de le protéger et de l'instruire ?

Mais qui donc voudra bien t'écouter quand un ordre impérial insignifiant pourrait étouffer tes cris ? De plus — allégua l'ancien affectueusement —, si l'on souhaite servir le Christ, comment peut-on imposer à autrui la colère que la lutte nous force à supporter ? Ta femme peut ne pas avoir été généreuse envers ton cœur mais elle sera probablement une mère dévouée pour ton enfant. Ne vaudrait-il donc pas mieux attendre les desseins du Très- Haut, à la grâce du temps ?

Le père malheureux portait toujours sur son visage une pénible expression, Corvinus lui fit alors observer après une longue pause :

Ne te soumets pas à la froideur de la désillusion en annihilant tes propres forces. La douleur peut être comparée au courant emporté d'un fleuve susceptible de nous conduire au bonheur sur la terre ferme, ou de nous noyer quand nous ne savons pas nager. Écoute-nous. L'Évangile n'est pas seulement une voie d'accès à la joie céleste après la mort, mais c'est aussi une lumière pour notre existence dans ce monde que nous devons transformer en Règne de Dieu. Ne te souviens-tu pas de la visite de Nicodèmes au Divin Maître quand le Seigneur a assuré convainquant : — « il convient de renaître à nouveau » ?

Devant le signe affirmatif de Varrus Quint, l'ancien a continué :

J'ai aussi beaucoup souffert quand, encore jeune, je me suis décidé au travail de la foi. Répudié de tous, j'ai été obligé de m'éloigner des Gaules où je suis né, en m'attardant pendant dix longues années en Alexandrie où j'ai approfondi mes connaissances. L'église, là- bas, reste ouverte à de plus amples considérations quant à la destinée et à l'être. Les idées de Pythagore sont reconnues par un grand centre d'études, profitant à tous, et après avoir attentivement écouté des prêtres illustres et des adeptes plus éclairés, je me suis convaincu que nous renaissons de nombreuses fois sur terre. Le corps est l'habit temporel de notre âme qui ne meurt jamais. La tombe est résurrection. Nous reviendrons à la chair, autant de fois que ce sera nécessaire jusqu'à ce que nous ayons purifié toutes les imperfections de notre âme, tout comme le métal noble supporte le creuset purificateur jusqu'à ce que soient rejetés les résidus qui le souillent.

Corvinus a alors fait une courte pause comme pour donner un temps de réflexion à ses auditeurs, puis il a continué :

Jésus ne parlait pas seulement à l'homme qui passe, mais surtout, à l'esprit impérissable. À un certain moment de ses sublimes enseignements, il avertit : « il vaut mieux que tu entres manchot dans la vie, que d'avoir deux mains, et aller dans la géhenne du feu qui ne s'éteint pas »[1]. Le Christ se rapporte au monde comme à une école où nous cherchons notre propre perfectionnement. Chacun de nous vient sur terre avec les problèmes dont il a besoin. L'épreuve est un remède salutaire, la difficulté, une étape vers l'ascension. Nos ancêtres, les druides, enseignaient que nous nous trouvons dans un monde de pérégrinations ou sur le chemin d'expériences réitérées, afin que nous puissions atteindre plus tard, les astres de la lumière divine pour ne faire qu'un avec Dieu, notre Père. Nous créons la souffrance en négligeant les lois universelles et la supportons pour retourner à l'harmonieuse communion avec elles. La justice est parfaite. Nul ne pleure sans raison. La pierre supporte la pression de l'instrument qui la taille afin de briller souveraine. Le fauve est conduit à la prison pour être domestiqué. L'homme combat et souffre pour apprendre à réapprendre, en se perfectionnant de plus en plus. La terre n'est pas le seul théâtre de la vie. Notre Père ne nous a-t-il pas dit lui- même — à celui qui prétend servir — il « existe de nombreuses demeures dans la Maison de Notre Père » ? Le travail est un escalier lumineux qui mène à d'autres sphères où nous nous retrouverons comme des oiseaux qui, après s'être perdus sous les rafales de l'hiver, se regroupent à nouveau au soleil béni du printemps...

En passant sa main dans ses cheveux blancs, le vieil homme a remarqué :

— Ma tête est maculée par la neige du désenchantement... Combien de fois, l'agonie a- t-elle visité mon âme pleine de rêves... Sous mes pieds, la terre glacée demande mon corps épuisé. Mais au fond de mon cœur, l'espoir est un soleil qui m'enflamme révélant dans ses projections resplendissantes le glorieux chemin de l'avenir... Nous sommes éternels, Varrus ! Demain, nous serons réunis, heureux, au foyer de l'éternité sans la douleur de la séparation ou de la mort...

En entendant ces paroles pleines de conviction et de tendresse, le jeune homme patricien apaisa son esprit tourmenté.

Quelques minutes encore passèrent rapidement à évoquer des paroles vivifiantes et se sentant mieux, il s'est décidé à partir.

Un bige léger qu'il avait demandé, attendait à une courte distance.

Quand le galop des chevaux se fut confondu avec le grand silence devant la porte de son foyer, le jeune homme plus tranquille a remarqué que quelques rares étoiles brillaient encore avec pâleur alors que le firmament se teignait de rouge.

Le matin se levait...

Varrus contemplant le beau ciel romain et demandant à Jésus de garder la foi inspirée par les propos du vieux Gaulois chrétien sur la route d'Ostie, pensa avoir trouvé en cette aube d'une surprenante beauté, le symbole du nouveau jour qui marquerait maintenant son destin.

PROMESSE DE CŒUR

Deux jours s'étaient succédés sans changement pour Varrus Quint qui, apathique et mélancolique, écoutait chez lui les plaintes interminables de sa femme, flagellant ses principes du fouet de ses critiques Insidieuses et puissantes.

Malgré les peines qui affligeaient son âme, il ne laissa percevoir aucun signe de désapprobation quant à la conduite de Cintia qui continuait aux côtés de Veturius ses écarts de comportement et ses alliances.

C'est alors qu'il reçut la consigne de partir en direction d'un port d'Achaïe, mais il n'arrivait pas à calmer le désir ardent de rénovation dont il se sentait envahi.

Il s'en fut voir Opilius qui le reçut très cavalièrement en privé. Varrus lui a ainsi exposé ce qu'il désirait. Il ressentait le besoin d'une vie nouvelle. Il prétendait abandonner le trafic maritime et se consacrer à des tâches différentes à Rome.

Néanmoins, il admettait avec dépit les obligations qui le retenaient à son service.

Il devait une si forte somme au chef de l'organisation qu'il ignorait comment il pourrait changer le cours de sa vie.

Veturius, très surpris, voulut masquer les véritables pensées qui lui venaient à l'esprit. Rieur et chaleureux, il s'est approché du visiteur en affirmant, péremptoire, que jamais il ne l'avait considéré comme un employé mais comme un compagnon de travail, et qu'il ne lui devait rien. Il a déclaré comprendre sa lassitude et pensait que son intention de se réintégrer à la vie romaine était justifiée.

C'est rouge de honte que Varrus reçut la rémission de toutes ses dettes. Non seulement Opilius lui faisait cette concession mais il se mettait aussi à sa disposition pour l'aider dans sa nouvelle entreprise.

Avec délicatesse, il a évoqué des projets qu'il avait déjà tracés pour l'avenir, alors que le mari de Cintia, stupéfait par l'hypocrisie de son interlocuteur, ne savait comment répondre prononçant des monosyllabes qui dénonçaient son embarras.

C'est cordialement qu'ils se sont quittés, alors qu'Opilius lui promettait de l'accompagner dans ses démarches avec toute son affection fraternelle.

Se sentant profondément confus, Varrus Quint pris la direction du forum dans l'espoir de rencontrer quelqu'un qui pourrait lui permettre de trouver un travail honorable ; cependant, la société de l'époque semblait partagée entre les puissants et les misérables esclaves. Il n'y avait pas de place pour celui qui voulait vivre de services respectables. Même les affranchis se retiraient dans des régions lointaines du Lazio, cherchant à recommencer leur vie et vivre leur indépendance.

Il a alors effectué différentes tentatives en vain.

Personne ne souhaitait employer des bras honnêtes pour une juste rémunération. Ils alléguaient que les temps étaient difficiles, prétextaient le ralentissement des affaires face à la chute probable de Bassianus d'un moment à l'autre. Les insanités gouvernementales touchaient à leur fin et les partisans de Macrin, préfet des prétoriens, promettaient de se révolter. Rome vivait sous le régime de la terreur. Pendant plus de cinq ans, des milliers de personnes étaient mortes assassinées par des affranchis qui jouissaient de récompenses juteuses.

Le jeune patricien, un peu découragé, fixait la foule qui allait et venait sur la place publique indifférente aux problèmes qui le torturaient quand il aperçut Flave Subrius, un vieux soldat à la réputation douteuse qui l'accueillit les bras ouverts.

Il s'agissait d'un homme mûr, mais agile et astucieux. Alors qu'il était aux services de l'État et qu'il maintenait l'ordre en Gaules, Subrius avait été blessé, raison pour laquelle, maintenant boiteux, il était chargé par des nobles de réaliser des tâches secrètes.

Loin de soupçonner qu'il était attaché aux intérêts du persécuteur de sa famille, Varrus a répondu, amicalement, au geste bienveillant manifesté.

D'ailleurs, cette expression de plaisir était pour lui une précieuse incitation dans la position d'incertitude où il se trouvait. La soudaine apparition de l'ancien soldat pouvait être le début de quelque heureuse entreprise.

La conversation a donc commencé avec enthousiasme.

Après les compliments, l'ex-légionnaire a abordé le sujet qui l'amenait en soulignant :

Par Jupiter, comment remercier les dieux de la faveur qu'ils me font de te rencontrer ? Sérapis a compati de ma jambe malade et a guidé mes pas. Je m'étais dit que j'irais te voir, mais les temps sont durs et une voiture est le privilège des sénateurs. Heureusement, je n'ai pas eu à me rompre les os en une randonnée difficile.

Le jeune patricien sourit intrigué et avant qu'il n'ait eu le temps de poser une question, Subrius balaya d'un regard astucieux les alentours comme s'il voulait sonder l'entourage, et lui fit baissant la voix :

Mon cher Varrus, je connais ta sympathie pour nos compatriotes persécutés, les chrétiens. Pour être franc, en ce qui me concerne, je ne sais comment me séparer des divinités domestiques et je préférerai toujours une fête d'Apollon à toute réunion dans les cimetières, cependant, je suis convaincu qu'il y a beaucoup de braves gens dans le labyrinthe des catacombes. J'ignore si tu fréquentes le culte détesté mais je ne méconnais pas ta sympathie. Sincèrement, je ne peux accepter l'épidémie de souffrance volontaire dont nous sommes les témoins depuis tant d'années.

Après toutes ces considérations, il a feint une mine de tristesse sur son masque facial et a continué :

Malgré mon indifférence envers le christianisme, j'ai appris de nos ancêtres que nous devons faire le bien. Je crois que l'instant a sonné de rendre un service décisif à la cause méprisée. Je ne comprends pas la foi nazaréenne responsable de tant de flagellations et de tant de morts, néanmoins, j'ai pitié de ces victimes. Donc, fils aimé de Jupiter, ne mésestime pas la mission qui s'offre à toi.

Face à la perplexité muette de son interlocuteur, il a ajouté :

Le préteur Gallus, averti par Macrin, a besoin du concours de quelqu'un pour mettre à exécution certains services à Cartilage. J'admets que si tu l'effectues, cette mission pourrait se transformer en un précieux avertissement fait aux chrétiens d'Afrique.

Varrus qui cherchait davantage à trouver un emploi respectable qu'à s'ériger en sauveur de la communauté, le questionna sur la tâche à accomplir.

Se montrant mesurément enthousiaste, Subrius a expliqué que le haut dignitaire l'appelait au palais pour lui confier cette délicate affaire.

Le jeune homme n'a pas hésité.

Suivant le soldat expérimenté, compte tenu du caractère confidentiel que Subrius avait donné à leur conversation, il est allé voir Gallus à sa résidence même.

Entouré d'habitudes patriciennes fortement enracinées, le vieux préteur le reçut tout en cherchant à minimiser la rigueur de l'étiquette, et après les salutations usuelles, il alla droit au sujet qui les intéressait.

Varrus — commença-t-il, solennellement —, je connais ta loyauté aux engagements assumés et j'espère que tu accepteras cette charge importante. Nos légions proclameront le nouvel empereur dans quelques jours à peine et nous ne pouvons faire abstraction de patriotes irréprochables pour nous assister dans l'œuvre de réforme du système social.

L'habile homme politique mordit ses lèvres grimaçantes révélant inconsciemment ses véritables intentions, puis poursuivit :

Je ne sais pas si tu disposes du temps nécessaire car je ne suis pas sans connaître les obligations qui te retiennent à la flotte de Veturius...

Le jeune homme s'est empressé de lui notifier son éloignement des services qu'il effectuait habituellement.

Il se trouvait réellement en quête de nouvelles fonctions.

Le préteur a souri, triomphant, et a continué :

S'il m'était possible de m'absenter de Rome, j'irais moi-même, néanmoins...

À ces paroles pleines de réserve, Varrus Quint voulut savoir en quoi il pouvait être utile, ce à quoi le magistrat a répondu :

Carthage devrait être réduite en cendre conformément au sage conseil du vieux Caton, mais, après l'épisode marquant d'Émilien qui la rasa, Graco a fait la folie de reconstruire ce nid de serpents. Je doute qu'il soit une autre province capable de nous apporter de plus grands ennuis. S'il est possible de combattre ici la peste des Galiléens, par là le problème est de plus en plus compliqué. De hauts fonctionnaires, des dames patriciennes, des autorités et des hommes d'intelligence se dévouent au christianisme avec une si grande négligence pour nos principes, qu'ils en arrivent à promouvoir des réunions publiques pour fortifier leur prosélytisme effréné. Nous ne pouvons pas, néanmoins, vivre aveuglément. Nous ne peuvent manquer de prendre des mesures.

Plongeant ses yeux interrogateurs dans ceux du jeune homme comme s'il sondait ses sentiments les plus intimes, il a demandé :

Te sens-tu habilité à porter un message au proconsul ?

Parfaitement — répondit Varrus, déterminé.

J'ai une liste de cinq cents personnes dont nous devons débarrasser la ville. Malgré le décret de Bassianus qui déclare que tous les habitants du monde provincial sont des citoyens romains, jouissant pour autant indûment de droits égaux aux nôtres, nous sommes donc d'accord avec l'élimination sommaire de tous les porteurs de la mystification nazaréenne. Les principaux meneurs devront répondre à des procès avant d'être condamnés à mort ou à la prison, les femmes seront épargnées selon la classe à laquelle elles appartiennent après de justes avertissements, et les plébéiens seront réduits au service sur les galères impériales.

S'efforçant de déguiser les pénibles impressions dont il se sentait accablé, le jeune patricien faisait des signes affirmatifs de la tête, comprenant, finalement ce que signifiaient les insinuations de Flave Subrius.

En acceptant l'invitation, il réussirait à sauver beaucoup de compagnons. Il pourrait pénétrer dans Carthage et aurait le temps de prévenir les persécutés. Ce ne serait pas difficile puisqu'il aurait les noms de tous les impliqués. Avant de parler au proconsul, il entrerait en contact avec l'église africaine.

Un monde de possibilités constructives perçait son imagination.

Corvinus lui-même pourrait peut-être le guider dans l'exécution de sa charge à venir.

Tu peux voyager d'ici à deux jours ? — a tonné la voix de Gallus, irrité par la pause dont le jeune homme avait marqué la conversation.

Illustre préteur — a répondu Varrus poliment —, je suis prêt.

Et le saluant avec un geste d'ennui qui lui était caractéristique, le magistrat a conclu :

Tu voyageras sur la galère marchande de Maximin Pratense, sous le commandement d'Helcius Lucius. Demain soir, je te livrerai le message ici même et tu pourras prendre les mesures afférentes à l'excursion avec Flave Subrius qui t'accompagnera sur le même bateau en tant qu'assesseur du capitaine répondant à des tâches d'ordre politique auprès d'amis du préfet domiciliés en Numidie.

L'accord était scellé.

En pleine voie publique, Varrus retrouva l'ex-légionnaire et programma une rencontre au forum pour le lendemain.

Le jeune homme était satisfait bien que des pressentiments amers concernant son fils envahissent son cœur. Il avait obtenu, comme il l'avait supposé, le travail désiré. Il ne se sentait pas inutile. À son retour de Carthage, d'autres occasions ne manqueraient pas de se présenter. Le voyage lui donnerait les moyens d'assister des frères de foi, marquant également la première étape vers de plus grandes responsabilités.

Après un rapide passage à son foyer, il s'est dirigé vers la voie Ostie, désireux d'entrer en communion avec ses vieux amis.

Il annonça alors à Corvinus et à Lysippe sa décision de partir.

À ces propos, l'ancien Gaulois a commenté les obstacles qu'il rencontrait à vouloir sortir de Rome et interpellé par Varrus quant au port vers lequel il se dirigeait, il a expliqué qu'en fait il devait rendre visite à la communauté chrétienne de Carthage avant de retourner à Lyon définitivement.

Le visage du jeune homme s'est illuminé.

Pourquoi ne pas voyager ensemble ?

Il prenait la même route.

Corvinus a manifesté alors toute sa satisfaction.

Le jeune patricien a exposé en quelques mots son intention d'avertir Flave Subrius de la présence de son nouveau compagnon de voyage, mais il a gardé pour lui les réels motifs de la mission qui le menait en Afrique pensant en informer Appius Corvinus postérieurement, une fois qu'ils seraient seuls en mer.

Le lendemain lorsqu'il en a parlé au vieux soldat boiteux, Subrius a accueilli cette idée avec un sourire indéfinissable ajoutant avec bonne humeur :

— Mais bien sûr ? Le voyageur peut être considéré comme un parent. Tu as ce droit.

Varrus s'est empressé de se préparer pour l'excursion conformément au programme

prévu.

Alors que Cintia l'écoutait avec une très grande attention, il lui a annoncé sa résolution de changer le cours de sa vie. Et, après une entrevue particulière avec le préteur, il a fait ses adieux à son épouse et à Tatien l'esprit baigné d'une douloureuse émotion.

Emportant avec lui une abondante documentation, il a embarqué à Ostie, l'âme absorbée par d'angoissantes expectatives.

Reconnaissant, Corvinus s'est joint à lui. Avec l'aide du jeune patricien et de Flave Subrius qui bizarrement était très attentif à l'installation de celui-ci, il se préparait à partager la chambre étroite réservée à Varrus Quint près de la cabine du capitaine dans la poupe, mais resta figé sur le pont qui séparait la chambre des bancs des rameurs, semblant admirer la magnifique trirème dans laquelle ils allaient voyager. Alors qu'il regardait les mâts magnifiques alerté par Varrus satisfait à l'idée de pouvoir lui offrir ce beau spectacle, le vieillard répondit :

Oui, j'observe la grandeur du ciel et de la mer inondés de soleil ; je sens le souffle du vent léger qui semble chanter la gloire divine de la nature, mais je pense à nos esclaves aux mains calleuses sur les rames...

Le prédicateur allait continuer lorsque Subrius, qui exerçait une inexplicable surveillance sur lui, a perçu le sens évangélique de sa remarque et a démontré une plus grande inquiétude dans l'expression de son visage mécontent, se dirigeant à Varrus Quint, il s'est exclamé :

Nous offrons l'hospitalité à ton hôte.

Contrarié par cette interférence, le jeune patricien, a exprimé le souhait de le présenter à Helcius Lucius, mais l'assesseur du commandant a immédiatement objecté :

Non, maintenant non. Helcius est occupé. Attendons le moment propice.

Corvinus s'installa sur sa couchette avec ses quelques bagages comprenant une tunique usée, une peau de chèvre et un balluchon avec des documents.

Pour dissiper la désagréable impression laissée par Subrius qui lui avait soudainement coupé la parole, le jeune homme est longuement resté auprès de l'ancien, choisissant ce moment pour réfléchir en sa compagnie au véritable motif de son voyage.

Corvinus l'a écouté avec un étonnement évident.

Il connaissait les patriarches carthaginois et les adeptes les plus en vue de l'importante église africaine.

Varrus lui a cité les noms des personnes indiquées dans la relation du préteur que le valeureux missionnaire identifia immédiatement pour la majorité.

Ils ont échangé leurs impressions quant à l'époque risquée qu'ils traversaient et comme s'ils étaient de vieux amis, ils se sont mis d'accord sur les précautions à prendre quant aux jours les plus sombres à venir au cas où les tempêtes politiques ne se calmeraient pas.

L'ancien des Gaules a longuement parlé de l'église de Lyon.

Au nom du Christ, il comptait y consolider le vaste mouvement d'assistance sociale.

Les prosélytes n'admettaient pas la foi inopérante. À leurs yeux, l'église devait s'enrichir d'oeuvres pratiques et être une source incessante de services rédempteurs.

Ils recevaient, fréquemment, la visite de confrères venant d'Asie et de Phrygie, grâce auxquels ils obtenaient des instructions directes concernant la matérialisation des idéaux évangéliques et acceptaient la Bonne Nouvelle, non seulement comme un chemin d'espoir menant au ciel, mais aussi comme un programme de travail actif nécessaire au perfectionnement du monde.

Et c'est ainsi que de considérations en réflexions, de remarques en observations, ils sont restés tous deux absorbés et heureux à élaborer des projets, exaltant la douce flamme de leurs rêves.

Quand le navire se mit en mouvement, Corvinus a souri à son compagnon comme un enfant partant à une fête.

Au début, ils entendaient le bruit rythmé des marteaux qui contrôlait l'effort des rameurs, puis, le vent commença à siffler fortement.

Varrus s'est absenté, promettant de venir chercher son ami pour le présenter au capitaine ; plus tard, cependant, Corvinus lui a demandé de reporter cette visite au lendemain, prétextant qu'il prétendait prier et se reposer.

Le jeune homme s'est éloigné en direction de la proue où il entama la conversation avec quelques marins. Il voulut voir le commandant mais Helcius Lucius, en compagnie de Flave Subrius et de deux autres patriciens renommés, échangeait des idées avec eux à une table distante, tout en parlant avec exultation.

II faisait nuit noire maintenant.

Craignant de devoir absorber des boissons fortes, Varrus se tenait dans son coin.

Il s'est alors rendu à la cabine où il était logé pour proposer quelque chose à manger à son vieux compagnon mais Corvlnus semblait dormir tranquillement.

Voyant que Helcius Lucius et ses amis ne cessaient de boire et jouaient bruyamment à quelque distance de là, le jeune patricien est retourné à la proue cherchant un coin solitaire pour laisser libre cours à ses pensées.

Il se sentait assoiffé de méditations et de prières et aspirait à quelques minutes de silence, seul avec lui-même, voulant se rappeler les succès de ces derniers jours.

Il contemplait les eaux que le vent fort et chantant faisait bouillonner, il laissa les rafales rafraîchissantes caresser ses cheveux, se disant que les fluides balsamiques de la nature adouciraient les inquiétudes de son esprit tourmenté.

Fasciné par le calme nocturne, il observait la lune grandissante qui s'élevait dans le ciel et balaya du regard les constellations étincelantes.

Quel mystérieux pouvoir commandait l'existence des hommes ! — se disait-il tristement.

Quelques jours auparavant, il était loin de supposer qu'il allait partir pour l'aventure d'un tel voyage. Il se croyait porté par le courant d'un bonheur domestique assuré, soutenu par le plus grand respect social. Mais se dit que son destin était en franche transformation !... Où devaient être Cintia et Tatien à cette heure ? Pour quelle raison la conduite de sa femme avait- elle ainsi modifié le cours de sa vie ?!... Si le Christ n'avait pas été présent dans son cœur, il n'aurait pas eu de mal à prendre les décisions nécessaires qui le tourmentaient intérieurement, mais il avait découvert l'Évangile et n'ignorait pas le témoignage dont il devait donner la preuve. S'il avait pu l'emporter sur l'influence d'Opilius... Toutefois, il n'était pas légitime de nourrir des illusions. Il avait des parents aisés à Rome qui se chargeraient de soutenir son fils jusqu'à ce qu'il soit en âge d'affronter les surprises du hasard avec des moyens financiers plus solides ; mais dans sa condition d'adepte du christianisme, il ne serait pas juste d'imposer à Cintia le supplice moral dont il se voyait l'objet.

Contemplant la vision de la nuit magnifique, il a prié avec ferveur implorant Jésus de soulager son esprit lacéré.

Des amis prisonniers poursuivis pour leur amour consacré à cette foi sublime lui revenaient en mémoire, s'appuyant sur les exemples d'humilité dont ils étaient un modèle vivant, il suppliait le Bienfaiteur Céleste de l'aider à ne pas tomber dans le désespoir bien inutile.

Combien de temps a-t-il passé ainsi, à réfléchir, seul avec lui-même ?

Varrus n'y pensait pas jusqu'à ce que quelqu'un vienne lui tapoter l'épaule l'arrachant à la douce mélopée du vent.

C'était Subrius qui semblait retenir sa respiration tout en lui disant, contrarié :

Élu des dieux, je crois que le moment est venu de nous comprendre à visage découvert.

Il y avait quelque chose d'étrange dans ces mots dont Varrus chercha la signification en vain.

Son cœur battait très fort dans sa poitrine. La pâle expression de son compagnon habituellement si cynique dénonçait quelque pénible événement, mais il ne se sentait pas suffisamment courageux pour le questionner.

Il y a plusieurs années de cela — a continué le soldat —, ton père m'a fait une faveur que jamais je ne pourrai oublier. Il a sauvé ma vie en Illyrie et je n'ai jamais pu lui revaloir cela. J'ai promis, néanmoins, à mon infâme conscience de payer un jour cette dette et je dois dire qu'aujourd'hui je peux répondre à cet engagement que le temps n'a pas réussi à effacer...

Plongeant ses yeux félins dans le regard torturé du jeune homme, il a continué :

Crois-tu donc que le préteur a sollicité ta coopération parce qu'il te considère suffisamment apte ? Supposerais-tu par hasard qu'Helcius Lucius te céderait une place à deux pas de sa propre cabine parce qu'il te trouve sympathique ? Fils de Jupiter, sois donc plus avisé. Opilius Veturius a conspiré avec eux ta propre mort. Ta situation sociale ne lui donnait pas l'occasion de commettre des actes arbitraires à Rome, où d'ailleurs, il désire conquérir ta femme. Je déplore de te voir si jeune entouré d'aussi puissants ennemis. À cette heure encore, Helcius attend des ordres pour jeter ton cadavre au fond des eaux. Quelqu'un a été désigné pour te voler ta vie. Pour la société romaine, tu dois disparaître cette nuit même et pour toujours...

À de tels propos, Varrus Quint était devenu livide.

Il s'est imaginé face à ses derniers instants en ce monde.

En vain, il a voulu parler mais il avait la gorge nouée par une intense émotion.

Observant l'expression indéfinissable du regard de Subrius, il a supposé que l'exécuteur des ordres venait exiger sa vie.

Et comme l'attente se prolongeait, il a rassemblé les quelques forces qui lui restaient et a demandé :

Que veux-tu de moi ?

Je veux te sauver — lui dit le soldat avec ironie.

Et, après s'être certifié de l'absence d'autres oreilles dans l'ombre, il a ajouté :

Mais je dois t'aider sans oublier de me sauver aussi...

Et tout en chuchotant, il a précisé :

Une vie parfois, en demande une autre. Cet homme qui t'accompagne, je le connais. C'est un vieux Gaulois, fatigué de vivre. Je sais qu'il prêche dans les catacombes et fait l'aumône aux pauvres... De toute évidence, il t'a ensorcelé avec ses belles paroles afin de décrocher une place en route vers Carthage. Son pèlerinage cependant sera plus long. Intentionnellement, je l'ai laissé embarquer en notre compagnie. C'était la seule solution à mon énigme. Comment défendre ta tête sans compromettre la mienne ? Appius Corvinus...

Le jeune patricien tremblant de terreur restait attentif à sa confidence, mais lorsqu'il eut prononcé le nom de son ami, dans un effort suprême, il a demandé :

Qu'oses-tu insinuer ?

Flave Subrius, néanmoins, était bien trop froid pour exprimer de la compassion. Bien que déçu par la souffrance morale qu'il imposait à son interlocuteur, il a souri et sur un ton mordant il a élucidé :

Appius Corvinus mourra à ta place.

Non ! Non, pas cela ! — s'écria Varrus, sans forces pour essuyer la sueur qui lui coulait du front.

Précipitamment, il a fait semblant d'aller vers la poupe, mais Subrius l'a retenu en murmurant:

Il est trop tard. Quelqu'un l'a déjà poignardé.

Comme s'il avait été blessé à mort, Varrus s'est senti tomber à la renverse.

Dans un terrible effort pour reprendre des forces, il s'est élancé vers la cabine où il était installé, mais d'un bond, l'assesseur l'a retenu en l'avertissant :

Attention ! Helcius peut te voir. Il est possible que l'ancien soit mort, mais si tu prétends lui faire tes adieux, sois prudent... Je retiendrai le commandant et ses amis pendant quelques instants encore, puis j'irai te chercher dans ta cabine avant d'y conduire Lucius.

À ce moment de la conversation, il a abandonné son compagnon à sa propre douleur et s'est éloigné.

Fou d'angoisse, retenant les sanglots qui serraient sa poitrine, le jeune homme s'est traîné jusqu'à la cabine où Corvinus, bâillonné, laissait apparaître de grandes tâches de sang sur la couverture de lin blanc.

Les yeux de l'ancien semblaient plus lucides. Il les a plongés dans ceux de son ami avec la tendresse d'un père qui quitte un fils qui lui est cher avant de partir pour le long voyage de la mort.

Quel est le voyou qui a osé ? — a demandé Varrus Quint en libérant sa bouche bâillonnée.

Soutenant son thorax de sa main droite rugueuse, le vieillard s'est efforcé de parler :

Mon fils, pourquoi te mettre en colère quand nous avons besoin de paix ? Croirais-tu par hasard que quelqu'un pût blesser sans l'autorisation de Dieu ? Calme- toi. Il nous reste peu de temps.

Mais, vous êtes tout ce que j'ai maintenant ! Mon bienfaiteur, mon ami, mon

père!...

s'est exclamé le jeune homme, sanglotant à genoux, comme s'il voulait encore boire les sages paroles de l'ancien.

Je sais, Varrus, ce que tu ressens — lui dit Appius d'une voix faible —, moi aussi j'ai tout de suite reconnu en ton dévouement le fils spirituel que le monde m'a nié... Ne pleure pas. Qui t'a dit que la mort signifie la fin ? J'ai déjà vu un grand nombre de nos compagnons portant la couronne de la flagellation glorieuse. Tous sont partis pour le royaume céleste exaltant le Maître de la Croix et pendant que les années usaient mon corps, je me suis souvent demandé pourquoi j'étais toujours épargné... Je craignais de ne pas mériter du ciel la grâce de mourir en servant, mais maintenant je suis en paix. J'ai le bonheur de pouvoir témoigner et au comble de ma joie, j'ai quelqu'un qui m'écoute au seuil de cette nouvelle vie ...

Le vieil homme a fait un long intervalle pour récupérer ses forces et Varrus Quint qui le caressait versant des larmes abondantes, a ajouté :

Comme il m'est difficile de me résigner à l'injustice ! Vous mourez à ma

place...

Comment peux-tu croire cela, mon fils ? La loi divine est faite d'équilibres éternels. Ne te révolte pas, ne blasphème pas. Dieu décide. Il nous revient d'obéir...

Après une courte pause, il continua :

J'étais un peu plus vieux que toi quand Attale est parti... Mon cœur s'est brisé quand je l'ai vu marcher au sacrifice. Néanmoins, avant d'entrer dans l'amphithéâtre, nous avons parlé dans la prison... Il a promis d'accompagner mes pas après sa mort et il est revenu pour me guider. Dans les heures les plus affligeantes de ma tâche et les jours gris de tristesse et d'indécision, je le vois et j'écoute sa voix tout près de moi. Comment peut-on admettre que la tombe délimite la séparation éternelle ? Nous ne pouvons pas oublier que le Maître lui-même a ressurgi de sa sépulture pour fortifier ses apprentis...

Varrus l'a étreint avec plus de tendresse, et a allégué :

Vous êtes doté d'une foi et de vertus dont je suis loin d'être pourvu. Désormais, je me sentirai seul, très seul..

Où places-tu la confiance en Dieu ? Tu es jeune. Le temps t'apportera l'expérience. Réponds aux instructions du Maître et une nouvelle lumière brillera en ton âme... À Lyon, nombre de nos frères communiquent avec les défunts qui sont tout simplement les êtres vivants de l'éternité. Dans nos prières, ils nous parlent et nous soutiennent chaque jour... Très souvent, en nos martyrs, j'ai vu des compagnons qui nous ont précédé et recevoir ceux qui sont persécutés jusqu'au sang... Pour tout cela, je crois que nous resterons toujours unis... L'église, pour moi, n'est rien d'autre que l'Esprit du Christ en communion avec les hommes...

À cet instant, Corvinus soupira péniblement. Varrus Quint a regardé les yeux calmes de son ami qui a continué avec plus d'insistance :

Je sais que tu te vois relégué à la solitude, sans parents, ni foyer... Mais n'oublie pas l'immense famille humaine. Pendant de nombreux siècles encore, les serviteurs de Jésus seront des âmes désajustées sur terre. Nos enfants et nos frères sont dispersés de toutes parts... Tant qu'il y aura un gémissement de douleur au monde ou le soupçon d'une ombre dans l'esprit du peuple, notre tâche ne sera pas terminée... Pour le moment, nous sommes méprisés et raillés sur le chemin du Berger Céleste qui nous a légué le sacrifice en guise de libération bénie et, demain, peut-être, des légions d'hommes et de femmes épouseront les principes du Maître qui sont si simples dans leurs fondements qu'ils provoquent la fureur et la réaction des ténèbres qui gouvernent encore les nations... Nous mourrons et nous renaîtrons dans la chair de nombreuses fois... jusqu'à ce que nous puissions contempler la victoire de la fraternité et de la vraie paix... Néanmoins, il est indispensable de beaucoup aimer pour nous vaincre nous-mêmes. Ne hais jamais, mon fils ! Bénis constamment les mains qui te blessent. Excuse les erreurs des autres avec sincérité et en oubliant complètement tout le mal. Aime et aide toujours, et même ceux qui te semblent durs et ingrats... Nos affections ne disparaissent pas. Qui exerce la compréhension de l'Évangile allume la sagesse dans son propre cœur pour éclairer le chemin des êtres qui lui sont chers sur terre ou au-delà de la mort... Ta femme et ton fils ne sont pas perdus... Tu les retrouveras à un nouveau stade de l'amour... D'ici là, cependant, lutte pour te vaincre toi-même !... Pour le bien, le monde réclame des serviteurs loyaux... Ne cherche pas les richesses que la déception finit par étioler... Ne t'arrête pas à des illusions et n'exige pas de la terre plus qu'elle ne peut te donner... Un seul et unique bonheur ne finit jamais — le bonheur de l'amour qui honore Dieu au service de ses semblables...

Puis, il s'est reposé pendant quelques instants.

Avec beaucoup de mal, il a sorti de sa tunique usée une vieille bourse qui contenait une poignée de pièces qu'il a donnée au jeune homme en lui demandant :

Varrus, à l'église de Lyon, il y a un vieux prêcheur répondant au nom d'Horace Niger. C'est mon compagnon de travail à qui je te demande de donner de mes nouvelles et lui transmettre mes salutations... Quand ce sera possible, remets-lui les lettres dont je suis le messager et, en mon nom, confie-lui cette somme... Dis-lui que c'est tout ce que j'ai pu rassembler à Rome pour nos enfants recueillis par l'église...

Le jeune homme a reçu le tout avec une respectueuse tendresse.

Peu après, avec difficulté, Corvinus lui a demandé de lire à voix haute un passage chrétien.

Avant de mourir, il voulait garder en tête une pensée des Saintes Écritures.

Varrus Quint a immédiatement répondu à sa demande.

Au hasard, il prit l'une des feuilles écornées d'un parchemin sorti d'un rouleau d'instructions, et à la clarté oscillante de la torche qui brûlait près du lit, il a répété les belles paroles de Simon-Pierre à l'infirme mendiant à la porte du temple appelée la Belle : — « Je n'ai ni or, ni argent, mais ce que j'ai, je te le donne8 ».

(8) Acte des Apôtres, 3:6. (Note de l'auteur spirituel)

Un large sourire sur ses lèvres pâles, Corvinus a regardé son compagnon comme pour dire qu'en cette heure, il offrait à Dieu et aux hommes son propre cœur.

De longues minutes se sont écoulées lourdes et affligeantes.

Le jeune homme pensa que son vénérable ami devait approcher de sa dernière minute, mais comme s'il sortait d'une courte prière bien que profonde, l'ancien lui a encore dit :

Varrus, si possible, je désirerais voir le ciel avant de mourir...

L'interpellé s'est tout de suite exécuté.

Il ouvrit un petit battant qui servait de fenêtre à l'intérieur de la pièce.

Immédiatement, le souffle fort et frais du vent pénétra dans la cabine éteignant la faible bougie alors que les rayons argentés du clair de lune envahissaient l'enceinte.

Avec une indicible douceur, le jeune homme a pris le vieil homme dans ses bras, comme s'il voulait satisfaire un enfant malade et l'a conduit à la magnifique vision de la nuit.

Au doux clair de lune, le visage d'Appius Corvinus ressemblait au portrait vivant d'un ancien prophète qui serait apparu là, d'un seul coup, auréolé de splendeur. Ses yeux calmes et brillants scrutaient le firmament où des multitudes d'étoiles étincelaient, sublimes...

Après une minute de silence, il a dit à voix basse :

Comme elle est jolie notre vraie patrie !...

Et, se retournant avec tendresse vers le jeune homme en larmes, il conclut :

Voici la ville de notre Dieu !...

Mais à cet instant, le corps du patriarche fut agité d'un sursaut de vie. Son regard qui palissait petit à petit retrouva une étrange luminosité comme ranimé par une force miraculeuse.

Et dénonçant une joie démesurée, il s'est écrié :

Le grand chemin s'est ouvert !... C'est Attale qui vient !... Mon Dieu, comme la voiture d'or est sublime !... Des centaines d'étoiles brillent !... Oh !... c'est Attale et Maturus, Sanctus et Alexandre... Alcibiade et Ponticus... Pontimiane et Blandine...

(9)

(9) L'agonisant recevait la visite spirituelle de certains des martyrs chrétiens de Lyon, flagellés en l'an 177. (Note de l'auteur spirituel)

L'ancien voulut se mettre à genoux, oubliant complètement la présence de Varrus et la précarité de sa propre condition physique.

Oh !... Seigneur ! Quelle bonté !... Je ne mérite pas tant !... Je suis indigne !... — continuait-il à dire d'une voix traînante.

Inexplicablement revigoré maintenant, des larmes lui coulaient des yeux ; doucement, Varrus l'a reconduit à son lit, entaché de sang.

À nouveau couché, le vieillard s'est tu. Alors que les rayons du clair de lune illuminaient la chambre, le jeune patricien a remarqué son regard dans les convulsions de la mort couronné d'un indéfinissable éclat, semblant fixer des paysages en fête, pris d'un éblouissement béat.

Tenant ses mains dans les siennes, il sentit que l'agonisant serrait sa main droite comme pour le quitter.

Le courant sanguin s'emblait retenu par la force mentale du mourant qui voulait satisfaire à ses dernières obligations mais quand l'apaisement s'exprima sur son visage noble et ridé, le sang a jailli abondamment de la plaie ouverte trempant le suaire de lin.

Le jeune homme perçut que le cœur fatigué de l'apôtre s'arrêtait doucement comme une machine agissant sans violence. Comme celle d'un oiseau qui s'endort dans la mort, sa respiration a disparu. Son corps s'est raidi.

Varrus a compris que c'était la fin.

Se sentant, alors, flagellé par une douleur sans commune mesure, il a étreint le cadavre en suppliant :

Corvinus, mon ami, mon père !... Ne m'abandonne pas ! Où que tu sois, protège mes pas. Ne me laisse pas tomber dans la tentation. Fortifie mon faible esprit ! Donne-moi la foi, la patience, le courage...

Les sanglots du jeune homme se répétaient étouffés quand la porte fut brusquement ouverte, Subrius est entré avec une torche illuminant le pénible tableau. Voyant le jeune homme étreignant le défunt, il l'a violemment secoué en s'exclamant :

Tu es fou ! Que fais-tu ? Notre temps est précieux. Dans quelques minutes, Helcius sera là. Il faut à tout prix qu'il ne te trouve pas ici. Je l'ai enivré pour te sauver. Il ne devra pas voir le visage du défunt.

Brutalement, il a éloigné Varrus Quint et a enveloppé le corps resté inerte dans un grand drap qu'il a attaché au dessus de la tête raide. Ensuite, il s'est à nouveau adressé au jeune homme d'une voix basse et énergique :

À gauche, tu trouveras une échelle qui t'attend et, sous l'escalier, il y a un canot que j'ai moi-même préparé. Enfuis-toi avec. Le vent t'emportera vers la côte. Mais, écoute bien ! Va vivre sur d'autres terres et change de nom. À partir d'aujourd'hui, pour Rome et pour ta famille, tu as disparu dans les eaux.

Le jeune homme a voulu réagir et affronter dignement la situation, néanmoins, il s'est souvenu que si Corvinus avait pris sa place dans la mort, il devait le remplacer dans la vie, et sentant dans une de ses mains le poids de la bourse que le héros lui avait confiée, humblement il s'est tu, en larmes.

Prends avec toi les bagages du vieux, mais laisse tes papiers — l'a informé Flave Subrius déterminé — Opilius Veturius doit se certifier que tu as bien disparu pour toujours.

Mais à cet instant alors que le jeune prenait dans ses mains l'héritage de l'apôtre, le bâton d'Helcius Lucius a touché brutalement la porte.

Subrius a poussé Varrus derrière une armoire et a répondu à la porte.

Le commandant ivre est entré, il a lancé un éclat de rire glacial en observant le fardeau sanglant, et a dit :

Très bien, Subrius ! Ton efficacité est étonnante. Tout est prêt ?

Parfaitement — a répondu l'assesseur d'un ton servile.

Chancelant, Helcius a appliqué quelques bastonnades au cadavre et fit observer :

Gros malin, notre Opilius. Ce pauvre Varrus aurait pu être éliminé dans n'importe quelle ruelle de Rome. Pourquoi lui faire l'hommage de le tuer en mer ? Enfin, je comprends. Un patricien décent ne doit jamais blesser la sensibilité d'une belle femme.

Il a demandé à l'assistant les papiers du défunt et d'une voix égayée, il a ordonné :

Donne-le en pitance aux poissons, aujourd'hui même, et n'oublions pas d'informer la noble Cintia Julia que son mari, en mission de surveillance contre la peste nazaréenne, a été assassiné par des esclaves chrétiens sur les galèrœ..

D'un rire sarcastique, il a ajouté :

Veturius se chargera de dire le reste.

Le commandant s'est retiré et, incité par Subrius, Varrus a lancé un dernier regard aux restes de son ami.

Emportant avec lui ses souvenirs, il s'est éloigné le pas vacillant, a descendu l'escalier de service et s'est installé dans le minuscule canot.

Seul dans la nuit froide et claire, il est resté un long moment dans le bateau, à penser, et repenser...

Le vent, qui sifflait, semblait lécher ses larmes, l'induisant à aller de l'avant, mais le jeune homme torturé par une amère incertitude au fond aurait désiré se jeter à la mer et mourir également.

Et pourtant Corvinus avait marqué son cœur pour le reste de sa vie. Son sacrifice lui imposait d'être courageux. Il fallait lutter. Pour Cintia et pour son cher fils, il n'existait plus, mais il avait une mission à l'église de Lyon qu'il devait remplir.

Peu importe ce que cela lui coûterait, il atteindrait les Gaules déterminé à servir la grande cause.

S'en remettant à Dieu, le jeune homme détacha le canot et ramant dé-ci, dé-là, il s'est laissé aller au gré du vent.

Indifférent aux dangers du voyage, il n'a ressenti aucune crainte de la solitude sur l'abîme obscur.

Fortement entraîné par le courant, à l'aube, il a accosté sur une large plage.

Il a changé de vêtement et enfilé la tunique usée de Corvinus. Résolument, il a jeté son noble habit patricien à la mer, décidé à revenir au monde sous l'apparence d'un autre homme.

Accueilli dans un village littoral où il trouva quelque chose à manger, il a marché jusqu'à Tarracina, une ville balnéaire florissante du Lazio.

Il n'eut pas de mal à identifier le domicile de quelques compagnons de foi. Malgré la terreur qui faisait rage dans la vie publique, le gouvernement de Bassianus-Caracalla laissait les chrétiens relativement en paix, bien qu'accompagnant chacun de leurs mouvements d'une sévère surveillance.

En se déclarant pèlerin de l'Évangile en transit pour les Gaules, Varrus, fatigué et malade, put trouver de l'aide chez Dacius Acursius, un homme bon et charitable qui gardait un abri destiné aux indigents.

Soutenu par des amis anonymes, pris d'une fièvre violente il a déliré pendant trois jours et trois nuits ; mais sa robuste jeunesse réussit à vaincre la maladie dont il souffrait.

Comme il ne pouvait rien dire le concernant et en raison des missives qu'il portait venant des chrétiens de Rome aux confrères lyonnais dont le messager était un certain « frère Corvinus », c'est ainsi qu'il a été désigné par ses nouvelles relations.

Pris d'une inspiration supérieure, plein d'émotion, il s'est mis à prêcher la Bonne Nouvelle et la communauté de Tarracina touchée dans ses fibres les plus intimes, bien que voulant le retenir, l'a aidé à organiser son voyage en Gaules où le jeune homme a accosté après de nombreuses difficultés et d'énormes privations.

Il dut passer un temps à Massilia10 quand finalement il est arrivé à destination.

(10) Aujourd'hui, Marseille. (Note de l'auteur spirituel)

De par son admirable position géographique et depuis l'occupation du proconsul Munacius Plancus, Lyon était devenue pour le monde gaulois un centre politico-administratif expressif. Différentes routes importantes y convergeaient, transformant par conséquent cette ville en la résidence presque obligée de nombreuses personnalités représentatives de la noblesse romaine.

Vipsanius Agrippa, gendre d'Octave, avait renforcé sa situation privilégiée élargissant les voies de communication. Des courtisans de la cour de Claude y avaient fait construire de magnifiques palais. Les sciences et les arts, le commerce et l'industrie y fleurissaient avec une grande vitalité. Entre ses murs, ils se réunissaient tous les ans près du célèbre autel de Rome et d'Auguste, lors des grandes assemblées du « Concilium Galliarum » dont chaque ville des trois Gaules possédait son représentant.

C'était à l'occasion de solennités marquantes que les fêtes du premier août en mémoire au grand empereur Caius Julius Caesar Octavianus y étaient célébrées. De nombreuses ambassades et des milliers d'étrangers s'y réunissaient pour des cérémonies brillantes où les serments de fidélité aux dieux et aux autorités se renouvelaient lors de manifestations festives.

Cette ville, qui en d'autres temps avait été la métropole des Ségusiaves, depuis l'occupation impériale vivait sous l'influence latine dans le plus grand raffinement. Placée au confluent de deux fleuves, le Rhône et la Saône, elle offrait aux habitants les meilleures conditions de confort. Dominée par l'hégémonie patricienne, elle exhibait des rues et des parcs soignés, des temples et des monuments d'une grande beauté, des théâtres et des stations balnéaires en plus de villas magnifiques qui contrastaient avec les pâtés de maisons vulgaires, tels de petits châteaux charmants, entourés de jardins et de vignobles où des magistrats et des guerriers, des artistes et de riches affranchis de la capitale du monde venaient s'isoler pour jouir de la vie.

Au temps de Bassianus-Caracalla qui y était né, Lyon avait atteint une immense splendeur.

À plusieurs reprises, le nouveau César lui avait accordé des grâces spéciales.

La cour s'y réunissait souvent pour des jeux et des commémorations.

Néanmoins, malgré toute la protection que l'empereur accordait à sa terre d'origine, la ville gardait encore, en 217, les souvenirs vivants et douloureux de la tuerie de l'an 202, ordonnée par Septime Sévère. Des années après son triomphe sur le général Dèce Claude Septime Albin l'élu des légions de Bretagne, mort en 197, incité par ses conseillers, le vainqueur de Pescennius Niger promulgua un décret de persécution. Après s'être octroyé le patrimoine de tous les citoyens opposés à la politique dominante, des autorités sans scrupules ont réalisé un énorme carnage de chrétiens dans la ville de Lyon et dans ses localités voisines.

Des milliers de partisans du Christ ont ainsi été flagellés et conduits à la mort.

Avec des assassinats en masse, pendant plusieurs jours les persécutions ont duré.

Sans parler des scènes de barbarie envers les femmes et les enfants désarmés, des poteaux de martyre, es spectacles de fauves, des croix, des haches, des bucht rs, des lapidations, des fouets et des poignards ont ;té utilisés par des troupes inconscientes.

Pendant la tuerie, Irénée, le grand évêque, guide de la collectivité évangélique de la ville, a été torturé avec toutes les quintessences de la violence perverse jusqu'à son dernier soupir. Né en Asie-Mineure, il fut apprenti de Polycarpe, le dévoué et très vénéré prêtre de Smyrne qui à son tour avait reçu la foi par l'intermédiaire de l'apôtre Jean l'Évangéliste.

Pour tout cela, l'église de Lyon se considérait dépositaire des traditions les plus vivantes de l'Évangile. Elle possédait les reliques du fils de Zebedeo et celles de bien d'autres représentants du christianisme naissant qui fortifiaient son penchant pour la foi. Dans ce contexte de profonde illumination spirituelle l'esprit miséricordieux de la communauté de Jérusalem était resté presque intact.

Alors que Rome s'initiait aux baptêmes de sang au temps de Néron, la communauté lyonnaise commençait sa tâche d'évangélisation dans un calme relatif.

Des émissaires de Palestine, de Phrygie, de Syrie, d'Achaïe et d'Egypte s'y rendaient sans cesse.

Les épîtres envoyées d'Asie éclairaient son chemin.

De ce fait, c'était le centre d'études théologiques permanentes dans le champ des interprétations.

Irénée, qui s'était consacré aux minutieux commentaires des Écritures, pratiquait le grec et le latin avec une grande maîtrise. Il avait écrit des travaux remarquables, réfutant les adversaires de la Bonne Nouvelle et préservant les traditions apostoliques tout en guidant les différents services de la construction chrétienne.

Mais la collectivité ne se distinguait pas seulement par des réalisations intellectuelles.

Elle faisait du sanctuaire consacré à Saint-Jean, le centre de ses travaux d'ordre général, l'église primait par ses oeuvres d'assistance.

À la lumière des siècles passant, on pourra difficilement percevoir avec exactitude toute la sublimité du christianisme primitif.

Éprouvés par la douleur, les frères dans la foi s'aimaient conformément aux exemples du Seigneur.

De toutes parts, l'organisation évangélique priait pour servir et pour donner, au lieu de prier pour être servie et pour recevoir.

Les chrétiens étaient connus pour leur capacité à se sacrifier personnellement pour le bien de tous, pour leur bonne volonté, pour leur sincère humilité, pour leur coopération fraternelle et pour leur disposition à s'améliorer eux-mêmes.

Ils s'aimaient réciproquement, répandant les rayons de leur abnégation affective à tous les noyaux de la lutte humaine, ne trahissant jamais leur vocation d'aider sans la moindre récompense, et cela même face aux bourreaux les plus obstinés.

Plutôt que de fomenter la discorde et la révolte chez les compagnons soustraits au joug de l'esclavage, ils honoraient le travail dignement accompli comme étant le meilleur moyen d'arriver à leur libération.

Ils savaient faire taire les tentations de l'égoïsme pour abriter sous leur propre toit, ceux qui avaient souffert des persécutions.

Enflammés par la foi en l'immortalité de l'âme, ils ne craignaient pas la mort. Comme des soldats de Jésus dont les familles qu'ils devaient protéger et éduquer restaient en arrière, les compagnons martyrisés partaient.

C'est ainsi que la communauté de Lyon conservait sous sa bonne garde des centaines de vieillards, des malades, des mutilés, des femmes, des jeunes et des enfants leur offrant tout son amour.

L'église Saint-Jean était donc avant tout, une école de foi et de solidarité qui rayonnait dans différents secteurs de l'assistance.

Pour répandre les pratiques apostoliques, le culte réunissait les adeptes à la prière en commun, alors que les foyers de fraternité se multipliaient répondant au besoin de l'œuvre spirituelle en construction.

De nombreux logis prenaient à leur compte la garde d'orphelins et les soins envers les malades ; mais même ainsi, le nombre de nécessiteux allait chaque fois grandissant.

La ville avait toujours été un point de convergence pour les étrangers. Persécutés de partout, ils frappaient aux portes de l'église implorant de l'aide et un asile.

L'autorité de la foi dont les frères étaient les plus vieux et les plus expérimentés, désignait des diacres dans différents domaines d'activités.

Les services de soutien et d'éducation à l'enfance, de réconfort aux personnes âgées abandonnées, de secours aux malades, de traitement des aliénés, se partageaient des départements spéciaux, se développant ainsi sur des modèles plus complets que ceux de l'organisation apostolique primitive de Jérusalem dont les œuvres d'amour du Christ auprès des paralytiques et des aveugles, des lépreux et des névrosés trouvaient leur meilleur exemple de continuité.

Dans cet effort pour l'institution, tous les frères étaient partagés entre le travail professionnel qui répondait à leur devoir au côté de leur famille et les activités évangéliques qui démontraient leur obligation de disciples de la Bonne Nouvelle, auprès de l'humanité.

Par un crépuscule d'une harmonieuse beauté, Varrus Quint, maintenant transformé en « frère Corvinus », est arrivé dans la salle étroite et pauvre destinée à la prière dans l'église Saint-Jean, où, selon des informations obtenues, il trouverait Horace Niger conformément à ce qui avait été entendu.

Dans un coin de l'enceinte, un vieil homme à la longue barbe grisonnante, le visage noble et ridé, écoutait une jeune femme aux traits affligés.

Aimable, il s'est levé pour le recevoir, le fit asseoir à ses côtés sur un banc en pierre et continua son entretien avec la dame sur un ton paternel.

Il s'agissait d'une humble veuve qui venait de Valence et qui implorait de l'aide. Elle avait perdu son mari dans le carnage de 202. Depuis, elle vivait avec son père et un oncle dans la localité mentionnée, mais bien à contrecœur, elle se trouvait impliquée dans un grand malheur.

Pour s'être refusée aux caprices d'un soldat influent, elle avait vu ses deux parents avec lesquels elle résidait, assassinés une nuit d'angoissante mise à l'épreuve.

Décidée à résister mais totalement abandonnée, elle s'était enfuie et cherchait un abri.

Tout en pleurant, elle ajoutait tristement :

— Père Horace, ne m'abandonnez pas... Je ne crains pas le sacrifice pour notre Divin Maître, néanmoins, je ne veux pas me rendre aux vices des légionnaires. Par amour pour Jésus, gardez-moi aux services de l'église...

L'interpelé attentif lui fit observer :

Oui, je ne m'y oppose pas. Cependant, je dois te dire que nous n'avons pas de services rémunérés...

Je ne cherche pas de compensations — a dit la jeune femme —, j'ai besoin d'aide.

Alors — lui a expliqué son interlocuteur satisfait —, tu coopéreras au chevet des vieux patients. Le fait est que tu as perdu un père et un oncle, ici tu trouveras beaucoup d'autres parents pour lesquels le Christ demandera ton affection et ta protection.

L'humble femme a souri tranquillisée et s'est levée.

Le tour du pèlerin romain d'entrer en contact avec l'ancien était arrivé.

Varrus, mesuré et confiant, le mit au courant de tous les événements encourus avec Appius Corvinus depuis sa première rencontre avec l'inoubliable ami poignardé en mer.

Serein et courtois, Horace a écouté son récit sans s'émouvoir face aux nouvelles contraignantes qui lui étaient transmises.

Il semblait endurci par des douleurs plus grandes. Néanmoins, quand le jeune homme eut fini sa confession, ému il a parlé de son ami décédé :

Grand Corvinus !... Qu'il soit heureux parmi les serviteurs glorifiés. Il a été fidèle jusqu'au bout.

Et tout en séchant ses yeux humides, il a ajouté :

Il sera avec nous en esprit. La mort ne nous sépare pas les uns des autres dans l'œuvre du Seigneur.

Ensuite, il s'est rapporté au compagnon disparu avec une immense tendresse. Appius Corvinus avait pris sur lui la charge de pourvoir aux besoins des enfants soutenus par l'église. Pour cela, il se dédiait à l'agriculture et au jardinage, en plus de voyager très souvent en quête de soutien.

Après 177, il était parti pendant un bon temps en Egypte où il avait acquis de précieuses expériences.

Les enfants l'adoraient.

La vieillesse ne lui avait pas fait perdre son enthousiasme pour le travail. Il cultivait le sol avec une joyeuse bande de jeunes à qui il enseignait de précieuses connaissances.

Soucieux, il lui a confessé combien il leur manquerait, mais avant que Varrus n'ait eu le temps de s'offrir pour le remplacer dans la mesure du possible, Horace s'est repris se réjouissant en soulignant :

Excellent rappel. Ici, dans la majorité des cas, les collaborateurs de l'église travaillent conformément aux désajustements spirituels dont ils sont porteurs. Les persécutions constamment nourries provoquent en nous divers types de luttes et de souffrances. Je sais que tu portes en toi un cœur paternel mortifié de nostalgie. Tu travailleras avec les enfants. Nous avons plus de trente petits orphelins. J'en parlerai aux autorités.

Et d'une voix plus basse, il l'a supplié d'oublier pour toujours la personnalité de Varrus Quint. Il le présenterait à tout le monde comme étant le frère Corvinus, successeur du vénérable confrère rappelé au Royaume de Dieu, et lui garantit que tant de nuages de douleur pesaient sur l'âme chrétienne formant de tristes drames qui se déroulaient dans l'ombre, que personne ne se sentait suffisamment de curiosité pour poser des questions.

Cet accueil affectueux réchauffa le cœur du voyageur fatigué, quand deux bambins, de trois et cinq ans respectivement, ont pénétré dans l'enceinte de la pièce.

Le plus grand d'entre eux s'est adressé à l'ancien avec des yeux interrogateurs et a demandé :

Père Horace, c'est vrai que grand-père Corvinus est déjà venu ?

Le patriarche a caressé ses cheveux bouclés et lui a dit :

Non, mon fils. Notre vieil ami est parti en voyage au ciel mais il nous a envoyé un frère qui prendra sa place.

Il s'est levé, a étreint les petits et les asseyant sur les genoux du nouveau-venu, plein de bonté, il leur a dit :

Allons, les enfants ! Embrassez le compagnon béni qui arrive de loin.

Ils ont tous enlacé le messager avec cette douceur ingénue qui n'appartient qu'à l'enfance.

Le jeune patricien les a serrés contre son cœur et les a longuement caressés ; mais seul le vieux Niger put voir les larmes qui lui coulaient des yeux.

Varrus Quint appartenait au passé.

Les années iraient passant et le ministère du nouveau Corvinus allait commencer.

AVENTURE DE FEMME

L'année 233 passait rapidement, au rythme du drame de nos personnages.

À Rome, entourée de privilèges et d'esclaves, la famille de Veturius jouissait de tous les bienfaits de la richesse.

Opilius, d'un âge mûr et fort, semblait assez heureux de lui-même, de sa notoriété et du bien-être de sa femme et de ses enfants, mais Cintia qui l'avait épousé depuis le décès imaginaire de Varrus en mer, semblait vraiment différente. Plus réservée, elle s'était éloignée des activités festives. Volontairement, elle évitait de s'absenter de chez elle si ce n'est pour satisfaire à ses vœux religieux, louant les dieux protecteurs à qui elle offrait sa dévotion. Elle s'était prise d'affection pour Hélène et Galba, les enfants d'Héliodore, avec la même tendresse qu'elle consacrait à Tatien, et recevait de tous trois en retour des témoignages de respect et d'amour.

Un tel comportement venant de sa chère compagne cristallisait en Veturius de la vénération et de l'amour. Il épiait ses moindres désirs pour les exécuter comme un fidèle serviteur. Il ne s'éloignait pas de la ville sans sa compagnie ; il n'assumait aucune décision d'ordre pratique sans lui demander l'approbation à ses engagements, et bien qu'étant un romain de son temps avec tous les délits occultes et vulgaires que comporte une société en décadence, il était pour Cintia un ami loyal, qui cherchait à la comprendre et à l'aider dans ses plus intimes pensées.

Pour les jeunes, la situation était différente.

Hélène, avec toute la beauté grecque de ses dix-sept ans, se distinguait dans les plaisirs de la vie sociale, se livrant opiniâtrement aux jeux et aux distractions, sans attachement aucun pour les vertus domestiques. Alors que Tatien se consacrait aux études, fasciné par les traditions patriciennes, presque constamment plongé dans la philosophie et dans l'histoire, Galba, qui détestait son influence spirituelle, ne cachait pas son intimité avec des tribuns mal- éduqués et proxénètes inconscients. Il ne supportait pas la supériorité intellectuelle de son frère. Turbulent, querelleur, il s'altérait pour des riens perdant ainsi des nuits de sommeil en compagnie de créatures moins dignes, malgré les efforts de son père pour l'amener à la respectabilité.

Tatien, à l'inverse, profitait grandement des occasions que la vie lui offrait.

Encore garçon, puis jeune homme, il avait fait l'expérience de quelques voyages des plus édifiants. Il connaissait de vastes régions de l'Italie et de l'Afrique, ainsi que différents endroits en Achaïe. Il parlait grec avec la même facilité avec laquelle il s'exprimait dans sa langue d'origine et avait pour les livres la soif de lumière qu'ont les hommes inclinés à la sagesse.

Il s'intéressait de façon particulière aux sujets traitant de la foi religieuse avec une ardente et une profonde ferveur.

Il n'admettait aucune restriction aux dieux de l'Olympe. Pour lui, les divinités domestiques étaient les seules intelligences capables de garantir le bonheur humain. Extrêmement attaché au culte de Cybèle, la Magna Mater, il visitait constamment le temple de la déesse au Palatin, là il se reposait et méditait pendant des heures et des heures, cherchant l'inspiration. Il croyait que Jupiter Maximum était l'orienteur invisible de toutes les victoires impériales, et bien qu'encore jeune, il avait ses propres idées sur la question, affirmant toujours que les Romains devaient lui offrir des sacrifices par obligation, ou mourir.

En conséquence, il ne pouvait être en accord avec les principes du christianisme et cela malgré les dons d'esprit qui marquaient sa personnalité.

Lors de ses échanges avec Veturius ou avec des collègues de son âge, il disait que l'Évangile était confus et ressemblait à un assemblage d'enseignements incompréhensibles destiné à obscurcir le monde s'il arrivait à vaincre dans le domaine de la philosophie et de la religion.

Il se demandait pourquoi tant d'hommes et de femmes marchaient ainsi au martyre, comme si la vie n'était pas un don des dieux, digne de répandre le bonheur parmi les mortels, et opposait Apollon, l'inspirateur de la fécondité et de la beauté, à Jésus Christ, le crucifié, admettant que le mouvement chrétien n'était qu'une simple folie collective que le pouvoir gouvernemental devait réprimer.

Il se demandait comment un patricien pourrait aimer une esclave comme lui-même ? Serait-il juste de pardonner les ennemis en oubliant complètement les offenses ? Serait-il conseillé de donner sans attendre en retour ? Comment concilier la fraternité générale en défendant les élites ? Un magistrat romain pourrait-il rivaliser avec un Africain analphabète et le considérer comme un frère ? Comment supplier la faveur céleste pour ses adversaires ? Comment accepter un programme de bonté envers tous, quand les maux se multiplient de toutes parts, exigeant les répressions de la justice ? La propre nature n'est-elle pas un véritable champ de bataille éternelle où les moutons sont des moutons et les loups ne sont rien que des loups ? Comment attendre des victoires sociales et politiques sous l'orientation d'un sauveur qui est mort sur la croix ? Le destin de la patrie était présidé par des génies protecteurs qui lui conféraient le pourpre du pouvoir. Pourquoi les mépriser en échange de fous qui mouraient misérablement dans les prisons et dans les cirques ?

Très souvent, alors que Cintia admirait la brillante conversation de son fils, Veturius réfléchissait à la différence qui séparait les deux garçons, éduqués selon les mêmes principes et si distants moralement l'un de l'autre ; il déplorait la condition d'infériorité où se trouvait Galba, le fils de tous ses espoirs.

Par une chaude journée, au crépuscule, nous allons retrouver nos personnages sur une large terrasse, échangeant cordialement des propos.

Cintia, silencieuse, tissait un délicat ouvrage en laine, non loin d'Hélène qui était accompagnée d'Anaclette, la gouvernante qu'Opilius lui avait choisie en raison des liens de parenté qu'elle avait avec sa première femme.

Un peu plus âgée que la fille d'Héliodore, Anaclette était née à Chypre, et très tôt, conformément à la volonté de sa mère qui avait fait cette demande avant de mourir, elle avait été envoyée à Rome, aux bons soins de Veturius. Orpheline, l'enfant avait grandi sous la protection de Cintia et tenait compagnie à Héliodore qui lui vouait une profonde affection.

Serviable et gentille, elle savait couvrir toutes les fautes d'Hélène, ce qui faisait d'elle non seulement une servante loyale mais aussi un secours affectif en toutes circonstances.

Alors que les deux jeunes femmes quelque peu inquiètes parlaient aux côtés de Cintia qui semblait exclusivement intéressée par son ouvrage, dans un coin de la pièce, Veturius et les jeunes garçons s'entretenaient vivement.

La conversation tournait autour de problèmes sociaux avec un enthousiasme évident de la part de Tatien et une position de retrait manifeste venant de Galba.

J'admets que la lutte initiée, il y a plus de cent ans — commentait Opilius —, finira naturellement par la victoire de l'État. J'ai une grande confiance en Alexandre, reconnu comme étant l'archétype de la prudence et de la justice.

Néanmoins — fit observer Tatien, touché d'une indignation juvénile —, l'empereur a une famille infestée de femmes nazaréennes. Du côté maternel, il est entouré de dames qui ont perdu la raison et qui n'ont pas honte de recevoir des instructions religieuses de vagabonds venant d'Asie. Le décès d'Ulpien, sans aucune mesure disciplinaire, révèle son caractère maladif. Il est faible et indécis. Il peut être un modèle de vertus individuelles, mais ne montre aucune aptitude à commander notre vie politique.

Quelque peu sarcastique, il a souri et fit remarquer :

Quand la tête est fragile, rien ne sert d'avoir un corps fort.

Il est probable que tu aies raison — lui dit Opilius avec bonne humeur —, cependant, tu dois reconnaître que le gouvernement ne dort pas. Nous n'avons pas eu de spectacles punitifs mais la persécution méthodique dans un cadre légal fait effet. Le décès de Calliste11 en est un exemple...

(11) Référence faite au Pape Calliste. (Note de l'auteur spirituel)

Qui était Calliste sinon un esclave hors la loi ?

Vraiment — acquiesça Veturius —, nous ne pouvons comparer un serviteur de Carpophore aux magistrats de l'Empire.

La perte d'Ulpien est irréparable...

Mais qu'est-ce que nous avons à voir avec la vie des autres ? — interrompit Galba avec ennui. — Jamais, je n'hésiterais entre un verre de vin et une discussion philosophique. À quoi cela avance-t-il de savoir si l'Olympe est plein de divinités ou si un fou est mort sur la croix, il y a deux cents ans ?

Ne t'exprime pas ainsi, mon fils ! — lui dit Veturius, contrarié — nous ne pouvons oublier le destin du peuple et de la patrie où nous sommes nés.

Le jeune homme a éclaté de rire, irrévérent, et tout en posant sa main sur l'épaule de Tatien, il a demandé :

Que ferais-tu, mon frère, si la couronne de l'empereur demandait ta tête ?

Le jeune a perçu l'expression de sarcasme de cette interpellation, et a répondu avec fermeté :

À toute tâche administrative qui me serait confiée, non seulement j'exterminerais le christianisme en annihilant ses prosélytes, mais aussi tous les citoyens immoraux et vicieux qui déshonorent nos traditions.

Galba rougit alors et chercha le regard paternel comme pour lui demander de réprouver le fils de Cintia, mais remarquant la fermeté avec laquelle Opilius en silence le censurait, il prononça quelques interjections impertinentes et s'éloigna.

À ce moment-là, Hélène et Anaclette le visage sombre se sont levées pour aller vers le

jardin.

Remarquant que la jeune fille séchait quelques larmes, Tatien a oublié les problèmes sociaux qui lui enflammaient l'esprit et a demandé à son père adoptif les raisons d'une telle transformation chez sa sœur habituellement insouciante. Il fut ainsi informé que le jeune Émilien Secondin dont la jeune femme s'était éprise dans l'espoir d'une liaison affective, avait été assassiné en Nicomédie, d'après les nouvelles qui étaient arrivées par messager quelques heures auparavant.

Tatien s'est senti ému.

Il connaissait le jeune homme et admirait son intelligence.

Voulant profiter de cet instant opportun pour évoquer une question difficile, avec une visible émotion, Veturius s'est approché de son beau-fils et lui a parlé en ces termes à voix basse :

Mon fils, les années nous enseignent peu à peu le besoin de réflexion. J'aimerais trouver en Galba un solide continuateur à mon travail, néanmoins, tu sais que jusqu'à présent ton frère n'assume aucune responsabilité. Malgré sa tendre jeunesse, c'est un joueur et un bagarreur invétéré. J'ai étudié avec ta mère les problèmes de notre famille et j'admets que nous avons besoin de ta coopération en Gaules où nos propriétés sont importantes et nombreuses. Nous avions à Vienne, un ami de valeur en la personne de Lampridius Trebonianus, mais Lampridius est mort depuis un certain temps déjà. Alésius et Pontimiane, nos fidèles serviteurs à Lyon, sont vieux et fatigués... Ils demandent sans cesse après toi et requièrent ta présence afin que tu sois là-bas mon représentant légal.

Opilius a observé un léger temps d'arrêt comme pour vérifier l'effet de ses paroles et lui a demandé :

Accepterais-tu d'aller à la rencontre de la conservation de notre patrimoine provincial ? Notre résidence lyonnaise, à mon avis, est plus confortable que notre domicile à Rome et la ville jouit de l'estime des familles les plus représentatives de notre noblesse. Je suis convaincu que tu te feras de précieuses relations et que tu y trouveras une grande stimulation au travail. Nos terres produisent régulièrement, mais nous ne devons pas les reléguer à l'abandon.

Le jeune homme s'est montré satisfait et fit observer :

À plusieurs reprises ma mère m'a parlé de ce transfert. Je suis prêt à obéir. Vous êtes mon père.

Veturius a souri, réconforté, et a allégué :

Mais, ce n'est pas tout.

Et le fixant dans les yeux avec insistance, il l'a interrogé :

As-tu déjà pensé à te marier, mon fils ?

Le jeune homme a ri, gêné, et a expliqué :

De ce fait, les livres ne m'ont pas encore permis d'excursion mentale sur le sujet. Il est difficile de sortir de l'intimité de Minerve pour écouter les conversations d'Aphrodite...

Son tuteur a apprécié cette remarque et a continué :

Pour nous tous, cependant, il arrive invariablement un moment de maturité qui nous pousse à l'abri du foyer.

Après une longue pause, laissant comprendre combien la question était délicate, il a continué :

Face à la nouvelle du décès prématuré d'Émilien,

Cintia est naturellement angoissée par la peine d'Hélène, et en mère dévouée qu'elle est, après l'avoir écoutée, elle m'a demandé de lui permettre de faire un voyage jusqu'à Salamine où Anaclette a plusieurs parents. Apollodore, son oncle, part en Chypre la semaine prochaine, et j'ai l'intention de lui confier les filles pour une excursion qui, à notre avis, lui sera extrêmement salutaire. Hélène se reposera pendant quelques mois de l'agitation de Rome, afin de se remettre et d'être en mesure d'assumer de plus sérieux devoirs. En père intéressé que je suis par la sécurité de l'avenir, j'ai pensé... pensé...

Face au silence de Tatien, Opilius a finalement révélé les intentions qui le tourmentaient :

En réalité, je confesse que je nourris l'espoir d'un mariage entre vous deux, plus tard peut-être... Je n'ai pas l'intention de vous imposer mes désirs. Je sais qu'une promesse de mariage doit obéir à des affinités de sentiment avant tout, et je reconnais que l'argent n'apporte pas le bonheur de l'amour ; néanmoins, notre tranquillité serait parfaite si nous pouvions conserver nos possibilités financières et territoriales aussi solides à l'avenir qu'elles le sont aujourd'hui. Je ne peux espérer que notre Galba comprenne les préoccupations des temps à venir. Dépensier et indiscipliné, tout nous dit que ce sera pour nous un compagnon difficile à porter...

Les considérations de Veturius étaient dites sur un ton si tendre que le jeune homme a ressenti une incontrôlable émotion lui étouffer la poitrine. Il a serré les mains de son beau- père avec tendresse et a répondu :

Mon père, disposez de moi comme vous l'entendez. Je partirai pour Lyon, quand cela vous plaira ; quant à l'avenir, les dieux décideront.

Leur entretien affectueux et intime s'est prolongé prouvant la tranquillité d'esprit du fils de Varrus Quint. Mais dans un gracieux pavillon du patio fleuri, l'opinion de la fille d'Héliodore était bien différente.

Étreignant sa gouvernante, Hélène pleurait prise d'une forte irritation et clamait son désespoir :

Anaclette, serait-il un malheur plus grand que le mien ? Le désastre annihile ma vie. Émilien avait promis de parler à mon père dès qu'il reviendrait de Bithynie... Et maintenant ? Qu'adviendra-t-il de moi ?! Nous étions engagés depuis plus de trois mois... Tu sais que notre relation secrète devait être couronnée par l'union du mariage... Oh, Dieux immortels, ayez pitié de mon destin amer !...

La jeune chypriote caressait ses beaux cheveux qu'un fils doré décorait et lui dit sur un ton maternel :

Calme-toi ! La valeur est une qualité pour les grands moments. Tout n'est pas perdu. Nous nous sommes déjà entendues avec ta mère concernant ton besoin de médication et de repos... L'oncle Apollodore part en voyage pour l'île. Nous aurons l'autorisation de ton père et nous irons avec lui. Là bas, tout sera plus facile. Nous y attendrons ce que les dieux nous réservent en nous reposant. J'ai de bons amis sur ma terre natale. Des esclaves fidèles nous aideront en secret... N'aie pas peur.

La jeune fille, cependant, volontaire et rebelle, objectait, inquiète :

Comment supporter l'attente de si longs mois ? Je suis d'accord avec le voyage comme ultime recours... Émilien ne pouvait pas mourir...

Que suggères-tu alors ? — a demandé Anaclette affligée.

Nous irons voir Orosius... Il doit connaître quelque remède pour me libéra:..

Le sorcier ?

Oui, lui-même. Je ne peux vivre ma maternité provoquant le scandale public. Mon père ne me pardonnerait jamais...

La gouvernante, qui connaissait sa lutte intérieure, essaya de calmer son âme oppressée.

La jeune fille, pourtant, se récriminait en sanglots et ce n'est que très tard qu'elle est allée se coucher dans ses appartements ne trouvant pas pour autant la bénédiction du sommeil.

Affligée, elle a passé la nuit entière à soupirer et à pleurer.

Bien que réfractaire, Anaclette l'accompagna dans la matinée à la résidence d'Orosius, un vieil homme à l'apparence affreuse qui se cachait dans un taudis misérable du Vélabre.

Ridé, entre des piles de racines et de vases divers où débordaient des tisanes à l'odeur désagréable, il reçut les visiteuses cherchant à sourire.

Hélène, qui se cachait derrière un faux nom, se mit à expliquer la raison qui les amenait.

Ce n'était pas la première fois qu'elle venait le voir, a-t-elle expliqué aimablement. Dans le passé, elle avait déjà sollicité son aide, avec succès, pour une certaine amie abandonnée. Maintenant, elle venait le voir pour elle-même. Elle était malade, désespérée, angoissée. Elle désirait consulter les pouvoirs surnaturels.

Le mage a rassemblé soigneusement les pièces de monnaies que la jeune femme lui offrait en guise de paiement anticipé, et s'est assis devant un vase à trois pieds sur lequel une coquille symbolique laissait échapper des spirales d'encens embaumé.

Orosius a répété quelques formules dans une langue inconnue d'elles, il a étendu ses mains décharnées sur le vase et les membres tendus, il a fermé les yeux s'exclamant :

Oui !... Je vois un homme qui se lève de l'abîme !... Oh, il a été assassiné !... Il porte une grande blessure sur la poitrine !... Il demande pardon pour le mal qu'il t'a fait, mais se déclare lié depuis de nombreuses années à ton destin de femme... Il pleure ! Comme est amère la douleur qui explose de ses sanglots !... Que de lourdes larmes retiennent cette âme à la boue de la terre !... Il parle de quelqu'un qui naîtra... Il tend les bras et supplie de l'aide pour un enfant...

Après une courte pause, le vieil homme en transe a demandé :

Oh ! Oui, si jeune et elle sera mère ? Par toutes les bénédictions qui descendent des divinités, il demande à genoux que vous lui épargniez cette douleur de plus ... Ne vous défaites pas du petit ange qui prendra un nouvel habit dans la chair !...

À cet instant de l'étrange révélation, Orosius s'est couvert d'une grande pâleur.

Une sueur abondante lui coulait du visage.

Il semblait écouter attentivement le fantôme dont la présence semblait terrifier Hélène et Anaclette.

Après quelques minutes d'une attente torturante, le mage a repris la parole et a prédit :

Madame, vous ne refuseriez pas la maternité !... Personne ne peut fuir impunément les desseins du ciel !... L'enfant vous sera une protection et une consolation, un réajustement et une aide... Mais si vous persistez dans votre intention de vous séparer de lui..

La voix d'Orosius s'est faite dure et caverneuse comme s'il était plus directement influencé par l'entité qui l'assistait.

Il s'est levé animé d'une mystérieuse impulsion et se dirigeant à la fille de Veturius, il a affirmé :

—... Alors, vous mourrez baignée de sang, vaincue par le pouvoir des ténèbres !...

Pleurant bouleversée, Hélène s'est jetée dans les bras d'Anaclette.

Elle a compris que l'Esprit d'Émilien intervenait à cette heure pour éveiller sa conscience à la responsabilité maternelle et se sentant incapable de continuer en contact avec la manifestation inattendue, elle a crié à sa compagne :

— Je n'en peux plus ! Emporte-moi ! Je veux voyager, oublier...

Orosius est à nouveau tombé dans la torpeur, laissant percevoir un intérêt évident pour cet entretien avec l'invisible, mais les deux jeunes femmes terrifiées se soutenant l'une à l'autre se sont éloignées rapidement retournant au véhicule qui les attendait à distance.

Au lieu de trouver un remède qui la libérerait de l'engagement assumé, Hélène avait récolté une plus grande affliction.

La mélancolie dont elle était frappée était si grande que chez elle, son père inquiet s'est décidé à organiser son voyage en mer.

Apollodore, l'ami chypriote, fut appelé pour s'entendre avec la famille.

Après lui avoir donné une somme conséquente, Veturius et Cintia lui ont confié les jeunes filles pour ce long voyage.

Bien que garanties par de larges économies personnelles, les jeunes femmes ont entrepris ce voyage sans joie. Une profonde tristesse leur voilait le visage.

Absorbées dans la contemplation des eaux calmes de la Méditerranée, elles parlaient beaucoup de l'avenir...

À de nombreuses reprises, Hélène divaguait en silence se demandant : — Serait-il cohérent de croire en ces paroles qu'elle avait entendues ? Orosius était un sorcier. Le miraculeux pouvoir dont il s'affublait afin de l'impressionner venait certainement de l'influence d'êtres infernaux, ou de qui donc alors ? Peut-être que la vision d'Émilien n'était qu'une simple démence. Elle était jeune, au début de la vie. Elle avait le droit de choisir son propre chemin... Ne vaudrait-il pas mieux se défaire de cette obligation qui était pour elle un sombre fardeau ? De quel droit l'âme de son amant revenait-elle de la tombe pour lui imposer un aussi lourd devoir ?

Prise de constantes hésitations, elle est arrivée à l'île, affectueusement assistée par Anaclette et par son vieil oncle.

Salamine, l'ancienne capitale belle et prospère dans le passé, fut détruite par une énorme révolution judaïque sous l'empire de Trajan.

L'exode de la population avait été lent mais progressif. Différents villages et exploitations agricoles se formaient autour de la ville en décadence.

Dans l'un de ses bourgs minuscules, Apollodore avait bâti son nid domestique.

Hélène fut reçue avec beaucoup de respect et d'estime. Toujours soutenue par Anaclette, elle engagea à son service une vielle esclave nubienne, Balbine, à qui elle promettait la liberté et le retour à sa patrie dès qu'elle ne serait plus soumise à son traitement. Et, malgré les protestations affectueuses de son hôte, elle loua une villa confortable en pleine campagne, alléguant son besoin d'air pur et de repos absolu.

Les jours passaient les uns après les autres.

Prise de dégoût et de désespoir, la jeune femme patricienne décida de tenter certaines méthodes pour échapper à sa situation.

Subtilement, elle réussit à faire parler Balbine qui lui donna quelques informations sur les herbes qu'elle prétendait appliquer.

La servante, sans percevoir ses intentions, mais dotée d'expérience lui a donné les renseignements dont elle disposait. Et Hélène en personne, sans rien dire à sa gouvernante, a préparé le breuvage une certaine nuit puis s'est mise au lit pour le boire avant de s'endormir.

Elle déposa le gobelet sur un meuble à portée de main et se mit à réfléchir quelques instants. Elle s'est alors plongée dans une profonde introspection et quand elle s'est efforcée mentalement de prendre le verre argenté et d'en boire le contenu, elle s'est sentie prise d'une étrange torpeur. Bien que consciente, mais comme si elle rêvait éveillée, elle vit Émilien pâle et abattu auprès d'elle.

Il tenait sa main droite sur son thorax blessé comme dans la vision d'Orosius et lui adressant la parole, il lui a parlé, attristé :

Hélène, pardonne-moi et aie pitié !... La violente séparation de mon corps fut une terrible épreuve. Ne me blâme pas ! Je donnerais tout pour rester et t'épouser, mais que pouvons-nous faire quand les cieux se prononcent contre nos désirs ? Peux-tu imaginer le martyre d'un homme mené outre-tombe sans pouvoir soutenir la femme qu'il aime ?

La jeune femme, provisoirement coupée de son corps physique, l'écoutait, atterrée... Si elle l'avait pu, elle se serait enfuie sans attendre. Émilien était à peine l'ombre du désirable athlète qu'elle avait connu. Il ressemblait à un fantôme que la mort avait habillé de douleur. Seuls ses yeux vivants et fascinants étaient les mêmes. Elle voulut reculer et se cacher, cependant, elle se sentait comme plombée au sol et retenue à son amant par des liens impondérables.

Montrant son intention de la tranquilliser, le jeune défunt s'est approché avec plus d'affection et lui a dit :

Ne crains rien. La mort est une illusion. Un jour, toi aussi tu seras ici, comme tous les mortels... Je sais combien l'horizon te semble orageux. Presque une enfant et tu as été surprise par de pénibles problèmes de cœur... Néanmoins, il vaut mieux toujours connaître la vérité le plus tôt possible...

Au fond, la jeune fille désirait savoir pourquoi il revenait du monde des ombres la faire souffrir.

N'avait-elle pas déjà suffisamment de sujets d'impatience ?

Et tout en pensant que son amant était exempté de tous devoirs moraux, malgré elle sa conscience parlait plus fort et elle se demandait : — Pourquoi Émilien insiste-t-il tant à vouloir m'accompagner alors qu'au fond il est libre ? N'a-t-il pas quitté la terre pour le royaume de la paix ?

Laissant comprendre qu'il saisissait ses paroles non prononcées, le visiteur inattendu lui a répondu :

Ne crois pas que la tombe soit un passage direct vers le domicile des dieux... Nous vivons loin de la lumière quand nous ne pensons pas à l'allumer dans notre propre cœur. Au- delà de la chair où notre âme s'agite, nous sommes confrontés à nous-mêmes. Les pensées que nous nourrissons sont des toiles obscures qui nous retiennent dans l'ombre ou nous poussent en avant vers les chemins de la sublime splendeur... Ceux que nous laissons en arrière retardent nos pas ou favorisent notre avancement conformément aux sentiments que notre mémoire leur inspire. Ne pense pas que l'impunité soit dans les tribunaux de la justice divine!... Inévitablement, nous recevons selon nos œuvre...

À cet instant de cette singulière entrevue, Hélène s'est souvenue plus clairement de l'énigme qui la déchirait...

Serait-ce que Secondin aurait quitté la tombe pour lui rappeler les obligations dont elle prétendait se dégager ?!

Une soudaine affliction est apparue à son âme inquiète.

Comment se décharger de ce fardeau d'angoisses ?

Elle se trouvait entre l'Esprit d'Émilien qui lui rappelait un bonheur qui ne lui sourirait plus sur terre, et un enfant intrus qui menaçait son existence.

Au fond, elle voulait être mère et développer dans son propre cœur le potentiel de tendresse qui explosait dans sa poitrine, mais pas dans les circonstances dans lesquelles elle se trouvait.

Jamais, elle n'avait ressenti une aussi grande flagellation morale.

Des larmes ardentes brûlaient ses yeux.

Elle s'est agenouillée, désespérée, elle s'est écriée :

Comment peux-tu me demander de la compassion quand je suis si malheureuse ? Comprendrais-tu par hasard les tourments d'une femme sous le coup d'engagements qui ternissent sa dignité personnelle ? Sais-tu ce que cela signifie que d'attendre un événement déshonorable sans le soutien de la sécurité et toute l'affection promise ? Ah!... les défunts ne peuvent pénétrer le malheur des êtres vivants, parce que s'il en était ainsi, tu m'emmènerais aussi... La compagnie des êtres infernaux doit être bénigne comparée au contact des hommes cruels !...

Le messager défiguré lui a caressé sa chevelure soyeuse et lui fit observer

Ne blasphème pas ! Je viens pour te supplier d'avoir du courage... Ne méprise pas la couronne de la maternité. Si tu acceptes cette épreuve difficile te soumettant aux desseins divins, nous ne serons pas séparés. Ensemble, en esprit, nous continuerons en quête de la joie immortelle... Supporte avec sérénité les coups du destin qui nous blessent aujourd'hui. Ne dédaigne pas le fruit de notre amour... Parfois, dans les bras tendres d'un enfant, nous trouvons la force de nous régénérer et de nous sauver... En conséquence, ne refuse pas la détermination des deux ! Garde avec toi la fleur qui s'ouvre entre nous. Le parfum de ses pétales alimentera notre communion... Et nous réunira un jour à nouveau dans les sphères de la beauté et de la lumière!...

La jeune fille voulut prolonger l'entretien de cette heure inoubliable, néanmoins, peut- être parce qu'il développait sa sensibilité en état de déséquilibre, la figure d'Émilien fusionna comme dans une brume blanchâtre, s'éloignant... s'éloignant...

Elle l'appela, à voix haute, mais ce fut en vain.

Gesticulant dans son lit, elle s'est éveillée en criant, éperdue :

Émilien !... Émilien !...

Involontairement, l'un de ses bras agités a renversé le gobelet tout proche, répandant son contenu.

La tisane criminelle était perdue.

Hélène a séché ses copieuses larmes et parce qu'elle n'arrivait plus à dormir, elle s'est levée et elle est allée chercher l'air frais de l'aube sur une terrasse voisine.

La vision du firmament étoile semblait soulager son profond tourment et la douce brise qui venait de la mer a essuyé ses yeux humides, calmant son cœur.

Plus réservée et plus abattue, elle a attendu résignée que l'œuvre du temps se fasse.

Anaclette, son amie loyale, avait obtenu lors de discrètes conversations réitérées et prétendument sans importance avec Balbine, toutes les informations indispensables à l'assistance qu'elle devait lui prêter et, après de longues semaines pendant lesquelles Hélène est restée alitée, la jeune femme patricienne a donné la lumière à une minuscule petite fille.

Assistée exclusivement d'Anaclette qui s'est révélée pour sa protégée une véritable mère, Hélène a regardé sa fille, le cœur pris d'angoisses incontrôlables.

Elle ne savait pas si elle la haïssait violemment ou si elle l'aimait avec tendresse.

La gouvernante lui fit remarquer que par coïncidence sa fille avait hérité d'un certain signe maternel — une grande tache noire sur l'épaule gauche.

Tout en l'habillant affectueusement, elle fit observer :

Cela la rendra facilement reconnaissable. Bien que fatiguée, Hélène a répondu résolument :

Je ne prétends pas la retrouver.

Et pourtant — réfléchissait son amie —, le temps court et passe. Le jour viendra peut-être d'un possible rapprochement. Cela me coûte de penser que nous nous séparerons d'une poupée comme celle-ci. N'y aurait-il pas un moyen...

Hélène, cependant, a fermement tranché :

Elle doit disparaître. C'est une fille que je n'ai pas demandée et que je ne devais pas attendre.

Anaclette déçue qui la tenait contre son cœur, l'a enveloppée dans des chiffons en laine et, ensuite, l'a présentée au regard maternel angoissé, en ajoutant :

Elle est à toi... Donne-lui un souvenir. Pauvre petit oiseau ! Comment se portera-t- elle dans la tempête ?

Étrangement dominée par des pensées contradictoires, la jeune femme a étouffé les larmes de ses yeux humides et, prenant du meuble tout proche un beau camée portant l'image de Cybèle admirablement sculptée en ivoire, elle en a paré le corps de la petite.

Peu après, elle lui a ordonné, déterminée :

Anaclette, organise son voyage. Il faut la mettre dans un grand panier et la déposer sous un arbre dans la campagne. Évite de la confier à une personne en particulier car je ne prétends pas avoir de lien avec le passé que je considère comme mort, dès cet instant.

Hélène !... — a soupiré la jeune femme qui de toute évidence avait l'intention de la conseiller.

N'interviens pas — a affirmé la jeune mère — ; quand le jour viendra, je serai porteuse d'un nouveau destin. Ne m'en parle plus. Je saurai te récompenser. Tu disposeras de moi comme tu le voudras.

Anaclette voulut encore s'interposer mais la fille de Veturius, sans tergiverser, s'est exclamée :

Ne discute pas. Les dieux décidèrent..

Éplorée, la nièce d'Apollodore a accompli ses ordres et s'armant d'un châle, elle est sortie portant le petit fardeau.

C'était presque l'aube.

À l'horizon, le soleil ne tarderait pas à se lever.

Anaclette fut tentée de laisser l'enfant au seuil d'une exploitation agricole où indirectement, elle aurait pu accompagner son évolution ; mais bien que n'étant pas d'accord avec l'attitude d'Hélène, elle n'était cependant qu'une subalterne. Elle dépendait de la maison d'Opilius et tout particulièrement de la fille de Veturius. Suivre l'enfant, même de loin reviendrait à s'attirer ses foudres. Elle ne souhaitait pas abandonner le prestige social de la maison de Cintia. Elle était bien trop heureuse pour perdre facilement les avantages dont elle était entourée au quotidien. Néanmoins, abandonner complètement la petite à son destin lui fendait le cœur. Serait-il juste de livrer ainsi un être humain à l'antre des animaux ? À quel destin pouvait s'attendre la pauvre innocente en pleine campagne ?

Elle a regardé son petit visage mal couvert par la couverture qui l'enveloppait et constatant que le bébé se laissait conduire sans pleurer, sa compassion s'est intensifiée encore davantage.

Comme une caresse venue du ciel, un vent frais soufflait.

La courageuse gouvernante avait approximativement marché trois kilomètres en direction de la petite ville la plus proche.

Sous peine de se dénoncer, elle ne pouvait être trop longue. Mais comment laisser l'enfant aux hasards de la lande ? Elle n'arrivait pas à accepter l'idée de commettre une telle cruauté. Elle la déposerait au croisement d'un chemin et attendrait jusqu'à ce qu'elle se sente en confiance. Puis tout en priant, elle suppliait les dieux de sa foi d'envoyer quelqu'un dont la présence la tranquilliserait.

Inquiète, elle a attendu.

Et, quand la clarté du jour a commencé à s'étendre à travers les couches de brume, elle a remarqué apparaître au loin un homme qui semblait apprécier la réflexion matinale en pleine campagne tout en marchant tranquillement...

Rapidement, la jeune femme s'est cachée, alors que l'enfant, pressentant peut-être l'apparition de mains bienveillantes, s'est mise à gémir bruyamment.

Le passant a pressé le pas, s'est approché d'elle et tout en s'agenouillant près du panier s'est écrié :

Grand Sérapis ! Qu'est-ce que je vois ? Un ange, dieux !... Un ange sans personne!...

Délicatement, il s'est penché, a caressé la petite tête nue et levant les yeux au ciel, il s'est exclamé :

Divin Zeus ! Voilà quinze ans que tu as emporté Livia, ma fille unique, la seule consolation à mon veuvage, au sein de ta gloire !... Aujourd'hui, toi qui me sais pèlerin sans réconfort, tu me l'as restituée. Sois loué ! Désormais, je ne serai plus seul...

Avec une extrême tendresse, il a retiré la petite du berceau improvisé, la serrée contre son cœur et la mise sous le pan de sa veste accueillante puis il a repris le chemin d'où il était venu.

Les premiers rayons de soleil d'or du matin ont dévoilé le paysage, le ciel semblait réaffirmer ainsi sa protection sur la terre et les oiseaux ont commencé à chanter mélodieusement comme pour remercier la divine providence de la joie d'un enfant perdu qui avait trouvé la bénédiction d'un foyer.

RETROUVAILLES

A la fin de l'année 233, dans une simple salle de l'église Saint-Jean, à Lyon, une petite assemblée de compagnons s'était installée pour examiner des sujets urgents se rapportant à l'œuvre de l'Évangile.

Trois hommes d'un âge avancé et un autre en pleine maturité, discutaient des besoins du mouvement chrétien.

L'empire vivait dévasté par une peste qui venait de l'est, faisant d'innombrables victimes.

À Rome, la situation était des plus graves.

L'épidémie avait pénétré en Gaules et la communauté chrétienne de Lyon mobilisait tous les recours à sa disposition pour alléger les difficultés du peuple.

Le plus jeune intégrant de tous était le frère Corvinus qui soutenait la cause des malades abandonnés et malheureux.

Si nous méprisons notre prochain — commentait-il enflammé de confiance —, comment répondre alors à notre mission de charité ? Le christianisme, c'est vivre l'esprit du Christ en nous. Nous voyons bien à l'étude des récits apostoliques que les légions du ciel prennent possession de la terre en compagnie du Seigneur, transformant les hommes en instruments de l'Infinie Bonté. Depuis le premier contact de Jésus avec l'humanité, nous pouvons observer la manifestation du monde spirituel qui cherche dans les créatures des points d'appui vivants à l'œuvre de régénération. Zacarias est visité par l'ange Gabriel qui lui communique l'arrivée de Jean Baptiste. La Très Sainte Marie est visitée par le même ange qui lui annonce l'arrivée du Sauveur. En rêve, un envoyé céleste rend visite à José de Galilée pour l'apaiser quant à la naissance du Rédempteur. Et en s'élevant parmi les hommes, le Maître Divin ne se limite pas à accomplir la loi ancienne en répétant ses principes du bout des lèvres. De lui-même, il sort et va à la rencontre des angoisses du peuple. Il nettoie les lépreux sur la route. Tend une main amie aux paralytiques et les relève. Rend la vue aux aveugles. Ramène Lazare de sa tombe. Soigne les malades. Réintègre les femmes égarées dans leur dignité personnelle. Donne aux hommes de nouveaux principes de fraternité et de pardon. Même sur la croix, il parle avec amour aux deux malfaiteurs cherchant à acheminer leur âme vers le ciel. Et, après lui, ses apôtres dévoués continuent sa glorieuse tâche d'élévation de l'homme en poursuivant son ministère d'élucidation de l'âme et de guérison du corps, tout en se dédiant à l'Évangile jusqu'au dernier sacrifice.

Nous comprenons la cohérence de tes propos — a objecté le prêtre Galien, un vieux gaulois qui était longtemps resté en Paphlagonie —, cependant il faut échapper aux attaques de la tentation. Je pense qu'il est temps que nous réfléchissions à la construction de notre retraite sur les terres que nous possédons en Aquitaine. Nous ne pouvons atteindre le ciel sans recueillir notre âme dans la prière..

Et pourtant, comment réussirons-nous à aider l'humanité rien qu'en priant ? — a ajouté Corvinus sûr de lui. — Nous avons des compagnons admirables qui campent dans le désert. Ils organisent des relais solitaires, se défigurent, se tourmentent et croient soutenir de cette manière l'œuvre de rédemption humaine. Et si nous devions chercher notre propre tranquillité pour servir le créateur pourquoi Jésus serait-il venu jusqu'à nous, partager le pain de la vie ? De quelle lutte se glorifiera le soldat qui abandonne le combat ? Dans quel pays y aura-t-il une précieuse récolte pour l'agriculteur qui ne fait rien si ce n'est contempler la terre sous prétexte de l'aimer ? Comment semer le blé, sans contact avec le sol ?

Comment planter le bien parmi les créatures, sans supporter l'épreuve de la misère et de l'ignorance ? Nous ne pouvons admettre le salut possible sans l'intimité de celui qui sauve avec celui qui est dévié du chemin ou perdu.

En raison de la pause qui se fit spontanément, Galien lui dit :

Tes pondérations sont plus que justes, mais nous ne pouvons être d'accord avec le péché, ni permettre que des âmes malavisées s'en approchent.

Les païens nous accusent d'être des voleurs de joie — a souligné Paphus, un diacre auréolé de cheveux blancs —, ils croient que l'Évangile est un manteau de tristesse qui asphyxie le monde.

Et ils ne manquent pas ceux qui voient en la peste une vengeance des divinités de l'Olympe — a informé Ennio Pudens, un excellent compagnon vieilli par le temps — ; nombreux sont ceux qui clament à nouveau contre nous et supposent que nous sommes la cause de la colère céleste. Valérien, l'un de nos amis qui travaille au forum, m'a raconté en privé que parmi les sollicitations formulées par le Concile (12), à la fête d'Auguste, il y a un appel pour que nous soyons à nouveau flagellés. Et il a affirmé que l'exécution d'une telle demande est retardée parce que l'Empereur Alexandre Sévère n'est pas suffisamment sûr de lui.

(12) Assemblée gauloise qui avait le droit de donner son opinion face à l'autorité de César. (Note de l'auteur spirituel)

Galien a souri et a ajouté :

Une raison de plus pour choisir l'isolement pour ceux qui prétendent adorer Dieu, sans la perturbation des hommes...

Cette phrase réticente est restée dans l'air, mais Corvinus, touché d'une profonde ardeur pour la cause de l'Évangile, a repris la parole, déterminé :

Vénérables frères, j'admets que nous n'avons pas le droit d'interférer dans la décision de ceux qui cherchent la solitude, cependant, je crois que nous ne devons pas stimuler un mouvement que nous pouvons considérer comme une désertion. Nous sommes face à une guerre d'idées. Le premier légionnaire qui ait été offert en holocauste pour la libération de l'esprit humain, ce fut le Maitre lui-même notre Commandant divin. Depuis la croix du Calvaire, nos compagnons, en un vaste mouvement de valeureux témoignages, souffrent le martyre de la foi vivante. Il y a bientôt deux cents ans que nous sommes jetés en pâture aux fauves tels des objets méprisables servant d'attraction publique. Des hommes et des femmes, des vieux et des enfants ont été emprisonnés et jetés aux arènes, attachés et brûlés sur des bûchers, révélant tout l'héroïsme de notre foi en un monde meilleur. Ce ne serait pas licite de trahir leur mémoire. Les adversaires de notre cause considèrent que nous sommes indifférents à la vie car ils ignorent la leçon du Bienfaiteur céleste qui nous a indiqué le service de la fraternité au sein du véritable bien et de la joie parfaite. Oui, il est urgent que nous ne nous éloignions pas du travail et de la lutte. Il est des constructions au plan de l'esprit, comme il en existe au plan de la matière. La victoire du christianisme avec la libre manifestation de la pensée, est l'œuvre qu'il nous appartient de concrétiser.

Il y eut une courte interruption dans la conversation interrompue par la voix d'Ennio :

Pour ce qui est du travail, notre position n'est pas des meilleures. De nombreuses familles, pressentant les persécutions, en arrivent à dispenser les employés chrétiens. Encore hier les ateliers de Poponius ont renvoyé dix de nos compagnons.

Mais nous avons le droit de mendier pour l'église et l'église doit les soutenir — fit observer Galien, attentif.

Corvinus, néanmoins, réagit fermement :

Oui, nous avons le droit de mendier. Mais c'est aussi le droit du mendiant. Nous ne pouvons, semble-t-il, oublier la production de bénéfices pour le monde. Nous avons des terres disponibles sous la responsabilité de nombreux frères. La charrue ne ment pas. Les grains répondent fidèlement à nos efforts. Nous pouvons travailler. Nous ne devons pas faire appel au concours des autres, si ce n'est dans des conditions très spéciales. Il ne serait pas souhaitable de maintenir la communauté improductive. Les têtes vides sont le refuge des tentations. Je crois en notre capacité d'assister tout le monde à travers des efforts bien orientés. Le travail quotidien est le recourt dont nous disposons pour témoigner de l'accomplissement de nos devoirs, devant ceux qui nous accompagnent de près, et le travail spontané pour le bien est le moyen que le Seigneur a placé à notre portée afin que nous servions l'humanité, grandissant ainsi avec elle pour la gloire divine.

L'orateur n'avait pas encore fini, quand la porte s'est entrouverte et un compagnon a annoncé :

Frère Corvinus, la sœur Pontimiane supplie votre présence.

Le prêtre s'est excusé auprès de ses confrères et s'est retiré.

Sur la pauvre place qui menait au temple qui commençait à peine à être érigé, une femme respectable l'attendait.

C'était la gardienne de la propriété agricole d'Opilius Veturius.

Bien que contrariant son mari, elle était devenue une amie fidèle de l'église en écoutant Corvinus qui l'a soutenait, pas à pas, dans son renouvellement spirituel.

Malgré son âge avancé, Pontimiane révélait une extrême acuité dans son regard lucide qui reflétait toujours la bonté cristalline de son âme.

Si souvent assistée par le prêtre, elle était devenue une précieuse sœur pour lui et lui dévouait une estime sincère.

Souriante, elle l'a salué et le tint bientôt informé :

— Tatien, le garçon, un jeune homme maintenant, que vous avez connu à Rome, est arrivé aujourd'hui.

S'agissant de quelqu'un dont le destin vous a toujours intéressé, je suis venue vous apporter des nouvelles.

Le visage du religieux s'est couvert d'une extrême pâleur.

Enfin, il allait revoir son fils bienaimé. Presque vingt ans s'étaient écoulés.

Constamment, il l'avait cherché dans le visage des orphelins et avait trouvé son affection dans le cœur des enfants sans foyer qui venaient le voir, tremblant de froid. Dans toutes ses prières au Seigneur, il se rappelait son nom, au fond de son âme. Selon les leçons de l'apôtre qui consolidaient sa foi, il s'était consacré au travail de la terre. Loin du monde marin, il avait renoncé à sa vocation de commandement, sa voix s'était adoucie et il avait appris à obéir. Prenant le vieux Corvinus comme modèle rénovateur, il partageait son existence entre le sanctuaire et le service commun. Il n'était pas seulement devenu célèbre à Lyon pour son abnégation pour les malades à qui il se consacrait, les guérissant et les ranimant par la prière, mais aussi pour la profonde tendresse avec laquelle il s'engageait dans la protection de l'enfance.

Il habitait dans une propriété de l'église avec trente garçons à qui il servait de mentor et de père, suivi de près par la coopération de deux petites vieilles.

Varrus Quint, converti en prêtre, avait trouvé chez ces petits l'aliment spirituel à son âme nostalgique.

Malgré l'ambiance régnante hostile à l'église, la ville le respectait.

Les pauvres et les malheureux lui rendaient de déchirantes preuves d'amour. Mais il n'était pas seulement grand dans l'apostolat de la foi. Il était prodigieux d'humilité, il était devenu le jardinier en chef de cinq résidences patriciennes. Il guidait les esclaves avec beaucoup de savoir-faire dans la préparation du sol et dans la culture des plantes, réussissant non seulement à gagner un salaire significatif mais aussi l'admiration et la préférence.

La maison seigneuriale de Veturius faisait partie des demeures aristocratiques dont il s'occupait. Il avait acquis la confiance des intendants et l'estime des employés. Dans la grande propriété, c'était un coopérateur et un ami.

Au fond, Varrus savait que c'était le seul moyen de revoir un jour Tatien et de lui offrir ses bras paternels.

Il redoublait donc d'ardeur dans les soins apportés à l'entretien du parc, au beau milieu duquel s'élevait la maison d'Opilius. Aucun jardin dans Lyon ne l'égalait en beauté.

Informé par Alésius et Pontimiane, qui s'étaient quelques fois rendus à Rome, que son fils adorait les rosés rouges, il en avait dessiné de vastes parterres, leur donnant la forme spéciale d'un cœur entouré de fleurs avec au centre des bancs accueillants en marbre et de charmants jets d'eau incitant à la méditation et au repos.

Il avait beaucoup travaillé depuis dix-sept ans qu'il était loin de son foyer pour mériter la satisfaction de cette heure.

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