La jeune femme a soupiré, affligée, et a commenté :

Je ne doute pas de ce que tu dis, néanmoins, le temps et l'esprit de sacrifice peuvent changer la situation...

Et montrant sa fille qui jouait plus loin, elle a ajouté avec assurance :

Blandine est aussi un amour qui a confiance en nous. Si nous adoptions une conduite identique à celle qui nous blesse, peut-être empoisonnerions-nous son cœur de façon irrémédiable. Que gagnerions-nous à la ravir des bras maternels ? Elle serait prisonnière, en esprit, aux arbres de son enfance... Avec cette séparation, elle verrait en sa maman une héroïne inoubliable que nous aurions répudiée avec dédain par notre geste, et la dévotion pure et simple que nous désirerions recevoir d'elle, serait probablement transformée en méfiance et douleur... Si un jour, elle doit ressentir le fiel de la vérité, que le calice de l'angoisse lui soit imposé par d'autres mains...

Tatien a regardé la petite, de loin, et s'est tu, la voix saisie de commotion.

— Nous serons ensemble ! — a expliqué la jeune femme le ranimant — par-dessus tout l'amour est entente, affection, communion, confiance, manifestation de l'âme qui peut exister sans engagement d'ordre matériel... Nous nous retrouverons en Blandine qui sera notre point de référence affective. Les jours passeront comme des ondes de beauté et d'espoir et... qui sait l'avenir ? Peut-être que le temps.

Avant même qu'elle eut pu finir sa phrase, la fillette les a rejoints avec un beau sourire à leur offrir une magnifique branche de géraniums rouges.

Son père s'est réfugié dans le silence et la petite a dominé la conversation racontant ses aventures pleines de grâce.

Quelques instants plus tard, le trio prenait le chemin du retour.

À l'entrée de la modeste maison où il avait aménagé, Basil les attendait manifestant visiblement des signes d'impatience.

En quelques mots, il leur a rapporté l'inquiétude qui l'affligeait.

Marcel était apparu, inopinément.

Livia est devenue toute pâle et avec délicatesse elle voulut éviter une rencontre entre les deux hommes ; mais, Tatien, le visage sombre, se décida à entrer pour le voir de près.

Le jeune homme, qui approchait de la trentaine, était grand et élégant, il avait une belle chevelure et un regard agité sur un visage énigmatique.

Il a étreint sa femme, avec joie, comme si rien de grave ne s'était produit entre eux deux, puis il a salué Tatien avec ferveur en arrivant même à le déconcerter. Il semblait presque satisfait de voir sa femme en compagnie d'un nouvel ami comme si cela soulageait sa conscience d'un lourd fardeau.

En quelques minutes, il leur a communiqué l'objectif de son voyage.

Il était à Lyon car il accompagnait un groupe de chanteurs renommé qui allait participer à de grandes manifestations artistiques.

Et peut-être pour prévenir indirectement sa femme, il a ajouté qu'il ne pourrait pas s'attarder très longtemps.

Ses compagnons attendaient son retour à Vienne. Une belle fête chez Titus Fulvius, un riche patricien parmi ses relations, l'obligeait à repartir rapidement.

Le père de Blandine a perçu chez l'arrivant un esprit totalement différent de la famille pour laquelle il s'était pris d'affection.

Marcel était turbulent, exhibitionniste, beau parleur.

Il donnait l'impression d'un garçon intelligent qui jouait avec la vie. Il n'exprimait pas dans son discours de phrases qui puissent dénoter d'une maturité d'esprit dans son raisonnement.

Il était passionné par les sujets relatifs à l'amphithéâtre qu'il fréquentait assidûment. Il connaissait le nombre de fauves enfermés dans les cages de Massilia, combien de gladiateurs pouvaient briller dans l'arène et combien de danseurs vivaient en ville dignes des applaudissements du public, mais ignorait le nom de celui qui gouvernait la riche Gaule narbonnaise où il vivait et méconnaissait complètement ses industries et ses traditions.

Tatien, qui l'écoutait au début avec une rancœur déguisée, a rapidement perçu la fatuité de ses propos, si bien qu'il s'est mis à l'analyser avec plus de calme et moins de sévérité.

Au fond, il était ennuyé. Ce visiteur inattendu était un obstacle sur son chemin. S'il le pouvait, il l'enverrait au bout du monde.

L'idée de l'éliminer dans quelque embuscade bien montée lui est passée par la tête, mais il n'était pas né avec la vocation d'un assassin et il a rapidement expulsé la tentation qui s'était insinuée dans son esprit.

Toutefois, il n'abandonnerait pas et mettrait tout en œuvre pour l'éloigner.

Alors que Marcel s'attardait, loquace, à la description de ses propres bravades, le fils de Varrus réfléchissait à la meilleure manière d'amener des amis à éloigner l'intrus.

Loin de la conversation, il imaginait comment exiler le mari de Livia vers quelque destination lointaine.

Il ne supporterait pas sa présence. Il fallait l'éloigner à tout prix.

C'est alors que Marcel lui-même lui offrit l'occasion espérée, disant son intention de retourner à Rome.

Il se sentait asphyxié par les difficultés financières. Seule la grande métropole lui permettrait de réaliser un profit facile à la hauteur de ses attentes.

Tatien a surpris la brèche qu'il cherchait.

Il a montré une rayonnante expression sur son visage et a expliqué qu'il pouvait le présenter à Claude Licius, le neveu du vieil Eustasius que la mort avait déjà emporté, et qui à Rome était respecté dans l'organisation et la direction des jeux du cirque. Il avait grandi à Lyon d'où il était parti répondant à des aventures couronnées de succès, et il était apprécié de nombreux hommes politiques qui ne lui nieraient pas leur coopération et leurs faveurs. Marcel trouverait certainement une excellente manière de démontrer ses qualités intellectuelles en guidant différents artistes.

Il y avait tant d'assurance dans les paroles prononcées pour ce nouvel ami que le beau- fils de Basil, enthousiaste, a accepté sa proposition sans hésiter.

Une lettre expressive a été écrite en ce sens.

Le fils de Varrus Quint demandait à son compagnon de jeunesse de le charger de quelque fonction rentable et méritée.

Une fois qu'il eut lu la lettre, Marcel s'est confondu en remerciements et sans la moindre considération pour sa femme et son beau-père, il a décidé de son départ pour Vienne le jour même. Il promettait de revenir rapidement pour organiser l'avenir avec ses proches. Il s'est rapporté aux vertus de sa compagne comme s'il devait nourrir son affection à coup de compliments et réaffirma au vieil homme mille déclarations d'amitié et d'admiration.

Et à la manière d'un oiseau ahuri et heureux de se voir libre, il les a salués, s'éloignant bruyamment avec d'autres amis vers la ville toute proche.

Commença, alors, pour la villa Veturius une belle période d'harmonie et de régénérescence.

Trois nuits par semaine, le palais résonnait de musiques prodigieuses et de conversations saines. Pendant que Livia et Blandine chantaient au son de la harpe et du luth, Tatien et Basil commentaient Hermès et Pythagore, Virgile et Ulpien, en de remarquables concours d'intelligence.

Pendant des semaines et des semaines, le bonheur volait, célère, lorsque Teodul est revenu à l'exploitation agricole apportant des nouvelles.

Hélène avait adressé à son mari une longue lettre et l'informait de sa décision de rester à Rome pour quelques mois encore, non seulement pour satisfaire son père malade, mais aussi pour résoudre le problème de leur fille. Galba, fatigué des plaisirs, semblait disposé à épouser Lucile. C'était une simple question de temps.

Tatien n'a pas souhaité donner à la question une plus grande attention et a dispensé le préposé d'Opilius sut un ton glacial.

Teodul, qui perçut sa froideur, jura de se venger.

Astucieux et malveillant, il a vite compris qu'entre le mari d'Hélène et la fille de Basil existaient les plus profonds liens d'affection et s'est mis à imaginer des relations plus intimes conformément aux tristes idées dont il se nourrissait.

Il s'est abstenu de toute visite personnelle au philosophe, mais, informé que le vieil homme et la jeune fille s'absentaient de chez eux une nuit par semaine se rendant à un endroit ignoré, un beau jour, il les a furtivement suivis et il a découvert que tous deux étaient chrétiens et fréquentaient en cachette le méprisable culte. Il a gardé ce secret pour lui et se fit très réservé cherchant l'isolement. Il a juste informé Tatien qu'il apporterait des ordres de Veturius tant qu'Hélène resterait au domicile paternel, faisant l'aller et retour entre Lyon et Rome autant de fois que ce serait nécessaire.

La vie a ainsi continué sans surprise et sans rebondissements.

Le fils de Varrus, à nouveau heureux, ne soupçonnait pas que la douleur allait accabler son destin avec une dureté implacable.

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AMES DANS L'OMBRE

Non loin de la station thermale de Trajan, en plein cœur de la Rome antique, nous allons trouver une magnifique villa en fête.

La matrone Julia Cêmbria reçoit des amis chez elle. L'air ambiant est parfumé d'une odeur envoûtante.

Au son de musiques entraînantes, de brillants danseurs exécutent au centre d'un jardin soigné des danses étranges et érotiques que les convives, autour des massifs verts et fleuris, accompagnent avec lasciveté et enchantement.

L'hôtesse est la veuve d'un célèbre chef militaire qui, en mourant lors d'une campagne menée par Maximin, lui a légué une belle fortune, de nombreux esclaves et un véritable palais où son défunt mari prenait plaisir à cultiver des plantes et des fleurs venues d'Orient. La propriété obéissait donc au plus grand raffinement. Entre les grands parterres bien dessinés sous forme de deux « croissants de lune ", des arbustes, des sources et des bancs en marbre peignaient des tableaux d'une beauté somptueuse.

La veuve, sans enfants, semblait vouloir prendre sa revanche sur la nature qui, impitoyable, commençait à flétrir son visage bien que luttant pour garder sa jeunesse et profiter des plaisirs bien payés en s'entourant déjeunes gens jouisseurs de la vie ; peut-être pour affirmer devant les autres sa victoire permanente de femme insoumise face à la vieillesse.

Entre les phrases chuchotées et les éclats de rire joyeux avivés par le vin abondant qui était servi bien évidemment entre les différents numéros artistiques, nous nous trouvons devant une belle jeune femme qui en compagnie de quelques amis participe à la brillante soirée.

C'est Lucile qui goûte au plaisir de la liberté à l'éveil de ses premiers rêves juvéniles, intoxiquée par la soif d'aventures au sein de la société romaine de son temps. Elle sait que sa mère destine sa main de femme à son oncle dépravé qui ne lui inspire pas d'amour mais se sent incapable de fuir les desseins de son grand-père qui lui réclame ce sacrifice afin de préserver sa propre fortune et, en raison de cela, imprudente et futile, elle se livre aux dérèglements comme si elle pouvait se fuir elle-même.

La veille, elle avait rencontré l'attirant Marcel Volusianus, qui, lorsqu'il avait fait référence aux Gaules, avait immédiatement éveillé son attention. Dès l'instant où elle fut présentée à lui par une vieille amie de l'amphithéâtre, elle ne s'est plus du tout souciée de ce qui se passait dans l'arène. Toute son attention était concentrée sur lui. Et l'affinité fut si grande entre eux deux que la jeune femme n'a pas hésité à faciliter son entrée à la fête de Julia en mobilisant pour cela ses propres relations.

Marcel, complètement détaché des liens qui le retenaient à sa famille lointaine, se rendait à la tentation de nouvelles aventures.

La voix douce et les gestes caressants de Lucile, l'élocution sonore où prédominait l'accent romain coutumier du monde gaulois avaient captivé son cœur.

Enchanté, il avait réussi à entrer dans la villa de Cêmbria et, aux côtés de la petite-fille de Veturius sur un banc entouré de grenadiers de Syrie, il chuchotait à ses oreilles ivres :

J'ai vraiment voyagé à travers les paysages les plus expressifs du Rhône mais j'étais loin de deviner que je trouverais ici la plus belle fleur de la jeunesse latine. Douce Lucile, comment me jeter à tes pieds et t'adorer ? Avec quels mots pourrais-je exprimer l'émotion et la satisfaction qui m'emparent ?

Alors que la jeune femme, ivre de joie, se rendait à ses caresses d'un regard languissant, l'audacieux conquérant continuait avec une fascinante inflexion de tendresse :

Qu'importé si nous nous rapprochons plus intimement l'un de l'autre, si nous nous sentons, depuis hier, portés par le même sentiment de confiance et d'affection ? La vie est à peine une minute de bonheur que nous respirons entre les ombres du passé et les ombres de l'avenir... Tout est toujours un « maintenant » merveilleux !... Ma diva céleste, ne tais pas le miraculeux appel de l'amour !

Devant les yeux au supplice du jeune homme, la jeune femme a balbutié, entre la joie et l'appréhension :

Je comprends tes désirs ardents qui sont aussi ceux qui envahissent mon âme... Tu m'apportes quelque chose que j'ai attendu anxieusement ! Cependant, Marcel, ne serait-il pas mieux de laisser faire le temps ?

Ah ! Le vieux Cronos ! — a soupiré le jeune homme contrarié — ma passion ne saura jamais l'écouter !... Tu n'y penserais pas si tu avais découvert en moi l'éblouissement dont ta présence m'enchante...

Ne dis pas cela ! Je te reçois comme le héros de mon premier amour, néanmoins, je t'en prie !... Restons calme ! Ne nous emballons pas ! Faisons appel à l'inspiration des dieux pour guider notre destin !...

Les dieux ? — fit l'aventurier, après avoir pris un autre verre de vin — les dieux sont tout naturellement les bienfaiteurs de notre bonheur... Apollon, le rénovateur de la nature, bénira nos rêves ! Serait-il une plus grande joie aux yeux de Vénus que de contempler et de rivaliser en beauté avec une nymphe comme toi ? Aime-moi, divine ! Réponds à ma soif d'affection ! J'erre depuis longtemps en quête de ton regard qui me parle des étoiles lointaines... Ne ferme pas la porte de la tendresse qui enrichit le cœur du voyageur qui arrive de si loin, fatigué !...

Il l'a enlacée d'une caresse envoûtante et Lucile a frémi en sentant le baiser qu'il avait posé sur sa bouche tremblante et rieuse.

Le lendemain et les nuits suivantes, ils ont scellé des accords secrets dans un angle isolé des jardins de Veturius.

Quatre mois étaient passés et la jeune fille se montrait profondément modifiée. À la demande d'Hélène, Anaclette s'est mise en quête, découvrant les rencontres nocturnes et identifiant le jeune homme.

Elle obtint des informations concernant Marcel, et appris qu'il s'agissait d'un joueur de cirque chanceux, protégé spécial de Claude Licius.

Au nom de sa maîtresse dont elle avait toujours été la gouvernante fidèle de son foyer, elle a voulu rencontrer l'ami lyonnais pour obtenir des explications, mais Claude se trouvait absent, parti en voyage avec sa famille en Espagne.

Alarmée, Hélène une nuit a attendu sa fille dans ses appartements privés et notant son arrivée à une heure avancée, elle l'a interpellée sévèrement, lui reprochant son comportement incompréhensible.

Alors que la jeune femme, ivre de joie, se rendait à ses caresses d'un regard languissant, l'audacieux conquérant continuait avec une fascinante inflexion de tendresse :

Qu'importé si nous nous rapprochons plus intimement l'un de l'autre, si nous nous sentons, depuis hier, portés par le même sentiment de confiance et d'affection ? La vie est à peine une minute de bonheur que nous respirons entre les ombres du passé et les ombres de l'avenir... Tout est toujours un « maintenant » merveilleux !... Ma diva céleste, ne tais pas le miraculeux appel de l'amour !

Devant les yeux au supplice du jeune homme, la jeune femme a balbutié, entre la joie et l'appréhension :

Je comprends tes désirs ardents qui sont aussi ceux qui envahissent mon âme... Tu m'apportes quelque chose que j'ai attendu anxieusement ! Cependant, Marcel, ne serait-il pas mieux de laisser faire le temps ?

Ah ! Le vieux Cronos ! — a soupiré le jeune homme contrarié — ma passion ne saura jamais l'écouter !... Tu n'y penserais pas si tu avais découvert en moi l'éblouissement dont ta présence m'enchante...

Ne dis pas cela ! Je te reçois comme le héros de mon premier amour, néanmoins, je t'en prie !... Restons calme ! Ne nous emballons pas ! Faisons appel à l'inspiration des dieux pour guider notre destin !...

Les dieux ? — fit l'aventurier, après avoir pris un autre verre de vin — les dieux sont tout naturellement les bienfaiteurs de notre bonheur... Apollon, le rénovateur de la nature, bénira nos rêves ! Serait-il une plus grande joie aux yeux de Vénus que de contempler et de rivaliser en beauté avec une nymphe comme toi ? Aime-moi, divine ! Réponds à ma soif d'affection ! J'erre depuis longtemps en quête de ton regard qui me parle des étoiles lointaines... Ne ferme pas la porte de la tendresse qui enrichit le cœur du voyageur qui arrive de si loin, fatigué !...

Il l'a enlacée d'une caresse envoûtante et Lucile a frémi en sentant le baiser qu'il avait posé sur sa bouche tremblante et rieuse.

Le lendemain et les nuits suivantes, ils ont scellé des accords secrets dans un angle isolé des jardins de Veturius.

Quatre mois étaient passés et la jeune fille se montrait profondément modifiée. À la demande d'Hélène, Anaclette s'est mise en quête, découvrant les rencontres nocturnes et identifiant le jeune homme.

Elle obtint des informations concernant Marcel, et appris qu'il s'agissait d'un joueur de cirque chanceux, protégé spécial de Claude Licius.

Au nom de sa maîtresse dont elle avait toujours été la gouvernante fidèle de son foyer, elle a voulu rencontrer l'ami lyonnais pour obtenir des explications, mais Claude se trouvait absent, parti en voyage avec sa famille en Espagne.

Alarmée, Hélène une nuit a attendu sa fille dans ses appartements privés et notant son arrivée à une heure avancée, elle l'a interpellée sévèrement, lui reprochant son comportement incompréhensible.

Avant même que ses paroles deviennent plus dures, Anaclette l'a suppliée, affectueuse:

Hélène, contrôle-toi.

Et modifiant le ton de sa voix comme pour lui demander de se rappeler de son propre passé, elle a conseillé :

Qui parmi nous n'est pas passé par de dangereux détours dans la vie ? Taisons- nous pour l'instant. Ne provoque pas la présence de ton père âgé et malade dans cette pièce ! Les phrases dures ne corrigent pas les erreurs commises. Si tu désires soutenir ta fille, ne manque pas de patience. Personne ne peut être secouru avec de l'irritation. Si tu ne peux aider aujourd'hui notre Lucile, remets-en au silence, réfléchis et nous attendrons le temps qu'il faudra. Il se peut que demain nous apporte l'aide souhaitée...

La femme en pleurs a accepté les conseils et s'est retirée, moralement anéantie, alors que la vieille servante accommodait la jeune fille abattue dans son lit, restant auprès d'elle avec dévotion et bonté.

Anaclette semblait comprendre.

Le lendemain matin, Teodul arrivait à la métropole en provenance de Lyon.

Hélène a ressenti un immense soulagement.

Elle avait trouvé le confident en mesure de lui apporter une aide décisive.

Sans perdre de temps, ils ont eu ensemble et en privé un long entretien dans une pièce isolée. Mais, après avoir beaucoup pleuré, mettant son ami au courant de la réelle situation dans la maison, la matrone épouvantée, a entendu ce qu'il avait à dire concernant les événements en cours dans la province.

L'envoyé de Veturius, augmentant tant que possible sa version personnelle des faits, l'informa qu'il ne nourrissait pas le moindre doute sur l'infidélité conjugale de Tatien, assurant que lui et Livia s'aimaient éperdument. Il a dépeint la vie dominée par cette nouvelle femme qui avait conquis, non seulement le cœur de son mari, mais également celui de sa fille puisque Blandine vivait au foyer comme son élève docile. Il a raconté que le vieux philosophe devait être quelque conspirateur déguisé à explorer les dons de la jeune femme, car lui, Teodul, était convaincu que l'intelligent vieillard recevait de larges sommes d'argent de la part de Tatien afin de se taire et d'être d'accord avec la déplorable situation, ajoutant même que le père et la fille n'étaient que des imposteurs de la secte des nazaréens.

Son interlocutrice a noté ces informations avec l'expression d'une lionne blessée.

Elle a levé ses bras vers le ciel en invoquant la malédiction des dieux sur tous ceux qui perturbent sa tranquillité domestique mais se reprenant grâce aux gestes d'affection que son ami lui prodiguait, elle a supplié l'intendant d'Opilius de la guider dans ses décisions.

Premièrement — a-t-il considéré, sagace, il est nécessaire d'avoir des informations complètes sur le séducteur de Lucile. Est-il marié ? Possède-t-il des biens de valeur ? Serait-il en mesure de concourir avec notre Galba dans cette course au mariage? Sentant la délicatesse du sujet, je me propose de l'observer. Je commencerai ma tâche, aujourd'hui même. J'ai des amis à l'amphithéâtre. Le trouver en personne ne sera pas très difficile. Et en le trouvant, j'essayerai de gagner sa confiance, parce qu'après la confiance, le vin fera le reste... Tout naturellement, il parlera de lui-même. Nous verrons, alors, s'il peut être utile d'accepter une alliance avec lui...

Mais s'il n'est qu'un intrus comme je le crois ? S'il s'agit d'un scélérat portant l'habit d'un homme respectable ?

Dans cette hypothèse que souhaiterais-tu faire ? — a demandé Teodul avec un grand sourire.

À ces paroles, les beaux yeux félins d'Hélène n'ont fait qu'un tour dans leur orbite et elle a répondu sèchement :

Ma revanche est la destruction. La mort est le remède aux situations irrémédiables. Je n'hésiterai pas. J'ai beaucoup de poison pour nettoyer le chemin...

Tous deux se sont mis à passer en revue les moindres détails du sinistre plan né de leur conversation et c'est avec de tristes intentions en tête que l'ami inconditionnel de la matrone s'est rendu à l'amphithéâtre sous prétexte d'assister aux exercices de l'école des gladiateurs.

II n'eut pas de difficultés à retrouver d'anciens compagnons parmi lesquels Septime Sabin, un vieux joueur, qui interrogé habilement affirma connaître Marcel et promit de le lui présenter le jour même, un peu plus tard.

Le jeune homme serait à une soirée, chez Aprigia, une danseuse célèbre qui savait rassembler beaucoup d'hommes en un même endroit autour de sa grande beauté.

Et de fait, dans la soirée, Sabin et Teodul parlaient dans le salon illuminé de la résidence de la singulière femme qui était installée au pied du Tibre quand Volusianus est entré le visage contrarié.

Il semblait triste et inquiet.

Septime, désirant rendre service à son compagnon, n'a pas perdu de temps. L'attirant avec un sourire accueillant, il lui a offert une place à leur table.

Teodul et l'arrivant se sont lancés dans une conversation animée sur les gladiateurs et les arènes et vérifiant qu'une certaine intimité s'était spontanément installée entre eux, Sabin s'est justement retiré lorsque les premiers verres de vin ont commencé à arriver et qui furent suivis de nombreux autres.

Une fois seul avec le jeune homme, l'envoyé d'Hélène qui devinait sa peine, après avoir bu pendant quelques minutes, a manifesté une plus grande avidité pour le vin et s'exclama :

Que serait le monde si les dieux ne nous donnaient pas à boire ? Changer notre état d'âme dans un verre, voilà le secret du bonheur ! Buvons du vin pour que le vin nous abreuve!

Marcel a trouvé ce dicton intéressant et a montré un sourire forcé tout en soulignant :

C'est la pure réalité. Par une nuit noire comme celle-ci, boire c'est fuir, s'isoler, oublier...

Il a. plongé ses lèvres dans le verre débordant et voyant son regard grisé, Teodul a osé faire une remarque subtile :

Moi aussi, je cherche à me fuir... Il n'existe rien de plus pénible qu'un amour malheuraK..

Un amour malheureux ! — a considéré l'interlocuteur pris de surprise — il ne peut être plus malchanceux que le mien... Je me trouve dans un sombre labyrinthe, à me débattre seul, complètement seul...

Si je peux faire quelque chose, dispose de moi.

Et déguisant l'angoisse qui le dominait, l'intendant de Veturius a demandé :

Vous habitez à Rome depuis longtemps ?

Loin de se sentir interrogé, Volusianus, éprouvant peut-être le besoin insupportable d'associer quelqu'un aux problèmes qui le torturaient, s'est soulagé :

Je suis romain, néanmoins, j'ai été éloigné de la capitale pendant longtemps. J'ai croisé la Méditerranée dans plusieurs directions et je suis arrivé de Gaule narbonnaise il y a quelques mois. Je suis venu dans l'intention de donner un nouveau sens à mon existence, cependant, les immortels ne m'ont pas permis la transformation à laquelle j'aspirais...

Marcel a avalé une gorgée de plus et a continué :

Une beauté irrésistible m'a fasciné le cœur. Je n'ai pas été assez fort et je l'ai aimée frénétiquement... Mais ma diva vit si haut, si haut qu'aussi longtemps que je l'attendrais, elle n'arriverait pas à descendre pour réchauffer mes bras froids...

Il s'agit, alors, d'une Vénus bien rare ?

Oui — a soupiré le jeune homme emporté par l'ivresse —, c'est une beauté qui noie ma conscience et consomme mon cœur.

D'ici même ?

Oh ! Qui pourrait connaître l'origine exacte d'une déesse ? C'est une colombe timide. Elle parle peu d'elle-même, craignant probablement que l'on détruise notre bonheur. Je sais seulement qu'elle habite à Lyon et passe actuellement un séjour prolongé auprès de son grand-père.

Ah ! — lui fit Teodul sagace —justement de Lyon ? Je vis aussi là-bas, je me trouve en ville pour affaires...

Volusianus a montré de l'étonnement dans son regard où étincelait encore un peu de lucidité et lui dit retenant sa spontanéité :

Quelle coïncidence ! Je m'y suis attardé quelques heures avant mon retour à Rome.

Et comme s'il était en présence de quelqu'un ayant la possibilité de connaître ses aventures passées, il a manifesté le désir de préparer sa propre défense face à toute éventualité et commenté :

Imagine-toi que la malchance est une aile noire posée sur mes jours. J'étais fiancé à Massilia à une jeune fille qui a remonté le Rhône et qui s'est installée à Lyon avec son vieux père. Quand mon cœur fut pris de nostalgie, je suis allé à sa rencontre, mais avec surprise, j'ai découvert qu'elle avait de nouveaux engagements. Un fourbe du nom de Tatien l'a complètement dominée.

Teodul, qui ignorait l'expérience conjugale de Livia, prit les mensonges de Marcel pour des vérités et, avec la volupté d'un chasseur devant sa proie, il fit d'un ton admiratif :

Tatien ? Je le connais bien. Et d'après ce que tu dis, je pense identifier ta fiancée gauloise, la belle Livia qui le distrait dans ses moments d'oisiveté actuellement.

Il a souri avec l'air d'un ami affectueux et a ajouté :

Que notre monde est petit ! De toute part, nous vivons liés les uns aux autres.

L'interlocuteur, étonné, a voulu se retirer de la conversation mais craignant les conséquences d'une évasion inopportune, il a confirmé, désappointé :

C'est lui-même. Tu connais, alors, l'espèce de femme à qui j'ai voué toute ma confiance?

Superficiellement. Je n'ai fait qu'observer le couple lors de rencontres et d'ententes interminables en passant la porte du vieil accordeur.

Se considérant face à une occasion précieuse de faire des recherches, Teodul en a immédiatement profité pour demander :

Et l'étrange philosophe qui est presque ton beau-père, serait-il grec, égyptien, romain?...

Aucune idée ! — a répondu le jeune homme se maintenant sur ses gardes — je sais à peine que c'est un ancien affranchi de la maison de Jubellius Carpus, vis-à-vis duquel il est toujours engagé vu ses lourdes dettes. Un beau jour, il m'a ennuyé à l'extrême avec son autobiographie soporifique et sans intérêt dont je n'ai conservé que ce détail.

Notant que Marcel commençait à se répéter, le compagnon a diminué la pression de son interrogatoire et lui fit remarquer :

Jeune ami, oublie le passé ! Buvons au présent !... Si nos vies hier se sont croisées, qui sait si aujourd'hui je ne pourrais t'aider d'une manière ou d'une autre ?

Le jeune homme a semblé moins méfiant après le harcèlement ressenti et dit en soupirant :

Mais comment est-ce possible ! J'ai eu le malheur de tomber amoureux de la petite-fille du richissime Veturius...

Opilius Veturius ? — a coupé l'interlocuteur, feignant la perplexité.

Oui, oui...

Faisant semblant d'être pris de joie, Teodul a souligné :

Je le connais aussi. Tu te rapportes, naturellement, à la charmante

Lucile.

Émerveillé par le hasard, Marcel lui a alors fait une longue confidence, expliquant qu'il avait l'habitude de retrouver quotidiennement la jeune fille dans un petit pavillon du jardin, mais brusquement sans raison, ce soir, Lucile n'est pas apparue à leur rencontre de tous les jours.

Pour cela, il se sentait découragé et angoissé.

Teodul l'a consolé avec des phrases réconfortantes et lui a conseillé d'insister et d'être au rendez-vous le lendemain.

N'était pas aussi l'ami du vieux Veturius depuis l'enfance ? Et affirmant jouir d'une certaine intimité auprès d'Hélène, il se dit disposé à l'orienter dans ses démarches susceptibles de l'aider.

Il promit de s'entendre avec la famille de la jeune fille et recommanda à Marcel d'attendre dans le jardin, à l'heure habituelle, où il viendrait en personne lui apporter de bonnes nouvelles.

Volusianus ne contenait plus sa joie.

Ému, il a serré les mains de son protecteur avec une débordante satisfaction et l'a regardé, extasié, comme s'il était devant un demi-dieu.

Tous deux satisfaits se sont approchés de quelques femmes joyeuses, admirant leurs ballets exotiques.

Puis, ils se sont quittés entre de francs éclats de rire comme de vieux amis.

Tôt le matin, Teodul est allé voir Hélène pour lui donner les informations recueillies.

Elle a écouté son rapport verbal prise de curiosité et d'indignation.

À la fin de ces minutieux éclaircissements, elle lui dit enragée :

Mais alors c'est le fiancé de la femme qui a envahi ma maison !... Triste paire de criminels nés ! Elle me vole mon mari, il pervertit ma fille. Encore heureux que je suis vivante et saine d'esprit pour empêcher de nouvelles victimes!...

Elle a esquissé un sourire ironique sur son visage et a demandé à son compagnon :

Que suggères-tu ?

Hélène, hier déjà le sujet aurait pu être éliminé. Nous avons traversé ensemble le Tibre. Désorienté par l'ivresse, il aurait tout aussi bien pu tomber dans les eaux et y dormir pour toujours. Nul ne l'aurait su. C'est une canaille qui n'apporte rien à personne. Toutes les informations récoltées dans l'amphithéâtre coïncident et le dépeignent parfaitement. C'est un vagabond, un paresseux et un voleur des jeux faciles. Personne ne sait pourquoi il a mérité l'intérêt de Claude Licius. Sans nom, sans argent, sans provenance, comment pourrait-il concourir avec notre Galba dans un mariage d'un tel niveau ? Néanmoins, je ne souhaitais pas assumer de responsabilité sans t'avoir entendue. Je l'ai encouragé à venir aujourd'hui pour l'informer des décisions prises. Naturellement, j'agirai selon ta volonté.

Son interlocutrice a beaucoup réfléchi et, après une longue pause, elle lui fit résolue :

Tu as bien fait. L'assurance de ta fidélité me réjouit. Je viens de penser à un plan efficace qui éliminera nos ennemis et dont l'exécution obligera Tatien à me rendre des comptes. Un vieillard sordide tel que ce Basil dont tu m'as parlé ne devrait pas être l'objet de tant de considération, mais pour que nous puissions avancer sans embûches, allons voir la famille de Carpus pour connaître de sa bouche la vraie situation. Avant tout, cependant, il est indispensable d'atteindre l'objectif le plus proche. Volusianus mourra aujourd'hui même dans le pavillon. J'ai le produit adéquat à mettre dans le verre avec lequel tu pourras le saluer à son arrivée.

Et votre fille ? — demanda Teodul impressionné par l'audace du projet.

Voyons, voyons — s'exprima la matrone sans affectation —, la voiture ne choisit pas son passager. Lucile, pour l'instant, n'est qu'une poupée ingénue. Elle oubliera la folie commise et acceptera la réalité bénissant plus tard notre interférence. Le mariage est avant tout une affaire. Je n'admets pas qu'elle préfère un vagabond à un homme de la lignée de mon frère. Je me suis mariée pour obéir à mon père. Maintenant, je pense que c'est à mon tour d'être obéi.

Teodul s'est tu.

Il aurait été bien inutile de discuter avec elle face à sa volonté de fer.

Alors qu'Anaclette réconfortait la jeune fille, Hélène et son ami ont passé la journée à réfléchir aux événements qu'ils programmaient pour la soirée.

Marcel n'a pas manqué à sa parole.

À l'heure dite, élégant et fin prêt, il est entré dans le jardin y retrouvant le supposé bienfaiteur de la veille à l'attendre dans un coin isolé entouré de verdure où lui et Lucile avaient l'habitude de rêver.

Il a étreint Teodul, imperturbable.

Je viens le cœur palpitant — lui dit le jeune homme tremblant d'anxiété — ; les dieux me seraient-ils favorables par hasard ?

Et comment ! — a répondu cordialement l'intendant d'Opilius — les immortels ne méprisent jamais la jeunesse...

Et Lucile ? — a coupé l'arrivant impatient.

Elle et sa maman viendront nous voir. Le grand-père désire que le sujet du mariage soit examiné avec attention. Personne ne s'y opposera dès lors que les Jeunes tourtereaux se comprennent et sont heureux.

Marcel s'est frotté les mains, satisfait, et a commenté spontanément :

Oh ! La gloire enfin !... L'amour victorieux, un héritage juteux !...

Oui, réellement — a affirmé l'ami avec une indéfinissable inflexion de voix —, bien naturellement, tu recevras le juste héritage à attendre de la vie.

Le jeune homme a regardé les fenêtres illuminées de la grande maison magnifique et se tournant vers son interlocuteur s'est exclamé enchanté :

Oh ! Comme le temps passe lentement !... Teodul tu seras récompensé. Je te donnerai de bons chevaux et une bourse bien remplie ! Compte sur moi. Je suis l'homme le plus heureux sur terre'...

Enlacé par Marcel, qui débordait de joie, très calme, son compagnon acquiesça :

Oui, grâce aux dieux, je te vois à la place qui te revient.

Il a demandé au jeune homme d'attendre quelques instants et se dirigea à l'intérieur de la demeure prétextant le besoin de parler aux dames.

Après quelques minutes, Teodul est réapparu avec un plateau d'argent où deux verres raffinés se trouvaient placés à côté d'une belle jarre de vin, il s'exclama :

Célébrons notre triomphe ! La mère et sa fille ne vont pas tarder. Dans quelques minutes, les torches brilleront.

Le liquide alléchant a moussé et le jeune homme a accepté le verre que Teodul lui

offrait.

Par Dionysos ! Le protecteur du vin, de la nature et du bonheur ! — ivre d'espoir, l'aventurier de Massilia porta un toast.

Par Dionysos ! — a répété le compagnon sans hésiter.

Marcel a absorbé la boisson jusqu'à la dernière goutte, néanmoins, quand il essaya de remettre le verre à sa place initiale, il sentit un feu indéfinissable lui brûler la gorge. Il voulut crier mais il ne le put. Pendant quelques instants, il eut l'impression que sa tête tournait inexplicablement sur ses épaules. Il ne tenait plus sur ses jambes et finalement il est tombé à la renverse sur le marbre fleuri, se blessant la nuque.

Teodul s'est incliné, l'aidant à se mettre sur le dos.

Des gémissements roques lui échappaient de la poitrine.

Dans la pénombre, il a fixé ses yeux injectés de sang dans ceux de son empoisonneur le fusillant de haine et d'amertume, cherchant un moyen d'expulser la bave sanglante qui giclait de sa bouche, il a demandé d'une voix mourante :

Pourquoi me tuer... Lâche ?...

Tu t'attendais à la protection des dieux — a répliqué Teodul cynique —, la mort est l'héritage que les immortels réservent aux êtres de ton espèce.

Maudit !... Maudit !...

Ce furent ses dernières paroles car très rapidement ses membres se sont durcis et l'expression de son visage devenu cadavérique avait une triste mine.

L'assassin s'est rapidement éloigné allant à la rencontre de quelqu'un qui l'observait derrière les tilleuls touffus.

C'était Hélène qui a souri satisfaite de savoir que l'acte avait été consommé.

Elle a accompagné son ami jusqu'au minuscule pavillon que les plantes grimpantes étouffaient, et à la clarté d'une faible torche, elle a dévisagé le cadavre encore chaud.

— C'était un bel homme ! — a-t-elle commenté insensible — il aurait pu être aimé et heureux s'il avait su garder le rang de sa naissance.

Elle a échangé un inoubliable regard avec l'exécuteur de ses décisions comme si elle scellait, sans dire un mot, un sinistre pacte moral supplémentaire, et s'est éloignée.

Quand la nuit fut plus profonde, Teodul lui-même, vêtu des habits des esclaves de la maison de Veturius, a quitté le jardin transportant un fardeau dans une petite charrette communément utilisée pour des services d'hygiène.

Avec prudence, il s'est éloigné évitant tous contact avec des passants attardés et traversa, apparemment tranquille, une grande partie de la voie publique pour enfin atteindre les bords du fleuve.

La brise qui soufflait du Tibre caressait son esprit tourmenté.

Il s'est un peu reposé, inquiet et appréhensif.

La lune voilée ressemblait à une lanterne immobilisée dans le ciel, voulant épier sa conscience coupable...

Il a longuement réfléchi regardant contrarié la petite quantité de viande froide à laquelle Volusianus était réduit...

Les mystères de la vie et de la mort martelaient son âme. Finirait-il son existence dans la tombe ? Quelques heures auparavant, il parlait encore à Marcel fasciné par la joie de vivre. Ses mains, qu'il avait observées nerveuses et chaudes, étaient maintenant glacées et inertes. Sa bouche loquace était restée raide. Quelques gouttes de poison avaient éliminé un homme pour toujours ?

Une pénible inquiétude lui effleura l'esprit.

Y aurait-il une justice à la destruction de son prochain sans autre forme de procès ?

Seraient-ils, Hélène et lui, en condition de condamner qui que ce soit ?

Les remords cherchaient à lui ronger l'esprit mais il s'y opposa avec résistance.

Voulant se fuir lui-même, il a marché vers le Tibre concentrant son attention sur les eaux agitées et pendant de longues minutes, il a attendu l'occasion de se défaire de son chargement.

Quand une immense masse de nuages a couvert la lune affaiblie, augmentant les ombres alentours, il s'est levé lestement et découvrant le cadavre l'a précipité dans le courant.

Ensuite, soulagé, il a pris le chemin du retour à la demeure.

Le lendemain, la victime a été trouvée. Mais, dans les coulisses de l'amphithéâtre, là où il avait laissé de nombreux amis, qui ne se souvenait pas que Marcel vivait dominé par le vin et les aventures ? Sa mort a donc été interprétée comme un accident sans grande importance, d'ailleurs sa dépouille a été trouvée à une courte distance de la propriété d'Aprigia dont il était un fervent admirateur de sa jeunesse et de ses attraits.

La nouvelle s'est répandue rapidement, ne tardant pas à arriver au domicile de Veturius où la jeune Lucile a été prise d'un intraduisible chagrin.

Hélène, qui avait imaginé les effets causés par cette annonce, l'a isolée dans une pièce où la jeune femme affligée, désorientée, s'est rendue à une pénible dépression.

Pendant trois jours, soutenue par sa mère et par Anaclette, elle est restée presque inconsciente, frôlant la mort.

Peu à peu, néanmoins, elle a émergé de sa prostration.

La vigueur juvénile a surmonté l'abattement profond.

Bien que triste et désenchantée, Lucile s'est remise à s'alimenter récupérant les couleurs de la santé qui embellissaient son visage.

Percevant de nettes améliorations, la fille de Veturius s'est remise à la tâche voulant mettre graduellement à exécution le plan qu'occultait cet être cruel.

Prétextant le besoin de répondre à diverses sollicitations venant d'amis gaulois, elle a informé Opilius de son souhait de faire quelques visites pour demander des nouvelles de la famille de Jubellius Carpus.

Le vieil homme s'est dit sans illusion.

Il a expliqué qu'il s'agissait d'un ancien propriétaire agricole dont la solide maison se trouvait depuis de nombreuses années sur la voie Pinciana.

Il avait connu Jubellius dans sa jeunesse, mais il l'avait perdu de vue. Il ignorait ce qu'il était devenu et croyait que sa fille devait abandonner de telles recherches.

Toutefois, Hélène était bien trop déterminée pour se décourager. Et prenant une voiture en compagnie de Teodul, elle est allée à sa résidence, conformément aux indications données.

Accueillis poliment, les visiteurs ont été conduits par un jeune homme imberbe dans un énorme salon où le chef de famille leur fit une agréable réception.

L'administrateur de Veturius, prenant la parole, a exposé la raison qui les amenait jusque là. Mêlant cette présentation de questions respectueuses, il s'est reporté à la magnanimité de Jubellius qui s'était transformé en bienfaiteur à l'égard d'un ami.

L'hôte, qui exhibait le visage rougi d'un homme mûr habitué à l'abus de consommation de vin, l'a écouté aimablement et a expliqué :

Je dois dire, avant tout, que mes parents sont décédés voilà plus de dix ans maintenant. Je suis Saturnin, l'aine et l'actuel responsable des affaires de la famille.

Quant au court commentaire de Teodul soulignant la bonté de ses parents, sur un ton sarcastique, il leur fit :

Mes parents ont vraiment été les champions de l'émancipation indue. S'ils avaient été amenés à gouverner, ils auraient appauvri l'Empire romain. D'ailleurs, à plusieurs reprises, ils ont été accusés de nazaréens car la bienveillance chez eux frisait la folie.

Les arrivants ont immédiatement compris à quelle espèce de commerçant ils avaient à

faire.

L'employé d'Opilius a osé une question sur le vieil accordeur de Lyon, ce à quoi Saturnin a souligné empressé :

Selon les registres en notre pouvoir, je sais que Basil, esclave de notre maison, a été dispensé des obligations habituelles moyennant certains engagements comme quelques autres serviteurs dont nous n'avons pas les coordonnés.

Il a affiché un sourire énigmatique et a ajouté :

Nos intérêts ont été vilement explorés. Voilà plus de dix ans que je cherche à corriger de graves erreurs et à arrêter d'aberrantes usurpations.

Exprimant une grande douceur dans sa voix, très calme, Hélène lui dit :

Je suis sûre que nous n'aurons pas de difficulté à trouver un bon accord. Il se trouve que Basil, aujourd'hui très vieux, est notre précieux coopérateur en Gaule lugdunienne. Il nous rend de grands services et notre admirable collaborateur est tellement affligé de ses dettes du passé que nous proposons d'effectuer le transfert de la somme due.

Les yeux de Saturnin se sont soudainement illuminés.

Avec des signes évidents d'avidité et de joie, il a répondu enthousiaste :

Par Jupiter ! L'honnêteté existe encore sur terre ! C'est la première fois que je rencontre un débiteur soucieux de nous aider. — Nous ne nous opposerons pas à cette transaction. Basil sera définitivement libéré.

Il s'est excusé et s'est éloigné quelques instants. Juste après, il apportait la documentation existante.

Les visiteurs n'ont pas marchandé.

Saturnin a ajouté à la somme légale le juste montant des intérêts et Teodul, avec l'assentiment de sa compagne, a tout payé sans hésiter.

En possession des éléments prouvant le paiement, tous deux se sont retirés et, en chemin, Hélène s'est dirigée à son compagnon lui expliquant :

Maintenant, nous tenons la vieille canaille entre nos mains. Lui et sa fille ne nous échapperont pas. Mon plan progresse régulièrement. Avançons dans de nouvelles démarches. J'arrangerai avec mon père ton retour immédiat à la colonie. Tu seras l'émissaire d'une lettre venant de moi pour Tatien, implorant sa venue en urgence à Rome en compagnie de Blandine. Je prendrai pour excuse la maladie de Lucile que tu dépeindras à son imagination comme approchant progressivement de la mort. Je suis convaincue que mon mari répondra à mon appel. Nous calculerons le temps nécessaire pour retourner à Lyon avant qu'il n'ait pu croiser les eaux. En arrivant ici, il ne nous y trouvera plus, j'instruirai mon père afin de justifier notre retour précipité suivant les conseils du médecin, dans une tentative suprême de sauver la malade. Nous nous retrouverons, ainsi à Lyon, suffisamment libres pour entamer le travail punitif. J'obtiendrai quelques lettres importantes pour stimuler la persécution des nazaréens et nous pourrons présenter l'accordeur comme étant un esclave en fuite et un dangereux révolutionnaire. Nous soumettrons le cas aux autorités gouvernementales. Avec la documentation en notre possession, le philosophe et sa fille seront tout naturellement éliminés.

Elle a réfléchi quelques instants, la tête basse, et a conclu :

Ainsi, quand Tatien et Blandine seront de retour à la maison, ils seront surpris par le service déjà achevé.

L'ami, étonné, fut immédiatement d'accord : — Effectivement, le plan est parfait. Hélène s'est tue.

Teodul l'a dévisagée les yeux perplexes sans savoir s'il était envahi par l'admiration ou par la peur.

Quelques minutes plus tard, la voiture s'est garée devant les jardins de Veturius.

La nuit tombait...

Le crépuscule était maculé d'une épaisse brume comme si un brouillard moral enveloppait ces âmes dans l'ombre.

SACRIFICE

A Lyon, la paix était inaltérable.

L'absence d'Hélène durait déjà depuis plus de douze mois alors que Tatien, à son propre étonnement, se sentait bien disposé, heureux.

Des événements significatifs avaient changé la face de l'Empire.

Dèce était mort et le sceptre impérial avait été empoigné par Gallus qui commença par gouverner le monde romain en ordonnant de déplorables spectacles d'inconscience et de débauche. Les conseillers et les magistrats, les guerriers et les hommes politiques semblaient dominés par la décadence morale qui se propageait destructrice.

Une terrible épidémie s'était répandue dans toutes les provinces.

La peste était apparue lors d'une fête à Neocesaria et de oute part on clamait que la terrible maladie était le fruit de la sorcellerie chrétienne.

Profitant de cette occasion, des prêtres des divinités de l'Olympe cherchaient à renforcer la superstition, semant la nouvelle que les dieux flagellaient le peuple en combattant la mystification nazaréenne qui se répandait fatalement.

En raison de cela, des prières collectives étaient faites dans les sanctuaires, jour et nuit. De nombreux temples ouvraient leur porte manifestant leur charité en accueillant les malades et les agonisants.

Des prêtres de Jupiter, de Cybèle et d'Apollon se réunissaient en prières implorant l'assistance et l'aide d'Esculape dont les sacrifices de coqs et de serpents se multipliaient sur les autels recevant les vœux.

Mais avec l'unification des cultes et des croyants autour du dieu de la médecine, la haine du christianisme s'était aggravée.

À nouveau des lapidations et des incendies touchèrent les abris miséricordieux. Les partisans de Jésus, avec plus de rigueur, étaient lapidés, emprisonnés, bannis ou exterminés sans compassion.

Bien que silencieux quant à l'Évangile en hommage à la mémoire de son père, Tatien, qui n'avait jamais changé spirituellement, considérait au fond que le nouveau mouvement de répression était juste.

Ignorant délibérément ce qui se passait en dehors des murs de son foyer, il se partageait entre la petite et ses deux amis, se considérant le plus heureux des mortels, alors que le philosophe et sa fille cachaient leur cœur saignant de douleur.

Se sentant revivre, il semblait trouver en l'amour pleinement vécu en esprit, une source bénie d'énergie et de vigueur.

Il réfléchissait au caractère opportun du long séjour de sa femme à Rome garantissant leur bonheur à tous deux lorsque Teodul est arrivé de la ville impériale avec une visible expression d'anxiété, lui apportant le message où sa compagne suppliait sa présence immédiate.

Hélène semblait vider son cœur dans cette longue lettre.

Elle lui indiquait que bien que désireuse de retourner chez elle, elle luttait contre l'ingrate maladie de leur aînée que les médecins croyaient proche de la tombe. Lucile empirait, quotidiennement. Elle l'implorait, donc, de venir à leur rencontre et d'amener Blandine. Elle décrivait avec émotion le caractère critique de sa préoccupation maternelle, dévouée et seule. Galba, l'oncle et le fiancé, devait rester à Campanie pour traiter d'intérêts particuliers et Anaclette souffrait d'un inévitable épuisement. Veturius lui-même, éreinté et abattu, le suppliait d'oublier les déboires du passé, une fois pour toutes et l'attendait, non pas comme un beau-père mais comme un père, les bras ouverts.

Tatien se sentait bien trop distant d'Hélène et de Veturius pour les plaindre, mais le risque de perdre sa fille malade lui faisait mal au cœur.

Des larmes lui sont montées aux yeux alors qu'il pensait à la première fleur de ses idéaux de paternité.

Qu'avait-il fait, lui son père responsable pour la jeune fille sur le point de mourir ? Lucile avait grandi, absorbée par les caprices maternels. Effectivement, il n'avait jamais été vraiment enclin à lui vouer une plus grande attention.

Ne serait-il pas raisonnable de compenser ce manque, maintenant, en lui manifestant son affection ?

Mais la perspective d'une rencontre avec son beau-père le répugnait et le retour d'Hélène ne lui inspirait pas le moindre plaisir.

En vain, Teodul a attendu qu'il se prononce.

Après un long moment, il lui fit observer, désappointé :

J'apporte des nouvelles bien peu réjouissantes de la jeune Lucile et...

Je sais, je sais — l'a interrompu Tatien, sèchement.

Le préposé d'Opilius a tourné les talons et s'est éloigné alors que son interlocuteur se rendait dans son cabinet particulier pour réfléchir longuement sans trouver de solution à l'énigme qui le tourmentait.

Au crépuscule, en compagnie de sa fille, il est allé chez l'accordeur pour réfléchir davantage à la question.

La lettre a été lue avec affection.

Livia est devenue pale, mais elle voulut se dominer luttant contre toute émotivité moins louable.

Le message de Rome la perturbait.

Les paroles de l'épouse lointaine lui laissaient la pénible conviction que l'amour de Tatien ne pourrait pas lui appartenir. En son for intérieur, une amertume inopinée l'a assaillie, comme si elle était informée d'un malheur proche. Elle ressentit l'envie de pleurer convulsivement mais la sérénité paternelle et la courtoisie manifeste de l'homme aimé lui imposaient de garder son équilibre.

Tatien commentait à voix haute, les difficultés qu'il avait à se rapprocher de son beau-

père.

En outre, depuis sa jeunesse, il n'avait pas revu la métropole et n'avait pas envie d'y retourner.

Ne serait-il pas mieux de négliger l'appel ?

À quoi bon sa présence auprès de sa fille malade, si Opilius, plein d'argent pouvait l'entourer de médecins, d'infirmiers et de serviteurs ?

Tout en étreignant son enseignante attristée, Blandine écoutait l'exposition faite avec une évidente contrariété.

Toutefois, le vieil homme lui adressa la parole avec une tendresse toute paternelle.

Percevant son incertitude bien que sollicité à se prononcer, il lui conseilla calmement :

— Mon enfant, il est des obligations majeures dans le domaine des devoirs communs de notre vie. Celles qui se rapportent à la paternité ont un aspect essentiel que l'on ne peut ajourner. N'hésite pas. Si ton vieux beau-père t'a offensé dans ta fierté d'homme, pardonne et oublie. Aux plus jeunes, il revient de comprendre les plus vieux et de les soutenir. Je désire ardemment que le ciel nous accorde la guérison de ton enfant, mais si la mort l'emporte sans le réconfort de ton affection personnelle et directe, ne pense pas que tu seras exempté de l'ombre du remords qui t'accompagnera comme un bourreau subtil.

Plongé dans les réflexions qui envahissaient son âme indécise, le patricien n'a pas répondu.

Livia, néanmoins, a voulu l'inciter à désister du voyage en disant :

Mais, papa, imaginons que Tatien soit inspiré par des forces d'ordre supérieur, supposons qu'effectivement, il ne doive pas y aller... Ne serait-il pas plus juste de se fier à sa propre intuition ? S'il était surpris par quelque désastre pendant le voyage ? S'il attrapait la peste inutilement ?

Le vieillard a secoué la tête et a réfléchi :

Ma fille, en matière de bien-faire, je pense que nous devons aller jusqu'au bout. Même si le mal nous dilacère, même si l'ignorance nous trahit, je considère que le devoir réclame notre effort personnel dans les plus petites phases de notre vie. Tatien a une fille malade dont sa mère elle-même nous affirme être près de la mort. Toutes deux supplient son aide. De quel droit peut-il s'esquiver ?

Se fiant à l'expérience que les années avaient conférée à son cœur, Basil a avancé, après une courte pause :

Si tu étais l'épouse tourmentée par l'affliction, excuserais-tu son absence ?

La jeune femme a abandonné tout argument, mais Blandine qui voulut apporter un peu de bonne humeur à la scène intime, est intervenue, en demandant :

Papa, pourquoi ne pas emmener grand-père Basil et Livia avec nous ? Nous pourrions voyager tous les quatre ensemble ?

Le vieil homme a caressé ses doux cheveux bruns et lui fit observer sur un ton joyeux :

Non, Blandine ! Un voyage aussi long ne peut être réalisé par nous tous. Nous resterons à attendre. Quand tu reviendras, nous aurons créé de nouvelles musiques. Il est possible que tu reviennes avec une belle harpe. Bien évidemment, ta maman verra les progrès artistiques que tu as faits et elle voudra récompenser tes efforts avec un instrument plus moderne.. Qui sait ?

La fillette a souri fière.

De douces mélodies berçaient les rêves de ces quatre âmes sœurs qui, si elles obéissaient à leur propre volonté, jamais ne se sépareraient.

Tatien demanda à Livia de chanter l'hymne aux étoiles qui était à l'origine de leur première rencontre et la jeune femme a immédiatement répondu à son désir, répétant la chanson avec émotion et beauté.

Il planait dans l'air une sensation d'enchantement mêlée, néanmoins, d'une infinie tristesse...

À l'exception de Blandine dont le rire facile dénonçait l'insouciance infantile, les autres semblaient plutôt vouloir porter sur leur visage le masque d'une tranquillité en complet désaccord avec les présages affligeants qui envahissaient leur cœur.

Le gendre de Veturius ne s'était jamais montré aussi sensible à faire ses adieux.

Il promit à Livia de revenir rapidement.

Il ne s'attarderait pas.

Puisque le voyage s'imposait, ne pouvant être repoussé, il partirait le lendemain avec la ferme intention de ne répondre qu'aux obligations strictement nécessaires.

Qu'elle ne craigne rien. Il prétendait étudier avec sa femme une séparation honorable. Bien qu'ils ne puissent pas jouir, Livia et lui, du bonheur nuptial, il désirait se consacrer à son bien-être et à celui de Basil qu'il estimait comme un père.

Un lopin de terre dans le voisinage serait l'idéal pour le moment.

Il était convaincu que dès qu'elle aurait réalisé le mariage de Lucile, au cas où la malade réussisse à guérir, Hélène préférerait le monde romain en compagnie de Teodul, de sorte que lui, Tatien, était décidé à changer sa propre situation familiale.

Il rendrait, alors, la propriété à son beau-père et déménagerait avec Blandine dans quelque recoin où ils pourraient vivre tous ensemble.

Il se sentait jeune et robuste.

Il pouvait travailler bien plus énergiquement.

Il n'avait jamais perdu sa brillante forme physique en raison des exercices auxquels il se consacrait avec les esclaves de la maison, pour certains d'entre eux d'excellents gladiateurs.

Pourquoi craindre l'avenir quand tout paraissait sourire à leurs désirs ?

Alors que Livia acquiesçait ses plans, découragée, Blandine suivait la conversation d'un regard fulgurant, croyant qu'aucune force ne réussirait à contrarier les affirmations paternelles.

Des accolades et des vœux affectueux ont été échangés.

Toutefois quand Livia eut remarqué que la silhouette de Tatien, enlacé à sa fillette, se perdait dans les ombres du bois voisin, elle a laissé des larmes chaudes et abondantes inonder ses yeux... Une angoisse insurmontable asphyxiait son cœur comme si elle était condamnée à s'éloigner d'eux pour toujours pour ne plus les revoir, jamais plus.

Les jours ont passé entre la nostalgie et l'espoir dans la maisonnette fleurie de Lyon, quand à l'immense surprise de la Villa Veturius, Hélène est arrivée avec sa fille et son frère, accompagnée d'Anaclette et par une petite suite de serviteurs.

Lucile était en pleine convalescence. Galba, le fiancé mûr, l'entourait d'attentions.

Au foyer de Basil, l'événement inattendu a été accueilli avec une grande étrangeté.

La maîtresse de maison avait rejoint la ville avec la suite d'Octave Ignace Valérien accompagné de sa femme Climène Auguste qui devaient séjourner en Gaules, en mission officielle.

Valérien était un soldat courageux et astucieux qui s'était distingué en Mésie où il avait perdu quatre doigts lors d'un combat avec les goths. C'est en tant qu'envoyé spécial qu'il avait été nommé pour arraisonner la ville et la libérer des éléments subversifs.

Le gouvernement de Trebonianus Gallus avait éparpillé des envoyés de cette nature dans plusieurs directions.

Les localités les plus importantes des Gaules devaient supporter leur présence.

Ils arrivaient, entourés de servilités par la majorité qui leur prodiguait des cadeaux particuliers en échange de faveurs politiques, commençant par des fêtes spectaculaires et finissant par de déplorables extorsions. Ils faisaient de longues enquêtes sous prétexte d'assainir l'Empire des infiltrations révolutionnaires, gardant néanmoins pour objectif occulte de poursuivre les chrétiens et de les dépouiller de leurs petites ou grandes économies.

Les enfants de l'Évangile étaient, alors, durement éprouvés dans leur foi. Nombreux furent ceux qui, encore attachés à leurs biens matériels, abandonnaient la Bonne Nouvelle, payant des quotas élevés pour leur salut, changeant de domicile. Mais les moins favorisés par la chance ou ceux qui réaffirmaient leur confiance en Jésus se rendaient à la mort ou à la prison, désistant ainsi de tous leurs biens personnels.

Un ambassadeur de cette espèce était donc admirablement doté de larges recours, s'enrichissant de l'argent qu'il recevait pour accuser ou exiler, pour condamner ou faire taire, devenant tout naturellement le centre de la haine et de l'intrigue, de la perversité et de la délation.

Gallus avait choisi ce mode d'action pour aider, sans scrupules, ses camarades de campagne militaire, considérant qu'à Rome les coffres vides n'offraient plus aucune perspective de butin facile.

La société lugdunienne percevait cela et craignant des complications avec l'empereur, accourait en masse afin de louer son représentant.

Plusieurs jours de fête commémoraient son arrivée, et Hélène, qui avait su attirer l'attention de Climène pendant le voyage, fut la première dame de la ville à offrir un riche banquet à l'illustre couple.

Les salons de l'aristocratique résidence se sont ouverts, lumineux, comme par le passé, ayant un vif succès.

Basil, inquiet, n'arrivait pas à s'expliquer les événements en cours.

Pour quelle raison la femme de Tatien avait écrit une lettre qui semblait démentie par les faits ?

Le vieil homme et sa fille en vain ont cherché la clé de l'énigme.

En marge de la villa Veturius depuis que Blandine et son père s'étaient absentés, ils ne se sont pas dérobés aux règles de bienséance et une fois les cérémonies du palais terminées, ils ont essayé de faire une visite respectueuse et cordiale à la maîtresse de maison qui se refusa à les recevoir.

Teodul, un peu déconcerté, a présenté des excuses au nom d'Hélène, les informant qu'il viendrait voir le père et sa fille, le lendemain pour leur parler.

L'accordeur et la jeune femme sont repartis, intrigués, pris d'une inquiétante déception.

Qu'avaient-ils fait pour mériter un tel mépris ?

Entre eux, la mère de Blandine avait toujours été citée comme une personne digne de la plus haute considération. Jamais ils n'avaient offensé son nom, ni même dans leurs pensées.

Pour quelle raison, leur imposait-elle une si incompréhensible hostilité ?

Mais, le matin suivant, le philosophe et sa fille ont été encore plus péniblement surpris.

L'intendant d'Opilius venait à leur rencontre pour exhiber la documentation de la dette achetée, alléguant que les Charles étaient apparentés à la famille de Veturius et qu'Hélène, ayant appris que la petite Blandine prenait des leçons chez l'accordeur, n'a pas hésité à payer l'énorme dette répondant à la demande de ses parents et dont elle exigeait pour autant le remboursement immédiat.

Basil est devenu pâle.

Ceci était une invitation à la servilité ou une annonce de captivité.

À quoi avaient donc servi, en cette heure, les luttes d'une existence aussi longue ? Pourquoi avait-il vécu tant d'années, se croyant libre, allant jusqu'au suprême dévouement pour la fille que le ciel lui avait confiée, pour finalement retrouver au bord de la tombe le fantôme de l'esclavage ?

Il avait cherché le meilleur moyen de garder son équilibre face au monde et à la vie en écoutant sa conscience et était devenu vieux.

Il avait souffert d'innombrables privations et de nombreuses difficultés dans le parcours de son long pèlerinage sur terre mais aucune aussi angoissante que celle de cette heure où il se présumait porteur de toutes les humiliations.

C'est alors qu'il a tout compris. Cette femme devait haïr leur présence. À Rome, elle avait probablement su que Tatien et sa petite fille s'était pris d'affection pour l'humble foyer et peut-être se considérait-elle flouée dans son affection.

Il a porté sa main droite à son cœur malade alors que des larmes coulaient inlassablement sur ses grosses rides. Livia qui perçut son affliction est accourue pour le soutenir.

Le vieil homme l'a étreinte, en silence, puis avec humilité, il a demandé à Teodul de lui donner un peu de temps.

Il désirait attendre le retour de Tatien pour s'entendre avec lui concernant la question.

L'envoyé d'Hélène, néanmoins, s'est montré inflexible.

Le problème ne pourrait attendre plus d'une semaine. Un certain transporteur retournerait à la métropole impériale, emportant l'argent qu'Opilius Veturius avait déboursé.

L'ancien, confus, a insisté pour que la mère de Blandine lui accorde la grâce d'une audience mais l'administrateur a dissipé ses espoirs.

Hélène ne se rabaisserait pas à s'entretenir avec des plébéiens, des employés ou des débiteurs.

Sans savoir quoi faire, Basil a finalement déclaré qu'il rendrait visite à quelques amis prestigieux afin d'étudier l'exigence inattendue, promettant une solution aussi rapide que possible.

Une fois seul avec sa fille, il a examiné, angoissé, le problème que le destin lui imposait.

Il se sentait exténué.

Jamais il n'obtiendrait la somme à la hauteur du rachat de la dette.

Malgré les efforts de la jeune femme pour le consoler par des marques d'affection et d'encouragement, il n'arrivait pas à se soustraire à l'abattement qui le dominait.

Convaincu que les seuls bienfaiteurs capables de l'assister pour surmonter cet obstacle seraient ses compagnons d'activité chrétienne, la nuit même il s'est rendu à l'humble résidence de Lucain Vestinus, un ancien prêtre réfugié dans un abri où se réunissait un groupe de prière.

Basil et la jeune fille n'imaginaient vraiment pas que Teodul les suivait en cachette. Localisant l'endroit où les chrétiens se rassemblaient, l'intendant s'est rendu à. l'exploitation agricole, échafaudant des plans pour initier la perquisition.

La réunion évangélique, au domicile de Vestinus, était marquée par de très grandes appréhensions.

À peine une vingtaine de compagnons participaient au culte.

Plusieurs familles apparemment vouées à l'Évangile avaient fui craignant la présence de Valérien.

L'église de Lyon, tant de fois cruellement mise à l'épreuve, connaissait l'extension de la violence romaine.

Parmi les prosélytes qui n'avaient pas déserté, commencèrent à apparaître des manifestations d'apostasie.

En raison de cela, seuls les esprits les plus valeureux dans leur foi s'exaltaient à l'idée d'affronter la nouvelle persécution qui s'esquissait, infaillible.

Vestinus, prenant la parole, a formulé une prière émouvante et a lu dans les messages sacrés, la sublime recommandation du Seigneur : — « Que votre cœur ne se trouble. Vous qui croyez en Dieu, croyez aussi en moi14.

14 Évangile de l'apôtre Paul 14 :1-6 (Note de l'auteur spirituel).

Méditant sur ce verset, enflammé de confiance, il a élevé la voix et a commenté :

— Mes amis, nous croyons que l'heure est des plus significatives pour notre famille spirituelle.

Des sympathisants de notre cause, fonctionnaires du gouvernement, nous informent que l'oppression va éclater, cruelle.

Notre foi, si souvent marquée par le sang de nos ancêtres, réclamera probablement le témoignage de notre sacrifice !

Regardons la vie de plus haut !

Quand le Maître nous a invités à sa forteresse, il nous a prévenus des embûches qui nous assailliraient dans le temps.

Les enfants de l'ignorance et les dévots des divinités sanguinaires qui acceptent des offrandes de chair vivante peuvent disposer du pouvoir terrestre.. Ils jouissent dans des voitures d'or et de pourpre, ivres de plaisir, comme des fous qui savourent inconscients sur des cadavres entassés pour s'éveiller plus tard sous le fouet cinglant de la vérité qui les guettent à l'heure de la mort.

Mais nous, les serviteurs invités à labourer avec le Seigneur le sol embourbé de la misère humaine, pouvons-nous par hasard nous attendre au repos ?

Depuis le jour où s'est levée la croix du Calvaire pour l'Envoyé céleste, aucun autre chemin de résurrection ne nous a été montré.

Jusqu'au Christ, les dieux barbares possédaient le monde. Les temples étaient de véritables maisons de commerce où l'on négociait avec les génies infernaux. Un pigeon sacrifié, un mouton mort ou les viscères chauds d'un taureau étaient des oblations en échange de faveurs d'ordre matériel.

Avec Jésus, nous sommes appelés à construire le royaume glorieux de l'esprit. Le ciel est descendu jusqu'à nous, les entraves qui limitaient notre raisonnement dans le cercle étroit de l'animalité inférieure ont été rompues et la dignité de l'âme humaine s'est révélée, divine, nous montrant sa beauté éternelle !

Nous ne pensons pas que le christianisme soit à la veille de terminer son apostolat parmi les créatures.

Le Christ ne fait pas d'exclusivité.

Tant qu'il y aura un gémissement d'enfant malheureux sur terre, l'œuvre du Seigneur nous poussera au service et au renoncement !...

En conséquence, pendant que nos frères plus faibles fuient le témoignage de la réalité et alors que les moins convaincus tombent dans la tromperie malheureuse de l'incroyance et du doute, marchons sans peur avec la certitude que le monde attend notre part de sueur et de martyre afin de se restaurer dans ses fondements sublimes.

Pendant plus de deux siècles, nous avons pleuré et nous avons souffert.

Nos pionniers ont été arrachés à leur famille par la trahison, les calomnies, les coups et la mort.

Nous sommes les héritiers de la foi immortelle des vénérables apôtres qui nous l'ont transmise de leur propre sang, avec leurs propres larmes ! Pourquoi démériter leur confiance en se disant abandonnés ?

« Que votre cœur ne se trouble — a dit le Seigneur —, vous qui croyez en Dieu, croyez aussi en moi ! ».

Nous sommes en paix parce que nous croyons ! La peur ne nous inquiète pas, parce que nous croyons ! La victoire spirituelle sera nôtre, parce que nous croyons !...

La parole inspirée du vieux prêcheur se fit silencieuse pendant un long moment.

La petite salle semblait soudainement enflammée de lumière et les murs se sont comme effacés aux yeux spirituels de Vestinus.

Les six femmes et les quatorze hommes présents se sont tous regardés, émerveillés, en extase. Aimantés par un destin commun, ils ressentaient un bonheur uniquement accessible à ceux qui réussissent à tout dépasser et oublier par amour pour un idéal sanctifiant.

Basil pressait entre ses mains la main droite de Livia avec ce paternel enchantement des grandes affections qui méconnaissent la mort.

Près d'eux, la veuve Césidia et ses filles Lucine et Prisca se sont regardées, heureuses.

Hilarion et Marciane, Tiburce et Scribonia, deux vieux couples qui avaient tout cédé pour la cause du Seigneur, se sont étreints, contents.

Livia, regardant les visages exaltés qui l'entouraient, ne ressentait plus la crainte qui l'oppressait au début. Manifestant une souveraine tranquillité de cœur, elle s'est souvenue de Tatien et de Blandine, les seuls amis les plus intimes qui lui restaient.

Comme elle les aimait profondément !

Tatien avait une femme et un foyer et Blandine grandirait et aurait, tout naturellement, une belle destinée.

Que pouvait-elle faire si ce n'est se résigner face à la volonté de Dieu ? Ne devait-elle pas se réjouir de pouvoir consoler son dévoué père qui l'avait reçue amoureusement dans cette vie ? Ne devait-elle pas se sentir infiniment heureuse de se voir parmi les fidèles partisans du Christ, honorée de l'occasion de prouver sa foi ?

Alors elle a fixé avec attention le visage calme de Basil dont les yeux étincelaient de joie et d'espoir...

Jamais son père adoptif ne lui avait semblé aussi beau. Ses cheveux blancs paraissaient renvoyer des rayons de clarté azurée.

Pour la première fois, elle réfléchissait aux afflictions et aux luttes que le vieux philosophe avait traversées... elle pouvait imaginer les nostalgies qui l'accompagnaient certainement, depuis sa jeunesse lointaine, médita sur l'amour qu'il lui avait dévoué, à elle qui avait été abandonnée dans une lande au lever du jour et ressentit pour cet homme courbé par la vieillesse, une affection filiale plus forte et plus pure, renouvelée et différente..

Quelque chose en elle fut sublimée.

Instinctivement, elle a retiré sa dextre des mains ridées qui la retenaient et l'a étreint avec une tendresse qui, jusqu'à présent, lui était inconnue.

Elle a senti battre son cœur dans sa poitrine fatiguée et en lui embrassant la face, avec une extrême émotion, elle lui dit tout bas :

Mon père'...

Touché d'une joie mystérieuse, Basil a laissé couler quelques larmes et a balbutié :

Tu es heureuse, ma fille ?

Très heureuse..

Il a embrassé ses cheveux bruns ondulés qu'un fil doré retenait et a affirmé en murmurant :

Que votre cœur ne se trouble !... ceux qui s'aiment en le Christ, vivent au-delà de la séparation et de la mort...

À cet instant, Vestinus serein a levé sa tête inondée par l'expression d'un bonheur ignoré sur terre et poursuivit :

Notre enceinte est glorieusement visitée par les martyrs qui nous ont précédés...

Et, la voix presque saisie de sanglots nés de la joie que son cœur ressentait, il a continué :

Ils éblouissent mes yeux de la lumière bénie dont ils sont vêtus ! Devant eux, est entré Irénée, notre berger inoubliable, portant dans ses mains un rouleau éclatant...

Après lui, d'autres amis spirituels, glorifiés au Royaume de Dieu, ont passé notre porte avec des sourires d'amour !... Je les vois tous... Je les connais de ma première jeunesse ! Ce sont de vieux compagnons assassinés du temps des empereurs Septime Sévère et Caracalla !... 15 Ici, il y a Ferréol et Fermée avec de rayonnantes auréoles qui partent de leur bouche, rappelant le supplice de la langue qu'on leur a violemment arrachée !... Andéol, le valeureux sous-diacre, porte sur son front un diadème formé de quatre étoiles, rappelant la flagellation de sa tête brisée en quatre par les soldats... Félix, dont ils ont arraché son cœur encore vivant de sa poitrine, porte au thorax un astre rayonnant ! Valentinienne et Dinocrate, les vierges qui ont supporté d'épouvantables insultes de la part des légionnaires, sont vêtues de tuniques d'une blancheur immaculée !... Laurent, Aurèle et Sophrone, trois jeunes avec lesquels je jouais dans mon enfance et qui ont été balayés par des épées en bois, sont porteurs de palmes de lys blancs !... D'autres arrivent et ils nous saluent, vainqueurs... Irênée s'approche de moi et détache un des fragments du rouleau lumineux... Il me recommande de le lire à voix haute !... Vestinus fit une brève pause et s'exclama admiratif : — Ah ! C'est la seconde épître de l'apôtre Paul aux Corinthiens !

R (15) Référence faite par Vestinus à plusieurs martyrs chrétiens de France dont certains sont inscrits dans l'histoire des saints. - (Note de l'auteur spirituel)

D'une voix entrecoupée par l'émotion, il s'est mis à lire : « 16Nous sommes pressés de toute part, mais non réduits à l'extrême ; dans la détresse, mais non dans le désespoir ; persécutés, mais non abandonnés ; abattus, mais non perdus ; portant toujours avec nous dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps... »

(16) 2eme Epître aux Corinthiens, chapitre 4, versets 8 à 10. - (Note de l'auteur spirituel)

Après un court intervalle, il a annoncé : — Le cher guide nous informe que l'heure de notre témoignage est proche. Il nous demande de garder notre calme, notre courage, notre fidélité et notre amour... Personne ne sera laissé à. l'abandon... Quelques-uns verront leur mort reportée mais tous connaîtront le calice du sacrifice...

Après une petite pause, il a noté que les visiteurs chantaient un hymne de grâce louant le Maître bien-aimé.

Le prédicateur est resté un long moment en silence comme s'il écoutait une mélodie inaccessible à la perception de ses compagnons.

Des torrents de larmes coulaient sur son visage vieilli.

Avant de clôturer la mémorable réunion, Lucain a invité tout le monde :

— Mes frères, nous sommes un petit troupeau qui s'en remet au ciel !... Bon nombre de nos confrères que la fortune protège ont quitté la ville moyennant le paiement de précieuses contributions à l'envoyé de César. Rares sont ceux qui, manquant de rien, seront victorieux de la tempête qui approche... Dans les quartiers pauvres, nous sommes partagés en groupes de foi dans l'attente de la Bonté Divine... Nous n'avons pas de biens qui puissent susciter en nous des inquiétudes. Le Seigneur nous a délivrés des troublantes angoisses à posséder de l'or sur terre... Pourquoi ne nous réunissons-nous pas tous les soirs, pendant quelque temps, dans notre sanctuaire de confiance ? Ce refuge peut être notre havre de prière et la prière est la seule arme que nous puissions manier face à nos persécuteurs...

Une joie générale a applaudi cette idée et la prière émouvante a marqué la fin de la réunion.

Une compréhension fraternelle s'installait.

Entre amis, ils se mirent d'accord.

Ils reviendraient chaque soir pour le service de la foi.

Alors que quelques fruits étaient servis avec un verre de vin léger, chacun parlait de son expérience personnelle.

Lorsque le tour de Basil fut arrivé, le vieillard a commenté le problème qui l'assaillait. Il avait été libéré moyennant de lourds engagements et devait rembourser, sans délai, la dette qui l'affligeait.

Peines, les frères se sont regardés...

Personne n'avait suffisamment d'argent pour l'aider.

Questionné, Lucain leur a dit que la boîte de secours était vide.

Tout ce qui restait était parti la veille pour apporter un soutien à trois veuves en quête d'assistance.

Mais Vestinus invita le philosophe et sa fille à rester avec lui le temps nécessaire.

Sa maisonnette toute simple pouvait contenir beaucoup de monde.

Avec le consentement de la jeune femme, le vieil homme a acquiescé.

Il n'avait pas confiance en Teodul et craignait quelque attaque à la dignité de son foyer. Auprès de ses amis, même s'ils souffraient, ils auraient l'avantage de partager leur douleur. Livia ne serait pas seule. Les compagnes du groupe la soutiendraient.

Ils promirent de revenir le lendemain et réconfortés, ils ont passé la nuit éclairés dans leur foi.

Le matin suivant, Basil est allé voir Teodul afin de donner son propre domicile en

gage.

Il a longuement réfléchi et en a conclu que ce serait la mesure la plus sûre. S'ils restaient dans la maison, ils seraient probablement victimes de violence puisqu'ils n'avaient pas les moyens de payer, alors qu'en confiant leur habitation à l'administrateur, peut-être arriverait-il ainsi à calmer ses exigences. Considérant aussi la possibilité d'être emprisonné en raison du culte auquel ils se vouaient, il se dit que rien ne serait perdu dans leur humble foyer et qu'en revenant de la capitale de l'Empire, Tatien prendrait connaissance de la situation et conserverait certainement ses manuscrits qui étaient d'ailleurs son unique richesse.

L'intendant, impassible, a écouté l'accordeur qui lui a parlé avec une grande humilité.

Il prétendait s'absenter pour quelques jours et suppliait l'autorisation de laisser intacte la résidence en guise de garantie partielle de la somme due à Opilius Veturius.

Il n'oublierait pas ses engagements.

Face à cette sollicitation inopinée, intrigué Teodul a fait patienter le philosophe.

II ne pouvait répondre sans en parler à la maitresse de maison.

La simplicité du vieillard le désarmait. Serait-il juste de se méfier de lui — pensait l'astucieux intendant —, mais où irait Basil sans connaissance et sans argent si ce n'est à la misérable chaumière de Lucain Vestinus ? La demande était faite sans intention secrète car le vieil homme ne pouvait ignorer que lui, Teodul, avait les moyens de le suivre en cachette et de découvrir le nouvel endroit où il se trouverait.

Avec de telles réflexions en tête, il est allé voir Hélène qui a écouté ses remarques, enchantée. Elle ne semblait pas avoir les mêmes appréhensions. D'ailleurs, elle se dit satisfaite et tranquille.

Devant la perplexité de son ami, réjouie et malveillante, elle lui fit observer :

Tout se déroule selon mes plans. Ne t'inquiète pas. Le prétexte de la dette est la contrainte dont nous avions besoin pour faire partir les intrus. Si nous pouvons les attraper comme des oiseaux hébétés dans l'illégalité, c'est d'autant mieux. Arrêtés et exécutés comme chrétiens, ils disparaissent du chemin de Tatien et de Blandine, sans soucis pour nous. Mon mari hait les nazaréens. Informé que ses amis sont partis, contrarié par l'expurgation, même s'il en souffre, il saura se raisonner. Teodul souriant a demandé admiratif : — Et la maison ? Nous la recevrons, alors ?

Sans aucun doute — répondit-elle résolument —, c'est Basil lui-même qui nous l'offre. Lors de nos explications, nous gagnerons ainsi l'assentiment de Tatien. Nous dirons que le vieil homme, certain de l'affection de notre maison, est venu nous demander une aide morale plaçant la résidence sous notre bonne garde et que nous avons tout fait pour le sauver, en vain, mais que finalement nous avons conservé son domicile inchangé pour qu'il le trouve dans les mêmes conditions qu'il l'avait laissé... Cela sera la démonstration de notre sincérité imposant à Tatien la juste résignation face aux faits consommés.

Magnifique ! — lui fit l'administrateur ayant l'impression d'avoir trouvé une heureuse solution au délicat problème.

De bonne humeur, il est retourné voir Basil et l'a informé que la décision avait bien été reçue, que la maîtresse de maison était d'accord avec la nouvelle et que la résidence serait bien gardée jusqu'à son retour.

Le libéré de Carpus a souri, soulagé. L'approbation signifiait la liberté.

Il pouvait, maintenant, retourner chez Lucain, auprès de sa fille, sans surprise ou contrainte.

Le philosophe et Livia se sont empressés de mettre en ordre de vieilles archives et des objets d'art pour partir le jour même, au crépuscule...

Pour ne pas aborder la souffrance morale de cet adieu, se tenant l'un contre l'autre, ils commentaient la beauté du ciel où couraient des nuages solitaires colorés par le coucher du soleil embrasé ou évoquaient le fort parfum des fleurs alentours.

Attendris, ils regardaient le paysage, chacun plongé dans ses pensées portant les souvenirs les plus doux dans leur cœur. Ne voulant pas se tourmenter mutuellement avec des plaintes, ils feignaient la distraction et la sérénité devant la nature, ignorant que Teodul guettait leurs pas, inlassablement...

Informée du lieu où l'accordeur s'était réfugié, le lendemain, Hélène a sollicité une audience à Egnas Valérien, alléguant un besoin urgent de s'entendre avec l'envoyé d'Auguste.

Le haut dignitaire l'a reçue sans réserve.

À seule avec le légat, elle a exposé la question sans préambules.

Les familles les plus haut placées de cette ville — dit-elle sur un ton d'orgueil blessé dans la voix — font face à des difficultés insurmontables pour maintenir l'ordre domestique. Le christianisme, en prêchant une fraternité impraticable, perturbe les esprits les plus sains, pervertissant les esclaves et les serviteurs. L'indiscipline se généralise. La discorde gronde. Des hommes valides et des femmes fortes fuient le travail après avoir été en contact avec les enseignements du prophète crucifié qui, au fond, est devenu un terrible adversaire de l'Empire. Les traditions ne sont plus respectées et le foyer romain perd ses plus légitimes fondements.

Le légat attentif l'a écoutée et avec révérence, il a demandé :

Mais, nous pourrions peut-être recevoir des suggestions pour réaliser la tâche corrective ? Depuis mon arrivée, les enquêtes ne cessent méthodiquement. Nous avons déjà réussi à avertir bon nombre de prosélytes importants qui ont accepté de s'en aller.

Et, donnant une idée des extorsions effectuées, il a souligné :

Sachant qu'un homme représentatif ne peut oublier, sans dommages, la responsabilité dont il est investi, j'ai fait preuve de la plus grande patience. Ceci étant, j'ai décidé que tous les sympathisants de la cause détestée seraient entendus... J'ai eu le plaisir de constater qu'ils réaffirmaient leur fidélité aux dieux et à César et venant de presque tous, j'ai reçu de généreux dons destinés à notre magnanime empereur. La mesure a eu des résultats favorables, couronnant notre enquête d'un triomphe total. Maintenant, j'admets qu'il est possible d'épurer les classes les plus basses de notre structure sociale. La justice ne saurait tarde

Nous sommes anxieux ! — garantit Hélène satisfaite — jamais nous n'avons été témoin de tant de manifestations de rébellion ! Jamais nous n'avons assisté à de si grands spectacles de révolte et de dégradation ! Certains connaissent l'existence de différents groupes de conspirateurs contre la légalité dans les quartiers pauvres. Notre administrateur, par exemple, connaît l'un de ses endroits où des personnes méprisables articulent les complots qui nous menacent. Notre propre maison a un esclave et sa fille en fuite dans cet abri à chauve-souris humaines. Ils conspirent dans l'ombre contre la vie des patriciens et contre les maîtres des terres. Il ne serait pas étonnant qu'une rébellion de sang et de mort éclate d'un moment à l'autre...

Avant que son interlocuteur ait eu le temps de poser d'autres questions, elle a ajouté de manière significative :

J'ai avec moi la documentation probatoire. Intrigué, Valérien se grata la tête et lui

dit :

La dénonciation est vraiment grave, l'administrateur de la Villa Veturius peut collaborer avec les autorités ?

Parfaitement.

Nous commencerons l'expurgation sans tarder. Je peux compter sur sa présence ce soir même ?

Teodul comparaîtra — acquiesça-t-elle, résolue.

Effectivement, au crépuscule, l'intendant d'Opilius s'est rendu à la caserne. Une fois là- bas, il fut présenté à Libérât Numicius, le chef de cohorte désigné par le propréteur à la demande de Valérien pour initier les modalités punitives.

Les sentiments qui les animaient l'un et l'autre étaient si proches que dès qu'ils se sont vus, ils ont sympathisé.

Teodul a informé son nouvel ami qu'il lui indiquerait sans se compromettre la maison de Vestinus. Il a prétexté que la rébellion des nazaréens avait lieu dans différents groupes d'action conjuguée et connaissant d'autres centres de conspiration, il pourrait être un précieux collaborateur dans la répression s'il gardait l'anonymat pour ce service d'intelligence rendu.

Loquace, Libérât fut d'accord et après avoir joyeusement bu plusieurs verres de vin, ils se sont mis en route.

Commandant une petite expédition de soldats et d'huissiers déterminés, Numicius, sous l'orientation de l'employé de Veturius, a entouré l'abri des partisans de l'Évangile alors que le propriétaire de la maison prononçait les derniers mots de la prière enseignée par le Maître :

... ne nous laisse pas succomber à la tentation, mais délivre-nous du mal, car c'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire pour les siècles des siècles, ainsi soit- il!

Lucain a ouvert les yeux et la sérénité qui les envahissait était si grande qu'ils semblaient s'éveiller d'une vision céleste. À cet instant, l'émissaire de la persécution, presque ivre, s'est posté devant l'assemblée chrétienne en criant aux sbires effrontés :

Entrons ! C'est ici même. La bande de renards est dans la tanière !.

Personne n'a répondu.

Les agents armés ont pénétré bruyamment dans l'enceinte.

Sarcastique, Numicius fit observer :

J'ai déjà visité des rassemblements comme celui-ci. Je n'ai jamais vu une race aussi lâche que celle des disciples du Juif crucifié. Ils reçoivent des gifles, livrent leurs femmes, souffrent de la prison et meurent sous les insultes, sans réaction aucune ! Véritables chauves-souris repoussantes !

Il a craché quelques malédictions et posant son regard alentour, il a bruyamment demandé:

Qui est le chef de bande ?

Voyant que personne ne répondait, il a repris sa phrase et a renouvelé sa question :

Qui est le maître de la maison ici ? Dignement, Lucain s'est levé et s'est présenté :

Le maître de maison est Jésus et je suis le responsable.

Jésus ? Ben voyons... — s'est écrié Numicius en riant — toujours les mêmes

fous!...

Il a posé son regard ironique sur Vestinus et a continué :

Vieux détestable où sont tes responsabilités. Si tu as de la moelle dans la cervelle abjure la sorcellerie ! Rends hommage aux dieux et affirme ta fidélité à nos empereurs. Probablement, ainsi, le tableau de cette nuit pourra se voir modifier.

Je ne peux pas ! — lui dit l'apôtre, serein —je suis chrétien. Je n'ai d'autre Dieu que Notre Père Céleste dont la grandeur et l'amour se sont manifestés sur terre par Notre Seigneur Jésus-Christ.

Renie tes sortilèges, sorcier ! — a clamé Libérât le visage congestionné — abjure ou tu sentiras le poids de ma décision !...

Je ne peux pas modifier ma foi — a répondu Lucain avec calme et simplicité.

Le poing fermé du cruel interlocuteur est tombé sur le visage vénérable.

Vestinus a chancelé, mais soutenu par deux frères qui se sont dépêchés de l'aider, il s'est immédiatement repris séchant un filet de sang que le coup avait provoqué au coin de sa bouche.

Livia, Lucine et Prisca, les femmes les plus jeunes de l'enceinte, ont éclaté en sanglots, mais le vieil homme reprenant la parole les a consolées en s'exclamant :

Mes filles, ne pleurez pas pour nous ! Pleurez pour nos persécuteurs en priant pour eux. Serait-il un plus grand malheur que de se voir confier à l'égarement du pouvoir pour se réveiller dans les bras terribles de la mort ?

Il a dévisagé d'un regard compatissant le bourreau et expliqua :

L'homme qui nous frappe est Libérât Numicius, chef d'une cohorte romaine. Par deux fois, j'ai déjà vu ses mains flageller les protégés de l'Évangile... Pauvre frère ! Il croit être le seigneur de la vie quand les plaisirs criminels dominent son cœur ! En vain, il cherche à se débattre contre les coups de la maladie et les maux de la vieillesse qui actuellement guettent son corps... Demain, précipité dans la profonde vallée de la méditation par la disgrâce politique, peut-être se tournera-t-il vers Jésus, cherchant la justice et un soutien moral !

Les compagnons de Numicius l'écoutaient stupéfaits.

L'agent de Valérien a en vain essayé de réagir mais des forces intangibles immobilisaient sa gorge.

Lucain, le visage illuminé par la foi, a continué, d'une voix ferme :

Il est possible que les persécuteurs nous imposent la mort. Peut-être, serons-nous immédiatement conduits aux plus affligeants témoignages !

Il fit une courte pause, puis a continué se tournant vers ses amis :

Toutefois, ne craignons pas la visite du martyre ! Nous avons tous été appelés à suivre Notre Seigneur portant une lourde croix sur nos épaules endolories. Le calvaire est en place, la poutre se tient droite debout, la flagellation continue... Réjouissons-nous de notre condition de Cyrène de l'Éternel Ami ! C'est un honneur de mourir pour le bien dans un monde où le mal règne encore victorieux... Nous aurions honte de notre bonheur aux côtés de tant de cœurs plongés dans la misère, dans l'esclavage et la souffrance !... Tout passe ! Les empereurs qui nous ont humiliés, se glorifiant des pompes du triomphe, n'ont jamais pensé aux cauchemars qui les attendaient dans la tombe !... Aujourd'hui, nos adversaires réduisent notre chair à de la boue sanglante, mais l'Esprit du Seigneur, rénovant le monde pour le bonheur éternel, répandra nos cendres sur les champs où, hagards et malheureux, ils se combattent inutilement !... Maintenant, ce sont des dominateurs assis sur le trône de l'illusion qui les dirigent, mais plus tard ils imploreront la paix portant les ulcères de la mendicité dans la grande maison de Dieu !... Malheureux ! Pour eux, la lutte sur terre signifie encore se plonger dans la boue dorée... Ils se bousculent les uns, les autres, se disputant la tombe où leurs rêves de grandeur se réduisent à une poignée de poussière ; ils s'entretuent sous l'empire de la haine qu'ils propagent et où ils s'annihilent ; ils se dépècent dans des concours de sang et incarnent la ruine de leurs sombres jours !... Pleurons, donc, pour eux ! Déplorons leur malheur ! Combien de temps passeront-ils avant de réchauffer leur âme au soleil de la foi ?...

Puis comme le silence se faisait pesant, Vestinus a affronté le regard lâche de Numicius et s'est exclamé :

Donne du travail à tes coopérateurs ! Si tu as la mission de nous ouvrir les portes du cachot, ne te retiens pas ! L'esprit de l'Évangile brille sur la prison.

Voyant que Lucain lui tendait valeureusement ses mains ridées, Libérât s'est avancé prononçant quelques mots d'usage au nom de l'État et lui a attaché les poignes.

Les collaborateurs ont suivi le mouvement menottant tous les autres. Certains membres de la servile expédition ont posé leur regard lascif sur les jeunes femmes tremblantes mais la présence de Vestinus dont les paroles leur avaient jeté tant de vérités à la figure, leur imposait le respect.

Le voyage se fit en silence.

Comme des animaux dociles, les chrétiens n'ont pas réagi, se soutenant en prononçant de ferventes prières, mais alors qu'ils pénétraient dans le patio de la prison, ils se sont regardés angoissés.

Quelque chose se passait conformément à leur attente.

La voix sèche de Numicius a ordonné qu'ils s'arrêtent un moment et Livia, Lucine et Prisca ont été brutalement séparées du groupe.

Il existait une ancienne loi qui interdisait le sacrifice des vierges dans les spectacles et, sous ce prétexte, il était de coutume de séparer les arrivants des femmes les plus jeunes pour que la cruauté des bourreaux vole leur pureté corporelle avant tout interrogatoire plus sévère.

Le vieil accordeur a étreint Livia dont les yeux étaient voilés de larmes qui n'arrivaient pas à couler et lui dit ému :

Adieux, ma fille ! Je crois que nous ne nous verrons plus dans cette vie mortelle. Mais, sache que je t'attendrai dans l'éternité... Si tu t'attardes sur terre, ne te sens pas loin de mes pas. Nous resterons ensemble en esprit... Seule la chair demeure à l'ombre de la tombe... Si tu es offensée, pardonne... Le progrès du monde se fait avec la sueur de ceux qui souffrent, et la justice parmi les hommes est un sanctuaire qui s'élève par la douleur des perdants... Ne te consterne pas, ne te crois pas abandonnée !...

Il a levé les yeux en l'air comme pour lui montrer que le ciel est la dernière patrie qu'il leur restait, et il a conclu :

Un jour, nous serons à nouveau réunis dans un foyer sans larmes et sans mort !...

Un sourire amer est apparu sur son visage.

La jeune femme l'a tendrement embrassé cachant son visage pâle sans prononcer un seul mot. Une insurmontable émotion lui comprimait la poitrine.

Libérât s'est écrié qu'ils prenaient du retard alors que deux légionnaires insistaient auprès des jeunes filles qui finalement se sont laissées emporter sans résistance.

En partant, elles marchaient toutes trois, angoissées et hésitantes, mais Césidia, veuve et mère, s'est exclamée vers elles sur un ton émouvant :

Filles de mon cœur ! Ne nous rendons pas au mal... Cherchons vaillamment la volonté du Christ ! Dieu nous assiste et la vérité nous guide... Mieux vaut la mort avec la liberté que la vie avec l'esclavage ! Avançons résolument ! Les fauves de l'amphithéâtre sont nos bienfaiteurs !... Adieu ! Adieu !...

Leur visage en pleurs sans désespoir, Prisca et Lucine se sont dirigées vers le sentier immonde qui leur était indiqué, lançant des baisers à leurs amis qui restaient en arrière.

Les prisonniers ont repris leur marche.

Un peu plus loin, les matrones furent également jetées dans des cellules différentes alors que les quatorze hommes angoissés mais fermes dans leur foi furent conduits dans une grande salle obscure et humide.

Quelques torches ont commencé à briller.

Un légionnaire à l'aspect répulsif s'est approché du chef et a demandé à voix baisse dans quelle cellule les trois jeunes filles se trouvaient enfermées.

Numicius ricana ironiquement et lui fit remarquer irrévérencieux :

N'y pense pas ! Nous sommes sûrs qu'elles sont toutes vierges et le légat a droit au premier choix. Valérien les verra demain. Après lui, alors...

Puis insouciant et sans le moindre respect, il a ajouté : — Nous les jouerons au jeu.

Des rires étouffés se sont éparpillés parmi les serviteurs de la justice impériale.

Après quelques moments, Egnas Valérien a pénétré solennellement dans l'enceinte.

Le messager de Gallus voulait donner la plus grande importance au travail initié. De toute part, la rumeur parlait d'une probable rébellion des classes inférieures et l'on craignait une rapide adhésion des groupes insurgés.

Il vivait donc entouré d'insidieuses réclamations.

Les familles aisées lui demandaient de prendre des mesures drastiques préventives et les dénonciations de Teodul étaient les premiers emprisonnements du grand mouvement de coercition qu'il prétendait décupler.

Suivi par plusieurs assesseurs, il s'est adressé aux humbles prisonniers d'un ton hautain et arrogant :

— Plébéiens ! — dit-il sèchement —j'ai pratiqué avec largesse dans cette ville la droiture et la tolérance obéissant aux traditions de nos ancêtres, néanmoins, d'honnêtes et respectables patriciens se plaignent de votre attitude ces derniers temps, ce qui constitue une grave menace à la tranquillité des citoyens. Vous êtes accusés, non seulement de cultiver la magie infâme des nazaréens, mais aussi de conspirer contre l'État, avec l'objectif d'usurper la position et le patrimoine des élus d'Auguste qui vous dirigent. Je ne peux donc pas reporter la punition exigée par notre communauté. L'expurgation est indispensable.

Le messager romain s'est interrompu, il a balayé d'un regard fulgurant l'assemblée humiliée et a demandé :

Qui parmi vous coopérera avec nous, nous indiquant les centres d'indiscipline ? Notre magnanimité répondra par la libération de tous ceux qui collaboreront à l'action méritoire dans laquelle nous sommes engagés.

Les chrétiens sont restés muets.

Exaspéré par le silence régnant qu'il prit pour de la déconsidération à son autorité, Valérien s'est dirigé vers Vestinus et Basil, les plus âgés, et s'est exclamé :

À Rome, nous pensons trouver chez les anciens les paroles pleines d'expérience que nous devons entendre en premier lieu.

Il a concentré son attention sur Vestinus et lui a demandé, directement :

Quelles informations peux-tu donner du mouvement subversif en préparation ?

Sans la moindre hésitation Lucain lui a répondu :

Vénérable ambassadeur de César, nous ne sommes pas des délateurs.

Le délégué impérial a esquissé une mine de mécontentement et fixant Basil, il l'a interrogé :

Et vous ? Que dites-vous ?

Le vieux libéré a soutenu son regard pénétrant et a répliqué, serein :

Illustre légat, nous sommes au service du Christ qui nous recommande l'abstention de tout jugement frivole pour que nous ne soyons pas jugés frivolement. L'Évangile n'approuve pas la révolte.

Quelle insolence ! — a crié l'ex-guerrier de Mésie offensé — ces vieux semblent plaisanter !... Sommez de répondre clairement, ils profitent de l'occasion pour se vanter d'être vertueux et faire la propagande de l'agitateur juif ! Ils se trompent, pourtant !...

Et commandant à Libérât l'ouverture de spacieux compartiments annexes, il a ordonné:

Aux chevalets !

Avec la passivité qui leur était caractéristique, les partisans du Crucifié ont pénétré dans la lugubre pièce.

Plusieurs instruments de martyre y étaient alignés.

Obéissant aux ordres reçus, des assistants de Numicius ont attaché les deux vieux à deux grands chevaux de bois liant leurs membres avec de dures cordes en cuir capables de tendre leur corps jusqu'au démembrement.

Affrontant la dureté du milieu, Vestinus a supplié ses compagnons avec humilité :

Frères, ne vous inquiétiez pas pour nous ! L'affliction et le désespoir ne sont pas dans le programme de travail que le Maître nous a tracé. À notre âge, la mort pour Jésus, nous sera une honorable faveur. De plus, il nous a recommandé de ne pas craindre ceux qui tuent le corps car ils ne peuvent tuer l'âme. Aidez-nous en priant ! Les oreilles du Seigneur sont partout vigilantes.

Mais Egnas a ordonné le silence.

Et, alors que les deux vieux étaient liés par les bras, la tête et les pieds sur les grandes pouliches de flagellation, il recommanda que les soldats restent prêts à tourner les roues afin d'intensifier graduellement le supplice, si nécessaire.

Lucain et Basil se sont regardés, inquiets.

Ils se disaient que leur corps exténué ne résisterait pas au terrible supplice.

Sans aucun doute, c'était la fin...

Ils se sont réfugiés dans la prière suppliant l'aide divine quand Valérien s'est écrié ahurissant :

Misérables ! Confessez maintenant ! Où se cachent les chrétiens insoumis ?

Christianisme et insoumission ne peuvent s'entendent ! — a répliqué Vestinus avec calme.

Nous n'avons rien à dire — a ajouté Basil, résigné.

Horde de corbeaux ! — a tonné Egnas possédé. — Par toutes les divinités infernales ! Ils délient leur langue ou payeront très cher leur hardiesse !...

Il fit un signe impératif et les cordes se sont étirées.

Les deux apôtres tourmentés ont senti que leur thorax et leur tête se détachaient, que leurs bras se séparaient de leur tronc.

Gémissants à demi-asphyxies, ils n'ont cependant pas perdu leur détermination.

Confessez ! Confessez ! — répétait le haut dignitaire romain, l'esprit écumant de colère.

Mais comme les révélations se faisaient attendre indéfiniment, il a ordonné de tirer encore plus les cordes.

La poitrine des suppliciés palpitait douloureusement.

Tous deux avaient leur regard cloué au plafond comme s'ils cherchaient, en vain, la contemplation du ciel.

Une sueur pâteuse leur coulait du corps qui se brisait.

À un certain moment, Basil a poussé un cri inoubliable.

Jésus !

Cette supplique s'est échappée du fond de son âme dans un mélange indicible de douleur, d'amertume, d'affliction et de foi.

Les yeux du vieil accordeur n'ont fait qu'un tour dans leur orbite alors que Vestinus présentait les mêmes symptômes d'angoisse.

Une fois la base du crâne rompue ainsi que plusieurs veines entre les os cassés et la chair dilacérée, le sang en jets successifs ruisselait de sa bouche entrouverte.

Sa mort fut rapide.

Une étrange pâleur s'est imprimée sur les deux visages auparavant torturés.

La perplexité des impies et le muet héroïsme des fils de l'Évangile laissaient tout le monde choqué dans la salle.

Le plus jeune des chrétiens présents, Lucius Aurèle, le visage imberbe, presque un garçon s'est avancé vers les chevalets plein de sang et affrontant la stupéfaction des bourreaux, a prié à voix haute :

Seigneur aie la bonté de recevoir avec amour tes serviteurs et nos inoubliables amis ! Soutiens-les dans la gloire de ton Règne ! Ils nous ont orientés dans la difficulté, nous ont encouragés dans la tristesse, ils furent notre lumière dans l'ombre ! Oh Maître, permettez que nous puissions imiter leur exemple de vertu et de courage avec la même bravoure dans la foi ! Vestinus ! Basil !

Admirables bienfaiteurs ! Où que vous soyez, ne nous abandonnez pas ! Enseignez- nous toujours que seul le sacrifice nous permettra de construire avec Jésus un inonde meilleur!...

Aurèle s'est tu.

La prière s'était étouffée dans sa gorge noyée par de brûlantes larmes, meurtri dans son

cœur.

Mettant fin au silence qui se faisait pesant, Valérien s'est écrié, enragé :

En prison ! Conduisez ces hommes en prison ! Je ne veux pas de sorcelleries nazaréennes. Continuons notre chasse ! Il est indispensable que nous détenions tous les impliqués... Mobilisons les moyens dont nous pouvons disposer ! Ma patience est épuisée, j'ai attendu inutilement !...

Les partisans de la Bonne Nouvelle ont lancé un dernier regard aux restes sanglants et ont été emmenés dans les cellules immondes qui leur étaient destinées.

La persécution a continué, implacable.

Pendant la nuit, d'autres groupes ont été emprisonnés.

Une garde turbulente était constituée en grande partie d'éléments inférieurs dominés par la cruauté et la sauvagerie.

Le lendemain, très tôt, le représentant de Gallus était présent à l'inspection.

Il a émis de nombreux ordres, fait des plans, imaginé des rapports qu'il devait envoyer à la ville impériale de sorte à s'affirmer dans sa condition légitime de défenseur de l'État et de compagnon fidèle de l'empereur. Pour cela, Egnas a visité des dizaines d'incarcérés préparant d'habiles interrogatoires.

À la demande de Libérât comme dernière activité de la matinée, il est descendu jusqu'à la pièce où les jeunes femmes étaient entassées.

Dix jeunes filles abattues se sont identifiées à lui, affligées et apeurées.

Valérien les a regardées avec la méchanceté d'un loup maître du troupeau et s'arrêtant à Livia, il a demandé à l'assesseur :

D'où vient cette beauté singulière ? Libérât lui répondit à voix basse :

C'est la fille de l'un des vieillards exécutés hier.

Oh ! Oh !... Pourquoi ne l'ai-je pas su avant ? — a dit Egnas se grattant la tête intrigué — elle vaut plus que de nombreux vieux réunis.

Il a concentré toute son attention sur la jeune femme qui s'est sentie gênée par un tel privilège, et a demandé qu'elle soit transférée dans une cellule plus confortable, non loin de son cabinet particulier d'audiences.

Après quelques heures, la fille adoptive de l'accordeur, inquiète et découragée, s'est retrouvée dans une grande chambre agréablement meublée où le représentant de Gallus vint dans la soirée la voir de près.

Livia reçut sa visite effrayée.

Belle gauloise — a-t-il commencé, étrangement affectueux —, sais-tu qu'un dignitaire impérial est excusé de toutes demandes. Néanmoins, il me plait d'oublier les titres dont je me trouve investi pour me présenter à toi comme le plus commun des mortels.

La jeune femme a levé sur lui des yeux suppliants dont les larmes étaient prêtes à

couler.

Valérien a senti naître en lui un sentiment nouveau... Il a remarqué qu'une compassion inattendue atténuait sa cruauté virile. Surpris, il fit appel à sa mémoire pour se rappeler où il avait connu cette jeune femme, mais ce fut en vain.

Où pouvait-il l'avoir déjà croisée ? Il se sentait touché par des réminiscences qu'il n'arrivait pas à préciser.

Ton nom ? — a-t-il demandé avec une inflexion de voix proche de la tendresse.

Livia, Mon Seigneur.

Livia — a-t-il continué d'un ton presque familier —, m'as-tu déjà rencontré quelque part ?

Je ne m'en souviens pas, Mon Seigneur.

Cependant, pourrais-tu comprendre la soudaine passion d'un homme ? Sais-tu, par hasard, le type de sentiment que tu m'inspires ? Serais-tu disposée à accepter mes propositions de bonheur et d'affection ?

Mon Seigneur, je suis mariée...

Egnas a ressenti un grand malaise et lui fit :

Le mariage peut être un frein à nos égarements, mais jamais un empêchement insurmontable au véritable amour.

Il a marché, nerveusement, d'un côté à l'autre de la pièce et lui a demandé :

Où se trouve le chanceux qui te possède ?

Mon mari est absent...

D'autant mieux — a insisté le légat à nouveau calme —, notre affection pourra être, dès aujourd'hui, si tu le veux une belle romance... Accepterais-tu mon invitation ?

Mon Seigneur, en plus d'être mariée, je suis aussi chrétienne...

Oh ! Le christianisme est la folie de Jérusalem qui prétend asphyxier la santé et la joie de Rome. Tu es suffisamment jeune pour renoncer à cette peste ! J'ai les moyens de suppléer à tes besoins. Un palais entouré de jardins et rempli d'esclaves sera tout naturellement le cadre riche et mérité avec lequel j'améliorerai ta beauté.

Remarquant que la brillante promesse ne modifiait pas l'expression physionomique de la prisonnière, il a ajouté, mordant :

T'es-tu déjà imaginée morte dans l'amphithéâtre ? Les vêtements déchirés, le corps éventré, les seins devenus des trous sanglants, les cheveux traînés dans l'arène, les dents arrachées, le visage foulé par les fauves !... et par-dessus tout, les mains brutales des gladiateurs ivres à rassembler tes restes !... Franchement, je ne peux comprendre les notions de pudeur des familles nazaréennes. Ils s'esquivent de la glorieuse exaltation de la chair comme si la nature était maudite, ils allèguent des impératifs de pureté et prêchent la régénération des coutumes, mais n'ont pas honte de la nudité dans l'amphithéâtre !... Tu n'as jamais réfléchi à une telle contradiction ?

Mon Seigneur, je crois que nous devons accepter ces spectacles comme des sacrifices que l'ignorance du monde nous impose...

Il me semble, néanmoins — assura Egnas, ironique —, que les femmes « galiléennes », en fuyant les délices de l'amour bien vivant, sous prétexte de conserver leur vertu, gardent en elle la volupté de se dénuder sur la place publique. Je ne vois en cela qu'un inqualifiable désordre mental !...

Mon Seigneur — dit Livia méfiante avec modération mais calme —, ne serait-il pas plus digne que la femme s'expose devant les animaux qui dévorent son corps que de s'offrir aux banquets déshonorables de la criminalité des hommes ? À Massilia, j'ai vu des matrones et des jeunes filles de la ville impériale s'offrant à des exhibitions déprimantes et, même de loin je n'ai pas pressenti en elle d'idéal de grandeur... Je demande donc-la permission d'être en désaccord avec votre point de vue.

Je considère qu'en se livrant au supplice de Jésus, le cœur féminin coopère à la construction de la nouvelle humanité...

Valérien comprit toute la force de l'argument qui contestait ses dires mais ne s'avoua pas vaincu pour autant.

Il a ricané avec une évidente bonne humeur et s'est exclamé en souriant :

Quelle calamité ! Un enchantement de femme souffrant de la manie des philosophes ! Minerve n'est pas la conseillère indiquée pour ton âge. Écoute l'inspiration de Vénus et tu comprendras mes paroles plus clairement.

Le légat a réfléchi quelques instants et fit observer :

Ton père devait être un bien vieux fou.

Anxieuse de savoir ce qu'il était arrivé à son père, la jeune femme a ajouté avec

intérêt:

Mon père aussi est ici.

Valérien s'est senti gêné par l'expression de confiance avec laquelle ces mots avaient été prononcés et craignant de devoir s'expliquer, il jugea plus prudent de s'en aller pour revenir le lendemain.

Nuit après nuit, Egnas revenait à la chambre que Sinésia, une servante digne de confiance, gardait avec soin.

De pénibles événements endeuillèrent les activités chrétiennes de la ville. Des spectacles de gala étaient marqués par de terribles flagellations. Des interrogatoires cruels finissaient par de révoltantes exécutions stimulées par de longs applaudissements publics.

Isolée de tous, Livia était épargnée.

Les commentaires concernant la femme retenue depuis plus de deux semaines par le messager de l'empereur, finir par atteindre le foyer domestique.

Une nuit, Climène, qui était jalouse, s'est rendue au cabinet de son mari en quête d'impressions et avec l'aide de l'employée, elle s'est mise à écouter derrière les rideaux fermés.

Ne me rejette pas ! — disait Valérien, passionné — je ne veux pas t'obliger à te soumettre. L'amour spontané de la femme que nous adorons est comme un doux nectar récolté au miraculeux pays des rêves ! Aime-moi, Livia ! Soyons heureux ! Considère qu'il est anormal de ne pas céder à l'appel de la vie. Je ne suis pas aussi mauvais que tu l'imagines. Je suis marié, il est vrai, mais ma femme ne partage pas mes affaires. Je suis libre... Je te donnerai le domicile royal que tu désireras. Une villa dans Arelate18 , un palais à Rome, une demeure en Campanie, une maison de repos en Sicile !... Choisis ! Nous vivrons ensemble dans la mesure du possible. Mon assujettissement à l'État est transitoire. J'espère pouvoir jouir prochainement d'un long repos !... Si nous avons des enfants, je garantirai leur avenir. Oublie la dangereuse mystique des juifs, porte l'habit des plus jolies filles des sept collines19, tu auras une existence digne de ta beauté et de tes dons intellectuels... Ne vois-tu pas, par hasard, que je m'humilie à tes pieds ?...

Arles, France. - (Note de l'auteur spirituel)

Allusion à Rome. (Note de l'auteur spirituel)

Les pleurs convulsifs de la jeune femme pouvaient être entendus à une petite distance.

Pourquoi pleures-tu ? Tu ne manques de rien. Dis une parole et tu sortiras d'ici souveraine de mon bonheur. Ne nie pas, plus longtemps, l'appel de mon affection ! Lève-toi et viens ! Que veux-tu pour construire ton bonheur ?

Mon Seigneur — sanglotait la jeune femme découragée —, selon les entretiens de Sinésia avec les serviteurs de cette maison, je sais que mes compagnons de croyance marchent tous les jours au sacrifice... Mon père aura probablement déjà donné son grand témoignage de foi !... Pour que je bénisse sa générosité de mon éternelle reconnaissance, accordez-moi la grâce de mourir auprès des miens...

Jamais ! — a tonné la voix d'Egnas irrité — tu ne partiras pas d'ici sans avoir abjuré la croyance ignominieuse ! Je ne renoncerai pas tant que je n'aurai pas pu plonger mes yeux dans les tiens, tel un assoiffé qui se noie dans une source d'eau pure ! J'aime tes yeux mystérieux qui en moi éveillent quelque chose de secret, d'étrange et de profonds sentiments que je n'arrive pas à expliquer. Tu seras mienne, bien mienne !... Je changerai tes convictions, je ferai plier ton incompréhensible orgueil !...

Les oreilles de Climène ne purent en supporter davantage.

Étouffant en larmes qui se brisaient sur sa poitrine, la matrone s'est éloignée rapidement.

Une fois chez elle, bien qu'ayant remarqué le retour de son mari au lit conjugal, elle ne réussit pas à dormir.

De nombreuses images de révolte et de désespoir traversaient son esprit tourmenté.

Irritée et bouleversée, elle s'est souvenue d'Hélène, pensant trouver en elle l'amie à qui elle pourrait se confier.

C'est ainsi que dès que le jour se fut levé, elle est allée à la villa Veturius où en pleurs, elle a fait des confidences détaillées à sa compagne.

Pleine d'attention, la femme de Tatien l'a entendu et finalement lui fit observer :

Cette femme est une intruse. Je la connais de nom. Elle nous a donné d'énormes inquiétudes, il y a quelques temps. Elle a la manie de choisir les maris les plus appréciables. Je suppose qu'il est de notre devoir de l'éloigner définitivement. Ne pourrions-nous pas l'inclure dans quelque convoi d'esclaves destinés à l'arène ?

Non, cela non ! — a objecté Climène, effrayée. — Valérien ne me le pardonnerait pas. Semblable mesure reviendrait à le perdre pour toujours. Je ne méconnais pas son tempérament vindicatif. J'ai perçu sa passion démesurée pour la détestable plébéienne. Il se déclarait fasciné par ses yeux et prétendait même l'élever à la position d'une vraie reine !

Ah ! Il s'est dévoilé à ses yeux ? — a demandé Hélène avec malice.

Oui, oui, il lui a assuré qu'elle est le seul amour de sa vie, ça ne l'a pas gêné de me réduire à une simple subalterne!...

La fille de Veturius dont les yeux félins brillaient cruellement, a commenté souriante :

Nous avons à Rome une amie sincère Sabinienne Porcia, dévouée à notre famille depuis l'enfance de mon père. Sabinienne s'est mariée à Bélisaire Dorian qui ne s'est jamais résigné à n'avoir qu'une seule femme. Un jour, à la maison, le turbulent mari exalta à sa femme la beauté des dents d'Eulice, une esclave grecque dont il s'était éperdument épris. Notre amie a écouté, avec calme, les références enflammées et au repas du lendemain, est apparu sur la table un plateau argenté avec la belle denture. Si les dents étaient le motif de sa passion, dit Sabinienne avec sagesse, elle pouvait les servir à son compagnon, sans plus ni moins.

Elle fit résonner un bruyant éclat de rire pour conclure son récit.

Devant son amie atterrée, elle a passé sa main dans sa chevelure décorée de fins fils dorés et a déclaré :

Le souvenir de Porcia m'a donné d'excellentes idées.

Elle a réfléchi... réfléchi... et lui dit :

Appelons Teodul pour nous conseiller. C'est la seule personne capable de nous aider le plus efficacement.

Le docile administrateur a comparu.

Il a écouté le drame de Climène à travers le récit émouvant d'Hélène et a annoncé :

Je suis prêt à collaborer. Il est des femmes d'une influence fatale pour les hommes dignes. Cette jeune femme est l'une d'elles. Elle a le don de faire le malheur des autres.

Hélène, qui gardait le contrôle de la conversation, s'est expliquée à voix basse. Elle possédait à la maison une substance caustique capable de provoquer la cécité irrémédiable. Egnas Valérien s'est passionné pour les yeux de la fille de Basil. Il serait judicieux, donc, d'annihiler les organes de la vue. À ces fins, Climène achèterait la complicité de Sinésia qui, à son insu, lui ferait avaler un narcotique puissant qui ferait dormir la jeune femme en quelques minutes. Peu après, la domestique appliquerait une compresse corrosive sur la partie des yeux de Livia. La jeune femme se réveillerait aveugle, angoissée... Sinésia assumerait le rôle de bienfaitrice la consolant avec des remèdes appropriés. Dans la soirée, Climène elle-même se rendrait à la prison apportant des vêtements à elle afin de déguiser la jeune fille. Climène s'attarderait dans le cabinet de son mari pendant que Sinésia aiderait la prisonnière à changer de vêtements et la conduirait discrètement à l'extérieur. Les gardes, naturellement, la prendront pour Climène soutenue par la gouvernante de la prison et Teodul attendrait Livia, à une courte distance, l'enlevant pour l'emporter très loin de Lyon... fl descendrait avec elle à Massilia lui faisant la promesse de retrouver son vieux père et Tatien, l'exilant finalement sur la côte gauloise.

La femme de Valérien et l'employé d'Opilius l'écoutaient, prostrés, admirant la fertilité de ce cerveau étonnement plongé dans le courant du mal.

Le projet est remarquable — a avancé Climène quelque peu soulagée —, la plage n'est pas si loin...

Hélène fit un signe à son compagnon qui les écoutait, énigmatique, et a souligné :

Teodul pourrait la conduire de l'autre côté de la ma:..

Et clignant des yeux à son attention, elle fit :

En Afrique par exemple toute femme aveugle aurait beaucoup de mal à revenir.

Elle conclut souriante :

Nous n'avons pas de temps à perdre. Si cette femme domine les hommes par les yeux, il est juste qu'elle les perde.

Craignant quelque dérapage dans l'exécution du plan — Climène a soupiré, hésitante — ; si Valérien le découvre, je le paierai très cher.

Ne recule pas ! — se prononça sa compagne autoritaire — le doute dans la réalisation d'un objectif de notre intérêt est toujours un coup porté à nous-mêmes.

L'épouse d'Egnas donna son accord et obéit aux ordres qui lui étaient dictés.

Hélène l'accompagna chez elle.

Sinésia fut invitée à comparaître au foyer du représentant d'Auguste, elle accepta volontiers toutes les providences qui lui étaient suggérées, puis retourna à la prison en possession des instructions et des drogues indiquées.

Elle administra à Livia le sédatif dans de l'eau pure et la vit s'endormir facilement. Alors qu'elle dormait, la jeune femme reçut la compresse fatale.

Lorsqu'elle s'est réveillée, elle avait les yeux injectés de sang.

Elle palpait son lit, anxieuse de récupérer la vision, mais en vain...

Sinésia ! Sinésia !... — s'est-elle écriée, atterrée.

Entendant la voix de la gouvernante qui lui répondait courtoisement, elle a demandé angoissée :

Il fait nuit ainsi si soudainement ?

Oui — a répondu son interlocutrice intentionnellement —, c'est déjà la nuit...

Mais où étais-je ? Serais-je devenue folle ?

Tu t'es évanouie — l'informa l'employée, feignant la préoccupation.

Mes yeux sont en feu. Allume une torche, je suis inquiète.

Bien que compatissant de la victime, Sinésia s'est agenouillée auprès d'elle et conformément aux suggestions reçues d'Hélène, elle lui dit à l'oreille :

Livia, reste calme, aie du courage, sois patiente !... Ton père est mort sur le chevalet du supplice !...

La jeune femme a émis un cri étouffé suivi de sanglots convulsifs.

Les exécutions lors de spectacles ont été fréquentes. Je crois que tes amis chrétiens n'auront pas eu l'occasion de fuir. Il y a, néanmoins, une bonne nouvelle. Le patricien Tatien s'intéresse à toi. Je ne sais pas où il se trouve mais j'ai été informée qu'il avait envoyé un message à Mon Seigneur Teodul lui recommandant de t'accompagner lors du voyage que tu dois faire pour vous retrouver... Il a dit que la petite Blandine est malade demandant des soins...

Une indicible expression s'est fixée sur le visage de la jeune fille dont les yeux étaient plongés maintenant dans une nuit épaisse.

Nous devons t'éloigner de la cruauté de Valérien qui propose de t'asservir et de te posséder à tout prix, continuait Sinésia, astucieuse — ; à chaque nuit qui passe, il semble plus fou et il forcera probablement tes sentiments féminins car il vit à s'enivrer avant de venir dans ta chambre. Je souffre de te voir ainsi exposée aux attaques d'un homme sans vergogne. J'ai donc arrangé avec Mon Seigneur Teodul ton départ... Dans quelques heures, je pense recevoir les vêtements appropriés pour ta sortie sans encombre. Une fois dehors, l'administrateur de la villa nous attendra afin de t'accompagner jusqu'à ta nouvelle destination...

Remarquant que le silence pesait entre elles deux, Sinésia a demandé :

Alors, tu n'es pas heureuse ? Les promesses d'une vie nouvelle ne te réjouissent- elles pas ?

Mais Livia, qui était plongée dans d'amères réflexions, a répondu, triste :

Si ce n'était la mort de mon père, je serais contente... De plus, je me vois infirme et anéantie...

Mais, Mon Seigneur Teodul a laissé entendre que l'ancien employeur de la villa Veturius et sa miette Blandine, sont tes amis.

Oui, je sais, mais la femme de Tatien semble nous détester, Mon Seigneur Teodul sait cela.

Elle a tendu ses mains en avant comme si elle errait parmi les ombres et a ajouté :

Pourquoi ne pas faire un peu de lumière ?

Nous avons besoin d'obscurité pour te libérer.

La malade s'est calmée mais passant sa main droite sur ses yeux enflés, elle s'est exclamée dans un douloureux aveu :

Ah ! Sinésia, tu es la seule personne avec laquelle je peux vivre dans cette réclusion!... Je suis chrétienne alors que tu t'attaches encore au culte des anciennes divinités... mais au fond nous sommes toutes deux des femmes avec des problèmes en commun ! La mort de mon père ouvre un vide en moi que rien sur terre ne pourra remplir ! Je suis seule au monde ! Seule ! Très tôt, je me suis habituée au chemin d'affliction ! Jamais je ne me suis rebellée contre les conceptions du ciel, mais maintenant, je me sens désorientée et malheureuse !... Quel péché ai-je commis pour que Dieu m'épargne ? Compatis de mon malheur ! J'ai peur de tout !...

L'inflexion avec laquelle ces paroles étaient prononcées a touché la sensibilité de la servante au plus profond d'elle-même.

Un vif remords l'a soudainement blessée...

Des larmes ont surgi de sa conscience. Elle aurait désiré sauver la jeune femme, la renvoyer au monde libre, ouvrir les portes de la prison la rendant à une destinée bénie, mais il était trop tard. Livia était aveugle. Jamais elle ne réussirait à changer la situation. Entre le groupe de Valérien et les amis de Climène, elle resterait liée à un danger imminent. Elle s'est donc limitée à pleurer confuse.

La jeune fille a entendu ses plaintes et s'est consolée. Elle a supposé que la gouvernante souffrait pour elle et cette idée a adouci sa torture intérieure. Elle ne se sentait plus aussi seule. Quelqu'un comprenait ses souffrances morales et partageait sa douleur.

Dans la soirée, Climène est apparue.

Elle a remis à Sinésia les vêtements de son usage personnel.

Et malgré les lourds remords qui l'affligeaient, la gouvernante gauloise a réanimé la jeune fille et s'est mise à la vêtir avec soins.

Quelques instants plus tard, toutes deux sont sorties sans le moindre souci.

Portant l'une des tuniques habituelles de Climène et étant aussi grande, Livia fut prise par les gardes de service pour la femme de Valérien en promenade.

Non loin, elles ont rejoint Teodul qui les attendait.

Sinésia, émue, a pris congé prétextant devoir retourner à son poste. Et avant que la jeune femme ne fasse des commentaires amers devant les adieux de sa compagne, l'intendant d'Opilius, très courtois, fit en sorte de dissiper les doutes qui pourraient troubler son esprit.

J'ai le plaisir de vous apporter les bonnes nouvelles dont j'ai été informé — a-t-il commenté avec délicatesse — ; notre ami Tatien dans l'impossibilité de se rendre à Lyon aussi rapidement qu'il l'aurait désiré, en raison d'une insidieuse maladie attrapée par sa fillette, demande votre présence réconfortante.

Et, loquace, il a suivi toutes les instructions d'Hélène expliquant qu'ils feraient un voyage en mer.

Tatien — répétait-il hypocritement —, de retour de la métropole, a vu Blandine tomber malade soudainement sans personne pour le soutenir car Hélène avait été à nouveau appelée à Rome pour prêter assistance à son père malade. Conseillé par un médecin de bord, le gendre de Veturius avait débarqué à mi-parcours du chemin d'où il avait envoyé un message les suppliant, elle et Basil, de venir à sa rencontre. Il insistait pour que le vieil accordeur soit accompagné de sa fille et tout naturellement, il ignorait que le philosophe était mort. Pour cela même, lui, Teodul, s'était mis à disposition pour l'accompagner...

Livia a écouté ces informations pressant son cœur de sa main droite tremblante.

Elle a réfléchi quelques instants, a tâté ses yeux maintenant terriblement enflammés et lui dit tristement :

Mon Seigneur, je vous suis profondément reconnaissante de votre bonté. Savoir que Tatien demande mon humble concours me réconforte, néanmoins, je me sens incapable de réaliser ce voyage... Il est arrivé quelque chose à mes yeux... Depuis quelques heures, j'ai remarqué que j'ai perdu la vue... J'entends votre voix, mais je ne vous vois pas. Des douleurs presque insupportables me martyrisent la tête. Je suis inutile... En quoi pourrais-je être une aide à nos amis qui m'attendent ? Ne vaudrait-il pas mieux rester ici même et accepter résignée les circonstances ? Tatien a écrit en demandant que mon père me conduise. Mon père est mort désormais... Quant à moi, je suis impotente et seule, que pourrais-je faire ? Je serais pour lui un lourd fardeau pour un voyage aussi long... Ne vaudrait-il pas mieux que vous vous désintéressiez de moi?!...

Absolument pas ! — a ajouté l'interlocuteur avec une hypocrisie évidente —je ne peux vous abandonner en aucune façon. Pour les maladies, nous avons toujours de bons médecins. Votre santé recevra les soins nécessaires. La maladie, loin d'être un obstacle, est une bonne raison de plus pour ceux qui sont nos vrais amis de montrer leur dévouement. En outre.

Et il baissa la voix comme s'il voulait éveiller de la peur chez sa compagne :

Le légat est insensé. D'après ce que je sais, la ville entière n'ignore pas qu'il t'a séparée des jeunes nazaréennes, te faisant bénéficier d'un régime de privilèges. Sinésia m'a informé des dures épreuves que tu as supportées dans ta chambre de détention. Maintenant que ton père n'est plus, je considère qu'il est de mon devoir de t'apporter mon aide. Si ton sacrifice représentait une compensation à ton idéal, je comprendrais ce geste téméraire à vouloir rester, mais continuer dans Lyon pour satisfaire à la bestialité d'un homme, serait à mon avis pure foie...

L'argument réussit à la convaincre. La jeune femme n'a plus hésité.

Elle a accepté son bras et ils se sont réfugiés dans une simple auberge de faubourg d'où ils sont partis vers un nouveau destin, à l'aube.

À Vienne, Teodul demanda la collaboration d'un médecin qui prescrit des remèdes compliqués aux blessures oculaires.

Des jours amers se sont écoulés pour Livia, découragée...

À son tour, Teodul, remarquant son abattement physique, se rappelait les suggestions d'Hélène qui lui avait demandé de faciliter la mort de la jeune femme en lui donnant un plat commodément préparé ou en la plongeant dans les eaux... La miséricorde, néanmoins, a pénétré son esprit.

La résignation avec laquelle Livia accueillait son malheur l'émouvait au fond.

Il prétendait se défaire d'elle comme quelqu'un se débarrasse d'un fardeau, néanmoins, l'idée de l'assassiner lui répugnait maintenant.

Dans le port de Massilia, ils ont trouvé le seul bateau susceptible de les conduire à l'étranger, une belle galère romaine qui partait pour Syracuse profitant des vents favorables.

Le représentant d'Hélène n'a pas hésité.

Après avoir analysé le temps dont il disposait, il a informé la jeune fille que d'après les nouvelles reçues, Tatien était en Sicile à les attendre de sorte que tous deux partir en mer.

Patiente avec sa cécité qui la martyrisait mais sans perdre l'espoir de guérir, la malade ne trouva pas d'attrait à ce voyage. Renfermée sur elle-même, se limitant à parler à Teodul quand l'administrateur de Veturius la questionnait, elle n'avait qu'une seule pensée — se rapprocher de ses amis et se reposer.

Donc par un magnifique matin, en pleine lumière, quand son compagnon d'excursion lui annonça leur arrivée à Drepanon19, où il avait établi le supposé lieu de permanence du fils de Varrus, son cœur s'est transporté, pris de joie.

Ils ont débarqué apparemment tranquilles.

Teodul, qui semblait connaître la localité, l'a enflammée d'espoir. Certainement, disait- il en feignant, que dans quelques instants elle étreindrait la petite Blandine se rappelant les jours heureux à la villa. Sans aucun doute Tatien lui fournirait le traitement adéquat afin de lui rendre la vue et, dans peu de temps, elle serait complètement guérie, satisfaite et heureuse.

La jeune femme marchant à son bras souriait, enchantée...

Oui, quels autres amis lui restait-il en ce monde ?

Le bourg, plein de vignobles et caressé par la douce brise qui soufflait de la mer, respirait la paix festive et embaumée de la nature.

Ici et là, des voix argentines croisaient l'air.

Des vendeurs de fruits et de légumes annonçaient des produits sur la place. Des rires déjeunes gens et des cris d'enfants atteignaient les oreilles de l'aveugle qui aurait tout donné pour plonger ses yeux dans le paysage ambiant qu'elle imaginait charmant.

Aujourd'hui Trapani. - (Note de l'auteur spirituel)

Dans l'un des coins les plus agités de la ville sous le porche d'un petit temple consacré à Minerve, avec une voix tranquillisante, Teodul l'a aidée à s'asseoir sur un petit banc en pierre et lui a demandé de l'attendre pendant quelques minutes.

Il devait aller à la rencontre d'un ami pour se certifier avec précision de l'adresse de

Tatien.

Il reviendrait dans peu de temps.

Livia satisfaite lui dit de faire ce qu'il avait à faire, mais dès qu'il fut libre de ses mouvements, l'employé de Veturius a disparu...

Au début, l'infirme a attendu, confiante et patiente, néanmoins, au fur et à mesure que les heures passaient, elle sentait que l'angoisse augmentait et asphyxiait petit à petit son cœur...

Elle ne pouvait admettre que Teodul fusse capable de la reléguer à un abandon aussi complet. Son compagnon de voyage pouvait être tombé gravement malade. Quelques obstacles auraient surgi...

Midi passé, elle sentait que la faim et la soif la dérangeaient mais elle craignait de se déplacer.

L'administrateur de la villa pourrait apparaître d'un moment à autre.

Réussissant à vaincre de grandes hésitations, elle interpella plusieurs passants, suppliant des informations concernant Tatien mais personne ne put lui offrir de l'aide. De Teodul, également, elle ne réussit à obtenir les moindres nouvelles.

Pendant des heures et des heures, elle est restée exposée sur la voie publique en plein soleil et au vent.

Dans la soirée quand elle eut perdu l'espoir de retrouver l'administrateur de la villa Veturius, elle est tombée dans un profond découragement.

Elle perçut que le soleil se couchait, que les brises de l'après-midi étaient plus fraiches et s'est rappelée que le destin la répudiait pour la seconde fois...

Elle entendait, de temps en temps, des indécences venant d'hommes impitoyables qui lui adressaient de vils propos, et angoissée elle se demandait comment procéder.

Elle se trouvait aussi seule en Sicile qu'elle l'avait été à sa naissance dans la lande en Chypre.

Pourquoi était-elle venue au monde avec un tel destin ? — réfléchissait-elle tourmentée. Aurait-elle encore une mère en ce monde ? À quelle famille était-elle affiliée ? Quelle tragédie passionnelle avait précédé sa naissance ? Nouveau-née, elle n'avait pas ressenti de sensation d'abandon, mais maintenant... Femme consciente, avec tant de rêves perdus, elle éprouvait une grande souffrance morale.

Où irait-elle ?

Si, au moins, elle pouvait travailler...

Mais elle se sentait inutile et aveugle.

Comment résoudrait-elle l'avenir ?

Elle rendit grâce à Dieu de pouvoir pleurer librement . . Depuis sa séparation de Basil, jamais elle ne s'était souvenue de la tendresse paternelle avec tant d'intensité qu'en cette heure.

Le vieux philosophe lui avait enseigné que la mort n'existe pas, que les âmes vivent au-delà de la terre dans des sphères compatibles avec l'amélioration morale dont ils sont porteurs. Jamais, elle n'avait mis en doute ses moindres leçons. L'affectueux protecteur continuait certainement à vivre quelque part... Mais pourrait-il par hasard l'accompagner dans sa douleur ?

Elle s'est rappelée des réunions évangéliques chez Vestinus et chercha à s'accrocher à

sa foi.

Elle était sûre que ses amis partis avant elle dans la mort ne l'oublieraient pas, alors qu'elle était reléguée à la solitude.

Des larmes coulaient sur son visage que le vent fort du crépuscule soufflait, impitoyable, et mentalement elle a supplié :

Père aimé, ne m'abandonne pas !... Où que tu sois, pose ton généreux regard sur moi. . . Souviens-toi du jour où tu m'as accueillie dans la lande déserte et protège-moi, à nouveau, de ton affection ! Je suis répudiée une fois de plus... Je ne sais quel destin contraire pèse sur mon âme, même si je crois comme tu me l'as enseigné que Jésus au ciel veille sur nous ! Maintenant que je me sens abattue et aveugle, ne me laisse pas perdre la lumière intérieure de l'espoir et aide-moi à retrouver mon enthousiasme!... Combien de fois m'as-tu dit que la souffrance nous purifie et nous élève à Dieu ! Laisse-moi comprendre cette réalité avec plus de force pour que la douleur ne me jette pas dans le précipice de la révolte !... Tu me disais toujours que notre vie ne s'arrête pas avec la mort, que l'âme s'élève aux cimes de l'éternité où règne la paix ! Tu croyais que les défunts sont plus vivants que les hommes vêtus du linceul de la chair et admettais avec assurance que nos êtres aimés au-delà de la tombe, peuvent nous assister et nous protéger !... Comment t'oublier alors, toi qui fus tous les jours un ami et un bienfaiteur constant ! Comme je serais heureuse de pouvoir suivre tes pas ! Mais je n'ai pas pu jouir du privilège de mourir pour Jésus dans les tourments de l'arène. Mon père, pourquoi ne m'a-t-on pas accordé la grâce de partir avec les nôtres ? Pourquoi m'a-t-on séparée du destin de mes compagnes qui ont trouvé le salut par le martyre ? Compatis de moi ! Explique-moi la vie comme dans le passé !... Guide mes pas dans ce labyrinthe ! Rappelle-toi que je ne suis qu'une enfant dans l'obscurité de la jungle humaine et sois mon protecteur à nouveau ! On m'a amenée jusqu'ici avec la promesse de retrouver nos amis qui sont je ne sais où ! Je ne serrerai certainement plus leurs mains en ce monde. Sur terre, la séparation est toujours plus froide vu les obstacles qui éloignent notre vision des personnes aimées mais dans la vie spirituelle, le cœur doit avoir d'autres recours pour fortifier l'amour et le secourir !

Livia aurait voulu crier, clamer au ciel, les paroles qui lui venaient à l'esprit supposant peut-être que le vent les emporterait, mais l'agitation des piétons lui imposait la prudence...

Elle continuait, donc, de pleurer en priant, mais soudain comme dans un rêve miraculeux, elle vit se dessiner un chemin lumineux dans les ténèbres dans lesquels étaient plongés ses yeux et sur cette voie fulgurante, elle reconnut Basil qui avançait à sa rencontre.

En extase, elle a essayé de prononcer son nom à haute voix, ivre de joie, mais l'inattendue allégresse semblait lui avoir paralysé les cordes vocales.

Le vieil ami enveloppé d'une clarté indicible qui le rajeunissait, s'est approché, a mis sa main droite sur son épaule comme dans le passé et lui suggéra :

Ma fille, les disciples de Jésus, tout comme lui, connaissent la solitude mais jamais l'abandon ! Ne déplore pas le brouillard où le ciel te met à l'épreuve !... Dans les nuits les plus sombres, il y a plus de lueur dans les étoiles... Nos espoirs brillent d'une plus grande intensité à l'hiver des grandes souffrances. Reprends courage et crois au pouvoir sublime de Notre Père.

L'esprit de Basil marqua une légère pause, lui caressa sa chevelure décoiffée par le souffle du vent et continua :

De fait, nous t'avons précédée dans l'inévitable voyage dans la tombe !... Pour nous, la lutte dans la chair a été provisoirement interrompue et comme tu l'as dit nous avons été investis de la prérogative de souffrir pour la propagation de l'Évangile dans le monde... Mais ne te crois pas exemptée du témoignage et de la flagellation. Cet incident aux yeux est le signe que tu n'as pas été oubliée... Bien sûr, ceux qui nous guident au plan supérieur ont confié à ta fidélité quelques tâches en ce monde, au-dessus des nôtres !... Le Seigneur ne donne pas de responsabilités d'une certaine nature à des cœurs encore fragiles, tout comme il n'accroche pas le fruit mûr à la branche tendre de l'arbre naissant... Aie du courage ! Parfois, il est nécessaire que nous nous plongions dans l'ombre pour assister ceux qui gisent dans les ténèbres !... Tu te joindras à nous, très bientôt ! Accroche-toi au bourdon de ta foi et ne fléchis pas !... Nous suivrons ton travail, pas à pas... Quand le sacrifice te semblera plus pénible et plus dur, remercie Jésus de l'occasion de ce précieux combat ! Si quelque chose existe en ce monde qui puisse exprimer notre service envers Dieu, c'est la complète réalisation de la noble tâche que la vie nous assigne. Et, parce que l'effort de la résignation n'est pas accessible à tous en même temps, reçois ton sacrifice progressif comme une bénédiction du ciel. Ne me demande pas les raisons qui t'ont imposé la cécité physique ! Ne te sens pas victime d'une injustice !... La vie est toujours le miraculeux tissu de la Divine Sagesse. Parfois, l'affliction est la veille du bonheur, tout comme le plaisir est souvent la production d'angoisses... N'oublie jamais l'Envoyé qui nous a recommandé le pardon soixante-dix fois sept pour chaque offense, qui nous incline à l'amour pour les ennemis et à la prière pour les persécuteurs... Le passage de notre esprit est court dans le bourbier de la vie terrestre... La douleur est l'envers de la joie, tout comme l'ombre est l'envers de la lumière.

Mais, dans l'économie des vérités éternelles, seules la joie et la lumière ne meurent jamais. Ténèbres et souffrance sont des états dans notre situation imparfaite devant le Très Haut... Rends-toi, donc, à la juste lutte avec sérénité et sans peur. Nous resterons près de toi, guidant ton chemin ardul..

Basil a passé un long moment évoquant des considérations enlacé de tendresse à sa fille qui exultait.

Livia a répondu à son geste d'affection comme si elle voulait le retenir dans son propre cœur. Néanmoins, bien qu'encouragée et heureuse, elle réfléchissait aux problèmes immédiats du monde.

Qu'adviendrait-il quand elle serait à nouveau seule ? La nuit était tombée... Où s'abriterait-elle ?

Était-elle condamnée à rester gelée sur la voie publique ?

Le bienfaiteur spirituel lut dans ses pensées et bientôt lui répondit :

— N'aie pas peur ! Le Père qui nourrit les oiseaux chaque matin, jamais ne nous oubliera. L'aide ne tardera pas... Ne ferme pas ton cœur à la bonté et à la confiance pour que le Seigneur n'ait pas de difficultés à t'aider. La cécité des yeux n'est pas inutile à l'âme... Rappelle-toi notre pauvreté laborieuse. N'avons-nous pas trouvé tous les deux dans la musique notre raison de vivre ?

À cet instant, Livia a écouté, non loin, une voix d'enfant qui chantait émouvante, accompagnée d'un luth mal accordé :

Nous sommes pauvres, si pauvres...

Nous vivons de dons en dons

Mais nous sommes heureux

De la grâce qui vient du ciel...

Ma maman est malade,

Fatiguée de tant de douleurs,

Dans ma voix d'enfant

Elle demande une aumône d'amour...

Un petit de sept ans, robuste mais pauvrement vêtu, s'est arrêté près d'elle suivi par une tuberculeuse squelettique.

De toute évidence, c'étaient des mendiants.

Le petit artiste qui jouait et chantait en même temps, avait l'habitude du public parce que plusieurs personnes l'appelaient de son prénom tout en s'exclamant :

Celse, chante encore !

Celse, j oue un peu plus !...

Le garçon s'exécutait, satisfait, rassemblant quelques pièces éparses qu'il donnait à la malade.

Livia n'a plus vu la figure paternelle, peut-être diluée par les nouvelles émotions qui pénétraient son esprit, mais elle entendit encore les. paroles de Basil qui lui parlait avec douceur :

Ouvre ton cœur, ma fille !... Regarde ! Un enfant pauvre fait appel à la bonté des gens dans les rues... Aide-les pour qu'ils t'aident, révèle-toi aux autres pour que les autres se révèlent à toi...

La jeune femme a remarqué qu'une force nouvelle pénétrait son âme.

Le bambin avait fini l'une de ses chansons régionales qu'il avait apprise et instinctivement, elle aussi s'est jointe au public, en appelant :

Celse ! Celse, laisse-moi jouer de ton instrument. Le petit a tout de suite acquiescé.

En possession du luth, l'aveugle s'est rendue, en pensée, dans son ancien foyer.

Elle a oublié qu'elle était étrangère sur une terre inconnue et a chanté de toute son âme comme si elle vivait l'une des heures les plus heureuses de sa vie devant son vieux père.

Un grand silence a accompagné ses belles chansons romaines.

Les passants s'entassaient maintenant sur le petit patio du temple consacré à Minerve, et l'enfant, à la fin de chaque morceau, recevait les contributions des dames et des messieurs émus, remplissant la vieille bourse.

Le tableau vivant d'une aveugle à s'exhiber avec une tuberculeuse nauséabonde et un petit en lambeaux, arrachait des larmes à bon nombre.

Après un long répertoire qu'elle prit soin de choisir avec des mélodies qui ne blesseraient pas les susceptibilités du public car l'époque était partagée entre le culte de Jésus et celui des anciennes divinités, Livia s'est tue.

Beaucoup de darnes émues la félicitèrent en lui disant adieux.

L'enceinte s'est vidée peu à peu.

Celse, néanmoins, s'est jeté dans ses bras tendrement.

Comment tu t'appelles ? — demanda-t-il avec simplicité et candeur.

Livia. Et toi, mon brillant chanteur ?

Celse Quint.

Tu es seul ?

Ma mère est avec moi.

Une fois les présentations faites, ils se sont tous embrassés.

Hortense Vipsania, la mère de Celse, a raconté son histoire en quelques phrases.

Elle était veuve de Terce Avelin, un milicien qui était mort sans honneur lui laissant un fils unique tout petit. Son mari était décédé à Syracuse où ils habitaient depuis leur départ de Rome ; mais aussi angoissante qu'était devenue la vie dans la grande ville, affaiblie et exténuée, elle avait décidé d'essayer de rester à Drepanon où il réussissait à se maintenir avec moins de difficultés. Elle avait beaucoup lutté fabriquant des sucreries à vendre, mais elle avait attrapé cette persistante maladie qui la minait petit à petit... Assiégée par la misère, elle avait enseigné à son fils à jouer imparfaitement du luth pour faire appel à la charité publique.

Mais, elle se sentait épuisée. Elle craignait de mourir d'un moment à l'autre. Deux fois, elle avait souffert d'hémoptysies inquiétantes et vivait alarmas..

Livia chercha à la consoler avec des paroles fraternelles, caressant la tête du garçon qui l'étreignait tendrement. Et, quand elle fut interpellée sur sa propre histoire, elle a rapporté la difficile expérience qu'elle traversait. Elle avait perdu son père en Gaule lugdunienne et, aveugle, avait été amenée à Trinacrie21 par un conducteur à la recherche de vieux amis qu'elle n'avait pas réussi à retrouver. Étrangère à tout, elle ne savait ce qu'elle deviendrait et, sans personne, elle ne savait comment se déplacer...

Le petit, qui semblait très intéressé par la conversation, est intervenu en demandant :

Mère, Livia ne pourrait-elle pas être des nôtres ?

Et peut-être parce qu'il était enthousiasmé par les chansons qu'il avait entendues, il ajouta avec spontanéité :

Nous sortirons ensemble et tu te reposeras.

La pauvre mère sourit dans sa désolation et fit observer :

Ancien nom de la Sicile. (Note de l'auteur spirituel)

L'idée de Celse est aussi la mienne. Néanmoins, ma fille, sache que nous vivons dans un endroit minuscule. Si tu es d'accord, viens avec nous

Dans un élan de reconnaissance radieuse, la jeune femme lui a donné sa main droite et la embrassée en larmes.

Elle considérait cette offre comme une bénédiction du ciel.

Elle ne perdait pas l'espoir de revoir Tatien et Blandine et bien qu'étant à leur recherche, elle acceptait ce soutien.

À cet instant même, ils ont fait des plans.

Celse serait son guide sur la voie publique mais elle l'aiderait en lui donnant des rudiments d'éducation et d'art pour la préparation de son avenir.

L'abri d'Hortense était un minuscule toit qui lui avait été cédé par la charité d'une noble famille. Là, la malheureuse veuve cuisinait et dormait dans la même pièce.

Cette nuit-là, cependant, la chaumière était en fête.

De l'argent reçu, la malade en avait retiré une grande partie et avait envoyé son fils acheter des aliments.

Des pains et des gâteaux de viande, en plus d'une bonne réserve de lait de chèvre furent apportés par les petits bras, désireux de servir...

Et tous trois remerciant en silence le ciel de la joie qui vibrait dans leur âme, ils ont partagé le simple repas se sentant plus heureux que les courtisans joyeux de la demeure des rois terrestres.

Hortense, désirant préserver la santé du garçon, l'a isolé dans un coin de la chambre sur un lit de paille et s'est auprès du petit que Livia s'est couchée.

Avant de dormir, avec la sincérité cristalline de l'enfance, Celse tout content s'est adressé à sa mère en lui demandant :

Maman et notre prière ? Nous ne demandons pas aujourd'hui la bénédiction de

Jésus ?

Livia comprit la gêne de sa bienfaitrice qui se taisait peut-être par respect pour les convictions différentes de celles qu'elle avait épousées et s'est immédiatement offerte :

Je ferai la prière de ce soir. Grâce à Dieu, je suis aussi chrétienne.

Et à l'expression de tendresse que la mère et le fils exprimaient, elle a prié émue :

Seigneur Jésus, bénissez la foi avec laquelle nous t'attendons !... Nous te remercions du bonheur de notre rencontre et du trésor d'amitié qui tisse notre union. Nous te louons pour l'aide apportée par nos compagnons et pour les leçons de nos ennemis ! Enseigne-nous à découvrir ta volonté sur le chemin obscur de nos épreuves... Aide- nous à nous résigner face à la douleur et à la certitude que les ténèbres nous conduiront à la vraie lumière ! Seigneur, accorde-nous l'humilité de ton exemple et la résurrection de ta croix ! Ainsi soit-il !...

Hortense et son fils pris d'un indicible espoir par la présence de cette jeune femme qui, seule et aveugle, trouvait la force en elle-même pour les encourager, répétèrent « ainsi soit-il » et se sont endormis paisiblement.

Une nouvelle existence avait surgi pour le groupe le lendemain.

Extrêmement réconfortée dans ce sanctuaire domestique, Livia s'est efforcée de contribuer avec assurance à la tranquillité d'eux trois en se chargeant des petites tâches et égayant l'ambiance de leçons bénies qu'elle tenait de la compagnie de son père. Bien qu'aveugle, elle collaborait pleine de bonne volonté au nettoyage de la maison et dans la soirée laissant Hortense se reposer, elle partait avec le garçon sur la voie publique où grâce à la musique ils collectaient de nouveaux fonds.

Moins inquiète pour son fils, la malheureuse veuve semblait davantage concentrée maintenant sur sa maladie qui passait par d'inquiétantes altérations. Elle remarquait mécontente les variations de température et accusait des souffrances de plus en plus fortes. La nuit, elle devait supporter des dyspnées suffocantes et pendant la journée de longues et exténuantes quintes de toux épuisaient ses forces.

Avec une admirable intuition infantile, Celse Quint perçut que l'état de sa maman s'était aggravé et redoublait d'affection pour la voir ranimée et contente.

S'associant à Livia comme s'il trouvait en elle une nouvelle mère, il entourait la malade d'une inépuisable tendresse.

Le revenu quotidien ayant augmenté, la fille de Basil rendit visite aux propriétaires de la cabane en compagnie de Celse, suppliant de l'aide pour changer de résidence.

La veuve avait besoin d'espace et d'air pur et ils pouvaient maintenant payer le loyer d'une modeste maisonnette.

Le propriétaire fut d'accord et apporta son soutien. Il disposait lui-même d'une humble chaumière qu'il leur céderait pour une somme dérisoire.

Très rapidement, ils se sont installés tous les trois dans la simple résidence de quatre pièces, non loin d'arbres bienfaiteurs auprès desquels la malade réussit à prolonger un peu son séjour dans son corps.

Là, ils ont commencé à recevoir la visite d'Exupéry Grato, un vieil évangélisateur chrétien qui, à la demande de la patiente, venait aussi souvent que possible lire les textes sacrés et prononcer des prières.

L'intimité entre Livia et l'enfant se fit plus intense et plus douce. Jour après jour, nuit après nuit, ils parlaient, étudiaient, travaillaient et prévoyaient l'avenir.

Un beau matin, cependant, Hortense s'est réveillée les yeux sortis de leur orbite comme si elle fixait des visions lointaines de la terre.

Une hémoptysie plus forte l'avait considérablement abattue.

Une fois la bougie allumée, elle supplia sa compagne d'ouvrir la fenêtre pour que l'air pur et parfumé des orangers pénètre et embaume la pièce.

Bien qu'attentive, Livia ne réussissait pas à apprécier le changement en cours mais le garçon intelligent et observateur s'est étonné de remarquer son visage bouleversé. La patiente semblait avoir collé un fin masque de cire sur sa figure renfoncée. Les organes de la vue étaient presque sortis de leur orbite mais elle portait une expression angélique.

Celse, angoissé, a demandé anxieux :

Maman, que se passe-t-il ?

La pauvre femme lui caressa sa petite tête et lui dit avec beaucoup d'efforts :

Mon fils, celle-ci est la dernière nuit que nous passons ensemble sur terre !... Toutefois, je ne te laisse pas seul... Jésus a conduit Livia jusqu'à nous... Reçois-la comme ta nouvelle mère !... Elle a été pour moi une précieuse sœur en ces jours et je dois m'en aller maintenant...

La jeune femme a compris au ton de sa voix qu'elle faisait ses adieux et s'est agenouillée en larmes.

Non, Maman ! Reste avec nous ! — pleurait le garçon désespéré — nous travaillerons pour te voir heureuse ! Je vais grandir rapidement ! Je serai un homme, nous aurons une belle maison rien que pour nous ! Ne t'en va pas, mère ! Ne t'en va pas !...

Des larmes qu'elle ne put retenir ont glissé des yeux de l'agonisante. Hortense a caressé les cheveux décoiffés du petit garçon et a ajouté :

Ne pleure pas !... Où as-tu mis ta foi, mon fils ?

Je garde la foi, mère ! J'ai gardé la foi quand le chien du voisin a rodé près de notre porte, ou quand dans la nuit l'orage nous a surpris dans la rue, mais aujourd'hui j'ai peur... tu ne peux pas me laisser comme ça...

Calme-toi !... — a supplié sa mère troublée — je dispose de peu de temps... Je te remets à notre Livia, au nom de Jésus... Ne me retiens pas ici... Incapable de raisonner comme une grande personne, tu ne perçois pas l'extension des sentiments avec lesquels je m'adresse à ton âme... Cependant, mon fils, garde bien cette minute en mémoire !... Plus tard, quand le monde t'appellera à des luttes plus grandes, n'oublie pas notre pauvreté laborieuse !... Sois bon et travailleur !... Si tu es induit au mal par quelqu'un, rappelle-toi de cette heure... De ta mère, en mourant, confiante et sûre de ta valeur... Grandis pour Jésus, pour l'idéal de bonté que lui, notre Divin Maître, nous a enseigné...

Et posant ses yeux immensément lucides sur la compagne aveugle, elle a demandé avec humilité :

Livia, Celse Quint sera mon propre cœur battant à tes côtés !... Si tu retrouves les amis que tu cherches, aie de la compassion pour mon fils et ne l'abandonne pas...

L'interlocutrice a séché ses propres larmes et l'a suppliée, angoissée :

Ma sœur, ne t'inquiète pas ! Rendors-toi !... Je te sens fatiguée...

Hortense a souri, triste, et a ajouté :

Non, mon amie !... Il n'y a pas d'erreur... Je vois Terce avec nous... Il est robuste comme en ses plus beaux jours... Il me dit que nous serons ensemble... aujourd'hui mare.. Nous serons réunis dans le Grand Foyer... Pourquoi rester menottée à ce corps quand Celse a trouvé en ton dévouement une aide acquise ?... Je suis heureuse, heureuse.

Puis, Hortense s'est tue d'un seul coup.

Pendant quelques heures, haletante, elle resta livrée à. un épuisement extrême par le flux de sang qui lui sortait de la bouche, jusqu'à ce que réchauffée par les premiers rayons de soleil du matin, elle récupère des énergies pour s'endormir dans le grand sommeil...

Alors, Livia et Celse se sont trouvés seuls. Les mains miséricordieuses de frères de foi les ont assistés à prêter les derniers hommages à la souffrante décédée.

Quand Exupéry eut fini de prier près de l'humble sépulture au crépuscule qui s'éteignait en des rouges sublimes, Celse a étreint Livia et a pleuré copieusement.

Laisse ta mère en paix, mon enfant ! — lui recommanda sa compagne émue — les morts restent attachés à nos larmes ! Ne dérange pas celle à qui nous devons tant !... Tu ne seras pas seul !... À partir d'aujourd'hui, je suis aussi ta mère.

Et la jeune femme a accompli ce qu'elle lui avait promis.

Elle a beaucoup réfléchi à sa propre situation et a compris que les exhibitions artistiques sur la place publique ne leur convenaient plus maintenant.

Celse devrait grandir avec de solides notions de responsabilité. Il devait recevoir une instruction et être préparé à la vie. Bien qu'aveugle, elle se proposait de travailler pour coopérer à la formation de son caractère pour l'avenir.

Elle est allée voir Exupéry, le seul ami qui pouvait la conseiller et lui a exposé le plan qui lui était venu à l'esprit.

Ne serait-il pas possible de trouver une activité rémunérée à Drepanon pour garantir l'éducation du garçon ?

L'ancien plein d'expérience l'a écoutée, satisfait, et lui a demandé un peu de temps. Le projet était raisonnable, mais la localité était trop pauvre pour qu'elle réussisse rapidement.

Il attendrait donc, la visite de compagnons chrétiens venus d'autres terres.

Il était convaincu que le projet trouverait une excellente issue dans une autre région.

Livia s'est retirée, pleine d'espoir, le cœur rempli d'une foi solide.

Quelques semaines passèrent sans nouveauté quand le vénérable lecteur des Évangiles est venu lui apporter une importante nouvelle.

Un ami de Néapolis21 se trouvait de passage dans le village, le boulanger Lucius Agrippa était disposé à l'entendre et à l'aider dans la mesure du possible.

21 Campanie (Italie). Naples aujourd'hui. - (Note de l'auteur spirituel)

Guidée par Exupéry, LMa a comparu devant le bienfaiteur dont le visage exprimait la beauté morale des grands chrétiens de l'Antiquité. Sur sa figure ridée, des yeux calmes l'ont scrutée alors que ses cheveux blancs dessinaient un contour argenté et après l'avoir écoutée, Agrippa lui a dit sans affectation :

— Ma fille, je pense qu'il est préférable de t'avertir de notre situation. En d'autre temps, nous avions de nombreux esclaves et nous n'étions pas heureux, mais depuis que Domice et moi avons accepté Jésus pour Maître, nos habitudes ont été transformées. Les captifs ont été libérés et nous avons simplifié notre quotidien. La fortune en termes d'argent a fui notre maison mais la tranquillité a commencé à vivre avec nous comme un don céleste. Nous sommes aujourd'hui aussi pauvres que ceux qui nous aident dans notre usine à pain. Si tu acceptes notre vie frugale, nous pourrons te recevoir avec l'enfant. Je sais que tu désires travailler et tu ne seras pas inactive. Au moulin, tu pourras partager avec Ponciane, notre vieille collaboratrice aveugle, les travaux quotidiens. La cécité force à une plus grande attention aux tâches de cette nature, en ce sens notre pierre à moudre s'y prête parfaitement. Je t'affirme, cependant, que nous ne pouvons t'offrir qu'un salaire dérisoire à peine suffisant pour payer l'instruction nécessaire au petit.

Et avec un large sourire, le généreux étranger a conclu :

Mais tu seras avec nous dans l'intimité d'un foyer domestique. Nous avons nos propres prières dans la paix et dans la joie. Néapolis, grâce à Dieu, ne connaît pas la persécution.

Livia ne savait pas comment exprimer son allégresse.

Ah ! Mon Seigneur, cela est tout ce que je désire ! — s'exclama-t-elle radieuse — je servirai volontiers dans votre maison. Là, je jouirai de la tranquillité dont j'ai besoin et Celse recevra la discipline nécessaire pour grandir honorablement.

Le boulanger, un homme simple et serviable, a parlé de musique et s'est réjoui de savoir qu'il amènerait chez lui non seulement une collaboratrice exclusive des tâches manuelles mais aussi une excellente harpiste.

Et après quelques jours, LMa et Celse sont partis en mer en direction de la nouvelle

cité.

À leur arrivée, le garçon ébloui clamait son bonheur.

Le golfe splendide, les pâtés de maison en bord de mer et le spectacle permanent du Vésuve avec son panache de fumée qui se perdait dans le firmament, étaient l'objet de longs et minutieux questionnements pour l'enfant.

Livia, malgré sa cécité physique, ne perdait pas espoir.

Dornice, la femme du bienfaiteur, la reçut les bras ouverts et après une semaine passée à récupérer des forces, elle était en pleine forme pour travailler.

La propriété s'érigeait dans une rue mouvementée et boisée et avait de grands attraits aux yeux du public.

Comme cela arrivait dans presque toutes les villes anciennes, le blé entrait à l'état brut dans l'établissement, là il était dûment transformé en farine pour la fabrication du pain.

Aux côtés de Ponciane, la fille de Basil se chargeait de la meule. Au début, le travail lui avait semblé très dur, mais Livia, rendant grâce à Jésus d'avoir trouvé quelque chose à faire pour occuper son esprit affligé, cherchait à s'adapter en chantant pendant ses nouvelles activités.

La première nuit, elle s'est couchée, fatiguée, dans la petite chambre que Domice leur avait réservée à elle et au petit, et Celse qui se sentait vraiment comme son fils, contrarié de la voir abattue, commenta le nouveau type de lutte en demandant :

Maman, pourquoi tant de travail ? Ne serait-il pas mieux de prendre notre luth et de gagner l'argent des passants dans les rues ?

Non, mon enfant. Le service est le seul moyen qui peut nous permettre d'arriver aux richesses du cœur en grandissant dans la vie. Tu aimes Jésus et tu désires le servir ?

Oui, oui.

Alors, il est indispensable de savoir coopérer avec lui, en aspirant à la satisfaction de faire le plus difficile. Si nous cherchons tous la joie de cueillir qui se chargera du sacrifice de planter ?

Se révélant bien loin des questions philosophiques, Celse continuait en demandant :

Où est Jésus, maman ?

Il nous suit, pas à pas, mon fils. Il sait quand nous nous efforçons de l'imiter et il connaît nos fautes et nos faiblesses. Tout comme le soleil nous envoie du ciel sa lumière en étant présent de manière constante sur notre route, le Seigneur est aussi le divin soleil de nos âmes, à nous illuminer de l'intérieur nous éveillant au bien et nous guidant vers la vie immortelle.

Ma maman Hortense disait qu'il était le plus grand ami des enfants.

Il était et il est, encore et toujours — a ajouté Livia, affectueusement — ; Jésus a confiance en ses enfants et attend qu'ils grandissent pour la gloire de la bonté et de la paix afin que le monde se transforme en Royaume de Dieu.

Celse Quint a étreint sa mère spirituelle avec plus de tendresse, s'est assis et a récité une petite prière de louanges et de reconnaissance au Divin Maître puis tenant la main droite de Livia, s'est endormi avec l'insouciance d'un oiseau heureux.

Avec tâtonnements, la fille de Basil a emmitouflé le garçon et est restée encore éveillée tard dans la nuit.

Par quels desseins insondables était-elle arrivée dans cette maison avec un enfant qui ne lui appartenait pas par les liens consanguins ? Pour quelle intention mystérieuse du Seigneur avait-elle été amenée en Sicile et de Sicile à Neapolis où la vie lui semblait si nouvelle ? Où Tatien et Blandine pouvaient-ils bien être, eux qu'elle pensait ne jamais plus revoir ?

Livia s'est souvenue de chacun des jours difficiles qu'elle avait traversés depuis qu'elle avait été séparée de son vieux père, et rendit grâce à Jésus d'avoir trouvé ce havre de paix et de réconfort.

Caressant le petit qui dormait sereinement, elle a supplié les bénédictions du ciel pour eux deux et se sentit presque heureuse mais elle ignorait que cette relation avec Hortense lui avait transmis les germes d'une nouvelle douleur avec laquelle elle irait doucement vers la mort.

EXPIATION

Le retour de Tatien et de sa fille à Lyon eut lieu en un matin radieux de lumière.

Informé par son beau-père, dont il supporta assez mal la présence, que les médecins avaient recommandé à Hélène de remmener Lucile au climat provincial de toute urgence, il avait décidé de reprendre le chemin du foyer sans attendre.

Mais en raison des vents contraires qui soufflaient en Méditerranée, le retour fut plus long que prévu.

Soucieux de retrouver la paix à la campagne, nos voyageurs étaient attristés par le

retard.

Concernant sa fille malade, le patricien était maintenant rassuré. Si sa femme avait décidé de faire le voyage sur les conseils des médecins, une telle mesure démontrait bien que la patiente n'était pas aussi mal qu'il se supposait.

Lucile se rétablirait certainement à la Villa Veturius au calme. La famille ne souffrirait pas d'émotions plus fortes.

De ce fait, il se laissait porter par un seul désir : revoir le vieux philosophe et sa fille dont leur affection était une stimulation bénie qui lui donnait la force de vivre.

Avec Blandine, il passait de longues heures à parler de musique ou projetait de faire des promenades en campagne en attendant l'instant où ils se reverraient tous et s'embrasseraient longuement remplis de bonheur...

Mais, une pénible déception les attendait. De fait, ils ont trouvé Lucile en forme et bien remise, enthousiaste à l'idée de son prochain mariage avec son oncle, mais c'est atterrés que le père et la fille ont reçu les sinistres nouvelles de la ville.

L'accordeur et sa fille avaient été victimes des persécutions considérées légales.

L'envoyé impérial avait réalisé de minutieuses enquêtes et les nazaréens avaient souffert des sévérités de la loi. Beaucoup étaient en fuite, d'autres avaient été tués.

Tatien, abattu, écoutait les informations précipitées des domestiques...

Quelques heures après leur arrivée à la villa, Hélène a provoqué une rencontre plus intime avec son mari, le criblant de questions concernant la santé de son père tout en expliquant les raisons qui l'avaient obligée à s'absenter, précipitamment, de Rome.

Elle l'attendait inquiète quand leur médecin de confiance lui avait conseillé le retour immédiat au climat gaulois. Lucile était si fragile qu'elle ressemblait à une fleur prête à faner. Elle n'avait donc pas hésité à revenir sans plus tarder.

Son mari l'écoutait, absorbé, il avait de toute évidence l'esprit ailleurs.

La fille de Veturius connaissait les raisons d'une telle distraction. Elle avait laissé Blandine dans sa chambre, choquée et en pleurs, et à l'attitude de sa fille, elle ne pouvait ignorer que son mari en son for intérieur à cet instant, était un homme spirituellement confus.

Elle l'a fixé des yeux avec plus d'attention et sur un ton mêlé d'outrage et d'audace, elle

lui dit :

Tatien, je ne peux taire la juste révolte qui me vient à l'esprit face au désenchantement auquel tu nous contrains à la maison. J'attendais sincèrement ton retour, non seulement comme une femme qui attend son compagnon, mais aussi en tant que mère angoissée de retrouver son enfant éloignée...Mais, je me rends compte au fond que l'absence des chrétiens indignes qui n'ont souffert que du traitement mérité par la loi, t'incline à une terrible expression de surprise et de douleur avec pour facteur aggravant d'avoir permis que Blandine soit séduite par la fascination de ces sorciers. Notre fille est malade et souffre de ta négligence. À quoi a bien pu servir un si long sacrifice pour notre aînée quand tu relègues notre plus petite aux superstitions et aux délires car je ne crois pas Blandine exemptée de la folie galiléenne. Encore que, si nous étions devant des personnes respectables...

Hélène ! — l'a interrompu son compagnon visiblement contrarié — fais attention à ce que tu dis ! Basil et sa fille étaient des amis qui nous étaient chers. S'ils avaient adopté le christianisme pour règle de foi, jamais ils n'y ont fait référence lors de nos conversations. Notre relation a toujours été des plus dignes.

Ça n'en a pas l'air — lui fit sa femme ironiquement — ; ta réaction parle pour tes sentiments. À mon retour, j'ai bien été informée que la fille du libéré de Carpus avait l'intention de me remplacer. Dominé par une telle femme, tout homme imprudent, ne voit rien naturellement..

C'est une calomnie ! — s'est exclamé Tatien, commençant à s'exaspérer. — Livia était mariée et aurait été incapable de vouloir se soustraire à l'engagement assumé.

Le patricien aurait souhaité lui lancer au visage tout ce qu'il savait de sa propre expérience, de sa façon de faire en étroite liaison avec Teodul, mais il a jugé plus prudent de se taire.

Après une courte pause, il a continué :

Encore, à Rome, lors d'un court entretien avec Claude Licius à qui par amitié je lui avais recommandé son mari, j'ai appris son veuvage... Le malheur d'une pauvre femme désarmée ne te fait pas mal au cœur ?

Ah ! Alors elle était mariée ?

Oui, j'ai eu l'occasion de connaître son mari, Marcel Volusianus qui désirait recommencer sa vie à Rome où il est apparu mort dans les eaux du Tibre. J'attendais de revoir notre amie pour lui transmettre la nouvelle, mais...

Hélène a pâli de surprise comprenant que le séducteur de Lucile avait menti jusqu'au

bout.

Elle s'est mise à réfléchir à la trame obscure des destins de son groupe familial, mais désireuse de retrouver sa propre tranquillité, elle décida de tout oublier et pris l'expression d'un joli masque sur son visage, feignant la dignité blessée, elle s'exclama :

Chéri, parlons sans irritation. De toute évidence, je ne pouvais accepter que notre maison soit envahie par des influences étrangères sans réagir et d'une certaine manière, néanmoins, j'ai tout fait pour ne pas démériter de ta confiance concernant les amis de ton cercle personnel. Le vieil accordeur et sa fille ont été arrêtés lors d'une réunion secrète du culte interdit chez un vieux misérable manifestement fou qui répondait au nom de Lucain Vestinus. Egnas Valérien et sa femme, maintenant absents, sont des romains d'une excellente famille. Ils ont voyagé jusqu'ici en ma compagnie. Nous avons donc tissé des liens affectifs forts. Comprenant la dangereuse situation des détenus, sans oublier que la jeune femme avait exercé la fonction d'enseignante de notre fille, et conformément aux recommandations de Teodul, j'ai supplié le pardon des autorités pour eux deux... Le légat d'Auguste, néanmoins, nous a expliqué que Basil avait été si singulièrement audacieux en insultant nos traditions et nos lois que, bien qu'à contrecœuer, il s'est vu contraint de lui faire subir le supplice du chevalet, sur lequel, comme nous le supposons, il est mort de panique, de sorte qu'il n'a pas été exécuté. Je n'ai cessé d'œuvrer pour la libération de la jeune femme mais toutes mes tentatives furent vaines car d'après la rumeur publique, le représentant de César est tombé amoureux d'elle, la séparant des autres femmes incarcérées. LMa, d'après les informations que j'ai pu obtenir, vivait dans un cabinet isolé où Valérien allait la voir quotidiennement. D'après ce que l'on sait, la femme d'Egnas, Climène, prise de jalousie a ordonné de lui faire appliquer du vitriol sur les yeux par l'intermédiaire d'une domestique, du nom de Sinésia ; mais la prisonnière, on ne se sait comment, assistée par on ne sait qui, a réussi à s'échapper peu après profitant de l'obscurité de la nuit. Je n'ai pas pu savoir si la pauvre fille s'en était tirée indemne ou si ses yeux avaient été victimes de la perversité de Climène. Je suis allée voir la seule personne capable de nous donner des explications sûres, la servante Sinésia ; mais quand Egnas Valérien eut pris connaissance de l'évasion, il fut pris d'une étrange démence. Il appelait la femme aimée d'une voix de stentor, et après avoir barbarement roué de coups la domestique essayant de lui arracher quelque confession, il a fait ordonné qu'elle soit menottée pour un interrogatoire le lendemain, mais à l'aube le cadavre de la malheureuse a été trouvé dans la prison, rigide et froid. Sinésia a été assassinée par quelqu'un qui a su se cacher dans la toile d'un impénétrable mystère.

Comme tout cela est pénible ! — a déploré Tatien, le regard lugubre.

Hélène a perçu la différence qui s'était opérée en lui et a continué avec une plus grande inflexion de tendresse :

Imaginant bien que ces déplorables événements t'affligeraient, j'ai pris des mesures pour que la maisonnette de Basil soit bien gardée de toute dégradation de la part des autorités. J'espère que tu pourras trouver l'humble résidence dans les mêmes conditions que le vieil homme l'a laissée. Sans aucun changement...

Et devant son compagnon prostré par la douleur, elle a complété la version mensongère des faits, en ajoutant :

— Toutefois, je ne me suis pas seulement inquiétée de cet aspect de la situation. Convaincue que tu arriverais d'un moment à l'autre, j'ai chargé Teodul de visiter le port de Massilia dans l'espoir de recueillir quelques informations sur un possible embarquement de la jeune femme pour quelque destination.

Tatien, angoissé, a prononcé de brèves paroles de reconnaissance. La supposée bienveillance de sa femme d'une certaine manière la rachetait à ses yeux.

En fin de journée, il est allé à l'humble domicile.

À seul dans l'étroite pièce, il a laissé exploser l'émotion qui affligeait son âme...

Il a regardé la harpe, maintenant muette, s'est assis dans le fauteuil qui lui était familier et loin des yeux étrangers, il a cédé à des sanglots violents.

Il se rappelait Basil, vieilli et confiant, il revoyait Livia en pensée, se souvenant de leur nuit d'adieux et ne savait s'il pleurait d'amour ou de compassion.

Chancelant, il s'est approché du petit cabinet où le vieux se livrait à ses études habituelles et après avoir consulté certains passages de lecture, il a trouvé des annotations évangéliques de l'accordeur qui dénonçaient ses prédilections religieuses.

Certaines notes autobiographiques étaient alignées, révélatrices.

Basil n'était pas chrétien depuis longtemps.

À Chypre, il se vouait encore au culte de Sérapis, le dieu guérisseur.

Ce n'est qu'à Massilia, plusieurs mois avant leur transfert à Lyon qu'il avait connu l'Évangile se prenant d'affection pour Jésus.

Des ordonnances et des instructions aux malades du temps où il vénérait l'ancien dieu égyptien, alors transformé en compagnon d'Esculape, se mêlaient à de précieuses annotations faisant allusion au Nouveau Testament. Des poésies de louanges aux anciennes divinités et des notes apostoliques du christianisme naissant étaient collectionnées révélant son chemin spirituel.

Et finalement, Tatien s'est attardé à consulter admiratif un curieux travail de Basil, intitulé « de Sérapis à Christ », qui marquait sa transition définitive.

Le gendre de Veturius a examiné la documentation avec un respect qu'il n'avait jamais manifesté à un sujet quel qu'il soit lié à la personnalité du Messie galiléen.

Ensuite, il s'est senti profondément partagé...

Pourquoi était-il, ainsi, poursuivi de toute part par le Christ ?

Il s'est souvenu de son premier contact avec son père ébranlé par le martyre en un suprême témoignage de foi.

Il s'est rappelé la lointaine fête à la Villa Veturius où le petit Sylvain avait perdu la

vie...

Le sacrifice de Rufus lui est revenu en mémoire, l'esclave déterminé et fidèle à son propre idéal, et en larmes il a réfléchi aux derniers jours de sa mère isolée dans le foyer domestique.

Les réminiscences de la pendaison de Subrius sont repassées, claires, dans son imagination...

Néanmoins, il ne cessait d'haïr les principes nazaréens.

Il ne pouvait concevoir une terre où les maîtres seraient au même niveau que les esclaves, il refusait la théorie du pardon sans restriction, jamais il ne serait d'accord avec la solidarité entre patriciens et plébéiens...

Les dieux anciens, les épopées romaines, les conquêtes des empereurs et les paroles des philosophes qui avaient construit le droit de la République et de l'Empire dominaient son cœur avec une excessive vigueur pour qu'il puisse se défaire facilement du monde moral sur lequel il fondait sa propre raison d'être depuis sa lointaine enfance...

Il s'était consacré à Cybèle et portait en lui le sceau ardent de la foi qui avait guidé ses ancêtres et avec ces convictions, il prétendait mourir.

Comment comparer Apollon le bienfaiteur triomphant de la nature, avec Jésus ce triste juif crucifié parmi les malfaiteurs ? Pourquoi se séparer du culte de la joie et de l'abondance pour se soumettre aux sinistres banquets du sang dans les cirques ? Pour quelle raison Basil et Livia avaient-ils adhéré au mouvement qu'il considérait comme l'idéologie détestable d'esprits infernaux ?

Et pourtant, il les aimait malgré tout, bien qu'étant chrétiens.

Chez ce vieux libéré, il avait trouvé la vie émotionnelle d'une âme paternelle et chez la jeune fille il avait découvert un cœur semblable au sien capable de le rendre heureux en tant que compagne ou comme une sœur.

Caressé par le vent froid du crépuscule, le patricien s'est attardé à l'une des fenêtres, à méditer... à méditer...

Il faisait presque nuit noire quand il s'est décidé à rentrer, et voilà que Blandine est apparue à sa recherche.

La turbulente créature le cherchait angoissée dans tous les coins de l'exploitation agricole et la embrassé prise d'une longue crise de larmes.

Son père taciturne est retourné au foyer la reconduisant en pleurs...

Le lendemain, il s'est mis d'accord avec le propriétaire de la chaumière que l'accordeur avait louée pour une durée indéterminée.

Tatien se proposait de la conserver pour le culte de ses propres souvenirs.

Retrouverait-il LMa ?

Il avait pensé s'entretenir avec le légat d'Auguste mais Egnas Valérien après un court séjour en Aquitaine était retourné au siège de l'Empire.

Après avoir acquis l'humble nid où Basil était resté si peu de temps, tous les jours, il y passait quelques heures après avoir accompli les tâches habituelles, presque toujours en compagnie de Blandine qui n'oubliait pas les chers absents.

Applaudie par son père qui se distrayait de voir son habileté, les mains infantiles minuscules et fragiles faisaient vibrer l'instrument cherchant à imiter l'amie qui était partie vers un destin incertain. Plus sa mère lui interdisait de telles promenades, plus elle s'efforçait de tromper la surveillance des employés afin de retrouver son père dans leurs réflexions isolées.

L'amitié pour le philosophe et pour l'enseignante exilée était chaque fois plus intense et plus vive dans son imagination d'enfant.

Très souvent, elle demandait à son père si Livia avait été enlevée par Pluton et parfois, elle affirmait fermant les yeux que le grand père Basil se trouvait souriant à ses côtés à l'embrasser.

Une certaine nuit où Tatien s'était attardé dans la hutte plus longtemps qu'à l'ordinaire, Blandine à la porte contemplait le firmament constellé, quand d'un seul coup, elle a poussé une exclamation de joie, s'écriant étonnée :

Grand père ! Grand père Basil, papa ! Vois ! Il arrive!...

Elle a fait un geste comme si elle étreignait quelqu'un de très cher et a ajouté, enthousiaste :

Papa, grand père est à tes côtés ! À tes côtés !...

Tatien ne voyait rien, mais l'expression de bonheur de sa fille résonnait au fond de son

cœur.

Il s'est souvenu des anciennes histoires où les morts revenaient vivre avec les vivants, pris d'émotion pour les paroles de sa fillette, il admit que l'ombre de leur ami planait réellement dans l'air.

Et comme s'il pouvait sentir son haleine chaude sur son visage, il eut l'impression que le cher compagnon était là invisible.

Les yeux brillants animés par la flamme de sentiments latents, il a demandé à sa petite interlocutrice :

Blandine, si tu vois vraiment grand père pourquoi ne nous dit-il pas quand nous retrouverons Livia ?

La petite a obéi et avec le plus grand naturel, elle s'est adressée à l'ancien ressuscité et le questionna :

Grand père, vous n'avez pas entendu la question de papa ?

Quelques secondes d'attente se sont écoulées dans l'étroite enceinte.

Qu'est-ce qu'il a répondu, ma fille ?

Blandine a posé son regard tendre et confiant dans celui de son père et lui a dit :

Grand père a répondu que nous serons tous ensemble quand nous écouterons l'Hymne aux Étoiles une nouvelle fois...

Tatien a ressenti une angoisse indéfinissable envahir sa voix et son cœur. Muet, il prit la main droite de la petite pour retourner à la maison où seul dans son cabinet particulier il s'est plongé dans des pensées obsédantes et affligeantes...

La vie à Lyon a continué dans l'attente, routinière, monotone...

Au printemps de l'année 256, néanmoins, la Villa Veturius était décorée pour le mariage de Galba et de Lucile avec toute la majesté caractéristique aux familles aisées de l'époque.

Le fiancé prématurément vieilli et sa jeune compagne belle et futile semblaient rayonner d'optimisme, heureux.

Remerciant son gendre de sa visite à Rome, bien qu'infirme et fatigué, Opilius accompagnait son fils à la cérémonie du mariage.

Son retour après tant d'années avait suscité un grand intérêt dans la capitale de la Gaule lugdunienne. Le somptueux palais rural s'était à nouveau converti en un centre important d'intrigues politiques pendant des nuits fulgurantes et joyeuses.

En hommage au mariage de sa première petite-fille, de plus en plus prospère en affaires, le vieillard avait fait de nombreux dons aux pauvres. Des fêtes somptueuses furent organisées pendant plusieurs jours dont la très remarquable naumachie réalisée avec une excessive splendeur dans les jardins de l'exploitation agricole.

Alors que son vieux beau-père redoublait de gentillesses pour se rendre aimable aux yeux de son gendre, à l'inverse d'Hélène imperturbable et heureuse de la réalisation du rêve qui tourmentait son ambition maternelle, Tatien ne savait comment cacher l'inquiétude et la tristesse qui lui torturait l'esprit.

C'est que Blandine maigrissait sans raison justifiée.

Prise d'une incompréhensible mélancolie, la fillette passait parfois des heures et des heures dans sa chambre à penser et penser...

Rien n'y faisait, ni les conseils, ni les avis médicaux. Pâle, apathique, elle donnait l'impression de vivre mentalement à une distance très lointaine.

Elle comparut aux solennités des fiançailles au bras de son père malgré la désapprobation d'Hélène qui, devant son petit visage osseux et pâle, n'avait pas le courage de la forcer à se soumettre à ses décisions.

Percevant sa faiblesse et peut-être pour être agréable à ses enfants, dès que les fiancés se furent absentés se rendant directement à la capitale de l'Empire, le grand-père Veturius proposa un changement temporaire de la famille pour Baies22 dans le golfe merveilleux de Néapolis où il avait une confortable résidence estivale.

(22 ) Aujourd'hui, Baie (Note de l'auteur spirituel).

Le sud de l'Italie faisait des miracles et l'agrément du climat restaurerait les forces de la petite malade. Les excursions sur les plages toutes proches et les visites périodiques qu'ils pourraient faire sur l'île de Capri, lui rendraient certainement ses couleurs.

Ils laisseraient la villa sous la responsabilité de Teodul, puisqu'il partirait aussi avec son gendre et sa fille. Il se sentait las du tumulte citadin. Il avait soif de nature.

Enthousiaste, il a manifesté le souhait que le voyage ne tarde pas trop. Il était convaincu que la santé de sa petite fille demandait des mesures immédiates.

Pour cela même, rien ne put reporter sa réalisation.

Rapidement, une belle galère conduisit la famille sur le site indiqué, à l'époque, l'une des stations thermales les plus appréciées d'Italie.

Le voyage se passa calmement.

Tatien et la petite se réjouissait de voir les paysages sublimes de la nature en chemin mais Hélène, invariablement prodigue de complications et d'inutilités, s'entourait de toute une suite de bonnes, de couturières, de chanteurs et de danseurs qui faisaient fuir l'ennui.

Elle assurait que la beauté de la côte napolitaine n'était qu'ennuyeusement calme et redoublant d'efforts pour satisfaire les caprices de son père et les besoins de sa fille, elle projetait des fêtes et des loisirs pour tuer le temps.

Anaclette qui avait maintenant des cheveux blancs et était visiblement fatiguée, cherchait à l'induire au repos, mais en vain. La matrone qui avait toujours conservé ses enchantements juvéniles grâce aux élixirs et aux crèmes, s'esclaffait et se moquait. Elle croyait que les dieux maintenaient la santé et la joie inaltérables de ceux qui étaient disposés à cultiver l'optimisme et la domination.

La vie — répétait-elle fréquemment — est la propriété des plus forts. Le bonheur était réservé à ceux qui avançaient opprimant les faibles et les ignorants.

Les voyageurs et l'entourage parvinrent au golfe splendide sans fait majeur digne de mention.

La résidence de Veturius à Baies, admirablement soignée par des mains bienveillantes, était un petit palais que des plantes grimpantes fleuries cachaient face à la mer. Là, l'âme et le corps trouvaient de surprenantes ressources de recouvrement. Le spectacle des eaux bleues abritant d'innombrables bateaux de pêcheurs murmurant de mélodieuses cantilènes que le vent soufflait doucement et éparpillait aux alentours, était d'une miraculeuse fraîcheur.

Pour être en contact plus direct avec la nature lors de promenade, Tatien se chargeait de la réparation de deux petits bateaux confortables, pendant qu'Hélène donnait des ordres pour que les véhicules de la résidence fussent dûment rénovés et puissent répondre aux vieilles habitudes d'une vie sociale intensive.

Pour le gendre d'Opilius et pour Blandine, leurs excusions étaient devenues une source d'enchantements. Sur l'île de Capri, ils passèrent plusieurs heures dans le Palais de Tibère (Villa Jovis) tout aussi superbe qu'impressionnant sur les cimes d'Anacapri ou dans d'autres villas construites du temps de célèbres empereurs.

Enthousiastes, ils s'intéressaient aux populations qui vivaient en bordure du golfe, découvrant leurs coutumes et côtoyant leur vie modeste.

D'autres fois, contournant le cap Misène tout en errant sur la côte, ils admiraient les reflets du soleil couchant sur les eaux d'une clarté saphirine ou les scintillations argentées du clair de lune sur les plages balayées par les vagues dentelées de mousse.

Un beau jour, repoussés par le vent fort, ils ont accosté sur une nouvelle plage.

L'agglomération de Néapolis se dressait droite devant eux.

Bien que le firmament fût calme et sans nuages, Tatien jugea plus prudent de débarquer. Le crépuscule ne tarderait pas.

Lui et Blandine pouvaient faire l'effort de marcher plus longtemps.

Le serviteur qui les accompagnait se chargerait de ramener le bateau là où il le laissait d'habitude dès que le vent fort se serait calmé, alors que le père et sa fille ravis se mirent à visiter des marchés et des places, des monuments et des jardins.

Le plaisir de chaque instant retardait leur pas. Ils ont donc décidé de prendre une voiture pour le retour.

S'arrêtant dé-ci, dé-là, tandis que le soleil s'était déjà couché dans un déluge de rayons d'or, ils se sont trouvés devant la boulangerie d'Agrippa.

L'odeur agréable qui montait des fours les interpela au passage et à la demande de Blandine, Tatien a accepté d'entrer dans l'établissement.

Des friandises variées étaient alignées à volonté.

Et pendant qu'Agrippa s'occupait courtoisement des deux excursionnistes, ceux-ci entendirent la douce voix d'un enfant qui, non loin, rompait le silence vespéral en chantant au son d'une harpe harmonieuse:

Étoilesnids de la vie,

Dans les espaces profonds,

Nouveaux foyers, nouveaux mondes,

Couverts d'un voile léger...

Louanges à votre gloire,

Née de l'éternité,

Vous êtes les jardins de l'immensité, Suspendus au bleu du ciel. Vous nous dites que tout est beau, Vous nous dites que tout est saint, Même quand il y a des larmes Dans le rêve qui nous conduit. Vous proclamez à la terre curieuse, Dominée de tristesse, Qu'en tout règne la beauté Vêtue d'amour et de lumière. Et quand la nuit est plus froide Une sinistre douleur nous surprend, Et rompt le lien obscur Qui nous retient à notre cœur, Illuminant l'aube Du paysage d'un nouveau jour, Où le bonheur rayonne

Éternelle résurrection.

Donnez la consolation au pèlerin,

Qui avance au hasard,

Sans toit, sans paix, sans boussole,

Torturé, souffrant..

Temples du soleil infini,

Apportez à l'humanité

La bénédiction divine

Dans les bénédictions de votre amour.

Étoiles — nids de la vie,

Dans les espaces profonds,

Nouveaux foyers, nouveaux mondes,

Couverts d'un voue léger...

Louanges à votre gloire,

Née de l'éternité,

Vous êtes les jardins de l'immensité, Suspendus au bleu du ciel.

Tatien et sa fille ont échangé un regard muet empreint d'un indicible étonnement.

L'hymne comportait quelques modifications mais c'était le même...

Extatiques, ils se sont rappelés ce crépuscule inoubliable sur le Rhône quand ils ont pénétré pour la première fois dans la maison de Basil.

De qui était cette voix ?

Quand la chanson fut terminée, le patricien très pâle s'est adressé à Lucius Agrippa, en l'interrogeant :

— Ami, de grâce, pourriez-vous me parler de la musique que nous venons d'entendre dans votre propriété ?

L'interpellé a souri avec bonté et lui a expliqué :

Illustre Seigneur, la voix est celle d'un garçon qui chante pour une pauvre mère qui agonise.

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