Bien que tu sois un grammairien modeste, tu n'es pas sans savoir que le verbe « bidouiller » appartient au premier groupe, tout comme les verbes aimer et sodomiser, ce qui rend sa conjugaison aisée.
J'en suis à son passé composé au moment où je te reprends mon prodigieux récit.
— J'ai bidouillé, me dis-je à brûle-pourpoint dans mon rétroviseur. Tu as bidouillé, ajouté-je à l'intention de Béru, lequel dort à mon côté en un tas malodorant. Il a bidouillé, conviens-je, à son propos, renforçant par là sa responsabilité. Nous avons bidouillé, rectifié-je quelque peu en un pluriel englobeur. Comme il ne m'est pas possible de nous contempler l'un et l'autre, je cesse de décliner les deux dernières strophes, ce qui est dommage, surtout pour le « vous avez bidouillé », car j'adore les vers de six pieds de long.
Reste à te préciser le sens de « bidouiller ». Il signifie approximativement « merdoyer ».
Opérant, selon ma célèbre habitude, un bref récapitulatif des chapitres précédents, la cruauté de mon résumé m'apparaît dans toute son horreur. Qu'avons-nous fait, nous que voilà, bandant sans fesses ? On s'est joué une sorte de Boléro de Ravel. Interrogeant des gens sauvagement tout en leur promettant l'impunité, ce qui n'est pas très compatible avec notre glorieuse profession de poulardins. On a juré aux uns et aux autres que s'ils s'affalaient, ils auraient droit à ma considération, à la retraite anticipée, à l'indulgence plénière de la Justice et autres fariboles. En réalité, il y a eu un mort et pas mal d'éclopés et je suis sans bagnole provisoirement, obligé de rouler dans une Estafette à la con de la Rousse. Est-ce ta fête ? Sûrement pas pour moi qui raffole des tires puissantes aux reprises qui vous collent contre le dossier de votre siège.
On vient de s'accomplir un morne boulot de basse police. Cognant, houspillant, menaçant, brisant gens et choses.
En une sarabande de cons, je revois mes tristes personnages : Amadeus, Raphaël Sein, Emilio Bandalez, la môme Marthe, Amédée Sordini, Amélia Scott, et surtout la mère Tatzi et ses chers dollars, si tuméfiée qu'elle faisait peine à regarder, cette maquerelle de haut lignage, aristocrate de la prostitution. Empaffée à la retraite qui, vaincue par l'âge et ne pouvant continuer de faire « boutique son cul », exploite le cul des autres…
Une seule image gracieuse dans cette cohorte de cloportes : Diana Van Trilöck, si belle, si rayonnante, aux lignes pures, à la peau veloutée, à la chatte gourmande ; Diana que je devine époustouflante en amour, partenaire surchoix pour contes de fées érotiques. Diana à laquelle je songe, au creux de ma fatigue et que j'aimerais emmener dans une chambre douce aux rideaux tirés afin de m'en faire : un oreiller, un édredon, un matelas, une amante (dans le désordre).
Je pile à un feu rouge, provisoirement vert, pour éviter d'emplâtrer une vieille baderne furibarde qui me traite de voyou et me brandit sa canne devant le pare-brise. Je lui envoie un baiser. La baderne égosille des mots qui ne me parviennent pas. Puis, comme dix-huit voitures se sont déjà agglutinées derrière la mienne, klaxonnant à outrance, le kroum à canne se décide à rallier le trottoir, évité in extremis par un motard qui le traite de vieil enculé, et comme je le comprends !
Petits, menus, infimes incidents de la vie quotidienne, mais qu'au fil du temps, vous érodent. On est sans cesse en butte. On reçoit des éclaboussures. On en projette soi-même. Nous ne sommes qu'une effroyable grouillance de dégueulasses en perdition, qui crèvent et se renouvellent si bien que personne ne s'aperçoit de rien ; bravo et merci d'être venu !
Ne te formalise pas de cet accès de pessimisme : chaque fois que je suis mort de fatigue, je prends conscience de l'existence, d'à quel point elle est merdique et, à la limite, un peu superflue. Mais quoi, bon : faut s'en accommoder, non ?
Deux choses simultanément mobilisent soudain mon attention. À ma droite, s'élève un hôtel et, par miracle, il y a une place de stationnement disponible presque devant. Je me range donc. Et j'administre une bourrade à Messire. Le dormeur Duval (son apéritif préféré) s'arrache à ses langueurs beaujolaises et regarde l'arrière d'un camion sur lequel est peinte une énorme tête de cochon.
— Qu'qu'c'est-t-il t'y ? groumeule l'Hellequin.
— Non, tu n'es pas devant une glace, mais derrière un camion de chez Olida, ton couturier préféré, Alexandre-Benoît.
Je lui désigne l'hôtel.
— Viens, je t'offre quelques heures d'extase.
Le Digne ouvre sa bouche grand comme la porte d'un hangar à Boeinge 747, ce qui permet une vue dantesque sur sa langue de vache, ses gencives violettes et ses chicots noirs.
— Qu'est-ce y débloque, çu-là ! murmure l'informe, se parlant à soi-même, ce qui est le cas des simples lorsqu'ils sont aux prises avec un dilemme. Espose-moi ton problo, mec, t'as les mœurs qui capotent ou quoi ?
— Simplement, j'ai sommeil, et toi tu dors. Avant de s'occuper des Jaunes, on a besoin de récupérer. Il est huit plombes du mat'. On va en écraser jusqu'à quatorze heures et alors nous serons conditionnés pour affronter nos samouraïs. Je sens que le style va changer. La discute, les baffes dans le museau, ça marche avec les ploucs d'Europe. Chez les kamikazes, faut trouver son second souffle et s'inspirer de méthodes plus sophistiquées que le coup de pompe dans le prose.
On éberlue un peu la taulière en lui demandant deux piaules à cette heure de la matinée. Je lui montre ma brème pour la rassurer, lui explique qu'on a besoin de six plombes de ronflette et qu'elle sera gentille de nous réveiller à l'heure dite. Elle se détend et nous délivre le 502 et 306. C'est Mauricette, une petite brunette délurée, avec un charmant tablier rose sur sa blouse verte qui nous pilote. On convoie tout d'abord Bérurier, puis elle m'escorte au 502.
— Je vais donner un petit coup d'aspirateur dans votre chambre, elle propose. Elle n'a pas été faite.
— D'accord, mon petit loup.
Elle fonce chercher son Tornado rotatif à injection directe. L'engin fait un boucan pire qu'aux Vingt-quatre Heures du Mans.
— Parfait, lui dis-je, laissez-le ronfler et venez me border, j'ai davantage besoin qu'on m'aspire le glandulaire que la poussière.
Elle me répond que je suis un petit coquin.
Je ne la contrarie pas sur ce point et la bascule sur le pucier. Heureusement que l'aspirateur monthléryse à tout va, car ce putain de sommier lance des plaintes forcenées, le gueux !
Moi, tu me connais, j'appartiens à la section d'élite des voluptueux, pourtant j'admets qu'en cas d'urgence, la troussée soudarde a du bon. La mignonne tringlette au travers du plumard, c'est réjouissant, quasi joyeux. Ça fait bien augurer de l'humanité. On comprend, quand on calce ainsi une frangine pas bêcheuse, à la bonne franquette, qu'on est tous frères après tout. Frères et sœurs. Cousins, cousines. Amis, amies. Le pied simple et tranquille, sans flafla ni circonlocutions. Le panard à l'amiable, primesautier. Bonjour, bonsoir ; après les blablutions on n'y pense plus. De temps en temps, ça dégage les voies respiratoires et autres.
Mauricette (c'est bien Mauricette que je l'ai baptisée ?) encaisse sa dose pafière. Le mutin coït inattendu, au débotté si j'ose dire. Ensuite, elle me demande poliment la permission d'user de ma salle de bains pour se faire le Sacre du Printemps rapidos.
Elle est bien élevée, moi je trouve.
Je reviendrai.
Mon sixième sens, à moins qu'il ne s'agisse du sept ou huitième, je me gaffe pas à la numérotation, me soustrait aux vapes avant que le biniou grelingue.
Ma tocante m'annonce treize heures quarante-huit. Encore douze minutes de campo.
Je me passe un coup de pierre à fusil sur la pensarde. Toujours attaquer avec l'esprit bien aiguisé.
Les aveux de la mère Tatzi me reviennent dans l'encéphale. L'historiette, je t'en fais un sandwich pain de mie-beurre : elle a eu comme pensionnaire une mignonne Japonouille extra-délicate dont tous ses clilles raffolaient. C'est cette môme qui, un soir, de sa voix fluette, lui a proposé de servir de boîte aux lettres à des « amis de Tokyo ». Rien à craindre. Elle serait grassement payée. En dollars, a exigé mémère. Banco ! La bonne affure ! Les gens munis du mot de passe (C.J.P.D.)[4] se voyaient proposer la chambre Myosotis. Ils accrochaient leurs fringues dans un placard mural communiquant avec la pièce contiguë. Pendant qu'ils tiraient leur crampette jolie (ou qu'ils faisaient semblant) la mère Tatzi explorait leurs poches et y récupérait une enveloppe qui, chaque fois était marquée d'un rond rouge (détail que Sein Raphaël a omis de me donner). Elle remettait les vêtements en place et conservait l'enveloppe dans son coffiot jusqu'à ce qu'un Jap vienne la chercher au bar ou au restaurant. Comment prévenait elle ?
Tout bêtement, en accrochant le fanion de la « Chaîne des Cent Grandes Gueules » au cuisinier de carton en faction devant son restau. Le soir même, des messieurs couleur safran venaient claper ou boire chez elle. Ils lui demandaient si M. Meyer était passé et elle leur remettait l'enveloppe en échange d'une autre, bourrée de dollars. Après l'arrestation de Raphaël Sein, deux Japs sont venus la trouver, ils lui ont refilé un sacré paxif de talbins en lui recommandant de mettre le compteur à zéro. Elle devait expédier ses demoiselles en vacances et remplacer le placard truqué par un vrai. La vieille, du moment qu'elle affurait un monceau de blé, elle était partante. Elle carbure qu'à l'artiche, la Tatzi. Elle a accepté le marché et s'est drapée dans les prudences extrêmes.
Je lui ai demandé si d'autres gonziers que Raphaël Sein venaient user de sa boîte aux lettres ; elle m'a assuré qu'il y en avait d'autres, mais pas des habitués, eux. Des cas ponctuels. Ils lâchaient le mot de passe, montaient en faire une, disparaissaient après s'être laissé secouer leur enveloppe.
En est-il venu d'autres depuis qu'elle a mis ses filles en disponibilité ? Non, non : personne.
Bon, et alors, les deux malfrats qui ont incendié ma Maserati, ils débarquaient de la planète Mars ?
La baronne du Bidet m'a avoué qu'après le coup de turlu de Marthe, elle a pris peur et a voulu parer à la tempête qu'elle sentait venir sur son échelle de Beaufort. Elle a turluté à un truand de ses relations avec lequel elle était maquée jadis et qui lui a dépêché deux chevaliers de l'Apocalypse pour la protéger. Cela s'appelle, dans le mitan, « assistance à personne en danger »… Les deux terribles ont employé les grands moyens, comme j'ai pu le constater. Après s'être fait tirer l'oreille, mamie m'a refilé le blaze de son vieux protecteur, que je me promets de « visiter », quand cette histoire nipponne sera réglée.
Ma breloque annonce moins trois de quatorze heures. Je bâille. Ce somme m'a colmaté les brèches et redonné ma fraîcheur de jeune fille. Paré pour l'action, l'Antonio. D'éclat, de préférence.
Puisque je n'ai pas grand-chose de caché pour toi, l'artiste, je peux t'avouer que mes dispositions sont les suivantes : j'ai placé une équipe à moi en planque chez la Tatzi. Et puis la vieille poupée a accroché son fanion-signal au cuistot-enseigne. J'ai sur moi un bib-bip d'appel et, s'il y a du nouveau, mes boy-scouts m'alerteront. Mais je n'espère pas beaucoup en la manœuvre. Tu m'ôteras pas de l'idée que les Japs sont bien trop marles pour piquer une tronche dans cette béchamelle. Alors je vais essayer autre chose, mon fils… Sein Raphaël prétend qu'il travaillait pour le K.K. Boû Din. Il s'agit d'une association de terroristes japonais, spécialisée dans le vol de documents. Ces mecs supérieurement organisés piquent dans tous les pays occidentaux ce qui présente un intérêt militaire ou scientifique universel et le revendant aux plus offrants (parfois même à leur propre victime). L'argent résultant de cette gigantesque piraterie est mis à la disposition des groupes d'intervention ayant pour mission d'assassiner et de bombiner a tout va sur notre pauvre planète.
Toc toc !
— Oui ?
— C'est Mauricette, il est l'heure…
Je me délite d'un sursaut de trampoleur pour courir lui ouvrir, car, malgré mes cogitations professionnelles, j'ai le réveil triomphant, et l'idée de lui faire rebelote me séduit. Elle s'y attend car elle est toute pimpante, en civil, dans un costume de velours beige un peu trop masculin pour entretenir ma flamme. Dans les questions de désir physique, faut rien toucher à ce qui a déjà porté ses fruits, sinon une désilluse charnelle s'opère et t'as le goumi qui t'interprète Poupée de cire poupée de son sans préalable.
— J'ai dit à ma patronne que vous préfériez être réveillé comme ça plutôt que par le téléphone, déclare la friponne. Mon service est terminé, mais je…
Elle ferme soigneusement la porte au verrou et me refoule jusqu'au plumard. Moi, tu m'excuseras, fillette ; mais pour lors, je reviens à mes préoccupations.
Le K.K. Boû Din…
Mes potes des S.R. sont mal informés à son sujet, mais ils pensent toutefois, selon certains indics plus ou moins dignes de crédit, que la section française aurait des accointances avec un restaurant japonais de Passy le Yaton Ton Kébon. Ce tuyau sous toutes réserves. Ils tiennent le propriétaire de l'établissement à l'œil, mais jusqu'ici l'observation n'a rien donné. On m'a refilé les coordonnées du bonhomme, un certain Yamaha Késouton Ku, demeurant 18 rue Gaston-Debois, à Denfert.
— Ou a é air en sé a o ose ! remarque Mauricette, la bouche pleine.
Je réfléchis pour apporter à sa phrase le complément qui va la rendre compréhensible. M'aidant de l'intonation, je la traduis par « Vous avez l'air de penser à autre chose ». Ce qui est juste, ma foi, et je lui en demande humblement pardon. Mon indifférence n'est guère polie et la jeune ancillaire pourrait espérer d'autres marques de reconnaissance. Ce n'est pourtant pas faute qu'elle s'active, comme disent les grand-mères. C'est une excellente chipolateuse, Mauricette. Technique solide, cœur à l'ouvrage, salivaires en ordre de marche, on ne peut rien lui reprocher. Je lui accorde dès lors l'attention qu'elle mérite, ce qui l'empêche de proférer la moindre syllabe.
Pour me parler, elle doit surseoir un instant à ses délicatesses.
— Je continue ? elle me demande poliment.
Mais son expression me laisse augurer qu'elle préférerait un engagement plus complet de sa personne.
— Mets-toi à ton aise, môme, soupiré-je en lorgnant ma tocante.
Elle ne se le fait pas dire ni une ni deux, la vorace.
Bon, en un tournemain et un tombé, la voilà disponible pour jouer Récrée à deux. Je lui interprète l'enfourchement d'Attila, mais à peine dans la ronde, mon bib-bip se met à lanciner.
M'm'zeile Mauricette sort ses aéromiches en catastrophe.
— Qu'est-ce y s'passe ?
— Je te demande un instant, ma gosse, faut que je turlute illico.
Je bondis sur le bigophone. La moukère, éplorée, se dit que l'intempestif va me déglander Popaul et, par des manœuvres qualifiées souffle sur mon âtre pour y maintenir le feu sacré.
C'est la mère Tatzi qui dégoupille. Je me nomme.
— Bougez pas, ronchonne-t-elle.
La voix de Mathias, mon valeureux Rouquemoute, supplée la sienne.
— On vient d'avoir un appel, me dit-il, comme j'ai branché un enregistreur sur l'appareil, je peux vous le faire écouter.
— Vas-y.
Il tripatouille dans son matériel, puis je perçois la sonnerie d'appel de la mère Tatzi. Au troisième, la vieille décroche.
« — Mère Tatzi, j'écoute…
« — Ici un ami de M. Meyer…
(La voix a l'accent nasal des Asiatiques ; tu croirais toujours qu'ils ont un double bémol dans le tarin, ces braves gens.)
« — Ah ! bon ! rétorque la pompeuse de dollars.
« — Si j'en crois votre pavillon, vous êtes affiliée à la chaîne des Cent Grandes Gueules ?
« — En effet, m'sieur. Et prête à recevoir des membres de la confrérie. Ça me ferait rudement plaisir.
« — Pour quelle raison ? s'inquiète placidement la voix.
« — Parce que j'aurais des tas de choses à leur dire.
(Un court silence, puis, le correspondant extrêmoriental :)
« — Eh bien, j'en ferai part à des amis.
« — C'est ça, j'y compte ! »
Elle raccroche. Bravo pour cette vénérable pétasse. Quand tu lui confies un rôle, elle sait le tenir avec brio.
— Vous avez entendu, patron ?
— Oui, c'est une bonne surprise. Naturellement, la ligne de la vieille est sur écoute ?
— Vous le pensez bien, seulement…
— Seulement le zigoto n'a pas jacté assez longtemps…
— Exact. Je fais néanmoins procéder aux premières recherches.
— Je ne pensais pas qu'ils mordraient à cet hameçon.
— Hum, ça ne s'appelle pas vraiment mordre.
— Tout de même : ils continuent d'observer la Vieille et le fanion les énerve. Cela dit, s'ils se risquent à quelque chose, ce sera par la bande. Demande des renforts, Rouquin. Que toute personne qui se présentera chez la mère Tatzi, vrai ou faux client, soit suivie automatiquement. Prends des mecs futés, des vrais pros de la filoche.
— Comptez sur moi.
— Il y a eu du monde à midi ?
— Pas un chat.
— La môme Marthe ?
— Elle n'est pas venue, par contre le personnel de cuisine et le barman sont là.
Je raccroche. On dirait que le temps s'éclaircit, non ?
— Je peux ? demande immédiatement la coquinette.
Sacrée Mauricette ! Une vraie nature d'élite. Quand un bioutifoul braque passe à sa portée, elle décroche fissa son filet à papillons !
Je lui souris.
— Tu peux, mais on va presser le mouvement, tu m'excuseras.
Bon, la voilà qui se remet à table et me remet sur orbite (S.J.P.D.). Tout va bien. L'instant de sonner la Diane va arriver.
Mais ouichtre ! Quand un sort malin empêche de triquer en rond, vaut mieux surseoir carrément. Cette fois, c'est le Mahousse qui tambourine.
— T'es paré, l'artiss ? Moi j'sus déjà acharné de pets en câpres[5].
— J'arrive !
Je tapote le michier à Mauricette.
— Remballe ton bloc opératoire, ma guenille rose, je te compenserai ça une autre fois, le devoir m'appelle.
Il a la frite un brin sinistrée, le devoir. Sa forme a gonflé ses valoches sous les yeux et rechargé de rouge ses globes oculaires. En six plombes sa barbe naissante est devenue broussailleuse, piquante comme un cactus mal rasé.
— Tu prendrais pas un'p'tite collection avant de t'fout'en route, gars ?
— Y a donc que la jaffe, dans ta vie de goret ! m'emporté-je mécontent de ce coup rentré.
Il soulève sa paupière la moins lourde pour m'examiner, surpris par ma mauvaise humeur.
— M'sieur l'commissaire, me commencerait-il pas un'p'tite ménopause vite faite su'l'pouce ? s'inquiète l'Effarant.
Il ponctue d'une sonorité inidentifiable, dont je n'arrive pas à déterminer si elle lui vient de l'hémisphère nord ou de l'hémisphère sud. Il est dur à caser dans les salons du Jockey Club, Béru.
La rue Gasfon-Debois est une artère comme je les aime : balzacienne, bordée de maisonnettes grises avec, çà et là, un jardinet limité par une grille rouillée. Elle ne mesure pas plus de cent mètres et conserve en ces temps troublés une déconcertante sérénité provinciale. On n'y perçoit pas d'autres bruits que ceux produits par les quelques petits artisans installés là, dans une torpeur végétative dont on sent bien qu'elle va disparaître bientôt et pour toujours.
Un garage cubique, au volet de fer remonté, laisse voir un ferblantier à l'ouvrage, lunettes à souder sur le visage, la casquette plongeante, les mains bellement crasseuses. Plus loin, c'est un bouif qui martèle la semelle dans un antre obscur… Quelques chats papelards traversent la chaussée, s'attardant sous les voitures en stationnement.
J'aperçois une vieille femme derrière une fenêtre, l'air d'être embusquée là depuis le début du siècle. Je lui souris, elle me fait la gueule. Les gens refusent le contact. Ils préfèrent crever seuls. Ou alors, ils ne pensent pas qu'ils vont crever, sûrement ça vient de là, leur hostilité. Moi qui meurs depuis que je suis au monde, je continue mes tentatives du sourire tendu comme une fleur ; combien l'ont accepté à ce jour ? J'ai beau fouiller ma mémoire, je n'y trouve que quelques visages éclairés dont les yeux me disaient « d'accord », me disaient « merci », me disaient « tiens, prends aussi ». Mais tout ça, ce n'est que lamenterie de faux poète. Il devrait écrire des vers, l'Antonio. Faire rimer ciel et miel, toi et moi, Job et zob.
— Tu vas y rend' visite, ton Japonouille ? s'informe le Malsonnant.
— Nous allons.
— T'as rien cont'lui, que des hypothèques faites par les tordus du S.R.
— Il m'est arrivé d'aller voir des gens avec un dossier plus mince encore.
J'abandonne l'Estafette devant une entrée de garage dont la porte vernie comporte un agressif panneau de non-stationnement. Et même y a un écriteau qui glapit que c'est propriété privée ! Qu'ils ont tort d'afficher ça, les ultimes possédants, biscotte, du train que vont les choses, c'est plus leur propriété qui sera privée, mais eux qui seront privés de propriété. Tu penses, un monde qui rétrécit tant tellement avec tous ces cons envahisseurs et leur putain de vitesse, merde ! Qu'on allait en pèlerinage à Chartres, fut un temps ! T'imagines ? Péguy revient : il se flingue lui-même, le pauvret.
Le 18 de la rue Gaston-Bedois, c'est une maison de deux étages, la plus grande de la rue, avec un bout de jardin, un appentis couvert de tôle ondulée, et l'inévitable garage. Un portail rouillé, sommé d'un arc en fer auquel s'enroule le pampre d'une glycine. J'aime bien le mot « pampre ». Faut déjà avoir une certaine culture pour le flanquer dans un book policier, moi je trouve.
Une chaînette pend, terminée par une poignée de fer qui ressemble à celle des signaux d'alarme dans les vieux trains. Un brin d'émotion me caresse l'âme parce que ça me rappelle notre entrée de Saint-Cloud ; pour lors, j'évoque Félicie en train de vaquer, pendant que son fils « divaque » dans une affaire tarabiscotée, qui commence par un Hollandais disparu, se poursuit par une bordelière parisienne cupide ; continue par des jaunes mystérieux et s'achèvera Dieu sait comment, en eau de boudin ou de roche, va-t'en savoir, un romancier, tout ce qui lui passe par le citron…
Onc ne répondant, je tourne la poignée et la bobinette choit. Les gonds grincent pareillement que les nôtres, là-haut. J'entre, Bérurier sur mes talons. On va au perron, une nouvelle sonnette, électrique celle-là… Je la presse. Une longue vrillance chatouille l'assoupissement de la maison. Nobody !
On se regarde, Mister l'incongru et moi.
Il hoche la tête.
— Vas-y, t'en crèves d'envie. J'espère que le taulier se rabattra pas pendant la visite touristique.
A moi, sésame. Je dois m'activer car la serrure est vachement coriace. Pour tout dire, y en a plusieurs, et des vrais qui te posent des colles comme les opuscules contenant les Mots masqués de poche.
Enfin j'ai gain de cause. La porte est blindée. Un froid redoutable règne à l'intérieur. De toute évidence, cette baraque est inoccupée.
A peine le seuil franchi, on sent qu'on se trouve dans un autre univers. A des milliers de kilomètres de Pantruche. Les odeurs avant tout. Des parfums étranges, peu compatibles avec nos narines occidentales. Et puis, dans l'entrée, vide de tout meuble, trône un bouddha sur un socle de bois doré. Un gros lard hilare qui ressemble à Béru. A droite, y a un salon, très chichement meublé d'une table et de quelques chaises de bambou. Au plafond, des lanternes… japonaises. C'est insolite car la vieille tapisserie mémère subsiste. Avec des scènes de chasse à la con : épagneul neurasthénique tenant un faisan mort dans sa gueule, chiens d'arrêt à la patte levée, vol de canards triangulaire dans des auréoles d'humidité. Ça fouette la délabrance…
La cuisine qui fait face n'est pas équipée. N'y subsiste qu'un tabouret laqué blanc, plus ou moins esquinté.
Je grimpe au premier. Puis au second. Toutes les pièces sont à peu près vides, si l'on excepte, çà et là, une natte posée sur le plancher.
C'est rare, à notre époque de surpeuplance, de trouver une grande maison inoccupée en plein Paris.
Je le fais observer à Bérurier.
Il se contente de branler ce que tu sais, et de soupirer :
— Louche, louche…
— Personne ne crèche ici, t'es bien d'accord ?
— Turellement.
Nous nous retrouvons devant le bouddha. Sa présence me trouble dans cette demeure si peu apte à l'héberger. Il fait quoi, céans, ce gros gus ? Il assure la présence de Dieu ? Un dieu jap, mais notre Dieu à tous, faut admettre et accepter, y en a pas trente-six. Ce qui diffère seulement, c'est l'image qu'on s'en fait selon notre parallèle.
— Bredouilles, fais-je.
Je sors dans le jardin abandonné qui ressemble presque à un coin de cimetière. Lui, il est resté français.
Je pense à ce bouddha brun, ventru et rigolard, seulabre dans cette maison déserte. On doit, de temps à autre, faire brûler des bâtonnets devant lui car une odeur subsiste, que je connais bien pour l'avoir reniflée dans des temples d'Extrême-Orient.
— Ohé, l'aminche !
Je me volte. C'est le Pachyderme, debout dans l'encadrement de la lourde. Tudieu ce que son ventre est gros ! Il réussit à le passer entièrement à l'extérieur tout en demeurant, quant à lui, dans la bicoque.
D'un hochement de menton il m'invite à le rallier. Il a son air de gros maquignon venant d'enviander un nabus.
— Quoi ?
— Descends au sous-sol avec ton petit outil, y a un truc machin chose dont j'voudrais y voir plus clair.
Il me drive derrière l'escalier, là que se trouve celui de la cave.
Au bas des marches, se trouve un quadrilatère encombré de rebuts divers. J'y jette un z'œil.
— Mais non, pas ça, crème de gland !
— Alors quoi ?
— T'es aveug', tu vas falloir ach'ter une canne blanche, mon minet !
Il a le geste du semeur pour me désigner un mur de briques dans lequel prend une porte de fer peinte au minium.
— J'veux bien qu't'es plus intello qu'maçon, dans ton espèce d'genre, mec. Pourtant, y a pas b'soin d'sortir d'la fac d'cimenterie pour piger qu'c'mur n'est pas d'originel et qu'il est récent, mords les joints : y n'sont pas tout à fait secs.
Il ajoute :
— La porte est fermée à clé.
Pris en flagrant délit d'incapacité, j'avale mon humiliation et me jette sur la porte comme un marin américain descendu de son porte-avions se jette sur une pute.
Là encore, la serrure proteste ; mais à cœur vaillant, rien d'impossible, et rien n'est plus vaillant que mon sésame dans le domaine de la serrurerie.
Cric, crac, la chasteté s'en va. Le vantail de fer cède sous ma poussée d'Archimède égale au poids du liquide déplacé, livrant accès à un local obscur. Un énorme commutateur est à portée de main. Il déclenche un déferlement de lumière aveuglante, froide et implacable comme des lumières de laboratoire. Nous découvrons une pièce d'environ six mètres sur quatre dans laquelle sont alignés six espèces de bacs blancs munis d'un couvercle bombé. Au pied de chacun, est fixé un étrange appareillage composé de compteurs et de câbles électriques reliés à un bloc mural.
— C't'une laverie automatique ? suggère le Prédominant.
Au lieu de répondre, je m'approche du premier bac dont je soulève le couvercle. Vide. L'intérieur est revêtu de polyester blanc. Un second couvercle, transparent celui-là, permet d'apprécier la finition de l'intérieur.
— Putain d'merde, à quoi slave peut-il servir ? s'enrogne mon ami.
Il soulève le second couvercle et le laisse retomber aussitôt.
— Ben merde, ça surprend ! bafouille-t-il.
Je vais renouveler son geste et alors… T'es assis, j'espère ? Non ! Ben assieds-toi ! Ah ! t'es couché ? Alors, reste-le ! Il a raison, Prosper : ça surprend.
Dans le deuxième bac se trouve une vieille dame japonaise, vêtue d'un kimono de soie violet et qui paraît extrêmement morte.
— Elle est en vrai ? balbutie l'Hydropique (du Capricornés)[6].
— J'en ai bien l'impression. On l'a mise en hibernation, Gros.
— Comme les marmottes ?
— Plus ou moins, oui.
— Pour pas qu'elle daube ?
— Si l'on veut.
J'examine les cadrans ; je n'y connais pas chouïette mais il me semble bien que l'un d'eux indique une température de moins trois cents degrés.
— Elle est vraiment clamsée ?
— Si elle ne l'était pas, elle s'enrhumerait sûrement.
Je vais alors vérifier le contenu du troisième bac. Oh ! pardon, ne vous dérangez pas pour moi, je ne fais que passer, tandis que vous, vous ne faites que trépasser[7] !
Dans le troisième container, repose une jeune femme qui, elle aussi, porte un kimono violet. Jolie, à sa manière. La figure large comme une roue de rechange, tu connais les Japs ; le soleil levant c'est avant tout leurs frimes en plat d'offrandes. Le rond rouge, sur leur drapeau, c'est ni plus ni moins que la silhouette de leur tronche.
Elle est blême, mais artistiquement maquillée. De la porcelaine ! Ses cheveux noirs, coiffés façon pièce montée avec des peignes comme des ridelles de charrettes siciliennes, accusent le fond de teint absolument blanc. On s'est vraiment mis en frais pour la jeune morte.
Cette femme du bout du monde, couchée dans ce cercueil réfrigéré, a je ne sais quoi de fascinant.
Je tire de ma fouille le petit Minox gros comme une boîte d'allumettes qui ne me quitte jamais et profite de la lumière surabondante pour kodaker les deux mortes.
Ensuite, on remet tout en place et on s'en va.
C'est pendant que j'interroge la vieille dame embusquée derrière sa fenêtre, celle qui ne fait pas de différence entre un sourire et un colombin écrasé, que mon bip-bip se met à turluter.
Mathias a du nouveau. Comme on dit quand on ne trouve rien de mieux : les événements se précipitent !
Bon prétexte en tout cas pour aller s'en jeter un au troquet du coin puisqu'il est équipé du téléphone.
On n'arrête pas le progrès, comme me le disait M. Liniel, l'autre jour, ou p't'être que c'était mon frangin Frangin, je me rappelle plus bien, mon cervelet a des spasmes.
— Qué zaco ? me demande en italien Béru à la vue d'un petit caillou perdu dans la monnaie que je viens d'étaler sur le comptoir.
— Un souvenir, lui réponds-je.
Comme il paraît dérouté, je m'explique :
— Les souvenirs en or, on te les vole, je préfère les souvenirs sans valeur marchande. Ce caillou, c'est une femme qui l'a ramassé au moment où je lui disais « Je t'aime » et qui me l'a tendu. Il signifiait « Je t'aime aussi ». Il est toujours chargé de ce message…
Le Surgonflé exhale un soupir en forme de renvoi express.
— T'es sentimenteux, tézigue. Un caillou en guise d'souv'nir… Si qu'elle t'aurait donné sa culotte, j'eusse mieux pigé…
J'achève d'introduire ma morniflette dans le gobe-artiche de l'appareil téléphonique mural.
Mathias décroche. Il sait déjà que c'est moi et paraît surexcité comme un pou dans la toison intime de Mme Thatcher.
— Ça flambe, du côté des Japs, commissaire. Ils ont rappelé voici dix minutes ; bougez pas, je vous passe l'enregistrement.
Est-ce qu'on tiendrait le bon bout, Agénor ? Soudain joyce tout plein, je me mets à siffloter en attendant que l'Incendié ait fini de brancher ses bitougnets.
— Vous y êtes, patron ?
— Je.
Une voix asiate :
« — Madame Tatzi ?
« — Elle-même, répond la dure à cuire du pain de fesses.
« — Ici un des amis de M. Meyer.
« — Ah bon !
« — Nous aimerions parler avec vous.
« — Et moi donc !
« — Pour cela il nous faut prendre certaines précautions.
« — On n'en prend jamais assez, glabahute la daronne.
« — Vous pouvez venir à l'église Saint-Eloi-le-Juste, dans le dix-huitième ?
« — Ben, s'il le faut…
« — Vous avez une voiture ?
« — Bien sûr.
« — Alors, arrivez. Vous entrerez dans le confessionnal qui se trouve à côté du baptistère, ensuite vous attendrez.
« — J'attendrai quoi ?
« — Que nous nous manifestions. Bien entendu, vous devez venir seule.
« — D'accord. »
On raccroche de part et d'autre.
Le gars Mathias revient en ligne, comme un vaillant poilu de Quatorze :
— Qu'en dites-vous ?
— Ben, qu'elle doit aller au rendez-vous.
— Elle est déjà prête.
— Bien entendu, l'église en question doit être discrètement surveillée. Mais attention : du doigté ! Dis-toi que les mecs sont en place et qu'ils veillent au grain. Selon moi, cette histoire de confessionnal n'est qu'un relais. Des instructions doivent y attendre Mémère pour un autre rendez-vous.
— C'est également mon avis. J'envoie quelqu'un vérifier avant la venue de Mme Tatzi ?
— Surtout pas, connard ! L'équipe du K.K. Boû Din a tout préparé. Si nous nous manifestons, ils sauront que nous sommes à pied d'œuvre. Pour l'instant, ils s'en doutent seulement. Qui surveille l'église ?
— Pinaud ! Il va jouer le sacristain et allumer des cierges.
— Magnifique ; enfin tel qu'en lui-même. Et puis ?
— J'ai demandé que Thérésa, notre consœur de la Brigade de Répression aille s'exercer à l'harmonium. Elle va prendre quelques enfants avec elle pour faire vrai. Vous ne la connaissez pas ? Une vraie cheftaine dans son genre.
— Le curé est prévenu ?
— L'archevêché s'occupe de le mettre au parfum gentiment : il restera dans son presbytère.
— Eh bien, voilà du beau travail, rapide, net et précis. T'es un vrai chef à toi tout seul, Rouillé, comme tous les gus de ton espèce qui font la vaisselle à la maison. Félicitations.
— Merci, répond-il sèchement. Cela dit, quelle attitude doit avoir Mme Tatzi lorsque le contact sera noué avec les Jaunes ?
— Naturelle : elle dit tout. C'est mon nouveau cheval de bataille, la vérité. On annonce la couleur, carrément, et on voit venir. Ainsi, elle ne risquera pas de se gourer.
— Bon.
Je le sens amer, le Mathias. Dans le fond je viens de me montrer vachard avec lui. De quel droit me permets-je de mortifier un collaborateur aussi zélé et gentil ?
— Mathias !
— Monsieur le commissaire ?
— Franchement, je te trouve superbe dans tes initiatives et je te dis bravo.
Rasséréné, il gazouille un « merci » mélodieux comme du Verlaine.
Le bistrotier nous guigne d'un œil sombre derrière sa cirrhose du foie en pleine évolution. Il est gris, ridé, avec un regard jaune et de grosses pustules blanches plein la poire. Il pue le négligé.
— Vous êtes des flics, naturellement ? il bougonne en torchant le cul d'un verre mal lavé.
— Et alors, ça t'dérange ? l'apostrophe Béru. Encore un qui s'déclare anti-poulet et qui appelle Police-Secours dès qu'un crevard vient faire du suif dans sa taule !
Sa Majesté se prend la colère à deux mains et s'emporte.
— Ça commence à bien faire, tas de chieurs ! il tonne, Tonton. Ça hurle à l'insécurité et ça crache sur la Rousse pour faire le mariolle ! Boug' de vieux cancrelat ! Vise-moi ce pot à merde, derrière son rade, Sana ! Y n'tient d'bout que grâce à son zinc, ce t'espèce d'espèce ! Eh bien, mouais, m'sieur, j'sus t'un flic ! Et t'pisse au train ! Et si t'serais pas content, j'peux casser ta cabane aussi pro'p'ment que n'importe quel malfrat, t'entends, boug'd'vieux lavement d'occasion ?
Il est arc-bouté au comptoir, mon pote, le secoue à l'en arracher. Le taulier se met à geindre, à supplier, à pleurnicher qu'on l'a pas compris, que les perdreaux, c'est son bonheur, les dernières vraies joies de sa vie de veuf. Il les raffole bien de partout, messieurs les flics ! Ils sont la gloire de la République, plus forts encore que l'école laïque. Il déplore qu'on ne les paie pas mieux, ces pauvres. Tenez, il offre sa tournée, manière de prouver ses bons sentiments. Est-ce qu'on voudrait pas goûter à ses rillettes de la Sarthe ? Il est de là-bas, c'est son neveu qui les fabrique. Un surdoué. Merluchard, il se nomme. Il a eu le deuxième grand prix de rillettes au concours départemental.
Mais on le largue en pleines jérémiades après que j'eus jeté un talbin sur le rade ; on se retire drapés dans nos mépris et nos chagrins. Incompris, ô combien. Eternels parias de la société que nous défendons ! Chargés de toutes les bavures, de tous les opprobres ; persécutés à tout jamais ; vomis, sanieux, troués. Juste bons à laisser nos misérables peaux sur les pavés des faits divers quand l'occasion se présente.
Il marche à vastes enjambées, Mgr Cassetout. Renaudant ses noires rancœurs.
Je le calme d'une bourrade.
— Laisse quimper, Gros ! C'est pas d'aujourd'hui que l'humanité pue des pieds. En tout cas, ça baigne pour nous. Comme quoi, faut jamais hésiter à avoir de l'espoir.
Et de lui résumer ce que tu viens d'apprendre en même temps que moi, ô mon lecteur privilégié.
— Si j'comprends bien, on va à la messe ? demande-t-il pour conclure.
— Pas tout à fait. On se contente de croiser dans les parages de l'église, mais tu pourras prier à distance si tu veux.
Il me faut, à cet instant, user d'un procédé littéraire dont je n'use pratiquement jamais et qui consiste à narrer dans la chaleur du présent une chose qui va se produire un peu plus tard et à laquelle je n'assisterai pas. Certes, je pourrais laisser filocher l'action, te la décrire, reçue par moi, c'est-à-dire la livrer telle que je la reçois moi-même, mais mon tempérament de romancier m'emporte et, pour ton bien, je le laisse faire. Entre la conscience du citoyen et la conscience professionnelle, existe un no man's land que je saute à pieds joints.
Ne me remercie pas : c'est la moindre des choses.
Mère Tatzi se pointe devant l'église Saint-Eloi-le-Juste. Je te signale au passage qu'Eloi fut le trésorier de Dagobert Ier avant de devenir le patron des orfèvres et des forgerons, et qu'il vécut dans les années 600, ce qui ne nous rajeunit pas. Comment ? T'en as rien à branler ? Et ta culture, dis, minable ? Quoi ? Tu préfères rester en friche plutôt que de te faire chier la bite à mémoriser des conneries pareilles ? Libre à toi, mon pote ; mais retiens bien ce que je vais te dire : mourir analphabète, c'est mourir deux fois. Cela dit, tu peux aller te faire voir, mettre et aimer chez les Grecs, Zoulous et coiffeurs pour dames.
Or, donc, reprends-je, mère Tatzi (surnommée la mère maquerelle supérieure) débouche, non les éviers mais sur la place de l'église. Ne trouvant pas de place pour garer sa voiture, elle stoppe au pied des marches du parvis et recule un peu de manière à ce que la Renault 5 se trouve exactement devant le panneau d'interdiction de stationner. Après quoi, en femme prudente, elle la verrouille et gagne le porche.
Saint-Eloi-le-Juste a été bâtie au seizième siècle avant Jésus-Christ, de ce fait elle est très obscure, comme toutes les constructions de cette époque ; je vois chez moi par exemple…
En pénétrant dans l'église, mamie Tatzie se signe après s'être humidifié l'extrémité des salsifis dans le bénitier de marbre. Puis elle a un petit coup de génuflexion en traversant l'allée centrale pour gagner le confessionnal indiqué par son correspondant. Drôle de lieu qu'une église pour fixer un rembour quand on est japonais, donc bouddhiste ou shintô.
Mémère retapisse la guitoune à péchés et écarte le bout de rideau chargé d'isoler le pénitent. Elle se dit qu'au cours de sa vie galante de gagneuse, elle a sûrement entendu dégoiser davantage de saloperies que la grille de ce confessionnal. Tous ces mirontons tenaillés par leurs glandes et qui rabattaient dans son secteur pour lui confier leurs fantasmes, elle te les mettrait bout à bout, la vioque, tu parles d'une chaîne d'arpenteur, mon neveu !
Bon, alors elle s'agenouille et elle attend. Dans son idée simplette, son terlocuteur a dû prendre place dans le compartiment du prêtre. Mais elle a beau se détroncher pour tenter de voir à travers la grille, le logement contigu lui semble désert.
Et voilà qu'un léger signal d'appel qui n'est pas sans évoquer une sonnerie de téléphone quand on a foutu de la ouate à l'intérieur de la sonnette retentit.
Ça vient d'au-dessus de sa tronche. Elle lève les yeux. Oui, oui, ça y est : elle avise un objet sombre accroché au ras du plaftard. Se dresse, l'attrape. Il s'agit d'un talkie-walkie. Sur l'engin un carton est scotché. Dessus, y a écrit : « Pour parler, appuyez sur la touche noire et relâchez pour écouter. »
La révérende mère Tatzi a déjà vu des films de guerre à la téloche. Et puis des flics dans les rues quand ça bouchonne trop et qu'ils s'annoncent la couleur à distance. Elle porte l'appareil à hauteur de sa bouche et presse le bouton noir.
— Voilà, j'écoute, chuchote-t-elle.
Elle relâche. Une voix prend le relais. Asiatique comme les précédentes. Mais une voix de femme, douce, sucrée, proférée par une bouche que la vieille pétasse imagine peinte en vermillon extra.
— Merci de vous être dérangée. Voulez-vous m'expliquer ce qui ne va pas ?
Mémère renquille la touche noire. Elle est sans complexe. Jacter, pour elle, fait partie de sa nature profonde. Non seulement elle a beaucoup écouté pendant son apostolat dans le frifri, mais elle a également beaucoup jacté.
Alors elle y va de sa complainte. Deux messieurs, hier, un beau et un gros… Dans la nuit, Marthe, sa serveuse qui… Et puis au petit morninge, Amédée, son rabatteur number one… Et alors, bon, on fait sauter ma tire dans l'espoir de nous neutraliser, mais ils ont une veine de cornards, ces perdreaux de merde… On opère une descente… Son coffiot… Le gars Amédée devient tortionnaire par trouille. Ça lui porte la cerise car il morfle une bombine en pleine poire… Nous, on la dépouille de son article pour la faire jacter. Stoïque, elle ne parle pas. On lui a engourdi toutes ses piastres, à mamie Tatzi. Les éconocroques d'une vie. Elle a compté, ça représente plus de quarante mille pipes et pas loin de cent mille coups de verges. Et certaines, d'icelles, espérez du peu mes bonnes gens, ont pas été toujours fastoches à encaisser. Elle te vous dit pas ça ! Elle en a pris des mastardes, comme évidemment des Japonais montés façon colibris peuvent pas se faire une idée. Des longues, pis que l'avant-bras. Des arquées, en forme de boomerangs ; et, sans compter les très navrantes, en chewing-gum tressé aurait-on dit, qu'il fallait se mettre sur orbite avec un chausse-pied en faisant semblant de trouver ça délectable.
On l'a dépouillée de tout, Mamie ; ç'a été la grande pillerie voyouse. Elle pleure. Elle y croit. D'évoquer ce mensonge la met en transe. Il a suffi qu'on lui crame deux liasses d'U.S. dollars pour lui donner la notion précise de la catastrophe intégrale. Elle imagine le dépouillement total, façon trappiste, juste un coin de terre à remuer pour préparer sa tombe. Elle dit que ça lui revient vachement grisol de servir de box-office, médème. Le péril jaune, elle y voit clair maintenant, elle sait à quoi il correspond. D'une chialerie l'autre, elle se met à espérer des rallonges bien superbes. Des fois qu'ils vont lui abouler un bouquet de compensation, va-t'en voir. Elle a accroché le pavillon pour les prévenir, ces gentils Jaunets. Il faut qu'ils sachent tout de son courage à Tatzi. Le comment elle se sera laissé dépouiller sans s'affaler. Une vaillante à qui on ne peut pas tirer les vers du nez. Oh ! que non ! impossible. Elle a été dressée par messieurs les hommes, elle ; à l'époque où il en restait encore, avec des burnes et des poings gros commak ! Des super-macs dont les casiers judiciaires étaient longs comme une nappe de banquet ! Elle en oublie où elle se trouve, la Mamie. D'ordinaire, on chuchote dans la guitoune aux fantasmes. Elle, fume ! La gueulanche. Elle renifle du Lincoln, du Washington, du Franklin, toute la grande famille dollars ! Allez, les verts !
Elle va tâcher moyen d'en affurer au passage. Faut toujours bondir sur les aubaines, saisir l'opportunité. Elle voit la grande brèche par où passer la pogne pour s'en gaufrer un max. Chiquer à la collaboratrice dévouée, tout en laissant entendre que si elle était moins hermétique du clapoir, vous m'avez compris vous m'avez, messieurs les samouraïs ? Bon.
La femme qui jacte dans l'autre talkie, elle reçoit le flot en plein dans ses mignons tympans nippons. Elle cherche pas à protester. Elle ponctue même pas d'onomatopées. Faut dire qu'avec ce système de « à toi, à moi », on peut guère tenir une converse à bâtons rompus. Alors elle laisse la mère Tatzi dégorger tout son soûl. Et puis, bon, à court d'arguments, aux limites de l'aphonie, la marchande de culs finit par la boucler.
— Vous avez bien tout compris ? elle questionne encore avec les quelques centimètres cubes d'oxygène qui lui restent dans les soufflets.
— Oui, tout compris, dit la Japonouille. Je vous mets en contact avec quelqu'un qui va solutionner ce problème ; restez à l'écoute.
Tatzi répond « Je reste ».
Ce seront ses derniers mots.
Elle a juste le temps de percevoir une modulation stridente avant que son appareil lui explose dans la main, déchiquetant sa vieille dextre fripée de branleuse ainsi que la moitié droite de son visage.
En une fraction de seconde, la tenancière de la guinguette est devenue une non étante. Dans l'église, espère, ça produit un sacré vraoum, tu penses, avec les voûtes, la nef, tout ça…
Le sacristain délabré qui ranimait des cierges, chandelle parmi des chandelles, s'avance au maigre trot de son arthrite ; et aussi la demoiselle Lombec qui triturait l'harmonium pour lui faire glapir « Seigneur, ô Seigneur, Tu es le calme et le repos ! ». Les chiares qui l'escortaient se sont dispersés fissa du côté du chœur, en pleine panique.
Et pour lors, je cesse d'user de mon procédé narratif annoncé sur le parvis pour bondir, car, depuis la place où je stationnais en double file devant le bistrot-P.M.U. où Béru justifiait notre planque en misant vingt balles sur Jus de Fruit III dans la deuxième. Ce badaboum me file la courante. Il en finit pas de s'échapper de l'église, telle la fumée d'un incendie. Les ondes chahutées par les échos archimédiévaux se bousculent à la sortie. Je vois déboucher une chaisière fringuée en veuve professionnelle ; criant à tue-tronche que Satan déconne à Saint-Eloi-le-Juste.
L'effet est saisissant.
Imagine les jambes de traviole de la mère Tatzi toujours agenouillée dans la guérite tandis qu'un ruisseau de sang tombe du confessionnal et coule sur les dalles à la recherche d'un estuaire. Des doigts sectionnés gisent près des genoux de la dadame.
Pinaud regarde le désastre, son mégot éteint collé au bout de sa langue en décomposition.
Il m'avise, retrouve un peu de son self et, d'un réflexe caméléonesque, ramène son clope entre ses lèvres.
— Tu sais : j'ai rien pu faire, murmure-t-il.
J'écarte le rideau et pige tout. Les Jaunes avaient déposé là un talkie-walkie piégé. Ainsi ils ont pu interviewer la mère Tatzi à distance, sans danger, puis, avec un détonateur à ondes courtes, lui faire sauter la tronche lorsqu'elle a eu vidé son sac.
Ma consœur Thérésa qui m'a rejoint apprécie le coup.
— Travail de classe, déclare-t-elle. Des pros !
Pourquoi, à cet instant, pensé-je au monceau de dollars accumulés par la défunte ? Ses héritiers vont bien se régaler. Elle a marné des meules comme une folle, la vioque, s'est plongée dans des combines parfumées à l'essence de merde ; a morflé des torgnoles de quoi en remplir six wagons ; a balancé sa vertu aux ordures et son honneur dans la cuvette des vécés, tout ça pour remplir un coffre de billets verts. Et puis elle dessoude au tournant du destin, la courageuse. Et tout ce papier-monnaie n'est plus qu'un tas de fibres végétales réduites en pâte et séchées.
— C'était une sacrée vieille salope, épitaphé-je ; prête à te sauver la vie pour cent dollars et à te faire buter pour cinquante ; mais pittoresque dans le genre. Son tort, c'est d'être sortie de sa discipline naturelle qui était la récolte des asperges. Quand tu fais un malheur dans la Dame de chez Maxim's, faut pas se risquer dans la Dame aux Camélias, c'est pas les mêmes larmes qui coulent.
— Bon, occupe-toi des formalités, Pinuche ; quant à vous, Thérésa, on vous aura fait donner votre récital pour rien…
Ma consœur tord son nez.
— Je ne suis pas intimidable, mais je sens que si je m'attarde trop, je vais gerber dans une église pour la première fois de ma vie chrétienne. Je vous offre un verre, commissaire ? J'ai un chouette petit bar dans ma vieille CX.
J'opine :
— Volontiers, vaillante camarade.
Sa tire est garée dans l'impasse voisine au fond de laquelle s'ouvre la grille du presbytère.
— Montons à l'arrière, décide la luronne (que ses collègues ont surnommée Brive parce qu'elle est gaillarde).
Je pige pourquoi elle m'invite dans la partie postérieure de l'habitacle : c'est dans le dossier des banquettes avant qu'elle a aménagé son Cintra mobile, Thérésa. C'est une fille de trente-cinq balais, blonde, avec les crins coupés aux oreilles. Elle fait championne soviétique du javelot, quelque part. Une gonzesse saine et directe, premier prix de tir au pistolet lors des derniers championnats interpolices.
— Que vous sers-je, Serge ? elle rigole. Scotch, porto, vodka, ouzo ? J'ai même des glaçons, ajoute-t-elle fièrement en ouvrant un petit compartiment réfrigéré.
— Allons-y pour un porto. Dites, c'est plutôt pas banal pour une frangine d'avoir équipé sa bagnole d'un troquet ; me dites pas qu'une reine de la gâchette, qui composte les as de cœur à vingt-cinq mètres, biberonne des boissons fermentées !
— Ma bagnole, c'est mon vrai salon, assure-t-elle. Elle me coûte un saladier. J'y passe les plus beaux instants de ma vie. Visez un peu, commissaire !
Elle fait pivoter l'appuie-tête de la place passager, démasquant un petit écran de télé. Dans un accoudoir, il y a les commandes d'une chaîne hi-fi. Elle appuie sur un bouton et nos sièges se placent presque à l'horizontale.
— Formide ! assuré-je. Mademoiselle ne se refuse rien pour son confort !
— Bougez pas : voilà le clou de mon numéro !
Elle presse sur une touche aménagée dans un montant du châssis. Miracle : toutes les vitres se mettent à foncer ! Verre polaroïd !
— En pleine ville on peut ainsi s'isoler totalement, m'explique Thérésa. Excitant, non ?
Elle me balance une main tombée, sans crier gare (et eût-elle crié gare que je n'aurais rien fait pour l'en dissuader, moi, tu me connais ?).
— Pour moi, c'est cela, la volupté, m'explique-t-elle d'une voix fabuleusement rauque. Aller se terrer dans une chambre pour forniquer, beurk ! Mais s'envoyer en l'air alors que plein de gens vaquent à leurs occupations autour de vous, je vous demande pardon, mais je trouve que c'est le pied intégral !
Elle parle en me fourbissant le manomètre de décompression.
— Je peux continuer, monsieur le commissaire ?
— Entrez, vous êtes chez vous ! l'invité-je.
Qu'alors bon, elle ne se le fait pas répéter. Hop ! au boulot ! En selle tout le monde ! Et pas en amazone !
Te dégaine la Durandal, la rend pimpante tout plein, vernissée, vermillonnée, superbe ! Cornet framboise ! Glaoup ! Hmmm ! que c'est délectable ! A la duc d'Aumale, siouplaît ! Voici, merci, non, laissez manigancer madame, elle sait ce qu'elle a à faire. Prenez vos zaises, vicomte ! Le service est compris dans le forfait ! Jolie technique. Elle a en élévation la lenteur d'un ascenseur hydraulique, mais la descente vertigine. Tu sais, les pompelards quand ils sont en état d'alerte et qu'ils déboulent dans le garage de la grosse pompe juste en se laissant glisser le long d'un pilier ?
A travers les vitres opacifiées, je vois passer des gens dans l'impasse. La servante du curé ; une dame de la kermesse ; un petit garçon sur son tricycle… Et pendant ce temps, Thérésa sur sa rampe de lancement. Appliquée, volubile des noix. Tireuse de coups d'élite. Ce calme ! Cette précision ! Cette façon impressionnante de dégainer, puis de rengainer, pour dégainer encore.
— C'est bien ? m'interroge-t-elle par-dessus son épaule.
— C'est suprême !
— J'ai toujours eu envie de vous, commissaire.
— J'espère ne pas vous décevoir ; vous me confinez dans un rôle si passif !
— Un zob pareil n'est en aucun cas passif ! elle me rassure. Je vous reçois cinq sur cinq ! C'est fabuleux. Vous n'êtes pas pressé ?
— Ce serait folie que de chercher à l'être.
— N'est-ce pas !
Elle reste agenouillée sur la banquette de mon part et d'autre, accoudée à celle de devant pour bien opérer son gracieux mouvement de bassin. Et vogue la galère !
— Vous aimeriez un peu de musique pour accompagner ?
— Non, non, votre clapotis me suffit ; j'ai l'impression d'être Lamartine sur son lac, regardant ramer Elvire dans le couchant.
— Poète !
— Dans ces instants-là, comment ne pas l'être ! Active un peu plus, salope ! Là, oui. Parfait. Garde la cadence !
Elle s'anime. Se met à dérailler un peu du langage châtié ; me traite de dégueulasse, de fourre-bite, d'âne en rut, d'empafeur, de chibre en béton, de zob à tête chercheuse ! Elle s'anime, s'emballe des miches. « Ah ! oui ! Ah ! oui ! Ah ! oui ! » qu'elle s'écrie. La CX tangue. Une dame rechargeuse de cierges stoppe devant notre alcôve à roulettes, intriguée par les soubresauts de la bagnole. Moi je veux tout de même apporter ma contribuant à l'action. Y mettre du mien ! Donner du bélier. J'arc-boute, m'accroche aux branches, en l'eau cul rance, au montant du châssis. De ce fait, je presse la touche commandant la polaroïdisation des vitres, lesquelles redeviennent normales, mais on s'en aperçoit pas, au point de non-retour que nous sommes. La ciergère écarquille ses vasistas devant le prodige. Des verres teintés qui déteintent, merde ! Et pour te permettre d'admirer devinez quoi ? Une gaillarde en pleine frénésie en train de chevaucher un bel homme dans le forceps de l'âge comme dit Béru. Elle pige pas tout de suite la nature de ce steeple-chase, alors elle se penche pour mieux voir, écrase sa face de suif contre la vitre que tu croirais voir une tête de mort hallucinée. Je lui envoie un baiser du bout des doigts. Puis, lui désigne le solide cul de Thérésa en brandissant le pouce pour indiquer que la performance de ma collègue lui vaudrait la médaille d'or aux jeux Olympiques de la brosse. Madame la ciergeuse répond à mon signe de liesse par une grimace qui laisse deviner l'imminence d'une occlusion intestinale.
Outrée, elle s'en part raconter au peuple la dégradante nouvelle.
— Allez, allez, on y va ! On y vaaaa ! hurle ma consœur, dont le sensoriel débouche dans la zone magnétique.
Galamment, je la laisse arriver à bon port, puis je la rejoins sans grandiloquence. Elle éclate alors d'un bon rire de luronne comblée.
— Comment trouvez-vous ma bagnole, commissaire ?
— Je ferais volontiers Paris-Dakar à son bord, affirmé-je.
Elle se laisse quimper à mon côté, haletante.
— J'avais besoin de ça pour chasser la vilaine image de mon esprit, avoue-t-elle. Il faut toujours répondre à la mort par la vie. Dites, on se quitte déjà ?
Son sourire est mal assuré et ses yeux énergiques contiennent un certain vague à l'âme.
— Pourquoi nous quitterions-nous en si bon chemin ? Mon enquête est cahotique, tortueuse. J'ai besoin d'aide, chère Thérésa.
La scène suivante, si tu veux bien, a lieu quatre heures plus tard au Yaton Ton Kékon, un luxueux restaurant japonais de Passy. Ambiance gaufrée. Décor laqué en noir avec des dorures dragonales, des lanternes rouge et jaune, des nappes orangées. Une musique nasillarde « de là-bas » nous scie les tympans. C'est lancinant, bredouilleur avec des nostalgies à la Maâme Butterfly, juste pour dire. « Tzoin in in »… Une corde qui vibre longtemps, à l'unisson d'elle-même.
On nous a servi un gros poisson cuit à l'étuvée, dont les ouïes bougent encore.
— Si vous voudriez bien m'escuser, dit Béru, y m'les brise, ce poiscaille, c'te manière de faire bravo av'c ses baffles. J'aime becter frais, mais y a des limites.
Il arrache l'une de ses godasses et s'en sert comme gourdin pour estourbir le malheureux hotu.
— Qui qui chose ni va pas, m'sié ? s'affaire le loufiat.
Le Gros bougonne :
— Vos barbeaux, c'est comme vos bagnoles, on est obligé de les finir à la main ! Trouvez-moi dare-dare une paire d'lunettes d'soleil, y a aussi ses yeux qui m'gênent. Il est là qui s'regarde bouffer av'c ses lotos de myope ; y m'intimide ! Vous pouvez toujours escrimer, rien n'vaut not'entr'côte de bœuf pommes frites. Elle, au moins, elle vient pas nous bigler avec insisterie pendant qu'on la becte !
Le serveur, docile, amène les besicles souhaitées. Sa Majesté en affuble le gros poisson que nous achevons de dépecer le cœur à l'aise.
Repas faisant, je résume à ma vaillante consœur mes avatars en cours. Elle m'écoute avec un intérêt qui va brioche[8]. On sent la professionnelle. Elle émaille mon récit de brèves et pertinentes questions prouvant qu'elle assimile admirablement les données du problème.
— Jusqu'ici, commissaire, vous avez un peu joué le Boléro de Ravel, non ? Vous questionnez Untel, et puis Unetelle, et puis Chose, et puis Machin… Sans vouloir vous vexer, vous menez une enquête de gendarme.
— Les enquêtes de gendarme sont les plus solides, objecté-je.
— Parce qu'elles s'appuient sur la logique et l'opiniâtreté, admet Thérésa ; mais dans le cas présent, vous avez affaire à une association de terroristes japonais. Ces gens sont rusés, insaisissables, implacables. Quand bien même vous parviendriez à mettre la main sur l'un de ses membres, ça ne vous mènerait probablement nulle part. Et au fait, posant la grande question, celle qui conditionne tout le reste : vous cherchez quoi ? Quel est votre but dans ce micmac ? Abattre le K.K. Boû Din ? Vous savez bien que vous n'êtes pas de taille à réaliser un tel exploit.
« C'est comme si on vous demandait de liquider les Brigades Rouges ! Alors ? Vous espérez remettre la main sur votre saloperie d'ogive secrète ? Depuis le temps qu'elle a disparu, elle a été dûment cédée à qui la voulait. Quoi d'autre ? Trouver le cadavre de Van Trilöck ? Je doute que sa sépulture vous empêche de dormir… Si vous voulez ma pensée intime, vous perdez votre temps, mon beau commissaire. Et il n'est rien de plus triste en ce monde que de voir un homme comme vous perdre son temps. La seule chose positive dans cette histoire, à mes yeux, c'est l'instant que nous avons passé dans ma voiture. »
Elle avance sa main hardie sur la mienne, la caresse. Voilà mon bip-bip qui la ramène, comme si c'eût été cette pression tendre qui le déclenchât.
— Merde, encore ! Que peut-il y avoir de nouveau après l'équarrissage de la vieille ? Me dis pas que les Japs remettent ça ! Ils sont encore en train de rigoler de leur bonne blague !
Je vais tuber au sous-sol.
Mathias encore ! Toujours égal à lui-même.
— Du nouveau ? je demande.
— Un message tous azimuts de l'Elysée : Bérurier doit se mettre en rapport immédiatement avec le président de la République.
— Tu es sûr, Rouquin ? On n'est pourtant pas le premier avril.
— C'est tout ce qu'il y a d'officiel, commissaire.
— Bon, je lui transmets.
Mathias se ramone les tuyaux d'un raclement gorginal.
— De votre côté, cela avance ?
— Non, de mon côté, cela recule. Mon drame, fiston, c'est de remuer ciel et terre pour chercher quelque chose et de ne pas savoir ce que je cherche.
Il a un léger ricanement.
— Ce qu'il y a de formidable avec vous, c'est que vous allez le trouver tout de même, monsieur le commissaire.
Belle preuve d'admiration, non ? Ou de flagornerie indicible…
Je rejoins mes compagnons de table et transmets l'ordre élyséen au Gros. Tu crois qu'il marque une quelconque stupeur, cézigue ? Que tchi. Rien ne l'estomaque jamais. Il accepte tout de la vie avec une maîtrise impressionnante : les gens, les faits, les joies, les peines. Un roc ! Un pic ! Un mirandole !
Il se lève en soupirant.
— Ça doit z'êt' l'président, j'ai bien vu que j'l'avais tapé dans l'œil…
Et il disparaît.
Thérésa sourit.
— C'est votre bouffon ?
— Non, ma chérie : c'est mon ami !
Elle picore quelques grains de riz dans son assiette.
— Qu'allez-vous faire, maintenant ?
— Un effet de théâtre, réponds-je.
— C'est-à-dire ?
— Attendez l'addition, vous verrez.
Elle me défrime à la loyale, ses yeux décidés braqués sur les miens comme des phares. On lutte un instant, telles deux bagnoles en train de s'arroser mutuellement sans que l'un d'eux se résolve à se mette en code.
— J'ai de nouveau envie de vous, commissaire, murmure-t-elle.
— La commande est enregistrée, ma chérie.
Béru revient. Il marche drôlement. Avec une lenteur d'homme ivre. Il pose un pied au sol, hésite avant d'en décoller l'autre… Il bombe la poitrine, conserve le menton pointé vers les lanternes accrochées au plafond. Je le trouve impressionnant. Il s'assoit en tâtonnant du postérieur, place ses coudes sur la table, dont un dans son assiette, prend sa lourde tête dans ses non moins lourdes mains.
Il paraît méditer car il tient ses yeux fermés.
Je respecte son mutisme impressionnant. Nous le contemplons, bouche bée, en attente. A la fin, il frissonne, redresse son buste altier, rouvre ses stores.
— On n'peut pas s'imaginer un'chose pareille, déclare cet être d'exception ; sauf quand t'est-ce on s'est ramassé une pinture à pisser cont'les meubles.
— Dis ! ordonné-je sur le mode imploratoire, ce qui peut te paraître paradoxal, mais je t'emmerde.
Il gonfle son poitrail, balance une tornade carbonique sur les plats vides.
— J'ai z'eu l'président soi-même, personnell'ment.
— Eh bien ?
— Paraît qu'il prépare un reniement ministériel.
— Un quoi ? souffle Thérésa.
— Un remaniement ministériel, traduis-je. Bon, et alors, Gros ?
— Alors, y m'demande d'êt'miniss, mon pote. Tout conn'ment. Miniss, moi, Béru. Et y m'l'a d'mandé d'une telle façon que j'ai pas pu y r'fuser. D'ailleurs, c't'un homme qui sait c'que vouloir veut dire.
Je laisse déferler la horde de sentiments contradictoires qui me chargent au triple galop. La vie est un conte de fées ! Un tas de merde, aussi. Un bain de connerie dans lequel tu macères. On y reçoit des fleurs, des coups de pompe dans le cul. On y chante, on y pleure, on y prend son pied…
Thérésa réagit avant moi.
— Ministre de quoi ? demande-t-elle.
Bérurier sort de son extase.
— Hmmm ? Quoi-ce ? Pardon ? Vous m'causez ?
— Je vous demande quel ministère le président vous propose ?
Son Excellence enfle ses joues, pète de la bouche et soupire :
— J'ai pas fait attention, mais quelle importance ?
Nous regardons s'éloigner le nouveau ministre, songeurs.
— Croyez-vous que ce soit possible ? balbutie Thérésa, décontenancée.
— Oui, dis-je, car tout est possible ; car tout est vrai, sauf la vie, cette illusion à grand spectacle.
— Le président se serait entiché de ce gros sac au point d'en faire une Excellence ?
— Pourquoi pas. C'est un homme (je parle du président) qui aime à intriguer, sachant que la surprise constitue la dynamique de l'intérêt. Il stupéfie pour avoir l'air stupéfiant ; contrairement à De Gaulle qui était stupéfiant et qui stupéfiait malgré lui. L'un et l'autre connaissent la souveraine connerie du peuple. L'un et l'autre l'auront exploitée ; le Grand par vocation naturelle, l'autre par manque de conviction profonde. Entre le trop-plein et le trop-vide, la France poursuit sa route.
Là-dessus, je fais signe au serveur de m'apporter la note. Elle était déjà prête. Je dépose dans l'assiette ma carte de l'Américain Express. Il va paperasser, m'amène la fiche à signer, ce dont je. Je lui attrique un talbin pour son service zélé ; mais, au moment où il va s'évacuer, je l'arrête.
— Dites-moi, mon jeune ami, le patron, c'est bien ce monsieur vêtu de sombre, avec des lunettes, là-bas, près de la caisse ?
— Oui, missieur.
— Son nom est bien Yamaha Késouton Ku ?
— Ci ça, missieur.
— Vous voulez bien lui remettre ceci de ma part ?
Je dépose dans l'assiette une pochette kodak contenant deux épreuves des photos que j'ai prises dans la maison inhabitée (sauf par des cadavres) de la rue Gaston-Debois.
Le garçonnet s'incline et se dirige vers le taulier. Moi, pendant ce temps, je cesse de m'occuper de lui. Prenant un air dégagé, je rapproche ma chaise de ThéréSa et saisit ma consœur par le cou.
— Vous allez voir, petite, ce qui va suivre risque d'être bien.
— Pourquoi ?
— Je viens de faire remettre au patron les clichés des deux femmes mortes dans les cercueils congélateurs.
Elle se fend la poire.
— En effet, ça peut être délicat…
— Ne regardez pas dans sa direction, surtout. Soyons enjoués, détendus. Parlons d'autre chose.
Provocante, elle me lance :
— De quoi, beau commissaire ?
— De vos seins, par exemple. Lors de notre « entretien » à bâton tendu dans la voiture, ils n'ont pas été à l'honneur, et Dieu sait qu'ils le méritent. Sachez qu'ils suscitent chez moi un intérêt que je souhaiterais leur témoigner dans d'assez brefs délais.
— Il ne tient qu'à vous, chef.
C'est curieux, parce que, pour tout de dire, Thérésa n'appartient pas au groupe de bonnes dames qui mobilisent d'ordinaire mon intérêt. Son côté femme virile, force et santé, vie au grand air, monitrice, cheftaine, ne constitue pas mon idéal féminin. Moi, j'aime les vraies gerces, en général, les celles qui ont du tempérament, certes, mais uniquement pour la baise. Mon côté macho dénoncé par tant de femelles (auxquelles je ne porte pas attention, évidemment). Malgré tout, comme toute règle comporte des exceptions, elle me plaît la Thérésa. Probable, à cause de sa bagnole « aménagée » pour la tringlette urbaine. Y a un côté viceloque là-dedans qui m'a séduit. Il arrive que l'homme le plus sain succombe à de louches tentations. Mais n'est-ce pas naturel, si tu réfléchis ? Il n'y a pas trente-six façons de faire l'amour ; ramenées à l'essentiel, tu ne disposes que de deux possibilités fondamentales, qui sont antipodiques et que je ne préciserai pas davantage parce que je suis lu dans toutes les fausses couches de la société et qu'après y a des malbaisants et des malbaisées qui colportent, font des gorges tu sais comment ? Chaudes !
Alors donc, pour t'en revenir, étant limité à ces deux solutions, si tu veux varier, t'es obligé de te rabattre sur le décor et la mise en scène. Une partie de jambons réalisée par des nabus, elle varie pas chouïa d'une autre pratiquée par des gorets et des clébards. Mais mise en scène par Robert Hossein, alors là, pardon, ça peut devenir du grand art (ou du grand dard, selon).
— Je vous demande pardon, monsieur…
J'interromps la promenade de mes lèvres sur la nuque de ma collègue pour faire front à mon interpellateur, c'est-à-dire à M. Yamaha Késouton Ku, le très honorable patron de cet établissement.
— Oui ? je lui fais-je avec tant de candeur que je pourrais en revendre dans les couloirs du métro.
Il me tend les photos.
— C'est vous qui me donnez ça ?
— Elles sont excellentes, n'est-ce pas ?
— Je ne comprends pas…
Il est tout petit, M. Késouton Ku, avec un beau visage de tarte au citron à lunettes. Ces dernières possèdent des verres très forts qui grossissent exagérément les deux virgules noires de son regard.
— Vous pouvez les conserver, lui dis-je, j'ai les originaux.
Je me lève, écarte la chaise de ma compagne, mû par cette galanterie qui, jointe au don de la minette chantée, a fait la réputation du Français au-delà des mères.
— Compliment à votre chef, M. Yamaha Késouton Ku, sa façon de ne pas faire cuire le poisson est prodigieuse.
Je prose son imper à Thérésa. Elle passe la manche dans le style de Blériot.
Le restaurateur nippon (ni pauvais) est battu sur le terrain de l'impassibilité. Je fais la pige à un lord britannouille. Mon calme, mon détachement enjoué, venant après ce curieux présent le déconcertent par trop. Il se demande ce que je bricole et où je veux en venir. Il est asphyxié, le bon Jap. « Mais, se dit-il dans une grosse bulle emplie de petits dessins au pinceau, mais ! il s'en va ! Ce type et cette fille, les voilà qui vont partir sans explication ! »
Alors il trottine sur nos talons jusqu'à la porte. Il sort en même temps que nous. Il nous filoche tandis que nous rallions la CX ultra-confortable de ma collègue. Je tiens sa portière ouverte à Thérésa. La ferme et contourne l'auto pour aller me déposer sur le siège du passager.
Je continue de comporter comme si je le voyais pas.
— Monsieur ! Monsieur ! il me lance d'une voix angoissée au moment où je prends place.
— Oui, c'est à quel sujet ? je condescends, sans descendre.
— Il faut que nous parlions, bredouille-t-il de sa voix nasale.
— Parler de quoi ? je lui demande avec toujours la même placidité océane.
— Mais de… de…
Il brandit les deux photographies qu'il n'a pas lâchées.
— Etes-vous en mesure de me fournir des renseignements sur le K.K. Boû Din, monsieur Késouton Ku ?
Il déguste, l'auguste. Vlan ! dans les gencives !
— Le… quoi ?
— Bon, alors nous n'avons rien à nous dire, vous pouvez démarrer, Thérésa !
Elle décolle en souplesse du trottoir, branche de la musique à son cassettophone.
Le taulier me jappe au nez, comme on disait puis, à l'école primaire où se forgèrent tant de grands Français.
— Attendez ! Attendez !
Il se met à nous cavaler au fion. Thérésa qui l'observe dans son rétro murmure :
— Vous le chambrez de première, commissaire. Beau travail !
— Ralentissez !
Elle freine, Yamaha nous rejoint. Je me tire-bouchonne pour, depuis l'intérieur, lui ouvrir la porte arrière. Essoufflé, l'homme se jette dans ma tire.
— Puisque vous y tenez ! lui dis-je.
Et, à ma camarade de coït, entre mes dents :
— A la Grande Taule, chérie !
Nous n'en cassons pas une pendant le trajet. Il se passe un phénomène étrange, si je puis dire malgré le caractère pléonasmique de l'expression : le Japonais se livre à moi délibérément. Avec mes deux photos, je lui ai démontré une puissance qu'il ne songe pas à contester. Il sait que je tiens le couteau par le manche et s'en remet à mon bon vouloir ou à ma malignité. Que je me montre magnanime ou cruel, il accepte par avance. Je suis l'envahisseur ; je viens d'investir son destin. Il déploie à mon endroit le fatalisme qu'on montre devant une inondation.
La cassette branchée par Thérésa est de Renaud. Un super-champion. Un infini pas con. Un incontestable. Le poète le plus poétisant de cette époque d'archimerde (sans principes). Le prince du pavé. La nostalgie arrivée à bon port. Un mord-con ! La noblesse de la timidité ! Brandisseur de glaves ! Et si frileux de l'âme, je le sens bien, que je l'emmitoufle de ma tendresse !
Renaud chante le gitan, la zone, le couteau, le clébard, les lunettes retrouvées de son taulard… Salut, le gitan, salut le manouche… Salut, Renaud. Que les saigneurs soient loin de nous ! Trouverons-nous assez de mots pour y noyer tous les merdeux ? Chauffe, mon petit mec, chauffe ! C'est pour la dignité que tu égosilles, et ils n'en savent rien.
— Vous l'aimez ? demande Thérésa.
— Davantage encore !
Le Japonouille derrière écoute-t-il ? Et si oui, comprend-il ?
On déboule à la Maison Pébroque.
— Venez, mon cher ami ! invité-je.
Messire Poisson Cru me suit ; Thérésa ferme la marche. Je longe des couloirs méandreux pour gagner des locaux tout à fait marginalisés. On doit restaurer cette partie de la Poule depuis cent ans, mais les crédits tardent, tu sais ce que c'est ? Enfin, maintenant que nous avons un ministre issu de la Boîte, ça va peut-être débloquer un peu. On atterrit au fin fond de la délabrance dans une pièce du genre cellule-bureau. Fenêtres grillagées. Une table vernie avec un téléphone, trois chaises, une armoire murale, une banquette recouverte de moleskine noire, le long du mur. Pas la joie. Le contraire. Du Sartre de l'époque rose ! L'ambiance te choit sur la coloquinte.
— Asseyez-vous, monsieur Késouton Ku.
Le Jap obtempère. Il est sérieux comme un bonze en bronze. Thérésa s'installe derrière lui, sur la banquette, tandis que je contourne le burlingue pour la place number ouane.
— Vous désiriez me parler ? demandé-je à mon locuteur.
Il dépose les deux photos sur le bureau.
— Qui vous les a remises ? demande-t-il.
— Le photographe chez qui je suis allé les faire développer.
— C'est vous qui avez… photographié ?
— Dans la cave de la rue Gaston-Debois, oui.
Le brin de safran déglutit péniblement.
— Je suppose que vous vous posez certaines questions ? il s'enhardit.
— Je crois que c'est vous qui vous posez certaines réponses, ricané-je.
Un peu surréaliste, mais il est intelligent.
Je le contemple rêveusement, me demandant si j'ai devant moi un commerçant qui rend des services au K.K. Boû Din, ou bien un authentique agent du K.K. Boû Din possédant un restaurant en guise de paravent. Je pencherais nettement pour la première hypothèse. Visiblement, ce monsieur est sur des charbons ardents. Je suis prêt à te parier le slip de zinc de Mme Thatcher contre une culotte de Pau (Pyrénées-Atlantiques) que ce canari à lunettes est racketté par d'organisation secrète japonouille. On a barre sur lui, on l'utilise, on le manipule et ma brusque intervention, photos compromettantes à l'appui, fout une consternation merdatoire terrible dans sa vie. Il a pignon sur rue, cet homme, un restau à la mode où le Tout-Pantruche se presse pour aller bouffer des poissons vivants et des homards qui te serrent encore la pince, quand soudain, la foudre ! San-Antonio, puisqu'il faut l'appeler par son nom, se précipite sur sa réussite.
Même dans cette partie merdeuse de la Maison Pébroque, les pièces sont équipées d'un diffuseur général. Le nôtre, que les araignées ont tartiné d'une couche épaisse commako, se met à graillonner. Puis une voix rendue métallique et caverneuse par les carences de l'installation retentit :
— Commissaire Sant-Antonio, il paraît que vous êtes dans la maison, pouvez-vous me contacter d'urgence au bureau 118 ? Merci.
Tiens, il a largué les établissements Tatzi, le Rouquemoute. Je décroche le biniou et réclame le 118 au standard.
— Besoin de moi, Blondinet ?
— J'aimerais vous parler, je peux venir ?
— Non, j'arrive.
« Pas moyen de rester peinard, ronchonné-je. Thérésa, ma beauté, vous voulez bien commencer de prendre les confidences de notre ami Késouton Ku. »
— Volontiers, big chief !
— Dans la voiture, pendant notre charmant tête-à-dos, j'ai cru remarquer que vous portiez un ravissant pistolet au-dessus de la fesse gauche ?
— Je suis ambidextre, big chief.
— L'essentiel est que vous ne vous laissiez pas intimider !
— Froid aux yeux, moi ? Avec mon thermolactyl, vous rigolez !
Elle me clape un bisouillet mutin et vient prendre ma place.
Le Rouquinuche a endossé une blouse blanche (à ses origines, mais qui ressemble maintenant à une toile du cher Mathieu, à qui j'adresse toutes mes amitiés au passage). Un plateau à repas est posé devant lui, sur le burlingue, mais au lieu de bouffe, il contient des brins de décombres noircis et déchiquetés.
— Et alors, l'Albinos, on fait joujou ? gouaillé-je en désignant son foutu bric-à-brac (mar).
Ma boutade (à l'ancienne) ne lui monte pas au nez et il reste plein (c'est-à-dire un pas vide). Je le trouve sacrément soucieux, le Suédois.
— T'as des coliques néphrétiques, gars ?
— Je me tourmente pour Pinaud, commissaire.
— Quoi, Pinaud, je l'ai vu tantôt, à Saint-Eloi-le-Juste où il ressemblait davantage à un cierge qu'à un sacristain, mais il avait toujours le pompier de Bonneuil.
— Il vient de se passer des choses qui ne me plaisent pas.
Et il me raconte qu'après le bombinage de la mère Tatzi, Pinuche lui a téléphoné en lui donnant la marque du talkie-walkie restée apparente sur l'un des débris ; il a, autant que faire se pouvait, fourni une description de l'appareil et demandé au Rouillé, grand technicien en audio-visuel, la portée d'un tel engin. A cause de la charge d'explosif télécommandée, Mathias a estimé que le second talkie-walkie ne pouvait être situé dans un rayon supérieur à cinq cents mètres du premier. Pinaud l'a remercié et a raccroché sans fournir d'explication.
Trois heures plus tard, Baderne-Baderne a rappelé l'Incendié.
— Il jubilait, m'affirme Mathias (qui est aussi la tienne, alors appelons-la Notrethias). Il m'a dit, et je vous en demande bien pardon, qu'il était plus malin que vous.
— Il ne faut pas attacher trop d'importance aux divagations d'un vieillard, assuré-je.
Mon collaborateur amorce deux centimètres d'un sourire qui, décidément, ne peut éclore.
— « Il ne m'aura pas fallu longtemps pour retrouver les assassins de la dame », a-t-il assuré. Et puis, plus rien, poursuit Notrethias. Ou plutôt si : un choc sourd, quelques secondes de quasi-silence et la communication a été interrompue.
— Qu'appelles-tu « quasi-silence », fiston ?
— Eh bien, des heurts, des froissements d'étoffe. Mais légers et brefs. J'ai attendu, espérant que Pinaud me rappellerait ; il ne l'a pas fait.
« Je me suis fait apporter les restes du talkie-walkie ici pour les examiner et je travaille dessus comme un dingue. Mon appréciation première était exagérée. Le détonateur commandant l'explosion de la charge logée dans le talkie-walkie se trouvait à cent ou cent vingt mètres de celle-ci. Mon sentiment, commissaire, c'est que Pinaud est parvenu à localiser le terroriste qui manipulait l'appareil. Il s'est mis en planque pour le sauter ; mais on l'a repéré au moment où il me prévenait et neutralisé. Qu'en pensez-vous ?
— Laisse quimper ta bimbeloterie et suis-moi, l'artiste ! réponds-je, les chailles crochetées par la trouille.
La nuit est là, falote, timide, avec encore des traînées claires et des espèces de brumassés qui s'effilochent avant d'avoir pu s'épaissir.
La circulation est pratiquement nulle sur la place de l'Eglise. Quatre vieux platanes scrofuleux permettent aux clébards de lever la pattoune du soir. Les birbes baladeurs de fox-terriers tendance corniauds composent le gras de la société encore dehors dans ce quartier paumé. Us attendent les pipis vespéraux, plus dociles que leurs cadors, au point que ce sont eux qui ont l'air d'être tenus en laisse. L'étrange ballet des convoyeurs de pissats te fait froid au bide. Cette mornitude infinie, cette ronde des six-pattes, avant les dernières informes, te permet de mesurer la vasouillance de leur destin et du tien, en complément de programme. On est tous des pisseurs de chiens, les gars, et on s'appelle tous Médor dans la passivité. Colonel Médor, des services bidets ! Porte-coton Médor, attaché à la personne du P.-D.G. Médor, lui-même enrôlé dans la brigade des cocus. Poussez pas ! Y aura de la place pour tout le monde !
J'évalue les dimensions de la place. L'église Saint-Eloi est érigée en son centre. Combien de l'édifice aux immeubles qui l'entourent ? Quatre-vingts mètres ? Mathias est d'accord sur cette évaluation.
— Donc, la personne au détonateur se trouvait dans l'une des maisons avoisinantes, soliloqué-je.
— Ou dans une voiture stationnée à proximité, émet le Red.
Il flamboie dans la lumière tombant d'une pharmacie restée éclairée, mon pote. Sa tronche, tu dirais le drapeau soviétique, c'est rouge avec du doré.
— En ce cas, il s'agirait d'une voiture fermée, style fourgonnette, car un Jaune usant d'un talkie-walkie aurait éveillé l'attention.
On fait le tour du quadrilatère, à petits pas, tels deux potes qui viennent de claper ensemble et s'apprêtent à se quitter.
— Il n'était pas dans une voiture, fais-je en me cabrant.
— Vous croyez, monsieur le commissaire ?
— Si cela avait été le cas, il aurait décampé, dès son coup fait ; or Pinaud a découvert sa piste plusieurs heures après l'attentat de l'église puisque, tu le dis toi-même, il exultait et prétendait tenir les assassins.
— Rien ne prouve qu'il les a trouvés aux abords de l'église, patron. Il a fort bien pu lever une piste, obtenir un témoignage qui l'aurait aiguillé sur d'autres lieux ?
— Certes, mais cette piste, il l'aura levée dans ce secteur. S'il s'est enquis de la portée possible des appareils, c'est bien qu'il comptait explorer les environs ?
Nous voici de retour à notre point de départ. En pleine supputation. Tonthias tient à sa version du véhicule ; faut dire qu'il a des arguments valables pour.
— Mettons-nous à leur place, commissaire. Les types du K.K. Boû Din constatent que le pavillon d'alerte a été hissé chez la mère Tatzi. Ils entrent en contact avec elle ; la dame leur déclare qu'elle veut leur parler. Que font-ils ? Ils décident d'entendre ce qu'elle a à leur dire et, au besoin, de la liquider après ses confidences. Leur vient alors l'idée d'un confessionnal équipé d'un talkie-walkie piégé. Ils jettent leur dévolu sur cette église tranquille, installent leur matériel et préviennent Mme Tatzi. Ils n'ont guère le temps d'établir un bivouac autre que volant pour se tenir à distance, donc, ils usinent depuis un véhicule, probablement utilitaire, comme vous l'avez fait remarquer.
Je ne me contente pas de ce bref et maigre hommage rendu à ma sagacité.
— La différence qu'il y a entre ton raisonnement et du papier chiottes, Rouquin, c'est qu'on ne peut pas se torcher les miches avec lui. Moi, je vais te donner ma version. Les Jaunets du K.K. Boû Din, s'ils ne sont pas agnostiques, sont bouddhistes ou un truc de ce tonneau, en tout cas pas catholiques. L'idée du confessionnal n'a pas pu leur venir spontanément. Ce confessionnal était déjà en service pour eux. Ils l'avaient utilisé antérieurement pour communiquer avec des mecs sans recourir au bigophone. Et donc, ils disposaient d'un pied-à-terre dans le quartier. N'oublie pas, Mathias, qu'ils sont jaunes et qu'on les repère aisément.
— On les repérerait davantage s'ils étaient sédentaires ! ricane l'Ecarlate.
— Eh bien, justement non, mon pote ! Si un Jap habite dans le coin, s'il est familier aux gens du quartier, personne n'y fait plus attention ! Il suffit que les chefs de l'organisation lui dictent sa conduite pour qu'il aille déposer le talkie-walkie dans le confessionnal, qu'il communique avec le « client » du jour, puis vienne reprendre son matériel plus tard. Onc ne s'occupe de lui…
— Je ne suis pas convaincu, s'obstine Van Gogh.
Moi, tu me sais par cœur (et aussi par chœur quand je suis devant une église). Un vieux pisseur de clebs se la radine, chaussé de charentaises, avec six gilets de laine superposés et un béret extrêmement basque. La bête qui le flanque est un loubard de Poméranie bouffé aux mites androgynes. Sa queue touffue se dépoile et s'enroule mal. Il a de l'asthme, ce pauvre biquet, pire que le maîmaître concon, ce qui l'oblige à s'arrêter tous les quatre pas pour essayer de débigorner ses soufflets.
— Je vous demande pardon, monsieur, j'aurais besoin d'un renseignement.
Il se cabre, déjà effrayé, se croyant attaqué dans le cadre de la campagne vieillardicide.
Pour le calmer, je lui fourre ma brème à quatre-vingts centimètres des bigarreaux pour qu'il puisse la lire, en grand presbyte diplômé de l'Etat.
— Popo… il commence…
— … Lilice, complété-je. Vous habitez le quartier, je subodore ?
— Oui, en effet, rue du Général-Mormele, à deux pas.
Il a la voix d'une cornemuse trouée qui aurait paumé sa rustine.
— Je vous en félicite, lâché-je pour amorcer, alors dites-moi, mon général, auriez-vous pour voisin un Asiatique quelconque ; genre chinois ou japonais si tant est que vous puissiez faire une différence entre les deux marques ?
A question insolite, non-réponse insolite. Le vieux, baladé par un loulou de premier avril, se met à siffler du nez tel le bec d'une théière électrique. Il ouvre sa bouche et la referme à plusieurs reprises pour vérifier le mécanisme de son râtelier acheté au B.H.V. Ses yeux, expressifs comme deux glaves de phtisique, se mettent à chercher un point d'appui, n'en trouvent pas et basculent en arrière. J'attends que la crise soit passée tandis que le cador hume le bas de mon pantalon comme s'il était taste-parfums chez Lancôme.
— Un Chinois ? finit par balbutier le père Six gilets.
— Ou un Japonais ! complété-je. Et probablement un Japonais !
Il sent la vieille sueur sédimentaire, le pépère au chichien. Six gilets ! Il en pose deux quand vient l'été. Le jour où il se foutra à poil, pour une radio de l'estomac, tu parles d'une mue !
— Non, non, je connais pas, assure le vénérable branleur…
Le sourire triomphant de Mathias fait un bruit d'utérus visité.
— Vous êtes sûr ? maussadé-je.
— Un Japonais ou un Chinois ? insiste le dabe au clebs.
— Voire un Vietnamien, je ne suis pas sectaire, il s'agirait même d'un Cambodgien, je serais preneur…
— Non… Non. Il y a des Maghrébins. Un Sénégalais… Un Yougo…
Il mémorise…
— Je vois pas de Japonais. Vous m'auriez dit une Japonaise, je vous aurais répondu, y en a une qui fait esthéticienne juste en bas de mon immeuble, mais un Japonais, alors là, non, franchement…
Mon premier réflexe est de regarder Sathias. Le triomphe rend vaniteux et mesquin. D'abord, y a-t-il triomphe ? Rien d'autre ne l'indique que cette certitude intime qui, chez nous autres, perdreaux, se nomme le flair (en anglais : the flair). Il sourit mou, un peu contraint, déjà penaud, sachant bien qu'au jeu de la gamberge, le beau Santonio est imbattable.
Une Japonaise !
Et qui « fait » esthéticienne, la chérie. Dans ce quartier maussade, modeste… Ne doit pas avoir lerschouille de clientes, cette geisha.
— Vous voulez bien me montrer sa boutique ?
— Suivez-moi, je rentre, Alonzo a fait sa crotte.
La distance est brève, chemin faisant, le vieux moudu nous raconte que cette personne s'est établie rue du Général-Mormele voici quelques mois. Elle a acheté la teinturerie de Mme Philibert qui s'était teinte puis s'est éteinte. Elle l'a aménagée en salon de « Soins et Beauté ». Une personne silencieuse, comme le sont « ces gens-là ». Pas mal, sans doute pour les Nippons, mais un peu trop « omelette de six œufs » pour un Français moyen.
Oui, elle habite au-dessus de son magasin. Si elle reçoit des compatriotes ? Cela arrive, mais c'est pas systématique. Elle est d'une grande discrétion. Ses affaires ne semblent pas des plus prospères, faut dire que dans ce quartier on est pauvre, donc moche et, partant, on n'a pas besoin de soins de beauté. Y a que les jolies bourgeoises qui se font mignarder la gueule entre deux coups de bite mondains. Dans le coin, c'est un petit coup de rouge à lèvres et en avant la musique !
Il nous déponne la lourde de son immeuble. Alonzo, le loulou de pommier rassis lancequine contre la porte cochère une dernière fois avant d'aller coucouche-panier. Tandis qu'il s'extirpe quelques gouttes de la vessie, le père Ramolinos demande :
— C'était bien un Japonais que vous cherchiez ?
— Exact, mais quand on ne trouve pas le mâle, on se rabat sur la fumelle, lui dis-je.
Il acquiesce, admettant le fait sans objecter.
— Elle a fait quelque chose ?
— Non, mais nous nous intéressons également aux gens qui ne font rien, vous savez !
— Vous avez raison.
Mathias me touche du coude.
— Vous avez vu, patron ?
Il me désigne une cabine téléphonique blottie dans un renfoncement, juste à côté de l'immeuble.
— Tu penses à Pinuche ?
— Oui. C'est peut-être de cette cabine qu'il m'appelait ?
— Pas impossible, grand. Je vois que t'es tout à fait rallié à ma version ?
Alonzo ayant achevé de compisser, nous entrons à la suite du vieux cierge éméché.
— La dame vous connaît ? je lui demande.
— On se salue, oui ; à cause ?
— Vous allez sonner à sa porte, chuchoté-je, elle va venir regarder par le judas. En vous reconnaissant, elle vous ouvrira.
— Et après ?
— Vous lui annoncerez que deux messieurs veulent la voir.
Dans le fond, ça ne lui déplaît pas de chiquer les auxiliaires de la Rousse, au mité. Il drelingue carrément. Nous deux, Mathias et moi, on reste plaqués au mur, de chaque côté de la lourde. Classique. T'as pas un film policier sans le garçon d'étage qui toque à la chambre tandis que les matuches se tiennent embusqués.
Pendant un moment, ça ne donne rien, son concerto pour porte palière. Je lui intime d'insister. Le bruit de la sonnette fait japper Alonzo qui n'a pas tellement d'occases de se manifester dans sa vie à la con de loulou de paumé ravi. C'est l'intervention du clébard qui a raison de cette porte close. Car, la dame derrière, entendant ces aboiements, elle se met en confiance. Qui donc vient t'importer le soir, escorté d'un chien pernicieux que tu calmes à haute voix par des « Alonzo, mon bijounet, tu veux te taire, vilain ! »
C'est fait, elle déboucle.
Reconnaît son voisin gâtochard et son putain de cador de merde de loulou de première année !
— Oui ? elle demande comme un gazouillis léger.
Béret basque porte deux doigts civils à son couvre-chef, histoire de les militariser.
— Mande pardon, c'est pas pour moi, c'est ces messieurs, balbutie le général Mormele.
A nous de jouer.
Nous nous mettons en évidence, Mathias et ma pomme. La tignasse du fluorescent embrase tout le palier.
— Navré de vous déranger, madame, fais-je.
Et comme elle a eu l'imprudence de rester à l'intérieur, en biais, je pénètre dans le logement, suivi du Rouque.
— Merci, lancé-je au père d'Alonzo, et bonne nuit !
Puis je referme.
La Japonaise.
Eh ben, mon vieux, tout ce que tu voudras, mais moi je la trouve belle. Bon, d'accord, sa figure ressemble un peu à une assiette à soupe à la renverse et elle a les yeux en trous de pine. Tu sais, la représentation de la Lune dans les dessins humoristiques du début du siècle ? Eh ben, voilà ! C'est elle !
Mais en gracieux. En presque joli pour qui aime un peu l'exotisme. Elle est davantage « blanc foncé » que « jaune clair ». Ses cheveux coiffés pour la nuit en une épaisse natte sombre descendent jusqu'à son coude. Elle porte un jean et un blouson de cuir par-dessus. Comme ce dernier vêtement n'est pas fermeturéclairisé, elle en tient les pointes du col serrées pour cacher sa poitrine ; mais il est superflu qu'elle s'escrime car c'était pas jour d'abats quand son papa l'a conçue. A mon avis très humble, elle doit avoir les amygdales plus développées que les glandes mammaires.
Bien que ses yeux ne fussent pas apparents, elle nous regarde. En cherchant bien, on croit apercevoir deux notes de musique à l'horizontale sous ses paupières bombées.
Mathias a refermé la porte derrière soi et y reste adossé. Ouf ! Visiblement, le logement est minuscule. Deux pièces en enculade, de chacune trois mètres sur deux, un coin kitchenette, un autre coin salle d'eau, l'un comme l'autre isolés par un rideau de soie.
J'avance chez la dame comme un soldat dans un terrain qu'il sait miné. Quel culot, tout de même, ce San(gêne) - Antonio ! Au pif, il déboule. Pleine nuit ! Heure légale ? Fume ! Mandat de perquise ? Suce ! Le fait du prince ! A sa bonne volonté, les gars. J'ai des potes de la police ; tiens, je te prends à Genève, mon collègue Vaudroz (Marcel) qui m'intervieille. Y m'dit : «— Dans tes enquêtes, tu ne t'embarrasses jamais des procédures administratives, toi ! » «— Pas le temps, je lui rétorque. Moi j'aime que ça galope. Les mandats d'amener, les commissions rogatoires, j'en fais cadeau à mes chosefrères. J'ai besoin de rythme, de liberté. Si, pour pénétrer chez une greluse je dois poireauter sur le paillasson d'un juge, à attendre qu'il ait fini de limer Bobonne pour me faire délivrer un faf officiel, j'aime mieux me reconvertir, devenir écailler en Afrique noire ou cacheteur d'enveloppes dans une officine spécialisée dans les lettres anonymes. »
Mais trêve… Je t'en reviens à cette Japonaise qu'on lui débarque dans les espaces vitaux, tout à trac. Juste sur une idée, une impression, une gambergerie… Elle est fataliste, hyper-asiatique comme voilà, tu penses bien. Alors elle attend sans renoucher ni renauder. L'air de dire : « Bon, vous êtes là, alors expliquez-vous ! »
Et moi, soudain, c'est tout expliqué. Gagné, l'Antoine joli ! Bravo ! Plein dans le mille ! Tu sais quoi ? Un bout de quelque chose, sur le plancher, contre le pied de la table. Ça mesure deux centimètres de long, c'est plat, c'est jaune avec un bout noirâtre. Ce brimborion, ce moins que rien un tantisoit dégueulasse, un seul homme au monde sait le faire ; et cet homme unique se nomme César Pinaud. Il s'agit de son clope légendaire, de son mégot sur papier maïs, creux, débectant à outrance. Pas d'erreur. Et moi, l'Antoine vigilant, je le retapisse d'entrée de jeu !
Me baisse, le recueille, le brandis.
— Où est-il ? demandé-je.
La dame, qui n'est plus toute jaunette, demeure aussi imperturbable qu'un plat d'offrande.
— Je vous demande où est le monsieur qui fumait cette cigarette.
Bouche cousue. La grande muette. Et alors, si je suis vraiment le fin psychologue qu'annonçait Nostradamus dans ses Centuries, je puis t'assurer qu'on peut la découper en fines rondelles, façon concombre en salade, elle mouftera pas. Tisonnier rougi dans le bigfigue, passage à la gégène, gag de la baignoire gestapiste, elle est indécrochetabie de la menteuse, la Mikadette. T'obtiendrais plus rapidement les confidences d'une limande à l'étal.
— Passe-lui les cadennes, Mathias ! On va se l'embarquer vite fait bien fait.
Le Rouquemoute s'exécute. J'entreprends alors de fouiller l'apparte. Je n'y trouve rien de très intéressant, sinon des seringues et des produits pharmaceutiques dont les étiquettes sont imprimées en japonouille et en anglais.
— File ce blaud dans une boîte, tu l'examineras pendant tes récréations, le grand !
Et pour lors, je dégage par un escadrin en coolie de maçon qui relie le petit logement à l'appartement.
En bas, c'est beaucoup plus juteux. Assez vite, je déniche, dans le bloc servant de base à différents instruments d'esthétique, plusieurs talkies-walkies, des explosifs, des instruments de serrurerie, des armes, de la drogue, tout un bordel pour terroristes chevronnés.
— Mathias, hélé-je, tu veux bien descendre avec Mme Fleur de Mouscaille ?
Mon pote et sa prisonnière me rejoignent.
Je désigne le butin étalé sur le carrelage du salon.
— C'est un lot, c'est une affaire ! dis-je.
Mathias en est émerveillé.
— Vous êtes un homme inouï, commissaire.
— Je sais, fils, mais que ça reste entre nous !
La Jaune menottée paraît ne pas voir la camelote déballée. A quoi joue-t-elle ? Elle frotte sa joue contre une sorte de tube en caoutchouc qui, tombant du plafond, disparaît dans un appareil chromé ressemblant plus ou moins à un lavabo.
— Que faites-vous ? lui aboie-je.
Qu'en guise de réponse, cette fille de taureau, la voilà qui saisit le tube avec ses dents et qui s'élance (d'arrosage).
Elle fait un pas, puis deux, le tube cède, ou plus justement, c'est la plaque Isorel fixée au plafond et à laquelle le tube est relié qui lâche. Il se produit un vlouff de pneu brutalement crevé.
La fulgurance de Sana, personne pourra jamais rivaliser. Je n'ai fait qu'un bond jusqu'à la lourde du magasin, raflant une chaise au passage que je propulse dans la vitre.
Tout piger avant que les faits ne se produisent, là est le secret troublant de San-Antonio dont on ne dira jamais assez qu'il est le surdoué le plus impressionnant de cette seconde moitié du millénaire. La vitesse de ma compréhension bat celle de la lumière dix mille kilomètres seconde, montre en main ; c'est peu, mais c'est gigantesque comparé à celle d'un cantonnier de la Corrèze, d'un roi des Belges ou d'un bouvier des Flandres dont les Q.I. sont réputés similaires.
Te décomposer ma pensée ? Impossible. Le temps de me dire « Pourquoi attrape-t-elle ce tube avec la bouche ? » que je me réponds : « Parce qu'elle n'a pas la possibilité de le faire avec les mains » ; le temps d'enchaîner par « Pourquoi tire-t-elle dessus ? » que je réalise « C'est pour déclencher quelque chose ! ». Et ensuite, à folle allure, de songer : « Tube égale gaz, gaz égale mort ou anesthésie ; anti-gaz égale air frais. Donc, état d'urgence ! Pour cela : cesser de respirer, briser la vitre (n'ayant pas le temps d'ouvrir la porte avant les effets pernicieux) ». Chiément déduit, non ? Qu'est-ce que tu dis ? Bravo ! Merci. J'accepte. Et respire, la tronche à l'extérieur. Et me mets à déverrouiller la lourde du magasin… Ça y est ! Maintenant évacuation ! Quelques pas dans la rue du Général-Mormele. La brise nocturne ? Un délice. J'ai eu beau me gaffer, les yeux me piquent, les bronches, les poumons… Merde ! Mathias !
Courageux Sana ! L'altruisme de Schubert avant tout !
Alors, la vieille garde entra dans la fournaise. Hugo ! Mon mouchoir sur ma face ! Goulée d'oxygène parisien, y a mieux dans les Highlands, mais c'est plus loin ! Vas-y, l'Antoine !
Le rouquin dans les fumées nocives. Je l'attrape par n'importe quoi. Dieu soit loué, c'est pas sa bitoune de géniteur exacerbé, mais le revers de son imper. L'arrache des liens sournois de l'inertie, le hale… Tout halait bien, merci ! Dehors, l'aminche. Voici. Il est out, asphyxié de fond en comble. Mort ? J'espère que non. Sa mégère, sinon ! Ce ramdam ! Tu la connais, la pondeuse des quatorze chiares ? L'acariâtrie faite femme ! Femme moche ! Je l'emmène plus loin sur le trottoir, loin des funestes effluves. Son cœur bat. Mais il a des spasmes, des rauqueries affreuses, ça lui caverne dans le transfo. Il fait des bruits de pompe déamorcée, grinçants, inefficaces. Arrrhhhhui heu ! Arrrhhhhui heu ! Un peu comme ça, tu vois ? Ça déconne dans sa chambre des machines.
Un gazier en pyjam et sa canadienne enfilée pardessus rabat de l'immeuble, suivi d'un loulou de paumé radis et ensuite d'une dame vachasse en chemise de nuit, varices de jour, robe de chanvre, bonnet de tulle, et qui sent le suinté, le pet nocturne, le graillon refroidi, la ménopause mal vaincue.
— Mais quoi, mais qu'est-ce ? crie le cher homme de tout à l'heure. Je savais bien qu'il allait se passer des choses.
Il se penche sur Mathias.
— Mort ?
— Non.
— Alors foutu, diagnostique l'aimable locataire. Et la femme ? ajoute-t-il.
— Je vais la chercher ! Allez demander du secours : ambulance avec appareils de réanimation, vite !
Sublime d'abnégation, l'illustre Sana retourne dans le magasin. A la Japonaise maintenant ! Ce con de chien me suit ; pas par héroïsme, mais pour mordre mes talons ; probable que je finis par l'agacer. Pour m'en débarrasser, je le shoote d'un coup de botte platiniesque. Il valdingue à l'autre bout du local et y reste, nazé, gazé, out !
Je chope la chaînette des menottes, ce qui est bien pratique pour promener une Japonaise évanouie. Mais quand je l'abandonne sur le trottoir, la dame, force m'est de me rendre à Lévidance (Meurthe-et-Moselle) : morte !
Encore un kamikazé, v'là l'vitrier qui passe !
— Vous n'avez pas vu Alonzo ? me demande la femme du général Mormele ; c'est notre chien ; il était là il y a un instant.
— Il va revenir, assuré-je.
Et, comme je suis trop épris de vérité pour rester sur un mensonge, je me hâte d'ajouter :
— Il ne peut pas être loin !
Sur le coup de deux plombes, je me retrouve dans la cour de la Grande Casba, garant mon Estafette d'emprunt entre un car grillagé et une Renault 5 gonflée à bloc.
Désabusé, il est, Tonio, malgré son succès relatif. Mes troupes sont décimées : Pinaud kidnappé par le K.K. Boû Din, Mathias à l'hosto avec des poumons racornis comme des semelles d'un marathonien mexicain, Bérurier ministre… Me voici donc seul face à toi, mon vieux lecteur, une fois de plus. Inébranlable (mais ta femme peut toujours essayer) dans la tourmente.
Bon, j'ai découvert l'un des points de chute de la terrible organisation jap. Et alors ? Et après ?
Des lumières moroses brillent derrière les vitres douteuses du Palais Parapluie. Je pénètre dans l'édifice qui, à cette heure, est aussi folichon qu'une épidémie de peste bubonique. Deux plantons discutent avec des voix de naufragés jouant à pile ou face lequel bouffera l'autre. Un thermos de caoua est la seule note de folle gaieté dans cet univers administratif.
Ils me saluent avec désinvolture. Le respect des hiérarchies se perd.
— On ne vous voit pas souvent par ici, commissaire ! lance le plus jeune.
— L'endroit me rend trop euphorique, je crains toujours d'être blessé par un éclat de rire…
Et je plonge dans ces putains de couloirs qui me donnent l'impression de conduire à quelque chambre à gaz.
Je me dirige à pas mous vers le bureau où j'ai drivé Yamaha Késouton Ku. Qu'est-ce que ma vigoureuse consœur a fait de ce Jaune, pendant le temps de mon équipée ? Une mayonnaise ? Elle a bien dû me laisser un brouillon de projet d'embryon de rapport, je suppose ?
Je pousse la lourde et, ô stuprise ! Ô stupeur ! je les découvre là, tous les deux dans la position où je les ai laissés naguère. Simplement, ils paraissent — le gars surtout — un peu crevés.
Thérésa m'interroge du regard.
Je lui réponds par une moue évasive, lourde de mon désenchantement.
— Ça avance en diagonale, soupiré-je, mais ça avance… Et vous deux ?
— On a beaucoup parlé chiffons, dit la môme. J'ai pris des notes, vous voulez les parcourir ?
— Volontiers.
Elle se lève, me désigne son siège.
— Si j'allais chercher du café pendant ce temps ?
— C'est cela, oui : une bonbonne de café, une citerne de café, ma jolie !
La voilà partie. Le Jap dodeline sur son siège.
— La nuit est longue, hé ? je lui lance.
— Elle finira, me répond-il.
Et moi je trouve la réplique très jolie, en vérité. Les Japonais, bon, faut les connaître. Les cons racistes (pléonasme, car il faut être archi, super, hypercon pour être raciste) daubent sur tout ce qui vient d'ailleurs, ça commence par les teintés, ça continue par les trépanés du gland, ça se finit par les voisins de palier qui n'habitent pas le même apparte que vous, ces gueux infâmes ! Ben, s'ils se donnaient la peine d'écouter… La peine de regarder les autres…
Je parcours les notes admirables de concision.
La grand-mère de M. Yamaha Késouton Ku était française. Elle avait épousé le grand-père lors d'un séjour au Japon en qualité de fille de haut fonctionnaire. Ce que fut sa vie là-bas avec son Jap monté comme un colibri et bourré de traditions ancestrales, alors là, à la tienne, Etienne ! Par réaction elle francisa son petit-fils à outrance, lui vantant les charmes de la douce France en général, ceux de Paris en particulier. Elle l'initia à la cuisine de chez nous et il se lança très tôt dans la restauration. Il fit l'école hôtelière de Kikachiéla, la plus réputée du Japon ; où les maîtres queux français, tels que Guy Savoy, Bocuse, Jacques Borel s'en furent étudier la non-cuisson du poisson. Mais il n'avait qu'une idée en tête : venir s'établir à Paris. C'est ce qu'il fit lorsqu'il eut obtenu de sa famille les moyens financiers nécessaires.
Il ouvrit un premier restaurant dans le Quartier latin, lequel connut un grand succès. Alors, il lança le fameux Yaton Ton Kébon, à l'ambiance et aux prix luxueux. C'est au faîte de la réussite que le K.K. Boû Din se manifesta et commença de racketter Yamaha Késouton Ku. Au début, il se fit tirer l'oreille. Un début d'incendie le mit vite à la raison. Il dut, pour assurer sa sécurité et celle des siens, se plier aux exigences de la terrible organisation. En son nom, il acheta la maison de la rue Gaston-Debois et y fit aménager trois cercueils frigorifiques selon les indications qui lui furent fournies. Il ignore tout de l'usage qu'en fait le K.K. Boû Din ; on lui expliqua simplement qu'il arrivait à certains de ses membres entrés clandestinement en France d'y décéder. Le rapatriement de leurs dépouilles étant malaisé, il convenait de pouvoir conserver celles-ci pendant un laps de temps indéfini. C'est à cela que servait la maison vide de Denfert-Rochereau.
Yamaha ne connaît pas les deux femmes mortes dont je lui ai remis les photos, par contre il a tout de suite reconnu son installation funéraire. Il nous supplie de ne pas ébruiter la chose, sinon le K.K. Boû Din s'en prendra aux siens, à lui, à son affaire et ce sera la mort et la ruine qui s'abattront sur les Késouton Ku. Leur sort est entre nos mains. Point provisoirement final.
Je repose les feuillets. Elle a une jolie écriture, Thérésa. Rapide, lisible et élégante.
Mon terlocuteur est tassé sur sa chaise, les mains croisées sur son ventre. Je l'examine, cherchant ce qui peut subsister de la grand-mère française dans cet individu. Un quelque chose d'anxieux. Voilà : il a hérité un peu de la rate au court-bouillon de chez nous. Juste ça : ce sens de la chiasse, cette crainte informulée qui nous rend soucieux, nous autres, gens de l'hexagone. On subodore toujours des foirades latentes, on rentre la tête dans les épaules, sachant pertinemment qu'une explosion se produira fa-ta-le-ment à un moment ou à un autre.
— Il marche bien, votre restaurant, n'est-ce pas ?
— Très bien.
— Votre famille se compose de combien de membres ? J'entends celle de Paris.
— Ma femme, ma mère, ma fille et un neveu venu de Yokohama l'an passé.
— Il travaille avec vous ?
— Oui.
— Votre fille également ?
— Non, elle est au conservatoire de musique, classe de piano.
La fierté paternelle ! Elle perce sous son ton uni, si doux, si calme.
— Par quel biais puis-je mettre la main sur la branche française du K.K. Boû Din ?
— C'est impossible. Elle est nombreuse, mouvante, secrète. Des membres arrivent, d'autres s'en vont ; c'est un malaxage sans fin. Comment se nomme cet animal mythologique à sept têtes dont chacune repousse dès qu'on la tranche ?
— Une hydre ?
— C'est cela. Le K.K. Boû Din est une hydre. Ces gens sont partout à la fois. Aucun organisme de répression n'est en mesure de les neutraliser, qu'il soit français, américain ou soviétique. Si vous parvenez à en arrêter un ou deux, vous n'en obtiendrez rien et ils seront remplacés le même jour. Vous perdrez votre temps et probablement aussi votre vie. Le gouvernement japonais a déclaré le K.K. Boû Din hors la loi, et pourtant il traite avec lui, il est son meilleur client ; probablement aussi son allié.
— Les deux femmes dans les caissons frigorifiques ?
— Inconnues.
— Supposons que je vous arrête pour recel de cadavres, que se passerait-il ?
Il blêmit.
— Je l'ignore, mais ce serait terrible.
— Donc, vous comptez rester asservi au K.K. Boû Din votre vie durant ?
— Je subis, je n'ai aucun moyen de ne pas subir. Certains compatriotes à moi résidant en France ont eu des accidents mortels ces dernières années…
— C'est triste de vivre en étant assujetti à des malfaiteurs.
— Ça l'est moins que de voir disparaître les siens.
Il a pas tellement l'esprit kamikaze, ce Jaunet. Il m'inspire une certaine pitié.
— J'ai l'impression que vous attendez quelque chose de moi, monsieur Késouton Ku ?
— En effet, j'attends votre compréhension, monsieur. Si vous entreprenez une action contre ma maison de la rue Gaston-Debois, ma famille et moi risquons de disparaître.
— Donc, moi, policier chargé d'une enquête sur le K.K. Boû Din, je dois mettre les pouces et fermer les yeux sur ce que j'ai découvert ?
— Vous connaissez le danger qui nous menace tous. Je crois qu'un policier plus qu'un citoyen ordinaire est capable de mesurer des risques et renoncer à certaines démarches par trop dangereuses.
— En dehors de cette maison Borniol que vous tenez à leur disposition, que faites-vous encore pour eux ?
— Rien d'autre. Leur force vient de ce qu'ils décomposent infiniment leurs problèmes. En France, vous appelez mettre tous ses œufs dans le même panier, le fait de centraliser les risques. Eux, ils ne mettent qu'un œuf par panier et c'est pour cela qu'ils restent insaisissables.
— De quelle manière vous contactent-ils ?
— Ils me téléphonent.
— Vous n'avez jamais de visiteur, pour régler les problèmes importants ?
— Tous les problèmes sont réglés téléphoniquement.
— Au début, quand il s'est agi d'acheter une maison et de la faire aménager en morgue, on ne vous a tout de même pas expliqué tout ça par téléphone ?
— Oui, au tout début, j'ai eu deux clients qui m'ont exposé le topo. Je ne les ai jamais revus et il est certain qu'ils ont quitté la France depuis longtemps.
— Voulez-vous que je vous fasse appeler un taxi, monsieur Yamaha Késouton Ku ?
Il débride ses quinquets et se redresse.
— Je peux rentrer chez moi ?
— Oui.
Thérésa radine avec une thermos de café et trois gobelets de carton.
— Et, pour… pour la suite ? interroge le rondeleur de poissecaille.
— Quelle suite ?
Il jette les photos sur le bureau.
— Oh ! à propos de ces deux dames ? Disons que vous n'êtes au courant de rien. Disons que nous ne nous sommes pas vus.
Je décroche le biniou et demande à l'un des deux plantons de venir chercher mon client pour le guider jusqu'à la sortie.
Thérésa sert trois cafés, le Jap refuse le sien. Franchement, il ne paraît pas heureux. Je te le répète : la grand-mère franchouille lui a légué cette saloperie bien de chez nous qu'on nomme la pétoche.
— On ferait mieux d'aller dormir, assure Thérésa, ça devient cafardeux votre truc, commissaire. La fatigue nous a, on n'est plus bons à nibe…
Comme je ne réponds pas, elle estime que je me range à son argument et le développe :
— Vous avez lu mes notes ? Il est certain que nous tenons ce type, mais il ne nous mènera à rien de positif.
— Lui, sans doute, mais j'ai foi en sa maison.
— Sa maison ?
— N'oubliez pas qu'elle contient une certaine… marchandise assez particulière que ces diables jaunes voudront récupérer à un moment ou à un autre…
— Si bien que vous allez prendre la planque rue Gaston-Debois.
— Je n'ai pas d'autre solution.
— Vous mettez un dispositif au point ?
— Je suis mon propre dispositif.
— Alors, si vous permettez, je vous accompagne.
— Je croyais que vous tombiez de sommeil ?
— Prenons ma bagnole, je piquerai un somme dedans pendant que vous sonderez la rue de votre œil de faucon ! Les sièges avant sont rabattables, mes vitres opaques permettent de tout voir sans être vu. Mieux que cela encore, elle est équipée d'un gadget que je ne vous ai pas encore montré.
— Et qui est ?
— Venez !
Je venas.
Elle a du chou, la collègue. Magine-toi que ses pare-soleil sont composés en fait de deux loupes rectangulaires, réglables grâce à la tige télescopique qui les tient fixés au pavillon. Elle trouve une place à cinquante mètres de la maison, en face, opacifie ses vitres, règle mon pare-soleil-loupe et abaisse le dossier de son siège. Comme rien dans son équipement ne laisse à désirer, elle tire une couvrante soigneusement roulée de sous le tableau de bord et la déploie sur sa partie inférieure.
— Besoin de quelque chose, grand chef ? ânonne-t-elle, les vasistas déjà en code.
— Une petite pipe à la rigueur, mais nous verrons cela plus tard.
— Il y a des menthes fortes dans la boîte à gants, fait-elle encore avant de s'immerger dans la dorme.
Ma veille commence. Mais, en est-ce vraiment une ? Ne devrais-je pas qualifier ma torpeur de sommeil-sur-le-qui-vive ? Oui, j'en écrase bel et bien, mais en laissant une partie de mon conscient éclairé. Je dors sans oublier où je suis ni ce que j'y fais. C'est doucereux et exténuant à la fois. Cela provoque des départs de cauchemars qui, très vite, capotent. Alors j'ai un soubresaut et je regarde la rue vide, qu'éclairent avec parcimonie des lampadaires d'une autre époque. Toutes les fenêtres sont éteintes, nul passant ne s'aventure. Une photo tirée d'un vieux Carné ou d'un vieux Duvivier ! Du Simenon de la grande époque. Mais moi je ne suis pas Maigret. J'apprécie tout cela en artiste. Et puis repique dans le brouillard de ma fatigue. Je donnerais n'importe quoi pour me trouver dans une chambre d'hôtel confortable, en vacances, c'est-à-dire sans contraintes ni menaces de téléphone.
Je pense à Pinuche. Qu'ont-ils fait de lui ? Ma chère vieille guenille… Tout abîmé par le temps, négligé avec tant d'application… Son vieux cache-nez qui ne lui cache pas le nez, son mégot qu'il faudra bien qu'Armand monte en bijou un de ces jours…
Thérésa ronfle un peu. La rue livide est désespérante. Je dors. Me réveille. Me rendors. La rue…
Le passage d'une bagnole m'arrache. Je tressaille. C'est une grosse Mercedes noire, long châssis. Elle nous double. Elle aussi a des verres teintés ; moins opaques que les nôtres toutefois, mais qui dérobent ses passagers.
Elle roule lentement, disparaît à l'extrémité de la rue. Mais je sais qu'elle reviendra. Comme les motards devant chez la mère Tatzi. Un premier passage de reconnaissance. Je sais, je sens, je suis convaincu. J'attends ! Elle va revenir…
Trois, quatre minutes s'écoulent.
Puis s'écroulent car, vaincu par mon intense fatigue, je pique du menton sur ma cravate.
Ça y est, la revoici ! Je rallume mes lampions.
Non : dans mon imagination seulement ! La rue livide et vide… Hallucination ! Fréquent. Je…
Je, plus rien… Une vague de dorme… Le revoilà à dame, l'Antonio.
Un claquement de portière me récupère. De toute belle lucidité, ton commissaire ! La grosse Mercedes est là-bas, stoppée devant la maison. Bon Dieu ! mais elle déhotte ! Sale con d'Antonio ! Veilleur sur motte de beurre ! Les gars sont venus sur la pointe des pneus. Ils ont fait leur bizness sans que je m'en rende compte. C'est leur départ qui m'a réveillé.
— Thérésa ! Vite !
— Hmmm, quoi donc !
— Réveillez-vous, bordel ! Et suivez cette voiture noire, là-bas !
Elle se met sur son séant en geignant, encore toute contusionnée par sa pionce. Remonte le dossier de son siège. Ça prend un temps infini.
— Mais remuez-vous le cul, bon Dieu de merde !
Elle arrête de crémailler, tourne sa clé de contact. La voiture ronronne. Elle dépote. On parvient au carrefour dans une belle ruée. Zob ! Désert ou presque… Quelques tires de messageries de presse, de maraîchers, une moto… Plus de Mercedes. Quatre voies s'offrent. Laquelle choisir ? Thérésa fait le tour du rond-point. Impossible de se déterminer. On se lance au hasard sur une piste lorsqu'il y en a deux qui se proposent à la rigueur, mais quatre !
— Retourne à la maison, môme !
Tiens, voilà que je la tutoie, tout à coup, comme si de m'être emporté contre elle avait tissé des liens plus intimes que ceux de la lonche.
Elle me rend la politesse.
— Tu m'en veux ? demande-t-elle.
— C'est à moi que j'en veux. J'ai roupillé comme un cocu pendant que ces mecs pénétraient dans la maison !
— Parce que tu es épuisé de fatigue. Les supermen eux-mêmes ont besoin de récupérer.
La maison grise dans la nuit grise…
Thérésa stoppe.
— Que crois-tu qu'ils soient venus faire ? demande-t-elle.
— Récupérer les cadavres, dis-je ; ils ont compris que j'étais sur leur piste et ont préféré évacuer leurs macchabées… On va vérifier…
A nouveau je procède au délourdage.
Le sous-sol… La morgue…
Les trois compartiments frigorifiques, avec leur appareillage luisent dans l'implacable lumière des néons.
— Brrr…, fait Thérésa. On se croirait chez M. Frankenstein…
Je me porte jusqu'au cercueil central et en soulève le couvercle. Je m'arrête, ébaubi à la vue de la Japonouille morte ; la vioque est toujours là, bien sage, les bras le long de son corps, l'air extatique, sorte de statue de la mort asiate.
Ma compagne frissonne en apercevant ce cadavre pimpant dans son kimono de soie. Je soulève alors le couvercle du troisième cercueil : la jeune morte est toujours fidèle au poste, elle aussi.
— Erreur d'appréciation, murmuré-je, ils ne sont pas venus chercher les mortes.
— Alors, qu'ont-ils maquillé ?
— Peut-être y a-t-il des contrôles à faire pour maintenir ces containers à une température constante ?
— Peut-être. A moins que…
— Que ?
— Qu'au lieu venir chercher les cadavres ils en aient amené un nouveau ?
Dans cette crypte funéraire, la suggestion revêt une intensité plutôt dramatique, espère !
J'hésite un peu. Mais un mec c'est un homme, non ? Alors je me dirige vers le premier mausolée.
Ces couvercles pèsent une vache, mais un système de compensation hydraulique ou je ne sais pas quoi permet de les soulever avec le petit doigt.
Thérésa a deviné juste. Ils ont bel et bien amené un nouveau pensionnaire.
Pinaud est allongé dans le compartiment, avec son vieux bitos sur la poitrine.
Il y a des femmes qui, dès avant leur mariage, sont déjà faites pour être veuves. Ainsi de Mme César Pinaud. Elle porte en elle le veuvage comme certains prêtres leur apostolat. Elle est nantie de la résignation miséricordieuse nécessaire pour assumer ce genre de position sociale. Sombre épouse confite en dévotion, souffrant sans cesse de mille maux aux noms surannés ; malbaisante par vocation, elle aura escorté son valeureux compagnon dans le seul but de lui survivre et de le pleurer. Elle est de ces femelles qui ne deviennent véritablement épouses qu'après la mort de leur conjoint ; la vie conjugale n'étant qu'une sorte de long purgatoire matrimonial égayé de confitures et assombri par la peur de l'existence. La maladie toujours à l'affût, le péché sans cesse menaçant. Dame Pinuche a attendu son heure qui coïncide avec la dernière de son époux, en pratiquant au maximum la chasteté, la diète, la prière, la tisane et le tricot.
Elle se tient très droite à mon côté, dans la pièce servant de morgue à l'hôpital où l'on a amené la dépouille de Pinuche. Vêtue de noir, comme par enchantement, blafarde et pétrifiée dans un stoïcisme recueilli, on croit déjà voir flotter du crêpe autour de son visage. Le crêpe noir, vaporeux, barreaux de sa prison-royaume.
Maman que j'ai prévenue est là également, accompagnée de ma chère Marie-Marie, et toutes deux pleurent devant la dépouille de ce cher compagnon qui fut si frêle et si courageux pourtant. Cocasse mais plein de grandeur.
Le professeur Sassaigne qui a examiné le corps m'explique dans l'oreille gauche que le défunt a reçu une manchette sur la nuque au « point Z », là que le convecteur hybride s'enfourne dans le grand balutin convexe. C'est un des trois centres de fromagisation de notre individu, avec le roupette-indurant et le guigno-lingue de maturation. Un coup terrible que seuls pratiquent certains lutteurs nippons ayant accédé à l'initiation finale.
Il s'interrompt à cause d'un remue-ménage. Quatre motards en gants blancs mousquetaire viennent de pénétrer dans le local. Ils forment la haie et gardavousent. Un lieutenant de gendarmerie paraît à son tour, précédant un homme corpulent, sanglé dans un costume bleu croisé entièrement neuf : Son Excellence Alexandre-Benoît Bérurier, nouveau ministre de l'Intérieur par la grâce de Dieu et la volonté présidentielle.
Le Gros, rasé de frais, talqué jusqu'aux oreilles, chemisé de blanc, cravaté de noir. Des membres de la police sont sur ses talons. Chefs en tout genre : directeurs, divisionnaires, officiers… Tout un groupe compassé, solennel, guindé.
La morgue est pleine tout à coup de cette foule étrange.
Bérurier s'approche du chariot où repose notre vieux compagnon. Il s'incline, comme il l'a vu faire si souvent par ses prédécesseurs devant la dépouille des flics morts au champ d'honneur, puis il va à Mme Pinaud, lui presse longuement la main en déclamant :
— Condoléances émues, sincères et véritab'ment navrées, chère maâme.
Après quoi, il sort de sa poche une feuille de papier qu'il déplie calmement et se met en devoir de la lire.
— Inspecteur principal Pinaud, attaque-t-il d'un timbre ferme, la République française que vous avez servie avec tant de courage et de négation, j'veux dire d'abnégation, votre vie dupont, j'veux dire durant (qui c'est le con qu'a tapé ça !) vous remercie pour votre sacrée sauce suprême, je veux dire pour votre sacrifice suprême. Vous êtes mort en croupissant votre devoir, inspecteur principal Pinaud, et la natation tout entière saucisson, je veux dire s'associe, au deuil de votre admirable compagne ici présente. En vertu des pouvoirs qui me sont confédérés, en mon nom et au nombril du président de la République, je vous décore à titre posture de la Région d'honneur !
Il prend la médaille à ruban rouge qui lui est présentée sur un coussinet conçu exprès pour ça.
C'est en s'inclinant sur le défunt que le ministre craque.
— Pinuche ! balbutie-t-il. O ma vieille fripe, ça va t'faire une belle jambe ! Comment t'est-ce t'a-t-il pu te laisser scrafer par des empaffés de Jaunes, boug'de vieux croûton. Au moment qu'on s'attendait pas. Toi, une espèce de branleur qu'a passé à travers tant de vilains coups fourrés ! Combien d'fois-t-il je t'ai-je vu dans les pires situasses, mon con ; et ta pomme, mine d'rien, comme tu t'roulais un mégot, tu r'prendrais les choses en main ! On avait toujours l'air d't'avoir sorti d'la naphtaline, mais t'avais l'chou et les réflesques d'un gars de trente balais, boug'de vieill'seringue ! Et v'là qu't'es raide comm'un godemiché et qu'je dois naugurer mes z'hautes fonctions en te pinglant c'te babiole su'l'placard. O César, mon pote, mon pote !
L'Excellence éclate en sanglots tumultueux et épingle la médaille sur la poitrine concave du héros mort.
— Aïe ! fait alors une voix.
M. le miniss se redresse. Se tourne vers l'assistance, l'œil sévère :
— Qui est-ce-t-il qu'a fait « Aïe » ? demande Son Excellence.
— Moi, murmure le mort. Tu m'as piqué !
Une houle stupéfaite passe dans la foule présente. Chacun fait un grand pas en avant. Mme Pinaud brusquement déveuvée s'évanouit avec à-propos.
Le professeur Sassaigne s'est précipité. Il est déjà en train de tripoter le ci-devant cadavre. Il branle son auguste chef en psalmodiant des expressions médico-latines aussi vite que ça peut.
Baderne-baderne reprend du poil de la bête et se dresse sur un coude. Il contemple l'aimable société assemblée d'un œil qui frise l'incrédulité.
— Messieurs-dames, salue-t-il. Pourrais-je savoir où je me trouve ?
Il se tait pour masser sa nuque douloureuse.
— J'ai eu un malaise dans une cabine téléphonique, déclare-t-il. Et je…
Pour lors, le ministre éclate :
— Non, mais y m'les fera toutes, ce vieux peigne ! Vous avouererez ! J'sus là qu'j'lâche mon ministère pou'v'nir décorer c't'apôtre. Et c'est Légion d'honneur par-ci, discours par-là, chagrin à tout va, pour en arriver qu'c'te crème de gland s'met à jouer les gares Saint-Lazare et me ressuscite en plein'gueule, bordel ! D'quoi qu'j'ai l'air, moi, d'vant tous les corps constipés d'la Rousse, à jérémier su'un cadav'qui crie « Coucou, m'r'v'là ! ». Et c'te médaille, dis, fesse d'rat malade, j'm'la fous t'au cul ou j'la décerne au Sénégalais qui balayait l'tortoir quand j'ai arrivé ? Non, c'est bien pour dir'd'faire chier son monde, Seigneur Dieu ! On t'd'mandait quéqu'chose, 'spèce de nœud coulant ? Maâme Pinaud qui veuvait dign'ment, tout l'monde la larme aux yeux et moi, lancé à fond la caisse dans les r'grets éternels ! Tu m'la copiereras, César ! Celle-là, tu m'la copiereras, juré. Se payer la bouille d'un miniss ! Tu vas t'r'trouver au chômedu, mon pote ! J'peux pas m'permett', pour mon autorité, d'passer su'un affront pareil !
Et Son Excellence quitte la morgue en bousculant tout un chacun. Ses imprécations moutonnent dans les couloirs vétustes, reprises et amplifiées par de vieux échos.
L'assistance s'égaye, puis s'égaille.
Une plombe après cette résurrection qui restera fameuse dans les annales, voire dans les anus, je me trouve en tête à tête avec la Vieillasse dans une chambre à peine plus grande que l'armoire à balais. Elle est tellement exiguë qu'on a dû placer le lit en position quasi verticale pour l'y faire tenir.
Le professeur Sassaigne m'a expliqué le phénomène qui a plongé Pinaud en léthargie : une déconnection des centres graviaux dans le méandre dur du subjectif analogique. Ensuite, sa congélation a pétrifié le phénomène et c'est en dégelant que le sujet a repris vie. La chose s'est déjà produite dans le grand nord canadien, en 1955, et une autre fois dans l'Himalaya lorsque l'explorateur italien Eugenio Vertigo est tombé de l'escabeau dont il s'était muni pour atteindre le point culminant de l'Everest. Ce qu'il y a de fumant avec le monde médical, c'est qu'on y trouve toujours une explication rationnelle aux mystères les plus effarants.
Et donc, Pinaud n'est pas mort. Pinaud cuit ? Jamais ! Pinaud cru ? Toujours ! Vive Pinaud !
Il est déjà en train de se confectionner un futur mégot. Pour l'instant, la chose qu'il roule entre ses doigts (blague à part) ressemble presque à une cigarette. Mais il va non pas « l'allumer », mais y « mettre le feu » ; et, magiquement, le cylindre torturé comme un cigare italien ou une merguez va se changer en clope. En clope-cloporte.
— Tu me racontes, Pinuche ?
Il ne demande que cela, le pauvre biquet, ayant retrouvé l'usage de la parole !
Alors qu'il démarre… Ce que je sais déjà pour commencer et que je t'épargne, me contentant d'un bref résumé en mémorance de ta connerie, pour te mettre la pendule à l'heure. Son idée clé : quelle portée le talkie-walkie piégé ? Mathias lui fournit un ordre de grandeur. Alors la Guenille se met à fouinasser dans le quartier, aux abords — mille sabords ! — de l'église. Et à tourniquer, tu sais quoi, Eloi, il aperçoit une petite dame, extrêmement japonaise d'aspect, qui papote avec des gens émus par l'explosion de l'église. Elle se rencarde mine de rien sur les conséquences. Apprend qu'il y a eu mort de pénitente. La dame s'en va, renseignée, Pinaud au der. Elle regagne son magasin d'esthétique. La Pine se placarde dans le coin et décide d'attendre. Il poireaute des heures. Sa persévérance est enfin récompensée. Une grosse Mercedes noire stoppe dans la rue, non loin de la boutique. Un Jaune en descend, qui pénètre dans l'immeuble. La Vieilloque décide alors de prévenir Mathias. Il se rend à la cabine téléphonique et compose son numéro. Le Rouillé décroche. Pinuche exulte, je te l'ai déjà dit à la page j'sais pas combien. Sa jubilation est de courte durée car, brusquement, le monde cesse d'exister et il se réveille le lendemain dans une morgue d'hôpital pendant qu'un enfoiré de ministre lui plante l'épingle d'une Légion d'honneur dans la viande. Car retiens bien cela, mon fils, tout comme la rose dont elle a la couleur, la Légion d'honneur comporte des épines !
— J'avais vu juste ! se remet-il à triompher le Big Dabe !
Et alors, il me plonge dans la confusance extrême.
— J'ai noté le numéro de cette Mercedes, m'annonce-t-il.
Il l'a noté ! Lui Pinuche, un débris au bout du rouleau, a eu cette élémentaire réaction. Et moi pas.
Cette nuit, rue Gaston-Debois, lorsque je me suis éveillé en sursaut, je n'ai pas pensé une seconde à regarder la plaque minéralogique de la voiture, tout à l'affolement de découvrir brusquement cette auto à l'arrêt.
— Cherche mes fringues, petit. Dans la poche-briquet de ma veste, tu trouveras un ticket de métro. Au verso, il y a le numéro en question. Achtung : plaque diplomatique. Un C.C., mon cher. Donc, vas-y doucement.
Y aller doucement ! Il est bon, l'Ancêtre ! Plus tant branché ! Pas cool la moindre. Il s'imagine encore au temps de la monarchie. Cézigue pâteux, la chute des privilèges, connaît pas. Il en est toujours au droit d'aînesse, au lait d'ânesse, au sacro-saint respect de tout ce qui est riche et titré.
En deux coups les gros, j'apprends que la Mercedes appartient au consulat général d'Albanie. Ce qui ne laisse pas de me surprendre, comme disait la maréchale Mongenoud à la comtesse de Prantmois. J'imagine mal qu'une tire officielle, dûment homologuée, serve à véhiculer de la viande froide ! Bon, faut voir…
Les Albanais, je sais pas si on te l'a raconté, c'est pas des ultra-marrants. Faudra que je leur fasse expédier une bonbonne de fluide glacial, une douzaine de vessies pétomanes et un service complet de verres baveurs pour essayer de les dérider. M'est avis qu'ils doivent aller se planquer dans les gogues pour se marrer un petit coup à la sauvette. Et encore, y a sûrement un œilleton de contrôle dans leurs cagoinsses, je présume. Ah ! ils sont loin du roi Zob, pardon : Zog, les mecs ! D'Edmond About (de forces) le Roi des montagnes, une chiée histoire.
M'en souviens plus très bien. Fallait que je prenne l'escabeau pour décrocher ce book, tout en haut de bibli. About, tu penses ! Ab. Il commençait la série. Depuis, y a eu Aaron… About, c'était le torticolingue assuré. Zola, le tour de reins. Des gaziers impecs : Flaubert, Gauthier… Tu les avais à la hauteur d'œil. C'est ça, en littérature, les véritables privilégiés. Moi, j'aurais fait grand écrivain, au lieu d'écrivain populaire, j'étais sûr de morfondre en bas de rayons : San-A., tu parles. Le « S », à la cave, juste avant Voltaire. Heureusement, on me séjourne dans les chiottes. Si bien que, dans quelque maisonnée, toute la family me manipule au moins une fois par jour, et plus quand il y a chiasse en la demeure. De la sorte, je suis perdurable (de lièvre). Parfois, quand le distributeur de faf à train fait relâche et qu'un déféqueur se trouve en rade, on m'ampute la page de garde, celle du faux titre, et la dernière, si ça ne suffit pas, celle où figure le blaze à Bussière, notre imprimeur. Les autres, ils n'osent pas. Ce serait sacrilège. Alors, ils se sèchent à l'air ; en s'éventant l'oignon de la main. La vie a ses pauvretés… Elle n'a presque que cela, d'ailleurs. On s'accommode. On se dit que bon, pour le temps qui nous reste, ça ira bien. Et, de fait, ça va bien. On fait avec, on se résigne. Quand t'es pas de la jaquette flottante, un trou du cul ne tire pas à conséquence…
Et je te reviens à l'Albanoche qui me reçoit… Cette frite, mes aïeux ! Noire, aiguë, avec des poils sur les pommettes et un regard de faucon affecté de strabisme. La bouche en coup de poignard. Fringué bodygraphe.
Je lui décline mes titres. Lui explique qu'on recherche leur Mercedes noire, laquelle a heurté une vieille dame, laquelle est morte, laquelle mort doit être sanctionnée comme il convient, nonobstant l'immunité diplomatique…
Le regard du gars s'assombrit et se pince de plus en plus. Un moment, je me demande s'il va pas me faire fusiller séance tenante par ses secrétaires qui doivent toutes avoir une Raskolnikov dans leur placard.
Il laisse tomber les commissures de ses lèvres pour causer.
— Notre consulat ne possède aucune Mercedes noire.
Je lui allonge le numéro relevé par Pinaud.
— Et aucune plaque minéralogique portant ces chiffres ? insisté-je.
Il lit, sourcille, ce qui barre le sommet de son visage d'un large trait noir. Puis il sort de la pièce sans s'excuser.
J'attends en regardant la photo officielle d'un gus pas marrant dans un cadre doré orné d'un drapeau albanais. Ses yeux sont si acérés qu'ils doivent « m'observer pour de bon ». J'essaie de le désarmer d'un beau sourire franc et massif, mais il garde son visage de bois.
Au bout d'un moment, celui qui s'occupe de mon problème revient, l'air plus que pas content.
— Effectivement, ce numéro correspond à une de nos voitures, annonce-t-il, mais il s'agit d'une Volvo gris métallisé de modeste cylindrée.
— Me serait-il permis de la voir ?
Il va pour refuser ; j'ajoute précipitamment :
— Ainsi je pourrais attester qu'il ne s'agit pas du véhicule incriminé, et la chose serait classée.
Cette seconde partie de mon discours le convainc.
— Suivez-moi !
Trois tires dans le garage, surveillées par un mec chafouin à l'air enchifrené (il a peut-être le rhume des chafouins). Une DS blanche, une Golf GTI, la Volvo métallisée portant le numéro que Pinuche a relevé sur la Mercedes.
Mon escorteur dit un truc en albanais moderne au gardien du sérail. Ce dernier va fouiller la boîte à gants de la Volvo et en extirpe la carte grise de la chignole, munie d'un volet protecteur transparent. Sans un mot, il me la tend. J'en prends connaissance et, de fait, le numéro fatidique a bien été attribué à la Volvo.
— Satisfait ? me demande l'escogriffe au vrai regard de faucon.
— Convaincu, lui dis-je en rendant le document.
— La personne qui a relevé le numéro se sera probablement trompée ?
— Je ne pense pas.
— Vous envisagez une autre hypothèse ?
— Oui.
— Laquelle ?
— Quelqu'un a reproduit cette plaque pour équiper une voiture dont il ne se sert que dans des cas particuliers.
— Cela me paraît bien téméraire.
— Quelqu'un de téméraire, dis-je d'un ton léger.
Le condor brun caresse les poils de ses pommettes.
— J'espère que vos services parviendront à mettre la main sur cette Mercedes fantôme…
— Je l'espère plus que vous. Bon, eh bien, il me reste à vous remercier pour votre accueil chaleureux.
Il semble ne pas relever l'ironie de mon propos et me raccompagne jusqu'à la sortie du consulat.
Je me retiens de lui tendre la main, sachant bien qu'il n'aurait pas la moindre envie de me la serrer. Ses yeux pincés se plantent sur ma bouille comme une pince de homard.
Alors je balance la sauce :
— Vous recevez beaucoup de Japonais ici ?
Cette question-grappin pour tenter d'arracher une réaction au bonhomme.
Je l'obtiens. Il a un léger tressaillement musculaire. Son grand zygomatique dérape. Son regard poinçonneur me quitte un bref instant. Touché !
Puis il se récupère. Le tout n'a pas duré deux secondes.
— Pas à ma connaissance ; pourquoi ?
— Pour rien, merci.
Je m'éloigne. Thérésa que j'ai récupérée m'attend dans sa voiture bordelière, à deux streets de là. Installé à son côté, je renverse ma belle tronche d'intellectuel surchauffé sur l'appui-tête. Fatigué, fatigué, fatigué ! En rade de pionce. Le jour où je prendrai des vacances, j'irai dans une auberge au fond des bois, j'avalerai un somnifère, histoire d'en rajouter, et je dirai qu'on me laisse dormir pendant trois jours d'affilée.
— Qu'est-ce que ça donne ? demande ma consœur.
— Intéressant. Plus j'avance, plus je me rends compte que le K.K. Boû Din est une organisation gigantesque qui a noyauté tous azimuts. Il a raison, Yamaha Késouton Ku, nous ne sommes pas de taille.
— Tu cherches quoi ?
— Je suis une pauvre tête de nœud qui s'obstine à vouloir récupérer une tête d'ogive parce que le président de la République l'exige.
— Celle que Karol le Pieux venait d'obtenir quand on l'a tué ?
— Affirmatif.
— Mais on l'a buté pour la lui prendre, non ? C'est donc sans espoir ; elle a été fourguée depuis belle lurette !
— Le président pense que non.
— Il se base sur quoi, ce grand homme ?
— Tous les services de renseignements occidentaux ont été progressivement contactés et aucun d'eux n'a eu vent d'une quelconque transaction à ce sujet. L'état-major des S.R. français incline à penser que l'ogive de merde est en rideau quelque part et que ceux qui la détiennent prennent leur temps pour traiter. Il se demande même si Karol ne l'aurait pas planquée avant de crever et il ne serait pas surpris qu'elle n'eût point été retrouvée…
— Bon, alors tu en es où et que décides-tu ?
— J'en suis à la partie inférieure de l'entonnoir tournoyant sous l'effet de la force centrifuge et m'apprêtant à passer par l'orifice de sortie. Je décide que ça commence à bien faire et que je ne vais pas m'endormir sur ce fromage jusqu'à la fin de ma brillante carrière.
— Donc, on joue « stop » ?
— C'est pas dans mes manières, mais oui, j'abandonne. Courir dans tous les sens, provoquer des assassinats en voulant trop bien faire, sans pour autant avancer d'un iota, classe ! J'irai annoncer au président que je déclare forfait.
— Il ne va pas être content.
— Quand on fait ce métier, il faut apprendre la désillusion.
Je ferme les yeux et demeure un moment immobile, perdu au creux de ma fatigue. La lassitude est un berceau. Tiens, faudra que je le note. Ça fait bien dans mes books ; ça donne à croire que je suis un écrivain.
Une caresse que je qualifierais d'intime pour ne choquer personne déplace mon abandon vers la case voluptas. C'est la main de Thérésa qui glisse lentement sur ma région subalpine. Je lève un store : elle vient d'opacifier les vitres et nous sommes pratiquement seuls dans la rue. Elle a raison : c'est fichtrement godant ! Savamment, elle me désintime Pollux. Cette simple manipulation pratique l'épanouit. Et la voilà que me joue la Flûte enchantée d'Amadeus Wolfgang Mozart.
Amadeus…
Je pense à l'autre, au mien, à celui que j'ai rencontré au début de cette enquête. Le tueur à gages moribond.
Thérésa, elle sait te pratiquer le turlutute salivaire à basse fréquence. Sa menteuse est d'une frivolité folle ! Ne t'épargne aucun millimètre carré, aucun centimètre cube, aucun décimètre linéaire. Elle pratique la goinfrette silencieuse. Quelle application ! Quelle précision ! Elle doit avoir des ratiches rétractiles car tout est velours…
J'ai le regard mi-clos. C'est good ! C'est foot ! C'est fast-food ! Miamiam bonno !
— Salope exquise ! je lui complimente, le timbre noyé.
Rien de plus élastique que ce mot de salope. Il exprime une gamme infinie de qualificatifs depuis « mon amour » jusqu'à « sale pute ».
De temps à autre, elle marque un temps d'arrêt, histoire de reprendre souffle et d'admirer son œuvre. C'est cela « se faire reluire ». Tu verrais Coquette : on dirait qu'elle vient d'être repeinte ! Qu'on lui a refait les chromes !
Thérésa a une espèce d'illumination qui lui arrive depuis le tropique du Capricorne. Elle est éclairée du dedans. Braoum ! elle regobe mon plantureux.
Et puis ma pomme, alors que je commence à ressentir des pulsions émotiques dans le chipolata verseur, j'avise quelqu'un à travers la vitre fumée. C'est le chafouin qui gardait le garage du consulat albanais. Il marche d'un bon pas, en promenant un berger allemand gros comme un veau. Ce qui me surprend, c'est la rapidité de son allure peu apte à permettre les mictions de son toutou. Ne lui laisse pas le temps de renifler les bordures de trottoir, à son molosse. Le pas de charge !
— File ce mec ! enjoins-je à Thérésa.
Stoppée en pleine fellation, elle se redresse. Puis, se souvenant de sa carence de la nuit lorsqu'il s'est agi de courser la Mercedes noire, elle m'abandonne le lactaire délicieux pour cramponner son volant. Suivre un piéton, en voiture, paraît chose aisée, mais ça présente bien des difficultés, la première étant que les sens interdits ne le sont pas pour lui et aussi qu'une bagnole roulant au ralenti attire l'attention.
Heureusement, l'homme ne va pas très loin. Il fonce en direction d'un bureau de poste, mais n'y rentre pas. Il pénètre dans une cabine téléphonique extérieure après avoir accroché la laisse de son cador à la grille d'un arbre voisin.
Tandis qu'il tube, dos à nous, je prie Thérésa de stopper à la hauteur de la cabine. Je descends, referme ma portière et ouvre celle de derrière, côté trottoir.
— T'as encore des projets ? ricane ma consœur. Je croyais que t'avais raccroché ?
Je lui envoie un baiser du bout des doigts et vais me planter à côté de la cabine comme un futur usager qui attend son tour. Le gars parle en anglais. Un anglais laborieux. Il est en train de raconter ma visite au consulat général d'Albanie et mes questions à propos des plaques de la voiture.
Un hymne entièrement interprété au luth à pédale emplit mon cœur.
« Grâce à l'amour ! me dis-je. Si Thérésa ne s'était pas mise à me prodiguer cette admirable gâterie, nous serions partis et je n'aurais pas vu le chafouin… Merci, Cupidon ! »
Le déclic de l'appareil raccroché. L'homme pousse la porte d'un coup d'épaule. Il ne m'a pas encore vu. Je me baisse pour faire mine de relacer mon mocassin. Et vlaouf ! Un coup de poing dans les bijoux de famille. Il a un cri interrompu par l'intensité de la douleur. Alors je le gaufre par le col et le pousse vers l'auto. Il titube. Malgré sa souffrance, il cherche à regimber. Une manchette sur la nuque le ramollit.
Pendant ce temps, le berger issu de germain aboie en toute férocité. Il doit être dressé comme un ordinateur, cézigue, et j'aurais déjà sa panoplie de crocs dans les miches si son maître n'avait eu la bonne idée de l'attacher.
En voiture, Simone !
Je claque la portière. Thérésa décarre. Trois personnes qui ont assisté au rapt nous regardent avec un intérêt timide. Je leur montre ma carte de police à travers la vitre pour leur permettre de retrouver leur sérénité. Ne jamais perturber les âmes pures !
Le cador tire tant tellement sur la grille corsetant l'arbre qu'il va finir par l'arracher. Ensuite, il n'aura plus qu'à arracher l'arbre et il aura retrouvé la liberté.
— Maison Pébroque ? demande Thérésa.
— Non, ma gosse : rue Gaston-Debois.
Je lis sa surprise dans le rétroviseur.
— L'ambiance y est meilleure, j'ajoute !
Pour avoir l'esprit tranquille, je passe les poussettes au chafouin. Puis je le soulage de la pétoire qui gonfle sa poche intérieure gauche. Après quoi je me mets à chantonner un ancien, mais très joli succès de Françoise Hardy qui dit comme ça que « c'est à l'amour auquel je pense » (à l'amour dont au sujet de laquelle elle nous avait causé, bien entendu).
Cette baraque de chiasse, avec son gros bouddha boudeur de l'entrée et ses trois cercueils frigorifiques du sous-sol, je commence à en prendre l'habitude. Bientôt, je finirai par m'y sentir chez moi et j'y amènerai mes pantoufles.
On dévale jusqu'à la crypte (c'est ainsi que j'ai surnommé la cave recelant les deux dames mortes). Qui sont-elles ? Qu'attendent-elles ? C'est vraiment peu banal, t'admets ? Moi, ces gens du K.K. Boû Din, je les trouve pas croyables. Jamais eu affaire à une organisation de ce genre, à ce point ramifiée. C'est un arbre dont les rameaux poussent dans tous les sens.
Je vais soulever les trois couvercles et invite mister chafouin à contempler le paysage.
— Elles sont belles, n'est-ce pas ?
Il ne bronche pas lulure.
— A propos, vous parlez français ? Sinon, on s'expliquera en anglais. Ne me dites pas que vous ne connaissez pas non plus cette langue, j'ai entendu votre conversation dans la cabine.
Le chafouin, faudrait peut-être, par correction d'auteur, que je t'en casse un peu plus sur lui. Il est grand, avec une tignasse roux foncé ébouriffée, le teint cuivré, les yeux clairs, de grosses lèvres négroïdes, des joues pas rasées de près et un air qu'on le fait chier à ne plus en pouvoir, comme dirait le Gravos (pardon : Môssieur le Ministre !).
In petto, je m'offre une partie de déprime. « Encore un interrogatoire ! me dis-je. Encore des pressions morales et physiques à exercer sur un type pour l'obliger à dire ce que je veux savoir. » Il a envie de vomir, l'Antonio, d'un tel micmac ! De crier pouce ! De tout plaquer pour s'en rentrer chez sa vieille. Elle devra me confectionner un gratin de cardons, m'man. Avec un rôti de veau tout simple. Et puis je voudrais m'allonger tout habillé contre Marie-Marie… Et puis regarder n'importe quoi à la télé… Et puis aller chercher une bouteille à la cave. Mais une bouteille de quoi ? Mon Château Chalon commence à se madériser. Et puis…
Bon, puisque te voilà à pied d'œuvre, pauvre Pierrot Lunaire, vas-y !
— Vous parlez français ?
— Oui.
— A qui avez-vous téléphoné, à l'instant ?
— A ma sœur.
Je lui tire une droite en boulet de canon à l'endroit où Mazarin portait la mouche. Ça me le digue-digue séance tenante. Un k.-o. très sec.
— Biche-le par les pieds, Thérésa !
Elle a pigé. On soulève le chafouin et on le dépose dans le cercueil vide. Il revient à nous instantanément. Le froid l'empare.
— Si tu ne parles pas, je rabats le couvercle et on s'en va ! Fais vite, tu vas perdre conscience.
Comme il paraît encore hésiter, je boucle le cercueil. Mais avant que le couvercle ne soit complètement fermé, il hurle :
— Nnnnnnnaooooonnnn !
Ce qui, selon moi, doit signifier « non ».
— Tu m'as parlé ? lui demandé-je en rouvrant le frigo.
Tu vois, ce qui rend notre planète toute petite, c'est pas seulement la rapidité des moyens de locomotion, mais le fait que le même texte puisse s'imprimer simultanément dans le monde entier. Qu'il fasse jour ou nuit, les cinq continents reçoivent dans l'instant toutes les informations essentielles à la marche de notre boule de merde. Les jolis appareils Reuter répercutent les cours des marchés à Tokyo, Londres et New York, si bien qu'il n'existe plus qu'une seule Bourse hydre où l'on foire-d'empoigne à tout va.
J'explique tout ça à ma chauffeuse, tandis qu'on s'éloigne de Paname par l'autoroute de l'Ouest. C'est venu des confidences du chafouin (dans ses bottes). Pour un subalterne albanais, il en sait des choses sur l'organisation secrète japonaise, l'artiste ! Que justement, il nous a expliqué que l'infrastructure est japonaise, mais que sinon, c'est international et que ça fonctionne partout, aussi bien à Moscou qu'à Sydney, au Cap qu'à Buenos Aires, à Marseille qu'au Caire. C'est la Bourse du Crime ; une connivence planétaire fonctionnant dans l'ombre. D'ailleurs, en japonais ancien, K.K. Boû Din signifie « Dragon de feu » ; j'espère que tu ne l'as pas oublié malgré que je ne te l'aie pas encore dit. Et ce foutu dragon le pète, le feu !
Diabolique, il planque ses têtes pensantes dans des jobs plus que modestes. Ainsi, le chafouin qui est première langue de velours dans la section européenne accomplit-il d'obscures fonctions grouillottes dans un consulat confidentiel.
C'est lui qui s'occupe de la locomotion des membres chargés des actions. Il procède au dispatchinge des voitures et son astuce consiste à brouiller les pistes éventuelles en équipant les automobiles des uns avec les plaques des autres.
Il nous a appris que le chef du K.K. Boû Din pour l'Europe occidentale est un nouvel élu dont on ne connaît pas l'identité et encore moins les points de chute, naturellement. Il a été nommé par le Grand lotus à tabac de Yokohama. La marque de son investiture est une montre dont le bracelet d'or est soudé afin de ne pouvoir quitter lé poignet de l'élu. Le bijou est classique et n'attire pas l'attention. Mais, lorsque son possesseur fait basculer le cadran mobile, il s'en dégage un rayon laser capable de couper un homme en deux et de sectionner aussi aisément une barre de fer.
Moi, me connaissant comme je te connais, tu penses que je lui ai demandé, au chafouin, la manière de pouvoir rencontrer ce grand chef. Il chiquait à l'ignorance absolue. Au grand mystère insondable. Y a fallu qu'on le replace dans le cercueil pour qu'il se décide. Et encore il est parvenu à tenir trois secondes deux dixièmes à moins cent cinquante degrés avant de craquer, si je puis dire.
Ce qu'il m'a bonni, c'est sous toutes réserves, comme disent les Indiens. Selon un de ses alter ego du K.K. Boû Din, qui le tient lui-même d'une Japonaise appartenant à l'Organisation, le P.-D.G. se déplacerait dans un fourgon blindé et banalisé. Le véhicule serait aménagé en un délicat studio mobile où le grand chef européen séjournerait durant des heures, des jours parfois sans en sortir. Le fourgon disposerait de la radio, du téléphone, de défenses sophistiquées et d'un confort inouï par rapport à son exiguïté. La Japonouille a confié à l'alter ego, qui l'a confié au chafouin, de qui je le tiens, que l'homme mystérieux se fait placer sur un parking d'hostellerie, par exemple, ou devant un immeuble. Et il passera là jusqu'à quarante-huit heures consécutives, seul dans le fourgon.
Après chaque séjour, le fourgon est modifié. Une équipe spécialisée le déplace d'un châssis sur un autre ou bien le repeint. La transformation s'opère chez un carrossier des Yvelines, un dénommé Rondouille.
Est-il besoin de te dire que c'est chez ce personnage que nous nous rendons… sous toutes réserves ?
— On fait une petite halte au prochain parking ? propose Thérésa. N'oublie pas que nous ne sommes pas allés jusqu'au bout de notre propos, tout à l'heure.
Je caresse sa cuisse droite avec amitié.
— Je serai à ta complète disposition plus tard, ma grande ; pour le moment, c'est l'hallali.
Elle sourit et me jette un rapide regard.
— Et tu prétendais vouloir décramponner ! C'est pas ton genre : tu es beau comme le succès, commissaire de rêve !
— Merci.
Elle renonce à l'amour, mais branche de la musique. Vivaldi. C'est gouleyant dans les trompes. L'autoroute est presque déserte. La campagne étincelle sous un beau soleil que j'espère d'Austerlitz (gare !). Ma fatigue s'en est allée et me voici plein de fougue, d'énergie, d'espoir. Je me dis : « Et si, malgré l'importance de cette organisation, je parvenais à mes fins ? C'est-à-dire à retrouver l'ogive au président ? » On rêve. « Rêvons, rêvasse, mets ton c… sur ma face », comme le disait avec tant d'humour la chère Françoise d'Aubigné, qui devait devenir tour à tour, Mme de Maintenon, Mme Scarron et Mme Quatorze.
Une sorte de terrain vague pas si vague que ça. Côté route, il y a une maisonnette coconne sur laquelle est écrit « Charles-Joseph Rondouille », Carrosserie. A l'autre extrémité, un grand hangar-atelier. Entre les deux constructions, des épaves de voitures, et puis des volailles qui picorent et pattounent dans la bouillasse.
La lumière gerbante d'un arc à souder illumine le hangar dans les tons bleus. Ça fait plein d'étincelles : feu d'artifice miniature.
Un gros zig avec un casque de soudeur, vêtu d'une combinaison bleue, graisseuse, serrée à l'emplacement de la taille (car il n'en a plus depuis des décennies) par une large ceinture de cuir, s'active sur une Rolls blanche. Un grand malingre albinos l'assiste.
Je descends de la CX pour aller interviewer le tandem. Le gars Rondouille, tout à sa soudure, met du temps à me constater.
Il ne se presse pas de m'intervenir, mister Rondouille. Le Dragon de feu, ce serait plutôt lui, présentement, avec son bec qui en balance cinquante centimètres !
Le taré qui lui passe les outils me défrime à la dérobée. Il se paie une tronche à jouer le rôle du demeuré dans du Steinbeck. Comme il paraît inoccupé pour un temps, je lui fais signe d'approcher.
Il obéit, l'air de plus en plus anxieux.
Because le lance-flammes qui ronfle, je dois pousser le ton pour me faire auditionner.
— Salut, lui dis-je. Le fourgon est venu se faire arranger, ces jours ?
L'air très « in », mézigue, avec une autorité, un mordant que je regrette de pas jacter devant une glace, ce qui me permettrait de m'admirer.
— Ouais, ouais, hier, il me répond, subjugué.
— Il ressemble à quoi, maintenant ?
Il se marre.
— Lustucru !
— Au poil. Maintenant, si j'ai un conseil à te donner, dis pas à ton patron que tu me l'as appris, ça pourrait te mettre en panne de santé, mon grand.
Le rugissement continu du bec à souder cesse. Ouf pour mes portugaises ! Le taulier, ou le tôlier, relève son casque vitré. Il a une bouille antipathique pour un gros. Des yeux de goret et une expression tortionnaire, moi je trouve. Il t'arroserait la gueule de son lance-flammes sans que ça fasse un pli.
— Qu'est-ce qu'il veut ? demande-t-il à son grand glandeur au lieu de s'adresser directo à moi, ce qui, conviens, est plutôt mal élevé.
L'autre ouvre déjà sa clape pour une connerie, mais je le prends de vitesse :
— Je lui demandais où se trouvait l'Agence Citroën la plus proche : on est en bisbille avec notre carburateur. Comme vous êtes carrossier, vous devez savoir ça, non ?
— Faut aller à Mantes-la-Jolie.
— Je sais pas si ma CX sera d'accord, je ronchonne. Enfin, je vais me débrouiller.
Et je file après un clin d'œil complice à l'albinos. Le soudeur ressoude, à l'inverse du bicarbonate qui, lui, dessoude.
Ils sont serviables, chez Lustucru. Eux autres, tu les connais ? Les œufs fêlés de Germaine, ils les lui carrent dans l'oigne ; mais à part ça, outre leurs pâtes aux z'œufs frais, ils font des pieds et dés mains pour t'être utiles.
En moins de jouge, ils me fournissent la liste complète de leur parc automobile ainsi que la position approximative de tous leurs camions au cours de cette journée. Fort de ces renseignements, je déclenche le plan Pattemouille, sur l'ordre exprès, ferme et définitif de M. le président de la Raie biblique.
Dans l'heure qui suit, six mille policiers, trois mille huit cent trente-deux gendarmes, huit cents contractuelles, mille six cent onze gardes champêtres, douze mille C.R.S., deux compagnies d'artillerie de marine, six bataillons de chasseurs alpins, cinquante pour cent des S.R., treize cent quarante douaniers et deux mille cinquante postiers bénévoles se mettent en quête d'un fourgon Lustucru. Dix-huit lignes téléphoniques sont bloquées pour recueillir leurs appels. Une équipe de vingt secrétaires diplômées collationne les numéros. Mon but, tu l'auras pressenti, je gage : découvrir sur le territoire un fourgon Lustucru dont l'immatriculation ne figurera pas sur la liste que nous a remise cette illustre maison qui préfère couper les nouilles au sécateur, plutôt que de couper les couilles au sénateur.
Et la tante commence, comme on disait chez Mme Arthur. Une ambiance effrénée, kif celle d'S.V.P. les soirs de grande émission publique quand la tévé fait semblant de laisser la parole aux cons.
Pendant ce déploiement, je prends un peu de repos dans un burlingue voisin. J'ai posé mes lattes et les nougats en éventail sur le sous-main en cuir artificiel véritable, et me laisse dodeliner.
Tu crois que je roupille ? Tiens, smoke ! Trop phosphorant du bulbe, ton Tonio, l'ami ! J'essaie de récapituler. De piger. Ce nouveau P.-D.G. du K.K. Boû Din qui se déplace dans un fourgon banalisé, qui stationne des heures, voire des jours, sur un parking ou dans une rue sans quitter sa prison camouflée, ça veut dire quoi ? Que fiche-t-il, le nouvel élu, dans son cube de luxe ?
J'ai beau tenter de défricher le mystère, le point d'interrogation continue de se dresser dans mon cerveau, luisant comme de l'acajou. J'évasive de plus en plus de la pensarde.
— Monsieur le commissaire !
Mes petons choient du bureau et je banque masculer en avant. La secrétaire qui vient d'entrer, avec son beau sourire et son cul cordial, me vape d'un regard tout bleu.
— Moui qu'donc ? coassé-je.
— On a trouvé ce que vous cherchiez.
Elle me présente une feuille de bloc.
— Cette immatriculation n'appartient pas à Lustucru. Le fourgon qu'elle concerne est stationné à Deauville, près du Grand Hôtel Carabosse depuis midi.
Le cœur me fait battre la joie, à moins que ce ne soit le contraire.
— Approchez-vous davantage, mon enfant ! conseillé-je à l'annonceuse de bonne nouvelle.
Elle fait le pas supplémentaire qui la met à portée de main. Je coule ma dextre sous sa jupe et remonte langoureusement son entrejambe. Je dois tirer sur sa vacherie de collants pour pouvoir escalader celui-ci et poursuivre ma marche triomphale jusqu'à son arc de triomphe. Je dépose un gratouillis mutin sur son poilu inconnu.
— Vous l'avez bien mérité, mon petit cœur, assuré-je. N'oubliez pas de me téléphoner demain matin, chez moi. J'ai deux places pour l'Hôtel de La Papouille Bleue, ce serait dommage de les laisser perdre. Maintenant, prévenez le pilote de l'hélico qu'on va décoller dans un quart d'heure.
C'est la môme Thérésa qui me drive jusqu'à l'héliport. Sa tire possédant tous les gadgets, elle comporte également, pour les urgences, un gyrophare et une sirène déblayeuse de glandeurs.
Ces petits perfectionnements (sur option seulement), joints au coup de volant de mon amazone, permettent de réaliser une jolie prouesse. Moins d'une demi-plombe après la découverte du fourgon « de trop », nous sommes dans les airs, Thérésa et moi, à bord d'une Alouette Anouilh à circonvolution biflexe.
Le ciel est de plus en plus bleu. Mon âme également.
— Vous l'apercevez, là-bas, sous le lampadaire ? me demande le commissaire Judemoule.
Je fais mieux que l'apercevoir. Grâce à mes lunettes d'approche, je le vois comme je vois une tête de nœud lorsque je te contemple. Cher père Lustucru, toujours sur la brèche. Il ne tente pas les curés fernandéliens, lui. Oh ! que non ! C'est pas un corrupteur, Dieu n'a rien à lui reprocher. Il peut rire à l'aise, le cher homme ; sa conscience est aussi fraîche que ses œufs. Et cette vieille peau de Germaine qui tentait de lui en refiler un douteux ! Mais t'as vu le comment qu'il a l'œil, m'siéur Lustucru ? Et calmos, sans se fâcher : « Pas de ça, Lisette (Germaine). Chez nous autres, les Lustucru's friends, on marne dans le surchoix, le plus que parfait ! On travaille pas pour les curetons. On engraisse la vraie véritable élite, nous autres ! »
— Vous le surveillez depuis que vous l'avez repéré ?
— Si fait, mon cher.
Son cher hoche sa sublime tête de penseur décompensé.
— Avec toutes les précautions requises pour ne pas être repérés de lui ?
Judemoule se vexe. Les provinciaux, un gars de Pantruche s'amène, illico ils se changent en hérissons.
— Ecoutez, collègue, faites le tour de l'esplanade, et si vous repérez nos « anges gardiens », je vous paie des filets de sole normands.
— Inutile de me faire remarquer en arpentant l'esplanade, mon bon, vos gars se trouvent dans la fourgonnette des P.T.T. rangée sur le bord de mer.
Judemoule démarre un ictère si j'en crois son teint jaunassu.
— Vous, vous êtes du métier, plaide-t-il.
— C'est vrai, admets-je ; seulement le mec qui séjourne là-dedans est du sien ! Où est passé le chauffeur du fourgon ?
— Il est descendu à l'Hôtel de la Capote britannique, à deux rues d'ici.
— Preuve que mon M. Mystère compte séjourner.
— Probable.
Thérésa sifflote entre ses dents, à l'arrière de la Pigeot de mon confrère.
— Vous passez à l'attaque ou on se fait cuire un bœuf mode ? me demande-t-elle brusquement.
Je reprends à mon compte son sifflotement interrompu. C'est l'indicatif d'une émission dont j'ai oublié le titre.
Une minute mélodique s'écoule. Et voilà ton Superbe qui frappe sa dextre de son gauche.
— On attaque, ma poule ! Et ça va être du jamais vu. Je peux user de votre téléphone, Judemoule ?
— Evidemment.
Je décroche et demande qu'on me passe dare-dare le commissaire du peuple en fonction dans le secteur. Ayant l'homme en ligne, j'y explique que je travaille mandaté directement par le chef de l'Etat, sous sa pleine et entière responsabilité.
Je lui annonce le numéro de code pour qu'il puisse vérifier. Ensuite, je lui conseille de s'armer d'un papier et d'une pointe Bic car il va devoir noter pas mal de choses.