II avait plus d'expérience, il était plus éclairé. Il avait été longuement en contact avec les maîtres de la pensée en plusieurs langues. Il avait survécu au courant des afflictions de son propre destin et avait cherché à vaincre tous les obstacles pour comparaître, même anonyme et méconnaissable, devant son fils sans cesse rappelé avec toute la dignité d'un homme de bien.
Comment faire face à la surprise de cette heure ? Aurait-il la force d'étreindre Tatien sans se compromettre ?
La voix de Pontimiane venait le ravir à cette obsédante réflexion :
Frère Corvinus, vous ne vous sentiriez pas bien par hasard ?
Et comme s'éveillant d'un rêve tourmenté, le prêtre se reprit et lui répondit gentiment :
Excusez-moi, ma sœur. Je vais bien.
C'est que je ne dispose pas de beaucoup de temps — lui a-t-elle dit, inquiète. — Le jeune Tatien est arrivé malade.
Malade ?
Oui, tout semble indiquer qu'il est porteur de la peste maudite.
Et à ce cœur paternel péniblement surpris, elle ajouta :
C'est non seulement pour vous en informer que je suis venue jusqu'ici mais aussi pour supplier votre secours.
Répondant aux questions qui lui étaient posées, l'employée de Veturius a expliqué que le jeune homme était arrivé avec une forte fièvre et qu'il vomissait fréquemment, qu'il souffrait d'une angine inquiétante qui l'empêchait d'avaler. Les esclaves qui l'accompagnaient, disaient que le jeune homme semblait très contrarié pendant le voyage, et que ce n'est que la veille qu'il avait empiré, quelques heures avant d'atteindre la ville. Elle et son mari avaient pris toutes les mesures nécessaires. Tatien était installé dans une chambre confortable qui l'attendait depuis longtemps et un médecin de confiance avait été appelé. Elle ne connaissait pas encore son diagnostique, néanmoins, elle avait décidé de lui demander immédiatement son aide, en raison de l'expérience que Corvinus avait acquise dans les tâches d'assistance auxquelles il se consacrait auprès des malades atteints de la peste. D'ores et déjà, il savait que la maison serait considérée comme zone dangereuse et que son mari et elle, ne pourraient compter sur des serviteurs ignorants, ni ne pouvaient s'attendre à être soutenus par des Romains influents. Les compatriotes en question étaient réfugiés pour la plupart dans des villages champêtres à distance, se méfiant de la contagion.
Impatient de se trouver près de son fils quoi qu'il advienne, le prêtre l'a écoutée le cœur serré. Mais, attaché aux responsabilités qui le retenaient au temple, il promit de rendre visite au patient dès qu'il se serait dégagé des obligations les plus urgentes.
Et de fait, en fin de journée, il s'est fait remplacer au foyer des garçons et dans la soirée, il entrait dans la chambre de son fils.
Soutenu par Alésius, le jeune homme s'agitait souffrant de nausées affligeantes. Son maigre visage dénonçait son état d'abattement.
Bien que l'intendant ait présenté le religieux, Tatien, fiévreux, ne se rendait compte de
rien.
Son regard hagard se promenait dans la pièce, errant inexpressif.
Alors que Corvinus lui caressait la tête en sueur, le gardien lui disait :
Voilà deux heures qu'il a commencé à délirer.
De fait, après avoir passé quelques minutes d'une lourde attente, le malade a posé sur le visiteur ses yeux cernés à l'éclat altéré. Un intérêt évident s'est exprimé sur son visage. Il a longuement dévisagé le prêtre comme s'il était devenu fou et tentant de repousser la délicate couverture, il s'est écrié :
Qui a rapporté l'information du décès de mon père ? Où sont les esclaves qui l'ont assassiné ? Maudits ! Tous seront tués...
Touché en plein cœur par de tels propos, le bienfaiteur des malades eut recours à la prière pour ne pas se trahir.
Pâle et à demi-atterré, il priait en silence, alors que Tatien, comme s'il entrevoyait la réalité dans les délires de la fièvre, ne cessait de crier :
Conduisez-nous à la galère jusqu'à Carthage !... Je ne peux reculer. Je découvrirai moi-même la vérité... Nous ferons une enquête. Je punirai les coupables. Comment ont-ils pu oublier un tel délit ? Opilius m'a dit qu'il y a beaucoup de crimes commis dans l'ombre et que la justice est incapable de tous les confondre... mais je vengerai mon père..Varrus Quint sera réhabilité. Je ne pardonnerai personne. J'annihilerai tous les vauriens...
Inquiet peut-être par l'expression d'étrangeté du frère Corvinus, avec réserve le mari de Pontimiane lui dit :
Le jeune homme qui est hors de lui, se souvient de son père assassiné par des esclaves nazaréens, il y a de nombreuses années de cela, sur un bateau qui le conduisait vers l'Afrique en mission punitive.
Et probablement parce que son interlocuteur ne se manifestait que par monosyllabes, il a ajouté :
Varrus Quint fut le premier mari de Madame. On dit qu'il était parti en voyage à Carthage, chargé de punir les nombreux chrétiens insoumis, quand il a été poignardé par des serviteurs irresponsables et Inconscients...
Il a tiré l'un des draps qui enveloppait le patient et a continué :
Pauvre garçon. Bien qu'éduqué par Veturius comme son propre fils, très tôt, il s'est révélé être tourmenté par la mémoire paternelle.
Ensuite, il a baissé le ton de sa voix et tout en se rapprochant prudemment du prêtre, il lui fit observer, lui laissant percevoir sa gêne de devoir le recevoir dans l'intimité :
Ajuste cause, le décès de Varrus a incité la famille à la haine du christianisme. Tatien a été éduqué par sa mère dans l'extrême vénération des divinités. Elle a l'habitude de dire qu'elle a préparé son fils à combattre la mystification galiléenne et elle ne cache pas son intention d'en faire un appui à la munificence impériale. Pour autant, je respecte votre coopération en laquelle Pontimiane dépose la plus grande confiance, cependant, je me sens dans le devoir de vous supplier d'être prudent afin que le jeune ne se sente pas offensé dans ses principes.
Le dévoué frère des pauvres ne fut pas surpris par ce commentaire.
Bien que triste, il l'a remercié de l'avertissement.
Que ne ferait-il pas pour s'attarder, là, près du malade qu'il aurait tant voulu blottir dans ses bras ?
Affectueux, il s'est occupé de lui en lui préparant les remèdes indiqués par le médecin, s'efforçant, avec tous les recours dont il disposait de le soigner de son mieux.
Tatien empirait toujours.
Tard dans la nuit, Alésius et sa femme sont allés se reposer, ordonnant à trois fidèles esclaves de se remplacer pour assister le malade pendant la nuit.
Le frère Corvinus, cependant, n'a pas levé le pied du lit.
Le jeune homme restait plongé dans la phase culminante de l'insidieuse fièvre. La sévère scarlatine avait atteint le stade d'irruption.
Pendant trente heures consécutives, le religieux, entre la force de la foi et l'abnégation de l'amour, l'a accompagné avec une extrême tendresse gagnant la reconnaissance de tout l'entourage.
Le deuxième jour, l'éruption est apparue sous forme de petites taches rouges commençant au thorax, et pendant plusieurs semaines, le jeune homme a fait l'objet d'une attention toute particulière.
À de nombreuses reprises, tout en veillant son sommeil, en larmes, le prêtre le caressait paternellement et souffrait de la tentation de révéler ses sentiments.
Mais comment déclarer la guerre contre Cintia ? N'avait-il pas épousé avec l'Évangile une nouvelle manière d'être ? Quel témoignage de loyauté au Christ pouvait-il donner en semant la haine et l'amertume dans l'esprit de son fils bien-aimé ? À quoi cela pourrait-il servir à Tatien s'il adoptait une telle attitude essayant de lui imposer son affection ?
Plusieurs fois, il a prié, demandant à Jésus de l'inspirer, et nombre de fois il a vu en rêve le vieux Corvinus lui conseillant de s'en remettre à l'extrême résignation comme s'il lui apportait la réponse du plus Haut.
Dans sa position de propagateur de la Bonne Nouvelle, il était en relation avec des milliers de personnes qui venaient chercher auprès de lui un exemple et une parole qui leur donne une ligne de conduite respectable.
De sorte qu'il ne pouvait hésiter.
Son amour pour son fils était si grand, mais l'amour sublime du Maître était plus grand encore et il devait rester digne dans ses suprêmes responsabilités.
Quand le patient eut récupéré sa lucidité, il l'a étreint, identifiant manifestement en lui, non seulement le jardinier en chef de la maison mais aussi un bienfaiteur inoubliable.
Se sentant infiniment attiré par cet homme humble et persévérant qui lui rendait visite, Tatien appréciait sa conversation et pendant de longues heures ils échangeaient des idées sur la science ou l'art, la culture et la philosophie.
Ils s'intéressaient aux mêmes sujets avec les mêmes préférences.
Ils discutaient de Virgile et Lucrèce, de Lucien et Homère, d'Épicure et Timée de Locres, Sénèque et Papinien, avec des points de vue analogues.
Et comme s'ils craignaient de perdre la fascinante communion dans laquelle ils se trouvaient plongés, ils suivaient des lignes parallèles dans leur façon de penser.
Ils évitaient systématiquement tout commentaire en matière de foi.
Soutenu par son ami, le jeune homme réussissait déjà à faire des promenades dans le parc riche d'une somptueuse végétation, et là, à l'ombre de vigoureux sapins ou entre les genêts en fleur, souriants et heureux, ils entamaient des conversations éclairées à la manière des anciens hellénistes qui appréciaient l'échange des connaissances avancées dans le sanctuaire de la nature.
Un jour, piqué de curiosité, Tatien l'a questionné sur les raisons de son isolement en Gaules alors qu'il aurait pu être, à Rome, un enseignant apprécié. D'où venait-il et pourquoi s'était-il condamné à l'obscurité coloniale ?
Réticent, Corvinus a admis être né dans la métropole des Césars, mais il s'était passionné pour son travail auprès de la communauté gauloise et s'y trouvait attaché par de puissa
— Quel travail peut vous retenir à Lyon au point de vous oublier ? — a demandé le jeune homme dans un mouvement de sympathie spontanée. — J'admets que les héritiers de la gloire patricienne ne devraient pas abandonner l'éducation des esclaves. Mais un Égyptien ou un Juif ne pourrait produire les pensées qui nous sont nécessaires pour garantir la grandeur impériale.
Oui, sans aucun doute — a acquiescé son ami avec bonté —, cependant, je crois que les provinces aussi demandent un certain dévouement. Le monde est plein de nos légionnaires. Nous possédons des forces invincibles de civilisation de toutes parts. Nos empereurs peuvent être proclamés dans différentes régions de la terre. Pour cela, nous ne pouvons oublier le besoin d'instruction dans tous les domaines.
Et, lui souriant, il a souligné :
Pour cette raison, je me suis converti en maître d'école.
Tatien a partagé sa bonne humeur.
À cet instant, une idée est venue à Varrus.
Et s'il lui apportait les enfants pour une visite amicale ? Ne serait-ce pas la manière la plus juste d'amener son cœur à l'éveil évangélique ? Le jeune homme pourrait ignorer qui il est pour toujours, mais serait-il juste de ne pas l'inviter au banquet de la lumière divine ? Qui devinerait les avantages d'une telle réalisation ? Par l'intelligence dont son fils se montrait porteur, il s'était naturellement imposé dans la famille. On percevait rapidement la respectabilité de son opinion. Bien que très jeune, il avait ses propres convictions. Une chorale infantile réussirait, certainement, à le sensibiliser. Tatien accepterait probablement d'étudier les leçons de Jésus si les enfants arrivaient à toucher les cordes sensibles de son âme...
Après avoir réfléchi quelques secondes, il s'est adressé au convalescent, les yeux illuminés par un secret espoir, et lui demanda comment il accueillerait l'idée d'être présenté aux petits dont il avait la garde.
Le pupille de Veturius n'a pas tari d'éloges.
Il se disait très heureux de cet hommage. Il considérerait toujours que l'avenir appartient aux enfants. La civilisation romaine, à son avis, ne pouvait négliger la préparation de la jeunesse.
À la veille de la rencontre prévue, Tatien lui-même, avec l'aide d'Alésius et de sa femme, a organisé l'ambiance festive de la réception sur la charmante place des Rosés Rouges; une superbe création de Corvinus.
Des paniers de fruits et des cruches avec une abondante quantité de jus de raisin furent artistiquement éparpillés entre les bancs en marbre.
Le corps musical de l'exploitation agricole, composé de jeunes esclaves, avait été appelé pour la réunion.
De brillants jeunes gens empoignaient des lyres et des luths, des tambours et des sistres, et improvisaient de joyeuses mélodies.
La ferme était partagée entre deux courants partisans : celui des serviteurs chrétiens enflammés de joie et d'espoir, dirigés par l'optimisme de Ponù'miane, et celui des coopérateurs, dévots des dieux de l'Olympe, commandés par Alésius qui ne voyait pas cet événement d'un bon œil. D'un côté, surgissaient des prières et des sourires fraternels, mais de l'autre apparaissaient des injures et des visages sombres.
Avec toute la sagesse de l'apôtre et la naïveté de l'enfant, le frère Corvinus avait pénétré l'enceinte parfumée conduisant trois dizaines de bambins qui se présentèrent très simplement.
Guidés par leur mentor, ils sont arrivés en chantant un hymne léger qui exprimait de tendres vœux de paix.
Compagnon,
Compagnon !
Sur le sentier qui te conduit,
Que le ciel t'accorde la vie
Les bénédictions de l'Éternelle Lumière!...
Compagnon,
Compagnon !
Reçoit en guise de salut
Nos fleurs de joie
Dans le vase de ton cœur...
Les humbles voix ressemblaient à un chœur d'anges transporté dans le jardin par les ailes du vent.
Tatien accueillit gentiment l'essaim infantile.
Deux danseurs ont exécuté des numéros comiques alors que les petits riaient, heureux.
Quelques jeux innocents ont été mis en pratique.
Six garçons ont récité des poésies d'une grande délicatesse à travers des monologues et des dialogues qui ont enchanté l'assemblée composée de plusieurs dizaines d'esclaves en costumes de fête.
À un moment, Tatien a pris la parole. Il s'est rapporté aux idéaux de la patrie et de la race, à la grandeur de l'humanité.
Peu après, une copieuse collation a répandu une grande joie parmi les convives.
Le dévoué jardinier qui était à l'origine de tant d'attentions manifestées présenta au jeune patricien le plus petit enfant du groupe. C'était Silvain, un garçon de cinq ans seulement, fils d'un légionnaire qui était mort en poste. Sa malheureuse veuve souffrante de la peste, lui avait confié son garçon quelques semaines auparavant.
Avec une sincère tendresse, Tatien l'a étreint en lui adressant quelques mots d'affection.
Le frère Corvinus a déclaré qu'il devait à présent ramener les enfants, il a donc désigné Silvain pour dire une prière souhaitant à leur hôte des vœux de bonheur.
Le petit, docile, échangeant un regard joyeux avec son éducateur, s'est tenu sur la place au milieu des convives.
C'était un moment d'extrême expectative pour tous. Tout le monde s'est regardé, angoissé...
Le pupille de Veturius accompagnait la scène, souriant, certain qu'il serait rappelé dans une prière faite aux divinités.
Comme un petit soldat triomphant, la tête tournée vers le ciel, le petit se mit à parler, pris d'émotion :
Jésus, notre Divin Maître !... Aide-nous ...
À cet instant, une soudaine pâleur a couvert le visage du jeune patricien. Sa physionomie, auparavant calme et éduquée, est devenue méconnaissable. Une féroce expression a éclipsé sa joie. Soudainement transformé en une furie humaine, il a hurlé de colère, s'écriant menaçant :
À bas les nazaréens ! À bas les nazaréens !... Maudit Corvinus !... Maudit Corvinus !... Quelle catastrophe ! Qui a osé introduire des chrétiens chez moi ? Je ferai justice, justice ! J'en finirai avec cette peste !...
Une pénible surprise a dominé l'enceinte.
Le bienfaiteur paternel s'est approché de lui et l'a imploré :
Pitié! Pitié!...
Mais, Tatien n'a pas vu les larmes qui jaillissaient de ses yeux.
Reculant, désespéré, il lui a répondu d'une voix sèche :
Pitié ? Voyez le refrain des immondes galiléens !...
Et agitant un bâton au bout métallique, il rugissait, tonitruant :
Sortez d'ici ! Sortez d'ici, génies infernaux!... Vipères des bas-fonds, enfants des ténèbres, sortez d'ici !...
L'indignation et la perversité qui perçaient sur son visage était telles que le jeune homme semblait possédé par les démons du crime.
Les petits tremblaient immobiles.
Entre eux et son fils déchaîné, le cœur de Varrus ne savait plus que faire.
Plusieurs serviteurs du groupe d'Alésius se sont mis à rire bruyamment.
Tatien a fustigé l'assemblée du regard et s'est écrié au chef qu'il savait être le plus terrible ennemi des chrétiens :
Épipode, amène le chien sauvage ! Expulse ces canailles ! Annihile les imposteurs!...
L'esclave n'a pas hésité. Il s'est immédiatement exécuté, et peu après, il approchait avec un chien énorme qui aboyait et grognait furieusement.
Les enfants se sont dispersés en criant et plusieurs se blessèrent aux épines des rosiers en fleur.
Le frère Corvinus, ahuri, cherchait à les calmer, néanmoins, l'animal a attrapé le cadet mordant son corps tendre.
Aux gémissements de Silvain, la femme d'Alésius s'est avancée, courageuse, a ravi l'enfant, retenant énergiquement les mouvements du furieux molosse qui obéit alors aboyant bruyamment.
Varrus s'est dépêché d'attraper le petit blessé qui pleurait ensanglanté. Désespéré, il essayait de le soulager alors que Tatien, halluciné, rentrait chez lui en répétant :
Ils paieront tous !... tous paieront !...
Rufus, un vieil esclave dans la cinquantaine, s'est approché du prêtre pour lui offrir son aide.
Le religieux a accepté sa coopération, le suppliant de reconduire les garçons au foyer pour qu'il puisse s'occuper de Silvain comme il se devait.
Il s'est apprêté à repartir blottissant la victime innocente contre sa poitrine.
Il marchait, lentement, sur le chemin désert qui reliait la résidence de Veturius à la ville, plongé dans de sombres pressentiments.
Le petit garçon dont le thorax était ouvert lui torturait l'âme. À un moment donné, alors que l'hémorragie continuait abondante, il s'est arrêté de crier.
Immédiatement, le frère Corvinus s'est aperçu qu'il perdait ses forces et l'a assis sous un vieux chêne pour l'écouter.
Le garçon a plongé son regard agonisant dans celui du prêtre.
Varrus, en pleurs, s'est incliné paternellement et a demandé avec affection :
Tu te souviens de Jésus, mon fils ?
Oui, Monsieur.... — a-t-il répondu d'une voix faible.
Mais, se révélant bien loin des questions transcendantes à la foi — cette fleur humaine avide de tendresse —, s'exclama à son bienfaiteur :
Papa, prends-moi dans tes bras... J'ai froid... Varrus Quint a compris.
Et comme s'il désirait le réchauffer avec la chaleur de son âme, il l'a étreint contre son
cœur.
Il était trop tard. Silvain était mort.
Ce pénible événement présageait de sombres horizons pour l'avenir de l'église.
Abattu et désenchanté, le prêtre se demandait si cette visite n'avait pas été le fruit de la précipitation. Mais — se disait-il —, serait-ce de la légèreté que d'offrir à quelqu'un ce que l'on possède de meilleur en soi en toute pureté de sentiment ? Ces petits apprentis de l'Évangile étaient pour lui toute la grandeur de son travail. Serait-il accusé par les circonstances de tout faire pour éveiller un fils à la vérité ? Comment arriver à se comprendre avec Tatien, sans toucher ses fibres les plus intimes ? Une fois remis sur pied, le jeune homme serait à nouveau invité à la vie sociale intense. Il découvrirait ses activités. Il serait bien obligé d'adopter une attitude. N'était-il donc pas préférable de l'informer, indirectement, de ses activités chrétiennes ? Était-il une meilleure manière de le faire qu'en lui présentant ses principes à travers une démonstration pratique de son travail ? Si son fils ne supportait d'entendre des références faites à la Bonne Nouvelle à travers les lèvres d'un enfant lors d'une prière, comment pourrait-il supporter des allusions faites à Jésus lors de discussions stériles ? Lui, Varrus, ne pouvait pas hésiter entre ses sentiments personnels et l'Évangile. Son devoir envers l'humanité dépassait ses liens consanguins. Et bien que connaissant une telle vérité, il pensait être licite d'agir malgré tout en faveur de son cher enfant.
Tatien, néanmoins, était resté imperméable et implacable.
Il semblait très loin de toute ouverture à la justice elle-même.
Son esprit était pétrifié dans un orgueil ethnique et une fausse culture. Par l'explosion de la colère manifestée à l'audition de la simple énonciation du nom du Christ, il avait dénoncé l'antagonisme irrémédiable peut-être qui les séparait...
Profondément consterné, il s'est réfugié dans la prière.
Dans la communauté évangélique, personne n'a commenté défavorablement les tristes épisodes qui eurent pour résultat le décès de l'enfant. Le frère Corvinus était bien trop respecté pour provoquer toute critique discourtoise à sa conduite.
En ville, cependant, le sujet brûlant allait grandissant.
Les courants d'opinion nés des événements à la résidence de Veturius s'éparpillaient, maintenant, un peu partout. Pour la majorité des spectateurs, Tatien était présenté comme un héros empoignant le glaive vengeur des divinités de l'Olympe, mais pour le groupe sympathisant du christianisme, il apparaissait comme le terrible symbole de nouvelles persécutions.
Les chrétiens étaient communément accusés d'enchantements honteux et détestables et de pratiques de sorcellerie dont l'infanticide faisait partie. En conséquence, ils n'étaient pas rares ceux qui voyaient en la mort de Silvain certaines relations avec la sorcellerie et la pratique de la magie.
De terribles tableaux étaient dépeints par l'imagination populaire exaltée et la veuve Mercia, mère du garçon décédé, a été convoquée pour accusation.
Dans cette atmosphère asphyxiante, le fils de Cintia a reçu la visite de personnalités romaines qui le félicitèrent de son esprit réactionnaire et vigilant. Revigoré par de telles ovations, le jeune homme s'est senti habilité à des agissements d'une plus grande envergure.
Même le questeur Quirinus Eustasius, un vieux patricien retraité de la classe politique dirigeante, mais toujours influent auprès de la propréture en Gaule lugdunienne, est venu lui faire ses compliments dans un style pompeux.
Parmi les thèmes abordés, le sujet favori du jour ne pouvait manquer.
Je crois que la jeunesse romaine ne pouvait nous envoyer en province un plus digne ambassadeur — ajouta le courtisan avec ce timbre de voix calculé des personnes livrées à la flatterie. — La doctrine déplorable et proscrite des juifs s'insinue effroyablement, menaçant nos traditions. Cette ville est pleine d'anachorètes venus d'Asie, de prophètes vagabonds, de prédicateurs et de fantômes. Je suis domicilié ici depuis la belle époque de notre magnanime empereur Septime Sévère — que les dieux le gardent dans leur gloire divine — et je peux affirmer en toute conviction que ce mouvement n'est rien qu'une folie collective capable de nous mener à la perte.
Oui, sans aucun doute — fit observer le jeune homme satisfait —, il nous revient de faire revivre le culte de la patrie. À notre avis, un grand mouvement d'énergie est indispensable afin d'anéantir ce groupe maléfique. Je ne vois pas sur quoi peut reposer la grandeur d'une doctrine dont les prosélytes sont honorés avec un couteau à la gorge. À Rome, j'ai eu vent de nombreux procès allusifs aux répressions et j'ai été surpris par la teneur des réponses de ces misérables. Ils répudient les dieux avec une impudence terrifiante. Je crois que les autorités devraient promouvoir une épuration sociale en grand style.
L'interlocuteur, avec un rire ironique de vieux faune, admirablement présenté, a souligné malicieusement :
Raison pour laquelle, nous nous réjouissons de votre présence. Si la jeunesse patricienne n'affiche pas une réaction à la hauteur de nos besoins, nous irons à la décadence. Votre courage manifesté en expulsant cet obstiné Corvinus est un soulagement pour nous. J'ai reçu la nouvelle avec un juste plaisir. Je suis convaincu que notre foi se sent maintenant moins offensée. Nous ne voyons pas d'un bon œil cet étrange personnage dont la provenance est ignorée de tous. Pour moi, ce n'est qu'un aventurier ou qu'un fou qui nous gêne en chemin.
Piqué de curiosité, le beau-fils de Veturius a demandé avec intérêt :
Alors, on ne sait pas qui il est ? Par quels mystères garde-t-il pour lui une si grande culture à stagner aux services du jardinage ?
L'interlocuteur a cligné d'un œil astucieux et a ajouté :
Qui sait ? Il s'est insinué dans l'esprit populaire avec une incroyable désinvolture. Certains le prennent pour un saint, néanmoins, j'ai tendance à croire qu'il ne s'agit que d'un sorcier entouré d'êtres infernaux. Il avait l'apparence d'un vagabond quand il est apparu ici. Peu à peu, il a acquis la renommée de guérir par des prières nazaréennes en pratiquant l'imposition des mains. La première maison importante qui est tombée dans ses griffes fut celle d'Artémius Cimbrus dont la fillette souffrait, selon la rumeur, de grandes perturbations mentales. Ils ont essayé le traitement de Corvinus et il semblerait que la petite ait été favorablement impressionnée, guérissant alors, comme par miracle. Dès lors, il est devenu le jardinier de la noble famille qui l'a introduit dans d'autres résidences. De sa vie professionnelle, c'est tout ce que je sais. De ses activités de sorcier, néanmoins, il y aurait beaucoup à dire. Le peuple se rapporte à mille choses. S'il n'y avait que les plébéiens pour se montrer émerveillés... Cependant, nous avons quelques illustres patriciens prisonniers dans ses filets. Certains disent que sa parole est revêtue de miraculeux pouvoirs, d'autres affirment qu'il soigne les maladies les plus compliquées...
Il est étrange de voir une ville comme celle-ci prise d'une telle folie ! — a commenté Tatien avec intérêt.
Voilà pourquoi, nous avons besoin d'éléments rénovateurs. Votre décision, en rejetant Corvinus, est des plus réconfortantes. Il est incompétent pour éduquer les enfants, même les plus méprisables. Je sais qu'Artémius défend sa cause, mais je suis convaincu que nous pourrons interrompre, désormais, ses mystifications. Hier soir, Zénobius, un vieil ami qui fut un haut dignitaire de la munificence impériale lui-même informé de sources sures, m'a communiqué que le garçon mort a été poussé à la gueule du chien par Corvinus afin que la meute chrétienne obtienne du sang innocent pour les mystères noirs des réunions qu'ils pratiquent. Chacun sait qu'il a été l'unique témoin de l'acte final...
Et baissant le ton de sa voix, il a demandé :
L'estimable ami aurait-il observé cela ? Il serait très important d'enregistrer ce fait de votre propre bouche...
Tatien, le visage enflammé sous le choc des émotions contradictoires, à tout de suite répondu :
Je ne peux rien avancer en ce sens. Quand j'ai entendu le nom du crucifié, la révolte m'a montée à la tête. Je n'ai eu d'yeux que pour défendre notre propriété de l'influence pestilentielle. J'ai ordonné de lâcher le chien de garde, en proie à un extrême désespoir. Je ne peux en conséquence assurer ce que je n'ai pas moi-même vérifié.
Quirinus contrarié s'est mordu les lèvres et a ajouté :
Soyez sûr, cependant, que les choses n'ont pu se passer autrement. Réagissons conjointement. Nos esclaves ne peuvent continuer à la merci de sorciers inconscients, il ne serait pas licite non plus de permettre que des personnes de notre condition sociale se laissent tromper sans défense...
En cela, nous sommes tout à fait d'accord — a fait remarqué le jeune homme, résolu — ; pour ma part, je prétends sanctionner et sélectionner le groupe de serviteurs.
Et comment allez-vous procéder pour y arriver ? J'aimerais agir chez moi en conformité.
J'attends l'arrivée de mes parents, dans quelques jours, qui amèneront avec eux Hélène, ma future femme. Comme nous résiderons ici après notre mariage, je suis venu avant eux afin d'adapter la vie de la propriété aux habitudes de ma famille et de sorte à me familiariser avec les coutumes de la province. Toutefois, je ne souhaite pas que ma famille découvre des aberrations comme je l'ai fait. Je prétends réunir tous les employés et les faire prêter serment aux dieux que nous vénérons. Je renverrai ceux qui fuient ce juste engagement. Ensuite, je pense instituer à la maison le culte de Cybèle en commençant par une cérémonie processionnelle dans notre bosquet. Il est indispensable de purifier les coutumes en vigueur et l'atmosphère qui nous entoure.
Quirinus fut d'accord, enthousiaste, il promit d'adhérer au programme. Non seulement, il décidait d'en faire de même à son domicile, mais il prétendait inviter ses amis à le suivre.
Il estimait Opilius Veturius, de longue date, et il était heureux de voir son organisation domestique active et bien gardée.
Effectivement, quelques jours plus tard, une fois que les tourments de la peste eurent disparu du quotidien,
Tatien organisa la grande assemblée pour que chacun témoigne de sa fidélité aux
dieux.
Dans une vaste dépendance de l'exploitation agricole, une magnifique statue de Cybèle fut installée pour la réception des vœux de tout le monde, tandis qu'à la droite de l'image, sur une haute palissade couverte de soie écarlate et de fils dorés, se sont installés Tatien, deux prêtres voués au culte de la déesse et le couple d'intendants, Alésius et Pontimiane.
Dans une longue galerie, considérablement élevée, près des portes d'accès à la grande enceinte, la noblesse citadine invitée par Eustasius, jubilait de voir ces cérémonies.
Dans le bas, étaient assemblés tous les serviteurs de la famille, parmi eux quelques artistes répétaient des cantiques consacrés à la divinité.
Sur un petit autel, gracieusement fleuri, l'image que Veturius avait importée de Pessinunte était un témoin impassible.
Cybèle, aillée aux côtés de deux lions, était sculptée dans le marbre immaculé, elle représentait réellement le symbole d'une civilisation vacillante, face au regard interrogateur et triste de dizaines d'esclaves sous la fière exhibition de leur maître.
Le premier à s'approcher, voulant tout naturellement donner l'exemple, fut Tatien, qui révérencieux face à l'idole, a déclaré à voix haute :
— En invoquant la Divine Cybèle, Mère des dieux et notre mère, je jure sans restriction aucune toute ma fidélité aux croyances et aux traditions de nos ancêtres, dans la parfaite obéissance de nos éternels empereurs.
De frénétiques applaudissements ont suivi ces paroles.
Un hymne sacré rythmé et mélodieux accompagné de flûtes phrygiennes s'est fait entendre.
Ensuite, Alésius est descendu du trône improvisé et laissant comprendre que la scène avait été préalablement étudiée, il a prononcé respectueusement les mêmes vœux.
Peu après, ce fut le tour de Pontimiane.
La noble femme paraissait malade et fatiguée. On pouvait deviner sa lutte intérieure.
Pâle, elle a envoyé à son mari un regard suppliant, mais à l'expression rude avec laquelle Alésius l'a dévisagée, il était possible d'imaginer les durs conflits par lesquels ils étaient passés avant la cérémonie...
Réprimée par le regard glacial de son compagnon, la gouvernante de la maison a séché ses larmes et a posément répété les mêmes paroles, niant ainsi la foi chrétienne qu'on lui attribuait.
Un sourire triomphant a plané sur le visage d'Alésius, alors que se dispersait un murmure dans l'énorme agroupement de serviteurs.
De sombres expressions d'étonnement sont apparues sur plusieurs visages.
Tous les esclaves, un à un, certains emphatiques, d'autres humiliés, ont réaffirmé les phrases prononcées Initialement par le maître.
Le dernier fut Rufus.
Épipode, le chef, qui connaissait la fermeté de ses convictions l'avait laissé pour la fin, craignant des réactions pouvant provoquer l'indiscipline.
Le visage austère, démontrant accepter pleinement les responsabilités de cette heure, il a levé son profil bronzé comme s'il évoquait le ciel et non la statue impassible, s'exclamant d'une voix cristalline et dominante :
Je jure respecter les empereurs qui nous gouvernent, mais je suis chrétien et je renie les dieux en pierre incapables de corriger la cruauté et l'orgueil qui nous oppriment en ce monde.
Un bruit sourd a couvert l'assemblée.
À voix basse, Tatien s'est adressé au prêtre le plus âgé et celui-là, assumant la fonction de juge, s'est écrié à l'employé sur un ton autoritaire :
Rufus, tu ne peux oublier ta condition.
Oui, je sais — a répondu l'interpellé vaillamment — , je suis un esclave et j'ai toujours servi mes maîtres avec loyauté, mais l'esprit est libre et je ne reconnais que Jésus- Christ comme Véritable Maître'...
J'exige que tu te rétractes devant la statue de Cybèle, la sublime Mère des Dieux.
Je n'ai rien fait qui ne soit approuvé par la rectitude de ma conscience.
Abjure et tu seras pardonné.
Je ne peux pas.
Tu connais les conséquences à ton irréflexion ?
Je crois parler en parfaite connaissance de mes responsabilités, néanmoins, quels que soient les résultats à mon geste, je ne dois pas reculer devant ma foi.
Rufus a lancé un regard sur la foule alentour et a remarqué que des dizaines de compagnons l'incitaient à la résistance. Pontimiane, quelque peu soulagée, lui envoyait en silence un message muet d'encouragement.
Abjure ! Abjure ! — tonnait la voix du prêtre avec rudesse.
Je ne peux pas ! — a répété Rufus, imperturbable.
Après de courts échanges avec le jeune patricien, le juge improvisé a assigné Épipode au fouet.
Rufus, par ordre du bourreau, a retiré sa tunique de gala qu'il avait enfilée pour la fête et s'est agenouillé les mains en arrière.
À trois reprises, la corde fine et coupante a déchiré sa peau nue provoquant des entailles ensanglantées, mais l'esclave n'a pas bronché.
Il est encore temps, malheureux ! — a crié embarrassé le prêtre de Magna Mater — abjure et ton erreur sera oubliée...
Je suis chrétien — a réitéré Rufus, serein.
La punition pourra te conduire à la mort !
La souffrance ne m'intimide pas... — a soupiré la victime avec humilité. — Jésus a connu le martyre sur la croix pour nous sauver. Mourir par fidélité pour lui est un honneur auquel je dois aspirer.
Le fouet sur son dos a frappé avec violence ouvrant des blessures sanglantes, mais percevant le malaise que la scène de sauvagerie imposait à l'assemblée, Tatien a ordonné l'emprisonnement de l'esclave jusqu'à ce qu'il décide de sa punition définitive.
Une fois le service terminé, la solennité processionnelle a commencé.
Le fils de Cintia désirait une purification complète de la propriété.
Une foule considérable se serrait dans les patios de la maison attendant le cortège.
La statue de Cybèle avait été placée sur un très riche plateau d'argent, décoré de lis.
De jeunes couples, rigoureusement vêtus de blanc symbolisant la chasteté et la beauté, ouvraient le cortège en dansant à un rythme gracieux au son des flûtes et des petits tambours réservés au culte.
Ensuite, toutes les femmes présentes, tenant des palmes aromatiques à la main, annonçaient l'idole qui était posée sur les épaules de Tatien et de plusieurs autres jeunes gens voués à la déesse. Ils étaient suivis par les prêtres en prière conformément au rite phrygien et par les encenseurs.
Après eux, une jeune fille d'une rare beauté portait le couteau sacré.
L'ensemble des musiciens amateurs l'accompagnait utilisant des trompes, des flûtes, des cymbales, des tambours et des castagnettes pour les cantiques vénérés dont les morceaux harmonieux se perdaient dans la nature.
Les dignitaires et les personnalités avançaient en file silencieux et déférents, puis en fin de cortège venait la masse des esclaves muets et tristes.
Les hymnes de louange à la mère des dieux embaumaient le bosquet de douces mélodies interrompant le gazouillement des oiseaux effrayés...
La procession, a fait le tour de l'exploitation agricole en passant par le bois bien entretenu et les vignes étendues, revenant à la demeure où Cybèle a été restituée au temple minuscule qu'Opilius Veturius avait érigé en plein jardin à une autre époque.
Tatien prit la parole après les prières des prêtres, il a remercié la présence des religieux, des autorités et du peuple, rappelant sa confiance en la protection des divinités de l'Olympe.
L'assemblée animée s'est dispersée. La nuit tombait...
Seul maintenant sur la grande terrasse d'où il pouvait voir l'horizon lavé et limpide, le jeune homme, instinctivement, s'est souvenu du frère Corvinus, du décès de Silvain et de la réaction de Rufus et, sans s'en apercevoir, il s'est mis à combattre l'influence du Christ, non plus autour de ses idées elles-mêmes mais au plus profond de son cœur.
SUR LE CHEMIN REDEMPTEUR
Après le décès de Silvain, l'église de Lyon est passée par une période difficile.
Gratifiée par Eustasius qui haïssait l'Évangile, la veuve Mercia, la mère de l'enfant est venue en public accuser le frère Corvinus déclarant qu'il était un sorcier et un infanticide. Devant les autorités, elle a soutenu que le garçon avait été victime de sortilèges maudits. Elle poussa même la cruauté jusqu'à ajouter que Silvain, orphelin, avait été envoûté par les leurres du prédicateur.
Extrêmement humilié, l'ami des pauvres a été soumis à des interrogatoires officiels lors desquels il s'est comporté avec une admirable dignité.
Varrus ne s'est plaint de rien.
Il a expliqué que ce fut dans la meilleure des intentions qu'il s'était rendu à la résidence de Veturius et que par inadvertance l'un des enfants avait été attaqué par un chien sauvage, lâché il ne savait comment.
De sorte que personne ne pouvait être accusé.
Les insultes, venant de Romains sarcastiques, n'ont pas manqué mais il les a supportées avec humilité et héroïsme.
Toutefois lorsque son emprisonnement se fit imminent, Artémius Cimbrus, un patricien doté d'une grande fortune et d'une grande générosité, défendit sa cause, s'utilisant de privilèges et de moyens pour lui épargner l'incarcération. Ayant recours à de hautes personnalités politiques proches du propréteur en fonction, il réussit à suspendre temporairement son internement en faisant repousser le procès à une décision ultérieure ; mais le joyeux foyer des garçons dut disparaître.
Les enfants furent rapidement répartis chez plusieurs frères qui les ont reçus avec
amour.
Considéré par les autorités comme étant indigne d'éduquer de petits enfants, le compagnon des souffrants eut l'impression que son cœur se brisait quand le dernier bambin l'a embrassé en pleurant pour lui faire ses adieux.
Varrus Quint, un modèle d'enthousiasme et un exemple vivant de la foi malgré la force spirituelle dont il avait toujours témoigné, a cédé à la torture qui précède le découragement.
Entre la passion pour son fils inaccessible et l'amour pour les enfants dont il était irrémédiablement dépouillé, il était souvent au bord des larmes.
À plusieurs reprises, au milieu de la nuit, il s'imaginait devant la riche exploitation de Veturius, essayant d'entrevoir le visage de Tatien par l'angle d'une fenêtre illuminée et très souvent à temps perdu, il cherchait ici ou là dans une maison particulière à apercevoir l'un ou l'autre de ces enfants chers à son cœur.
Il étudiait intensément, essayant de fuir ses propres pensées lors de longues nuits de veille qui finissaient par une extrême fatigue. Il se nourrissait à peine, s'investissant dans des travaux demandant beaucoup de sacrifices pour les malades, craignant peut-être de se retrouver plongé dans l'amertume d'où il s'enfoncerait fatalement dans le découragement.
Malgré les avertissements de ses supérieurs et de ses amis, il persévéra dans son excessive activité jusqu'à ce qu'il fut alité sous l'emprise d'une invincible fatigue. Une forte fièvre le rongeait lentement, le poussant à osciller entre la vie et la mort.
Finalement, grâce à l'affection et au dévouement de ses compagnons, il a vaincu cet inquiétant déséquilibre, mais apathique et abattu, il est resté dans l'enceinte de son humble chambre, sans avoir le courage de se lever.
Une nuit, caressé par le vent frais qui soufflait en murmurant doucement, il se souvint du vieux Corvinus avec une plus grande intensité...
Le clair de lune et l'atmosphère pure, la petite chambre et la solitude le poussaient à penser au passé.
Il regrettait beaucoup l'apôtre dont il avait pris la place à l'heure de la funeste étreinte de la mort...
Il avait épousé la mission évangélique avec une extrême ferveur.
Il avait donné à l'église ses plus beaux rêves et renoncé à tous les plaisirs du commun des mortels pour favoriser en lui l'œuvre de la spiritualisation. Il avait cherché à oublier ce qu'il était pour se transformer en un frère pour tous. Il avait partagé son temps entre l'enrichissement de la vie intérieure et le service constant, mais gardait un esprit assoiffé d'amour.
Serait-ce un crime que de vouloir se rapprocher de son fils pour se consacrer à lui ? Le désir d'être également chéri serait-il répréhensible ?
En tant qu'homme, il avait voulu comprendre sa femme et avait honoré, en son for intérieur, le choix qu'elle avait fait. Cinù'a pouvait suivre son chemin comme bon lui semblait. Elle était libre et pour cela, sa femme n'avait pas de place dans ses pensées, cependant, le souvenir de Tatien flagellait son cœur. Ce désir ardent de l'aider s'était converti dans son âme en une idée fixe. Vraiment, elle était devenue agressive et cruelle. Jamais il n'oublierait sa révolte en entendant le nom de Jésus prononcé sur les tendres lèvres de Silvain. Mais — il se disait que —, le jeune homme était le fruit d'une fausse éducation chez Opilius. L'homme qui l'avait condamné à sa mort physique, avait condamné son fils à la mort morale.
Serait-il bien avisé de ne rien faire pour son garçon alors qu'il commençait à peine sa vie ? Serait-ce un acte coupable pour un père que de se dévouer à son propre fils dans la meilleure des intentions ?
Se souvenant cependant de la grandeur de l'idéal qui le poussait à l'amour de l'humanité, il se demandait pourquoi il aimait tant le jeune homme...
Si l'église était peuplée de garçons et de jeunes gens qui méritaient toute son attention et sa tendresse pourquoi restait-il focalisé sur Tatien avec une telle affection alors qu'il ne méconnaissait pas les infranchissables obstacles qui les séparaient ?
Après de nombreuses années de résignation et d'héroïsme à observer les énigmes de son âme, Varrus Quint se rendait, non aux larmes calmes fruit de la sensibilité émue, mais à des sanglots convulsifs proches du désespoir.
Le courant d'air frais d'une douce brise pénétrait par la fenêtre ouverte comme si elle cherchait à caresser sa tête douloureuse...
Mais, maintenant, il s'éloignait des enchantements de la nature.
Malgré la multitude d'amis qu'il avait à Lyon, il se sentait abandonné, sans personne... La présence de son fils serait probablement la seule force capable de lui rendre un sentiment de plénitude.
La pensée tournée vers le souvenir de Corvinus, il se rappelait ses dernières minutes. Son vénérable ami lui avait parlé en des termes inoubliables de la survie de l'âme. Il l'avait éveillé à la certitude de l'irréalité de la mort. Il avait consolidé sa confiance et l'avait investi d'une foi immortelle.
Ah ! Comme il avait besoin en cet instant d'une parole qui le ravisse du tourbillon des angoisses !
Lui qui enseignait la résistance morale, se sentait maintenant fragile et maladif.
Tel un enfant égaré soupire du désir de retrouver la protection maternelle, il s'est mis à penser à son ami décédé...
Relégué à lui même, dans la solitude de sa chambre, il pleurait la tête penchée sur ses genoux, quand il a remarqué qu'une main légère s'était posée sur son épaule courbée.
Perplexe, il a levé ses yeux gonflés de pleurs, et — Oh ! Surprise merveilleuse ! — l'ancien désincarné était revenu de sa tombe et se trouvait là, devant lui revêtu de lumière... C'était le même apôtre d'autrefois, mais son corps semblait plus diaphane et plus jeune.
Des irradiations d'une clarté saphirine illuminaient son front et s'étendaient comme des jets sublimes jusqu'à son cœur.
Tout en se prosternant devant le messager du ciel, le prêtre a voulu crier le bonheur qui l'envahissait, mais une force insurmontable lui prenait la gorge et le maintenait plombé à son pauvre lit.
Avec un indicible sourire, traduisant toute sa mélancolie et sa nostalgie, son amour et son espoir, l'entité lui a parlé avec affection :
Varrus, mon fils, pourquoi te décourages-tu quand la lutte ne fait que commencer ? Relève-toi pour le travail. Nous avons été appelés pour servir. Divin est l'amour des âmes, lien éternel à nous unir les uns aux autres pour l'immortalité triomphante, mais que serait-il de ce don céleste si nous ne savions pas renoncer ? Le cœur incapable de céder au bénéfice du bonheur de l'autre est une semence sèche qui ne produit pas.
L'émissaire spirituel a fait une courte pause comme pour mettre de l'ordre dans ses propres pensées et a continué :
Tout comme nous, Tatien est le fils du Créateur. Ne lui demande pas ce qu'il ne peut te donner. Personne ne peut se faire aimer sous le coup de la contrainte. Donne tout ! Ceux que nous désirons aider ou sauver n'arrivent pas toujours à comprendre, immédiatement, le sens de nos paroles, mais ils peuvent être inclinés ou amenés à la rénovation par nos actes et notre exemple. Très souvent sur terre, nous sommes oubliés et humiliés par ceux à qui nous nous dévouons, mais si nous savons persévérer dans l'abnégation, nous allumons dans leur esprit le feu béni qui illuminera leur route outre tombe !... Tout passe en ce inonde... Les cris de la jeunesse moins constructive se transforment en musique de méditation dans la vieillesse ! Soutiens ton fils qui est aussi notre frère dans l'éternité, mais ne te propose pas de l'asservir à ta façon d'être ! Monstrueux serait l'arbre qui se mettrait à dévorer son propre fruit ; condamnable serait la source qui avalerait ses propres eaux ! Ceux qui aiment, soutiennent la vie et y transitent comme des héros, mais ceux qui désirent être aimés ne sont très souvent que des tyrans cruels... Lève-toi ! Tu n'as pas encore bu tout le calice. De plus, l'église, la maison de Jésus et notre maison, t'attend... Les êtres qui frappent à sa porte, consternés, sans illusions, sont aussi des nôtres... Ces vieux abandonnés qui viennent nous voir, eux aussi ont eu des parents qui les adoraient et des enfants qui leur lacéraient le cœur... Ces malades qui font appel à notre capacité d'assister ont connu de près l'enfance et la grâce, la beauté et la jeunesse !... Nos douleurs, mon ami, ne sont pas les seules. Et la souffrance est la forge purificatrice où nous perdons le poids des passions inférieures pour que nous nous élevions à la vie supérieure... Presque toujours c'est dans la chambre obscure de l'adversité que nous percevons les rayons de l'inspiration divine parce que la satiété terrestre à l'habitude de nous anesthésier l'esprit...
Le messager fit une courte pause, il l'a regardé avec plus de tendresse, puis il lui a dit :
Varrus, va voir ton fils avec la lampe de l'amour allumée dans ton cœur par les enfants d'autrui et le Seigneur te bénira transformant ton amertume en paix...
Lève-toi et attends debout la lutte grâce à laquelle tu rééduqueras ceux que tu aimes le plus au monde...
Dans un mélange de douleur et de joie, d'émotion et d'angoisses, le prêtre a réfléchi à l'épuisement qui le torturait, mais l'envoyé spirituel qui notait ses plus intimes pensées, lui a conseillé :
Ne te rends pas au souffle froid du malheur, ne crois pas au pouvoir de la fatigue... Qu'en serait-il de nous si Jésus, las de nos erreurs, se livrait à l'abattement inutile ? Et même si ton corps souffre des transformations de la mort, reste ferme dans ta foi et sois optimiste... La tombe est la pénétration à la lumière d'un nouveau jour pour ceux qui traversent la nuit portant la vision de l'espoir et du travail en eux.
Le religieux s'est alors dit que quelques informations concernant l'avenir l'aideraient beaucoup... Il pourrait, peut-être, espérer se rapprocher de Tatien ? Réussirait-il à reconstituer l'école qu'il avait perdue ?
Il a suffi que de telles questions lui passent par la tête pour que l'entité lui dise avec
bonté :
— Mon fils n'espère rien pour le moment si ce n'est résignation et sacrifice... Jésus jusqu'à présent n'a pas été compris, même par ceux qui se disent ses disciples. Il aide, pardonne et espère !... Les victoires suprêmes de l'esprit brillent au-delà de la chair.
Puis, l'apôtre désincarné s'est incliné et l'a étreint dans ses bras affectueux.
Varrus Quint a deviné qu'il lui faisait ses adieux.
Oh ! Il aurait tout donné pour ouvrir son âme et lui parler des événements passés pendant toutes ces années de nostalgie et de séparation, mais ses cordes vocales étaient paralysées.
Corvinus a caressé ses cheveux avec l'attitude d'un père qui quitte un fils avant de s'endormir, et se dirigeant vers la sortie, il lui a adressé un émouvant au revoir.
Dehors, la nuit émaillée d'étoiles était enveloppée d'une brise parfumée et fraîche.
Dans son lit, le malade apaisé ressentait cette sensation de paix que seuls ceux qui arrivent à vaincre en eux-mêmes les grands combats du cœur peuvent comprendre.
Quelques instants plus tard, comme s'il avait avalé un léger somnifère, il dormait tranquillement.
Le lendemain, il s'est éveillé remarquant un singulier entrain.
À l'étonnement général, il est allé à l'office religieux du matin participer au culte de la joie et de la reconnaissance. Les prières habituelles venaient à peine de se terminer qu'il nota, non loin du parvis, une agitation inhabituelle. Des cris assourdissants se faisaient entendre. Devant l'expression interrogative de son visage, quelqu'un a expliqué que quelques danseurs masqués annonçaient sur la voie publique le spectacle de gala qui allait être réalisé à l'amphithéâtre en hommage à l'union matrimoniale du jeune Tatien avec la jeune Hélène Veturius.
La maison d'Opilius prévoyait de célébrer cet événement avec de nombreuses distractions publiques car le riche propriétaire qui possédait de vastes domaines, prétendait se faire respecter bien davantage par la communauté citadine.
En effet, Veturius et sa famille, accompagnés d'une longue suite de connaissances et de courtisans, étaient arrivés pour la grande célébration.
L'exploitation agricole, auparavant simple, bien qu'imposante, était maintenant convertie en un véritable palais romain, plein de dames élégantes et de tribuns discoureurs, d'hommes politiques oisifs qui commentaient les intrigues de la cour et d'adulateurs souriants en quête de vin à boire.
Quantité d'esclaves allaient et venaient en se pressant.
Des litières et des voitures arrivaient de différentes provenances.
Hélène ne contenait pas sa joie entre l'affection de son fiancé et l'admiration de tous ceux qui courtisaient sa beauté.
Parfaitement habituée à la vie sociale, elle faisait des prodiges pour satisfaire l'aristocratie gauloise, se montrant pleine d'attention pour tout le monde.
Cintia, cependant, était arrivée transformée. Intentionnellement, elle fuyait toutes les festivités qui agitaient son foyer. Absente des conversations et des soirées, face aux questions posées par les visiteurs à son sujet, Veturius et de Tatien répondaient qu'elle était malade.
Mais un vieil homme, associé à Opilius depuis sa jeunesse, affirmait en privé que Madame était devenue chrétienne.
Cet homme n'était autre que Flave Subrius, le vieux soldat boiteux qui avait aussi changé sa conception de la vie.
Subrius reçut à Rome d'inestimables bénéfices venant de la collectivité évangélique et avait modifié les principes qui guidaient sa destinée.
De l'athéisme et des sarcasmes, il était passé à la croyance et à la méditation.
Ce n'était pas un adepte du Christ à proprement parler, cependant, il faisait des lectures édifiantes, respectait la mémoire de Jésus, donnait des aumônes et évitait le crime qui, en d'autres temps, n'était pour lui qu'une trivialité sans importance.
Comparaissant parfois aux sermons des catacombes, il était transformé. Il avait réussi à retenir dans sa conscience la bénédiction du remords et avait remis en question le chemin parcouru...
Néanmoins, de tous les sombres drames dont son esprit était hanté, l'assassinat de Corvinus était peut-être celui qui lui lacérait le plus le cœur.
À plusieurs reprises, il s'était demandé, sans réponse à sa propre question, ce qu'était devenu Varrus Quint... Où avait-il débarqué ? Avait-il réussi à survivre ? Jamais plus il n'avait eu de lui la moindre nouvelle.
Jamais il n'oublierait l'expression de calme dans les yeux de Corvinus quand il avait poignardé son thorax vieilli. Il s'était dit que l'apôtre crierait de révolte, néanmoins, se montrant angoissé, l'ancien avait porté sa main droite à sa poitrine oppressée sans la moindre réaction. D'ailleurs, en sortant, il avait remarqué qu'il priait... Ce tableau ne s'était plus jamais effacé de sa mémoire. Il le poursuivait de toute part. Que ce soit en se plongeant dans des verres grisants ou en changeant d'air ou de compagnies dans l'intention de se fuir lui-même, là elle se trouvait au fond de son âme, la figure indélébile du vieux prêcheur à lui rendre le coup de poignard par la prière.
Tourmenté par sa propre conscience, il ne supportait plus le supplice qu'il s'infligeait à lui même et en devenait fou.
Dans ces épreuves de démence, il fut aidé par un groupe de chrétiens dont les prières avaient soulagé son esprit souffrant. Dès lors, il avait modifié sa manière d'être, bien que gardant pour lui ses inquiétants secrets s'en remettant à la force rénovatrice du temps.
Quand Opilius l'invita à se rendre en Gaules, il n'a pas hésité.
Il savait que le missionnaire décédé avait appartenu à la collectivité lyonnaise et se proposait de faire quelque chose pour l'organisation qu'il avait tant aimée. Il connaissait l'hostilité de Veturius contre l'Évangile, mais ne manquerait pas de moyens pour aider, anonymement, la famille spirituelle que le frère Corvinus avait léguée aux compagnons.
Toujours attaché à la maison de Veturius, il fut informé par une esclave de confiance que Cintia, malade, avait accepté de recevoir l'assistance chrétienne dans ses appartements particuliers et une fois rétablie, elle avait modifié spirituellement ses propres concepts.
Il avait de la sympathie pour la nouvelle attitude de la matrone (13), cependant il n'avait jamais pu avoir avec elle le moindre entretien à ce sujet.
(i3) n.t. : Dans l'Antiquité romaine, à Rome, une matrone est une dame, une femme
mariée.
De fait, cette information était avérée. Cintia fut soudainement prise d'inclination pour le christianisme.
Peu après la séparation temporaire occasionnée par le départ de son fils, elle avait également été atteinte de la peste dont elle ne fut soignée que par l'interférence d'un saint homme qui, conduit à son chevet en cachette par quelques esclaves, avait apposé ses mains en prière, lui rendant sa paix intérieure.
Une fois sortie du lit, elle se sentait pourtant prise d'une insoutenable mélancolie.
Les crises émotionnelles étaient fréquentes.
Quand la maison était plongée dans le silence, elle descendait au jardin, préférant la méditation à tout bruit domestique. À maintes occasions, Opilius l'avait ramenée dans ses bras, séchant ses larmes abondantes.
Au début, il l'avait jugée brusquement asservie à la mémoire de Varrus et avait essayé de la distraire, mais il finit par s'apercevoir que sa femme bien-aimée avait adopté de nouveaux principes religieux.
Il avait entamé des discussions avec elle qui, graduellement, se sont faites de plus en plus âpres et rudes pour, finalement, considérer qu'il était plus prudent de s'éloigner de Rome pour un temps indéterminé, tout en espérant que les paroles de Tatien la dissuaderaient.
À Lyon, le beau-père s'est entendu avec le jeune homme, qui, fier et inflexible, avait écouté ses confidences le visage étonné et assombri.
Le jeune homme attendait une occasion opportune pour le type de conversation qu'il désirait avoir avec elle et, la veille de son mariage, profitant de ce moment approprié, il a prétexté vouloir présenter à sa mère quelques nouveaux travaux qu'il mettait en œuvre dans un proche vignoble pour se retirer ensemble.
Face au soleil, véritable brasier perdu au couchant enflammé, le jeune homme s'est souvenu en chemin que c'était son dernier jour de jeunesse en célibataire. Le lendemain matin, il marcherait à la rencontre d'un nouveau destin.
Sous un vieux chêne touffu qui semblait protéger la plantation naissante, il prit les mains de sa mère et a commenté les craintes qui tourmentaient son âme...
Par hasard, aurait-elle oublié les vœux sacrés du cœur ? Il avait appris par son père adoptif qu'elle vivait maintenant dominée par les sorcelleries des nazaréens... Serait-ce la vérité ? Il ne pouvait accepter l'idée qu'elle avait modifié l'orientation de sa foi. Il savait qu'elle était forte, toujours consacrée aux divinités domestiques, sans trahir ses ancêtres et qu'il aurait confiance en elle jusqu'au bout.
Sa mère a écouté ses paroles les yeux voilés d'un nuage de larmes qui n'arrivaient pas à couler et comme si elle gardait dans l'âme l'ombre du crépuscule qui commençait à habiller le paysage, elle lui a répondu avec tristesse :
Mon fils, demain j'aurai intégralement accompli ma tâche de mère. En ce sens, ton mariage marque la fin de mes responsabilités. Nous pouvons, donc, parler le cœur ouvert comme deux vieux amis... Depuis quelques années déjà, je ressens le besoin de rénovation spirituelle...
Mais pourquoi ce besoin de renouvellement si l'amour des dieux habite notre maison ? — a coupé le jeune homme contrarié et inquiet. — Nous manquerait-il quelque chose par hasard ? Ne vivons-nous pas les uns pour les autres dans une douce confiance réciproque que les protecteurs célestes nous ont conférée ?
L'abondance des biens matériels n'apporte pas toujours le bonheur au cœur — fit observer la matrone en souriant tristement — la richesse de Veturius peut ne pas être ma richesse...
Elle a posé sur son fils des yeux larmoyants et calmes que la souffrance intime anoblissait et a continué, après une longue pause :
Tant que nous sommes jeunes, notre personnalité est comme une pierre précieuse prête à être lapidée. Mais le temps, au quotidien, nous consume et nous transforme jusqu'à ce qu'une nouvelle compréhension de la vie fasse briller notre cœur. Je me sens dans une nouvelle phase. Tu es aujourd'hui un homme et tu peux comprendre.. Depuis longtemps, j'observe la décadence qui nous entoure. La décadence qui nous gouverne se manifeste par des transgressions de toutes sortes, la décadence chez les gouvernés qui font de l'existence une chasse au plaisir... En d'autres temps, j'ai eu aussi les yeux voilés. Plus les paroles avisées de ton père cherchaient à m'éveiller, plus sourde je me faisais...
Aujourd'hui, cependant, ses paroles résonnent dans ma conscience avec plus de clarté. Nous nous trouvons enlisés dans une boue de vices et de misères morales. Seule une intervention spirituelle différente de celle en laquelle nous avons cru jusqu'à présent, peut relever le monde...
Mais, mon père — a expliqué Tatien visiblement contrarié — était un philosophe qui ne s'est pas éloigné de nos traditions. La documentation qu'il nous a laissée atteste de sa culture. En outre, il a été assassiné quand il accomplissait un noble devoir en combattant la peste chrétienne.
À ce moment-là, sa mère a exprimé les signes d'une peine évidente, le visage serein, elle lui a expliqué :
Tu te trompes, mon fils ! Tu as grandi aux côtés de Veturius sous la brume épaisse qui cache notre passé... Toutefois, aujourd'hui, je peux t'assurer que Varrus était un adepte de Jésus...
En prenant connaissance de cette révélation inattendue, le jeune homme s'est altéré.
Une étrange rougeur lui est montée à la face, les veines de son visage se sont gonflées, ses lèvres se sont crispées et son expression s'est animalisée.
Effrayée, Cintia est restée muette.
Tout comme le jour de la mort de Silvain, le jeune patricien s'est mis hors de lui.
En cette heure, il ne pouvait se révolter, cependant, il s'est écrié pour se soulager :
Toujours affronté par ce Christ que je ne cherche pas ! Par la gloire de Jupiter, jamais je ne céderai, jamais je ne céderai, jamais je ne céderai !...
Prise d'effroi, sa mère recula.
Jamais, elle ne l'avait vu dans un tel état de déséquilibre.
Tatien présentait un masque indéfinissable de souffrance et de haine comme s'il était d'un seul coup devant son plus terrible adversaire.
Il a dévisagé Cintia, tremblant, s'efforçant en vain de se calmer, puis il a énoncé avec un air de découragement :
Mère, Opilius a raison. Tu es vraiment démente. La peste t'a rendue folle !...
Et après quelques instants de silence pendant lesquels on ne pouvait entendre que sa respiration haletante, il a ajouté, mélancolique :
Demain, j'épouserai Hélène avec un dard empoisonné à me torturer la poitrine.
Peu après, il l'a enlacée nerveusement avec toute la sollicitude de quelqu'un qui conduit un grave malade et, sans dire un mot, il l'a laissée dans sa chambre, affligée et désappointée.
Depuis ce crépuscule inoubliable, Cintia Julia a été considérée comme folle au sein de sa famille.
Le mariage des jeunes gens s'est réalisé lors de solennités exceptionnelles. Pendant trois jours consécutifs, l'exploitation agricole et l'amphithéâtre régurgitaient d'invités pour les jeux et les fêtes de congratulations avec de joyeuses cérémonies de louanges et de reconnaissance aux divinités bienfaitrices. Mais, dans la splendeur de la réjouissance publique, deux personnages étaient stigmatisés par une angoisse infinie. Opilius et Tatien contraints de devoir garder la maîtresse de maison à l'écart de la vie domestique, gardaient le sourire artificiel sur les lèvres de ceux qui reçoivent la joie du peuple comme une tasse lumineuse pleine de fiel.
Les appartements de Cintia restaient sous bonne garde dirigée par Épipode.
La réception de visites lui fut interdite.
L'entrée des serviteurs eux-mêmes était strictement contrôlée. La femme de Veturius ne pouvait voir que les plus intimes.
Et alors qu'Opilius, plus étroitement lié à Galba maintenant, se consacrait à l'élevage du bétail à une large échelle, Hélène et Tatien s'aimaient souriants et heureux, Varrus découragé, sans possible entente avec son fils, avait repris sa position de protecteur des abandonnés, se partageant entre les tâches sacrificielles habituelles et les prières édifiantes dont sa parole sublime semblait se baigner d'une lumière rédemptrice.
La renommée du frère Corvinus augmentait quotidiennement entre la haine gratuite des Romains moqueurs et les remerciements des âmes simples qui cherchaient en lui l'abri et la consolation, la santé et l'espoir...
L'année 235 s'est initiée sous de sombres auspices. L'empire grouillait de troubles incessants.
Sous l'instigation de prêtres voués aux divinités de l'Olympe, un important courant faisait référence aux adeptes de la Bonne Nouvelle leur portant des accusations malveillantes, leur attribuant la cause des désastres qui tourmentaient la vie collective.
La peste qui flagellait le monde latin en tous lieux, les récoltes perdues, les vicissitudes de la guerre et l'instabilité politique étaient considérées comme conséquences du travail punitif des dieux qui condamnaient les chrétiens de plus en plus nombreux de toute part.
Des nuages terribles s'accumulaient sur les travailleurs de l'Évangile, qui, en prières, s'attendaient à ce que s'abattent de nouvelles tempêtes.
Au beau milieu de ces sombres présages, Caius Julius Verus Maximin est monté sur le trône romain.
Alexandre Sévère avait été cruellement assassiné emportant avec lui l'influence des femmes miséricordieuses qui soutenaient le christianisme sur le trône impérial.
Le nouveau César ressemblait à un monstre qui s'était emparé de la pourpre, assoiffé de sang et de pouvoir.
Il a rapidement renforcé les tyrans de l'administration et de l'armée et une vaste persécution aux prosélytes du Christ reprit avec une impulsion destructrice.
Bien que Maximin s'en tienne aux questions belliqueuses dans le monde provincial, l'élan de mort se mit à rayonner au-delà de Rome, éveillant l'autocratie et la violence.
Diverses proclamations ont pris effet, n'ordonnant au début que l'assassinat des évêques et des religieux qui suivraient ce courant, offrant l'amnistie à ceux qui abjureraient de leur foi, mais très vite, la vague destructrice s'est élargie à tous les prêcheurs du credo martyrisé.
Quantité d'églises érigées avec de grands sacrifices depuis l'ascension de Caracalla, furent victimes d'horribles incendies.
Dans la métropole, les persécutés ne se rendaient au culte que dans les catacombes, et dans les villes lointaines, la répression dépendait des personnalités en place.
Avec les partisans de l'Évangile reconduits aux tribunaux, en prison et aux amphithéâtres, recommencèrent de vastes effusions de sang de toute part.
À Lyon, l'église Saint-Jean fut interdite et les objets sacrés passèrent aux mains irrévérentes des autorités sans scrupules. Le corps ecclésiastique et les religieux en fonction furent impitoyablement expulsés, mais certains parmi eux, dont le frère Corvinus, voulurent résister à la situation et restèrent en ville veillant au troupeau tourmenté.
En Gaules cependant, malgré tous les revers de l'immense lutte, invincibles les disciples de Jésus ont persisté courageusement dans leur foi. Comme les druides, leurs héroïques ancêtres, ils sont allés se réfugier dans la forêt pour chanter leurs cantiques de louange à Dieu. Après le travail quotidien, ils marchaient dans la nuit, en route vers les champs amis et silencieux, là sous des cathédrales en bois érigées par la nature sous le firmament étoile, ils priaient et commentaient les divines révélations comme s'ils respiraient, par anticipation, les joies du Royaume céleste.
Quirinus Eustasius, le juge en place, avait noué les fils des plus sombres intrigues et de la calomnie pour qu'il fût procédé à une grande tuerie, mais Artémius Cimbrus, patricien doté de vénérables titres, opposait toute sa puissante influence à toutes résolutions les extrêmes qui étaient prises.
Face aux obstacles qui s'opposaient à ses désirs, Quirinus a lancé l'idée que les grands propriétaires réalisent dans leur propre résidence, ce qu'il avait désigné de « juste châtiment ». Les esclaves reconnus chrétiens seraient condamnés à mort et leurs descendants vendus dans d'autres régions afin que la ville passe par une purge aussi complète que possible.
Un ordre d'un sénateur impérial, qu'il obtint sans difficulté, vint sceller ses intentions et il commença par un massacre dans son propre foyer.
Six hommes captifs ont été assassinés spectaculairement au son des musiques et des joies populaires, étendant petit à petit ces mesures à plusieurs maisons de l'aristocratie romaine.
Arrivé le tour du palais rural d'Opilius, le juge lui a rendu visite pour mettre en place les dispositions nécessaires.
D'après ce que je sais — a informé Veturius, une fois interpellé —, nous n'avons ici qu'un récalcitrant.
Je suis au courant — lui a dit Eustasius malicieusement —, il s'agit de Rufus, ce vieillard têtu que nous connaissons bien.
Tatien fut appelé pour donner son avis.
Le fils de Cintia était accompagné de sa jeune épouse qui tenait dans ses bras Lucile leur nouveau-née qui dormait.
Une conversation animée et féroce s'ensuivit.
Je suppose — a expliqué le dignitaire arrogant — que nous n'avons pas d'autre alternative. Nous exterminerons la canaille ou nous serons exterminés par elle. J'observe que certains de nos compatriotes, et des plus éminents, craignent d'affronter la menace galiléenne dans notre ville, considérant peut-être leur très grand nombre. Néanmoins, il est indispensable de réagir. Lyon est la métropole morale des Gaules, tout comme Rome est le centre du monde. Qu'en serait-il de nous si nous stimulions ici le favoritisme ? Qu'Artémius Cimbrus protège les fourbes, se valant de son prestige auprès des sénateurs et des hauts magistrats de Rome, est une calamité que nous ne pouvons pas éviter, mais devrions-nous en faire de même avec des employés immondes et voleurs, serait-ce digne de notre noblesse ?
Les personnes présentes ont approuvé ces paroles avec des signes expressifs de soutien.
Les esclaves — a continué Quirinus, convaincant — sont des instruments passifs de travail et un instrument, en soi, ne peut raisonner. Nous en sommes responsables. Prendre des mesures est de notre devoir.
Et peut-être parce que la pause se prolongeait, Hélène a exprimé son opinion avec fermeté :
Je suis tout à fait d'accord. Depuis longtemps, j'observe que la peste nazaréenne a par-dessus tout des effets psychiques délétères. Il semblerait qu'elle défigure le caractère et efface le brio des personnes. Dans le temps, les condamnés à mort dans les cirques combattaient, intrépides, avec les fauves ou avec les gladiateurs, réussissant souvent à recouvrer leur droit de vivre et même la liberté. De nos jours, avec les enseignements de l'homme crucifié, ils ont perdu leur gaillardise. Partout, c'est une honte. L'affrontement du combat a toujours été un beau symbole. Actuellement, cependant, plutôt qu'une lance comme point de mire, nous voyons des bras croisés et entendons des cantiques jusqu'au bout.
Eustasius a poussé un rire strident et a ajouté :
Bien rappelé ! Bien rappelé ! Si la mode prend, nous vivrons à genoux pour que ces vagabonds restent debout.
Le minutieux entretien s'est poursuivi longuement.
Ils ont marqué une date pour essayer de ramener Rufus à la raison.
Puis, ils ont fêté l'événement.
Les esclaves ne seraient pas dispensés de la scène finale.
Eustasius ferait venir un acheteur d'Aquitaine et si l'obstiné ne cédait pas, il vendrait sa femme et ses deux petites filles dès l'instant où il serait procédé à son élimination.
La mesure serait un avertissement pour tout le monde et il était probable qu'il arrête d'autres foyers d'indiscipline.
Ils ont examiné entre eux le type de mort le plus adéquat à la situation au cas où Rufus serait inflexible.
Veturius a fait remarquer qu'une hache entre les mains d'Épipode ne serait pas utilisée en vain, mais Quirinus pervers, a rappelé qu'un employé délinquant traîné par la queue d'une pouliche sauvage, serait toujours un tableau de fête digne d'être vu.
C'est dans une ambiance de lourde expectative que le jour de la purge dans l'exploitation agricole d'Opilius est arrivé.
Une angoisse évidente perçait sur le visage des nombreux travailleurs rassemblés dans le grand patio.
Veturius, Tatien et Galba, suivis de Quirinus et de bien d'autres personnalités ainsi que du marchand d'esclaves, ont pénétré dans l'enceinte, impertinents, dominateurs et libres.
Rufus avait à ses côtés des gardes musclés, il fut amené au centre de la place délimitée par quantité d'hommes, de femmes et d'enfants.
Ce fut alors que Veturius a ordonné qu'une femme et deux fillettes fussent approchées.
Dioclèsie, la femme du prisonnier et ses deux petites Rufilie et Dionie l'ont étreint avec joie et empressement.
Papa ! Papa !...
Les voix aimantes ont résonné, émouvantes, arrachant des pleurs alors que l'esclave avait des larmes qui lui coulaient des yeux comme des gouttes de rosée diamantine glissant sur un masque expressif en bronze.
Épipode, répondant au signe du Maître, a séparé le beau groupe familial et la voix d'Opilius s'est écriée donnant à ses mots le maximum d'énergie :
Rufus ! Le moment décisif est là ! Tu jureras fidélité aux dieux et tu seras sauvé, ou tu suivras l'imposteur galiléen en te condamnant à mort et en provoquant le bannissement définitif des tiens. Choisis ! Il n'y a pas de temps à perdre!...
Ah ! Seigneur — pleurait le serviteur en tombant à genoux —, ne me condamnez pas ! Ayez pitié de moi !... Je suis l'esclave de cette maison depuis que je suis né !...
Le malheureux s'est tu dominé par l'angoisse et sa tête en d'autre temps droite et digne s'est abaissée jusqu'à la poussière que Veturius foulait.
N'évoque pas le passé ! Réponds au moment présent ! Pourquoi s'adonner à l'illusion nazaréenne quand nos divinités t'offrent le pain quotidien et une vie heureuse ?
Rufus, cependant, a relevé le front retrouvant sa sérénité.
Il a dévisagé sa femme qui le regardait, affligée, puis il a tendu les bras à Dionie, son petit ange brun de quatre ans qui s'est à nouveau précipitée vers lui s'exclamant confiante :
Tu viens avec nous, papa ?
L'interpellé a fixé sa fille avec une indicible tendresse mais il n'a pas répondu.
Personne n'aurait pu connaître le drame qui se déroulait derrière ce visage sillonné de souffrance.
Ses yeux statiques se sont arrêtés de pleurer.
Une soudaine et inébranlable fermeté s'est affichée sur son visage.
Il a élevé sa pensée au ciel manifestant une attitude profonde de prière, mais Opilius s'est remis à parler, incisif et s'écriant :
Ne t'attarde pas, ne t'attarde pas ! Renie la superstition nazaréenne et abomine dès maintenant l'imposteur de la croix ?
L'Évangile est la révélation divine — a informé Rufus pris d'un calme impressionnant —, et Jésus n'est pas un mystificateur mais bien le Maître de la Vie impérissable...
Comment oses-tu ? — a interrompu Veturius, en colère — ta mort ne sera qu'un suicide et tu seras le bourreau de ta propre famille. Dioclèsie et tes filles seront expulsées, quant à toi, dans quelques instants tu descendras partager la convivialité des pouvoirs infernaux.
Il lui a lancé un regard de rancœur et a conclu, après un court intervalle :
Malheureux, tu ne crains rien ?
L'esclave, semblant pris de vigoureuses forces spirituelles, l'a regardé avec tristesse, et a expliqué :
Seigneur, ceux qui vont mourir vont au devant de la vérité... Mon cœur souffre à l'idée de voir ma femme et mes petites filles humiliées par le destin incertain qui les attend sur terre, néanmoins, je les remets en cette heure au jugement du ciel. Aujourd'hui, vous pouvez condamner. La maison, le sol, le bois et l'or restent entre vos mains. Demain, néanmoins, vous serez amenés à rendre des comptes aux tribunaux divins. Où sont-ils ceux qui, en d'autres temps, ont persécuté et ont condamné ? Ils rampent tous dans la poussière où se confondent les esclaves et les maîtres. Les litières de la vanité et de l'orgueil se consument avec le temps... Je ne crains pas la mort qui pour vous est une énigme et un mystère, mais qui pour moi est la libération et la vie...
La grande assemblée écoutait empreinte d'une torpeur irrésistible d'effroi.
Opilius, retenu peut-être par des fils intangibles, restait immobile comme le bâton sculpté auquel il se soutenait et qui portait la marque de son autorité domestique.
Vous commentiez la lamentable situation de ma compagne et de mes filles — a continué Rufus, après un court intervalle —, au vu de vos résolutions, en les exilant vers d'autres terres, malgré tout le respect que votre famille nous a toujours témoigné, je suis amené à me poser des questions concernant vos ancêtres... Où sont donc vos parents aujourd'hui ? Les titres de patricien n'ont pas dispensé vos ancêtres des devoirs envers la tombe. Vous êtes tout aussi séparés d'eux, que je le serai désormais des miens... Et, alors que votre nostalgie erre comme une ombre inutile, hantant vos jours, la douleur de ma femme, tout comme la mienne produiront en nous la réconfortante certitude d'avoir coopérer à la construction d'un monde meilleur... Nous sommes des esclaves, oui, nés sous le joug lourd et cruel de la captivité, néanmoins, notre esprit est libre d'adorer Dieu, selon notre compréhension. Avant nous, d'autres compagnons ont connu le martyre... Combien auront été assassinés dans les cirques, sur les croix, sur les bûchers et dans les tribunaux ?! Combien auront marché vers la tombe, chargés de l'épineux fardeau des afflictions !... Néanmoins, nos cœurs blessés, comme des rondins lancés au feu, nourrissent la flamme de l'idéalisme sanctifiant qui illuminera l'humanité ! Nos enfants ne seront jamais des orphelins. Les protégés du Christ, au monde, sont l'héritage béni de notre foi destinée à un grand avenir... Le bonheur céleste habite avec nous dans les prisons de la terre. Nos souffrances sont semblables aux ombres rares de l'aube qui se mêlent à la lumière naissante d'un nouveau jour !...
Le prisonnier a regardé Veturius dans les yeux avec une vaillante sérénité et a affirmé sans affectation :
Mais vous, Romains dominateurs, tremblez, alors que vous riez ! Jésus règne au- dessus de César !...
Surmontant la lassitude qui le dominait, Opilius Veturius a agité les bras et s'est exclamé :
Tais-toi ! Pas un mot de plus ! Épipode, le fouet !...
L'homme de main a fait claquer le fouet sur le visage de l'esclave anobli, tandis que Veturius, en quelques mots, concluait l'affaire avec le négociant.
Dioclèsie et les petites furent cédées à un prix dérisoire.
Alors que la pouliche sauvage était équipée, la femme du martyr voulut se lancer dans ses bras, mais quelques compagnes l'ont éloignée avec ses filles dans un coin en retrait.
Rufus allait être attaché à la queue de l'animal qui hennissait, indomptable, quand Berzelius, l'acheteur d'esclaves, s'est approché de lui et lui a glissé à l'oreille :
Ta famille trouvera un foyer chez moi en Aquitaine. Meurs en paix, moi aussi, je suis chrétien.
Pour la première fois, en ce jour de terribles souvenirs, un beau sourire s'est affiché sur le visage du martyr.
Plus tard, quelques femmes miséricordieuses de l'église ont rassemblé ses restes dans un terrain proche.
Rufus s'était émancipé pour servir avec plus d'assurance les desseins du Seigneur.
De la fenêtre de ses appartements où elle était récluse, Cintia a accompagné l'horrible scène. Voyant l'animal se précipiter dans la forêt entraînant sa victime désarmée, elle s'est évanouie de terreur.
Des esclaves de confiance guidés par Hélène angoissée, allaient et venaient apportant leur aide. Tatien en avait oublié les visites et était aux côtés de la patiente, contrarié et abattu.
Deux heures d'attente se sont écoulées lourdes de tristesse.
Après de nombreux massages et plusieurs excitants respires par le nez, elle s'est éveillée, mais à l'étonnement général, elle poussait d'étranges éclats de rire.
Cintia Julia était folle...
Dès lors, la famille Veturius fut marquée par de graves épreuves.
Une année s'est écoulée sans grande nouveauté.
Différentes excursions en Gaules avec la malade en compagnie d'Opilius et de Tatien en quête d'améliorations, furent effectuées en vain. Des oracles et des médecins célèbres ont été consultés sans modification.
Mais bien que le service de surveillance ait été renforcé dans leur demeure, la garde de la patiente était devenue plus difficile.
De temps en temps, elle était retrouvée parlant toute seule, à voix haute, démontrant une évidente aliénation mentale plus accentuée.
Une fois même, après avoir trompé les sentinelles, elle était allée jusqu'à une vieille chaumière où le frère Corvinus secourait les personnes souffrantes.
Varrus Quint priait la main droite posée sur deux enfants paralytiques, quand il a remarqué la présence de son épouse bienaimée qu'il a immédiatement identifiée.
Un sentiment irrépréhensible d'affliction a frappé son cœur.
Cintia n'était plus qu'une ombre.
Son corps décharné portait de nombreuses rides, sa chevelure presque blanche et ses lèvres tordues défiguraient son visage impitoyablement.
Elle l'a fixé au début avec indifférence mais dès que les visites se furent retirées, remarquant qu'il était seul, une expression de foi et de confiance s'est illuminée en elle.
Elle s'est approchée respectueusement de l'apôtre et lui a supplié humblement :
Père Corvinus, depuis longtemps j'entends parler de votre travail. Vous êtes un interprète de Jésus ! Ayez pitié de moi ! Je suis malade et fatiguée de tout.
Et, probablement parce qu'elle avait remarqué la perplexité du bienfaiteur, elle a ajouté précipitamment :
Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis la seconde femme d'Opilius Veturius, l'un des ennemis des chrétiens ! Ma famille dit que j'ai perdu la raison... Oh ! Oui, qui sait ? Que peut faire une pauvre femme si ce n'est devenir folle quand elle se voit complètement leurrée par la vie ? Son cœur peut-il vaincre ces douleurs irrémédiables? Comment un arbre pourrait-il résister à l'éclair qui le détruit ? A-t-on déjà vu quelqu'un arrêter le courant d'un fleuve avec une simple branche d'arbre ? En d'autre temps, j'ai été la femme d'un homme que je n'ai pas su comprendre et je suis mère d'un fils qui ne me comprend pas... Je suis épuisée... Je me suis trompée en préférant l'enfer de l'or, alors que Dieu m'offrait le paradis de la paix. J'ai méprisé le compagnon qui me voulait réellement pour la gloire de l'esprit et on a jugé que j'avais fait un juste choix. Maintenant, je cherche à récupérer mon âme et on me traite de folle... Je suis lasse d'illusions... Je veux la bénédiction du Christ consolateur... J'aspire à la rénovation...
L'infortunée matrone a séché ses larmes devant le missionnaire qui la regardait, atterré et attendri, puis elle a continué :
Estimeriez-vous, par hasard, le sacrifice d'un cœur maternel qui aurait nourri au quotidien un enfant avec les larmes de sa douleur et l'aurait fortifié par les rayons de sa joie, pour le voir ensuite, consciemment livré à la férocité ? Pourriez-vous imaginer les souffrances de cette femme qui, victime d'elle-même, reste prostrée entre le désenchantement et le remords, blessée dans ses moindres aspirations ? Ah ! Père Corvinus, pour qui êtes-vous ! Compatissez-vous de moi !... Je désire trouver le Maître, mais je suis condamnée à respirer parmi les idoles qui m'ont trompée... Secourez mon âme ensanglantée !...
Elle s'est agenouillée comme quelqu'un qui ne pouvait plus rien donner d'elle-même si ce n'est la suprême humilité et, avec surprise, elle s'est rendu compte que sur le visage du frère des malheureux, coulaient d'abondantes larmes.
Vous pleurez ? — s'est écriée la malade, perplexe — seul un émissaire du Seigneur peut ainsi procéder... Je suis coupable ! Coupable !...
Et jetant ses yeux au ciel, elle s'est mise à crier dans un état de déséquilibre manifeste :
Pardonnez-moi, oh mon Dieu ! Mes péchés sont énormes. J'ai commis des crimes qui provoquent la douleur de vos élus !... Maudits dieux de pierre qui nous jettent dans le précipice de l'ignorance ! Maudits génies de l'égoïsme, de l'orgueil, de la perversité et de l'ambition !...
Varrus Quint a la physionomie vieillie et dont la longue barbe rendaient méconnaissable, s'est incliné vers elle et dominé par une affection spontanée, il lui a murmuré:
Cintia ! Attends et reste confiante !... Dieu ne nous oublie pas, même lorsque nous sommes induits à l'oublier...
Une étrange lueur s'est exprimée sur le visage de la patiente qui lui a coupé la parole, s'exclamant :
Oh ! Cette voix, cette voix !... qui êtes-vous ? Comment avez-vous su mon nom sans que je vous le dise ? Seriez-vous donc un fantôme qui revient de la tombe ou l'ombre d'un homme qui est mort sans jamais être décédé ?
Le missionnaire l'a caressée avec tendresse et a baisé ses cheveux, refaisant instinctivement les gestes de sa jeunesse.
Perplexe, la matrone a reculé exhibant dans son regard une profonde lucidité comme si soudainement cette grande émotion la ramenait à la réalité...
Elle a fixé les yeux de son interlocuteur avec un indicible étonnement et s'est écriée :
Varrus !...
Dans l'inflexion donnée à ce simple nom, elle y mit tout l'amour et toute la stupeur qu'elle pouvait ressentir.
L'apôtre a attendu en vain la phrase qui s'est étouffée sur ses lèvres pâles.
Cintia l'a dévisagé pendant un court instant, larmoyante, gardant sur son visage l'expression du bonheur statique d'avoir retrouvé un trésor si longtemps désiré...
Un pèlerin de la foi religieuse qui surprendrait le paradis ne révélerait pas un plus grand bonheur que celui de cette face transfigurée par une joie intérieure suprême.
Le tableau inoubliable, néanmoins, a été aussi bref que la foudre dans la nuit.
Son cœur bouleversé par la joie de l'avoir retrouvé, la pauvre femme a brusquement pâli, ses yeux sortaient de leur orbite et son corps a oscillé, perdant l'équilibre.
Varrus, angoissé, s'est empressé de la soutenir.
Avec la soumission d'un enfant, l'agonisante s'est calmée dans ses bras.
Le valeureux patricien que la foi avait transformé en sacerdote avait le visage en pleurs, il a fermé ses yeux pieusement.
Cintia Julia s'est éteinte comme un oiseau, sans râle, sans contractions.
En la pressant contre son cœur, Varrus Quint pleurait balbutiant une prière.
— Seigneur ! — s'exclama-t-il — toi qui nous réunis avec bonté, ne nous sépare pas pour toujours !... Ami divin, qui nous accorde la lumière du jour après l'ombre de la nuit, donne-nous la sérénité une fois la tempête terminée !... Soutiens notre cœur désorienté sur les chemins tortueux du monde et ouvre-nous à l'horizon de la paix ! Nous mourons tant de fois dans l'obscurité de l'ignorance, mais ta compassion nous élève, chaque fois, à la clarté divine ! Je ne peux rien te demander, serviteur que je suis récompensé de tant de bénédictions imméritées, mais si possible, je supplie ta protection pour celle qui aujourd'hui te cherche l'esprit assoiffé d'amour. Oh Maître de nos âmes, aide-nous à trouver une solution à nos besoins ! Nous ne pouvons rien sans ta lumière!...
Pris d'émotion, il s'est tu.
Sa prière s'étouffait dans sa gorge, mais son esprit fervent a continué en une supplique silencieuse qui ne fut interrompue qu'à l'arrivée d'un frère venu l'assister à prêter les dernières manifestations d'affection à la défunte dont les lèvres étaient entrouvertes, immobiles, portant un sourire indéfinissable.
Un messager de confiance a été envoyé au palais de Veturius, mais craignant des représailles, l'émissaire a seulement notifié que Madame avait été victime d'un soudain malaise et exigeait une assistance immédiate.
Cette nouvelle a été reçue désagréablement.
Cette fuite auprès du cercle chrétien était un regrettable événement.
Épipode, le chef de la surveillance en a été avisé avec sévérité et un homme ayant l'estime familiale, à la tête de plusieurs collaborateurs, a été chargé de veiller au transport de la malade vers sa résidence.
Cet homme était Flave Subrius.
Le vieux soldat est allé voir le frère Corvinus et surpris par cette voix qui ne lui était pas étrangère, il fut informé du déplorable événement.
Tout en lançant des regards méfiants à l'apôtre dont le nom était identique à celui de la victime qu'il n'avait jamais oubliée, il a organisé respectueusement le transport du cadavre que
Varrus a aidé avec beaucoup d'affection à installer dans la voiture convertie en carrosse mortuaire.
Une infinie consternation a rempli la résidence romaine autrefois resplendissante et heureuse, et dans la soirée, un peloton de légionnaires a entouré la chaumière où le frère Corvinus méditait...
Veturius avait ordonné son emprisonnement pour l'enquête qu'il prétendait organiser.
Intentionnellement, le prêtre a été fait prisonnier et incarcéré sans la moindre considération.
Le martyre suprême de Varrus Quint allait commencer.
MARTYRE ET AMOUR
Jeté en prison, le frère Corvinus ressentit bientôt les effets des persécutions implacables misent en œuvre par Opilius Veturius.
Des ordres venant des assesseurs de Maximin commencèrent à apparaître, condamnant au supplice les dits « agitateurs galiléens ».
Artémis Cimbrus et d'autres compatriotes influents ont malgré tout essayé d'opposer leur résistance à la tuerie criminelle car le mouvement déplorable s'étendait, effréné.
L'envoyé du tyran qui était au pouvoir, Alcius Novicianus, un vieux guerrier de Thracie, est arrivé en ville en compagnie de quelques troupes où ils furent allègrement reçus.
Des spectacles dans l'amphithéâtre de la ville furent organisés en grande pompe.
L'ami de Maximin était porteur de diverses lettres aux autorités lugduniennes, recommandant la plus grande sévérité concernant les punitions administrées aux partisans du culte nazaréen et, afin de répondre aux messages illustres reçus, des dizaines de plébéiens furent jetés à la furie Carnivore des fauves africains, au son de grisantes musiques.
Le bienfaiteur des pauvres et d'autres prisonniers hautement considérés par l'opinion publique, quant à eux, durent répondre à un interrogatoire que l'illustre visiteur leur réservait.
Le jour en question, le tribunal d'audience régurgitait de monde.
Une multitude de gens était entassée dans de vastes galeries.
Tous les adversaires de la nouvelle foi semblaient s'être réunis là, par ironie et par
mépris.
Presque adulés par l'ambassadeur de l'empereur, Opilius, Galba, Tatien et Subrius accompagnaient le déroulement des événements le visage sombre.
Veturius dénonçait à ses traits vieillis les afflictions extrêmes qui le tourmentaient, il était inquiet et passait de temps à autre sa main droite sur ses yeux, démontrant toute l'émotivité dont il était possédé, alors que Tatien, se rappelant l'infirmier dévoué, laissait transparaître sur son visage un mélange de compassion et de dédain. Galba se caractérisait par sa froideur habituelle, mais Flave Subrius, bien que diminué physiquement, guettait toutes rumeurs dans la large enceinte avec la vivacité d'un félin, prêt à signaler les moindres particularités du spectacle.
Frère Corvinus, escorté par plusieurs gardes, est apparu dans le grand salon.
Squelettique et pâle, sans prononcer un mot, son corps disait la faim qui sévissait en prison. À ses poignets, il portait des blessures rouges et au visage les marques des coups de fouet qui révélaient le martyre supporté dans les cellules où des légionnaires ivres avaient l'habitude d'exercer leur cruauté, mais les yeux du condamné s'en montraient d'autant plus brillants. Ils ne rayonnaient pas uniquement de patience dénotant sa grandeur spirituelle, mais aussi d'une supériorité indéfinissable, mêlée de compréhension et de miséricorde pour ses bourreaux.
Face au missionnaire, les représentants de la maison d'Opilius ont immédiatement pâli.
De toutes parts, des injures ont fait écho, excitant les esprits contre l'apôtre sans défense.
« À bas le sorcier ! Mort à l'assassin, le supplice au tueur de femmes et d'enfants ».
De tels blasphèmes étaient hurlés spontanément par des centaines de lèvres dures et furieuses.
Varrus Quint, néanmoins, dont la conscience tranquille semblait couronner une imperturbable sérénité, a promené son regard calme et bon sur l'assemblée irritée et la foule s'est calmée d'un seul coup comme si elle était dominée par une force irrésistible.
Aldus lui-même habitué à l'agressivité de la caserne, en fut surpris.
Il s'est levé, imposant, et essayant en vain de prendre l'attitude respectable d'un magistrat, a harangué la foule pendant quelques minutes, soulignant les inquiétudes du gouvernement quant à l'élimination du culte interdit, avertissant les citoyens contre l'idéologie religieuse qui prétendait confondre les esclaves aux maîtres.
Ensuite, il s'est adressé solennellement au prêtre en disant :
Je me crois dispensé de toute considération envers les prisonniers sans titre qui sont exhortés au respect de l'État. Néanmoins, tant d'efforts se sont interposés en votre faveur, face à mon autorité, tant de familles aristocratiques s'intéressent à votre sort que je me sens dans le devoir de juger votre situation avec une bienveillance toute particulière.
Corvinus écoutait l'émissaire, calmement, mais une insoutenable angoisse dominait la
foule.
Vous êtes accusé d'avoir provoqué la mort d'un enfant — a continué Novatien hautain —, d'avoir cultivé la pratique de sorcelleries maléfiques et d'avoir assassiné une patricienne distincte, malade et irresponsable, après l'avoir probablement attirée avec des promesses de guérison imaginaire. Cependant, pondérant les sollicitations faites par plusieurs personnalités, je daigne analyser le procès allusif de culpabilité en question, en vous traitant comme un citoyen de l'empire. Mais avant tout, je désire m'assurer de votre fidélité à nos traditions et principes puisque vous êtes considéré par tout le monde comme un membre actif de la secte reniée et dont nous n'avons d'autres recours si ce n'est l'exil, la punition ou la mort pour arriver à son extinction.
Il a fait une petite interruption, a fixé le prêtre dans les yeux cherchant en vain à soutenir son regard calme et confiant, puis il a demandé :
Au nom de l'Empereur Maximin, je vous exhorte à jurer votre loyauté aux dieux et obéissance aux lois romaines !
Varrus, concentré sur lui-même, démontrant qu'une longue distance spirituelle le séparait de l'atmosphère de cruauté et de petitesse qui prédominait dans l'enceinte, a répondu avec fermeté et simplicité :
Illustre émissaire, selon les leçons de mon Maître, j'ai toujours donné à César le respect que César attendait de moi, néanmoins, je ne peux me vouer aux idoles parce que je suis chrétien et je ne désire pas abandonner ma foi.
Quelle audace ! — s'exclama Novatien irrité alors que le peuple protestait en criant: — « Mort au traître ! Que l'on égorge le scélérat !... »
Le religieux, néanmoins, n'a pas manifesté le moindre changement d'expression.
Le juge a agité un petit marteau en bronze exigeant le silence et l'a interpellé à nouveau :
Vous êtes intrépide jusqu'à l'insulte ?
Je vous demande des excuses si mes paroles vous dérangent mais comme vous m'interrogez, à mon tour, je vous réponds.
L'attitude sereine et digne de Corvinus imposa à nouveau le calme à la grande assemblée.
Alcius a essuyé une copieuse sueur qui coulait sur son front ridé et lui rétorqua :
Confessez, alors, votre union avec la maudite secte des nazaréens ?
Je ne vois pas de malédiction à cela — a répliqué le prisonnier sans amertume —, les partisans de l'Évangile sont des amis de la fraternité, du service, de la bonté et du pardon.
L'émissaire de César a passé sa main droite sur sa tête grasse et chauve, puis il a brandi un bâton d'argent sur l'estrade à laquelle il se soutenait et s'est écrié :
Vous n'êtes qu'un vieux groupe de menteurs ! Quel sentiment de fraternité pourrait vous enseigner un Galiléen inconnu qui vous induit au supplice depuis presque deux cents ans ? Quel service prêteriez-vous à la collectivité en prêchant l'indiscipline parmi les esclaves avec des promesses fallacieuses d'un royaume céleste ?
Quelle bonté exerceriez-vous en conduisant des femmes et des enfants au spectacle sanglant des cirques ? Et de quel pardon réussiriez-vous à donner l'exemple quand votre héroïsme n'est rien que de la vilenie et de l'humiliation ?
Varrus perçut la dureté intellectuelle de l'investigateur et objecta :
Notre Maître a souffert sur la croix parce qu'il se sentait comme le frère aîné de l'humanité dans le besoin, non de la force brute ou de la violence, mais de la valeur morale pour comprendre la grandeur de l'esprit éternel ; le service pour nous n'est pas l'exploration de l'homme par l'homme mais le libre accès de la créature au travail par le grandissement des mérites personnels de chacun ; la bonté, dans notre champ d'action, est...
Alcius, à cet instant, lui a coupé la parole en gesticulant, furieux :
Taisez-vous ! Pourquoi supporter votre sermon sans raison ? Ignorez-vous, par hasard que je peux décider de votre sort ?
Nos destins reposent entre les mains de Dieu ! — rétorqua Varrus serein.
Vous savez que je peux prononcer votre sentence de mort ?
Respectable émissaire, le pouvoir transitoire du monde est dans vos décisions. Vous obéissez à César, ordonnez ce que bon vous semble ! J'obéirai au Christ en me soumettant à votre volonté.
Novatien a échangé un regard expressif avec Veturius comme s'ils scellaient en silence d'un commun accord leur point de vue, puis il s'est exclamé :
Je ne tolère pas de sarcasmes !...
Il convoqua l'un de ses assesseurs et ordonna que le prisonnier fût frappé de trois coups de fouet tressé sur la bouche.
Un garde à l'aspect féroce a été choisi.
Alors qu'il était battu, Varrus semblait prononcer une prière.
Le sang écumait de ses lèvres et coulait sur son humble tunique quand un jeune homme s'est approché, s'agenouillant près de lui, il s'exclama en sanglots :
Père Corvinus, je suis ton fils ! Tu m'as recueilli quand j'errais dans la rue sans personne ! Tu m'as donné une profession et une vie digne... Tu ne souffriras pas seul ! Je suis ici...
Et à la stupeur générale que la scène imposait aux personnes présentes, bien qu'ensanglanté, le bienfaiteur blessé s'est incliné vers le jeune homme et l'a supplié :
Crespin, mon fils, n'affronte pas l'autorité ! Pourquoi te rebelles-tu, ainsi, si tu n'as pas encore été appelé ?
Mon père — pleurait le jeune, presque un garçon —. Moi aussi je veux témoigner! Je désire prouver ma fidélité au Seigneur !...
Et, se tournant vers le représentant de César, il a déclaré :
Moi aussi je suis chrétien !
Corvinus caressa ses cheveux en désordre et a continué :
Tu as oublié que le plus grand exemple des partisans de l'Évangile n'est pas celui de la mort mais celui de la vie ? Tu ne sais pas que Jésus attend de nous la leçon de l'amour et de la foi où nous respirons ? Mon témoignage au tribunal ou à l'amphithéâtre sera des plus faciles, mais tu pourras honorer notre Maître d'une façon plus sacrificielle et plus noble en travaillant pour lui, dans l'intérêt de nos frères dans l'humanité et en souffrant pour lui au quotidien... Va en paix ! Ne manque pas de respect au messager de l'Empereur!...
Et comme si l'ambiance était magnétisée par des forces intangibles, le jeune homme, en séchant ses larmes, est sorti sans être molesté par qui que ce soit.
Se ressaisissant de la surprise qui l'avait dominé, Novatien releva la voix et fit remarquer :
L'émissaire d'Auguste ne peut perdre temps. Consacrez-vous aux dieux et le procès dans lequel vous êtes impliqué sera examiné avec attention...
Je ne peux pas ! — a insisté Corvinus sans affectation — je suis adepte du christianisme et dans ces conditions je désire mourir.
Tu mourras alors ! — S'est écrié Alcius indigné.
Et il a signé la sentence indiquant que le prisonnier serait décapité sur le champ le lendemain, à l'aube.
Varrus l'a écouté, sans broncher.
La foi et la tranquillité imperturbables resplendissaient sur son visage.
Dans l'assemblée, néanmoins, régnait un grand malaise.
Opilius et Galba ont étreint l'émissaire visiblement satisfaits. Tatien, néanmoins, se sentait inexplicablement angoissé, luttant contre lui-même pour surmonter tout sentiment d'affection. Les entretiens qu'il avait eus avec l'infirmier en d'autre temps lui revenaient en mémoire. L'homme offensé et abattu lui imposait de l'admiration malgré tout. Il aurait tout fait pour ne pas y penser, mais sa grandeur morale le confondait et l'inclinait à la réflexion. Instinctivement, il avait envie de le défendre, néanmoins, ce ne serait pas licite de se soumettre à une telle aventure. Corvinus pouvait être un géant d'héroïsme mais il était chrétien, et lui, Tatien, détestait les nazaréens.
Il s'est éloigné de quelques pas afin d'apprécier la magnifique statue de Thémis qui se tenait dans l'enceinte, quand quelqu'un a accouru à la rencontre du condamné qui retournait en prison, résigné.
Cette personne c'était le vieux Flave Subrius qui s'est approché du religieux et lui a dit à voix basse :
Je te reconnais ! Maintenant, je n'ai plus de doute. Vingt ans ne suffiraient pas pour que je t'oublie !...
Varrus Quint lui a lancé un regard de douleur, sans rien répondre.
Le vieux soldat, néanmoins, considéra ce silence comme étant la confirmation qu'il attendait et, retenant difficilement les sanglots qui lui montaient aux yeux, il lui a pris ses mains attachées à de lourdes chaînes et a ajouté :
Mon ami, ta mort n'aurait-elle pas été plus douce en mer ? Comme il me pèse d'avoir coopéré à ton sacrifice ! Comme je déplore ton malheur en pensant au fardeau d'angoisses que tu portes sur les épaules !...
L'interpellé, néanmoins, lui a souri tristement et a répliqué :
Subrius, l'esclavage pour Jésus est la vraie liberté, tout comme la mort en compagnie de notre Divin Maître est la résurrection à la vie impérissable ! Nous ne devons craindre qu'un seul fardeau — celui de la conscience coupable !...
Et remarquant avec surprise que des larmes d'une profonde peine n'arrivaient pas à couler, il a ajouté :
Si tu cherches maintenant un chemin d'accès à la vérité, ne repousse pas au lendemain ta rencontre avec le Christ. Fais quelque chose pour ton salut et le Seigneur fera le reste...
À cet instant, cependant, le chef de surveillance, croyant que Subrius insultait le prisonnier, s'est approché d'eux et a vociféré, sarcastique :
Noble romain, laisse-moi m'occuper de ce sorcier ! Je vais le préparer à coups de bastonnades au spectacle de demain...
Et avant que Subrius stupéfait n'ait pu réagir, Varrus fut à nouveau traîné en prison.
Dès lors, le vieux guerrier retraité sembla pris d'une incompréhensible perturbation.
Il s'est éloigné de ses amis intimes, il s'est dirigé précipitamment à l'exploitation agricole, a enlevé d'un vieux coffre-fort toutes les pièces d'or qu'il possédait et il est retourné au centre-ville, cherchant les compagnons du frère Corvinus.
Suivant les informations de quelques femmes miséricordieuses, il a rencontré Ennio Pudens près de l'église sous un toit abandonné.
Il s'est fait connaître de l'ecclésiastique respectable et a remis à l'église Saint-Jean tout l'argent qu'il avait pu amasser pendant des années, l'implorant de bénir ses nouvelles résolutions. Ennio, ému, a prié en sa compagnie suppliant l'assistance céleste et le consolant avec des paroles généreuses pleines de bonté, de compréhension et de foi.
Malgré ce secours offert, le vieux soldat semblait différent, distrait, dément...
En vain, Opilius l'a cherché chez lui, en vain Tatien a voulu le retrouver.
Subrius s'était retiré à la campagne pour se consacrer à la prière, reconsidérant les chemins parcourus.
Il est revenu au foyer domestique dès les premières heures du jour, mais il ne réussit pas à se calmer.
Quand Veturius est allé le réveiller pour l'accompagner vers le lieu d'exécution, il était déjà parti, Galba et son père le rejoignirent sur place.
Tatien s'est abstenu. Il a prétexté une brusque indisposition organique afin de ne pas se soumettre au spectacle. Il ne désirait pas affronter la présence de Corvinus dont la sérénité le dérangeait.
Malgré l'heure matinale, une vaste foule s'était agglutinée sur la place, rares furent les personnalités éminentes qui ne furent pas présentes, Novatien lui-même était fortement impressionné par la résistance morale du prisonnier.
Une fois les formalités en vigueur accomplies, le représentant de Maximin a ordonné au bourreau d'approcher.
Le frère Corvinus, démontrant une indicible anxiété dans son regard percutant et limpide, observait le groupe d'Opilius à la recherche de celui qui n'apparaissait pas...
De lourds moments ont suivi.
La nature, comme indifférente aux crimes et aux malheurs des hommes, était éblouissante de lumière.
Le soleil couronnait le paysage de rayons d'or alors que le vent chantait, un souffle frais emportait au loin la fragrance des rameaux en fleur.
Attristé, car il n'arrivait pas à trouver Tatien dans l'assemblée populaire qui l'encerclait, Varrus Quint s'est mis à prier en silence.
Spirituellement il s'est éloigné de l'assourdissant brouhaha, il a remarqué que des corps lumineux le caressaient... Le souvenir du vénérable Corvinus lui est fortement revenu en mémoire et il s'est senti consolé à l'idée qu'il allait également mourir en réaffirmant sa foi... Il cherchait à aiguiser ses sens pour pénétrer avec assurance dans le monde invisible quand il a entendu les cris aigus de quelqu'un, près de lui.
C'était Flave Subrius qui hurlait, possédé :
— Moi aussi, je suis chrétien ! À bas les dieux en pierre ! Vive Jésus ! Vive Jésus ! Arrêtez-moi ! Arrêtez-moi à juste titre ! Je suis un assassin qui se transforme ! J'ai déjà beaucoup tué ! Tuez-moi aussi maintenant !... Malheureux romains, pourquoi avez- vous converti l'honneur des ancêtres en un fleuve de sang ! Nous sommes tous des scélérats sans rémission possible ! Pour cela, je veux la nouvelle loi !...
Face à la perplexité générale, Veturius s'est approché du noble visiteur et l'a informé :
Illustre Novatien, accélérez l'exécution. Flave Subrius est attaché à ma maison depuis de nombreuses années et peut-être en raison de son âge avancé, il est devenu fou. Je me chargerai de l'éloigner sans problème.
L'ordre a été exécuté.
Le condamné s'est agenouillé.
Artemius Cimbrus, que personne n'osait déranger en vertu de ses prérogatives, s'est approché de lui courageusement et lui a couvert le visage avec une petite serviette en lin très fin afin que la scène brutale ne lui blesse pas la vue.
Glabrus Hercules, un ancien gladiateur de l'amphithéâtre, maintenant converti en bourreau, a levé son glaive, les mains tremblantes laissant tomber l'instrument sur le cou de la victime. Cependant, des pouvoirs invisibles agissaient pour que le tranchant de l'épée n'atteigne pas l'endroit visé. Ayant assené un troisième coup, le martyr bénéficia du pardon de César faisant cesser la sentence.
Il existait une loi interdisant un quatrième coup à toute décapitation.
Varrus Quint, baigné de sang, fut donc transféré dans son cachot où maintenant, il avait le droit de mourir lentement.
Veturius a accompagné les moindres détails du terrible tableau, sans s'altérer, et quand il est allé voir Flave Subrius qui s'était éloigné pour ne pas assister à l'horrible scène, il ne l'a plus trouvé.
Le client d'Opilius avait pris une voiture et était rapidement retourné chez lui.
Profondément bouleversé, presque méconnaissable, il a demandé à Tatien un entretien privé et s'est mis à lui parler du passé, synthétisant le plus possible.
Le jeune patricien, bouche bée et atterré écoutait ses réminiscences quand Veturius est arrivé en sueur et angoissé, devinant ce qui se passait, il a essayé de l'interrompre.
Flave Subrius, tu es devenu fou ! — a-t-il hurlé courroucé.
Non, Tatien, non ! — a-t-il protesté d'une voix ferme — mon jugement n'est pas déséquilibré ! Ma santé n'a jamais été aussi robuste que maintenant ! Ma conscience se réveille à peine pour se faire justice. J'ai commis des crimes et des crimes ! Je ne perpétrerai plus celui de t'occulter la réalité. Cours sur les lieux de l'exécution et si ton père est encore vivant, ne le prive pas de ton affection à la dernière heure ! J'irai avec toi, j'irai avec toi !...
Opilius, désespéré, révélant un déséquilibre compromettant qui, d'aucune manière, correspondait à son tempérament calculateur et courtois, est intervenu en criant :
Chien, recule ! Tu ne briseras pas l'harmonie de ma maison ! Ne méprise pas la mémoire du père de Tatien qui nous a toujours été extrêmement sacrée !...
Ses veines gonflées dénonçaient toute l'émotion qui opprimait son âme, Subrius a exprimé une féroce expression sur son visage auparavant flegmatique et impénétrable, et il a rétorqué :
Ce n'est pas la vérité, Tatien ! Opilius m'a ordonné de poignarder Varrus Quint sur les eaux, mais par gratitude au passé, je l'ai épargné en assassinant un apôtre qui l'accompagnait et qui, certainement, lui a légué son nom. Et même si je meurs maintenant, je suis plus soulagé, presque heureux. J'ai vidé le fiel qui m'empoisonnait le cœur, j'ai expulsé quelque chose de ma propre bassesse... Mais, ne perds pas de temps, partons !
Veturius, toutefois, l'a immédiatement attrapé par la taille et a immobilisé ses bras, appelant des serviteurs, alarmé et livide.
Obéissant à leur maître, des esclaves musclés l'enfermèrent dans une pièce agréablement meublée, mais sombre et triste.
Légionnaire dans le temps, malgré son âge, il montra à cette heure l'agilité d'un tigre enchaîné, essayant de réagir à la hauteur de l'agression.
Et avant qu'Opilius et le mari d'Hélène ne se soient retirés, inexplicablement, Subrius
s'est tu.
Ses yeux brillaient maintenant et pris d'une étrange lucidité, après quelques instants il se mit à parler posément :
Tatien, mon histoire est la version réelle des faits. Quelque chose me dit que l'esprit de ton père n'est encore pas parti. Veturius m'a incarcéré pensant faire taire la vérité... Naturellement, il croit qu'il pourra me retenir comme il l'a fait avec ta malheureuse mère, mais il se trompe encore une fois et puisque je suis dans l'impossibilité de faire une confession devant l'envoyé d'Auguste afin de recevoir la punition que je mérite, je mourrai pour que tu crois en moi ! J'échange ma misérable vie inutile pour les moments de consolation que Varrus mérite...
Opilius a émis un rire nerveux réitérant sa conviction que son compagnon délirait.
Restant calme, Subrius s'adressa au jeune homme :
Une fois que je me serai puni moi-même, réfléchis à ma révélation et n'hésite pas...
Veturius, voulant empêcher de nouveaux échanges, a traîné son beau-fils à l'intérieur l'invitant à se préparer pour le repas.
Dans le triclinium, il voulut dissiper la tristesse de son fils adoptif en lui racontant de joyeuses histoires anodines, et une fois le repas terminé, ils sont allés passer un moment sur la
Quand le fils de Cintia fut remis de sa surprise, voici qu'est apparu Épipode, très pâle, annonçant que le vieux Subrius s'était pendu à la plus haute poutre de sa cellule.
Le beau-fils et le beau-père se sont regardés, terrifiés. Ils ont accourus instinctivement dans la sombre pièce et ont trouvé le corps du vieil ami suspendu, inerte, à l'épaisse charpente en bois.
Le vieux soldat avait tenu sa promesse en se suicidant.
Comme s'il était poussé par une insurmontable énergie, Tatien n'a plus hésité. Il s'est éloigné précipitamment en direction de l'écurie et alors qu'il montait dans une voiture légère, il a été étreint par Opilius qui lui a déclaré :
Je vais avec toi. Tu seras convaincu que le misérable sorcier est mort et que Subrius a été simplement victime de folie et d'illusion.
Le soleil des premières heures de l'après-midi scintillait entre les feuilles des gigantesques chênes qui protégeaient le chemin sur lequel les deux associés du destin avançaient calmement, ruminant mentalement chacun ses réflexions. Néanmoins, alors que Tatien, jeune et vigoureux, se perdait dans un abîme d'interrogations, Opilius, amaigri et inquiet, était plongé dans des souffrances torturantes. Comment échapper aux déboires de cette heure si le condamné était encore vivant ? Comment regagner la confiance de son beau- fils si la parole de Subrius se confirmait ?
À la porte du cachot, ils furent reçus par le gardien de la prison avec un respect tout spécial qui, loquace et gentil, les a informés où se trouvait le frère Corvinus moribond...
À la demande d'Artémis Cimbrus, le geôlier Edulius lui prêtait assistance parce que le généreux patricien avait obtenu l'autorisation d'enterrer son corps dès qu'il aurait expiré.
Opilius, tremblant, a supplié l'autorisation de rendre visite à l'agonisant en privé ; demande qui fut immédiatement acceptée.
Une fois l'infirmier éloigné, tous deux ont pénétré dans la pièce étroite où le condamné les yeux immensément lucides, attendait l'instant final.
Des draps très fins, offerts par des mains anonymes, étaient tachés de sang.
Les coups d'Hercules lui avaient massacré l'omoplate, envahissant son thorax qui était
ouvert.
Tatien, dominé par une indicible angoisse, a échangé avec lui un inoubliable regard..
Et l'esprit illuminé par la vérité, comme cela se produit avec les grandes âmes proches de la mort, avec effort, Varrus Quint lui a parlé ouvertement :
Mon fils, j'ai supplié Jésus de ne pas autoriser mon grand voyage sans t'avoir retrouvé... Je suis convaincu que Flave Subrius a révélé à ton cœur tout ce qui s'est passé...
Et comme le jeune homme effrayé se tournait vers Veturius, son père a continué :
je sais... C'est Opilius, qui t'a élevé comme un père. Je comprends son embarras à nous entendre, cependant, je le supplie d'autoriser cet entretien de dernière heure... Hier, Cintia s'absentait de la terre, aujourd'hui c'est moi...
À cette hauteur, le mourant a souri, résigné.
Le jeune homme manifestant toutefois ses propres conflits intérieurs, laissa l'émotion déborder de son cœur et demanda :
Si vous êtes mon père comment comprendre une telle sérénité ? Si Subrius a dit la vérité, mon beau-père n'est-il pas votre plus grand ennemi ? Si Veturius a ordonné de vous faire assassiner pour usurper la destinée de ma mère, comment pouvez-vous tolérer une aussi horrible situation quand une simple parole venant de vous pourrait éclaircir tous les doutes ? Oh dieux, comment vaincre ce ténébreux labyrinthe ?!...
Le condamné dont les traits se recomposaient, essaya cependant d'esquisser un geste d'affection, puis il ajouta avec réserve :
Tatien, ne t'afflige pas juste à l'heure où nous nous quittons. Ne considère pas Veturius comme l'adversaire de notre bonheur... Souviens-toi, mon fils, de l'affection avec laquelle il a guidé ton développement... Personne n'atteint la dignité personnelle sans de dévoués éducateurs. Oublierais-tu, par hasard, le dévouement avec lequel il s'est consacré à ton bien-être ? Le remerciement sincère est une loi pour les cœurs nobles et loyaux. Même s'il était un criminel commun, il mériterait notre respect pour la tendresse avec laquelle il a suivi tes premiers pas... Tu supposes devoir identifier en lui un ennemi de notre maison, néanmoins, nous ne poumons pas oublier qu'il a été l'homme aimé par ta mère... J'ai toujours honoré les désirs de Cintia dans les moindres détails et je ne cesserai de la comprendre dans le choix de son cœur...
Le blessé s'est interrompu pendant quelques instants, retrouvant des forces, et a continué :
Ne me crois pas dépourvu de sentiments... J'ai appris avec Jésus que l'amour, au- dessus de tout, est le moyen de coopérer pour le bonheur de ceux à qui nous nous dévouons... Aimer c'est faire don de soi-même... J'admets que le passé pourrait avoir été guidé par d'autres circonstances, néanmoins, qui de nous pourrait pénétrer avec assurance la conscience d'autrui? Que ferions-nous si nous étions à leur place ? Opilius, certainement, a été désiré avec une infinie tendresse par l'âme à qui nous devons tant et, peut-être pour cela même, il n'a pas hésité à lui manifester les aspirations les plus profondes...
— Si je dois vous reconnaître comme père — sanglotait le jeune homme agenouillé , je ne comprends pas le pardon des offenses !
Varrus lui a caressé la tête et comme s'il était soutenu par des forces invisibles, il a expliqué :
Tu es encore jeune pour comprendre les tempêtes qui agitent le cœur... Moi aussi j'ai commencé à percevoir la vie par les traditions de nos ancêtres. Jupiter représentait pour moi le pouvoir suprême et je croyais que les créatures n'étaient que des êtres récompensés par les faveurs ou poursuivis par le mécontentement des dieux... Mais j'ai ensuite trouvé Jésus-Christ sur mon chemin et j'ai perçu la grandeur de la vie à laquelle nous sommes destinés... Chaque homme est un esprit éternel en évolution pour la gloire céleste. Nous sommes heureux ou malheureux de nous-mêmes... De ce fait, nous n'irons pas en avant sans la bénédiction de la grande compréhension... La justice divine nous observe... Comment, donc, nous élever en vertu sans oublier les mains qui nous blessent ?... Résigne- toi!... Le temps calme toutes les afflictions... Aide ceux qui te tourmentent, soutiens ceux qui ne te comprennent pas... Combien de fois le criminel est à peine malheureux ?!... Ne te jette pas dans les précipices de la vanité et de l'orgueil !... Tu es trop jeune... Tu peux accepter l'Évangile du Seigneur et réaliser des œuvre immortelles !...
Je ne peux pas, je ne peux pas !... — s'est exclamé le jeune homme proche du désespoir — je sens que je ne peux fuir la vérité ! Je suis votre fils, oui, mais je suis contre le Christ... Je n'admets pas une foi qui annihile le brio et la valeur ! Si vous n'étiez pas chrétien, nous n'aurions probablement pas atteint cet abîme de souffrance morale ! Je mourrai avec nos anciens orienteurs. J'ai consacré toute ma confiance aux divinités, je ne peux m'éloigner du sanctuaire de notre foi !...
Ne t'alarme pas ! — fit observer son père serein et bon — ce ne sera pas maintenant aux derniers instants de ma vie en ce corps que je croiserai les armes avec toi sur des différences d'opinion religieuse... Tu commences à peine à vivre. Combien de problèmes te réserve l'avenir ? Combien de leçons te mettront en contact avec les douleurs humaines ? Alors que nos vieux dieux se traînent dans la poussière d'où ils viennent, Jésus vivra éternellement. Il t'aidera à quelque croisement de route, comme il m'a aidé !... Demain, quand le mur de l'ombre se sera levé entre nous, je continuerai à veiller sur toi !... je suivrai ta lutte de près et je serai à nouveau avec toi peut-être dans un autre corps... Nous renaîtrons toujours jusqu'à l'amélioration complète de notre âme... Ceux qui s'aiment ne se séparent jamais... Mourir ce n'est pas s'éloigner de manière irrémédiable... D'une vie plus libre, nous pouvons accompagner les êtres aimés de notre chemin leur inspirant de nouveaux itinéraires... Pour l'instant, il n'est rien en moi qui puisse t'aider, néanmoins, j'ai confiance en l'efficacité de la prière et je continuerai à implorer la bénédiction de Jésus en notre faveur... Peu importe l'impossibilité transitoire à croire où tu te trouves... À mon tour, je n'ai rien fait pour mériter la protection divine et malgré tout j'ai sans cesse reçu le soutien céleste... Spirituellement, mon fils, nous sommes encore des enfants sur le grand chemin béni... Comme cela arrive pendant l'enfance terrestre au garçon inconscient qui se développe sans percevoir la grandeur du soleil qui nous soutient, nous continuons sur le sentier humain en ignorant l'infinie sagesse qui nous entoure et nous oriente... Malgré tout, derrière les dons qui nous rendent heureux, vit Dieu qui nous a créés pour le bien éternel et qui attend que nous grandissions avec une attention toute paternelle...
À cet instant, probablement en raison des efforts excessifs qu'il faisait, le mourant est passé par une dangereuse crise hémorragique.
Son sang coulait par sa bouche et par ses narines, rendant sa respiration difficile.
Tatien s'est alors penché vers l'agonisant avec toute la miséricorde filiale cherchant à
l'aider.
Il se sentait, enfin, pris de compassion.
Percevant peut-être l'affection qui renaissait dans l'esprit de son beau-fils, sans dire un mot, Veturius est sorti les laissant seuls. Mais le prêtre ne pouvait plus s'entretenir avec son fils. Quand il a rouvert les yeux, ils étaient démesurément grands comme s'il était face à d'autres horizons de la vie...
Varrus Quint ne percevait plus l'étroite enceinte de sa cellule. Devant sa vision, les murs de la prison avaient disparu. Sa couche précaire était la même et il pouvait voir Tatien à ses côtés, mais l'espace tout autour était rempli d'entités spirituelles.
Parmi elles, l'agonisant a immédiatement reconnu le vieux Corvinus et le petit Silvain qui le regardaient affectueusement.
Le saint apôtre, qui l'avait précédé vers le grand voyage de la mort, s'est assis à son chevet et a caressé son front trempé de sueur, agonisant...
Silvain, à son tour, était suivi d'une dizaine d'enfants portant sous le bras de délicats instruments de musique.
Varrus a exprimé sur son visage, un large et beau sourire.
S'adressant à Corvinus avec des mots que le jeune patricien s'est mis à considérer comme des manifestations hallucinatoires, il a parlé à voix basse étrangement ranimé :
Cher bienfaiteur, voici le fils de mon âme !... c'est le doux garçon auquel je me suis rapporté lors de nos conversations passées à Rome... Il a grandi dans d'autres bras et s'est développé dans un autre environnement !... Oh, mon père, tu connais la longue et torturante nostalgie qui a lacéré mon cœur !... Tu sais combien j'ai aspiré à cette heure de compréhension et d'harmonie !... Cependant, pauvre de moi ! Ceux qui s'aiment profondément sur terre ne se retrouvent souvent qu'au moment de la grande séparation... Oh, cher père, ne me relègue pas à l'affliction que je porte dans ma poitrine oppressée... Calme mon esprit ulcéré, soutiens-moi dans ce voyage vers la mort !... Donne-moi des forces afin que je puisse suivre en paix, allant de l'avant sur le chemin que le Seigneur m'a tracé ! Ne permets pas que mes pas hésitent sur cette nouvelle route ! Je donnerais tout à cette heure pour rester et me révéler à mon fils inoubliable, cependant, notre Divin Maître m'a honoré de son témoignage de confiance !... Je dois partir en laissant en arrière ce corps fatigué qui m'a servi de tabernacle !... Je me console, cependant, de la certitude que nous continuerons liés les uns aux autres par le sublime amour qui de toute part est l'héritage glorieux de Notre Père Céleste !... Pardonne-moi l'insistance avec laquelle je m'attache à Tatien en ces minutes suprêmes de mes adieux sur terre !... Il est encore bien jeune et inexpérimenté... Il n'a pas encore suffisamment de grandeur spirituelle pour comprendre l'Évangile mais l'avenir nous assistera pour l'aider à triompher... Dévoué Corvinus, ne l'abandonne pas !... Aide-le à réfléchir à la grandeur de la vie et à découvrir la lumière de la connaissance chrétienne !...
L'agonisant a fait un long intervalle alors que le jeune homme lui caressait les mains, étouffant ses larmes.
Ensuite, il a repris la parole s'exclamant :
Je sais que la prière dans la magnanimité de l'Éternel devrait être à présent ma seule pensée... Je sais que seule l'Infinie Bonté du Seigneur peut remplir le vide de mon insignifiance, néanmoins... Tatien est mon fils et Jésus nous a promis son suprême pardon lorsque l'on aime beaucoup !... Tatien...
Le martyr semblait vouloir poursuivre et son fils l'écoutait anxieusement, mais la résistance de Varrus était arrivée à bout...
Le mourant devint muet.
Seuls ses yeux dans ceux du jeune homme angoissé disaient sans mots toute l'affection et l'inquiétude qui erraient dans son âme.
C'est alors que Silvain et la multitude de garçons qui l'accompagnaient ont entouré son pauvre lit et ont commencé à chanter...
Varrus Quint a entendu le vieil hymne simple et tendre qu'il avait lui-même composé pour souhaiter la bienvenue aux visiteurs de son école, alors que les enfants répétaient :
Compagnon,
Compagnon !
Sur le sentier qui te conduit,
Que le ciel t'accorde dans la vie
Les bénédictions de l'Éternelle Lumière!..
Compagnon,
Compagnon !
Reçois en guise de salut
Nos fleurs de joie
Dans le vase de ton cœur.
Quand le chœur infantile se tut, Varrus s'est levé, admiratif.
Il a regardé son corps immobile, abattu et exsangue. Sa gratitude pour l'enveloppe amie qui lui avait permis tant de leçons, baignait maintenant son âme en prière. En quelques minutes, il a revu toutes les luttes et douleurs du passé avec une indéfinissable sensation de paix et de joie.
Corvinus l'étreignait avec toute l'affection d'un père pour un enfant qui lui serait cher, alors que plusieurs amis, au loin, lui adressaient des pensées d'amour.
Le prêtre désincarné se sentait au fond soulagé presque heureux, mais brusquement comme s'il se réveillait par un beau matin clair lui revinrent en mémoire quelques pénibles inquiétudes de la veille, il s'est senti dominé par une blessure invisible qui lui rongeait le cœur. Soudainement, il a fixé Tatien qui pleurait en silence et a reconnu en lui son unique douleur.
Il s'est penché, impulsivement, sur le jeune homme et l'a embrassé. Ah, la chaleur de ce corps semblait lui communiquer une nouvelle existence, les rayons des sentiments émis par ce cœur filial le pacifiaient intérieurement, apaisant son esprit tourmenté !... n l'a étreint contre sa poitrine avec une infinie tendresse ressentant une joie indicible mêlée d'amertume, mais le vieux Corvinus l'a enlacé doucement et lui a dit :
— Varrus, il est mille manières bien plus sages de l'aider au-delà des sentiments infructueux de tristesse ou d'affliction. Relève-toi ! Tatien est le fils de Dieu. Quantité de compagnons s'incarcèrent, après la mort, dans les toiles obscures de l'affectivité moins constructive tels des insectes prisonniers à la douceur du miel et se transforment en des bourreaux affectueux et inconscients de leurs propres parents... Relève la teneur de tes sentiments et marche. Tu reverras certainement ton fils et tu lui ouvriras tes bras robustes et généreux, mais pour l'instant, Jésus et l'humanité doivent être nos préoccupations essentielles de serviteurs de l'Évangile.
L'interpellé s'est repris et a élevé sa pensée au Seigneur en implorant la paix...
Se sentant maintenant maître de facultés plus subtiles, il a remarqué des voix argentines au loin en un cantique glorifiant Dieu.
Varrus s'est alors souvenu des liens de travail et d'idéal qui le retenaient à la communauté chrétienne et a trouvé la force de se défaire de son fils.
Obéissant à la tendre impulsion de Corvinus, il s'est éloigné. Dehors, dans la nature, des centaines de compagnons l'attendaient se réjouissant. De nombreux martyrs des Gaules, exhibaient des palmes de lumière qui brillaient conformément à l'élévation spirituelle de chacun, ils chantaient joyeux rendant hommage au nouveau héros.
Pleurant de joie, Varrus Quint s'est souvenu de vieux amis et s'est rappelé de Claude, son ancien bienfaiteur, qui avait été informé qu'il reverrait l'apôtre ce jour-là, dans la nuit, à Rome, au cimetière de Calliste.
Tard dans la nuit, la lumineuse assemblée s'est mise en route tel un défilé d'archanges en direction de la ville impériale.
Peu de temps après, parsemant des bénédictions d'harmonie dans le firmament, ils ont atteint la grande métropole.
D'innombrables missionnaires de la spiritualité se sont joints aux frères gaulois, de telle sorte que lorsque les voyageurs sont arrivés au cimetière, une immense foule s'était constituée.
Unis par des pensées d'amour, soutenus par une mystérieuse communion, une fabuleuse ambiance s'était formée sous le manteau de la nuit brodée de paillettes à étinceler, sublimes, dans toutes les directions.
Corvinus a prononcé une émouvante prière de reconnaissance à Jésus et quand il eut fini son impressionnant hymne d'hosanna, un astre solitaire est apparu dans l'espace descendant en direction de l'éblouissante assemblée.
Se posant à une courte distance, il s'est transformé rapidement en un ancien auréolé de lumière.
C'était Claude qui, s'approchant, a salué tout en souriant ses compagnons de foi.
Il a accueilli Varrus Quint d'une longue et affectueuse accolade et ensuite montant à la tribune, il a fait un discours d'une indescriptible beauté concernant les tâches sacrificielles de l'Évangile pour la rédemption du monde...
Tous les auditeurs écoutaient ses paroles, pris d'une joie émerveillée.
L'élévation générale de la pensée collective renvoyait des irradiations féeriques alentours qui retombaient en larmes versées par d'innombrables pionniers de la Bonne Nouvelle, en extase et émus...
Pour terminer, le lucide orateur a fait observer avec émotion :
— Nous célébrons aujourd'hui le retour de Varrus, notre dévoué frère d'idéal et de lutte. Défenseur de notre cause, il a honoré toutes les occasions qui se sont présentées. Valeureux soldat du Christ, quand il fut blessé, il n'a pas blessé en retour, quand il fut humilié, il n'a jamais humilié... Dans les heures les plus sombres, il a allumé la clarté de son âme et quand le monde pensait le mettre en échec, soutenu par la foi et par l'amour, il a donné au Maître les plus hauts témoignages de confiance... Il a compris l'enseignement évangélique du sacrifice personnel pour le bonheur des autres, et, en offrant la vie de son propre corps terrestre, il s'est retrouvé dans la glorieuse immortalité ! Parmi nous dans le passé en des siècles reculés, il combattait du côté du pouvoir humain mensonger, acquérant de douloureuses désillusions... À la tête de l'idéal de la domination politique, il n'hésitait pas à soumettre ses semblables par la force afin d'atteindre des objectifs de vanité et d'orgueil personnel, mais maintenant, après de légitimes combats avec lui-même, il réussit à purger ses sentiments et ses principes se rachetant et se sanctifiant en une longue et persistante ascension... En tant que fils, il a accompli tous les devoirs qui lui revenaient au foyer ; en tant que mari, il a exalté la femme qui a partagé son destin en respectant des idées différentes des siennes ; comme père, il a su souffrir jusqu'au suprême renoncement afin de garantir le bonheur de cet enfant qui avait toute son affection, et, en tant qu'homme, il s'est consacré à l'élévation morale de toutes les créatures..
Champion du service et de la fraternité, il a combattu la haine par l'exemple de l'amour, et il a exalté les dons inaltérables de l'esprit par l'humilité avec laquelle il s'est dévoué à l'expansion de la Bonne Nouvelle !
Maintenant que son âme, créancière de notre plus grande reconnaissance, par de remarquables triomphes est allée à la rencontre des sphères les plus élevées de l'Amour divin, saluons notre valeureux compagnon en transit vers les cimes resplendissantes de la vie !...
S'il le veut, il pourra à présent, à l'apogée du savoir et de la vertu, collaborer avec le Maître en d'audacieuses entreprises à la sanctification du monde !
Que le Seigneur le bénisse dans la trajectoire sublime qui lui appartient pour la glorieuse conquête en direction des temps à venir !...
Pour finir, Claude souriant lui a donné l'accolade alors qu'une émouvante mélodie d'hosanna vibrait sous le ciel plein de scintillantes étoiles...
Pleurant de joie, le défunt s'est approché du sublime messager et lui dit humblement :
Ami dévoué, tes paroles ont touché le fond de mon âme. Je les reçois comme une incitation charitable à ma pauvre bonne volonté puisque que je ne les mérite vraiment pas... Je sais que ta générosité m'ouvre à de nouveaux horizons, que ta bonté peut me conduire aux sommets, néanmoins, si cela est possible laisse-moi sur terre... Je me considère, pour l'instant, incapable d'aller de l'avant justement parce que ma tâche n'est pas terminée. Quelqu'un...
Claude a caressé sa tête et a interrompu sa phrase en soulignant :
Je sais. Tu te rapportes à Tatien. Fais comme tu veux. La décision t'appartient. Tu as reçu l'autorisation de l'aider pendant un siècle et tu as un solde de temps à ta disposition.
Il a alors fixé ses yeux doux et pénétrants qui extériorisaient la beauté de son âme et lui demanda :
Comment désires-tu prolonger ta tâche ?
J'aimerai renaître dans la chair et servir auprès du fils que le ciel m'a confié — a répondu Varrus, humblement.
L'émissaire a réfléchi quelques instants et a déclaré :
Au nom de nos Supérieurs, je peux autoriser l'exécution de ta demande, néanmoins, je dois te dire que Tatien a perdu les meilleures occasions de la jeunesse physique. De précieuses opportunités lui ont été offertes, en vain, pour qu'il s'élève à la gloire du bien.
Maintenant, bien que soutenu par ton affection, il sera visité par la piqûre de la douleur, afin qu'il s'éveille, rénové, aux bénédictions divines.
Varrus a esquissé un sourire de patience et de compréhension et a prononcé d'émouvants remerciements.
Le brillant banquet fraternel s'est poursuivi et quand les compagnons se sont dit adieu pour retourner à leurs obligations quotidiennes, le héros de Lyon, incité par le vieux Corvinus au repos, a désiré revoir Tatien, avant de partir...
Le vénérable ami a immédiatement répondu à sa demande.
Heureux et unis, ils se sont rendus en Gaule lugdunienne et ont pénétré, tranquilles, dans l'enceinte du palais où le prêtre avait été un modeste jardinier.
Ils n'ont pas eu besoin de faire des recherches dans l'intérieur domestique.
À leur approche, ils ont perçu les appels mentaux du jeune patricien à une courte distance...
Incapable de se défaire de l'angoisse qui l'absorbait depuis qu'il s'était éloigné du cadavre paternel, rongé de douleur, Tatien avait abandonné ses appartements particuliers et était descendu au jardin, en quête d'air frais. Pris d'une terrible affliction, il est allé sur la place aux rosiers où si souvent il avait échangé des impressions avec son père alors transformé en affectueux infirmier.
Il semblait encore entendre les références et les commentaires d'antan, récapitulant les précieuses conversations concernant des écrivains et des philosophes, des éducateurs et des hommes de sciences.
Il revoyait, mentalement, son visage calme et ce n'est que maintenant qu'il reconnaissait dans cette sollicitude de tous les instants, la tendresse familière que son caractère impulsif n'avait pu discerner...
Une profonde nostalgie mêlée d'une irrémédiable affliction blessait son esprit.
Sous le pallium des constellations matinales qui scintillaient d'une pureté immaculée,
Varrus
Quint s'est approché et lui a caressé le visage couvert de copieuses larmes.
Mon fils ! Mon fils !... — a-t-il dit l'étreignant — Dieu est amour infini ! Ne fléchis
pas !
L'occasion de rédemption ressurgit toujours avec la divine miséricorde !... Ressaisis ton cœur perturbé et lève-toi ! Notre bonne et sanctifiante lutte ne fait que commencer...
Ce ne fut pas avec les oreilles de la chair que le jeune homme a entendu ces paroles qui lui étaient adressées, mais sous forme de vibrations d'encouragement et d'espoir qu'il les a ressenties.
Se sentant inexplicablement soulagé, il a séché ses larmes et a regardé le ciel constellé de lumière.
Allons !... — a continué son dévoué père — ne gaspille pas inutilement tes forces!...
Doucement enlacé, sans savoir comment, le jeune homme s'est levé et soutenu par son bienfaiteur spirituel, il a repris le chemin de la maison pour se livrer au repos.
Tout en gardant ses mains apposées sur lui, le missionnaire invisible a prié à son
chevet.
Enveloppé des vibrations réconfortantes d'un doux magnétisme, Tatien s'est endormi...
Se soutenant à Corvinus, Varrus Quint s'est retiré heureux avec l'intime bonheur de celui qui a accompli un devoir sacré et beau.
Étreints, les deux amis se sont rendus au sanctuaire de paix et de réconfort qui leur servirait de résidence dans les sphères de la joie immortelle.
Tout autour, l'aube rougissait le lointain horizon... La lueur des étoiles s'évanouissait et les oiseaux matinaux annonçaient à la terre qu'un nouveau jour commençait à briller.
Fin de la première partie
DEUXIEME PARTIE
I
EPREUVES ET LUTTES
De lourds nuages sombres pesaient sur l'année 250...
Depuis la montée de Dèce au pouvoir, la métropole romaine et les provinces traversaient de terribles tourments.
Le nouvel empereur haïssait les postulats du christianisme, en conséquence, il avait déchaîné des persécutions atroces et systématiques contre les prosélytes du nouvel idéal religieux.
Des décrets sanglants, des dispositions rigoureuses et des missions punitives furent ordonnés tous azimuts.
Des menaces, des poursuites, des enquêtes et des emprisonnements furent perpétrés de toutes parts. Comme modes de flagellation furent communément utilisés le bûcher, les fauves, l'épée, des griffes de fer rougi, les chevaux de bois, les tenailles et les croix. Des récompenses furent offertes à ceux qui inventaient de nouveaux types de torture.
Et les magistrats, presque tous adonnés au culte de la peur et de l'adulation, se surpassaient dans l'exécution des désirs du nouveau César.
Dans Carthage, les familles chrétiennes souffraient de vexations et de lapidations ; à Alexandrie, les supplices augmentaient sans cesse ; en Gaules, les tribunaux vivaient pleins de victimes et de délateurs ; à Rome, se multipliaient les spectacles de mort dans les cirques...
Face à ces événements déplorables, la villa Veturius, à Lyon, était moins festive que dans le passé, bien que plus productive et plus fructueuse.
Depuis la mort de Varrus, Opilius s'était retiré en compagnie de Galba et vivait dans la capitale du monde, il n'avait plus jamais échangé un seul mot avec son beau-fils.
Les terribles surprises survenues depuis le suicide de Flavius Subrius avaient creusé entre eux deux des abîmes de silence et une froide aversion perdurait au fond d'eux-mêmes où les amères révélations obtenues comme des secrets inénarrables du cœur gisaient.
Depuis l'instant où il avait pris connaissance de la vérité allusive au passé, consterné, Tatien cherchait à noyer dans le travail les peines et les tourments qui le perturbaient intérieurement.
Dévoué à sa femme qui méritait toujours toute son affection, il essaya de concentrer sur elle ses penchants affectifs, mais Hélène était excessivement frivole pour comprendre son dévouement. Prise par des activités sociales nombreuses, elle voyageait fréquemment, rendant visite parfois à de vielles connaissances dans des localités frontalières ou allant voir son père et son frère à la métropole impériale. Elle avait trouvé étrange, au début, l'éloignement paternel dont elle n'avait jamais eu connaissance de la véritable cause, mais elle s'était finalement habituée à l'absence de Veturius, supposant que son père trouvait plus de joie à vieillir tranquille dans cette ville qui fut son berceau.
Toujours accompagnée d'Anaclette, son ancienne gouvernante, elle fréquentait assidûment le théâtre, le cirque, les courses et les jeux.
Malgré les demandes réitérées de son mari qui se consacrait à la méditation et à la dignité domestique, elle ne changeait pas de conduite.
Tous les jours, la jeune femme trouvait mille excuses pour s'absenter, esclave de l'opinion publique, des conventions, des modes et des frivolités inconvenantes à sa condition.
Veturius s'était réellement détourné de son beau-fils, pour autant il n'avait pas lâché prise sur les intérêts patrimoniaux et, afin de se protéger, il avait envoyé à l'exploitation agricole un grec libre qui avait toute sa confiance, du nom de Teodul à qui il avait conféré le droit de partager avec son beau-fils les services administratifs.
Teodul était un célibataire intelligent et astucieux toujours prêt à courber l'échiné pour obtenir des avantages en sa faveur. Il était devenu l'ami de Tatien, mais bien plus encore de sa femme, et creusait subtilement une distance entre eux deux.
Si la maîtresse de maison voulait se rendre à Vienne ou à Narbonne, il était le premier à se présenter pour l'escorter et conduire son voyage ; si elle désirait traverser la Méditerranée pour partir en excursion à Rome et dans les alentours, il était la personne indiquée pour la suivre de près, de sorte que son mari, à l'étonnement de sa femme, n'était pas amené à revoir son beau-père.
Malgré la vigueur juvénile de ses trente quatre ans, Tatien avait profondément changé.
Ce n'était plus le jeune homme d'autrefois.
Il s'était renfermé sur lui-même.
Puisqu'il ne pouvait trouver en sa compagne la confidente qu'il désirait, il vivait psychiquement isolé et investissait toute son énergie au service des champs.
Il ne pouvait se considérer comme étant riche puisqu'il était lié aux intérêts de Veturius, prisonnier de cette fatalité domestique.
La propriété rapportait des revenus substantiels, mais dans la famille sa situation le plaçait en position de subalterne économique, de sorte qu'au fond, Hélène était l'enfant légitime avec laquelle le propriétaire de l'exploitation agricole s'entendait directement en permanence par correspondance.
De nombreuses fois, il avait pensé acquérir une petite ferme où il aurait pu exercer son autorité, mais ce projet ne fut jamais mis à exécution. Les dépenses de sa femme étaient bien trop excessives pour qu'il puisse se lancer dans une telle entreprise.
Hélène dépensait des sommes énormes consacrées au faste de sa vie sociale.
Et comme il avait coupé court à son intimité avec son beau-père depuis la mort de Varrus, Tatien était torturé par d'incessants problèmes financiers que ses multiples activités pouvaient difficilement résoudre.
Sa seule compensation lui venait de la consolation qu'il trouvait dans la constante tendresse de sa seconde fille. Blandine était née en 243, telle une bénédiction que le ciel aurait réservée à son cœur. Alors que l'ainée dès son plus jeune âge était attachée à sa mère, copiant ses prédilections et ses attitudes, la plus jeune collait exclusivement à son père. Elle l'accompagnait dans ses promenades solitaires dans les bois, le suivait dans ses moments de méditations dans le jardin.
Rien n'y faisait, ni les reproches de la gouvernante, ni les remarques des proches.
Blandine ressemblait à une fleur en permanence accrochée au bras droit paternel.
Quotidiennement, à l'aube, c'était la seule personne de la maison à prier en compagnie de Tatien devant la statue de Cybèle, la déesse mère.
Un beau jour, nous les avons trouvés ensemble à bavarder dans un grand vignoble.
Papa — demandait-elle les cheveux au vent baignés de lumière solaire —, qui a fait la campagne qui est si belle ?
Son père heureux lui a répondu en souriant :
Les dieux, ma fille, les dieux nous ont accordé les arbres et les fleurs pour embellir notre vie.
La petite, ivre de joie infantile, a pris une grappe de raisin mûr et a demandé, à nouveau :
Mais, papa, quel est le dieu qui nous a apporté des raisins aussi sucrés ?
Tatien satisfait de sa curiosité, l'a assise sur ses genoux et lui a expliqué :
Celle qui nous accorde la bénédiction de la récolte, est Cérès, la généreuse déesse de la moisson.
Prévoyant peut-être de nouvelles questions venant de la petite, il a continué :
Cérès a fait de longs voyages parmi les hommes, leur enseignant à labourer le sol et à préparer de bonnes semences... Elle avait une fille, du nom de Proserpine, affectueuse et belle comme toi, mais Pluton, le roi des enfers qui était cruel l'a enlevée...
Oh ! Pourquoi ? — est intervenue Blandine attentive.
Son père a continué, patiemment :
Pluton était si laid, mais si laid, qu'il n'a pas trouvé de femme pour l'aimer. Alors, un jour, quand Proserpine récoltait des fleurs dans des champs siciliens, l'horrible Pluton l'a emportée dans son horrible demeure.
La pauvre ! — déplorait la petite navrée — et sa mère n'a pas trouvé un moyen de la sauver ?
Cérès a beaucoup souffert jusqu'à ce qu'elle découvre l'endroit où elle se trouvait. Elle est descendue en enfer afin de récupérer sa fille mais celle-ci était si douce et si gentille qu'elle s'était prise d'affection pour le tyran qu'elle accepta d'épouser. Compatissant de son mari, elle ne voulait plus repartir. Cérès, prise d'angoisse, a fait appel à Jupiter, le maître de l'Olympe, mais de telles perturbations surgirent que le grand dieu a jugé qu'il valait mieux que Proserpine passe, tous les ans, six mois en compagnie de sa mère et les six autres restants auprès de son compagnon.
La petite a alors soupiré, soulagée et dit :
Jupiter, notre père qui est au ciel, a été sage et bon....
Ensuite, ses petits yeux vivants et foncés se sont illuminés. Elle a étreint Tatien, nerveusement et a demandé :
Papa, si Pluton m'enlevait, vous viendriez me chercher ?
Sans aucun doute — répliqua Tatien, en riant —, mais il n'y a pas de danger. Ce monstre ne nous dérangera jamais.
Comment le savez-vous ?
Son père l'a enlacée en lui disant :
Nous avons notre mère Cybèle, Blandine. Notre divine protectrice ne nous abandonnera jamais.
La petite, confiante, a exprimé de la satisfaction et de l'apaisement sur son visage
ingénu.
Alors que le jeune patricien commandait les travaux de quelques esclaves à l'ouvrage, l'enfant est partie courir après un grand papillon qui se déplaçait difficilement.
Très doucement, Blandine l'a attrapé entre les plis de sa légère tunique en laine et l'a présenté à son père, en lui disant :
Papa, les papillons n'ont-ils pas un dieu qui les aide ?
Comment non, ma fille ? Les génies célestes s'occupent de toute la nature.
Mais où serait donc l'aide pour une pauvre créature comme celle-ci ?
Tatien a souri et lui donnant la main, il lui fit :
Viens avec moi, je vais te montrer.
Ils ont fait quelques pas et ont atteint un cours d'eau limpide. Tatien, tendrement, lui a montré le ruisseau chantant et lui a expliqué :
Les sources, mon enfant, sont des cadeaux du ciel. Pose ton papillon au bord de l'eau, il a soif.
La petite a obéi, heureuse.
Et tous deux, ont ainsi passé leur journée à se promener et à jouer ou à observer les lézards qui rampaient au soleil.
Intérieurement, le fils de Varrus Quint se disait alors que la présence de sa fille était peut-être le seul bonheur dont il jouissait sur terre.
De retour chez eux, brunis et pleins d'entrain, ils furent reçus par une grande agitation. Un message était arrivé de Rome et Tatien, déconcerté, savait qu'il s'agissait toujours d'un événement désagréable pour lui. Sa femme était plus exigeante et plus sèche.
En effet, dès qu'il fut entré, Hélène l'a invité à parler en privé lui présentant une longue lettre venant de son père. Opilius insistait pour que sa fille et ses petites-filles se rendent à la métropole. Elles lui manquaient beaucoup et, surtout, il était excessivement inquiet quant à la situation de Galba totalement livré, comme toujours, à des fréquentations indésirables. Il n'arrivait pas à se faire à l'idée que le jeune homme était encore célibataire. Et, confidentiellement, il suppliait Hélène d'étudier avec son beau-fils la possibilité d'un mariage entre oncle et nièce. Lucile, la petite-fille qu'il avait vue naître, avait atteint ses quinze ans. Ne serait-il pas opportun de la rapprocher du célibataire tentant par là quelque réaction régénératrice, malgré la différence d'âge ?
La société romaine, disait le vieil homme, était en décadence. De grandes fortunes étaient dilapidées par manque de prévoyance des familles patriciennes traditionnelles.
Ne serait-il pas justifié, demandait-il, de vouloir préserver leurs biens avec une nouvelle union dans leur propre environnement domestique ?
Tatien a lu la lettre et montra sur son visage l'immense mécontentement qu'elle provoquait en lui, et il a commenté, ennuyé :
Le vieil Opilius respire certainement l'or. Il n'a d'autre idée en tête que l'argent, défendre sa fortune et la décupler. Je crois qu'il pourrait vivre tranquille en enfer dès lors que le royaume des ombres serait constitué de pièces de monnaie. Quelle sottise ! Quel bonheur pourrait surgir du mariage d'une jeune fille de quinze ans avec un libertin de la qualité de Galba ?
Bouleversée, sa femme devenue pâle l'exhorta :
Je ne tolère pas que l'on manque de respect à l'égard de mon père. Il a toujours été aimable et généreux.
Et regardant son mari, du haut en bas, elle a continué :
Que pourrions-nous offrir à Lucile dans une province pleine d'esclaves et de misérables ? En outre, le mariage de notre fille avec mon frère serait un acte d'une grande sagesse. Mon père sait toujours ce qu'il fait.
Le mari, au fond, aurait voulu éclater et crier sa révolte.
De quel droit décidaient-ils, ainsi, du destin de son aînée ? Elle était bien trop jeune pour faire un tel choix. Pourquoi ne pas confier ce cœur juvénile à la sagesse du temps afin d'en décider avec calme ? D'expérience, il savait que le bonheur ne serait jamais le fruit de la contrainte.
Néanmoins, il renonça à tout argument.
Entre lui et Veturius, il existait une mer de boue et de sang. Jamais, il ne l'excuserait du malheur de son père. L'amitié, qui les liait en d'autres temps, s'était convertie en une haine silencieuse. Cependant, sa femme était sa fille et par le sang de ses filles, il était obligé de le reconnaître comme étant de sa famille.
Il pouvait discuter, lutter, combattre, et pourtant, seul il était pauvre et ne réussirait jamais à vaincre le géant financier que le destin lui avait imposé comme beau-père.
Et plutôt que de lutter verbalement avec Hélène, ne serait-il pas préférable de se taire ?
Face au sombre mutisme de son mari, elle a continué : — Voilà plus d'un an que je ne vois pas mon père.
Maintenant, je dois y aller. Je n'ai pas d'autre alternative. Le bateau sera probablement à Massilia la semaine prochaine... Cette fois, je pense pouvoir compter sur toi. Mon père t'attend depuis plusieurs années...
Comme s'il se réveillait d'un cauchemar, Tatien a répondu avec humeur :
Je ne peux pas... Je ne peux pas...
C'est ça ! Chaque fois que j'ai besoin de ton concours pour un voyage important, tu t'illustres par ton absence. Nous avons à notre disposition un monde plein de joies et d'amusements, mais tu préfères l'odeur des chèvres et des chevaux...
Hélène, ce n'est pas vraiment cela — lui fit son mari gêné —, le travail...
Elle l'a alors sèchement interrompu, prise d'irritation :
Toujours le travail, l'éternelle excuse. Ne t'accable pas. J'irai avec Anaclette et Teodul, en compagnie des filles.
Le maître de maison s'est senti blessé rien qu'à l'idée de sa séparation avec sa plus jeune fille, et fit observer instinctivement :
Aurais-tu besoin d'une suite aussi grande ?
Ne te plains pas — lui fit sa femme, sarcastique —, chacun reçoit ce qu'il cherche. Si tu désires la solitude, ne t'irrite pas du manque de compagnie.
Son mari n'a pas répondu.
La fille de Veturius a commencé à s'organiser.
Des couturières, des fleuristes, des orfèvres et des artisans se sont mis à travailler avec
ardeur.
Mais au milieu de l'enthousiasme général, Blandine geignait sans cesse. Elle insistait pour rester. Ne voulait pas laisser son père. La maîtresse de maison, cependant, ne changeait pas d'avis. Les petites devaient partir, aller voir leur grand-père.
La veille du voyage, la petite pleurait tellement que Tatien, tard dans la nuit, s'est levé pour la consoler, alors que sa femme, occupée aux derniers préparatifs, ne s'était pas encore couchée. Allant d'une pièce à l'autre, il a entendu des rumeurs étouffées sur une petite terrasse toute proche. Sans être découvert, il a distingué Hélène et Teodul qui échangeaient des rapports affectueux. L'intimité à laquelle ils se livraient ne pouvait laisser aucun doute quant à la relation amoureuse entre eux deux.
Son cœur s'est mis à battre effréné.
Il avait toujours fait confiance à sa femme malgré le tempérament explosif qui la caractérisait.
Il eut envie d'étrangler Teodul de ses mains froides et implacables, néanmoins, les gémissements de Blandine éveillaient en lui ses sentiments de père. Le scandale n'apporterait pas de compensations. Plutôt que de changer son destin, complètement perturbé maintenant, il retomberait comme une flèche incendiaire sur la famille que le ciel lui avait confiée.
Punir sa femme reviendrait à condamner ses filles.
Instinctivement, il s'est rappelé de Varrus, et, pour la première fois, il a longuement réfléchi aux tempêtes qui s'étaient abattues sur le chemin parcouru par son père.
Quelles forces surhumaines avaient bien pu le soutenir. Comment avait-il pu supporter le malheur domestique sans trahir la supériorité morale qu'il lui connaissait ?...
Il s'est souvenu des paroles qu'il avait prononcées « in extremis », et analysait maintenant le caractère élevé du respect des droits de la femme évoqué par son père.. Il aurait souhaité être en possession de notions aussi nobles mais se sentait bien loin de telles conquêtes de l'esprit. Pour lui le pardon n'était que de la lâcheté et l'humilité exprimait un manque de dignité.
D'autre part, il s'est rappelé Cintia, sa triste mère qui balançait son berceau. Contraint à reculer dans les souvenirs de son enfance, il se disait maintenant que même dans les grands moments de tendresse manifestés par son beau-père, jamais il n'avait vu sa mère vraiment heureuse. La chère matrone avait vécu de longues années l'âme voilée par un indéfinissable désenchantement.
Hélène ne serait-elle pas en train d'acquérir le même patrimoine de douleur ?
Il a entendu quelques mots affectueux prononcés par le couple d'amants que le souffle de la nuit portait à ses oreilles, mais cependant, tout comme le fit Varrus Quint, quand lui Tatien n'était encore qu'un ange tendre, il est retourné à l'intérieur s'occuper de sa fille.
Blandine l'a étreint, consolée, comme si la présence paternelle dissipait tous les dangers et après l'avoir embrassé, elle s'est endormie, tranquille.
Le jeune homme l'a pressée contre son cœur et profondément angoissé, il est allé se coucher à son tou sans dire un mot.
Une fois dans son lit, le souvenir de son père lui est revenu avec plus d'insistance. Il a alors prié demandant l'aide des dieux immortels de sa foi. Il aurait voulu rester éveillé, mais la prière, tel un doux somnifère l'a pris d'une languissante torpeur qui finit par l'envelopper d'un lourd sommeil.
À l'aube le lendemain, il fut bruyamment éveillé par sa femme qui venait lui faire ses
adieux.
La caravane partait très tôt.
Hélène et ses compagnons prétendaient effectuer un court arrêt à Vienne pour y revoir quelques amis.
Tatien, triste le visage sombre, a prononcé quelques mots rapides mais lorsqu'est arrivé le tour de Blandine qui s'est lancée dans ses bras anxieux, en pleurs, le chef de famille fut ému et tremblait.
Ne me laisse pas partir, papa ! Je veux rester ! J'ai peur ! Emporte-moi dans la vigne ! — sanglotait la petite de désespoir.
Son père l'a embrassée avec tendresse et lui a recommandé :
Calme-toi ! Fais selon les désirs de ta maman, grand-père t'attend, plein de bonté ! Tu seras heureuse de faire ce voyage, ma fille !
Il n'en est rien — s'est écriée l'enfant les yeux gonflés de larmes —, qui priera avec vous le matin ?
Que ce soit en raison de la torture morale qu'il supportait depuis la veille ou pour l'angoisse de cet au revoir qui lui fendait le cœur, le patricien éprouvait à cet instant une grande émotion qui étouffait sa poitrine oppressée. Il a déposé Blandine dans les bras d'Anaclette qui l'attendait, impatiente, et d'un geste brusque il est rentré se jetant dans la solitude pour laisser couler ses larmes. Il aurait voulu se défaire de cette amertume qui dominait ses pensées, néanmoins, quand les voitures se sont éloignées au bruit des adieux des esclaves, il est presque devenu fou en entendant la voix de sa fille qui criait :
Papa!... Mon petit papa !...
Une fois l'excursion commencée, Hélène s'est inquiétée.
Blandine, malgré tous les reproches, refusait de se nourrir. La beauté du paysage rhodanien ne l'intéressait pas.
Leur arrivée dans Vienne, après beaucoup de soucis, s'est faite sous de lourds nuages.
La petite accusait une forte fièvre et son cœur semblait comme un oiseau effrayé en cage dans sa petite poitrine.
Les yeux hagards, elle semblait complètement étrangère à la réalité. Elle prononçait le nom de son père à travers des cris étranges et disait voir Pluton dans une voiture en feu, cherchant à l'enlever.
Inquiet, Teodul a appelé un médecin qui a diagnostiqué que la fillette était dans un état grave et leur déconseillait de poursuivre leur voyage.
Pour cela, son père fut immédiatement averti pour les aider.
Tatien, très inquiet est rapidement arrivé et le groupe d'Hélène a rendu l'enfant aux bras paternels, puis a continué sans elle, qui, satisfaite, est retournée à la maison.
C'est ainsi qu'a commencé pour le patricien et son enfant une douce période de recouvrement.
Ils s'aimaient si profondément avec cette tendre affection parfaite de ceux qui donneraient tout sans Jamais rien recevoir, qu'ils se suffisaient vraiment l'un à l'autre.
Totalement livrés à la nature qui les entourait, ils faisaient des promenades charmantes dans les vignes et dans les bois, dans les pâturages et dans les landes.
Car maintenant, ils ne s'en tenaient plus à de simples randonnées dans la campagne. Tatien avait acquis un petit bateau et ils faisaient de longues excursions sur le Rhône.
Il lui disait qu'il pensait engager les services d'un bon enseignant. Il n'y avait dans l'exploitation agricole aucun esclave à la hauteur d'une telle tâche.
Mais pourquoi, Papa, n'êtes-vous pas vous-même mon professeur ? — lui demanda-t-elle un jour alors qu'ils naviguaient au-delà des enceintes de la ville, enchantés par la magnificence du fleuve gonflé des dernières pluies du printemps.
Moi, je ne peux pas — a expliqué Tatien gentiment —, nous ne saurions pas garantir un programme disciplinaire comme cela est nécessaire.
Blandine a fixé du regard le magnifique paysage alentour...
Le crépuscule descendait lentement, plongeant la terre dans la pénombre et les étoiles là-haut dans le ciel commençaient à briller...
Aidé par les brises vespérales, remontant le courant depuis le point de confluent avec la Saône sur le chemin du retour vers le centre-ville, Tatien ramait aisément.
Ils semblaient absorbés par le grand silence à peine troublé de temps à autre par le vol rapide de quelques oiseaux retardataires, lorsqu'ils entendirent la voix veloutée d'une femme chantant au bord du fleuve...
Étoiles — nids de la vie, Dans les espaces profonds,
Nouveaux foyers, nouveaux mondes,
Couverts d'un voile léger.. .
Délicates roses de Cérès,
Nées au soleil d'Eleusis,
Vous êtes la demeure des dieux,
Qui vous sculptent dans les cieux !. . .
Vous nous dites que tout est beau, Vous nous dites que tout est saint,
Même quand il y a des larmes
Dans le rêve qui nous conduit.
Vous proclamez à la terre curieuse,
Dominée de tristesse,
Qu'en tout règne la beauté
Vêtue d'amour et de lumière.
Et quand la nuit est plus froide
Une sinistre douleur nous surprend,
Et rompt le lien obscur
Qui nous retient à notre cœur,
Illuminant l'aube
Du paysage d'un nouveau jour,
Où le bonheur rayonne
En une éternelle résurrection. Donnez la consolation au pèlerin,
Qui avance au hasard,
Sans toit, sans paix, sans boussole,
Torturé, souffrant..
Temples d'un bleu infini,
Apportez à l'humanité
La gloire de la divinité
Dans la gloire de votre amour
Etoiles — nids de fa vie,
Dans les espaces profonds,
Nouveaux foyers, nouveaux mondes,
Couverts d'un voile léger...
Délicates rosés de Cérès,
Nées au soleil d'Eleusis,
Vous êtes la demeure des dieux,
Qui vous sculptent dans le ciel !...
Qui peut bien chanter ainsi ?
a demandé Blandine admirative.
Tatien, impressionné, a ramé presque qu'instinctivement en direction d'une accueillante plage toute proche et devant la jeune fille qui chantait, lui et sa fille n'ont pu contenir la sympathie qui était brusquement née dans leur cœur.
Il a amarré son bateau sur la marge et ils sont descendus.
La jeune femme, surprise, est venue à la rencontre de la petite, s'exclamant :
Belle enfant que les dieux te protègent !...
Et qu'ils protègent aussi notre belle inconnue — a murmuré Tatien de bonne humeur.
Et, dans l'intention de dissiper toute timidité, il a ajouté :
Par Sérapis ! Je n'ai jamais entendu de si bel hymne aux étoiles. Qui a écrit un aussi joli poème ?
C'est mon père, Monsieur.
L'excursionniste a ressenti un étrange pincement au coeur. Cette voix pénétrait ses fibres les plus intimes. Elle attendrit inexplicablement son âme. Qu'est-ce que pouvait bien faire cette femme toute seule sur cette plage maintenant peuplée d'ombres ? Remarquant qu'elle et Blandine dans un mouvement d'affection naturel s'étreignaient, il oublia l'idée de retourner sur le champ au bateau et lui fit gentiment :
Franchement, je serais très heureux de connaître de près l'auteur de cette délicate composition.
C'est facile — a expliqué la jeune femme joyeuse — , nous vivons ici même.
Offrant sa main à la petite, elle est passée devant.
Après quelques pas, le trio a pénétré dans une simple maison dont la pièce la plus grande était une salle étroite et peu confortable. Là à la clarté de deux torches, un vieux fixait un précieux luth.
Divers instruments musicaux y étaient entassés révélant la profession du propriétaire de la maison.
Un peu gênée, la jeune fille a présenté les arrivants, en expliquant :
Papa, ce sont deux voyageurs du fleuve. Ils ont écouté la chanson aux étoiles et se sont intéressés à son auteur.
Oh ! Comme c'est généreux ! — et tout en montrant un large sourire le vieil homme a ajouté : — qu'ils entrent ! La maison est minuscule mais c'est la vôtre.
Un entretien amical s'est engagé.
L'ancien, qui approchait des soixante-dix ans, portait dans ses yeux une rayonnante vigueur juvénile qui se manifestait dans les paroles qu'il prononçait.
Sans affectation, il s'est présenté.
Il s'appelait Basil, né à Rome, il était fils d'esclaves grecs. Bien qu'endetté vis-à-vis de son ancien maître, Jubellius Carpus qui l'avait émancipé, il continuait libre et agissait pour son propre compte.
Carpus était un noble romain qui avait presque son âge. Pendant leur enfance, ils avaient grandi ensemble et s'étaient tous deux mariés presque en même temps.
Cécilia Priscilienne, la femme du maître, était tombée malade de la peste et après la naissance de son second fils, Junia Glaura, sa femme, une esclave et une amie de la famille de Carpus, s'était tellement dévouée à la matrone qu'elle avait réussi à sauver la vie de sa maîtresse, mais elle l'avait payé de la sienne en contractant la dangereuse maladie. Junia malgré elle le contraignait ainsi au veuvage, lui laissant une petite fille du nom de Livia qui survécut peu de temps.
Compatissant de sa malchance, ses employeurs l'ont émancipé, moyennant qu'il leur paie un jour, les lourdes dettes qu'il avait contractées pour sauver sa famille.
Néanmoins, il n'avait pas pu continuer à Rome où tant de souvenirs pénibles lui martyrisaient l'esprit.
Dépité, il s'est retiré sur l'île de Chypre où il a passé plusieurs années plongé dans des études philosophiques, cherchant à se fuir.
Là-bas, il reçut comme cadeau des dieux — souligna-t-il en souriant — sa nouvelle fille à qui il donna le même prénom que la première.
Livia était apparue juste au moment où il se sentait le plus seul et le plus malheureux des hommes.
Désespéré face aux obstacles constants qu'il rencontrait, sans jamais trouver les moyens de se débarrasser des engagements économiques qui le rattachaient à la maison de son maître, il était prêt à attendre la mort quand le ciel lui a envoyé sa nouvelle petite fille sur une route miraculeuse, faisant renaître ainsi tous ses espoirs.
Dès lors, il fut à nouveau pris de courage pour lutter.
Il a retrouvé l'énergie de travailler et repris les activités routinières d'un homme avec des problèmes quotidiens à résoudre.
En restaurant des instruments musicaux, en tant qu'accordeur, il s'est vite rendu compte que sur l'île ses revenus ne répondaient pas aux nouvelles charges, ils sont donc partis pour Massilia où il a trouvé beaucoup de travail répondant à ses besoins pour éduquer sa fille.
De nombreux déboires, cependant, l'ont obligé à déménager et il a choisi Lyon comme nouveau champ d'action.
Il fut surpris par la grande quantité de harpes, de luths et des cithares nécessitant d'être réparés et satisfait des nouvelles perspectives d'amélioration économique, il était dans cette ville depuis six mois, réorganisant sa vie. Basil parlait avec assurance et douceur mais on remarquait dans sa voix quelque chose de douloureux qui n'arrivait pas à s'extérioriser. Des plaies invisibles de souffrance transparaissaient des mots prononcés avec une aimable compréhension, mais touché d'une pointe d'amertume.
Le patricien enthousiaste et réjoui l'a encouragé, lui laissant entendre que de nouveaux horizons allaient s'offrir à lui.
Il avait beaucoup d'amis et il lui obtiendrait des services rentables.
Pour égayer l'ambiance qui s'était un peu trop assombrie vu les sujets inquiétants de la vie quotidienne abordés, Livia a répondu à la demande paternelle en exécutant quelques morceaux à la harpe que Tatien et Blandine ont écoutés, enchantés.
La petite fascinée était silencieuse et calme et le fils de Varrus Quint, comme transporté en d'autres temps, errait mentalement dans de multiples réminiscences, contenant mal le flot d'émotion qui lui montait aux yeux. Il a fouillé dans le passé, essayant de se souvenir où, quand et comment il avait rencontré le vieil homme et la jeune fille, lui qui le regardait plein de bonté et elle qui chantait avec cette voix mélangée de joie et de douleur, mais ce fut en vain... Il gardait l'impression de les connaître et de les aimer, mais sa mémoire se niait à les identifier dans le temps.
Livia s'est tue, mais le visiteur restait absorbé, à penser, à penser...
Ce fut Blandine qui interrompit les réflexions en demandant affectueusement :
— Papa, vous ne croyez pas que Livia pourrait être mon professeur ?
Un sourire général est apparu sur chacun des visages dans l'humble pièce.
L'idée fut acceptée avec joie.
Et cette nuit-là, quand l'heure des adieux arriva, plein de compréhension et de tendresse Tatien s'est éloigné, ranimé. Il avait oublié les luttes et les problèmes de sa propre destinée comme s'il avait absorbé un miraculeux nectar venu des dieux.
Le cœur du patricien, qui auparavant était taciturne et angoissé, semblait maintenant revivre.
RÊVES ET AFFLICTIONS
Enveloppés par les douces brises du fleuve, les yeux plongés dans le firmament qui se peuplait de constellations, nous retrouvons Basil parlant à Tatien admiratif :
Pour nous, la vie est encore un impénétrable secret céleste. Nous ne sommes que des animaux pensants. Entre les mains de l'homme, le pouvoir est une fantaisie, tout comme la beauté est un leurre dans le cœur de la femme. J'ai visité l'Egypte, en compagnie de deux prêtres d'Amathus, et là, nous avons trouvé différents souvenirs de la sagesse immortelle. Dans les pyramides de Gizeh, j'ai étudié minutieusement, les problèmes de la vie et de la mort me plongeant dans des réflexions profondes sur la transmigration des âmes. Ce que nous apprenons dans nos cultes tangibles n'est que l'ombre de la réalité. De toute part, la truculence politique de ces derniers siècles a porté préjudice au service de la révélation divine. Je pense que nous approchons de temps nouveaux. Le monde a soif d'une foi vivante pour être heureux. Je n'admets pas que nous soyons limités à l'existence physique et l'Olympe doit s'ouvrir pour répondre à nos aspirations...
Ne croyez-vous pas, par hasard — intervint son interlocuteur inquiet —, que la confiance pure et simple en la protection des dieux suffit au bonheur collectif, conformément au culte de nos ancêtres ?
Oui, oui — lui fit l'ancien —, la simplicité est aussi l'un des aspects de l'énigme, cependant, mon cher, dans le cas présent, en ces temps d'incommensurables déséquilibres moraux, le problème de l'homme ne cesse de grandir. Nous ne sommes pas des marionnettes prisonnières des tentacules de la fatalité. Nous sommes des âmes portant l'habit de la chair en transit vers une vie plus élevée. J'ai parcouru les grandes routes de la foi et cherché dans les archives de l'Inde védique, de l'Egypte, de Perse et de Grèce et chez tous les vénérables instructeurs, j'ai observé la même vision de la gloire éternelle à laquelle nous sommes destinés. Personnellement, je considère que nous sommes un temple vivant en construction dont les autels à l'infini expriment la grandeur divine. Lors de nos expériences sur terre, nous ne réussissons à construire que les fondations du sanctuaire poursuivant au-delà de la mort du corps cette initiation complétant l'œuvre sublime. Dans les luttes de l'existence animale, nous développons le potentiel de l'esprit permettant notre élévation aux sommets de la vie.
Et, après une pause pendant laquelle il semblait réfléchir aux concepts qu'il venait d'énoncer, il a ajouté :
Donc, le problème est bien plus vaste. Il est fondamental que nous sachions mettre en valeur la dignité humaine inhérente à toutes les créatures. Les esclaves et les maîtres sont les fils du même Père.
L'ami, qui enregistrait attentivement ses paroles, objecta immédiatement :
Égalité ? Cela viendrait contrarier la structure de notre organisation sociale. Comment niveler les classes, sans bousculer les traditions ?
Le vieil homme a alors souri calmement et lui a fait remarquer :
Mon fils, je ne me réfère pas à l'égalité par la violence qui classerait dans la même catégorie les bons et les mauvais, les justes et les injustes. Je me reporte à l'impératif de fraternité et d'éducation. Je veux dire que la vie est comme une grande machine dont les pièces vivantes, que nous sommes, doivent fonctionner harmonieusement. Il y a ceux qui naissent pour une tâche déterminée, distante de la nôtre, comme il y a ceux qui voient le chemin d'une manière différente avec d'autres yeux que les nôtres. Gardant la certitude que notre esprit peut vivre d'innombrables fois sur terre, nous modifions le cours de notre évolution, d'une existence à l'autre, comme l'élève apprend à écrire, petit à petit, pour arriver aux plus hautes expressions de la culture. En conséquence, nous ne voyons pas comment niveler les classes, ce serait impraticable. L'effort personnel et le mérite qui en résulte sont les frontières naturelles entre les âmes, ici et dans l'au-delà. La hiérarchie existera toujours comme appui inévitable de l'ordre. Chaque arbre produit selon l'espèce à laquelle il s'apparente et chacun mérite plus ou moins d'estime selon la qualité de sa propre production. Substituons, ainsi, les mots « maîtres» et « esclaves » par « administrateurs » et « coopérateurs » et peut-être atteindrons-nous l'équilibre nécessaire à notre entendement.
Cherchant à calmer leur entretien, l'ancien fit un petit intervalle et ajouta en souriant :
Nous devons de faire preuve de plus d'humanité pour être réellement humain. Retenir la sensibilité et l'intelligence n'est pas licite et afin que notre monde s'adapte à la perfection qui l'attend, il est essentiel que nous ayons suffisamment de courage pour raisonner en termes différents de ceux qui régissent notre marche collective depuis des millénaires. Les conditions de lutte et d'apprentissage sur terre se modifieront vraiment quand nous comprendrons que nous sommes tous frères.
Tatien, dans l'essence, n'épousait pas de tels points de vue. Jamais il n'avait pu entendre le mot « fraternité », sans se rebeller. Cependant, moins impulsif maintenant, il se souvenait des conversations qu'il avait eu avec le père en d'autres temps.
Basil était un authentique successeur de Varrus Quint.
Il admit que le nouvel ami était également imprégné de la mystique des nazaréens, mais détestait encore beaucoup trop le christianisme pour poser des questions. Pour lui, les divinités de l'Olympe devaient obligatoirement faire l'objet d'une adoration exclusive. Dans le passé, il aurait explosé en des propos rudes et puissants, mais la souffrance morale avait modifié sa manière d'être et, au fond, il ne désirait pas se défaire d'une aussi belle amitié.
Pour cela, il a voulu dévier du sujet et, se fixant à l'aspect philosophique de la question, il lui a demandé :
Vous jugez alors que nous avons déjà vécu d'autres vies ? Que nous avons déjà respiré ensemble sous d'autres climats ?
Le vieil homme avec bonne humeur a affirmé, convaincu :
Je n'en ai pas le moindre doute. Et il garantit encore bien davantage en disant que personne ne se trouve là sans raison. La sympathie ou l'antipathie ne se font pas l'espace d'un instant. Elles sont l'œuvre du temps. La confiance avec laquelle nous nous comprenons, les liens d'affection qui nous rapprochent depuis hier ne tiennent pas de la simple éventualité. Le hasard n'existe pas. Des forces supérieures et intangibles nous réunissent à nouveau, certainement, pour quelque tâche à réaliser. Tout comme aujourd'hui est la continuation d'hier dans la suite des heures qui passent, nous découlons du passé. Sur terre, nous testons et sommes testés, en marche constante vers d'autres sphères, nous allons de monde en monde, pas à pas pour atteindre la glorieuse immortalité.
Leurs considérations transcendantales auraient certainement pu aller plus loin, mais Livia et Blandine sont apparues, par surprise, et souriantes elles les ont invités à prendre quelques fruits et des rafraîchissements.
Les deux amis ont acquiescé, ravis.
En cette seconde soirée de rencontre, Tatien se montrait plus jovial, plus expansif.
Il a parlé de la satisfaction de sa fillette qui jubilait à l'idée de se rapprocher de sa maîtresse puis il a commenté les plans qu'il avait lui-même tracés, heureux.
Basil viendrait habiter dans une maison proche de la villa Veturius où l'accordeur trouverait les moyens nécessaires pour s'installer dignement avec sa fille.
Ainsi, ils vivraient tous en permanente communion.
Et l'enthousiasme qui va toujours de paire avec les miracles de la joie matérialisa ce projet sans perte de temps.
En une semaine, le changement souhaité fut réalisé.
Un petit site a été loué pour le philosophe et la première matinée de promenade pour Tatien, Livia et Blandine s'est révélée être une admirable fête de lumière.
Le bois humide de rosée était fortement parcouru par une brise fraîche qui caressait les fleurs emportant leur parfum au loin.
Des oiseaux délicats piaillaient et gazouillaient dans les grands arbres aux épais feuillages verts et beaux telles des offrandes vivantes de la terre faites au ciel sans nuages.
Alors que la fillette, rougie par le soleil, poursuivait, curieuse, un groupe de papillons, Tatien s'est arrêté devant un nid plein d'oisillons sans plumes et le montrant à sa compagne d'excursion, il s'exclama ému :
Quelle joie dans cette famille heureuse !
La jeune femme a regardé le tableau avec enchantement et acquiesça satisfaite :
La nature est toujours un livre divin.
Le patricien l'a regardée avec une évidente tendresse et laissant transparaître les sentiments indéfinissables qui affleuraient son âme, il lui a dit :
Livia, il est des moments où plus nous avons confiance en nos dieux, plus notre cœur devient un labyrinthe de questions sans réponse... Pour quelle raison un oiseau peut-il faire son propre nid en harmonie avec lui-même, quand l'homme est contraint de souffrir de l'influence des autres dans la réalisation de ses moindres désirs ?... Pour quelle raison le fleuve suit-il son cours en paix pour se jeter dans la mer immense alors que les jours de l'âme humaine s'écoulent, tourmentés, en direction de la mort ? N'y aurait plus de clémence chez les divinités immortelles pour les êtres inférieurs ? Serions-nous par hasard des consciences tombées dans l'oubli intégral d'elles-mêmes, prisonnières sur terre en épreuve de purgation ?
La jeune fille, qui était gênée par la flamme affective qui brillait dans son regard, a bredouillé quelques syllabes, voulant changer le cours de la conversation, mais Tatien, encouragé par la rougeur spontanée qui était apparue sur le visage de son interlocutrice, a continué, affectueusement :
Ils ont toujours considéré que les traditions familiales doivent guider nos sentiments. Je me suis donc marié par obéissance et dans ce contexte j'ai formé la petite famille qui suit mes pas. J'ai cherché dans la femme que les dieux m'ont apportée une sœur pour le voyage en ce monde. Je supposais que l'amour, tel que nous le voyons dans la vie en général gérant tant de crimes et tant de conflits, n'était qu'une simple impulsion plébéienne des âmes moins désireuses de dignité sociale. Sincèrement, je n'ai pas trouvé en Hélène l'amie que mon esprit attendait. Dès que nous avons été plus intimes, j'ai perçu la distance morale qui nous séparait. Mais en elle j'ai trouvé une mère aimante pour mes filles et je me suis résigné.
Le jeune homme a esquissé un sourire d'amertume et a continué :
Nous ne commandons pas la vie, de sorte que nous lui sommes subordonnés avec pour devoir de profiter de ses leçons. J'ai fermé, ainsi, les portes de l'idéal et je me suis mis à exister, comme tant d'autres existent, effaçant en moi tout éveil du cœur. Mais maintenant que nous nous sommes rencontrés, je dors mal la nuit... Je me mets à penser que la chance me fera une surprise qui me facilitera le bonheur de me rapprocher de toi avec suffisamment de liberté pour t'offrir ce que j'ai... C'est peu, je sais. Mais c'est de tout mon cœur que je désire me réhabiliter pour te voir heureuse. J'ai imaginé une nouvelle vie qui serait seulement la nôtre, loin de cet endroit où de si nombreux souvenirs douloureux affligent mon âme... Nous prendrions avec nous Blandine et ton père, nous éloignant de tout ce qui pourrait changer le rythme de notre bonheur. Mais serait-il juste d'imaginer un plan aussi audacieux sans t'entendre ?
Le jeune homme l'a regardée avec tendresse, anxieux de connaître son état d'âme, mais remarqua de la tendresse dans ses yeux pleins de larmes qui n'arrivaient pas à couler.
Nous nous sommes rencontrés, il y a quelques Jours — a continué le jeune homme romain sensible —, cependant, j'ai l'impression que nous sommes de vieux amis... Ma femme et mon aînée, qui lui est très proche, s'attarderont un bon moment à Rome... Je ne veux pas les accuser d'ingratitude mais j'ai de bonnes raisons de penser que ni l'une, ni l'autre ne noteront avant longtemps l'absence de Blandine et la mienne... À la maison, nous sommes deux personnes un peu à l'écart... Aussi, ai-je réfléchi à la possibilité d'une remise en question... Ne crois-tu pas que notre bonheur serait possible ailleurs ? Nous abandonnerions les Gaules et chercherions une terre différente, en Asie ou en Afrique...
Tournant son regard vers le bois touffu, il a continué :
Cette exploitation agricole malgré la beauté dont elle est dotée, est le tombeau de mes plus beaux espoirs de jeunesse... Un souffle de mort a transformé ici mon destin... Il est des moments où je désirerais incendier la forêt, détruire les plantations, détruire le palais et disperser les employés pour arracher un nouveau monde de ma propre solitude, néanmoins, aussi puissant que l'on puisse être, fait-on réellement ce que l'on veut ?
Il a dévisagé la fille adoptive du philosophe avec un intraduisible espoir que révélait son regard et lui prenant doucement la main droite, il a supplié :
Que me dis-tu de tant de confidences si amères ?
Livia, que la rougeur du visage rendait singulièrement plus jolie, lui dit avec tristesse et simplicité :
Tatien, mon père a pour habitude de dire que les âmes capables de tisser le parfait bonheur conjugal se rencontrent habituellement trop tard. Quand elles ne sont pas surprises par la mort qui les sépare en pleine joie, elles sont retenues par d'insolubles engagements qui inhibent leur rapprochement..
Mais mon mariage n'est pas un obstacle infranchissable — est intervenu le jeune homme quelque peu contrarié — ; Hélène se débarrasserait de moi comme elle se déferait d'un fardeau.
La jeune femme, bien que calme, a souligné avec tristesse :
Mais les chaînes ne pèsent pas seulement sur l'un des plateaux de la balance. Moi aussi je suis mariée...
L'interlocuteur a senti une vague de froid geler son cœur mais û est resté martre de lui- même à l'écouter.
Quand mon père s'est rapporté aux déboires que nous avons dû affronter à Massilia, il se référait à mon inquiétant problème personnel.
La jeune femme fit une petite pause, laissant l'impression qu'elle éveillait de vieux souvenirs, puis a continué :
Il y a presque deux ans, il y eut dans Massilia une fête fastueuse rendue en hommage au patricien Aulus Serge Tulian, de passage dans la ville. Incité par des amis, mon père a permis que je me charge de plusieurs numéros musicaux lors de la grande soirée de réjouissance publique. À cette occasion, j'ai connu Marcel Volusianus, un jeune homme qui s'est immédiatement intéressé à moi et qui est devenu mon mari quelques mois plus tard. Mon père a toujours soutenu le besoin de connaître ses antécédents avant de donner son approbation au mariage, mais se sentant âgé et malade, il a voulu satisfaire mes désirs ardents de jeune femme puisque je ne nourrissais pas le moindre doute quant à la correction du jeune homme qui m'avait éveillée aux joies de l'amour. Il assurait venir d'une noble famille avec des ressources suffisantes dans différentes affaires pour garantir sa vie et apparentait une telle prospérité financière que je n'ai pas hésité à accepter comme une vérité pure les informations qu'il nous fournissait. Marcel, néanmoins, après le mariage, s'est révélé irresponsable et cruel et les manières aristocratiques de l'ami d'Aulus Serge ont disparu. En plus d'être un véritable tyran, c'était un joueur invétéré à l'amphithéâtre, plongé dans des activités suspectes. Au début, mon père et moi avons tout fait pour le soustraire au vice qui le subjuguait et, à ces fins, j'ai accepté de travailler comme harpiste dans des fêtes, croyant l'aider à trouver une solution à ses nombreuses dettes, cependant, j'ai vite remarqué qu'il utilisait mes dons artistiques pour attirer l'attention de relations importantes auprès desquelles il obtenait de juteuses aventures financières dont je n'ai jamais pu connaître l'extension.
La jeune femme a soupiré, blessée par ces pénibles réminiscences, et a continué :
Si le problème s'était limité aux déboires d'ordre matériel, nous serions probablement encore à Massilia à chercher des solutions. Mais malgré tout mon dévouement affectif pendant les six mois que nous avons vécus ensemble, Marcel semblait las de mon affection, et il est tombé amoureux de Sublicia Marcina, une poétesse intelligente et une danseuse renommée avec qui il s'est mis à vivre, sans abandonner notre maison. Nous avons assisté à tant de scènes déprimantes que mon père a décidé de notre transfert ici, en quête de changement...
Et quelle attitude as-tu adoptée face à ce vaurien qui a procédé de la sorte ? — a coupé Tatien, pris d'une forte impulsion.
Comme toute femme — a expliqué Livia dont la profondeur philosophique alliée à sa fraîcheur juvénile, rendait admirable en cette heure —, j'ai beaucoup souffert au début, mais avec l'aide du ciel, ma jalousie a fini par un sentiment de miséricorde. Je considère Marcel bien trop malheureux pour le condamner. Je ne crois pas qu'il puisse jouir de la tranquillité d'une vie digne.
Tatien l'a regardée avec admiration et regret, puis il lui a dit avec affection :
Pourquoi penses-tu cela ? Semblable attitude chez une jeune fille qui n'a pas encore vingt ans, n'est pas commune !... Ne serais-tu pas par hasard aussi femme que les autres ?
Livia a souri un peu triste et lui fit remarquer :
Je n'ai pas eu de mère qui me veuille. Je dois toute ma compréhension des choses à ce père qui m'a recueillie ! Très tôt, j'ai été habituée à le suivre dans ses digressions philosophiques et à interpréter la vie selon les réalités que le monde nous offre. À l'heure où presque toutes les filles sont troublées par l'illusion, j'ai été amenée à assumer des responsabilités et à travailler. À Massilia, tout ce que nous avions nous l'avions payé cher de nos propres efforts, j'ai donc appris que nous n'atteindrons pas la paix sans excuser les erreurs des autres qui, en d'autres circonstances, pourraient être les nôtres.
Tu ne regrettes pas pour autant l'homme que tu as aimé ? Tu ne le disputerais pas avec une autre ?
Pourquoi ? — a demandé son interlocutrice, sereine. — Le manque de l'autre que je peux éprouver, n'empêche pas le ciel de nie montrer le meilleur chemin. Il serait bon que je puisse partager le bonheur avec mon mari, mais si cette convivialité me contraint à commettre un délit en désaccord avec la rectitude de ma conscience, le bénéfice de l'absence ne serait-il pas plus juste ? Pour ce qui est de disputer les attentions et l'affection d'autrui, je ne crois pas que l'amour puisse faire l'objet d'enchères. L'affection, la confiance et la tendresse, à mon avis, doivent être aussi spontanées que les eaux cristallines d'une source.
Tu ne crois pas, alors, à la survie du bonheur sous d'autres formes ? — Et baissant le ton de sa voix qui s'est faite plus douce, le mari d'Hélène a demandé : Tu ne penses pas que nous puissions construire un nouveau nid dans un nouvel élan de compréhension et de bonheur ?
Livia extrêmement rouge lui a lancé un regard inoubliable et acquiesça :
Si, je le crois ! Je sens dans ton dévouement noble et calme un beau rivage tranquille, capable de protéger le cours de mon destin de toutes les tempêtes. Je t'aime beaucoup ! J'ai découvert cette vérité dès que nous nous sommes vus pour la première fois! Je comprends, maintenant, que Marcel m'a fait connaître les enchantements de la jeune fille, alors qu'en ta compagnie, je discerne en moi les désirs ardents de la femme... À aucune autre gloire féminine, je pourrais aspirer que celle de partager tes sentiments, cependant, nous ne nous appartenons plus...
Notant cette dernière phrase marquée de déception et d'amertume, le fils de Varrus l'a interrompue, considérant, impulsif :
Si tu me veux et si je te veux tant que cela, pourquoi nous arrêter à ceux qui nous méprisent ? Nous renouvellerons nos chances, nous serons heureux, ton père nous comprendra...
Livia a laissé aller le flot d'émotion qui dominait son cœur et lui dit d'une voix hachée:
Liée à ton nom, tu as une femme qui t'a donné deux petites filles...
Ma femme ? — a répondu l'interlocuteur impatient — Et si je te disais qu'elle n'a pas trouvé en moi l'homme qu'elle attendait ? Et si je t'affirmais, avec des preuves évidentes, qu'elle se consacre à une autre espèce d'amour ?