7. La prière

Pendant une semaine, Nafai travailla chaque jour avec Issib. Ils dormaient chez Mère tous les soirs (sans lui en avoir demandé la permission, mais Mère ne les renvoya pas). Ce fut une période épuisante, moins à cause de la difficulté de la tâche que des pénibles interférences de Surâme. Cependant, Issib avait raison : on pouvait y résister ; et si Nafai avait d’abord réagi plus mal que lui, il s’adapta plus vite, surtout parce qu’Issib était là pour l’aider, l’assurer que le jeu en valait la chandelle et lui rappeler le but de toute l’opération.

Ils finirent donc par obtenir une image assez claire de tout ce que les humains avaient autrefois possédé et que Surâme leur avait interdit si longtemps de réinventer :

Un système de communication instantanée grâce auquel on pouvait se parler directement d’un bout à l’autre de la planète ;

Des machines capables de transmettre par ondes des œuvres d’art, des pièces de théâtre et des textes, et cela non seulement de bibliothèque à bibliothèque, mais chez les particuliers eux-mêmes ;

Des machines qui se déplaçaient à grande vitesse au sol, sans chevaux ;

D’autres qui volaient, non seulement dans l’air, mais jusque dans l’espace, ce qui paraissait évident ; sinon, comment les humains seraient-ils venus de la Terre sur Harmonie ? Mais Nafai dut d’abord, et à grand-peine, surmonter son aversion avant de parvenir à concevoir de tels objets.

Et les armes de guerre ! Explosifs, projectiles, certains si petits qu’ils tenaient dans le creux de la main, d’autres si terribles qu’ils pouvaient ravager des cités entières et même dévaster une planète. Maladies auto-mutantes, gaz toxiques, disrupteurs sismiques, missiles, plates-formes orbitales de lancement, virus destructeurs des gènes.

L’image qui se formait était à la fois magnifique et terrifiante.

« Je comprends mieux pourquoi Surâme agit ainsi, dit Nafai. C’est pour nous sauver de ces armes. Mais à quel prix, Issya ! Toute la liberté que nous avons perdue ! » Issya se contenta de hocher la tête. « Surâme nous a quand même laissé la capacité de tirer de l’énergie du soleil, les ordinateurs, les bibliothèques, la réfrigération ; toutes les machines de la cuisine, les serres ; et puis les magnétiques qui permettent à mes flotteurs de fonctionner. En plus, nous avons quelques armes de poing sacrément perfectionnées : les épées électriques et les pulsants. Comme ça, les grands costauds ne disposent d’aucune supériorité particulière sur les petits maigrichons. Surâme aurait pu ne rien nous laisser du tout, à part des outils en pierre et en métal, sans parties mobiles, et des arbres à abattre pour nous chauffer.

— On ne serait même plus des hommes, alors.

— L’homme reste l’homme, rétorqua Issib. Mais quant à être civilisé… C’est ça, tu vois, le don de Surâme : la civilisation sans l’auto-destruction. »

Une fois, ils voulurent en parler à leur mère, mais ce fut peine perdue. Hébétée, elle ne comprit rien à leurs explications et les quitta en plaisantant joyeusement : quel plaisir de les voir s’amuser ensemble malgré leur différence d’âge ! Quant à leur père, ils n’eurent pas l’occasion de s’entretenir avec lui.

Mais il y avait pourtant quelqu’un qui s’intéressait à eux.

« Pourquoi ne viens-tu plus en classe ? » demanda un jour Hushidh à Nafai.

Elle s’assit sur les marches de l’auvent à côté de lui et mordit dans son sandwich au fromage ; elle en emporta un large morceau, non une bouchée délicate comme l’aurait fait Eiadh. Bien sûr, c’était Mère qui apprenait à toutes ses élèves à se servir de leur bouche pour manger et à ne pas grignoter comme le voulait la mode chez les jeunes Basilicaines. Mais Nafai n’était pas obligé de trouver séduisante la manière dont Hushidh suivait les préceptes de Mère.

« Je travaille sur un projet avec Issib.

— Les autres disent que tu te caches », déclara Hushidh.

Qu’il se cachait ? Ah, à cause de la célébrité malvenue et controversée de Père ! « Je n’ai pas honte de mon père.

— Bien sûr que non, dit Hushidh. Ce sont les autres qui disent ça. Pas moi.

— Et toi, qu’est-ce que tu crois que je fais ? À moins que Surâme ne te l’ait dit ?

— Je suis déchiffreuse, rétorqua-t-elle, pas sibylle.

— C’est vrai, j’avais oublié. » Comme s’il allait se rappeler à quelle catégorie de sorcières elle appartenait !

« Surâme n’a pas à me dire comment ta vie se tisse dans la trame du monde.

— Ah, parce que tu vois ça ? »

Elle acquiesça. « Et aussi que tu es très courageux. »

Il la regarda, atterré. « Je travaille à la bibliothèque avec Issya, c’est tout !

— Ta vie s’entrelace dans la trame du plus petit des partis qui s’opposent dans Basilica ; mais c’est aussi le meilleur, celui qui doit gagner, même si personne ne voit encore comment.

— Mais je ne suis d’aucun parti ! »

Elle hocha la tête. « Bon, je me tais, puisque tu ne veux pas entendre la vérité. »

Elle se prenait pour une fontaine de sagesse, ma parole !

« J’écouterais un cochon péter si c’était la vérité qu’il lâchait », dit Nafai.

Elle se leva aussitôt et s’éloigna sans un mot.

Bravo ! Quel imbécile ! se gourmanda Nafai. Elle essaye de t’aider, et toi, tu te moques bêtement d’elle ! Il courut derrière elle. « Excuse-moi », fit-il.

Elle s’écarta avec un haussement d’épaules.

« Je n’arrête pas de faire des blagues débiles comme ça, poursuivit-il. C’est une mauvaise habitude, je sais, mais je ne pensais pas à mal. Écoute, je sais maintenant par expérience que Surâme existe.

— Je sais que tu le sais, dit-elle d’une voix glacée. Mais visiblement, savoir que Surâme existe, ça ne rend pas plus intelligent ni plus aimable, ni même mieux élevé.

— C’est mérité, et j’accepte les autres gentillesses qui te viendraient aussi à l’esprit. » Nafai la contourna pour lui faire face. Cette fois, elle ne se détourna pas.

« Je vois des trames, dit-elle. Je vois comment les choses s’emboîtent. Je vois où tu t’ajustes. Toi, et Issib aussi.

— Ça fait un moment que je ne me tiens plus au courant de ce qui se passe dans la cité, répondit Nafai. J’ai trop de travail avec notre projet. Je ne connais pas les dernières nouvelles.

— Tu t’épuises à la tâche, dit-elle.

— Oui, c’est bien possible.

— Écoute : Gaballufix est le chef d’un parti. C’est le groupe le plus puissant, pour de multiples raisons. Il ne s’agit plus seulement des chariots de guerre, ni même de l’alliance avec Potokgavan. Il s’agit des hommes. Surtout des hommes extérieurs à la cité. Gaballufix est donc puissant par le nombre de ses partisans, et aussi parce que ses hommes s’imposent par la violence. »

Nafai se rappela des conversations qu’il avait entendues aux repas, à propos des tolchocks, ces hommes qui assommaient sans raison des femmes dans les rues. « Ce sont les hommes de Gaballufix, les tolchocks ?

— Il le nie, évidemment. Il va même jusqu’à prétendre qu’il envoie ses soldats dans Basilica pour protéger les femmes contre les tolchocks.

— Des soldats ?

— Officiellement, il s’agit de la milice du clan Palwashantu. Mais en fait, c’est à Gaballufix qu’elle obéit, et le conseil clanique n’est pas arrivé à se réunir pour discuter de l’usage qu’il fait de la milice. Tu es un Palwashantu, n’est-ce pas ?

— Oui, mais je suis trop jeune pour entrer dans la milice.

— Oh, ce n’est plus une vraie milice aujourd’hui, dit Hushidh. Ce sont des mercenaires, des hommes d’au-delà des murs, des irrécupérables, dont très peu appartiennent réellement au clan. C’est Gaballufix qui les paye. C’est lui aussi qui a payé les tolchocks.

— Mais comment est-ce que tu sais tout ça ?

— J’y ai été forcée. J’ai vu les soldats. Je sais comment ils s’ajustent. »

Encore de la sorcellerie. Mais comment en douter ? N’avait-il pas senti l’influence de Surâme quand il pensait à des mots interdits ? Il transpirait rien qu’à l’idée de ce qu’il avait subi au cours de cette dernière semaine. Alors, qu’est-ce qui empêchait Hushidh d’examiner un soldat et un tolchock et de tout savoir sur eux ? Et pourquoi les chameaux ne voleraient-ils pas, aussi ? Tout était possible, à présent !

Oui, mais l’influence de Surâme faiblissait. Issib et lui n’avaient-ils pas réussi à se rappeler certains mots interdits ?

« Et tu sais que je ne suis pas de leur parti.

— Mais tes frères le sont.

— Ce sont des tolchocks ?

— Ils sont avec Gaballufix. Pas Issib, bien sûr, mais Elemak et Mebbekew.

— Comment les connais-tu, eux ? Ils ne viennent jamais ici ; ce ne sont pas les fils de Mère.

— Elemak est passé plusieurs fois dans la semaine, dit Hushidh. Tu n’étais pas au courant ?

— Allons donc ! Pourquoi viendrait-il ici ? » Mais avant même d’avoir eu le temps de réfléchir, Nafai sut sans l’ombre d’un doute pourquoi Elemak fréquentait la maison de Rasa. Mère jouissait d’une très haute réputation dans la cité ; bien des hommes courtisaient ses nièces, et Elemak était à l’âge – un âge déjà bien avancé – où l’on s’unit pour de bon, afin d’engendrer un héritier.

Nafai tourna le regard vers la cour, où de nombreuses filles et quelques garçons prenaient leur dîner. Tous les externes étaient partis, et les plus jeunes mangeaient plus tôt, si bien que la plupart des filles présentes étaient admissibles à l’appariement, y compris les nièces de Rasa, si elle les mettait en disponibilité. Laquelle Elemak pouvait-il bien courtiser ?

« Eiadh, souffla Nafai.

— On peut le supposer, dit Hushidh. En tout cas, ce n’est pas moi. »

Nafai la regarda, étonné. Évidemment, que ce n’était pas elle ! Puis l’embarras le saisit : et si elle se rendait compte à quel point l’idée que son frère puisse la désirer, elle, lui avait paru ridicule ?

Mais Hushidh poursuivit comme si elle n’avait pas senti la muette insulte. Que Nafai puisse souffrir si Elemak courtisait vraiment Eiadh, cela ne l’effleurait visiblement pas. « Quand ton frère est arrivé, j’ai compris tout de suite qu’il était très proche de Gaballufix. Je suis sûre que tante Rasa en est très peinée, parce qu’elle sait qu’Eiadh lui dira oui : ton frère jouit d’un tel prestige !

— Malgré le scandale des visions de Père ?

— Il est du côté de Gaballufix, répondit Hushidh. Dans le parti des Hommes – ceux qui soutiennent Gaballufix – plus l’image de ton père se dégrade, plus on apprécie Elemak : il deviendrait très riche et très puissant s’il arrivait malheur à ton père. »

Ces paroles réveillèrent les pires craintes de Nafai au sujet de son aîné. Mais c’était là une pensée monstrueuse, insupportable. Gaballufix veut qu’Elya influence Père, c’est tout, se dit-il.

Hushidh hocha la tête. Mais était-ce pour l’approuver ? ou bien pour le faire taire et poursuivre ? « L’autre parti important, reprit-elle, c’est celui de Roptat. On l’appelle maintenant le parti des Femmes, mais c’est un homme qui le dirige. Ses partisans veulent une alliance avec les Gorayni ; ils veulent aussi qu’on retire le droit de vote aux hommes, sauf à ceux qui sont actuellement appariés avec une citoyenne, et ils exigent que les hommes célibataires soient obligés de quitter la cité chaque soir, au coucher du soleil, avec interdiction d’y rentrer avant l’aube. Voilà leur solution au problème des tolchocks… et de Gaballufix, par la même occasion. Ils ont une vaste audience, chez les hommes et les femmes appariés.

— C’est à ce groupe-là que Père appartient ?

— C’est ce que croient tous ceux du parti des Hommes, mais les partisans de Roptat, eux, savent ce qu’il en est vraiment.

— Alors, quel est le troisième groupe ?

— Il se fait appeler le parti de la Cité, mais c’est en réalité le parti de Surâme. Ses partisans refusent de s’allier avec aucune nation belliqueuse. Ils prônent le retour aux anciennes valeurs, afin de protéger le Lac. Ils veulent que la cité se hausse au-dessus de la politique et des conflits, qu’on se débarrasse de l’immense richesse de la ville et qu’on vive simplement, pour qu’aucune autre nation ne désire ce que nous possédons.

— Mais personne ne souscrira à ce programme, voyons !

— Eh bien, tu te trompes, répondit Hushidh. Beaucoup y souscrivent, justement. Ton père et tante Rasa, par exemple, y ont converti presque toutes les femmes des quartiers du Lac.

— Mais ça ne fait presque personne ! Elles ne sont qu’une poignée à vivre dans la Fracture.

— Oui, mais elles tiennent le tiers des voix du conseil. »

Nafai réfléchit à cet aspect des choses. « Je crois que ce parti de la Cité s’expose à un grand danger, dit-il enfin.

— Comment ça ?

— Réfléchis : ses partisans n’ont pour tout soutien que la tradition. Plus Gaballufix s’opposera à la tradition et sèmera la crainte avec ses tolchocks et ses soldats, plus les gens exigeront qu’on prenne des mesures. Tout ce que Père et Mère vont gagner, c’est qu’il sera impossible de dégager une majorité au conseil. Ils empêcheront Roptat d’arrêter Gaballufix, et tout sera bloqué. »

Hushidh sourit. « Tu es vraiment doué, tu sais.

— C’est la politique que j’étudie le plus.

— Oui, mais si tu as vu le danger, tu ne m’as pas encore dit comment nous y échapperons.

— Nous ?

— Basilica.

— Eh bien, je n’en ai aucune idée, répondit Nafai. Mais tu prétendais savoir à quel parti j’appartenais ?

— Tu es du côté de Surâme, naturellement.

— Je n’en sais rien. Moi-même, je n’en sais rien, alors… Je n’apprécie pas trop la façon dont Surâme nous manipule. »

Hushidh hocha la tête. « Ton esprit ne prendra peut-être pas de décision avant plusieurs jours, mais elle est déjà prise dans ton cœur. Tu rejettes Gaballufix. Et tu es attiré par Surâme.

— Ce n’est pas vrai, dit Nafai. Enfin, si, je suis attiré par Surâme ; Issib l’a accepté pour lui-même il y a longtemps et ses raisons sont valables. Ce serait encore plus dangereux de rejeter Surâme, même s’il manipule secrètement l’esprit des gens. Mais ça ne veut pas dire que je suis prêt à livrer l’avenir de Basilica aux délires de l’infime minorité de fanatiques et de visionnaires qui vivent dans la Fracture.

— Mais c’est nous qui sommes les plus proches de Surâme !

— Surâme est dans le cerveau de tout le monde, sur cette planète, rétorqua Nafai. On ne peut pas être plus proche que ça !

— Nous, nous choisissons Surâme, insista-t-elle. Et elle n’est évidemment pas dans le cerveau de tout le monde, car alors personne n’aurait commencé à porter la guerre dans des nations lointaines. »

L’espace d’un instant, Nafai se demanda si elle n’avait pas découvert elle aussi comment Surâme avait empêché si longtemps l’invention des chariots de guerre. Puis il comprit qu’elle se référait au septième codicille : « Tu n’auras pas de querelle avec la voisine de la voisine de ta voisine ; quand elle se dispute, reste chez toi et ferme ta fenêtre. » Depuis toujours, on interprétait cette phrase comme interdisant de passer des alliances contraignantes ou d’entamer des conflits avec des pays si éloignés que le résultat ne pouvait rien changer à la vie des citoyens. Mais aujourd’hui, Nafai et Issib connaissaient le but et l’origine de cette loi, et la façon dont Surâme l’avait gravée dans l’esprit des hommes. Toutefois, aux yeux d’Hushidh, c’était la loi elle-même qui avait évité des guerres impérialistes durant tant de millénaires. Peu lui importait que maintes nations eussent essayé de créer des empires et que seule l’absence de moyens de transport et de communication les en eût empêchées.

« Je ne suis pas dans votre camp, dit Nafai. On ne peut pas remonter le temps.

— Dans ce cas, répondit-elle, autant dire que nous n’existons déjà plus.

— C’est possible. Imaginons que Roptat gagne ; alors, quand les Potoku arriveront ici avec leur flotte, ils franchiront les montagnes et nous extermineront avant que les Têtes Mouillées ne parviennent chez nous. Et si c’est Gaballufix qui l’emporte, quand les Têtes Mouillées arriveront enfin, ils décimeront les Potoku avant de passer les montagnes et de nous exterminer en représailles.

— Eh bien, voilà ! dit Hushidh. Tu vois bien que tu es avec nous !

— Non, répondit Nafai. Parce que si le parti de la Cité maintient son blocage, Gaballufix – ou Roptat – va perdre patience et il y aura des morts. Et crois-moi, on n’aura pas besoin d’étrangers pour nous massacrer ; on s’en chargera tout seuls. Combien de temps crois-tu que les femmes gouverneront encore cette ville, s’il se déclenche une guerre civile entre deux hommes aussi puissants ? »

Hushidh détourna les yeux. « C’est vraiment ce que tu penses ?

— Je ne suis peut-être pas déchiffreur, dit Nafai, mais je m’y connais en histoire.

— Il y a tant de siècles que cette cité est une cité de femmes, un lieu de paix…

— Vous n’auriez jamais dû accorder le droit de vote aux hommes !

— Mais ça fait un million d’années qu’ils l’ont ! »

Nafai acquiesça. « Je sais. Tout ce qui se passe aujourd’hui… c’est la faute de Surâme. »

C’est alors qu’il comprit : Hushidh détournait le regard parce qu’elle avait les yeux pleins de larmes. « Elle est en train de mourir, n’est-ce pas ? » murmura-t-elle.

Nafai n’aurait jamais cru qu’on pût prendre la situation tellement à cœur, comme si Surâme était un parent, un être cher. Mais c’était peut-être le cas pour quelqu’un comme Hushidh. D’ailleurs, c’était la fille d’une Sauvage, d’une soi-disant sainte femme. On savait les enfants des Sauvages le plus souvent le fruit d’un viol ou d’un accouplement à la sauvette dans les rues de la cité, mais cela n’empêchait pas qu’on les baptisât « enfants de Surâme ». Peut-être Hushidh prenait-elle vraiment Surâme pour son père. Non, non, c’était impossible ; les femmes parlaient de Surâme au féminin. Et Hushidh savait pertinemment que sa mère était une Sauvage.

Pourtant, elle avait du mal à contenir ses larmes.

« Que veux-tu donc que je fasse ? demanda Nafai. Je ne sais pas à quoi joue Surâme ! Adresse-toi à ta sœur : comme tu l’as dit, c’est elle la sibylle !

— Surâme ne lui a pas adressé la parole de la semaine. À personne, d’ailleurs. »

Nafai resta interdit. « Même pas au lac ?

— Je savais qu’Issib et toi étiez très intimement reliés à Surâme tout au long de cette semaine. Elle vous faisait travailler dur, comme elle le fait avec Lutya et… et avec moi aussi, quelquefois. Les femmes vont dans l’eau, toujours plus nombreuses, mais elles n’en ramènent rien, sauf des rêves absurdes. Et elles ont peur. Je les ai prévenues, pourtant ; je leur ai dit : “Ce sont Nafai et Issib qui sont en contact avec Surâme, en ce moment. Donc elle n’est pas morte.” Alors, elles m’ont demandé… de me renseigner auprès de toi.

— De te renseigner à propos de quoi ? »

Les larmes d’Hushidh débordèrent enfin et coulèrent sur ses joues. « Je n’en sais rien, dit-elle, soudain pitoyable. À propos de ce qu’il faut faire. De ce que Surâme attend de nous. »

Nafai posa timidement la main sur son épaule pour la consoler. « Je l’ignore moi aussi, tu sais, dit-il. Tu as raison sur un point : Surâme se détraque, il s’épuise à la tâche. Mais je m’étonne quand même qu’il ait cessé d’envoyer das visions. Il est peut-être occupé ailleurs. Il est peut-être…

— Quoi ? »

Il secoua la tête. « Laisse-moi d’abord parler à Issib, d’accord ? »

Elle acquiesça en baissant la tête pour essuyer ses larmes. « Oui, je t’en prie. Moi, je n’arriverais pas à lui… à lui parler. »

Et pourquoi donc ? Mais Nafai ne posa pas la question. Ce qu’elle lui avait dit lui embrouillait trop l’esprit. Dire qu’Issib et lui avaient cru leurs recherches secrètes ! Et pendant ce temps, Hushidh claironnait à toutes les Basilicaines que Surâme les faisait trimer ! Pourtant, s’il avait bien compris, les femmes étaient dans le brouillard complet, tout comme eux : comment Issib et lui auraient-ils pu savoir pourquoi leurs visions avaient cessé ?

Nafai se rendit tout droit à la bibliothèque et répéta à son frère tout ce qu’il se rappelait de sa conversation avec Hushidh. « Voilà ce que je pense : imagine que Surâme ne soit pas aussi puissant qu’on le croit ; si les visions ont cessé, c’est peut-être qu’il ne peut pas à la fois s’occuper de nous et transmettre des visions, non ? »

Issib éclata de rire. « Arrête, Nyef ! On n’est quand même pas le centre du monde !

— Mais je ne plaisante pas ! De quelle puissance Surâme a-t-il besoin, en fait ? La plupart des gens sont tellement ignorants, stupides ou indécis que même s’ils pensaient à l’un des sujets interdits, ils n’en tireraient rien du tout ; à quoi bon les surveiller, dans ces conditions ? Donc, Surâme n’a finalement que peu de personnes à tenir à l’œil. Et même s’il ne les contrôle que de temps à autre, il a largement le temps de les détourner de leurs projets dangereux. Mais maintenant qu’il a commencé à s’affaiblir, tu as réussi à te désensibiliser à lui. C’était une course entre lui et toi, et c’est toi qui as gagné, Issib ! Et pendant tout ce temps-là, Surâme s’est concentré sur toi, sans envoyer de visions et sans surveiller personne. Pourtant tu progressais si lentement qu’il lui restait encore du temps.

— Mais avec nous deux, qui travaillions ensemble, dit Issib, ça l’a obligé à une concentration sans faille. Et il perd quand même… Ça signifie qu’il s’affaiblit encore.

— Alors voilà ce que je pense, Issib : en attirant sur nous toute son attention, on ne l’aide pas, on lui fait du mal. »

Issib éclata encore de rire. « C’est impossible, voyons ! C’est de Surâme qu’on parle en ce moment, je te signale, pas d’un prof en face d’une classe indisciplinée !

— Mais Surâme a déjà échoué une fois ; sinon, il ne serait pas question de chariots de guerre.

— Qu’est-ce qu’il faut faire, alors ?

— Tout arrêter, dit Nafai. Arrêter une journée, ne plus toucher aux sujets interdits, et voir si les gens recommencent à avoir des visions ou non.

— Tu crois vraiment qu’à nous deux, on a pris tellement du temps de Surâme qu’il ne peut plus envoyer de visions ? Qu’est-ce qui se passe pendant qu’on dort et qu’on mange, alors ? Il y a des temps morts, quand même !

— Peut-être qu’on l’a embrouillé, je ne sais pas. Peut-être qu’il s’affole parce qu’il se demande quoi faire de nous.

— D’accord, dit Issib. Dans ce cas-là, ne nous contentons pas de tout arrêter ; on va donner des conseils à Surâme ! Hein, pourquoi pas ?

— Oui, c’est vrai, pourquoi pas ? répondit Nafai. Ce sont des humains qui l’ont fabriqué, après tout.

— Enfin, on le suppose. C’est possible.

— Alors, on lui dit de cesser de perdre son temps à essayer de nous bloquer et de s’inquiéter parce qu’il n’y arrive pas ; on lui dit que ça ne sert à rien, parce que même si on pouvait penser sans difficulté à tous les sujets interdits du monde, on ne le dirait à personne et on n’essaierait pas de les mettre en pratique. D’accord ?

— D’accord.

— Jure-le, alors, Issib ! Je le jure, moi aussi. Je fais le serment – tu m’écoutes, Surâme ? – que nous ne sommes pas tes ennemis et que tu n’as donc pas à t’inquiéter de nous une seconde de plus. Retourne envoyer des visions aux femmes. Et utilise plutôt ton temps à empêcher de nuire les gens dangereux, les Têtes Mouillées, par exemple, Gaballufix, et Roptat aussi, sans doute. Et si tu n’arrives pas à les arrêter toi-même, dis-nous au moins comment le faire à ta place.

— Mais à qui est-ce que tu parles ? demanda Issib.

— À Surâme, tiens !

— Ça fait vraiment débile !

— Depuis notre naissance, il nous dit ce qu’il faut penser, répondit Nafai. Qu’est-ce qu’il y a de débile à lui faire une suggestion de temps en temps ? Allons, prête serment, Issya.

— D’accord, je promets, je prête le plus solennel des serments. Tu m’écoutes, Surâme ?

— Il écoute, intervint Nafai. Ça au moins, on en est sûrs.

— Bon, dit Issib. Tu crois qu’il va faire comme on lui dit ?

— Je n’en sais rien. Mais je suis sûr d’une chose : on n’apprendra rien de plus en traînant dans cette bibliothèque. Sortons d’ici, et ce soir, allons passer la nuit chez Père.

On aura peut-être l’idée du siècle, ou lui une vision. On verra bien. »

Ce ne fut que dans l’après-midi, alors qu’il quittait la maison de Mère, que Nafai se rappela qu’Elemak courtisait Eiadh. Bien sûr, il n’avait aucun droit d’en vouloir à son aîné : il n’avait rien dit de ses sentiments à personne, après tout ! Et à quatorze ans, il était beaucoup trop jeune pour prétendre au statut de compagnon légal. Il était bien normal qu’Eiadh désire Elemak, et cela expliquait pourquoi elle était si gentille avec Nafai sans pourtant jamais se rapprocher de lui : elle voulait rester dans ses bonnes grâces au cas où il aurait de l’influence sur Elemak. Mais il ne lui viendrait jamais à l’esprit de proposer un contrat à Nafai. Ce n’était qu’un enfant, au bout du compte.

Il se rappela soudain ce qu’Hushidh avait dit à propos d’Issib. « Je n’arriverais pas à lui parler. » Parce qu’il était infirme ? C’était peu vraisemblable. Non, Hushidh était timide parce qu’elle considérait Issib comme un compagnon possible. Même moi, j’en sais assez long sur les femmes pour deviner ça, songea Nafai.

Hushidh a mon âge, mais entre Issib et moi, c’est le plus âgé qu’elle regarde quand il s’agit d’appariement. Vu l’intérêt sexuel que je présente pour une fille de mon âge, je pourrais aussi bien être un arbre ou une brique. Et Eiadh est plus vieille que moi, c’est même une des plus vieilles de la classe, alors que je suis parmi les plus jeunes. Dire que je me suis imaginé…

Il se sentit les joues brûlantes, bien qu’il fût seul à connaître son humiliation.

Marchant à travers Basilica, Nafai s’aperçut qu’en dehors d’une promenade occasionnelle dans la rue de la Pluie, il n’était pas sorti de chez sa mère depuis le début de ses recherches avec Issib. Or, à cause des paroles d’Hushidh peut-être, il s’aperçut que la ville avait changé. Y avait-il moins de monde dans les rues ? Possible ; mais la vraie différence, c’était l’allure des gens : les Basilicains se déplaçaient souvent d’un pas résolu, sans pour autant perdre une miette de ce qui se passait autour d’eux. Même les gens pressés prenaient le temps de s’arrêter un moment, au moins de sourire devant un musicien des rues, un jongleur ou un amuseur qui récitait ses vers de mirliton. Et beaucoup de gens flânaient, prenaient le temps de vivre, conversaient avec leurs amis bien sûr, mais aussi avec des inconnus dans la rue, comme si tous les habitants de Basilica étaient des voisins, des parents même.

Mais ce soir, c’était différent. Comme s’ils craignaient de se faire brûler la peau, les gens évitaient le soleil qui détourait les toits à l’ouest et projetait des plaques obliques d’obscurité en travers des rues. Tous étaient murés en eux-mêmes ; les musiciens ne retenaient pas l’attention, et leur musique elle-même semblait timide, comme s’ils étaient prêts à cesser de chanter au moindre signe de déplaisir. Les rues étaient plus silencieuses que d’habitude, aussi parce que presque personne ne parlait.

Nafai en comprit vite la raison : huit hommes arrivaient au petit trot, pulsants au poing, épées électriques à la ceinture. Des soldats, songea Nafai ; les hommes de Gaballufix. Non : officiellement, ils formaient la milice des Palwashantu ; mais Nafai ne se sentit aucune parenté avec eux.

Ils ne regardaient ni à gauche ni à droite, comme si le but de leur course était bien défini. Mais Nafai et Issib remarquèrent que les rues se vidaient à leur approche. Où passaient donc les gens ? Ils ne réapparurent que plusieurs minutes après le départ des soldats ; sans se cacher vraiment, certains avaient cherché refuge dans des boutiques en prenant un air affairé, d’autres avaient simplement bifurqué dans des voies latérales ; et d’autres enfin, sans quitter la rue, s’étaient figés sur place à l’instar de Nafai et d’Issib, participant l’espace de quelques instants non plus de la vie, mais de l’architecture du lieu.

À l’évidence, la présence des soldats ne rassurait personne. Elle aurait même plutôt inquiété tout le monde.

« Basilica est mal partie, dit Nafai.

— Basilica est morte, renchérit Issib. Il y a encore des gens dedans, mais ce n’est plus Basilica. »

Heureusement, les choses s’arrangèrent un peu dans la rue de l’Aile : les soldats étaient passés par le carrefour d’Aile et de Blé, à quelques rues seulement de chez Gaballufix. Arrivés à Ville-Vieille, les frères trouvèrent plus d’animation, mais des changements étaient encore visibles.

Par exemple, l’avenue de la Source avait été dégagée. C’était une des grandes artères de Basilica, qui reliait par le trajet le plus direct la porte du Goulet à la Fracture, en passant par Ville-Vieille. Mais comme souvent à Basilica, une entrepreneuse en bâtiment avait estimé dommage de laisser perdre tout cet espace au milieu de la rue, alors qu’on pouvait y loger des gens. Et sur un îlot allongé entre Aile et Temple, elle avait érigé six immeubles.

Quand une entrepreneuse construisait ainsi au milieu d’une rue, les réactions variaient : si la rue n’était pas très fréquentée, seules quelques personnes élevaient des protestations ; elles avaient beau tempêter, jurer et même lancer des projectiles aux ouvriers, hommes robustes aux manières bourrues, leur résistance n’allait pas très loin. Le bâtiment s’élevait quand même et les gens trouvaient de nouveaux trajets pour circuler. Mais les propriétaires de maisons ou de boutiques bordant la rue désormais barrée étaient les plus atteints : ils devaient marchander auprès de leurs voisins un droit d’accès aux rues adjacentes – ou prendre ce droit d’autorité, si le voisin se laissait faire. Il arrivait aussi qu’ils soient tout bonnement obligés d’abandonner leur propriété. Quoi qu’il en soit, les nouveaux accès ou les propriétés abandonnées ne tardaient guère à devenir des voies de circulation. Pour finir, une femme entreprenante acquérait quelques maisons abandonnées ou en ruine dont les accès servaient de passages publics, y faisait ouvrir une brèche, et une nouvelle rue était née. Le conseil municipal n’intervenait pas contre ce processus : c’était ainsi que la cité évoluait et changeait ; dans une ville âgée de dizaines de millions d’années, à quoi bon essayer de contenir les marées du temps et de l’histoire ?

Mais quand quelqu’un se mettait en tête de construire sur une artère fréquentée comme l’avenue de la Source, c’était une tout autre affaire : les passants, encouragés par leur nombre et scandalisés à l’idée de perdre une voie qu’ils empruntaient souvent, sabotaient les travaux en abattant des pans de murs ou en emportant des pierres à chacun de leurs passages. Si l’entrepreneuse était puissante et résolue, armée d’ouvriers nombreux et costauds, des rixes étaient inévitables, et elles finissaient inévitablement aussi devant les tribunaux ; la constructrice en sortait toujours condamnée, car l’érection d’un immeuble en pleine rue était considérée comme une incitation manifeste à la violence.

Dans l’avenue de la Source, l’entrepreneuse s’était montrée astucieuse : ses six bâtiments reposaient sur des arches, si bien que la rue n’était pas vraiment barrée : les maisons commençaient au premier étage, au-dessus de la chaussée ; la provocation était donc insuffisante pour pousser les passants irrités à saboter les travaux. Aussi avait-on pu achever les travaux au début de l’été, et des personnes très fortunées s’étaient déjà installées.

Mais, et c’était inévitable, les arches avaient été prises d’assaut par les marchands ambulants et des restaurateurs sans-gêne, ce que l’entrepreneuse avait bien dû prévoir. La circulation avait alors pris une allure d’escargot, et d’autres entrepreneuses avaient bâti des boutiques et des échoppes en dur ; pour finir, il était devenu impossible depuis quelques semaines de se rendre du Temple à la rue de l’Aile en passant par l’avenue de la Source, maintenant bloquée par un foisonnement de petits édifices. Une nouvelle rue de Basilica était morte ; mais il s’agissait cette fois d’une grande artère et beaucoup de monde en pâtissait. Seules l’entrepreneuse et les petites boutiquières profitaient de la situation ; les gens qui s’étaient logés dans les nouveaux bâtiments avaient de plus en plus de mal à accéder à leurs escaliers, et d’autres se préparaient déjà à quitter d’anciens immeubles qui maintenant ne donnaient plus sur la rue.

Nafai et Issib virent qu’on avait pourtant abattu toutes les petites bâtisses de la partie obstruée. Les édifices récents subsistaient, au-dessus de la chaussée, mais le passage avait été rouvert en dessous d’eux. Plus important, deux soldats se tenaient à chaque extrémité de la rue. Le message était clair : aucune nouvelle construction ne serait tolérée.

« Gaballufix n’est pas un imbécile », dit Issib.

Nafai comprit : les gens pouvaient ne pas apprécier de voir des soldats déambuler dans les rues, avec les éventuelles violences et la privation de liberté que cela impliquait ; mais la réouverture de l’avenue de la Source donnerait l’impression d’un moindre mal qu’il valait peut-être la peine de supporter.

Au bout de la rue de l’Aile, les deux frères débouchèrent enfin dans celle du Temple et la suivirent jusqu’à la grande voie en anneau qui entourait le temple lui-même. L’édifice constituait le seul avant-poste de la religion des hommes dans cette cité de femmes, le seul endroit où Surâme était masculin et où le sang plus que l’eau était le fluide sacré. Pris d’une subite impulsion, Nafai fit halte devant les portes nord, bien qu’il ne les eût pas franchies depuis l’âge de huit ans, quand son prépuce avait été noyé dans son propre sang. « Entrons », dit-il.

Issib frissonna. « Je déteste cet endroit.

— Si on se servait d’anesthésiant, les gosses auraient moins horreur du culte », répondit Nafai.

Issib sourit. « Une religion indolore… ça, c’est une idée ! Peut-être qu’une religion où on reste au sec aurait du succès chez les femmes aussi ! »

Ils passèrent la porte et pénétrèrent dans la salle extérieure dépourvue de fenêtres, sombre et pleine de relents de moisi.

Le temple était parfaitement circulaire, mais ses salles conçues pour rappeler les cavités du cœur : l’Oreillette d’Aspiration, le Ventricule d’Aération, l’Oreillette de Récupération et le Ventricule d’Expulsion. Les couloirs tortueux et les minuscules pièces situées entre eux portaient les noms de veines et d’artères. Avant la circoncision, les garçons devaient apprendre les noms de toutes les pièces, ce qu’ils faisaient en rabâchant une chanson incompréhensible pour la plupart. Les noms inscrits sur le linteau ou la clé de voûte des portes n’éveillaient donc aucun souvenir particulier chez Issib et Nafai, qui s’égarèrent immédiatement.

Mais c’était sans importance. Les couloirs et les corridors finissaient tous par mener les fidèles à la cour centrale, seul espace du temple qui fût clair et à ciel ouvert. Le soleil allait bientôt se coucher et ses rayons n’atteignaient plus le sol empierré de la cour, mais après l’obscurité du bâtiment, la lumière, même seulement réfléchie par les murs, était douloureusement éblouissante.

À l’entrée, un prêtre les arrêta. « Prière ou méditation ? » demanda-t-il.

Issib fut pris d’un frisson léger qui le secoua convulsivement, car les flotteurs exagéraient les moindres crispations de ses muscles. « Je crois que je vais attendre dans l’Oreillette de Récupération.

— Allez, ne fais pas ta mijaurée, dit Nafai. Ça ne va pas te tuer de méditer une minute !

— Parce que toi, tu as l’intention de prier ? Vraiment ?

— Je crois bien, oui », répondit Nafai.

À vrai dire, Nafai ignorait pourquoi. Tout ce qu’il savait, c’est que sa relation avec Surâme devenait chaque jour plus compliquée ; il comprenait Surâme mieux qu’avant, et Surâme se mêlait maintenant de sa vie. Il était donc important d’essayer de communiquer clairement et directement, et de cesser d’avancer à l’estime. Il ne suffisait pas de mettre un frein aux recherches sur les mots interdits en espérant que Surâme saisirait l’allusion. Il devait y avoir autre chose à faire.

Les prêtres piquèrent le doigt d’Issib et frottèrent la petite blessure sur la pierre-de-sang. Issib le prit assez bien : il n’avait rien d’une mijaurée, en réalité, et il avait assez souffert dans sa vie pour ne pas faire cas d’une légère piqûre. Simplement, il ne s’intéressait pas aux rites du culte masculin. Il les qualifiait de « grand-guignol » et les comparait aux combats de requins, qui commençaient toujours par une blessure infligée à chaque requin du bassin.

Dès que la petite tache rouge apparut sur la pierre rugueuse, Issib se dirigea vers le banc adossé au mur que le soleil éclairerait encore une bonne demi-heure. Le banc était occupé, naturellement, mais il s’installa à côté, soutenu par ses flotteurs. « Dépêche-toi », murmura-t-il en passant devant Nafai.

Comme Nafai était là pour prier, le prêtre ne lui piqua pas le doigt mais lui fit signe de plonger la main dans le bol d’or contenant les bagues de prière. Le récipient était rempli d’un puissant désinfectant qui avait pour but d’empêcher les bagues barbelées de propager des maladies, mais aussi de prolonger douloureusement l’effet des entailles. D’habitude, Nafai prenait deux bagues, une pour le majeur de chaque main, mais cette fois il sentit qu’il lui en fallait davantage : même s’il ignorait le but de sa prière, il devait faire comprendre à Surâme qu’il ne plaisantait pas. Aussi prit-il des bagues de prière pour les cinq doigts des deux mains.

« Allons, ce n’est tout de même pas grave à ce point ! dit le prêtre.

— Ce n’est pas pour obtenir le pardon que je prie, répondit Nafai.

— Oui, mais moi, je n’ai pas envie que vous vous évanouissiez ici ; on est à court de personnel, aujourd’hui.

— Je ne m’évanouirai pas. » Nafai gagna le centre de la cour, près de la fontaine. L’eau n’avait pas sa couleur rosâtre habituelle ; elle était d’un rouge presque sombre. Nafai se rappela qu’il avait violemment frissonné le jour où il avait compris d’où l’eau tirait sa coloration. Père lui avait dit que quand Basilica était en grand danger – durant une sécheresse, par exemple, ou quand un ennemi la menaçait – la fontaine était pleine de sang presque pur. En ôtant ses sandales et ses vêtements, puis en s’agenouillant dans le bassin, Nafai fut pris d’une émotion étrange et puissante à l’idée que le liquide tiède qui tourbillonnait autour de sa taille s’épaississait de la ferveur sanglante d’autres hommes.

Ses mains hérissées de barbelures levées devant lui, il se recueillit longuement en prévision de sa conversation avec Surâme. Puis il se frappa vigoureusement les avant-bras, comme lors de ses prières matinales ; mais cette fois, les bagues barbelées mordirent sa chair et les piqûres furent profondes et douloureuses. C’était un bon début, énergique, et des soupirs et des murmures s’exhalèrent des méditants. Il savait qu’ils avaient entendu le claquement sec de ses mains et remarqué sa maîtrise de soi : il n’avait pas eu une plainte, et ils respectaient cette prière pour sa force et sa vertu.

Surâme, dit-il intérieurement, c’est toi qui as tout déclenché. Ta faiblesse ne t’a pas empêché de t’immiscer dans la vie de ma famille. Maintenant, j’espère que tu as un plan ; et si c’est le cas, est-ce qu’il ne serait pas temps de nous le communiquer ?

Il se frappa encore, cette fois à la poitrine, là où la peau est plus sensible. Quand la douleur se calma, il sentit le sang ruisseler parmi les jeunes poils encore peu visibles qui poussaient là. Je t’offre ce sacrifice, Surâme, je t’offre ma souffrance si tu la désires, je ferai tout ce que tu veux, mais en retour j’attends une promesse. J’attends que tu protèges mon père. J’attends que tu aies un but bien défini et que tu l’exposes à Père. J’attends que tu empêches mes frères de se retrouver mêlés à un crime terrible contre la cité et surtout à un meurtre contre mon père. Si tu le défends et si tu nous mets au courant de ce qui se passe, je ferai mon possible pour t’aider à réaliser ton plan, parce que je sais que ton but est d’empêcher l’humanité de se détruire elle-même, et je ferai tout pour servir ce but. Je suis à toi, tant que tu nous traites équitablement.

Alors, il se frappa le ventre ; la douleur surpassa toutes les autres, et il entendit les méditants commenter ses gestes à haute voix ; le prêtre s’approcha de lui par-derrière. Ne m’interromps pas, songea Nafai. Surâme m’entend ou ne m’entend pas ; mais s’il m’entend, je veux qu’il sache que je ne plaisante pas et que je suis prêt à me découper moi-même en lanières s’il le faut. Non que je croie que ces effusions de sang m’amèneront à la sainteté, mais parce qu’elles expriment ma volonté d’obéissance, même si le coût en est rude pour moi. Je ferai ce que tu veux, Surâme, mais tu dois garder confiance.

« Jeune homme… souffla le prêtre.

— Du vent », rétorqua Nafai aussi bas.

Le bruissement des sandales s’éloigna.

Nafai passa les mains par-dessus ses épaules et se racla le dos. Il se déchirait les chairs à présent, et les blessures ne seraient pas bénignes. Tu vois, Surâme ? Tu es dans ma tête, tu sais ce que je pense et ce que je ressens. On te laisse tranquille, maintenant, Issib et moi, pour que tu puisses recommencer à envoyer des visions aux gens. Alors, au travail, et reprends la situation en main. Je ferai tout ce que tu voudras, je te le jure. Si je peux supporter cette douleur, tu sais que je supporterai tout ce que tu m’infligeras. Et maintenant que je connais exactement la douleur, je peux recommencer.

De nouveau, il se racla le dos. Les nouvelles blessures croisèrent les précédentes, et la souffrance fit monter des larmes à ses yeux ; mais pas un gémissement ne s’échappa de ses lèvres.

C’était assez. Surâme l’avait entendu, ou bien il était complètement sourd.

Nafai se laissa tomber dans l’eau ensanglantée, les yeux clos. Le liquide se referma sur lui, et il fut un instant totalement immergé. Puis il remonta comme un bouchon et sentit l’air frais du soir sur son dos et ses fesses qui dépassaient de la surface.

Encore un instant. Retiens ta respiration encore un instant. Encore. Encore un peu. Attends la voix de Surâme. Écoute dans le silence de l’eau.

Mais aucune réponse ne lui vint ; il ne sentit que la douleur qui grandissait en haut de son dos et sur ses épaules.

Il se remit sur pieds, dégoulinant, et, se tournant vers le bord de la fontaine, ouvrit les yeux pour la première fois depuis qu’il y était descendu. Quelqu’un lui tendait une serviette. Des mains voulaient l’aider à regagner le dallage sec. Quand il se fut essuyé les yeux, il s’aperçut que presque tous les méditants avaient quitté le mur et lui avaient apporté des serviettes et ses vêtements. « Ce fut là une prière puissante, murmuraient-ils. Puisse Surâme t’entendre. » Ils refusèrent de le laisser se sécher seul, et même de s’habiller sans aide. « Tant de vertu chez un être si jeune ! » D’autres mains tamponnaient doucement les blessures de son dos et lui frottaient vigoureusement les cuisses. « Basilica est bénie d’avoir vu pareille prière dans ce temple. » D’autres mains encore lui enfilèrent sa chemise et son pantalon. « Quelle fierté pour un père, un jeune fils que la piété abaisse mais que le courage élève ! » On lui laça ses sandales sur les jambes, et quand on vit que les lanières s’arrêtaient sous le genou, ce furent des hochements de tête et de nouveaux murmures. « Pas de fantaisies ridicules chez ce jeune homme. » « Il porte des sandales de travailleur. »

Et tout en s’éloignant de la fontaine derrière Issib, Nafai entendit les murmures continuer. « Surâme était au milieu de nous, aujourd’hui. »

À la porte qui donnait sur le Ventricule d’Expulsion, Nafai vit son chemin bloqué par un homme qui franchissait la porte en sens inverse. Comme il avait la tête inclinée, il ne vit que les pieds de l’homme. Avec sa chemise tachée du sang de la prière, Nafai aurait dû avoir préséance, mais l’autre ne paraissait pas vouloir s’écarter.

« Meb ! » souffla Issib.

Nafai leva les yeux. C’était Mebbekew, en effet. Durant un instant de perception intense, Nafai eut l’impression de voir son frère dans sa globalité. Celui-ci ne portait plus le costume flamboyant qui avait longtemps été son image de marque ; il était maintenant vêtu en négociant, et ses habits devaient avoir coûté une somme considérable. Mais Nafai ne s’intéressait pas à sa tenue, ni à la provenance mystérieuse de tout cet argent – car cela n’avait rien d’un mystère. Non, en observant le visage de Mebbekew, Nafai sut – il sut d’une façon où ni les mots ni la raison n’avaient de part – qu’à présent, Mebbekew était l’homme de Gaballufix. Peut-être cela tenait-il à son expression : au lieu du petit sourire effronté qu’il avait toujours, de l’habituelle étincelle de malice dans ses yeux, il affichait un air sérieux, important et vaguement effrayé de… de quoi ? De lui-même, oui. De l’homme qu’il était en train de devenir.

Et aussi de l’homme à qui il appartenait. Rien dans son expression ni dans son vêtement ne le désignait comme la créature de Gaballufix, mais Nafai le savait. Ça doit se passer comme ça pour Hushidh, songea-t-il : elle voit les relations entre les gens. La raison n’intervient pas, mais le doute non plus.

« Pourquoi est-ce que tu priais ? demanda Mebbekew.

— Pour toi », répondit Nafai.

D’inexplicables larmes montèrent aux yeux de Mebbekew, mais son visage et sa voix refusèrent de trahir les sentiments, quels qu’ils fussent, qui les faisaient naître. « Prie plutôt pour toi-même, dit-il, et pour notre cité.

— Et pour Père », ajouta Nafai.

Les yeux de Mebbekew s’agrandirent, un peu, à peine, mais Nafai sut qu’il avait frappé juste.

« Écarte-toi », dit une voix basse mais lourde de colère derrière lui, peut-être celle d’un des méditants. Celle d’un inconnu, en tout cas. « Fais place au jeune homme à la prière généreuse. »

Mebbekew recula dans l’ombre profonde du temple. Nafai passa devant lui et rejoignit Issib, qui attendait dans le couloir juste derrière Meb.

« Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire ici ? demanda Issib, quand ils furent hors de portée de voix.

— Il y a peut-être des choses qu’on ne peut pas faire sans en parler d’abord à Surâme, répondit Nafai.

— À moins qu’il n’ait jugé utile de se donner une image de dévot. » Issib eut un petit rire. « C’est d’abord un comédien, tu sais, et on dirait bien que quelqu’un lui a fourni un nouveau costume. J’aimerais savoir quel rôle il se prépare à jouer. »

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