A Alexandre LICHAN,
mon héraut préféré
Il se trouvait à la limite du hors-jeu, Amadeus ; à peine conscient et si maigre qu'à côté de lui, un squelette hindou aurait ressemblé à Oliver Hardy. Un peu nécrosé sur les bords, l'artiste. La mort ne perdait pas de temps et faisait le ménage. Sa peau avait cette pâleur verdâtre ds toiles de la Renaissance représentant Jésus au tombeau. Il gisait, menu, a peine présent, sur son lit d'hôpital, l'œil mi-clos, les lèvres retroussées sur des dents jaunes qui n'en finissaient pas.
Le toubib qui m'avait escorté jusqu'à sa couche me le désigna d'un mouvement de menton très saint-cyrien et eut une grimace qui en disait long sur état du malade. Moi, le jour où un médecin fera ça au-dessus de ma carcasse, je pigerai que le moment de me laver les pinceaux pour comparaître devant mon Créateur est arrivé. Avisant une chaise de fer dont la peinture blanche s'écaillait, je lui confias aussitôt cette partie de moi-même qui est le sosie du duc de Bordeaux.
Le docteur, un jeune interne ressemblant à Delon et qui devait se respirer toutes les infirmières comestibles de rétablissement, semblait vouloir assister à cette entrevue historique ; mais, fort heureusement, le « bip-bip » qu'il portait dans la poche supérieure de sa blouse se mit à lui jouer « Reviens, veux-tu », et il s'éloigna à regret.
Amadeus, ainsi surnommé parce qu'il était considéré comme le Mozart du meurtre, respirait du bout des poumons, sans avoir l'air d'y toucher. Je me dis qu'avec la meilleure volonté du monde, il ne pourrait pas voter aux prochaines législatives ; d'abord parce que ses droits civiques lui avaient été retirés depuis lulure, ensuite parce qu'il serait tellement clamsé à ce moment-là qu'en comparaison, l'obélisque de la Concorde semblerait plus frétillant que lui.
— Amadeus, je lui balbutias dans les cages à miel.
Il fit un effort et souleva ses paupières d'un demi-centimètre. Le bout de regard qui apparut était blanc comme du yaourt.
— Comment te sens-tu, mec ? lui demandas-je.
Il y eut un temps mort réclamé par l'arbitre, et puis il risqua une remise en jeu, mais le cœur n'y était pas.
— Mal, balbutia le pauvre gazier.
Et, malgré que ce fût la pire vermine jamais engendrée par un couple d'humains, je le crus sur parole.
— Je suis le commissaire San-Antonio ; ça te dit quelque chose ?
Il émit un balbutiement inaudible. Je penchis mon esgourde sur ses lèvres.
— Redis voir, gars ?
Amadeus eut la force de répéter. Cette fois, je compris ce qu'il disait. C'était « Va te chier », mais il ne laissait pas de blanc entre les mots, réduisant cet excellent conseil à un soupir à peine modulé.
Je ne peux m'empêcher d'éprouver de la sympathie pour les hommes pugnaces. Continuer d'invectiver un flic quand on a un pied dans la tombe et l'autre dans une flaque d'huile de vidange constitue une sorte d'exploit.
Je prisas la main décharnée d'Amadeus et la lui pressis.
— Repos mec, lui dis-je, gaspille pas ton énergie en fariboles. Je le sais que t'as des couilles grosses comme deux fois la tronche à Canuet. Et je sais aussi que si tu avais encore la force de passer les miennes dans un mixer Rotary tu le ferais. Mais écoute ce que je vais te bonnir avant de m'envoyer aux bains turcs, mon drôlet. C'est pas exactement un bourreman qui vient te chancetiquer le pré-coma, essaie de bien me suivre sans m'interrompre.
Je gardis sa main dans la mienne. Elle était froide et sans réaction comme une patte de poulet sectionnée. J'eus la prétention d'espérer que ma dextre lui procurait un quelconque sentiment de réconfort. Evidemment, on meurt toujours pour soi seul, mais l'assistance d'un gonze provisoirement vivant t'aide quelque part à te résigner, enfin je vois les choses comme ça, et peut-être que je me goure. Tout ça appartient au grand mystère dans lequel nous barbotons.
— Amadeus, je lui dis-je, t'as liquidé davantage de pèlerins, au cours de ta carrière, que la peste de Londres de 1655. T'as été un flingueur d'élite de classe internationale ; même les Ricains ou les mafiosi les plus endurcis ne t'ont pas fait la pige. T'avais la gâchette d'or, comme d'autres ont la main d'or, grand. S'il fallait inscrire le nom de toutes tes victimes sur une pierre tombale, celle-ci serait grande comme la piste principale de Roissy-Charles-de-Gaulle. Tu peux canner peinard, t'auras laissé une œuvre.
Une légère contraction de sa joue me donne à penser qu'il sourit. Même en partance, l'homme aime à entendre célébrer ses exploits. Mes louanges stoppent un court instant son refroidissement.
— Amadeus, je repris-je, il y a cinq piges, t'as rempli un contrat sur la personne d'un gusman du milieu hollandais surnommé Karol le Pieux, une espèce de trafiquant tout-terrain de haut niveau. Il avait pignon sur rue à Amsterdam et possédait en province un mas immense dans la région des Baux où il cultivait la vigne et l'olivier. C'est probablement dans cette région que tu lui as fait sa fête, mais comme son corps n'a jamais été retrouvé, on manque de précisions. Pour tout te dire, c'est à cause de lui que je te rends visite, gars. Un élément nouveau fait que nous avons absolument besoin de sa carcasse.
Amadeus ne réagit pas. Ses paupières se sont refermées. Si ce n'était son souffle ténu, on pourrait croire qu'il est allé rejoindre ses victimes.
M'est avis que je me suis fait des berlues sérieuses en escomptant que l'artiste s'affalerait en moins de jouge. Pour qu'il en croque, ça va être coton. Mais ma ténacité est sans limites, tu le sais ?
— Je ne suis pas ici pour te jouer de la flûte de Pan, mon pote. T'es tombé l'an passé en refroidissant un banquier suisse venu faire des galipettes chez nous et tu t'es ramassé un sapement carabiné : perpète, ce qui, compte tenu de ton bilan, n'est pas chérot. Et puis, tout de suite, t'as le crabe qui s'est mis à te bouffer le foie et ta détention se limitera donc à quelques mois, ce qui veut dire que t'as du fion dans ton malheur : les perdreaux t'embastillent, mais le Bon Dieu te libère ; quand on y réfléchit, t'es gagnant, non ?
Nouveau sourire imperceptible d'Amadeus.
— Tu sais pourquoi il nous faut les restes de Karol le Pieux, bonhomme ? Parce qu'on vient d'apprendre qu'il ne se contentait pas de trafiquer dans le caillou et la schnouf, mais qu'il s'occupait aussi d'espionnage. Un petit malin qui vient de se faire repasser nous en a appris long comme l'autoroute du Soleil sur ses agissements. Karol le Pieux avait sur lui, au moment de son trépas, un certain quelque chose d'une importance capitale pour la France. Il faut qu'on mette la main sur cette babiole, l'ami. Je me trouve à ton chevet après être parti du principe qu'un tueur à gages peut très bien conserver des notions de patriotisme. Quand t'es passé aux assiettes, ton débarbot a mentionné ton héroïsme au cours de la guerre d'Algérie. Conclusion, tu dois garder quelque considération pour l'amère patrie, non ? T'es pas un type de nulle part, Amadeus : t'es français. Je veux pas te chambrer avec des vannes de rédemption et toutim, mais enfin, merde, tu ferais un geste pour ton pays, avant de crever, ç'aurait un bout d'allure, non ?
Il parvient à déplacer légèrement sa tête pour me faire face. Son regard est battu, délavé, mais empreint d'une brillance exprimant la volonté.
— Tu l'as dans le cul, mon flic, murmure l'équarrisseur. Et je n'y peux rien.
Il tente d'avaler sa salive, mais comme il ne lui en reste plus, il se contente de simulacrer.
— Ton Batave, poursuit-il, quand je lui ai eu farci la cervelle, je suis allé l'enterrer dans le Val d'Argent.
— Bon, et alors, pourquoi l'ai-je dans le cul ?
— T'as pas entendu causer du barrage de Val d'Argent ? Ils l'ont mis en eau deux semaines après que j'eus escamoté ce pèlerin. A l'heure qu'il est, il doit avoir cent mètres de flotte et davantage sur le bide, le Hollandais.
La déception me fripe les bourses.
Amadeus puise dans ma physionomie un regain d'allégresse.
— C'était pensé, non ? fait-il.
— Parce que tu savais qu'on allait noyer ce paysage ?
— Bédame !
— Dis-moi toujours à quel endroit tu l'as placardé…
— Si ça peut te faire plaisir, commissaire de mes fesses… Il y avait, tout au fond du vallon, une petite chapelle en ruine. J'ai pensé que pour un mec qu'on surnomme « le Pieux », c'était une sépulture bandante, d'accord ? Karol se trouve juste sous l'autel.
Il referme les yeux et se laisse gésir sur sa couche.
— Merci de ta visite, soupire l'agonisant, tu m'excuseras, mais je veux clamser à tête reposée ; bonne bourre, flic !
Ce qui s'appelle avoir le mot de la fin.
On n'y voit que du glauque. De plus, il flotte, et la surface du lac artificiel résultant du barrage ressemble à de la peau d'autruche (à ne pas confondre avec la peau d'Autriche qui, elle, du fait du Tyrol, est beaucoup plus hérissée).
De grosses bulles éclatent près de ma barque de fer. L'homme-grenouille assis en face de moi reprend souffle selon une méthode respiratoire particulière qui consiste à faire comme ça, tu vois ? Hee… han, heee… han !
— Vous êtes certain qu'il s'agit d'une chapelle ? je lui demandé-je, sans pitié pour sa suffocation.
— Absolument.
J'étudie la vieille carte d'état-major mentionnant la chapelle en question. Curieux, un paysage englouti. Jadis, des hommes et des bêtes ont vécu là, des arbres y ont poussé, une rivière y coulait où s'abreuvaient les oiseaux. Et maintenant on ne distingue plus rien de cette vie bucolique. A la place, un formidable réservoir d'eau jaunasse, générateur d'électricité. Les hommes ont dit merde à Dieu. A sa création ils ont imposé la leur. Et ainsi, peu à peu, ils s'emparent de la planète, puis du cosmos, les affreux pique-assiette. Ils se mouchent dans la nappe, mettent les pieds sur la table, se chauffent avec le bois de la commode Louis-Chose, défèquent sur les Chiraz (à ne pas confondre avec les Chirac dont le poil est plus plat). Qu'à force de la bricoler, cette pauvre planète Terre, tu vas voir, Gaspard ! Elle te leur claquera dans les pognes, kif un ballon rouge : ploum ! Et il pleuvra des petits bonshommes sidérés dans les espaces intersidéraux, comme sur les toiles de Magritte ! Je me marre d'avance !
— Elle est à quelle profondeur ? reprends-je, pensant à la chapelle.
— Quatre-vingt-six mètres.
— L'accès ?
— Pas commode, car des pans de mur se sont écroulés au moment où l'eau a commencé de monter.
Il me désigne la grappe de bulles foisonnant à deux mètres de nous.
— Mais, Arthur, c'est le bulldozer des profondeurs, faites-lui confiance.
Bérurier qui somnolait sous son suroît de Terre-neuvas, se décloaque la clape pour annoncer :
— S'il faudra, je descendrerai y donner un coup de main. Y a deux ans, moi et mon beauf, on a démoli une vieille grange dont il a r'construit une villa d'deux pièces en ses lieu et place.
Le silence retombe sur notre équipée, à peine troublé par le crépitement de la pluie. Les bulles continuent de mousser. Je songe qu'il s'agit du gaz carbonique rejeté par le second homme-grenouille. Elles témoignent qu'il continue de vivre au-dessous de nous et de vadrouiller dans l'ancien paysage. Vachement surréaliste, tout ça.
Le Gravos a des pensées vaguement apparentées aux miennes puisqu'il déclare :
— Ces bulles, c'est comme les pets qu'tu lâches dans ta baignoire : t'as beau loufer au fond, y r'montent. J'm'rappelle un bain qu'j'avais été obligé d'prendre à la suite d'être tombé dans une cuve à mazout… Ça date, j'sais pas, de dix douze piges, p't'être. La flotte était trop chaude, j'm'en souviens comme si ce s'rait hier. A midi, j'avais bouffé un n'haricot d'mouton et mister trouduc donnait son gala d'bienfaisance. C'tait la première fois qu'j'voiliais un pet, c'qui s'appelle voir, comm'j'te vois. Jusque-là, j'ignorassais qu'c'était rond. J'l'imaginais, l'pet, comme la flamme d'une lampe à souder, si j'me fais bien comprend' ? Eh ben non : c'est rond kif un'boule de billard et presque plus gros. On croirerait pas, un trou d'balle, faire des bulles aussi belles, et sans les casser, j'te prille d'observer. Franch'ment, j'regrette pas ce bain. C'tait instructif. Comm'quoi on croye savoir, et puis on sait pas.
Il se tait parce que le second plongeur se devine entre deux eaux. Son volume sombre, indécis, se précise peu à peu, et puis il jaillit de l'onde, sa bouteille jaune dans le dos. Il nous tend l'espèce de râteau court à trois branches lui ayant servi à déplacer les pierres dans les abysses. Il tient une chose marron dans son autre main. J'identifie une godasse. On l'aide à grimper dans la barque. Le plongeur se débarrasse de son embout et de son masque vitré. C'est le tout bel athlète, modèle Tarzan du muet.
On attend ses explications. Le soulier détrempé, limoneux qui gît dans la barque nous annonce qu'il a découvert le « client » d'Amadeus.
J'attends qu'il ait récupéré un peu avant de lui poser les questions qui me démangent, mais c'est lui qui attaque.
— Peau de balle ! annonce-t-il.
— Vous n'êtes pas parvenu à le dégager ?
— Il ne s'y trouve plus. Sous l'autel, il y a en effet une espèce de grande niche, mais je n'y ai trouvé que cette chaussure.
— Vous avez cherché autour ?
— De mon mieux, oui. Rien !
— L'eau l'aurait emporté ?
— Sûrement pas, car j'ai dû déplacer une chiée de cailloux pour dégager la niche.
Chou blanc !
Je laisse ramer Béru pour regagner la rive. Un faux rivage borde ce faux lac. Une forêt descend abruptement dans la flotte et s'y noie héroïquement. Les moutons de Panurge !
Les plongeurs posent leur peau de squale en devisant boulot. Sa Majesté souque ferme. San-Antonio gamberge, selon sa noble habitude.
Quelqu'un avait déjà tiré les vers du nez à Amadeus pour lui faire dire où il avait planqué le corps de Karol le Pieux. Quelqu'un au courant de ce « contrat » du tueur. C'était donc le secret de Polichinelle ? Tout ce bigntz pour ballepeau ! Butin ? Une godasse, comme dans les dessins humoristiques d'autrefois représentant un pêcheur à la ligne. Je biche le soulier détrempé mais encore en bon état. On peut même lire la marque du fabricant à l'intérieur : « Veston », la pompe de l'élite. Style britiche. A petits trous, semelle renforcée, système à lacet. Et il y a encore le lacet !
Une plombe plus tard, je bigophone à l'hosto où agonise Amadeus. Une infirmière que je salue d'un solide « Bonjour, monsieur », tant tellement elle a une voix de soprano léger, m'annonce, après rectification au sujet de son sexe, que le Mozart de l'assassinat a rendu à Satan sa belle âme. Bon. De ce côté-là, plus rien à espérer.
La maison est d'importance. C'est le mas provençal de classe un peu à l'écart de la route allant de Saint-Rémy à Arles. Il s'appelle le « Mas de la Madone Bleue » et se dresse au milieu des vignes sur une esplanade délimitée par de vénérables platanes. Un court de tennis, une piscine, un potager clos de murs de cannisses en parachèvent l'agrément. Quelques voitures de sport sont remisées à la diable devant l'entrée. On aperçoit des jeunes gens autour de la piscaille et sur le court : garçons et filles légèrement vêtus. Si sobrement, même, que plusieurs demoiselles sont aussi nues que des poulets mis à la broche (et davantage dorées).
Notre venue n'interrompt pas les cris et les rires. Il semblerait plutôt que la personne de Béru augmentât l'intensité de ces derniers.
Un serviteur noir chargé de boissons fraîches dépose son plateau sur une table de jardin pour venir s'enquérir.
— Messieurs ?
Il nous stoppe en roulant des lotos que tu vois les lampadaires de l'allée ? Eh ben, plus gros !
— Police ! je lui chuchote en gardant ma carte au plus creux de ma main, manière de n'effaroucher personne.
Il la visionne et ne peut retenir une grimace comme les grands hépatiques après une tablette de chocolat. A se demander s'il ne va pas se mettre à gerber sur nos lattes.
— Cette propriété appartient toujours à la famille de M. Karol Van Trilöck ? j'interroge.
— Heu… oui.
— A Mme Van Trilöck ?
— Beu… non, à sa fille.
— Elle se trouve ici, présentement ?
— Meu… oui.
— En ce cas, j'aimerais lui parler…
Le serviteur est saboulé tout en blanc, avec des épaulettes d'or et tu croirais un officier de la marine tchadienne. Comment, qu'est-ce que tu dis ? Ah ! y a pas de mer au Tchad ? T'es sûr ? Ben, y a au moins la mer de sable, non ? Et le chameau est bien appelé le vaisseau du désert, si je ne me goure ? Alors ton objection n'est pas recevable, mon pote, je regrette very moche. Le Noir me regarde avec ses yeux blancs (j'ai vu des Blancs avec des yeux noirs) et il finit par hocher la tête comme un qui prend une grande décision. N'ensuite de quoi, il va à une naïade blonde, bronzée presque autant que lui, avec de grands yeux d'azur, si tu vois le genre, et roulée, alors là, roulée au point que les grands sculpteurs de la Renaissance italoche se pisseraient dans le froc de saisissement en la découvrant.
Le valet s'accroupit auprès d'elle pour lui jacter à notre propos. La môme reste assise en tailleur, et Dieu sait (puisqu'Il sait tout) que ça porte aux sens lorsque la demoiselle est nue, je voudrais pas te faire de dessin, mais t'as qu'à suivre mon regard et la protubérance de mon grimpant.
Le domestique (quel sale mot, à notre époque où l'important c'est la rose) revient et nous prie d'avancer, ce dont nous. Et puis voilà que j'ai cette fabuleuse déesse en prise directe. Blonde en plein ! Quelle merveille ! Comment Karol le Pieux a-t-il pu émettre tant de splendeurs d'un coup de reins ? Si t'as la réponse, tu me l'envoies contre remboursement ; merci.
Impossible de la saluer. Je la dévore, la déguste. J'anticipe, je perpétue, je renoue, j'interfère, je présume, je transcende, me porte parties prenantes, prémonitionne, déliriumtremense. Vois double ! Titube du cervelet. Agonise des glandes. Bien comme il faut.
Elle est d'une beauté angoissante à force qu'elle est trop, comme l'écrivait l'empereur Bokassa à la maman de Marlène Dietrich.
Anormale de beauté, tu comprends ? Ça rejoint le monstrueux, jolie à ce point. Ça fait erreur de la nature. T'as envie de lui en reprendre une partie pour distribuer à Mme Thatcher, à la reine Elizabeth, à la veuve de Tito, à Mme Yourcenar. Tu te sens devenir marxiste devant tant de beauté absolue. Tu prônes la répartition des charmes. Que chaque mochetée du monde touche un petit quelque chose de biutifoul, quoi, merde !
Ointe de crème solaire, elle éclabousse, la môme ! Dans le centre de ses yeux pâles, ça forme un disque très sombre qui va te glatouiller l'en dessous des burnes sans escale. Le fin duvet qui mousse sur son pubis est d'un blond d'or neuf.
— Commissaire San-Antonio, me présenté-je, et voici mon adjoint, l'inspecteur principal Bérurier.
Elle me tend la main. Je presse.
Puis la présente à Béru qui s'en saisit comme un chien errant saute sur un os de gigot. Alors elle tire sec et Mister Gradube bascule dans la piscine pour la plus grande joie de l'assistance en délire.
J'attends que la liesse se soit tassée pour murmurer :
— Savez-vous que cela s'appelle « insulte à magistrat », mademoiselle Van Trilöck ?
— Savez-vous que je m'en fous ? répond-elle du tac au tac. Je ne suis pas allée vous chercher, non plus que ce foutu gros sac qui pue la ménagerie négligée.
Nous observons une minute de silence, manière de préparer une suite logique à des pourparlers si mal commencés. Sa Majesté en profite pour sortir de l'eau par l'échelle chromée réservée à cet usage. Il a la frime hermétique des grands jours. Ses fringues ruisselantes ressemblent à un crépi de boue. Un grand dadais espiègle se précipite sur lui afin de la reflanquer à la sauce. Béru subit sa charge avec calme, la brise d'un coup de genou dans les roupettes du gars, puis termine d'une manchette, et c'est le dadais qui se retrouve à la flotte. Des protestations s'élèvent dans l'assistance. Les trois autres gaziers moulent leurs effets de torse et leurs saillies afin de mettre l'hippopotame à la raison. Un pur régal pour le gros ongulé qui se déclenche avec méthode. Le voir agir est un tout beau spectacle digne des jeux du cirque de la romantique Rome antique. Force et beauté ! Il en biche deux chacun par la nuque et les fait trinquer de la tronche. Braoum ! Au tas, ces petits messieurs ! Quant au troisième, il le fixe d'un tel air que le gars se met à clapoter des mandibules.
Béru lève une jambe et murmure :
— Aide-moi à ôter mes pompes, bout d'homme !
Comme l'autre paraît ne pas comprendre, le Monarque des comptoirs insiste :
— Je compte jusqu'à trois, ensuite, t'as plus d'dents d'devant, mon mec.
Alors l'autre comprend parfaitement que cette menace est pratiquement programmée dans le ciboulot de son terlocuteur et lui arrache sa godasse. Béru lui présente l'autre. Le beau jeune homme la lui enlève également.
— Les chaussettes, maint'nant, Brin d'amour. Soye sans crainte, on est en plein air, t'auras pas b'soin de masque à gaz.
Un silence religieux s'est fait. Ces demoiselles sont fascinées par la lâcheté de leur petit copain ; un minet frisotté avec les tifs longs dans le cou et une boucle d'oreilles en diamant pur fruit au lobe droit que ça fait si joli chez un garçon, ça et un sac à main, plus des chaussures à hauts talons, je trouve. Il ôte les chaussettes trouées du Gros.
— Merci, soupire l'Mastard. Somme toute, tu s'rais assez serviab' dans ton genre.
Et le voilà qui se déloque entièrement et étale ses hardes trempées sur les pierres chaudes bordant la piscine. Il se met à loilpé, l'Artiste. Se gratte les meules énergiquement. Sa chopine d'âne joue les balanciers d'horloge. Les donzelles fascinées par ses surdimensions ne la perdent pas de vue et s'abstiennent de ciller afin de conserver à outrance l'incroyable vision dans leurs chères petites rétines.
— Je m'en irerai quand t'est-ce mes fringues elles s'ront secs, prévient le Chibré.
Il choisit un transat rouge et s'y dépose.
— J'croye qu'le noirpiot s'apprêtait à servir des breuvages, fait-il. Si aurait un gorgeon à la traîne, j'sus preneur, biscotte j'voudrais pas risquer d'attraper une génuflexion d'poitrine consécutivement à c'te trempette. De préférence, j'aim'rais du corsé ; tout c'qui fait moins d'45 degrés, j'le laisse aux p'tites filles.
On s'empresse. C'est à qui d'entre elles le servira. Le vrai pacha ! Il raffole. Sa grosse pogne ravaudée erre sur les rondeurs penchées sur son berceau. Ne sait où donner de la dextre et de la prunelle, mon joyeux compère. Il accède à la félicité pure et noble, intégrale. Soleil, eau bleue, filles sublimes, Bacardi…
Comblé, il en redemande :
— Si v's'auriez un p'tit casse-dalle, du genre « moindre-des-choses » : sauciflard à l'ail ou harengs plus ou moins saures, histoire d'm'colmater les brèches, j'vous en saurais un plein pot d'gré ! Surtout pas d'caviar ; je déteste les conserves.
On continue de le choyer. Les garçons ont récupéré et se tiennent à l'écart, silencieux. Leur quatuor déplaît à Sa Majesté.
— Vous n'pourreriez-t-il pas envoilier vos minables en commissions, les belles : au bureau d'tabac, ou bien poster l'courrier ? Y z'ont des tronches d'cierges qui m'fout l'cafard !
Pressentant que cet Attila va se remettre en boule si satisfaction ne lui est point accordé, les garçons décident, d'un commun accord, de disputer un match de tennis en double et ils emportent leur désœuvrement à quelques encablures de piscine. Que ouf !
Je décide de renouer avec la très belle et inchaste demoiselle Van Trilöck la conversation interrompue par les exploits aquatiques du Mammouth.
— On pourrait babiller gentiment, ma ravissantissime ? je lui fais en brûlant le pourpoint.
Son regard est devenu plus avenant.
— Que voulez-vous ?
— Je pense que nous serions mieux à l'écart pour discuter.
— Je n'ai rien à cacher.
— Je vois, dis-je en lorgnant son corps superbe, mais moi, si.
D'une détente, elle se met à la verticale. Seigneur, quelle académie ! Une statue grecque taillée dans du marbre blond !
— Venez !
Tu crois qu'elle passerait un peignoir, tézigue ? Qu'elle mettrait un slip ? Qu'elle placerait sa main devant sa case-trésor ? Rien ! Son impudeur est si totale qu'elle confine à la pureté. A force de trop, ça devient plus rien du tout, comme le dit si pertinemment Gaston Bachelard dans le Matérialisme rationnel. Son merveilleux fessier exécute un mouvement ondulatoire tandis qu'elle se dirige vers la maison.
Je lorgne, et mon émotion se fait si intense que j'ai l'impression d'être devenu un soldat soviétique en train de parader sur la Place Rouge (en anglais The Red Place).
Très belle demeure au luxe de bon aloi. Crépi blanc épais, tomettes anciennes, meubles haute époque, toiles de Labisse. Mais je veux pas t'emmerder avec des descriptions style Maison et Jardin, vu que t'as toujours créché dans un univers néon-formica-acquis-autour-d'un-buffet-campagnard-gratuit et que tu y crécheras jusqu'au moment que t'iras coucouche panier dans ta boîte à dominos capitonnée plastique.
Parfois, je me crève la bague à te fignoler des décors ultra-superbes, tout ça pour qu'tu confondes une statue romane avec une tour Eiffel en métal doré servant de thermomètre. Avec toi, faut être poli et se taire, polyester ! Mais enfin, je préfère ne pas y penser. Que sinon, mes books, je les écrirais à la craie dans des pissotières pour que tu puisses les lire plus zézaiment.
Et alors, je t'en reviens à la belle jeune fille nue qui me drive en un salon ayant dû servir d'oratoire à son défunt père, dont je te rappelle qu'il était surnommé « le Pieux ». Un immense triptyque du seizième occupe toute la paroi du fond. Un prie-Dieu garni de velours est placé devant le chef-d'œuvre. Et les autres murs sont garnis d'un chemin de croix peints par un naïf.
Pas de meubles, sinon une console supportant quelques livres de prières aux reliures anciennes. Pourtant, cette pièce consacrée à la religion reste gaie, grâce sans doute à ses murs blancs, à l'abondante lumière arrivant du dehors, à son sol recouvert d'une moquette orangée. Certaines gens s'imaginent que Dieu fait un peu triste dans Ses représentations humaines, alors qu'Il est au contraire l'expression du bonheur. S'il n'existe pas, Il aura réussi le plus grand de Ses miracles : celui d'assurer, peu ou prou, Sa présence dans le cœur de chaque individu sans être ; qu'alors là, crois-moi, c'est coton ; beaucoup plus que s'Il est réellement.
La fille me désigne le prie-Dieu.
— Et vous ? objectè-je, après avoir constaté que c'est là l'unique siège de la pièce (et encore un siège sur lequel on s'assied à genoux, dirait Béru !).
— Moi ? Voilà, regardez !
Elle se place en tailleur sur le tapis de sol. Une manie chez cette fille. A moi l'émoi ! La moelle et moi !
— Je vous écoute ! dit-elle.
J'aimerais bien m'écouter également, et faire ce qui, spontanément, me vient à l'esprit en passant par mon triangle des Bermudes.
Situation délicate, je te conjure de me croire. Garder son self-control dans une situation telle relève de l'exploit, d'ailleurs Guiness vient de me l'acheter pour son livre des records.
— Il s'agit de votre père, mademoiselle…
— Je m'en doutais un peu.
— Pourquoi ?
— Sachant que vous êtes de la police, je me suis dit qu'il y avait peut-être des éléments nouveaux concernant sa disparition.
— Et vous ne vous êtes pas trompée.
Son visage se tend comme une peau de tambour arrosée de citron[1]. Ses yeux se voilent, à défaut de son frifri.
— On sait ce qui lui est arrivé ?
J'opine à bouille que veux-tu.
Ma mine de circonstance lui fait comprendre qu'elle n'a rien de fameux à espérer.
— On a la preuve de… de sa mort ?
— En effet.
A quoi bon te rebeurrer la tartine avec ces espiègleries que tu connais déjà ? Je lui raconte l'aveu du tueur à gages, la plongée dans le lac artificiel, la godasse retrouvée. Je la sors du sac de plastique dans lequel je l'avais enveloppée. Les larmes lui viennent.
— Oui, fait-elle, c'est bien sa chaussure…
Objet inanimé…
Ce croquenot détrempé parle de Karol le Pieux, le ressuscite. Un instant, sa somptueuse fifille retrouve son cher papa englouti.
Je respecte son émotion. Toujours s'incliner devant la douleur de son prochain, surtout quand il s'agit d'une ravissante personne, surtout quand elle est nue, surtout quand elle est assise en tailleur. Oui, mon Sana compatissant. Incline-toi ! Incline-toi bien. C'est chouette, hein ?
Je remets le soulier dans le sac.
— Son assassin est mort, ajouté-je.
— Comment se fait-il qu'on n'ait pas retrouvé le cadavre de mon père ?
Je biaise, ayant une terrible envie de biaiser :
— Puis-je connaître votre prénom, mademoiselle Van Trilöck ?
— Diana. Pourquoi ?
— Pour pouvoir penser à vous plus confortablement par la suite.
Elle sourcille vivement.
Holà ! Du gringue ! Ce flic qui traîne une pompe de son dabe se permet de lui virguler des vannes ! Caisse à dire (ou à savon) !
Je soutiens son regard. On ne fait pas d'hommes laids sans caser des yeux, comme l'a si justement écrit Jacques Borel dans son traité sur L'embarras gastrique, de Louis XIV à nos jours.
A moins qu'il ne s'agisse de l'aîné des frères Lissac dans son livre intitulé Me regarde pas la bouche pleine, ouvrage avec lequel il a raté le Goncourt et le métro dans la même semaine.
— Vous n'avez pas répondu à ma question, monsieur le policier. Pourquoi n'a-t-on pas retrouvé le corps de mon père ?
Je réfléchis. Faut-il y dire, faut-il pas ?
— Cette pièce est climatisée, observé-je, n'avez-vous pas froid ?
— Il m'arrive de me rouler nue dans la neige après une séance de sauna.
— Vous avez des instincts naturistes ?
— Entre autres.
— Votre maman vit toujours ?
— Elle est morte dans un accident de la route alors que j'avais quatre ans : son amant conduisait comme un pied, ce qu'une Ferrari pardonne mal.
— Vous avez des frères, des sœurs ?
— Non, je suis fille unique.
— Votre père n'ayant pas été déclaré officiellement décédé, vous n'avez donc pu hériter de lui ?
— En effet, mais ses affaires sont gérées par des gens compétents qui continuent d'assurer ma matérielle très largement.
— De quelles « affaires » s'agit-il ?
— Import-export, je crois. Cette question ne m'a jamais passionnée.
— Le siège se trouve à La Haye ?
— Amsterdam.
— Vous pourrez m'en communiquer l'adresse ?
— Je pourrai.
— Comment avez-vous réagi à la disparition de M. Van Trilöck ?
— Mal, mais progressivement. Papa faisait de fréquents voyages dont la durée était variable. Il ne me parlait jamais de ses activités. Il y a cinq ans, j'étais encore pensionnaire dans une institution suisse. J'y ai reçu un jour la visite d'un collaborateur de mon père venu me demander si ce dernier m'avait donné signe de vie récemment car on était sans nouvelles de lui depuis une quizaine. C'est à partir de là que mon angoisse a commencé. Les jours qui ont succédé, j'ai téléphoné soir et matin pour avoir des nouvelles. Au bout d'une semaine, j'ai quitté l'institution afin de me rendre en Hollande. La police néerlandaise avait été prévenue, mais ne savait rien. La police française non plus. Tout ce qu'on est parvenu à établir, c'est que mon père se trouvait à Paris la veille de sa disparition, et que le lendemain il a pris l'avion d'Air Inter pour Marseille. Personne ne l'a revu depuis Marignane. Le temps a passé. J'espérais toujours une lettre, un signe de vie quelconque. Nous avons fait appel à une grosse agence de police privée américaine, mais ça n'a rien donné.
— Qui ça, « nous » ? je demande.
— Le brain-trust de papa et moi. Je m'attendais à une demande de rançon, je la souhaitais de toutes mes forces, car elle m'aurait redonné espoir, mais rien…
Une fois encore ses yeux sont embués.
— Tout à l'heure, lorsque nous nous sommes présentés à vous, vous avez flanqué mon adjoint dans votre piscine, mademoiselle Van Trilöck. Cette grosse blague ne reflète guère votre angoisse. Nous venions enfin vous apporter des révélations, à vous qui dites les avoir attendues dans la plus vive anxiété et, au lieu de m'écouter, vous vous foutez de notre gueule. Ça surprend.
Elle hoche la tête.
— Ça vient de ce que je ne vous ai pas cru, plaide la déesse blonde. Votre gros mec la fout mal, et vous, vous ressemblez à un gigolo.
Merci, ne vous dérangez pas, inutile de nous l'envelopper, on va pas loin ! Je dois pousser une frime déconfite car elle éclate de rire.
— Allons ne m'en veuillez pas, exprime-t-elle. Mais vous savez, des tas de gens se prétendant plus ou moins flics ont tenté de me vendre des tuyaux à propos de mon père, et ce n'étaient que des crapules.
— Vous habitez ici toute l'année ?
— L'été seulement, le reste du temps je demeure à Paris ou à Gstaad.
La belle vie, quoi. Gentille, mais futile, la môme. Je distingue très bien la manœuvre des « associés » de son dabe. Si ça se trouve, ce sont eux qui ont financé l'opération Amadeus. Ils se goinfrent désormais tout leur soûl, en allongeant à Diana de quoi mener une existence dorée. Elle vit avec une cour de branleurs snobs : Gontrand, Matthieu, Barbara, Dorothy et les autres. La fiesta permanente. Les toilettes, les tires décapotables, les parties. Le big marathon de la désœuvrance ! Ç'ui qui en fait le moins a gagné un transat !
— Puis-je vous demander votre âge ?
— Vingt-deux, pourquoi ?
— Ces gens bien qui s'occupent de vos affaires ne vous causent pas d'inquiétude concernant l'avenir ?
Elle fronce le nez et retrousse sa lèvre supérieure. Tu la verrais ainsi, choucarde, t'en boufferais !
— Comment cela ?
— Le décès de votre père va être établi, bien qu'on n'ait pas encore retrouvé son corps. Peut-être alors vous fraudra-t-il prendre en charge votre héritage, vous ne croyez pas ?
— C'est un conseil ? demande-t-elle, la voix déjà acerbe.
— Oui, et excellent, chère Diana. Si vous laissez flotter les rubans pour entretenir un ramassis de parasites du genre de ceux qui se font dorer la paresse autour de votre piscine, vous risquez de grossir avant longtemps la masse des demandeurs d'emploi. Ne me répondez surtout pas que cela ne me regarde pas : je le sais. Si je vous parle de la sorte, c'est parce que je vous trouve foncièrement à mon goût et que j'aimerais pouvoir vous aider, ne serait-ce que d'un conseil.
J'abandonne le prie-Dieu.
— Tenez, ma jolie, voici ma carte avec mon adresse personnelle. Comme vous n'avez pas de poches (y compris sous les yeux), je la place à l'intérieur de cette bible ; peut-être serez-vous amenée à l'utiliser le cas échéant (pas la bible : mon adresse).
Elle se relève sans prendre la main obligeante que je lui tends ; ce qui est insultant, comme on disait au Maroc, mais moi, ce genre d'avanies, tu permets ? Je m'assois dessus.
D'un pas vif, je me dirige vers la piscaille. N'y trouve plus le Gros. M'informe.
L'une des friponnes me désigne les cabines de bain en riant comme une pastèque éclatée. Je vais toquer à l'huis.
— Minute ! rebuffe l'organe du Mammouth, siou-plaît, pas d'panique, mes gosses ; bousculez-vous pas au portillon, y en aura pou' tout l'monde !
Intrigué, j'attends. Des gémissements, gloussements, soupirements sortent de l'étroit local. Enfin, on délourde et j'avise l'une des amies de Diana, la chevelure en botte de radis, le regard pendant comme deux petites poires, mais avec, par contre, les loloches en cornes de bison futé.
Elle va en titubant jusqu'au tremplin et pique une tronche dans la flotte.
Le Majestueux s'avance dans l'encadrement.
— Suvante ! égosille-t-il.
Son pote Nestor est à angle droit, plus massif qu'une poutre de cathédrale gothique.
Il me tend un billet de cent francs.
— Si tu voudrais bien m'tiendre ça, m'en prie-t-il, j'sais pas où l'met'.
Une nouvelle jeune personne s'avance, un billet à la main.
— Donnez-y-lui, dit Béru en me désignant, c'est lui l'caissier.
Devant mon ahurissement, il s'explique :
— Ces frêleuses jeunes filles en r'venaient pas de mon chipolata et ont d'mandé d'faire joujou av'c. J'ai accepté qu'oui à condition comme quoi qu'elles dussent verser quéqu' chose pou' la lutte cont' l'cancer ; t'oublierais pas d'envoilier un mandat, grand.
— J'aime pas les parloirs, expliqué-je au dirlo de la carluche ; depuis que j'ai eu une petite amie dans la banque, à laquelle je devais déclarer ma flamme à travers les petits trous d'une plaque de plexiglas, je fais une fixation ; vous avez pas un coin pas cher à me proposer pour que je puisse y discuter avec le client en question ?
Mon terlocuteur est un gros chauve qui ressemble à un grand maigre qui aurait perdu du poids et ses cheveux. Il a bouffé des escarguinches à la parisienne car, avec une haleine pareille, jamais Rudolph Valentino n'aurait fait la carrière que tu sais.
— Si vous voulez attendre une vingtaine de minutes, ça va être l'heure de la promenade, vous discuterez dans sa cellule pendant que ses codétenus feront leur jogging.
Ainsi est fait. J'attends en bavardant politique avec le directeur, comme quoi le gouvernement est ce qu'il est et que le prochain sera ce qu'il sera, tout ça, manière de faire avancer l'Histoire en direction des chiottes. On évoque le masque aux dents blanches, le père la Cerise, qui ressemble de plus en plus à Patrick Sébastien, et on parle également de l'autre, là, ç'ui qu'a une Rolleix, tu vois de qui je parle ? Si tu vois pas c'est que t'as mis tes lunettes sans les retirer de leur étui.
Et puis il est l'heure et un chiourmeur bardé de clés me drive jusqu'à la cellote 2016. C'est un luxueux appartement pour quatre détenus, peint dans les tons paille, avec tout là-haut des vitres trop dépolies pour être honnêtes afin d'estomper un peu les barreaux si chers à Madeleine Renaud. Le prévenu qui m'y attend se nomme Raphaël Sein ; c'est un gars à frime d'intello constipé. Il est maigre du bas, et ses yeux de déchiffreur de grimoires flottent entre deux eaux derrière des lunettes à monture d'acier. Ce type, tu le prendrais pour un terroriste un peu branque, genre ceux qui se font éclater dans la braguette la bombe qu'ils sont venus déposer sur ton paillasson. Y a du rêveur chez ce gazier, un côté pas-de-bol assez navrant. Il doit se gourer en libellant un chèque et faire péter l'installation électrique quand il change une ampoule.
Comme on se connaît déjà, il m'adresse un salut respectueux et demeure debout devant la table rabattante où il écrivait à sa vieille mère pour lui expliquer comme quoi il est victime des circonstances.
— Salut, fais-je en lui tendant la main, je ne vous dérange pas ?
Il m'empresse quatre avec l'énergie qu'il déploierait pour déposer un sucre dans sa tasse de verveine.
— J'ai tout mon temps, répond-il avec un poil d'humour.
J'emprunte le tabouret d'un de ses potes et lui désigne le sien.
— A cause de moi, vous allez être niqué de votre promenade, ce matin, Raphaël.
— Vous savez, ça n'est pas une balade en foret, monsieur le commissaire…
— Votre tuyau était bon, au sujet d Amadeus, remercié-je, il a admis les faits.
Le prisonnier acquiesce. Il se tient assis bien droit, les jambes croisées, les mains nouées sur son genou supérieur, attentif et satisfait.
— Il nous a même indiqué où il avait planqué le cadavre, malheureusement celui-ci avait été enlevé, poursuis-je.
Mimique compatissante de Raphaël Sein. Il conçoit ma déception et se propose même pour la partager.
— Comme un malheur n'arrive jamais seul, Amadeus est décédé hier ; si bien que je n'ai plus que vous pour interlocuteur, mon pauvre ami.
— Je vous ai dit tout ce que je savais, la conversation risque d'être languissante, soupire le détenu.
— Sait-on jamais. La mémoire est comme les fiasques de chianti : il reste toujours quelque chose dans le fond de la bouteille.
— Je crains que la mienne soit vide, monsieur le commissaire.
— Secouons-la, Raphaël, nous verrons bien. Commencez par me répéter vos précédentes déclarations, des fois que vous auriez omis un détail…
T'ai-je précisé qu'il a du sang asiatique, le Raphaël ? Son grand-père avait épousé une Vietnamienne et il lui reste de l'hépatite virale sur la frime. Il n'est pas jaune à proprement parler, mais ses yeux sont largement en amande et sa chevelure noire a cette densité que présentent les tifs des Extrêmorientaux, sans parler des pommettes un peu remontées…
Il y va de sa chanson médiévale, le troubalaise (ou badour, si tu préfères) : il a travaillé pendant douze ans comme chef de section au Laboratoire Excrémentiel de Bois-Sansouaf (78), lequel, comme chacun le sait, est placé directement sous la direction des services secrets français. Raphaël Sein avait été parachuté dans ce laboratoire par le K.K. Boû Din japonais afin d'obtenir un max de renseignements. Il avait, pour contact européen, Karol Van Trilöck, dit le Pieux. C'est à lui qu'il faisait tenir ce qu'il parvenait à détourner du fameux laboratoire. La veille de la mort du Pieux, il lui a remis le décapsuleur tripatouillé d'une tête d'ogive révolutionnaire, invention d'une importance capitale, tu me suis, bouffi ? Le lendemain, Karol disparaissait. Sale béchamelle pour Sein (Raphaël) qui fut sur la sellette et longuement « questionné » (il en a encore des marques aux testicules) par le K.K. Boû Din. On le soupçonnait d'avoir remis le décapsuleur à une autre puissance et d'avoir liquidé Karol. Heureusement pour lui, il produisit le reçu que lui avait remis le Hollandais[2]. On le surveilla pendant des mois néanmoins, ce qui l'amena dans un tel état de nervosité que, perdant ses moyens, il commit une imprudence et fut démasqué par le S.C.E. français.
Dans l'intervalle, la section européenne du K.K. Boû Din était parvenue à établir que le tueur à gages Amadeus avait été chargé d'éliminer Karol ; mais comme l'assassin présumé se trouvait en taule pour un autre forfait, il n'était pas possible de l'interroger. Et puis voilà : c'est tout ce qu'il est en mesure de m'apprendre. Bon, faut faire avec.
— Qui avait commandité l'assassinat du Pieux ? insisté-je.
— On ne me l'a pas dit.
Son regard flétri soutient le mien. Me berlure-t-il ? Va-t'en savoir, Edouard !
Je pique son bloc de correspondance pour me visualiser le problème. Toujours se résumer les embrouilles quand on cherche à les clarifier.
J'écris « Raphaël et Karol » au centre de la page. Les entoure d'un rond. Au-dessus je trace K.K. Boû Din. Et puis, juste à côté je note « Amadeus », et encore plus à droite j'inscris un point d'interrogation. D'une flèche, je joins le point d'interrogation à Amadeus ; d'une seconde je joins Amadeus à Karol. Je trace une croix sur ce dernier.
Me reste à contempler le chef-d'œuvre. C'est ça, l'emmerdant avec les chefs-d'œuvre : quand ils sont terminés, y a plus qu'à les regarder. A rameuter du monde pour exclamer l'à quel point ils sont beaux, bien chefs-d'œuvre de partout, propres en ordre, comme disent les Romands.
Et alors moi, de ce fait, j'examine le mien. Très vite, une question en découle.
— Raphaël, avant sa mort, vous remettiez votre butin à Karol Van Trilöck ; mais après sa disparition, comment procédiez-vous ?
Il cille. Hésitation ? Préparation d'un mensonge ? Je le laisse se décider.
Mon silence renforce ma question, pourrait-on dire. Il devient cuisant.
On perçoit le bruit des détenus dans la cour ; ça me rappelle les récrés de jadis. Ça crie moins fort, c'est pas joyeux, mais l'illuse s'opère pourtant.
— Bon, vous n'avez pas envie d'en parler, soupire-je. Je pige mal qu'on passe des chiées d'aveux et qu'on se mette à cachotter. Quand on ne dit pas tout, on ne dit rien, mon bon ami.
Il hoche la tête.
— Oui, je sais ; mais…
Il a un geste vague de la main, comme pour dire bonsoir à quelqu'un depuis l'autre côté de la rue. Moi, tu connais mon sens de l'humain ? Cette profonde divination des âmes qui m'a fait surnommer le « Saint Vincent de Paul de Vence de la Rousse ». Un don ! Je devine presque tout, et ce que je ne devine pas, je le pressens.
M'est avis que les réticences du détenu sont d'ordre privé. Il ne ratiocine pas dans la voie cahotique des aveux par calcul, mais pour un motif que je devine personnel.
Alors, pour l'aider, j'ajoute :
— Regardez-moi au fond des yeux, Raphaël ; nous sommes en tête à tête, je n'enregistre pas vos déclarations. Je m'occupe de cette affaire en marge de mes fonctions officielles, parce que le président de la République, qui veut bien m'honorer de sa confiance comme d'autres furent honorés de Balzac, me l'a demandé. Rien de ce que vous me confierez ne transpirera, je vous en donne ma parole de flic.
Il détourne les yeux because les miens sont plein phare et que ça lui carbonise un chouïa la cornée.
— C'est à cause de ma femme, il chuchote.
Je sentais bien qu'il marchait au sentiment, le copain ! Sa femme ! Combien de gus, des durs de durs, vrais croquemitaines de l'existence, chiquent les agneaux égrotants devant leur julie ! J'en sais, des terribles que tu flouzes dans ton bénoche dès qu'ils haussent le ton, une fois sous la coupe a médeme, ils ont les jambes en forme de « X » et la bave qui leur dégouline des babines.
— Quoi, votre femme, cher Raphaël ?
— Je ne voudrais pas la décevoir…
Marrant : il trafique pour les services d'espionnage japonouilles depuis lulure, enfouillant de la fraîche à la pelle en bradant le génie français, comme on dit puis dans les déclarations ministérielles, voire présidentielles, mais ça compte pour de l'Astra aux yeux de sa polka, Raphaël.
— Vous lui avez fait du contrecarre ? Si c'était le cas, elle n'en saurait rien, juré !
Ma sincérité est si véhémente qu'il décide de se confier.
— Connaissez-vous cette guinguette de La Varenne qui s'appelle Chez la Mère Tatzi ?
— Pas encore.
— Y a une salle de restaurant où on bouffe de la friture, mais qui ne marche pas fort ; et puis un bar à piano qui fonctionne déjà mieux… Ce qui est le plus rentable, ce sont les quatre chambres du premier.
— Un boxif ?
— Oui. Avec des filles qui s'expliquent magnifiquement. Elles ne descendent jamais au bar mais attendent la clientèle dans un petit salon du haut. Elles sont renouvelées assez souvent. Des vraies pros ! Seulement il faut montrer patte blanche pour pouvoir grimper.
— C'est quoi, montrer patte blanche ?
— Avoir le mot de passe si je puis dire.
Il sourit.
— Depuis que la filière Karol était carbonisée j'y ai passé de beaux moments, avoue-t-il.
La nostalgie de ces instants délicats lui arrive en catastrophe. Raphaël est en train de se dire que la fête à Coquette c'est pas pour tout de suite. U va en biffer des jours dans cette cellule avant de pouvoir batifoler à nouveau chez la mère Tatzi.
— C'est là-bas que vous alliez porter votre petite marchandise ?
— Exact.
— Ça s'opérait de quelle façon ?
— Te montais au salon, je choisissais une partenaire à mon goût et je réclamais la « chambre myosotis », car chacune des quatre pièces portait un nom de fleur sur une plaque émaillée vissée à la porte. La chambre myosotis avait des murs garnis de glaces, y compris le plafond.
— Si bien que vous vous envoyiez en l'air à mille exemplaires !
Nouvel acquiescement de mon client.
— Et alors ?
— Dans cette pièce se trouve un placard mural. J'y suspendais mes effets ; c'était la consigne. Souvent, la fille que j'avais choisie se foutait de moi, me trouvant trop méticuleux. Dans la poche droite de mon veston, je plaçais ce que j'avais à remettre. Après mes galipettes, je récupérais mes fringues et le « quelque chose » ne s'y trouvait plus. A la place, il y avait… ma prime.
— Le placard a un fond mobile ?
— Ça paraît évident.
— Jamais personne n'a fait allusion a ce tour de passe-passe (si je puis dire) quand vous vous trouviez chez la mère Tatzi ?
— Jamais.
— Et cette mère Tatzi, elle existe ?
— Bien sûr.
— Le genre bordelier ?
— Plutôt ! Blonde platinée comme on n'en fait plus.
— Je vois. Qui la seconde ?
— Je n'ai pas remarqué quelqu'un d'autre, hormis des serveurs et une femme de chambre.
— Toujours « si j'ose dire » : quel était le mot de passe ?
— En fait, il n'y en a eu qu'un : celui que j ai débité la première fois, ensuite elle me reconnaissait.
— Et c'était ?
Il rassemble ses souvenances.
— J'ai mangé une friture de goujons ; au moment de l'addition, je lui ai murmuré : « Mon ami Meyer m'a dit que vous faisiez l'aïoli, le vendredi ? »
— Comment a-t-elle réagi ?
— Elle s'est penchée sur moi et a répondu : « Dans le couloir, il y a un escalier. Au premier, vous verrez un salon dont la porte est ouverte. Vous n'aurez qu'à choisir, c'est cinq cents francs ; je les encaisse tout de suite. »
— C'est elle qui vous a conseillé de prendre la chambre myosotis ?
— Non, on me l'avait signalée à l'avance ; de même qu'on m'avait recommandé de mettre mes vêtements dans le placard.
— Et, en haut, vous n'avez jamais choisi deux fois la même partenaire ?
— Cela a dû m'arriver, mais je préférais changer. Vous me promettez de ne rien révéler à mon épouse ?
— Je n'ai qu'une parole.
— Merci.
— Vous êtes allé souvent chez la mère Tatzi ?
— Très souvent.
— Il n'y a jamais eu d'anicroche ?
— Non, jamais.
— Vous rappelez-vous le nom des trois autres chambres ?
Raphaël réfléchit de nouveau. Il récite, les paupières closes :
— Violette, muguet, aubépine.
— Toutes des fleurs champêtres, noté-je, elle est bucolique, votre rombière. Laquelle de ces trois piaules est contiguë à « myosotis » ?
Il se pince le regard entre pouce et index.
— Aubépine !
— Vous n'avez jamais pratiqué d'autres chambres que la « myosotis » ?
— Et pour cause.
— Quand elle était occupée ?
— J'attendais qu'on la libère.
Je perçois une chanson. Ça vient de la cour. Un détenu rital qui balancé O sole mio d'une voix de ténor léger.
— Vous m'avez dit qu'après la disparition de Karol le Pieux on vous a durement interrogé ?
— C'est la vérité.
— Qui ?
— Des Jaunes.
— Ça s'est passé où et comment ?
Raphaël Sein fait la moue. Cruels souvenirs ! L'évocation de tels sévices fouaille sa viande. Il en a des frissons dans le rectum, le pauvret.
— Un soir, au sortir des labos, deux hommes m'attendaient dans ma voiture stationnée sur le parking de l'entreprise. L'un deux se tenait au volant. L'autre m'a enjoint de prendre place derrière, à son côté, après m'avoir montré un pistolet muni d'un silencieux. Une voiture s'est mise à nous suivre. Une fois sur la route, le type m'a tendu une cagoule noire sans trous à la place des yeux et m'a dit de la passer, puis de m'agenouiller sur le plancher. J'ai obéi. Nous avons roulé pendant près d'une heure. Ensuite, on m a fait sortir de l'auto et l'on m'a guidé dans une maison qui devait être une ferme car cela sentait le fumier. Une fois là, j'ai dû descendre dans un local voûte éclairé par une baladeuse électrique accrochée au plafond. Il y avait des pommes de terre dans des caisses. Ils m'ont fait mettre nu, m'ont entravé bras et jambes et la « séance » a commencé. Au début ils ne parlaient pas et n'ont commencé à m'interroger que lorsque j'ai été très mal en point. C'était affolant. Cela a duré une partie de la nuit. Ils paraissaient infatigables. Quand enfin ils ont compris que je ne savais rien, l'un des deux Jaunes s'est absenté, mais il est revenu rapidement. On m'a demandé de me rhabiller, on m'a remis la cagoule et nous sommes repartis. Il y a eu à nouveau une heure de trajet, puis on m'a délié en m'annonçant que je pouvais rentrer chez moi. Ils m'ont abandonné, j'ai arraché la cagoule. Je me trouvais dans ma voiture, au bout d'une impasse proche de la porte d'Italie.
— Et ensuite, comment avez-vous reçu les ordres ?
— Par téléphone, à mon domicile. Ma femme est infirmière dans une clinique privée et quitte notre appartement une heure avant moi. C'est en son absence que j'avais droit à une communication.
— Votre chère épouse connaît vos activités extra-professionnelles ?
— Maintenant, oui, mais elle ignorait tout avant mon arrestation.
— Comment a-t-elle réagi ?
— Elle est roumaine d'origine et n'a pas « ressenti » le côté « trahison » au plan patriotisme. Je lui ai expliqué que j'agissais pour lui assurer une existence confortable…
— Vous n'avez pas d'enfants ?
— Hélas, non.
— Et tout ce pognon occulte, qu'en avez-vous fait ?
Il hausse les épaules.
— Un appartement, une maison de campagne, Marika adore les croisières, nous en faisions une chaque année.
— Sympa. Vous allez probablement rater la prochaine, mais si vous avez un bon bavard, il vous arrangera les bidons pour l'an prochain ; de nos jours, tout le monde brade la France, peu ou prou, et ça ne tire pas à conséquence.
— Comment tu la trouves-t-il ? interroge le Somptueux.
— J'ai l'impression de lécher le sol d'un garage, réponds-je. Soit que les poissecailles eussent été élevés dans une nappe de mazout, soit qu'on les ait fait frire dans de l'huile de vidange.
Je clape encore un goujon de cinq centimètres, raide et sec comme l'ongle d'un mandarin chinois. Le picrate est à l'unisson : aigrelet et bouchonné ; un malheur n'arrivant jamais seul.
Négligeant la mauvaise qualité de la table, Béru déverse dans son assiette le contenu du plat et emplit son godet à ras bord.
— J't'ai raconté qu'j'sus été chez l'président d'la République, mec ? Y m'a reçu lui-même personnellement ; on a bavassé de ceci c'la, à bâtons repus.
Il déclare la chose nonchalamment, comme si elle allait de soi ; convaincu qu'il est normal que le premier magistrat de France reçoive un flic et lui fasse la causette.
Sa Majesté dilatée poursuit, après un rot à la friture avariée :
— C't'un homme, que, j'vais t'dire : faut l'connaître. L'a l'air pincé, comm'ça, surtout quand est-ce il passe les troupes en revue ou qu'y dépose des gerbes sous l'Arche d'Trionfle ; mais en intimisme, y n'd'mande qu'à se poiler.
— Comment se fait-il qu'il t'ait accordé audience ?
Bérurier s'emplit la soute de poissons deux fois morts et toboggante le tout d'une verrée prodigieuse. Son ou se gonfle tel celui de l'autruche qui vient d'avaler un réveille-matin. « Braoûk » fait le banc de goujons en plongeant dans les chutes du Zambèse (à couilles rabattues).
Le Gros a violi sous l'effort, son regard s'est empli de gélatine. Et puis son front se déplisse et un beau sourire pareil à un clavier de piano en négatif signale sa joie d'être.
— C'est en portant ton rapport, mec. J'm'ai payé d'culot et j'ai dit à l'escrétaire que c'était à remett' en mains propes. J'ai eu peur qu'y m'croive pas, mais j'dois faire sérieux car ça a boumé. L'président a ligoté ta prose, renfrogné, l'air d'un hibou qu'une ouvreuse d'cinoche y braquerait sa loupiote dans les carreaux. Il a eu un'mousseline ennuilliée. Compr'nant qu'il n'bandait pas comm'un fou pour ta bafouille, j'ai chiqué les enjôleurs. Le paxif, mec ! Tu m'aurerais vu à l'œuv', j'y a placé mon baratin surchoix ! Tu t'serais cru au cercle d'Louis Quatorze ! M'manquait plus qu'une perruque comme aux gaziers qui r'ssemblaient à des épagneuls ! L'président, en deux coups les gros, y s'trouvait sous l'charme d'ma converse. Un don ! J'y ai causé politique, du peup', des grands problos, d'la crise, du chômage, du malaise d'la Rousse, tout bien. L'a fini par m'assurer comme quoi y r'grettait qu'j'soye plus chef d'la police ; y compr'nait que j'aurais opéré la big refonte chez messieurs Nousautres ! M'a dit qu'une idée lu germait, qu'y l'allait m'tiendre au courant ; qu'y m't'nait en réservoir d'la fonction publique. Textuel ! Brèfle, j'ai marqué un bute. Faut comprend' : c't'homme, y ne voit qu'des bosses autour d'lui, tant ils courbent l'échine, tous, quand ils l'approchent. Pour une fois qu'un citoilien l'entr'prenait à la régulière, sans s'vaseliner l'ognasse pour y causer, l'avait l'impression d'rencontrer enfin quéqu'un. C'est c'qui y manque l'plus davantage au président ; avoir quéqu'un à qui causer.
Il se tait pour boire.
Il pleut à pierre fendre ou à gorge déployée. Il pleut comme va je te pousse, comme vase qui épice ; comme vache qui rit. A seau ! A verse ! Des trombes d'éléphant ! Des trombes d'Eustache ! Nous sommes les uniques clillles du restaurant. Une serveuse amorphe, blanche et rousse comme un portrait de Marie Laurencin, bâille devant la baie. Nous n'avons point encore aperçu la mère Tatzi. Béru se cure un entre-deux-chicots et crache au loin le résultat de son extraction. La chose s'accroche à la tignasse de la serveuse. Elle croit à une mouche et fait un geste balayeur.
— Je m'ai remis à la lecture, m'annonce Béru.
— Tu as reçu le Vermot de l'année ?
— Non, j'ai tapé dans la bouquinerie à Marie-Marie qu'y en a plein des placards. Je m'ai farci les Pensées de Biaise, de Pascal.
Il fait la moue.
— Ça manque de personnages et aussi d'action. J'ai moulé le book à la page cinquante : Blaise était pas encore arrivé.
Il balance un renvoi en bas de page carabiné, hèle la servante en brandissant la boutanche vide.
— Sa frangine en couleur, plize, miss !
Puis, revenant à ses lectures :
— Par cont', j'ai bien aimé Etudes sur l'hystérie, de Freud. J'sus été séduit par sa technique psycho-analytique de la libre association des images, qui permet de décrypter les significations inconscientes de conduites irréductibles à la logique du conscient. Ça, voui, c'est torché, c'vieux mec en avait dans l'cigare, bon Dieu d'mouche !
Je cesse de l'écouter, du moins le fais-je avec une passion plus tempérée car la taulière vient de surgir.
Imagine une dame de cinquante et mèche, empâtée par l'âge, la méno, la bouffe, avec une chevelure extra-platinée, style pute d'avant la dernière, fardée comme une affiche célébrant le Carnaval de Rio, vêtue de rouge ardent, tu penses ! La voix fêlée par les alcools, la fumée, les pipes, les veilles et autres embruns de sa vie tenancière. Quand elle cause, ça fait comme lorsque tu pètes dans ta baignoire. Ça lui part des tréfonds et ça remonte en grappes. Moi, je serais d'elle, je cracherais les poils de bites accumulés dans ma gorge et je foncerais consulter un laryngo, m'assurer que le méchant crabe joue pas au con avec mes amygdales (l'amygdale et la fourmi, fable).
Elle s'approche de notre table, un œil clos derrière la colonne de fumaga sortant de sa tige. Sous sa jupe de laine, son bide s'arrondit.
— Tout va bien, messieurs ? elle demande avec un air de se foutre de la réponse que, oh ! la la ! tu peux pas savoir comme.
— Admirable ! je lui rétroque. Si je racontais votre friture de goujons chez Prunier ou chez Leduc, ils se flingueraient tous, du pédégé aux marmitons.
Son œil fermé s'ouvre pour mieux m'appréhender.
— Qu'avez-vous commandé derrière ? coupe-t-elle.
— Une entrecôte marchand de vin, jolie dame.
— Aux nouilles fraîches, complète Bérurier.
Elle a un sourire extatique qui laisse présager que son entrecôte aux nouilles, il n'existe pas de plus grand bonheur en ce monde, sinon une nuit d'amour avec Alice Sapritch.
— C'est sympa, chez vous, je la chambre, mine de rien ; l'ambiance guinguette, on a beau dire, mais ça se perd. Paraîtrait que vous faites l'aïoli, le vendredi ?
Elle opine, pensive.
— Sur commande seulement ; qui vous l'a dit ?
— Un ami à moi : M. Meyer.
Elle secoue la cendre de sa cigarette dans la fausse cheminée où rougeoient deux splendides bûches de verre. La rouquine s'apporte avec nos entrecôtes.
— Je vais vous chercher les nouilles, elle promet en tournant les talons.
Je sors mon lazingue, y puise deux pascaux que je tends à la mastroquette.
— Comme cela ce sera fait, j'annonce.
Elle sourcille.
— Voyons, messieurs, finissez votre repas avant de payer.
— Ça, c'est pour la visite du premier étage, expliqué-je.
Mais la dame aux cheveux nickelés chique l'incompréhension totale.
— Qu'entendez-vous par « la visite du premier étage » ?
— Celle dont m'a parlé… Meyer.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
Bérurier qui vient de se caler un morceau de bovin grand comme sa main dans la concasseuse grabatouille :
— Y veut dire qu'on est partants pour prend'l'pousse-caoua en galantine compagnie, mon p'tit cœur. La tortore, nous aut', ça nous porte au kangourou ; on part d'l'idée qu'a pas de samedi sans soleil, ni de vraie bouffe sans parties d'jambons consécutives.
Elle monte au renaud, la déesse des guinguettes. Oh ! pardon, on lui profane le blason, mâame la dusèche ; on foule du pied son pedigree ; on décharge sur son honorabilité.
Tu la verrais contracter des labiales, des yeux, du fion aussi, probable. Elle astringe de partout, la bêcheuse.
— Non, mais, messieurs, où vous croyez-vous-t-il ! Si c'est une plaisanterie, j'la trouve pas plaisante du tout ! A moins qu'on vous eusse enduits en erreur, y a si tant tellement de méchancerie à travers le monde ! Seulement j'aimerais savoir ! Ça serait un service à me rendre, de me dire qui est-ce qui fait courir ces bruits atroces. Disez-moi ! Disez-moi ! Je savais les gens dégueulasses, mais à ce degré alors, les bras m'en tombent !
Elle continue ses incantations imprécatoires à perte de vue, mémère. Ça devient le monstre discours ! Elle en rajoute ! Je crois même qu'elle y va de sa larme, à moins que son rimel débloque. On sombre dans le pathétique. Elle a dés enfants, Mme Tatzi. L'un d'eux est en deuxième année de médecine, elle nous prie de remarquer. Sa fille aînée est mariée à un attaché d'ambassade. Hé ! dites, mollo, chahutons pas ! C'est l'honneur de la France qu'on est en train de malmener avec nos incinérations perfides ! Si elle s'écoutait, elle préviendrait la police. Elle connaît un divisionnaire qui prendrait les boules d'apprendre une chose pareille. Allez, oust, qu'on décambute ! La friture et les boutanches c'est pour ses pieds. Elle nous intolère trop pour qu'on réside ici trente secondes de plus !
Bérurier bouffe en force. Et puis torche sa sauce au vin rouge pour laisser la place aux nouilles.
Quant à messire Sana, il regarde tranquillement la taulière grimper en mayonnaise.
Lorsqu'elle se tait, aphone en plein, je me lève sans mot dire et quitte la pièce. J'ai déjà renouché les lieux. Voici le couloir, l'escadrin. Je monte au premier. Une porte en face : j'ouvre. C'est un salon où une petite fille mignonne pâlit sur un cahier quadrillé comme le dix-huitième un soir d'hécatombe de vieillardes. Elle me sourit.
— Tu fais des devoirs ? je lui demande.
— Devinez ? elle répond.
Y a plus de mougingues. Ils nous prennent tous pour des pommes. Pour leurs zigs, à vingt-cinq pige t'es catalogué monument historique, son et lumière sur l'Acropole !
Je me casse. Brève visite du couloir. Aucune plaque émaillée sur les lourdes. Y a même pas de traces de vis.
Me basant sur le descriptif de Raphaël, j'ouvre ce qui devrait être la porte Aubépine. Il y a effectivement un placard mural dans la chambre, mais le fond est plein, pas amovible du tout.
En bas de l'escadrin, la mère Tatzi a lancé sa grande offensive vocale. Elle joue Croc Blanc en stéréophonie et c'est elle qui interprète la meute de loups !
Bon : on l'a dans le prose.
— Qui vous a permis ! De quel droit ! Etc.
Personne ne m'a permis ; je n'ai aucun droit. D'accord, on les met ! Bonsoir, médème !
— C'est suite à l'arrestance de ton Sein Raphaël qu'ils ont nettoyé les écuries d'Audiard chez ta mère Tatzi, assure Alexandre-Benoît. La vioque a flairé qu'le temps allait se couvrir pour son pince-miches et a évacué le cheptel.
— Voilà qui est admirablement résumé, applaudis-je ; on voit que ton esprit organisé s'enrichit de lectures profondes.
— Probab', et c'est pas fini, promet le Gravos, j'ai du lapin sur la planche, mon pote. Dès c'soir, je vas m'ingurgiter le Triomphe de la sensibilité, de Goethe, ça, m'a l'air chiément chié. D'nos jours, ç'ui qui tire un bras d'honneur à la culture l'a dans l'baba, mon pote. Tu peux pas négliger les connaissances. C'est comm'si tu r'fuserais d'prend'l'avion sous prétesque qu'il vole. La bouffe, la dorme, la baise, souate, mais faut z'aussi s'meubler l'esprit, sinon t'es débranché comme un comateux qui finit par faire tarter tout l'monde.
L'homme touché par la grâce du savoir soulève en ahanant l'une de ses fesses pour libérer un vent de force 4. Soulagé, il s'assied dessus et poursuit :
— Si tu veux t'faire entend', faut pas lésiner.
Ce qu'il y a de contondant, avec ce gonzier, c'est qu'il ne s'attarde jamais sur une déconvenue. Sans cesse happé par le futur, il valdingue dans une apesanteur intersidérale qui le préserve de tous les maléfices.
Hélas, moi je m'attarde sur les déboires, les prends à la gorge et les secoue comme des tirelires.
— Le président va piquer sa rogne des grands jours, pronostiqué-je. Il a trop tendance à me prendre pour la fée Marjolaine et s'attend toujours à du positif avec ma pomme ! Il me tient sur son gantelet tel un faucon et me lâche sur la proie ; si je reviens le bec vide, il me considère comme un serin.
— Et alors, il objecte, l'apôtre, c'est joli un serin, ça fait partie des fringillidés et ça ressemble à un canari.
— L'enquête tourne court, réfléchis-je. Karol le Pieux a été scrafé alors qu'il avait l'invention sur soi. Son cadavre a été enlevé. Son tueur est mort, l'auteur du vol de l'ogive nous a craché tout ce qu'il savait, mais cela nous conduit au fond d'une impasse.
Sa Majesté dégaze sa friture rance, puis elle demande :
— Qu'est-ce tu f'rait-il si j'te disais qu't'es con, l'artiss ?
— Je te demanderais de fournir les preuves de ce que tu avances, mon Gros Loup.
— Banco, c'est parti.
Il se rassemble du mental puis déballe sa camelote.
— Si c'est exaguete que Raphaël livrait ses chouraveries dans la piaule à la mère Tatzi, t'as la preuve qu'elle en sait long comme l'autoroute du Soleil sur ces giries, mon drôlet.
— Ah ! oui ?
— Moui. Suppose que t't'à l'heure, au premier, t'aies trouvé les choses en état, telles que Sein te les a bonnies, t'avais aucune épreuve de l'enculpablité de la vieille morue. Le coup pouvait avoir été mijoté à son insuce après tout. Le placard double fond, c't'un gadget de bordel, kif les glaces sans tain ; ça permet les partouzettes mignonnes. Aut'fois c'tait mornifle courante. Deux couples entraient chacun dans une piaule, puis s'rejoindraient à sa guise pour batifoler. En cas qu'les bourdilles viennent taper aux fafs, presto y r'gagnaient leur base avant d'délourder. La taulière, sa crèche était équipée en vue des échanges trouduculturels. On peut s'figurer qu'des futés ayent décidé d'tirer leurs parties du gag. Mémère battait à Niort et t'avais l'bonjour de mes deux, question d'la confondre. Là, du fait qu'elle aye ramoné sa crèche, expatrié ses gagneuses et refait le placard, ça prouve qu'elle est au courant d'la manigance et qu'le risque lui a paru trop grand pour pas écraser son négoce de pain de fesses. Elle a cru s'démouiller en stoppant son négoce d'jambons ; au contraire, Sana, au contraire, ell'te prouve qu't'es bel et bien su'la chaude piste, mon pote ! Ton impasse, si tu gamberges, c'est en réalité l'Avenue des Champs-Elysées !
J'administre une bourrade au Magistral.
— Superbe, Béru. C'est l'œuf de Christophe Colomb !
Mon ami ronchonne :
— Ton Colomb, si on y songe, l'avait pas b'soin d's'faire tarter à équiper des barlus : une poule lu suffisait pou'd'venir célèbre. T'as une idée su'ta marche manœuv', à partir d'désormais maint'nant ?
— Oui, messire, j'ai une idée !
Un motard l'attend devant l'établissement. Une espèce de gros lard frisé, aux moustaches ibériques. Il tient son casque peint en coccinelle sur le réservoir de sa péteuse fatiguée. Il porte un jean crado et un superbe blouson taillé dans de la peau de veau synthétique.
La flotte continue de vaser, oblique dans la lumière des lampadaires. Tu te croirais dans du Carné de la grande époque. Il est stoïque sous la lance, le motard. Portugais comme un pinson ! L'attend sa belle pour la verger de première, sa journée faite, à la santé de sa femme qui l'attend au pays. Doit triquer ferme, avant de lui interpréter son fado du soir. Je lui devine des soupapes gonflées à outrance, au Vasco de Gama.
Ça y est, sa patience va être récompensée. La serveuse rouquemoute déhotte du tapis de la mère Tatzi, sublime dans son imper transparent qui ressemble à une capote anglaise pour bitoune frileuse. Elle porte un second préservatif sur la tronche, pas que la pluie éteigne son incendie naturel. La v'là qui roule une pelle maison à messire Bandalez, puis qui retrousse sa juperie afin d'accalifourcher le coursier de feu. Vroummm, vroumm ! La décarrade. Je me lance à leur poursuite.
Le Portugais roule mollo, biscotte la vitesse est réglementée et permet pas d'exploits. Il craint de se faire sucrer son permis ; il connaît les bourdilles, Emilio ! T'en as de vraiment xénophobes sur le lot, des pour qui les melons, les Yougos, les Espanches et autres Ibères représentent une couillerie très terrible. D'accord, ils doivent se gaffer des bavures, mais pour ce qui est de dura lex, sed lex, fais-leur confiance, ils veillent ! Le pain des Français, tu permets : c'est sacré. Pas touche ! Même les croûtons peuvent resservir pour une soupe au pain perdu (sans collier).
Tout en drivant, je téléphone au Gros, lequel est en train de s'absorber le Triomphe de la sensibilité, de Goethe, œuvre riche en tribulations, pendant que dame Berthe lui taille un calumet mutin, manière de travailler ses zygomatiques.
— Besoin de toi, ma vieille citrouille.
— Un pépin ? demande la cucurbitacée.
— Non ; équipe de noye. Rancard dans un quart d'heure impasse des Dames Hancloque, au 6, c'est tout en haut du dix-huitième.
— Arrondissement ?
— S'il s'agissait du dix-huitième siècle, j'aurais téléphoné à Voltaire.
Je l'entends lancer à sa gerce :
— Repos, Berthy : j'ai école ; tu me finiras quand t'est-ce je rentrerai.
Son épouse lui riposte qu'elle dormira alors et comme quoi une pipe ça se réchauffe pas, contrairement au bœuf bourguignoche.
Bérurier admet et trouve un moyen terme : si elle dort, il lui fera un embrochage express par la face pile, sans la réveiller. Ayant ainsi réglé ce litige matrimonial, il m'annonce qu'il a déjà remis Coquette dans son écrin et qu'il va se pointer.
On entend l'ultime journal d'une tévé, bien saignant de mille guérillas et catastrophes, avec l'annonce que l'impôt nouveau est arrivé, pas d'inquiétude, et que le président va bientôt partir pour le Houlala en passant par Kalamitas et Zimlaboum où il aura un bref entretien avec le président Dukono pour tenter de régler ce différend qui les oppose rapport à cette note de gaz impayée et à ces deux chars de combat qu'on leur a livrés sans les chenilles.
La traction avant du Mastar débouche dans l'impasse, reconnaissable du fait de sa rareté et de son pare-brise dont la vitre brisée a été remplacée par des planches.
Il gare soigneusement le véhicule au milieu de la chaussée, le ferme à clé, ce qui est délicat car les gonds ne tiennent plus et m'adresse un geste de citron, ou un zeste d'amitié si tu es contre l'acidité.
M'ayant rejoint, il lève sa rubiconderie vers l'immeuble lépreux numéroté « 6 » à la craie.
— Y a bal chez l'gouverneur ? questionne-t-il.
— Non : séance de tringlette chez la rouquine de la mère Tatzi. Un Portugringue à moustache est en train de l'escalader. On va leur laisser encore cinq minutes d'infini, après quoi, on intervient.
— Tu commences par le bas de l'échelle ?
— Plus j'en apprendrai sur la blonde, mieux je serai armé pour la chambrer le moment venu, non ?
— Jockey ! Mais tu crois qu'elle en sait long, l'Incendiée ? Elle traîne un de ces airs cons qui flanquerait les foies à un fantôme !
— Même les cons ont des yeux et des oreilles, Gros, tu en sais quelque chose !
— C'est vrai, convient l'Intime.
L'indicatif de fin du baveux télévisé retentit. Bonne nuit, les petits, dormez sans inquiétude : le monde reste allumé de l'autre côté de la planète et d'autres infamies s'y perpètrent dont vous vous régalerez demain ! Tchao ! (Ou Ciao)[3].
Les gens s'imaginent pas. Le populo se laisse endormir par les coupes du monde de ceci-cela, les championnats, les tournois des Cinq Nations : foot, tennis, rugby, ski, vélo, cachent la merde au chat. Pendant que la foule visionne les exploits, on la détrousse, comme les vide-gousset, jadis, piquaient la bourse des badauds tandis que les arracheurs de dents mobilisaient leur attention sur l'estrade.
C'est plein d'arracheurs de dents autour de nous. Regardez par-ci, regardez par-là, voyez ceci, voyez cela ! Et pendant ce temps : crac ! Ma montre ! Mon larfouillet ! Ma vertu ! Zob ! Tout azimut, tu soupçonnes pas. Opération sans douleur. Ça chicorne en Nouvelle-Calédonie ? Bono ! Les mines de nickel seront en rade et comme la Nouvelle-Calédonie produit dix pour cent du nickel mondial, les prix grimperont ! Les brokers de New York et de London se frottent les mains. Mais toi, t'occupe pas, Nicolas. Regarde Platini comme il y va recta, balle au pied ! Et ma Carotte, non : Mac Enroe, t'as maté ce smash, l'ami ! Te bile surtout pas ; ferme ta gueule : on dira le reste pour toi. T'as même pas besoin de penser. On te mâche tout ; on te mâche toi-même. On te digère et te défèque, mon vieux colombin. C'est ça qu'ils appellent un coup fumant : toi devenu étron par la force de ton inertie. Temps à autre, pour avoir l'air d'avoir l'air, tu gueules bien fort « qu'ils nous font chier » ! Erreur, mon fils, grosse erreur, ils ne nous font pas chier : ils nous chient. C'est ça le malentendu. Un jour, ils sauront combien j'avais raison. Ils viendront en pèlerinage sur ma tombe, par cars entiers, on leur fera des forfaits. Visite du mausolée de Santantonio, de Paris à Paris, hôtel et pension compris. Juste le pourliche sera facultatif. Ils auront droit de toucher ma pierre, je leur guérirai les écrouelles, la chiasse verte, le psoriasis. Je ferai sous-Lourdes, en somme. Je sais que le Bon Dieu est d'accord, me l'a fait savoir cette nuit.
La môme s'appelle Marthe Inidraï (elle est native du Pays Basque, probable). Elle pioge au troisième, à côté des chiches. Ce qui est pratique quand t'as la courante d'après moules pas fraîches. Son blase est punaisé sur le chambranle. Pas de sonnette.
Je toque. Un temps de stupeur inquiète, outside, et puis deux savates skatingent dans notre direction. Une voix inquiète demande :
— C'est qui est-ce ?
Je chuchote en prenant une voix flûtée :
— Une commission de la part de Mme Tatzi.
Ce vademecouille suffit. Marthe délourde.
Vision suprême. Elle n'est vêtue que d'une serviette de bain azur qui s'harmonise parfaitement avec sa chevelure. Rien de plus chatoyant que l'orange et le bleu. Ses cheveux ruissellent sur ses épaules nues vachement squelettiques. On est en plein dans Chaste et flétrie, l'épisode où Fleur de Misère reçoit la visite de l'huissier. Elle nous reconnaît et effare des prunelles.
— C'est nous, la rassuré-je. Nous aimerions avoir un bout de conversation avec vous.
Tout en causant, je lui exhibe ma brème poulardière.
— Police ? elle s'étonne.
— Oui, mon cœur, mais rassurez-vous, ce n'est pas après vous que nous en avons.
Alors tu sais quoi ? Là, faut que je te fasse rire ! Voilà la donzelle qui se met à égosiller :
— Emilio, c'est la police !
Et alors le motard portugais surgit, encore torse nu de l'étreinte passionnée à laquelle il vient de souscrire. Il a un feu en pogne à la main. Il tient son casque de l'autre main par la mentonnière que tu croirais un panier à salade.
Ses cheveux frisés sont collés sur son front de taureau par la sueur de l'amour. Et ce fumelard qui nous braque comme des caissiers de banque ! Merde ! Il a lu ça dans La Semaine de Sucette, l'artiste.
Moi qui le situais honnête manar à la Régie, venant tremper le biscuit sa journée faite ! Et on tombe sur un pur malfrat qui n'hésite pas à braquer des draupers.
— Ecartez-vous ! il nous enjoint.
Tu connais Béru ? Ce genre de sommations, lui, ça le fait marrer plus fort que l'histoire de cette sentinelle disant à Mitterrand : « Tenez-moi mon casse-croûte, m'sieur le président, que je puisse vous présenter les armes. »
Homme des situations, le Mammouth ! Il sait toujours par quel bout les prendre. Voilà qu'il donne un coup de tatane dans le casque, ça suffit pour modifier légèrement l'attitude du Portugais. Ce dernier amorce un quart de tour sur place pour retenir sa gamelle, présentant ainsi un maxillaire légèrement empâté dans lequel mon merveilleux camarade s'empresse de filer un coup de boule qui le démet illico. On entend le craquement.
L'autre lève son feu pour arroser, seulement le commissaire Sana, tu m'as compris ? Une savate mongole dans les frangines. Heureusement que la petite Marthe a eu sa ration de chopine parce qu'il va plus falloir compter sur les aptitudes équestres de monsieur avant un bout de temps.
Béru lui chope le poignet pour lui faire lâcher l'arme et abat le brandillon du mec sur son genou en enclume. Nouveau craquement. En quatre secondes au plus, nous avons obtenu un gus dont un marchand d'esclaves n'aurait pas donné un pellos tellement qu'il est amoindri de fond en comble.
J'empoche sa rapière, lui passe les menottes et nous achevons d'investir l'appartement.
Terrorisée, la Marthe en oublie de maintenir la serviette sur sa géographie. V'là ses deux blagues à tabac qui pendent misérablement, comme les paupières de Bodard. Y a vraiment des êtres en navrance totale. M'selle Pas-de-bol avait trouvé un gaillard du Sud pour se faire chibrer et on vient lui casser son joujou. Le temps qu'elle se retombe une épée comme Emilio, elle devra se jouer des solos de harpe à un doigt, espère.
Le logis se compose d'une pièce, avec deux renfoncements ; l'un sert de cuisine, l'autre d'alcôve. Cela dit, tout est propre, modeste, concon.
Béru s'assoit devant la table où une boutanche de Matheus rosé, à moitié vide, lui joue Fascination, car ce qu'il considère, lui, c'est qu'elle est à moitié pleine.
Je ramasse le blouson du gars pour piquer son portefeuille : une chose brune, molle et dilatée.
J'examine les fafs avant de les glisser in my pocket.
— Un rodéo pareil, grogné-je, c'est bien pour dire de faire le cow-boy !
L'homme s'est assis en tailleur, le dos au mur. Son bras cassé est inerte, de sa main valide il masse ses testicules douloureux. Je lui trouve pas bonne mine, au Conquistador du dix-huitième.
— Tu me surveilles les amoureux, Gros, je descends turluter depuis ma caisse.
— Soye étanche, mec. Je vas veiller su'leur lune d'miel comme si c'serait la mienne, promet le Monolithe en avançant la main vers la bouteille.
Je tombe sur l'inspecteur Papillon, ainsi surnommé parce qu'il porte sempiternellement un nœud pap' à pois.
Je lui file les coordonnées d'Emilio Bandalez, joignant un descriptif du personnage précis comme une photo de Lartigue.
— Bougez pas, commissaire, ça me dit quelque chose.
Depuis qu'on m'a posé le bigophone dans ma charrette, ma vie se trouve simplifiée. Allongé derrière le volant, je paresse en attendant la réponse. Des ombres miteuses rasent les murs. L'air sent la merguez surmenée et aussi la sauce chinoise. Paris se transforme à toute pompe. Ça devient Canton, certains coinceteaux, à Belleville par exemple. Jadis ça fouettait la frite, à présent c'est le canard laqué. D'une guerre l'autre, les Jaunes se pointent. Bienvenue, mes frères !
— Vous êtes là, commissaire ?
— Extrêmement, oui ; alors ?
— Pas très propre, votre Portugais. Il est tombé à deux reprises pour vol à main armée. La seconde fois, il s'est barré du tribunal de Pontoise pendant son procès ; depuis, on a de bonnes raisons de penser qu'il a joué un rôle actif dans le braquage de la B.N.P., le mois dernier. On a failli le sauter la semaine passée rue de Douai, mais il a pu s'enfuir en prenant une automobiliste en otage.
— Merci, Papillon, et bonne nuit.
L'atmosphère n'est pas euphorisante chez Marthe Inidraï. Ça vire à la torpeur de veillée funèbre. Son truand grimace de douleur, quant à elle, elle continue de rester adossée au mur, en pressant la serviette sur sa nudité gerbante.
Béru qui a compris ce que je suis allé faire m'interroge du regard. D'un battement de cils je l'affranchis qu'on tient un clille sérieux. Il en rote de plaisir et vide la bouteille.
Je dépose mon imper ruisselant sur un dossier de chaise et mon dargif sur le coin de la table.
— Dis donc, Marthe, t'as de drôles de fréquentations, je l'attaque en désignant son julot brisé. Où es-tu allée pêcher ce gros vilain ?
Bon, la v'lià qui se met à chialer comme Proust quand il bouffait sa madeleine. Son histoire, je pourrais te la réciter debout sur une patte : cette môme a débarque de sa province depuis peu. Duraille de trouver un logement et du boulot. On fait à Paname des rencontres douteuses quand on y arrive innocent et faucheman. Bandalez a dû la retapisser dans un troquet, voire au bal, peut-être même à la fête foraine. Ça ne varie jamais beaucoup, les points de contact entre les oies blanches et les requins pourris.
— C'est le beau ténébreux ici présent qui t'a trouvé cette place chez la mère Tatzi ?
— Réponds rien à ces fumiers ! lui lance son camarade d'édredon.
Le Gros se lève en soupirant. Toujours ce boulot harassant ! Dans son tapin, c'est ça : la cogne, toujours la cogne ! Pas une minute de répit. T'as pas le temps de te refroidir les muscles qu'il faut déjà remettre la gomme. A croire qu'ils adorent les marrons, ces veaux. Il va au Portugais, chope la chaîne des menottes et le soulève par cette anse improvisée. L'autre hurle de douleur, à cause de son aile cassée.
Mais le Mastar, dis, tu permets ? Il le traîne sur deux mètres dans la carrée. Puis le relâche. Qu'ensuite, il grimpe sur le ventre à Emilio pour mieux le surplomber, je suppose. L'autre, sa respiration est partie sans laisser d'adresse, un poids pareil sur le baquet, tu penses !
— Ecoute voir, fait-il, j'ai deux trois bricoles à te causer. La première, tu n'nous appelles plus fumiers, la deuxième tu dis à ta polka de répondre à nos questions au lieu d'faire des zobs tructions, et la troisième ça m'est sorti de l'esprit, mais ça va me reviendre.
Puis, à moi :
— Sana, c'est quoi dans les grandes lignes, l'enculum vitré d'mossieur ?
— Braquage, braquage et rebraquage. Nos potes de la Maison Frivolitie's le cherchent comme un prostatique cherche une pissotière au Salon de l'Auto.
Béru hoche la tête.
— C'est le bras droit qu'y s'est cassé accidentellement en tombant su'mon g'nouxe, y'm'semb', non ?
— On dirait.
— Suppose qu'il aye pas d'bobol et qui s'cassasse le gauche 'aint'nant, comment t'est-ce y s'y prend-il pour poser son bénouze ? J'attige ze couetchionne, comme disent les Rosbifs.
Tout en parlant, il glisse son pied gauche sous le coude gauche d'Emilio et pose son pied droit sur son avant-bras.
— Deux fractures la même soirée, c'est vraiment la loi des séries, tu n'trouves pas, Sana ?
— Je dois reconnaître.
— Non ! crie la Marthe.
Dans un élan de supplique, elle laisse quimper la servetouze de bath et ses oreilles d'épagneul se trouvent proposées à notre convoitise. Le gars Alexandrovitch-Benito, qu'elle soit pendante ou ascensionnelle, flasque ou dilatée, l'avant-scène d'une gerce le passionne toujours. Son regard lourd s'emplit d'une louche rêverie.
— Je soufflerais bien un peu d'dans pour te les requinquer, petite, assure l'Irrésistible.
— Vous n'avez pas le droit de lui faire du mal, répond la femelle, je porterai plainte !
Le Gros a un bon sourire extatique, genre M. Frossard le jour où il a rencontré Dieu.
— Tu sais ce dont j'me d'mande ? murmure-t-il. Si on lui mettrait son casque à not'zèbre, là, et qu'on l'virgule par la f'nêtre, tronche la première, tu croyes qu'il aurait du bobo, d'puis ce troisième étage ? Tu m'connais : j'raffole faire des espériences…
— Je crois qu'il me vient une meilleure idée, Gros.
— On peut la savoir ?
— Va filer ce coquin dans le plumard, que nous restions entre nous. S'il pouvait roupiller, ça n'en serait que mieux.
Béru se dresse.
— Pour dormir, y dormira, promet-il, j'ai jussement apporté mes dragées calmantes.
Il caresse ses phalanges droites de sa paume gauche, amoureusement, comme Buffalo Bill graissait son revolver magique entre deux représentations. Qu'ensuite il part s'occuper du Portugais. Tchlac, tchlac ! Un doublé au bouc. Déjà qu'il avait la mâchoire fêlée, Nestor, tu juges ? Du moins, il ne souffre plus du trajet plancher-lit.
— Mais vous êtes-t-il des brigands ou des flics ! égosille la pauvre petite Marthe.
Accablée, terrorisée, bonne à questionner dès lors. Sa Majesté se pointe pour lui flatter les loloches. Elle est à ce point anéantie qu'elle demeure sans réaction.
— T'sais qu't'es belle dans ton genre, ma gosse ? complimente le Dodu.
C'est sa botte secrète avec les dames. Son madrigal tout terrain. Il tire une menteuse longue comme une nappe de banquet et lui fille un p'tit coup de lichouille sur les bourgeons ; par amitié simple ; avec une paluche au fion pour compléter, commako, en passant : vite fait, pas pris, au suivant !
La servante se cabre comme la chèvre de mister Seguin devant le loup.
— J'ai bien envie de te faire un cadeau royal, petite, lui dis-je.
Elle me décoche un regard misérable qui attendrirait une entrecôte de chez Jacques Borel autrefois.
— Tu réponds à mes questions, du mieux possible, et j'oublie ton malfrat car c'est pas à lui que nous en avons, non plus. S'il n'avait pas joué au gaucho avec son feu, quand on s'est pointés, je ne lui aurais même pas adressé la parole.
Elle bat des cils, façon Marlène dans l'Ange Bleu, sauf qu'elle porte ni gibus ni bas noirs.
— Vous dites ça…
— Je dis ça parce que c'est la vérité. Regarde-moi dans les yeux, ma grande, et comprends que tu peux me faire confiance ; ton bandit, je te le laisse, il pourra te faire encore passer de belles soirées. On y va ? T'as rien à perdre et tout à gagner.
Pour l'inciter, le gars Bérurier lui place une caresse cosaque sous la serviette, dans des régions amazoniennes.
— File-nous le train, ma poule, il lui roucoule, on est des bandeurs, pas des sauteurs.
Cette fois, il s'assied et la prend sur ses genoux capitonnés.
— Vàs-y, Sana, c'p'tit cœur d'mande qu'à nous être agriable.
Alors, d'ac, j'y vais.
— Il y a combien de temps que tu bosses pour la mère Tatzi, Marthe ?
— Dix-huit mois.
— Comment es-tu entrée à son service ?
— J'ai été recommandée.
— Par qui ?
— Par un ami d'Emilio.
— Tu le connais ?
— Je l'ai vu une fois, oui.
— Où cela ?
— Ici.
— Son nom ?
— M'sieur Amédée.
— C'est tout ?
— Je sais rien d'autre.
— A quoi ressemble-t-il ?
— Il est jeune, grand, brun, avec des appareils photos. Il portait un complet de velours vert et il avait les cheveux longs dans le cou.
— Et puis ?
— Ben… voilà. Il a dit à Emilio que Mme Tatzi voudrait peut-être me prendre à l'essai.
— A l'essai pour servir ?
— Oui.
— Seulement pour servir ?
— Ben…
Ma question la désoriente. Elle ment mal, preuve qu'elle a « un bon fond », comme dit Félicie. Le Mastar lui parcourt l'anatomie à grandes manées fougueuses. On dirait qu'elle ne s'en aperçoit même pas.
— Tu veux que je te dise, ma petite Marthe ? T'es pas entrée chez la mère Tatzi pour servir des fritures de goujons au mazout, du moins pas seulement pour ça. Tes vraies perspectives, c'était de monter aux asperges. La vieille tient un clandé douillet au premier étage de sa taule. Elle a pris en main ta formation afin de te permettre d'obtenir ton C.A.P. de gagneuse. Pour débuter, tu passais en complément de programme dans les partouzettes, je suppose ?
Percée à jour, la rouquine demeure sans voix. J'imagine que chez la rombiasse, elle chiquait les utilités pour tendeurs un peu déviés. C'est pas, ce ne sera jamais une gonzesse d'abattage, Marthe. Mais son côté fané, blafard, battu, excite dans une certaine mesure des messieurs qui rêvent de forniquer dans le bas mélo à la Eugène Sue. Je te parie que la maquerelle devait l'affubler de haillons, histoire de parfaire son personnage d'opprimée.
— Inutile de finasser, ma pauvrette, tu as déjà pigé que tu n'étais pas de taille. Tu es faite pour la franchise comme d'autres le sont pour l'arnaque. Dans ton cas, il y a erreur d'aiguillage au départ. Ton vrai destin, c'était le mariage avec un brave mec de ton bled et pas de jouer les affranchies à Pantruche. Alors, réponse, j'ai vu juste, oui ou merde ?
Elle hausse les épaules en signe d'acquiescement.
— Si tu voudrais soul'ver légèrement un tantisoi peu ton cul, mignonne, lui déclare mon Eminent, tu m'décoincerais Coquette qu'épanouit d'trop à ton contac, la chaleur communicative des baquets, moi, j'résiste mal, porté comm'j'sus.
Elle se soulève. Le Majestueux se livre à une opération de dégagement dont je suis mal les péripéties. Quand il invite Marthe à se rasseoir, cette dernière paraît passablement surprise et danse une gigue avant de trouver la position idéale.
— V'là, tu peux continuer, grand, me déclare Gradube ; dans la vie c'est un'place pour chaque chose et chaque chose à sa place et les vaches s'ront bien gardées. Hé ! mollo, gesticule pas du dargif, fillette, qu'autrement sinon tu vas m'faire dijoncter !
Marthe pleure doucement.
D'endolorissement fondemental ou d'émotion ? Que lui prodiguer, qui soit sédatif ? Des bonnes paroles ou bien de la vaseline ?
— Oui, oui, vous avez vu juste, elle s'affale. Je suis bien rentrée chez Madame pour faire prostituée, mais elle préférait que je serve au restaurant, le temps de ma « formation ».
— Quand a-t-elle bouclé son clandé ?
— Ça fait quelques semaines.
— A la suite de quoi ?
Elle arrondit les lèvres pour émettre un bruit de pet très compatible d'ailleurs avec sa physionomie de cul triste marqué d'éclaboussures brunes.
— J'en sais rien. Madame a annoncé comme quoi elle avait été prévenue qu'il fallait arrêter net pendant quelque temps. Ses demoiselles sont parties et elle a pris sa petite-fille qu'était en pension depuis la mort de sa maman dans un accident.
Je rêvasse. Me récite des trucs, n'importe quoi, tel que ça me vient. Je me dis « Lucie de Lammermoor » (de Donizetti) et, aussitôt après : « Lucide, la mère mord » ; et puis encore « Elucide l'amère mort » ; tout ça… J'aime bien, c'est de l'huile mentale pour lubrifier le cervelet ; de la connerie en flacon : quelques gouttes sur un chiffon, tu fourbis tes méninges avec et elles se mettent à briller plus qu'avec Monsieur Propre ; et pourtant, Monsieur Propre, merde, tu l'as vu à l'œuvre !
Donc, il y a eu panique générale chez la mère Tatzi. Suite de quoi ? De l'arrestation de Raphaël Sein ? Probablement. On a pensé qu'il allait s'affaler, tout bonnir ; ce qui s'est avéré exact.
— Les clients de la mère Tatzi, tu les connaissais ?
— Quelques-uns, de vue. Mais généralement ils grimpaient directement.
— La boutique devait bien marcher : quatre moukères au charbon, ça dépote du paf, non ?
— Oui, y avait du monde.
— Tu as remarqué si des Jaunes fréquentaient la boîte ?
— J'en ai vu à plusieurs reprises, en effet. Mais ils venaient seulement au bar et ne s'arrêtaient jamais longtemps.
— Ils discutaient avec la patronne ?
— Comment vous le savez ?
Je souris à sa candeur.
— Bon, passe quelque chose sur ta nudité exquise, poulette, tu vas descendre un instant avec moi pendant que mon pote surveillera ton équipier.
Elle s'alarme.
— Où qu'on va ?
— Seulement jusqu'à ma bagnole, en bas pour que tu puisses téléphoner.
— A qui ?
— A la mère Tatzi.
L'effroi assombrit son minois catastrophique.
— Moi, appeler Madame, en pleine nuit ! Mais pour lui dire quoi ?
— La vérité, ou presque, mon lapin. Tu vas lui annoncer que les deux bonshommes qui ont bouffé chez elle à midi t'ont suivie après ton travail ; qu'ils ont embarqué ton camarade Emilio à la suite d'une méchante bagarre et qu'ils t'ont dit qu'ils reviendraient demain matin ; un point c'est tout. Elle te donnera probablement des instructions, tu répondras « oui, madame » et puis tu raccrocheras.
— Vous m'aviez promis de ne pas arrêter mon ami !
— C'est pas parce que tu annonceras à la vieille que nous l'avons fait que nous allons le faire. Obéis-moi aveuglément, et t'auras peut-être un avenir potable.
Soumise, elle se soulève.
A deux mains, Béru la fait se rasseoir.
Elle se re-relève.
Béru la fait se re-rasseoir.
Elle se re-re-relève.
Béru la fait se re-re-rasseoir.
Elle se re-re-re-relève.
Béru la fait se re-re-re-rasseoir.
Elle se re-re-re-re-relève.
Béru la fait se re-re-re-re-rasseoir.
Elle se re-re-re-re-re-relève.
Béru la fait se re-re-re-re-re-rasseoir.
Elle se re-re-re-re-re-re-relève.
Béru la fait se re-re-re-re-re-re-rasseoir.
Et puis il a un soubresaut de goret électrocuté. Il hurle :
— Arrrrvvvv bongu de bois !
Et cette fois la laisse partir dans un bruit de bouchon de champagne qui saute.
Elle est tellement dominée par les événements, la rouquinette, qu'elle ne s'est même pas aperçue qu'il vient de la baiser façon « permissionnaire dans le train bondé » ; et pourtant, le braque à mister Béru, Monsieur Propre, là encore, ne peut que s'effacer lui-même. Faut dire que dans ces conditions, il est excusable de confondre le polard à Pollux avec un tabouret à traire. Je sais des fermières qu'écoutent la radio pendant la traite des rousses et qui, pour peu que ça soit Haricot Machiasse qu'en pousse une, finissent par s'asseoir « autour » et non « dessus ».
Fleur de chiottes ne se gêne plus. A poil, elle vaque dans son studio à la recherche d'une robe ; finit par en décrocher une d'une patère austère, s'en vêt avec une mornitude de gestes quasiment douloureuse.
Je suis toujours navré par les apathiques qui paraissent ressentir une peine physique à exister. Les dolents, les mous, les enfoutrés se traînent le long de la vie, comme des réfugiés au bord d'une route. Et quand tu leur proposes de monter dans ta tire, ils refusent parce que modifier leur rythme les affole.
Enfin, bon, elle finit par être ordonnée prête et je l'embarque. Escalier descendant, je l'endoctrine sur le texte qu'elle va devoir débiter.
Il est simple.
— Tu racontes tout, très exactement, et tu jures que nous sommes partis avec ton béguin après t'avoir promis de revenir demain. Dis-lui bien qu'on est de la police, mais qu'on emploie des méthodes dures, dures. Tu lui demandes ce que tu dois faire. Aie l'air affolée, tu piges ?
— Oui.
— Si elle te demande d'où tu téléphones, n'hésite pas, réponds que tu es dans une cabine. Si elle te demande le numéro de celle-ci afin de pouvoir t'y rappeler dans un moment, dis-lui que la cabine est toute saccagée et que le disque central du cadran comportant le numéro a été arraché. Tu te rappelleras ? A aucun moment tu ne dois lui laisser soupçonner que tu n'es pas seule.
Elle me suit en traînant ses savates. Pute, elle ? Jamais. Par contre, je la situe chambrière d'hôtel de passes, escortant les survoltés du fignedé jusqu'au terrain de leurs frénésies. Porte-serviettes par vocation, la Marthe…
Je compose le numéro de la mère Tatzi. Quand ça bourdonne, kif l'avertisseur d'une marmite norvégienne, je fous le combiné dans la pattoune de la môme.
Franchement, elle s'en tire bien. Et même plus que bien. Comme quoi on peut toujours faire confiance aux gonzesses. Elles sont riches en ressources cachées et savent se dépatouiller des béchamelles les plus épaisses. Elle a le ton juste. L'anxiété, la trouille passent parfaitement dans son discours.
— Allô, Madame ? Pardon si je vous réveille : c'est Marthe !
Là, début de sanglot réprimé. Ceux-là qu'interprètent les bonnes gens femelles en deuil lorsque tu leur balances un brin de condoléances. Elles sont en pleine accalmie, sérénité, quiétude déjà réintégrée. T'arrives, la gueule à caler les roués du corbillard dans la descente. Tu murmures « J'ai appris la triste nouvelle ». Et poum ! Les voilà instantanément en larmes. Self-control ! Vite, la chialerie. « Parlez-moi-z'en pas, mon pauv'monsieur ! Il était si gentil, prévenant et tout. » En route pour la virée lacrymale, les poncifs souverains. Une nécro expresse. Le défunt t'est truellé en pleine gueule. Sa vie, son œuvre ! Perte irréparable ! Jamais ! Toujours ! Un homme comme lui ! C'est horrible ! Caressez-moi un peu la chatte pendant que j'vous cause de lui, mon pauv'monsieur.
Je me marre in petto, en catimini, sous cape, en loucedé. Pas cynique, l'Antonio. Oh ! la la ! que non. Juste conscient, et ça suffit bien, crois-moi.
— Qu'est-ce qui vous arrive, Marthe ?
— C'est affreux, Madame. Vous vous rappelez, les deux hommes qu'ont mangé ce midi ? Y en avait un gros, dégueulasse, et un très beau…
Elle me coule un léger sous-regard de salope qui voudrait faire mieux la prochaine fois.
— Figurez-vous qu'ils nous ont suivis, Emilio et moi, ce soir après mon travail. Ils ont attendu qu'on soye rentrés, et puis ils sont venus frapper. Ils ont prétendu qu'ils étaient de la police, le beau m'a même montré une carte. Emilio a essayé de filer mais ils l'ont tercepté et le gros saligaud y a je crains bien cassé le bras en le débattant.
A ce point du récit, petite rafale de larmes d'un très bel effet. Sincères ? Pourquoi pas après tout. Reniflades inhérentes.
— Et ensuite, Marthe ? presse Madame d'une voix pas si gentille que ça.
J'entends tout car mon biniou est équipé d'un diffuseur.
— Après, ils ont fouillé partout dans mon studio. Mais j'avais rien, alors ils n'ont rien trouvé.
— Ils vous ont parlé de moi ?
— Non. Enfin…
— Enfin quoi, connasse !
Marthe remet une giclée de chialerie.
— Pourquoi vous m'engueulez, Madame ! C'est pas pas faute ! Oh ! la la ! ce que je suis malheureuse…
— Que vous ont-ils dit à mon sujet ?
— Ils m'ont demandé qui c'est qui m'a fait entrer à vot'service.
— Et que leur avez-vous répondu ?
— Que c'était un copain d'Emilio, m'sieur Amédée.
— Ils ont fait allusion à ce que nous faisions autrefois ?
— Non, mais ils m'ont dit de ne pas bouger de chez moi, qu'ils allaient revenir demain matin de bonne heure. Et puis ils ont emmené Emilio.
Là, pour te prouver qu'elle est à la hauteur des circonstances, la rouquine, elle ajoute :
— Le très beau m'a dit que si je bronchais pour prévenir, il le saurait et que ça chierait terriblement. J'ai longtemps hésité. Et puis j'ai pensé qu'il valait mieux vous avertir.
— Vous n'avez pas été suivie ?
— Non, ça, j'en suis certaine, ma rue était complètement déserte, et puis je suis à la cabine de la place des Frères-de-Gaulle, et y a sincèrement personne. Si y aurait, je voirais. Qu'est-ce que ça va donner, tout ça, Madame ? Je dois faire quoi donc ?
— Retournez chez vous, Marthe.
— Mais demain ?
— Demain sera un autre jour, idiote.
— Qu'est-ce que je vais raconter à ces deux types ?
— Rien, puisque vous ne savez rien. Vous êtes serveuse chez moi et c'est tout, compris ? Quant à votre gros sac de Portugais, vous n'êtes pas censée connaître ses activités. Votre air abruti est votre meilleur atout. Jouez la gourde à bloc, ma fille. Et fermez votre gueule. Moins vous parlerez, mieux vous vous porterez !
Elle raccroche.
Marthe reste hébétée, l'écouteur en pogne. Je le lui reprends pour le déposer sur son support.
— Les gens sont méchants, elle murmure, le regard embué.
— Pas tous, la consolé-je. Il en est de gentils, seulement ils sont cons. Rentrons.
Tu es un lecteur beaucoup trop avisé pour ne pas avoir pigé la raison de ce coup de turlu à la mère Tatzi.
Eh bien, oui, Françaises, Français, mon idée est de provoquer une réaction de la part de la bordelière, du moins des gens qui utilisent son bouic comme boîtes aux lettres. Je me dis qu'elle va les alerter et que ces mystérieux personnages voudront garantir leur sécurité en « neutralisant » la pauvre Marthe, dont ils ne pourront pas ne pas redouter la faiblesse et, partant, l'indiscrétion.
Alors on bivouaque chez elle, le Gravos et moi. Elle rejoint son gredin endommagé sur le lit, Béru s'installe à califourchon sur une chaise et pionce, le front sur ses avant-bras, tandis que, stoïque, ton Tantonio tant aimé monte la garde.
Mais la nuit passe et rien ne se produit.
Lorsque l'aube aux mains sales engrisaille la pièce je commence à piger que mon piège n'a pas rempli son office et qu'il va me falloir m'orienter ailleurs. La bouche amère, le regard brûlant de sommeil, je m'efforce de faire le point. Qu'ai-je à me mettre sous la chaille ? Raphaël Sein a craché ce qu'il savait, crois-je. Reste la mère Tatzi qui m'a l'air d'une sacrée coriace pas fastoche à manœuvrer, et peut-être, à condition de le dénicher, le prénommé Amédée qui introduisit Marthe chez elle.
M'étant levé, j'exécute quelques mouvements assouplisseurs puis m'approche du plumard où repose le couple. La servante roupille, mais son Portugais grimace de souffrance.
Un élan de compassion me biche. In petto, je me traite de fumelard. On exagère de le laisser sans soins, cézigue, avec sa mâchoire et son aile cassées. Non-assistance à personne en danger, ça la fout mal pour des draupers.
— Tu jouis, mec ? je lui questionne.
Il m'adresse un regard douloureux, avec plein de fièvre à l'intérieur.
— Tu me refiles un petit tuyau et je te laisse. Ta gagneuse s'arrangera pour te faire soigner. Moi, je t'oublie, c'est correct, non ?
Son expression prouve qu'il n'est pas dupe.
— Essaie de comprendre, Emilio. Nos méthodes sont particulières parce que je travaille pour les services secrets, ce qui me donne droit à toutes les « bavures » possibles et imaginables et également, à tous les passe-droits. Que tu marnes dans l'attaque à main armée, j'en ai rien à cirer, mon pote. Un jour ou l'autre tu tomberas, mais je m'en torche. Si on a déclenché la grosse offensive méchante, c'est parce que des intérêts nationaux sont en cause. Eux seuls m'intéressent. Tu suis mon développement ou faut te projeter des diapos pour étayer la démonstration ?
Il regarde dormir sa souris. Elle en écrase comme une vache, la Marthe. Ça ne pionce pas beaucoup, une vache, mais intensément.
Il bouge la tête pour ensuite capter le sommeil du Gros. Y a parenté entre les deux dormes. Elles sont animalières.
— On est provisoirement seuls, je lui fais.
Je chuchote pour créer l'ambiance intime. Quatre plombes du mat', c'est l'heure des angoisses pour qui ne dort pas. L'heure où l'on meurt dans les hôpitaux et où les fêtards commencent à réaliser l'étendue de leur gueule de bois.
— Ecoute, Milio, fais une expérience intéressante une fois dans ta vie d'apôtre. Tu me donnes un tuyau et je me taille avec mon esclave. Sinon, on continue de rester là à attendre que quelqu'un vienne prendre de vos nouvelles… Il est temps de réduire tes fractures, mon pote, sinon t'auras un bras de pingouin.
Je me penche sur lui et je susurre dans sa baffle :
— Ton copain Amédée, le photographe, où peut-on le trouver ?
— Qué cé qué lui voulez ?
— Un tuyau. Ça fait la chaîne, comprends-tu ? Tu me dis où il est, je lui demande des nouvelles de quelqu'un d'autre, et ainsi de suite. Le bouche à oreille, c'est la clé de tout succès.
Bandalez exhale une plainte, puis, très vite, alors que je ne m'y attends pas :
— Lé s'appelle Sordini, chez la Madame Scott, 8 boulévard Ducrest-Puscule.
Je plante mes prunelles dans les siennes. Il dit juste, je le comprends… La vérité, ça saute aux yeux.
— Banco, mon grand, je te crois. On va donc te laisser comme promis. Mais avant de filer, je vais te donner un conseil : cassez-vous, la Marthe et toi, le plus loin possible de chez la mère Tatzi, parce que je pressens qu'il va y avoir une sacrée bacchanale dans son secteur et vous risquez fort de morfler des retombées fâcheuses, la môme et toi. Tu m'as compris tu m'as ?
Il bat des cils.
Oui, je suis persuadé qu'il m'a compris.
Comme la lourde porte de l'immeuble est fermée et qu'il n'est pas encore l'heure légale pour les visites domiciliaires officielles, j'en appelle à mon sésame afin de pénétrer dans la crèche. Elle est rupinos. Huit étages en pierre de taille. Chacun étant haut de quatre mètres et comportant d'immenses fenêtres.
A l'intérieur, c'est du marbre rose, et puis des colonnes de même métal, et des carreaux biseautés à la loge de la pipelette qui, dans les quartiers heurffs s'appelle une gardienne, pas mélanger les serviettes et les pattemouilles.
Un tableau des locataires est fixé près de la loge. Je lis que Mme Amélia Scott habite au premier gauche. Ce blaze me dit quelque chose. C'était pas une actrice de cinoche, ça, jadis ? Me semble avoir vu, à la télé, des films en noir et blanc avec ce nom au générique.
On grimpe l'escadrin que feutre un tapis rouge. Il n'y a que deux appartements par étage. Les initiales des locataires figurent sur les paillassons, comme il est de règle dans ces lieux bourgeois. Celui de gauche est marqué A.S.
Le Gros, mal réveillé, tout enchifrogné, louffe avec tant de force que ses pets le propulsent en avant et emplissent la cage d'escalier de vacarme et d'odeurs.
— Parle plus bas, lui dis-je, tu vas réveiller le quartier.
A nouveau, c'est l'opération sésame. Seulement, il existe une chaîne de sécurité à l'intérieur. Serions-nous brimés par quelques maillons d'acier ?
Alexandre-Benoît hausse les épaules. Il ramène le vantail contre le chambranle, s'éloigne de la porte, trouve une posture adéquate, de manière à présenter son profil droit, puis s'élance. Un claquement sec se produit, la porte s'ouvre en grand ; mon pote disparaît dans un hall aux riches tapis. Un bris de bois, verre et porcelaine annonce le terminus de sa trajectoire, car il y est allé défoncer une délicate vitrine Louis XVI bourrée de bibelots.
J'entre en vitesse et relourde.
Lumière.
C'est riche, suranné, fané. Une porte s'ouvre et un mec surgit, qui correspond si minutieusement à la description d'Amédée Sordini que ça doit être lui. Il est en pyjama de soie blanc (ou blanche s'il s'agit de la soie), embroussaillé, médusé.
Il nous regarde, la bouche ouverte comme chez le laryngo.
Bérurier ramasse une petite cuiller d'or qui appartint à Mme de Pompadour ou à sa camériste et utilise son manche étroit, finement spatulé pour se curer les cages à miel. Tout en se détartrant les feuilles, il repousse du pied les petits Sèvres brisés, les tabatières anciennes, les sulfures fendus.
— J'ai pas eu l' temps d' sortir mes aréofreins, explique-t-il.
Une dame empâtée surgit dans une chemise de nuit pour pute des années 30, avec du transparent à outrance, des jours, des froufrous et autres conneries à intentions bandantes. Un peu blette malgré ses ravalements en tout genre, la vioque.
Le marrant, c'est que ni elle ni son julot ne mouftent. Ils sont même plus effarés qu'effrayés. Ils parviennent pas à piger le comment t'est-ce on se trouve là, Béru et moi. Lui, l'épaule du veston constellée de tessons, piétinant allègrement de la rareté en miettes, moi, ultra-superbe, élégant de bas en haut, d'un calme de sardine en boîte. Leur ahurissement, je te jure, tu payerais pour en faire le tour.
Amélia Scott, c'est bien l'actrice dont je t'ai parlé quelques paragraphes en amont. Tapée en plein, je crois utile de répéter, rincée à mort, mais avec encore du pimpant dans le maintien. M'est avis qu'elle a dû baliser, au temps de son époque héroïque, ou alors, en fin de carrière, s'offrir un vieux lord anglais bardé de sterlinges, auquel elle a secoué le plus gros. Maintenant, médème vit dans le cossu et s'octroie du gigolipince canaille. Le bioutifoul de cette vie singulière, c'est que la pire radassé échouée sur la grève de sa fortune trouve des jeunots chibrés colosse capables de triquer au dollar. Même à septante carats, même à quatre-vingts, elles s'empotent des gus à épieu féroce, contre remboursement. Des gredins qui monnaient leur bitoune, leur jeunesse, leurs forces vives pour s'offrir une Ferrari, la dernière Panthère pur jonc de chez Cartier et des fringues en cuir glacé de chez Smalto.
Je m'incline devant mémé Amélia.
— Très honoré de vous rencontrer, madame Scott, je suis un de vos fans les plus éperdus. Je vous ai vue seize fois dans Pose ta chique on verra ce que c'est et dix fois dans la Vaseline de la passion.
Mémère a les chairs qui se relâchent vachement en bas de visage. Le poids de la viande. Son bide pendouille également sous le tissu arachnéen de la limouille.
— Qui êtes-vous ? demande-t-elle d'une voix de petite fille à qui l'ordonnateur des pompes funèbres montre sa zézette.
— Nous faisons partie de la Brigade Sauvage, je lui réponds avec un beau sourire trente-deux pièces. Rapidité, efficacité. Notre devise ? Le poing est à la vérité ce que la ligne droite est à la jonction de deux points dans l'espace.
Tout en exprimant, je les refoule à l'intérieur de la chambre à coucher d'où ils sont sortis. Un nid d'amour capitonné, soie à rayures et fleurettes sur les murs, lit profond, fauteuils crapauds, tapis, gravures galantes du dix-huitième. Face au lit, un téléviseur grand comme les orgues de Notre-Dame, à écran géant.
— C'est sympa, chez vous, jolie dame, apprécié-je. Vous pouvez vous recoucher, je n'ai qu'une ou deux questions à poser à votre petit ami.
Je bouscule légèrement le dénommé Amédée de manière à ce qu'il chût dans un fauteuil.
Bérurier, intéressé par le téléviseur équipé d'une vidéo, enclenche différents zinzins ; qu'aussitôt un film on ne peut plus « X » majuscule se déroule. Ça représente trois demoiselles en tenue d'Eve à genoux sur une longue banquette, les coudes appuyés sur la table. Derrière elles, il y a trois garnements en tenue d'Adam qui essaient de synchroniser leurs efforts. On les a triés sur le volet, je te prie de croire, car ils sont montés comme des Cosaques. Ils ont des mâchoires crochetées, ce qui ne les empêche pas de crier aux demoiselles comme quoi, « Tiens donc, petite salope », à quoi les interpellées répondent par des gloussements qui évoquent un gargarisme.
— C'est pas les Trois lanciers du Bangladesh, note Béru, biscotte ils jouaient en uniforme, mais ça y ressemb'. Si j' comprends bien, maâme et m'sieur s'frictionnaient un peu l'sang, manière d' se donner l'moral ! Faut dire qu' ça porte à l'inspirance. V's 'avez vu comment t'est-ce ils grimpent en ligne, ces gaillards ? Pas feignants, les mecs ! Et ça paraît leur plaire, le sketch, aux friponnes. J' sais pas si c'est du chiqué, mais faut voir comme ell'leur rabotent le copeau à leurs terribles. Merde ! Visez la rouquine du milieu, l'à quel point elle démène du fignedé ! Qu'est-ce elle crille ? « Plus vite ? » Ben, ma vache, elle craint pas d'lu couler un'bielle…
Il ponctue son commentaire de caresses dont la vedette démonétisée bénéficie. C'est le mouvement perpétuel à lui tout seul, Béru ! Increvable, il démarre au quart de tour. La dame, mi-terrorisée, mi-participante, se laisse palper les fluidités sans mot dire.
Quant à moi, délaissant le spectacle hard, je me place sur l'accoudoir du siège où se tient Amédée. Un gars en pyjama, il se sent toujours gêné parmi des pèlerins saboulés.
— Sordini, je lui murmure, selon ma bonne pratique de la roucoulade à bout portant. On est venus sans prévenir, on repartira de même. La seule chose qui risque d'être changée, c'est ta gueule. Il ne tient qu'à toi qu'elle reste nickel ou qu'elle soit transformée en steak tartare arrosé ketchup, jure-moi que tu comprends ?
— Qu'est-ce que vous me voulez ?
— Je veux que tu me racontes la mère Tatzi, comme si j'y étais. Sa vie, son œuvre ; tu vois le genre ? J'envisage d'écrire sa biographie ; il me faut du vrai et du pathétique ; et surtout rien que de l'exact. Un vanne foireux, et t'as cinq ratiches qui se déchaussent. Un début d'entourloupe et te voilà contraint de respirer avec la bouche jusqu'à ce qu'on t'ait refait un nez convenable. Tu sais reconnaître un homme déterminé d'un employé du tri postal, n'est-ce pas ?
Comme il ne répond rien, je l'empoigne par les revers de son pyjama de soie, le décolle de son fauteuil et le propulse à travers la pièce. Il va emplâtrer la coiffeuse de la chère Amélia et s'abat dans un bris de flacons.
Quand il se relève, il est complètement groggy.
— Reste pas d'vant la téloche, connard ! lui glapit Béru, tu m'coupes l'panorama, juste que ces messieurs-dames changent de positionnement pour une minouche géante.
Répondant à son injonction, Sardoni vient reprendre sa place initiale.
— Je t'écoute, mon gars. Grouille ! lui dis-je.
Il se met à causer. La voix est oppressée, saccadée, mais il balance. Note que, ce qu'il me dit, je le subodorais déjà. C'est lui le rabatteur de la mère Tatzi. Elle se spécialisait dans la pute plutôt novice, la vioque. Les mômes dévergondées mais qui n'avaient pas encore bouffé du pain de miches. Le bel Amédée tombait grâce à sa belle gueule, force souris délurées et les branchait sur le boxif de La Varenne. Il palpait deux briques par recrue, avec des rallonges parfois, quand il amenait un sujet d'exception. Mais depuis quinze jours, la mère Tatzi lui a dit de stopper le trafic. Achtung ! Danger ! La Poule l'avait à l'œil. Fallait attendre des jours meilleurs…
J'écoute de toutes mes feuilles. Les confidences de messire Amédée d'abord, et les gueulées de la mère Scott ensuite, que Béru entreprend à outrance et qu'il fait reluire plus fort que les trois demoiselles de la superproduction en foutra-vision.
— T'as déjà aperçu des Jaunes dans l'entourage de la vieille maquerelle ?
— Je connaissais pas son entourage, j'allais chez elle le matin, pour lui présenter mes petites protégées…
Je saisis un appareil bigophonique moderne, dans les tons marbrés et le dépose sur ses genoux.
— Appelle la vieille, fiston.
— Pour quoi fiche ?
— Pour la prévenir que deux vilains pas beaux en ont après elle et qu'ils foutent une merde noire dans ton espace vital. Tu lui dis qu'on s'est pointés chez ta vedette pendant ton absence et qu'on a tout cassé sous prétexte que la mère Scott n'avait rien à nous bonnir à propos de la mère Tatzi. Tu viens d'apprendre la chose et t'es hautement alarmé. Tu veux rencontrer la taulière illico pour causer de ce problème. Si elle refuse de te voir, menace de tout balancer. Chique à mort au gars paniqué. Allez, exécution : je t'écoute. Fais-nous un beau petit numéro, mon pote !
D'aucuns ou d'aucunes vont trouver que je me répète et que cette seconde manœuvre ressemble comme une sœur jumelle à la première ; à quoi je leur rétorquerai que cela fait partie du même plan de harcèlement. Je veux, absolument que la vieille Tatzi sente le monstre déclenchement contre elle et qu'elle chocote.
Cette roublarde marchande de culs, y a qu'en la travaillant à pleine pâte qu'on peut espérer l'amollir.
La promptitude avec laquelle elle décroche me fait piger qu'elle ne dormait pas et se tenait déjà sur le pied de guerre.
Je plaque l'écouteur annexe contre mon éventail à libellule.
— Qu'est-ce que c'est ? graillonne la sirène des bidets.
— Ici Amédée.
— Qu'est-ce qui t'arrive ?
— Du moche ; faut absolument que je vous voie dare-dare !
— Explique !
— Pas au biniou, j'veux vous rencontrer ; il vient de se produire du nouveau qui m'emballe pas.
— Quel genre ?
— Deux terribles se sont pointés chez Amélia et ils ont mis son apparte à sac. J'arrive pour vous expliquer…
— Pas maintenant.
Amédée me regarde. Je lui montre mon pote Tu-tues et promène le bout du canon le long de son cou.
— Si, madame Tatzi, tout de suite ; j'ai pas envie de me faire buter pour votre bordel de merde !
Ne le trouvant point encore suffisamment convaincant, j'enfonce le canon derrière sa glotte. Il pige et en rajoute avec l'éloquence d'un maître du barreau (de chaise) :
— Vous rabattre des pécores, ça va. Mais quand ça dérape dans la gadoue sans fond, je crie pouce. Je veux savoir où on en est, et vous avez pas intérêt à me chambrer. Alors, je me pointe et ne cherchez pas à me faire des arnaques, vous le regretteriez.
Estimant que cette péroraison suffit, je coupe la communication.
— Maintenant, habille-toi !
Béru besogne sa vedette en grande voltige. Sa prestation est si belle que je coupe la vidéo où les six gaziers jouent la Tour de Nestlé (comme dit le Mammouth) dans le style patronage en folie.
Sa Majesté conforte la vieillarde à grandes chibrées méthodiques. Mémère est à la fiesta, pour lors. Elle en oublie ses Sèvres et ses biscuits brisés. Celui que trempe l'Enorme constituant une compensation de haut niveau, je prétends.
Amédée visionne, tout en se sapant, d'un œil connaisseur.
— C'est une sacrée épée, complimente-t-il ; comment qu'elle se régale, maman !
— Oui, dis-je, elle aura eu un beau jubilé !
C'est éclairé au premier étage de la guinguette. Deux tires sont stoppées devant le restaurant, probable qu'elle reçoit, la vioque. Le jour se lève comme il peut, morose, comme dans les vieux films de Carné.
— Attends, Bébé rose, chope ce gadget.
Je lui glisse un stylo noir dans la poche supérieure de son veston, derrière sa pochette à fleurs.
— A présent tu peux plonger. Certes, il te sera possible de nous biter une fois que tu seras à l'intérieur ; seulement y aurait des retombées fatales pour ta pomme, Médée. Des cruelles. Ton rôle est simple : tu jetonnes à bloc depuis que deux vilains ont saccagé l'appartement de ta poupée d'amour et tu réclames aide et protection. Ton rôle est d'autant plus facile qu'il t'induit à dire la vérité. Partant, tu ne peux pas te gourer. Go !
Je le juge pâlichon, l'artiste. Il a les flubes pour de bon, ce qui lui évitera de composer. Ça baignait pour lui, et voilà que, tout à coup, il est précipité dans de vilains marasmes ! Il préférerait cent mille fois être dans les bras de son octogénaire salingue, à se déchirer avec une boutanche de vodka ou de scotch pour trouver la vie jolie.
Il va à la lourde et la martèle du poing. Ses coups résonnent dans mon récepteur, amplifiés qu'ils sont par le micro pronunciatif dont je l'ai muni.
De la lumière surgit au rez-de-chaussette. Bruit de serrure actionnée.
— Je suis attendu par Mme Tatzi, annonce Amédée.
— Je sais, entre !
Relourdage. Double cheminement. On grimpe un escadrin.
Voix de la mère Tatzi : « T'es sûr que tu n'as pas été filoché, le grand ? »
Amédée : « Je ne pense pas ; en tout cas j'ai rien vu. »
Mère Tatzi : « Bon, accouche ! »
Là, j'épargne à mon enfoiré de lecteur bien-aimé le récit de ce que nous sommes convenus que Sordini braderait à la maquerelle. Il balance bien, d'un ton posé. Leçon bien apprise et bien récitée. Seulement je perçois un léger bruit en fond. Un bruit un tantisoit grinçant et extrêmement présent. Et moi, j'ai une oreille d'à côté de laquelle celle du pauvre Beethoven n'était qu'une feuille de laitue. Mon ouïe est tellement développée que je peux entendre une mouche. En sodomiser une autre.
Je pousse le brandillon du Gravos, lequel somnole toutes prouesses chibrales accomplies, dans la torpeur saumâtre du petit jour.
— Ce tordu est en train de nous blouser, lui dis-je.
— Tu croyes, gars ?
— Il récite son poème, mais il écrit pendant ce temps. Et puis, en début de tirade, il a tripoté mon micro pour le leur montrer.
— Alors ?
— Alors faut se préparer pour la suite.
— C'est-à-dire ?
— On évacue ma tire. Laisse ton bitos sur l'appui-tronche pour garder l'illusion qu'il y a quelqu'un à bord, moi j'accroche mon imper au pare-soleil ; de loin et dans la brumasse du morninge. Ils n'y verront que pouic.
On fait. Puis on se rabat sous le couvert des marronniers pour gagner la crèche. Devant l'entrée, des fusains en bac cernent la terrasse. J'indique au Mastar de s'accroupir.
Je regrette de ne plus rien entendre, mais je me console en songeant que, de toute manière, ils ne diront que des trucs destinés à nous chambrer.
On mijote dans les froidures de l'aube et l'engourdissement nous gagne. Le Gros réagit en balançant des louises à tout berzingue…
Au bout d'un quart d'heure environ, deux mecs sortent de la taule. En tenue de motards, avec casques intégraux. Guerriers modernes ! Les nouveaux uhlans de la mort ! Ils contournent l'établissement pour aller récupérer leur bolide, une Yakapadékoné mille centimètres cubes. L'enfourchent et décarrent dans la direction opposée à celle de ma chignole. Le silence retombe après la monstre pétarade.
— On attend encore ou on va commander une soupe à l'oignon ? chuchote le Gros.
Moi, c'est marrant. Mon sixième sens je t'en ai déjà causé, non ? Je renifle des prémices. Y a un je ne sais quoi dans l'air… Mon sub se tient informé et m'avertit de tout. Il m'indique quand c'est le moment d'agir, et aussi quand il convient de ne pas broncher. A cet instant, il m'enjoint d'attendre.
— Ecrase, Gros !
Une louffe pareille à la flamme d'une lampe à souder me fait part de la réprobation béruréenne. Il s'exprime par les intestins, le Mammouth. Il hisse le vent au niveau d'un espéranto.
On mijote encore un peu. Puis un ronflement naît de l'infini, croît et se précise. Je reconnais la tornade des motards. Oui : ils reviennent. Ils sont lancés pleins gaz. Ils passent devant la crèche sans ralentir, enquillent le quai pour se rapprocher de ma guindé. A travers les branchages des fusains, je distingue nettement le gus de l'arrière. Il se tient tout de guingois sur la bécane, genre acrobate. Au moment où le bolide passe à proximité de ma bagnole, il balance quelque chose. La moto et les deux tordus continuent leur rush. Mais deux secondes ne s'écoulent pas qu'une explosion carabinée se produit. Ma Maserati tant aimée est, en un clin d'œil, la proie des flammes, comme on dit puis à propos des scieries bien assurées. Une torche, j'ajouterai même. Si nous étions demeurés à l'intérieur, on cramait comme une omelette norvégienne bicéphale.
— T'es assureré tous risques ? demande Alexandre-Benoît, placide.
Moi, faut reconnaître, je ne suis pas accroché aux biens matériels ; mais je hais toutes les formes de destruction. Alors une rogne grande comme Saint-Pierre de Rome m'empare. Note que la métaphore est mal choisie pour parler de colère. Disons comme la Maison-Blanche, pas peiner le Saint-Père.
Mes poings deviennent tellement compacts que l'acier, comparativement, ressemble à du caramel mou.
Stoïque, j'attends encore. Des gens cavalent en direction du brasier. La foule s'amplifie. Personne ne bronche chez la mère Tatzi. Les occupants attendent que ça se tasse. Ma tire se trouvant à deux cents mètres du bouiboui, qui donc songerait à établir un rapprochement entre l'attentat et l'innocente guinguette close ?
Enfin, la porte s'entrouvre. Amédée paraît. Coup de saveur à droite et à gauche. La voie est libre. Il est suivi de la vieille platinée, vêtue d'un manteau de lynx qui compterait au moins vingt-deux points au scrable. Ils s'apprêtent à la mettre, mémère tient son trousseau de clés pour verrouiller derrière eux.
Bon, alors je me lève.
— Minute, la mère ! Vous nous ferez bien un petit caoua avant de partir ; depuis le temps qu'on se gèle les meules, il sera le bienvenu !
Amédée s'élance pour une décarrade-éclair. Il a pas lu son horoscope du jour, sinon il saurait que son jour de chance c'était avant-hier, car il fonce droit sur Bérurier qui vient de se dresser à son tour. On entend un bruit de défenestrage et le voilà au sol, raide comme le pont de Brooklyn.
Mistress Tatzi n'a pas moufté. Je la refoule dans sa taule.
— Amène ton petit pote ! enjoins-je au Gravos.
— Et la môme qui faisait si gentiment ses devoirs, hier ? demandé-je.
Je viens de pratiquer une inspection minutieuse des lieux et n'ai trouvé âme qui vive.
— Chez une tante, rétorque mamie Tatzi.
— Par prudence ? Vous sentiez venir le gros sac de nœuds ?
Elle ne répond pas.
Mister Amédée sort des vapes, la frime drôlement jaspée de bleu et de vert dans la région maxillaire.
— Je t'avais prévenu, mon joli, lui dis-je. T'as choisi de nous blouser, maintenant on va te présenter la note.
— J'ai rien fait, pleurniche-t-il.
Je biche un bloc correspondance couvert de phrases tracées à la va-vite.
— Et ça ? Tu veux que je fasse faire un examen graphologique pour prouver que c'est toi ?
Je lis à haute voix :
Gaffe ! Je suis accompagné ! Deux gus dans la Maserati sur le quai. On nous écoute.
— Tu me prends pour qui, mec ?
Il plonge du pif.
Je m'adresse alors à Béru :
— Moi, je vois les choses de la manière suivante, mon gros… Cette pauvre dame est seule, honnête tenancière d'un honnête restaurant. Un de ses clients, une espèce de petite frappe nommée Amédée Sordini, s'introduit chez elle, au petit jour. Il la neutralise et la contraint d'ouvrir son coffre-fort mural dissimulé dans sa chambre, derrière une commode. Car il y a bel et bien un coffiot dans votre piaule, la mère, pas vrai ? Non content de se goinfrer avec le contenu du coffre, ce pâle salaud se met à torturer la malheureuse pour lui faire dire ce qu'elle manigance avec une certaine équipe de Jaunes. A bout d'endurance, elle s'affale. Mais le gredin ne s'est pas rendu compte qu'elle avait ce pistolet sous son oreiller.
Je sors de ma fouille l'arme en question, que j'ai enveloppée de mon mouchoir et la montre au couple.
— Au moment où il s'apprête à vider les lieux, reprends-je, mâme Tatzi lui vide le chargeur dans les endosses. C'est pas exactement de la légitime défense, mais les jurés sont toujours bienveillants avec les dames âgées et, pour une fois que l'une d'elles se sera rebiffée, ils l'acquitteront, je vois ça comme si j'y étais.
Je rengaine la pétoire.
— Ça pourrait s'appeler Histoire d'un fait divers, malheureusement, Jean-Jacques Gauthier a déjà pris le titre pour un de ses polars.
L'Amédée, il est à deux doigts de la gerbance, tu verrais. Cadavérique, on appelait ça, jadis, dans les petites livraisons sur papier torche-cul.
— Allez, on met le cap sur la chambrette à madame pour la première partie du scénario.
Nous y v'là, tous quatre. Sa Majesté fourbue dort debout comme les gros bourrins de la garde républicaine pendant une prise d'armes. Faut dire que la lime porte au roupillon. Un homme essoré a besoin de récupérer.
Je prends une chaise que je place contre la lourde et invite mon Valeureux à s'asseoir. Moi-même j'en monte une autre, en amazone, sans me départir de mon pote Tu-Tues.
De la pointe du canon, je désigne le coffre à Sordini. Un beau monument dû au génie de la Maison Fichet. La commode déplacée le livre aux convoitises dans toute sa splendeur riche en chromes.
— J'ai décidé de ne pas me casser la nénette, Amédée, c'est à toi de décider mémère à déponner sa tirelire. Si elle y consent, t'as droit à une indulgence partielle et on passe à la question suivante. Si elle refuse, je raconterai à la mère Scott que ta dernière pensée fut pour elle, histoire de lui désendolorer l'âme.
Je bigle ma montre.
— Il est cinq plombes et vingt broquilles. Je te laisse jusqu'à la demie pour la convaincre. Passé ce délai, t'auras une minute de rab pour prier, des fois que l'imminence du trépas te provoquerait un retour de religion au carburo. Allez, top ! C'est parti.
Ce qui suit est riche au plan humain. Une foultitude de sentiments complexes s'échelonnent. D'abord, t'as la gêne. Médée se grattouille la nuque, embarrassé. Quant à la mère Tatzi, elle est sauvagement drapée dans sa dignité. Elle tient la barricade et faut pas s'approcher que sinon elle va nous chier des bulles carrées, la vieille houri.
Sordini se racle la gorge.
— Vous l'avez entendu ? fait-il à la douairière.
Ça lui presse la détente à mémère, ô pardon ! Le feu à la mèche. Et c'est pas du cordeau Bickford qui musarde, lésine, serpente. De la mise à feu directe. Tchaofff !
— J'ai entendu quoi, hé, empaffé ! elle explose. Tu vois pas qu'ils te chambrent, ces deux gugus ? C'est des flics, rien que des flics à la manque qui cherchent à jouer les terreurs. Ils blablatent pour impressionner les lavedus de ton espèce ou cette crétine de Marthe. On les connaît tous les deux. Le gigolpince à trois balles, c'est le commissaire San-Antonio ! Un charmeur de bonniches. Et l'autre, Bérurier, son adjoint, la rigolade de la Rousse française. Y n'pense qu'à bouffer, tu lui donnes de la merde en sauce, il torche son assiette jusqu'à ce qu'en reste plus.
Du coup, v'là le Mastar réveillé. Il se dresse, mais je lui ordonne de s'écraser.
Elle me plaît, la Tatzi, dans son grand numéro d'indignation. C'est de la mégère de choc. Elle se laisse pas bidonner facile.
— Amédée, j'interviens, tu trouves logique qu'on balance une bombe sur un charmeur de bonniches et un boulimique scatophage, toi ? Du moment qu'ils ne sont pas dangereux, c'est prendre un sacré risque pour pas grand-chose, non ?
Je vais à la croisée et je regarde l'épave encore fumante de ma biturbo autour de laquelle s'activent agents et pompiers.
— Les commissaires à trois balles et les sacs à merde ont-ils l'habitude de pénétrer chez les gens comme on l'a fait chez ta vieille peau tout à l'heure ? Ils ont l'habitude de casser la mâchoire et le bras des délurés comme Emilio, le pote de Fleur de bidet, la servante ? Tu réfléchis et tu décides. Je te fais simplement remarquer que tu viens de paumer quatre minutes sur les dix que je t'accordais. Si dans trois cent soixante secondes t'as pas obtenu le résultat que j'attends, tu vas dégueulasser le tapis. Note qu'il vaut pas grand-chose : il est chinois. Ç'aurait été un Chiraz pur fruit, je t'aurais assaisonné dans la salle de bains, par respect des œuvres d'art.
— Allons, madame Tatzi, ne faites pas la mauvaise tête, ouvrez-le votre bon Dieu de coffre ! il supplie.
Elle lui crache à la gueule.
— T'es qu'une lopette, mon gars ! lance-t-elle avec conviction.
Alors là, elle a manqué de psychologie, la vieille daurade faisandée. Il s'énerve pour de bon, mon barbiquet.
— Hé ! dis, la vieille, je crie pouce ! hurle soudain Amédée. T'imagines pas que je vais crever pour tes yeux de vieille chouette déplumée, non ? Te rabattre des frangines, ça va. Qu'elles chopent des coups de bite dans ta taule ou dans les bois de Saint-Cucufa, la différence est pas grande et j'encours pas les assiettes pour autant. Je suis jeune, moi. J'ai un avenir. Ton coffre, ma salope, tu vas le déverrouiller illico sinon je te massacre ! Et pas sur ordre : pour le plaisir ! T'entends, morue ? Pour le plaisir !
Il la pousse vers le coffiot.
— Allez, au tas : craque-moi ça d'urgence !
— Non, mais ça va pas, espèce de petit trou-du-cul sans poil ! Tu te figures que j'ai peur de toi ? T'es juste bon à appuyer sur le bouton de ton Nikon, paumé !
Il change de registre, le gamin. Il écume. La rage et la trouille confondue le survoltent, le propulsent dans les pires extrémités. Il cueille un vase d'opaline sur la commode. Un très ancien, de couleur bleue, avec un col de cygne. Il brise la partie renflée sur la bordure de marbre.
— Délourde ou je te l'enfonce dans le bide !
Et puis il attend pas qu'elle réagisse et lui flanque un coup sévère dans la brioche. Elle porte un pantalon en élastis résistant, mais un tesson laboure l'estomac à mémère au-dessus de la ceinture et son chemisier blanc devient rouge, tout à coup. Elle y porte la main. Ses doigts poisseux l'effraient.
Elle bredouille :
— Non, mais t'es jobastre, l'artiste !
Un phénomène que j'ai déjà eu l'occasion de remarquer à maintes reprises : un pleutre, lorsqu'il lui arrive de faire couler le sang, il est en crise aussitôt. Ça le dope ; il se croit téméraire et se soûle de son faux courage. Médée, il la biche par sa tignasse platinée, la Tatzi, la fait volter et virevolter, lui claque le museau, la fout à terre, la roue de coups de pied méchants. La piétine. L'insulte. Lui dit des choses impossibles. Comme-quoi elle est la plus pourrie des putes de l'Univers. Qu'elle ressemble à une diarrhée verte. Qu'il va lui défoncer le bide pour dégager sa tripaille en grande décomposition. Qu'il passera sa sale gueule à la moulinette. Qu'il la découpera en morceaux et l'évacuera par les chiottes, tout entièrement. C'est la grande crise. Il la compisse pour étancher son sang. Il est au fin fond des délirades, le tendeur. Il liquide son contentieux avec les vieilles radasses qu'il a sabrées pour assurer son pain quotidien. Elle paie les frais, Tatzi, toutes les copulations gériatriques qu'il leur a perpétrées à ces dames vieillardes. Il se met à jour. Se venge le zob compromis dans trop de pots pourris. Il en peut plus de ces tarderies non-mouillantes qui sont obligées de se lubrifier avec Astra. Plus de ça, Lisette ! Il liquide et s'en va, Amédée. Il a des instincts égorgeurs tout soudain ; l'est devenu Jack l'Eventreur, le Vampire de Dusseldorf, Petiot, Landru, Vacher le tueur de bergères. La manière qu'il l'assaisonne, la douairière ! Par-devant et par douairière ! Vlan ! zim ! boum ! pif ! paf ! poum ! Au tas !
C'est seulement la fatigue qui l'arrête.
Exténué, modifié, hagard, haletant, il frappe encore la radasse, à petits shoots misérables. Un automate !
Et puis il s'arrête et contemple son œuvre : ce paquet de hardes éclaboussées de sang.
Mes sentiments, je te les passe sous silence. La honte me tarabate. J'ai comme une envie de gerber ma vie. Et puis celle des autres, en prime. De tous les autres, si pauvrement bipèdes, perdus dans la lente agonie de l'existence. Le monde n'est fait que pour les sadiques ; le reste doit se racler le pus avec un tesson de cruche.
Béru, pourtant collectionneur avisé de gnons, chtards, taquets, parpins, mandates en tout genre, croit devoir interviendre :
— Repose-toi un peu, Chourineur, la Mme chef pute est à point pour nous déponner sa cassette.
Mamie Tatzi, je te gage qu'elle en a morflé des dérouillées sévères au cours de sa vie aventureuse, des corrections de haute volée, si je puis dire. Des tabassées monstres qui lui laissaient des lunettes de soleil mémorables et lui boursouflaient les labiales, façon négresse à plateaux ; des roustes à grand spectacle à la suite desquelles elle béquillait pendant des jours, fêlée, luxée de partout ; mise à mal par ses tabasseurs soucieux de lui apprendre « à vivre ». Mais y a longtemps qu'on ne lui a pas infligé une telle trempe. Affalée sur le plancher, elle réussit à filer un reste d'œil valide sur son bourreau. Ses lèvres éclatées remuent à travers une bouillie sanglante :
— Je t'aurais pas cru capable de ça, Médée. Mais t'es donc un vrai jules.
Ce qui te prouve qu'elle a le tempérament profondément radasseur, la vioque. Sa réaction, c'est l'admiration. A bientôt soixante carats, elle déguste en gourmet la volée féroce. Pour un peu, elle prendrait un dernier panard superbe et en redemanderait.
— Ta gueule, fumière ! hurle le névropathe en lui décochant un coup de tatane dans les cerceaux. Grouille-toi d'ouvrir ton coffre ou je te crève !
Il la biche par le col de sa robe et la traîne devant la porte blindée.
La pauvre chérie tente de se soulever, mais n'y parvient pas.
— Je suis rincée, bonhomme ! elle bredouille. Ouvre-le toi-même, mon coffre, je te donne le numéro, regarde ce que t'as fait de mes mains…
Elle tente de présenter ses griffes tordues, n'y parvient pas et les laisse retomber.
— Je vais t'indiquer le système…
Le gonzier se place à genoux devant la porte et attend les instructions.
— T'as deux boutons cannelés, Médée. Celui de gauche comporte des lettres, celui de droite des chiffres. Avec le bouton de gauche, tu composes le mot « flics », au pluriel. Avec celui de droite, tu fais 1515, la seule date de l'Histoire que j'aie jamais pu retenir.
— Doucement ! grogne Amédée.
Il est en sueur, triomphant.
— Flics, t'as dit ?
— Vas-y doucement, que chacune des lettres se place pile devant le petit trait.
— O.K.
— Maintenant, les chiffres ! 1515, la bataille de Marignan.
Elle ricane, se laisse retomber sur le côté et s'allonge le long du mur.
Le photographe au paf d'acier exécute la manœuvre.
— Et maintenant ?
— En haut de la porte, t'as un motif chromé qui représente une étoile.
— Et alors ?
— Appuie ton pouce dessus et tourne sur la droite, tu vas sentir l'étoile pivoter. Quand elle aura fait un quart de tour, elle se dégagera de l'épaisseur de la lourde, formant poignée, t'auras plus qu'à tirer dessus.
J'adresse un claquement de doigts au Gros pour attirer son attention. Il tourne la tête vers moi et m'interroge du regard. D'un signe je lui ordonne de me rejoindre près de la croisée. Il obéit.
— Quoi t'est-ce ? me demande-t-il.
Je n'ai pas le temps de lui répondre car une détonation brutale se produit. Un braaoum sec et violent.
C'est l'ouverture du coffre qui a déclenché la chose. Amédée tombe lentement à la renverse, criblé de grenaille. Sa tête et son buste ne forment plus qu'une plaie. Il a les yeux crevés, les joues hachées, le cou en charpie. Le cher garçon n'a pas eu le temps de dire ouf !
Le long de son mur, la mère Tatzi exulte. Elle en oublie son académie sinistrée.
— Ah ! je mouille ! Je mouille ! glapit cette hyène platinée. Bien fait pour sa gueule ! Qu'est-ce qu'il croyait, ce lavedu de mes fesses ! Hystéro qui se prenait pour un dur ! Vous avez vu, les hommes, comme je lui ai fait sa fiesta. Elle connaît la musique, la mère Tatzi ! Moi, mes éconocroques, je les confie pas aux banques, je les garde à dispose ; seulement je prends mes précautions. J'avais prévu qu'on puisse me torturer pour m'obliger à délourder. Alors j'ai fait placer un dispositif qui ne fonctionne que si tu fais le « s » de flics. Sans le « s », ça s'ouvre normal ; avec le « s », t'as droit à une grenade. Une chouette fabrication polonaise ? Les Polaks, y ne font pas que des papes et des Chopin ! Vous avez apprécié cette mazurka, messieurs ?
Elle jubile tant tellement d'avoir bousillé son tourmenteur qu'elle en oublie le fâcheux de sa situasse. Une vraie bête fauve pensante !
Le Dodu me biche à l'épaule.
— T'avais prévu ce circus, grand ? me demande-t-il.
— J'ai eu l'intuition de quelque chose quand la mère Tatzi s'est plaquée le long du mur. Comme tu te tenais en arrière-plan, mais face au coffre, j ai eu le réflexe de te placer hors champ.
— Eh bien, mon cher baron, je te vous en sus très r'connaissant, déclame l'Heureux. Biscotte si tu veux bien j'ter un z'œil sur l'mur, là où j'me tenais, tu voiras qu'il allait déguster un bath surplus, ton pote !
Dominant ma répugnance, je vais bicher feu Amédée par les chevilles et le traîne sur deux mètres pour libérer l'accès du coffre. Une fumée brune s'en dégage, âcre, étouffante. J'essaie de ventiler en agitant un coussin devant, seulement ça stagne et il faut attendre un bon bout de moment pour pouvoir travailler sérieusement.
Quel pactole !
A première vue, tu croirais un mur de briques. C'est compact mais avec des espèces de rainures géométriques. Ça garnit le fond du coffre comme le ferait un revêtement d'amiante. J'enfonce la main dans ce garnissage et tire ; ramenant ainsi une liasse de billets verts. Des dollars. Chaque bifton est de cent piastres ! Et il y en a cent par liasse, ce qui donne, si mes calculs mentaux sont aussi parfaits que mes calculs rénaux dix mille dollars par liasse. Et les liasses, pour les compter, asseyons-nous, prenons notre machine à calculer avec mémoire et débranchons le téléphone, pas qu'un coup de turlu tempestif vienne nous faire chier la bite au milieu des zéros à roulettes !
Une appréciation globale m'amène à estimer que le total de la cagnotte se situe entre trois et quatre millions de dollars, en admettant que toutes ces liasses fussent composées de biftons de cent points.
— Eh ben, dites donc, maman, vous aimez le vert, on dirait ! m'exclamé-je.
— C'est des vrais ? demande Béru.
La question fait bondir la Tatzi.
— Non, mais qu'est-ce tu t'imagines, gros sac, que je vais accumuler les faux talbins !
Elle ajoute, nostalgique :
— Toute une vie de labeur, les mecs ! J'ai toujours fait confiance aux Ricains. Dès mes premières passes, je me garantissais en verdâtres. C'est devenu une marotte. Vous tenez là ma raison d'être.
— Et vous comptiez les dépenser quand, la mère ? questionné-je.
Elle brame :
— Vous parlez d'un emmanché, ce type ! Les dépenser ! T'as donc rien pigé à rien, beau marle ? Quand on accumule, c'est pas pour dépenser, c'est pour avoir !
— Bon, vous avez une montagne d'osier, et après ?
— Après, rien.
— Qui va le palper, cet auber ?
— Je m'en torche, hé, Glandu. C'est pas plus pour après que pour dépenser ; c'est pour maintenant et pour le posséder.
Elle médite un instant, cherche une position plus tolérable, car sa tabassée l'a brisée, et la trouve, dos au mur, les jambes repliées sous elle.
Le ton pâle, elle murmure :
— Vous allez me le piquer ?
— Non, ma douce, c'est pas le genre de la baraque ; on est des bonshommes à solde, nous autres : la pagouze en fin de mois, les primes, les notes de frais… L'intégrité, c'est notre coquetterie. On pourrait se goinfrer, se remplir les vagues à bloc, en foutre plein nos matelas, mais notre pied est ailleurs.
Mon baratin ne la rassure pas, loin de là.
— Alors, ça va être pour les œuvres de la police ?
— J'en ai rien à branler. Voyez-vous, ce blé amerlock, je vais m'en servir pour traiter un marché.
— Qu'est-ce que tu débloques, gamin ?
— Je vais vous acheter vos secrets avec ces dollars, mamie Tatzi. Vous raffolez des dollars, moi des confidences, on peut donc s'entendre.
Je la sonde de toute ma perspicacité, aussi vaste que la connerie universelle, tu le sais. La cupidité et l'espoir flambent dans ses yeux futés de vieille morue partante pour toutes les régalades.
— Vous allez piger, ma brave dame. On va mettre en place le dispositif de notre marché. A quoi bon se presser ?
J'ai retapissé une cheminée de marbre gris dans la pièce, dont le foyer est masqué par un panneau de laque plus ou moins chinois représentant des dragons cracheurs de flammes. Je l'en libère et actionne la tirette commandant le rabat de tôle intérieur destiné à couper le tirage. Je le relève, passe ma main dans l'âtre et sens un souffle frais.
Sur le lit, il y a un journal que je froisse et auquel je mets le feu. Il s'embrase rapidement, sans causer de fumée. Je me saisis d'une liasse de dollars, ôte la bande de papier qui la corsette et fais pleuvoir les billets verts sur le journal en feu. Tout crame.
— Non, mais t'es branque ! crie la vieille. Brûler de l'artiche, comme ça, pour rien, faut avoir le bulbe fêlé, merde ! Empêche-le, toi, le gros lard ! C't'un illuminé, ton commissaire ! T'as les pieds qui adhèrent, toi au moins !
Béru s'empare d'une deuxième liasse à laquelle il fait subir le sort de la première. Du coup, la Tatzi pousse des glapissements atroces qu'elle a su contenir quand Sordini la dérouillait, mais maintenant, c'est trop pour cette grippe-sous. Elle rameute au charron, la charogne ! Clame qu'au secours, on la tue ! La grande scène de l'Avare ! De Funès femelle !
— Arrêtez votre beuglante, sinon je continue l'autodafé ! tonne-je.
Ça la calme.
— On y passera la journée, et puis la nuit, et encore demain s'il le faut, la mère, mais vous allez cracher tout ce que vous savez ! Tout ! Tout ! TOUT ! A chaque hésitation, c'est une liasse qui flambe. Un mensonge et on en fait cramer dix. D'accord ? Quand vous vous serez totalement mise à table, alors on vous abandonnera avec votre fraîche et votre macchabe et vous vous réorganiserez comme bon vous semblera. Si vous essayez de donner l'alarme aux gars que vous aurez mouillés, ça vous retombera sur le nez et vous aurez droit à leurs représailles ainsi qu'aux miennes. Ça m'ennuierait de perturber votre troisième âge à ce point. Vu ? On commence !
— Minute, intervient le Mastar. Je descends chercher la moindre des choses en cuisine, y commence à faire faim dans ce bordel sans culs !