10. Les tentes

Wetchik avait dressé ses tentes à l’écart de toute route, dans l’étroite vallée d’une rivière, près des rivages de la mer de Rumen. Ils étaient arrivés au coucher du soleil, juste au moment où une troupe de babouins délaissait son aire d’alimentation, l’embouchure de la rivière, pour regagner ses niches-dortoirs, dans la falaise la plus raide et la plus accidentée de la vallée. Ce furent les cris et les ululements des singes qui guidèrent la caravane sur la fin de son voyage ; Elemak prit soin de la mener loin en amont des animaux. « Pour ne pas les déranger ? avait demandé Issib.

— Non ; pour qu’ils ne salissent pas notre eau et qu’ils ne nous volent pas nos vivres », avait répondu Elemak.

Avant de laisser ses enfants décharger les chameaux et leur donner à boire, avant même qu’ils ne mangent ou boivent eux-mêmes, Père, du haut de sa monture, indiqua la rivière. « Voyez : nous sommes à la fin de la saison sèche, et l’eau coule toujours ici. Désormais, cet endroit s’appellera Elemak. Je le nomme en ton honneur, mon fils aîné. Sois comme la rivière, et que le but de ta vie soit de toujours couler vers le grand océan de Surâme. »

Nafai jeta un coup d’œil à Elemak, qui suivait le discours avec dignité. Le baptême d’un site était un moment sacré, et même si Père adorait l’occasion d’un sermon, Elemak savait que c’était un honneur, le signe que Père reconnaissait sa valeur.

« Quant à cette verte vallée, poursuivit Père, je la nomme Mebbekew, du nom de mon second fils. Sois comme cette vallée, Mebbekew, un ferme canal qui permet aux eaux de la vie de couler, afin qu’elle s’enracine et prospère. »

Mebbekew inclina gracieusement la tête.

Rien ne reçut le nom d’Issib ni de Nafai. Il n’y eut qu’un silence, puis un gémissement de Père lorsque son chameau s’agenouilla pour lui permettre de descendre. La nuit était tombée depuis longtemps quand enfin les tentes furent montées, les scorpions balayés au-dehors et les produits anti-nuisibles mis en place. Il y avait trois tentes : celle de Père, naturellement, la plus vaste bien qu’il y fût seul, puis celle d’Elya et Meb, moins grande, et la plus petite pour Nafai et Issib, dont le fauteuil occupait pourtant une place démesurée.

Nafai ne put s’empêcher de ruminer de lugubres pensées sur l’inégalité du monde, et quand, dans l’obscurité de la tente, Issib lui demanda ce qu’il avait, Nafai se décida à exprimer sa rancœur. « Il baptise la rivière et la vallée des noms d’Elemak et de Mebbekew, alors que l’un fricotait avec Gaballufix et que l’autre lui a sorti des horreurs, qu’il a quitté la maison, et je ne sais quoi encore !

— Et alors ? demanda Issib avec une compassion intéressée.

— Alors, on se retrouve dans la plus petite tente, même si on en a deux en surplus, plus grandes que celle-ci ! » Nafai s’était dévêtu et aidait maintenant Issib, qui peinait sans ses flotteurs.

« Père voulait nous dire quelque chose, répondit Issib.

— Oh oui, et je sais quoi ! Et ça ne me plaît pas ! “Issib et Nafai, vous n’êtes rien du tout !” Voilà ce qu’il a dit !

— Et que devait-il faire, à ton avis ? Donner nos noms à des nuages ? » Issib se tut, le temps que Nafai lui retire sa chemise. « Ou aurais-tu préféré qu’il baptise un buisson à ton nom ?

— Qu’il baptise ce qu’il veut, je m’en fous ; moi, ce que je veux, c’est la justice !

— Prends un peu de recul, Nafai. Père ne va pas faire le tri entre ses enfants en fonction de leur obéissance, de leur coopération ou de leur politesse. Visiblement, l’assignation des tentes obéit à une certaine hiérarchie. » Nafai mena son frère jusqu’à sa natte, la plus éloignée de l’entrée. « Si Elya n’a pas une tente à lui mais qu’il la partage avec Meb, continua Issib, c’est pour le remettre à sa place, pour lui rappeler qu’il n’est pas le Wetchik, mais seulement le fils du Wetchik. En revanche, nous installer dans une tente aussi petite indique à Elya et Meb que Père les estime quand même et qu’il les honore comme ses fils aînés. Il leur rabat leur caquet et il les soutient en même temps. C’est plutôt habile, je trouve. »

Nafai s’allongea sur sa natte, près de l’entrée, dans la position traditionnelle du serviteur. « Et nous, alors ?

— Quoi, “et nous, alors” ? Tu veux te révolter contre Surâme parce que ton méchant papa t’a donné une tente minuscule ?

— Non, bien sûr que non.

— Père compte sur nous pour lui être loyaux pendant qu’il s’occupe d’Elya et de Meb. Avoir la confiance de Père, c’est le plus grand honneur de tous. Je suis fier d’être dans cette tente.

— Évidemment, vu sous cet angle, dit Nafai, moi aussi.

— Allons, dors, maintenant.

— Réveille-moi si tu as besoin de quelque chose.

— De quoi est-ce que je pourrais avoir besoin, rétorqua Issib, ironique, avec mon fauteuil à côté de moi ? »

Son fauteuil était en fait à ses pieds et ne servait presque à rien quand Issib n’y était pas assis. Nafai resta un instant perplexe avant de s’apercevoir que son frère venait de lui décocher une légère réprimande : De quoi te plains-tu, Nafai, alors que moi, loin des magnétiques de la cité, je ne peux plus utiliser mes flotteurs et qu’il faut s’occuper de moi comme d’un bébé ?

Quelle humiliation ce doit être pour Issib de se faire déshabiller par moi ! songea alors Nafai. Et pourtant, il le supporte sans rien dire, pour l’amour de Père.


Dans la nuit, Nafai s’éveilla brusquement, tous les sens en alerte. Il resta couché, l’oreille tendue. Était-ce Issib qui l’avait appelé ? Non, son frère avait toujours la respiration lourde et rythmée du sommeil. Alors, s’était-il réveillé par manque de confort ? Non, le sable sous sa natte rendait le sol plutôt plus agréable que celui de sa chambre. Et ce n’était pas non plus le froid, ni le hurlement d’un chien sauvage au loin, et ce ne pouvait pas être les babouins, qui dormaient toujours dans un silence total.

La dernière fois que cela lui était arrivé, Nafai avait trouvé Luet dans la chambre des voyageurs, et la même nuit, Surâme avait parlé à Père.

Est-ce que j’aurais rêvé, alors ? Surâme m’aurait enseigné quelque chose dans mon sommeil ? Mais Nafai ne se rappelait aucun rêve ; il n’y avait que ce soudain état d’éveil.

Il se leva sans bruit pour ne pas déranger Issya et se faufila sous le tissu maillé qui fermait l’entrée. Dehors, il faisait plus frais, naturellement, mais ils étaient descendus loin dans le sud et l’automne n’était pas encore là ; et puis les eaux de la mer de Rumen étaient beaucoup plus chaudes et plus calmes que celles de l’océan qui baignait les côtes de Basilica.

Les chameaux dormaient paisiblement dans leur petit enclos provisoire. Les gardiens placés aux angles repoussaient jusqu’aux plus petits animaux, qui n’étaient pas encore habitués aux fréquences sonores et aux phérormones qu’émettaient ces appareils. La rivière jouait une musique syncopée sur les rochers, les feuilles des arbres bruissaient çà et là au gré de la brise nocturne. S’il existe un endroit sur toute Harmonie où l’on peut dormir en paix, c’est bien ici ! se dit Nafai. Et voilà que je n’ai plus sommeil !

Il remonta la rivière, puis s’assit sur une pierre au bord du courant. La brise fraîche le fit frissonner ; il regretta fugitivement de ne pas s’être habillé avant de sortir. Mais s’il s’était levé, il n’avait pas pour autant l’intention d’attaquer la journée. Il ne tarderait pas à aller se recoucher.

Observant le paysage autour de lui, il s’arrêta sur les collines basses non loin de là. À moins de se tenir au sommet, on ne pouvait deviner qu’il existait par ici une vallée et un cours d’eau. Il était quand même étonnant qu’à part la troupe de babouins en aval, personne n’y fût installé, qu’on n’y vît nulle trace d’habitation humaine. La vallée se trouvait-elle trop à l’écart des routes commerciales ? Peut-être. Mais aussi, la terre, même bien cultivée, aurait à peine suffi à faire vivre une dizaine de personnes ; l’endroit était trop isolé et peu rentable, sauf pour des voleurs en quête d’un refuge ; mais les routes des caravanes passaient trop loin pour eux. C’était exactement ce qu’il fallait à la famille de Wetchik en ce temps d’exil loin de Basilica, comme si cette vallée avait été préparée pour eux.

Nafai se demanda un instant si elle aurait seulement existé s’ils n’en avaient pas eu besoin. Surâme avait-il le pouvoir de transformer à volonté les paysages ?

Impossible. Dans les légendes, peut-être, mais dans le monde réel, ses pouvoirs semblaient se cantonner à la seule communication, à la retransmission des œuvres d’art dans le monde entier et à l’influence mentale sur ceux qui recevaient des visions ou, plus communément, à la stupeur dont Surâme frappait les gens pour les détourner des pensées interdites.

Voilà pourquoi cet endroit était vide jusqu’à notre venue, songea Nafai. C’est un jeu d’enfant pour Surâme d’abrutir les voyageurs chaque fois qu’ils envisagent de passer par ici pour se rapprocher de la mer. Donc, il a effectivement préparé cette vallée pour nous, mais pas en la créant dans le rocher, pas en obligeant une nappe d’eau souterraine à jaillir pour former une rivière à notre intention ; non, il a simplement empêché quiconque de venir ici, pour que la vallée reste déserte, prête à nous accueillir.

Surâme poursuit un grand but ; il invente des plans dissimulés dans d’autres plans. On écoute sa voix, on se conforme aux visions qu’il infiltre dans notre tête, mais on reste une marionnette ignorant pourquoi ses ficelles se tendent ni à quoi mènera finalement sa danse. Ce n’est pas juste, se dit Nafai. Ce n’est même pas bon, car si les partisans de Surâme restent dans le brouillard, incapables de juger ses buts par eux-mêmes, alors ils ne choisissent pas librement entre le bien et le mal, ni entre la sagesse et la folie ; ils choisissent simplement de se soumettre aux plans de Surâme. Et comment ces plans peuvent-ils être menés à bien, si tous ses partisans sont des moutons prêts à lui obéir sans comprendre ?

Je veux bien te servir, Surâme, de toute mon âme j’accepte de te servir, si je comprends ce que tu cherches à faire, ce que ça signifie. Et si le but que tu poursuis est juste.

Mais qui suis-je pour juger ce qui est juste et ce qui ne l’est pas ?

À cette idée, Nafai éclata d’un rire silencieux devant son propre orgueil. Oui, qui suis-je pour m’ériger en juge de Surâme ?

Un frisson désagréable le traversa soudain. Qu’est-ce qui m’a mis pareille idée en tête ? Et si c’était Surâme lui-même, pour essayer de me mater ? Ah non ! Je veux bien qu’on me persuade, mais pas qu’on me soumette ! Je refuse qu’on me force, qu’on me bande les yeux, qu’on me trompe ou qu’on me bouscule ; je n’accepte que d’être convaincu. Si tu n’as pas assez confiance dans ta propre valeur Surâme, c’est que tu avoues ta faiblesse morale et je refuse de te servir.

Les reflets de lune qui scintillaient sur le cours d’eau se muèrent soudain en éclats de soleil reflétés par des satellites qui tournaient autour de la planète Harmonie. Par l’esprit, Nafai vit les satellites s’échapper l’un après l’autre de leur orbite et tomber, puis se consumer en entrant dans l’atmosphère. Les premiers colons humains de ce monde s’étaient donné des outils qui devaient tenir dix ou vingt millions d’années, une durée proche à leurs yeux de l’éternité, de loin supérieure à celle de l’existence de l’espèce humaine. Mais quarante millions d’années s’étaient écoulées depuis, et Surâme devait fonctionner avec quatre fois moins de satellites qu’au début, moitié moins que ce dont il disposait les trente premiers millions d’années. Pas étonnant qu’il se soit affaibli.

Mais ses plans n’en étaient pas moins importants et ses buts moins nécessaires. Issib et Nafai avaient raison ; Surâme avait été mis en place par les premiers colons dans un unique dessein : faire d’Harmonie un monde où l’humanité ne posséderait jamais la capacité de se détruire elle-même.

N’aurait-il pas mieux valu, se demanda Nafai, changer l’humanité de façon qu’elle n’ait plus envie de se détruire ?

La réponse lui vint avec une telle clarté qu’il sut qu’elle provenait de Surâme. Non, cela n’aurait pas été mieux.

Mais pourquoi ? demanda instamment Nafai.

Une réponse, non, beaucoup de réponses se déversèrent d’un coup dans son esprit, en un tel déferlement qu’il ne put les comprendre. Mais durant les secondes suivantes, des secondes d’une limpidité croissante, certaines idées trouvèrent des mots pour s’exprimer, des phrases aussi claires que si elles avaient été prononcées par une voix. Mais ce n’était pas la voix de quelqu’un d’autre ; il s’agissait de la propre voix de Nafai, qui essayait faiblement de matérialiser dans des mots des fragments épars de ce qu’avait dit Surâme.

Et voici ce que disait la voix de Surâme dans l’esprit de Nafai : Si j’avais extirpé le désir de violence de l’homme, l’humanité n’aurait plus été l’humanité. Les humains n’ont pas besoin d’être violents pour être humains, mais si jamais vous devez perdre la volonté de dominer, la volonté de détruire, il faudra que vous l’ayez choisi, décidé. Mon rôle ne consistait pas à vous rendre doux et bons ; il était de vous maintenir en vie pendant que vous décidiez par vous-mêmes quel genre de peuple vous désiriez être.

Nafai hésitait à poser une autre question, de peur d’être noyé sous le flot mental qui risquait de s’ensuivre. Mais il ne pouvait la laisser passer. Dis-moi lentement, dis-moi doucement, mais dis-moi : qu’avons-nous décidé ?

À son grand soulagement, la réponse ne prit pas la forme d’une idée pure et inexprimable. Cette fois, il eut l’impression qu’une fenêtre s’ouvrait dans son esprit ; toutes les scènes, tous les visages qu’il voyait à travers étaient des souvenirs, des choses qu’il avait vues ou entendues à Basilica, préexistantes dans son esprit, dans lesquelles Surâme n’avait qu’à puiser pour les ramener à la surface. Mais en cet instant, il les vit avec une limpidité telle qu’elles prirent une puissance et une signification incomparables. Il lui revint des souvenirs de négociations auxquelles il avait assisté, il revit des pièces de théâtre et des satires, des conversations dans la rue, une sainte femme violée par une bande de fidèles ivres, les manœuvres d’hommes qui tentaient d’obtenir un contrat d’appariement avec une femme de marque, la cruauté désinvolte de femmes qui s’amusaient à dresser leurs prétendants les uns contre les autres, et même la façon dont Elemak et Mebbekew l’avaient traité, et celle dont lui-même les avait traités. On lui présentait ainsi un tableau de la volonté de faire le mal, de la passion qui dévorait l’homme de contrôler les pensées et les actes de ses voisins. Tant de gens, par des moyens secrets, subtils, travaillaient à détruire leur prochain, ami comme ennemi, à le détruire pour le plaisir de savoir qu’ils avaient le pouvoir de faire mal ! Et si rares étaient ceux qui consacraient leur vie à affermir la force et la confiance des autres ! Si rares, les vrais pédagogues, les véritables compagnons !

C’est pourtant ce que sont Père et Mère, songea Nafai. Ils restent ensemble non pas à cause de ce qu’ils peuvent y gagner, mais de ce qu’ils peuvent donner. Père ne vit pas avec Mère parce qu’elle est bonne pour lui, mais parce qu’ensemble ils peuvent agir pour notre bien à nous et pour celui de beaucoup d’autres. Ces dernières semaines, Père s’est mêlé de la politique de Basilica sans espérer en tirer profit comme Gaballufix, mais parce que le bien de Basilica lui tenait plus à cœur que sa propre fortune ou sa propre vie. Il a su quitter ses richesses sans même un regard en arrière. Et quant à Mère, sa vie réside dans ce qu’elle sème dans l’esprit de ses élèves. À travers chaque fille, chaque garçon, elle s’efforce de créer la Basilica de demain. Chaque mot qu’elle prononce dans son école est fait pour empêcher la cité de se désagréger.

Et pourtant, ils sont en train de perdre. Tout s’effiloche. Surâme les aiderait sûrement s’il le pouvait, mais il n’a plus son pouvoir ni son influence d’autrefois ; et de toute façon, il n’est pas libre de rendre les gens bienveillants ; il ne peut que maintenir leur malice dans des limites restreintes. Malveillance et méchanceté, voilà les deux pivots de Basilica aujourd’hui ; quant à Gaballufix, il se trouve simplement qu’il est celui qui exprime le mieux le poison au cœur de la cité. Même la plupart de ceux qui le détestent ne le combattent pas parce qu’ils sont bons et lui mauvais, mais parce qu’ils lui en veulent d’accéder à un pouvoir qu’ils désirent pour eux-mêmes.

Je voudrais vous aider, dit la voix silencieuse de Surâme dans l’esprit de Nafai. Je voudrais aider les Basilicains de bonne volonté ; mais ils ne sont pas assez nombreux. La cité penche résolument vers la destruction. Comment puis-je alors empêcher qu’elle soit détruite ? Si les plans de Gaballufix échouent, la cité suscitera un autre homme pour l’aider à se suicider. Le feu viendra parce que la cité l’appelle, ils sont trop rares, ceux qui aiment la cité vivante, ceux qui ne désirent pas se repaître de son cadavre !

Les larmes coulèrent sur les joues de Nafai. Je n’avais pas compris ! Je n’avais jamais vu la cité sous ce jour !

C’est parce que tu es le fils de ta mère et l’héritier de ton père. Comme tous les humains, tu crois que sous le masque des apparences les autres sont fondamentalement pareils à toi. Mais ce n’est pas toujours vrai. Certains ne peuvent voir le bonheur de leurs voisins sans avoir envie de l’anéantir, les liens de l’amour entre amis ou compagnons sans chercher à les briser. Et bien d’autres, qui ne sont pas méchants en eux-mêmes, deviennent leurs instruments dans l’espoir d’un profit à court terme. Les gens ont perdu toute clairvoyance. Et je n’ai pas le pouvoir de la leur rendre, hélas. Tout ce qui me reste, Nafai, c’est mon souvenir de la Terre.

« Parle-moi de la Terre », murmura Nafai.

Une nouvelle fenêtre s’ouvrit dans son esprit ; mais cette fois, les souvenirs qu’il y trouva n’étaient pas les siens. Il n’avait jamais rien vu de pareil, rien d’aussi écrasant ; c’est à peine s’il comprenait ce qu’on lui présentait. Des boîtes de verre et de métal rutilantes qui fonçaient sur des routes semblables à des rubans gris. D’énormes maisons de métal qui s’élevaient dans les airs pour effleurer la face du ciel sur de fragiles triangles d’acier peint. De hauts bâtiments polyédriques à facettes qui se réfléchissaient les uns dans les autres et reflétaient le soleil jaune. Et là, au milieu, des masures faites de carton et de bouts de ferraille, où des familles regardaient mourir leurs bébés au ventre gonflé. Des gens qui se jetaient des boules de feu, ou de monstrueuses gouttes de flammes expulsées par des tuyaux. Et puis des choses totalement inexplicables : une des maisons volantes passait au-dessus d’une ville et lâchait quelque chose qui ne paraissait guère plus menaçant qu’un étron, mais explosait soudain en une boule de feu aussi brillante que le soleil, et la cité était tout entière aplatie, et les ruines calcinées. Une famille assise autour d’une immense table couverte de victuailles mangeait voracement, puis chacun se penchait pour vomir sur des mendiants en loques qui s’accrochaient désespérément aux pieds des chaises. Non, cette vision n’était pas réelle ! Elle devait être symbolique ! Personne ne serait dépourvu de sens moral au point de manger plus que nécessaire pendant que des gens meurent de faim tout à côté ! Si quelqu’un inventait un moyen de faire éclater le ciel en flammes si puissantes qu’elles pouvaient détruire une cité en un clin d’œil, sûrement ce savant préférerait se tuer plutôt que de partager le terrible secret d’une telle arme !

« C’est la Terre ? souffla Nafai à Surâme. Si belle et si monstrueuse ? Nous étions comme ça ? »

Oui, fut la réponse. C’est ce que vous étiez, et c’est ce que vous redeviendrez si je ne parviens pas à refaire entendre ma voix. À Basilica, nombreux sont ceux qui mangent tout leur soûl, puis mangent encore, tout en sachant combien de gens n’ont pas de quoi se nourrir. La famine règne à trois cents kilomètres à peine au nord d’ici.

« Il faudrait des chariots pour y apporter des vivres », dit Nafai.

Les Gorayni en ont. Et ils ont transporté des vivres ; mais ils étaient destinés aux soldats qui sont venus s’emparer du pays ravagé par la famine. Ce n’est qu’après avoir soumis le peuple et abattu son gouvernement qu’ils ont fait venir du ravitaillement. Et c’étaient les épluchures qu’un porcher donne à son troupeau : on nourrit les bêtes aujourd’hui pour entendre leur viande grésiller demain.

Les visions continuèrent, pendant des heures, lui sembla-t-il ; mais plus tard, Nafai s’aperçut que cela n’avait duré que quelques minutes. C’étaient des souvenirs de la Terre, toujours plus nombreux, où il découvrit des comportements toujours plus aberrants, des machines toujours plus étranges, jusqu’au grand embrasement final et au départ des vaisseaux spatiaux qui s’échappaient de la fumée, de la glace et de la cendre.

« C’était parce qu’ils avaient détruit leur monde qu’ils fuyaient ? »

Non, répondit Surâme. Ils fuyaient parce qu’ils voulaient tout recommencer. En tout cas, ceux qui débarquèrent sur Harmonie vinrent non parce que la Terre n’était plus faite pour eux, mais parce qu’ils estimaient qu’ils n’étaient plus faits pour la Terre. Des hommes étaient morts par milliards, mais il restait assez de vie et d’énergie sur Terre pour permettre à quelques centaines de milliers d’autres de survivre. Pourtant ils ne supportaient plus ce monde qu’ils avaient dévasté.

Nous allons partir, se dirent-ils, en attendant que la Terre se guérisse. Durant notre exil, nous apprendrons nous aussi à guérir, et à notre retour, nous serons prêts à hériter de la planète où nous sommes nés et à nous en occuper. »

Et ils ont créé Surâme, et ils l’ont emporté avec eux sur Harmonie, et ils lui ont octroyé des centaines de satellites qui seraient ses yeux et sa voix ; ils ont modifié leurs propres gènes afin de recevoir la voix de Surâme directement dans leur esprit ; et ils ont rempli Surâme de souvenirs de la Terre et l’ont installé pour surveiller leurs descendants durant les vingt millions d’années à venir.

Au bout de ce temps, se disaient-ils, nos enfants auront sûrement appris à vivre ensemble en harmonie. Ils feront du nom de cette planète la réalité de leur vie. Et passé ce délai, Surâme saura comment les ramener chez eux, là où le Gardien de la Terre les attend.

« Mais nous ne sommes pas prêts, dit Nafai ! Il a passé deux fois vingt millions d’années, et nous sommes aussi mauvais que jamais, bien que tu nous aies empêchés d’apprendre à transformer toute vie en cendres et en glace. » À ce moment, Surâme instilla une pensée en Nafai : Maintenant, le Gardien a sûrement joué son rôle. La Terre est prête pour notre retour, mais les habitants d’Harmonie, eux, ne sont pas encore prêts à revenir. Je conserve le savoir de la Terre depuis des millions d’années, et j’attends de pouvoir vous dire enfin comment construire les maisons qui volent, les vaisseaux stellaires qui vous ramèneront à votre monde d’origine ; mais je n’ose pas vous l’apprendre, parce que vous vous serviriez de ces connaissances pour vous opprimer les uns les autres et, à la fin, vous anéantir mutuellement.

« Alors, que vas-tu faire ? demanda Nafai. Quel est ton plan ? Pourquoi nous as-tu conduits ici ? »

Je ne peux pas encore te le révéler, dit Surâme. Je ne suis pas encore sûr de toi. Mais je t’ai dit ce que tu voulais apprendre. Je t’ai fait connaître mon but. Je t’ai expliqué ce que j’ai déjà accompli, et ce qui reste à faire. Je n’ai pas changé ; je suis aujourd’hui le même que tes ancêtres ont mis en place pour vous surveiller. Tous mes plans visent à préparer l’humanité à revenir auprès du Gardien de la Terre, qui vous attend. Telle est la raison de mon existence : rendre l’humanité apte au retour. Je suis la mémoire de la Terre, tout ce qui en subsiste, et si tu m’aides, Nafai, tu prendras part à l’accomplissement de ce plan, s’il s’accomplit jamais.

S’il s’accomplit jamais.

L’écrasante présence de Surâme disparut soudain de l’esprit de Nafai ; il eut l’impression qu’un grand feu s’était brutalement éteint au fond de lui, qu’un grand torrent de vie s’était brusquement tari en lui-même. Il resta assis sur son rocher, au bord de l’eau, exténué, harassé, vide, avec ces paroles désenchantées qui résonnaient encore dans son cœur : « S’il s’accomplit jamais. »

Il avait la bouche sèche. Il s’agenouilla près de la rivière, y plongea ses mains en coupe et porta l’eau à ses lèvres, mais cela ne suffit pas. Alors, il se jeta à l’eau, non dans l’attitude respectueuse de la prière, mais avec une soif désespérée ; il enfonça la tête sous l’eau et but longuement, la joue collée à la pierre froide du lit de la rivière, le dos et les mollets ruisselants, il but encore et encore, puis releva la tête et les épaules pour aspirer goulûment l’air nocturne, et se laissa de nouveau tomber dans l’onde pour se remettre à boire, avidement.

En sortant de la rivière, glacé par l’eau que la brise nocturne faisait évaporer sur sa peau, il comprit qu’il venait tout de même de faire une espèce de prière.

Je suis de ton côté, dit-il à Surâme. Je ferai tout ce que tu me demanderas, parce que je tiens à ce que tu accomplisses ta fonction sur cette planète. Je ferai tout ce que je pourrai pour nous préparer à retourner sur Terre.

Il était gelé jusqu’aux os en arrivant à la tente ; tout humide encore, il resta longtemps à trembler sur sa natte, avant de s’endormir enfin, réchauffé peu à peu par la chaleur d’Issib contre lui.


Au matin, le travail ne manqua pas ; malgré sa fatigue, Nafai ne put faire la grasse matinée, mais il accomplit ses tâches d’une main si lente et si maladroite qu’Elemak et Père lui-même durent le réprimander sèchement à plusieurs reprises. « Fais donc attention ! Mais sers-toi de ta tête ! » Ce n’est que dans la chaleur de l’après-midi, quand la troupe fit la sieste – les habitants du désert savent qu’elle leur est aussi nécessaire que l’eau – que Nafai eut enfin l’occasion de se remettre de son insomnie et de sa vision. Mais il ne put se résoudre à dormir ; allongé sur sa natte, il fit à Issib le récit de ce qu’il avait vu et appris grâce à Surâme. Quand il eut fini, des larmes ruisselaient sur les joues d’Issib, qui tendit à grand-peine sa main pour saisir celle de Nafai. « Je savais bien qu’il y avait un plan derrière tout ça, souffla-t-il. Tout s’éclaire maintenant. Tout s’ajuste parfaitement. Quelle chance tu as eue, d’entendre la voix de Surâme ! Et encore plus clairement que Père, je crois ! Aussi nettement que Luet, on dirait : oui, tu es comme Luet ! »

L’espace d’un instant, Nafai se sentit mal à l’aise. Il en avait voulu à Luet, il s’était moqué d’elle intérieurement et parfois même en paroles. Le terme méprisant de « sorcière » lui était venu si aisément ! Et pourtant… C’était donc cela qu’elle ressentait, quand Surâme lui envoyait une vision ? Comment avait-il pu se payer ainsi sa tête ?

Il finit par s’endormir. Au matin, ils achevèrent les travaux : un enclos en dur pour les chameaux, fait de pierres empilées, liées par un champ gravifique alimenté par des capteurs solaires ; des magasins réfrigérés destinés à conserver toute une année des aliments déshydratés, si la famille en exil ne pouvait rentrer plus tôt à Basilica ; l’installation de gardiens et de guetteurs électroniques sur tout le périmètre de la vallée, afin que personne ne s’approche à portée de vue sans être repéré du même coup. Pas question de faire du feu, naturellement ; dans le désert, le bois était trop précieux pour qu’on le brûle. Mais ils feraient plus encore : ils renonceraient à toute cuisine, parce qu’une source inexplicable de chaleur serait trop aisément détectable. Celle de leurs corps constituait le seul rayonnement infra-rouge qu’ils osaient émettre ; et quant au bruit électromagnétique de leurs gardiens, du champ gravifique, du système de réfrigération, des capteurs solaires et du fauteuil d’Issib, il était trop faible pour être perçu en dehors de leur périmètre, sauf à l’aide d’instruments beaucoup plus sensibles que tout ce dont les maraudeurs ou les caravanes de passage pouvaient disposer. Leur sécurité était assurée.

Au dîner, Nafai ne put s’empêcher de faire une remarque sur l’inutilité de leur dispositif. « C’est Surâme qui nous a envoyés en mission, dit-il. Pendant des années, il a éloigné les gens d’ici afin de garder cette vallée pour nous ; et il aurait sûrement continué, c’est logique ! »

Elemak éclata de rire, et Mebbekew s’esclaffa trop brusquement. « Alors, Nafai le Théologien, dit Meb, si Surâme est à ce point capable de nous protéger, pourquoi est-ce qu’il nous a conduits ici, en plein milieu de l’enfer, au lieu de nous laisser chez nous, bien en sécurité ?

— Et puis comment se fait-il que tu en saches autant sur Surâme, Nafai ? renchérit Elemak. Ta chère mère t’a visiblement fait passer trop de temps dans la compagnie des sorcières ! »

Pour une fois, Nafai réprima une réponse cinglante. À quoi bon discuter avec eux ? Pourtant, il s’était souvent fait la même réflexion par le passé, sans pour autant réussir à tenir sa langue. La différence aujourd’hui, c’est qu’il n’était plus seulement Nafai, le benjamin des enfants de Wetchik ; aujourd’hui, il était l’ami et l’allié de Surâme. Il avait mieux à faire que de discutailler avec Elya et Meb.

« Nafai, dit Père, ton raisonnement ne se tient pas ; pourquoi Surâme perdrait-il son temps à nous surveiller, alors que nous sommes parfaitement capables de veiller sur nous-mêmes ?

— Vous avez raison, Père », répondit Nafai. Sa remarque avait été stupide ; il serait malvenu d’accroître le fardeau de Surâme, quand il avait plutôt besoin qu’on l’allège. « Pardonnez-moi », ajouta-t-il.

Elemak eut un mince sourire, et Mebbekew écarquilla les yeux avant de s’esclaffer à nouveau. « Écoute-moi ça ! s’exclama-t-il. Des gens sensés, du moins on le suppose, qui discutent pour savoir si Surâme doit ou non s’occuper de nos chameaux !

— C’est Surâme qui nous a emmenés ici, dit Wetchik d’un ton froid.

— Mais non ! C’est vous qui nous avez obligés à partir, se récria Mebbekew, et c’est Elemak qui nous a guidés !

— C’est Surâme qui m’a conseillé de partir, insista son père, et qui nous a menés jusqu’à cette belle vallée.

— Ah, mais oui, c’est vrai ! s’écria Meb. Ce que j’avais pris hier pour un vautour qui tournait en rond dans le ciel, c’était Surâme qui nous montrait le chemin !

— Seul un imbécile plaisante sur ce qu’il ne comprend pas, dit Père.

— Seul un illuminé peut traiter les gens sensés d’imbéciles ! répliqua Mebbekew. C’est vous qui voyez des complots et des machinations partout, Père !

— La ferme ! dit Elemak.

— La ferme toi-même !

— J’ai dit : la ferme ! » répéta Elemak. Il pivota lentement pour croiser le regard furieux de Mebbekew. Nafai vit que sous ses paupières qu’il tenait à demi fermées, comme s’il était mal réveillé, Elemak toisait Meb avec des yeux embrasés.

« Parfait ! dit Mebbekew en se retournant vers son assiette et en étalant de la pâte de haricots froide sur une biscotte. J’ai l’impression que je suis le seul ici à ne pas trouver le camping franchement marrant !

— Nous ne sommes pas en camping, coupa Wetchik, mais en exil !

— Ce que je ne comprends pas, susurra Mebbekew, c’est ce que j’ai bien pu faire, moi, pour mériter l’exil !

— Tu es mon fils. Aucun d’entre nous n’était en sécurité à la propriété.

— Vous parlez ! On ne risquait absolument rien !

— Laisse tomber », dit Elemak. Et encore une fois, il soutint le regard noir de son frère.

Nafai commençait à comprendre : si Elemak détestait que Mebbekew mît en doute l’existence d’un complot contre Père et la nécessité de cette fuite dans le désert, c’est qu’il trouvait le sujet sensible ; Nafai sentit que ses deux frères en savaient bien plus long qu’ils ne voulaient le dire. S’ils dissimulaient quelque noir secret, ils réagiraient différemment : Elemak empêcherait sûrement la conversation de s’en approcher si peu que ce soit, tandis que Mebbekew essayerait plutôt de se cacher derrière un nuage de dénégations effrontées et de mensonges moqueurs.

« Vous savez tous les deux que la vie de Père était en danger à Basilica » dit Nafai.

À leur façon de le regarder, Nafai comprit qu’il avait vu juste. Innocents, ils auraient seulement dû comprendre qu’il leur demandait de croire en la vision de leur père. Mais ils réagirent avec violence.

« Ce qu’on pense ou non, qu’en sais-tu donc, toi ? cracha Elemak.

— Et si tu es si sûr que la vie de Père était en danger, renchérit Meb d’un ton mauvais, c’est peut-être que tu faisais partie du complot ! »

Là encore, leur attitude était typique : Elemak se défendait en disant en substance à son frère : « Tu ne peux rien prouver », tandis que Mebbekew retournait l’attaque contre Nafai.

Et maintenant, se dit ce dernier, qu’ils se rendent compte de ce qu’ils viennent d’avouer ! Puis, tout haut : « Quel complot ? De quoi est-ce que vous parlez ? »

Mebbekew comprit tout de suite qu’il en avait trop dit.

« J’ai seulement cru que tu prétendais qu’on savait des choses que personne ne savait, ou je ne sais quoi…

— Si tu avais été au courant d’un complot contre la vie de Père, dit Nafai, tu l’aurais prévenu, si tu es un homme qui se respecte. Et tu ne resterais pas là à gémir qu’on n’avait pas besoin de quitter la cité.

— Je ne suis pas le seul à gémir, morveux ! » répliqua Mebbekew. Sa colère lui avait fait perdre toute subtilité. Il ignorait comment interpréter les paroles de son demi-frère et cela l’inquiétait, ce qui était exactement le but de Nafai : est-ce que Nafai sait quelque chose ou non ? se demandait-il.

« Ferme-la, Meb, intervint Elemak. Et toi aussi, Nafai. Vous ne croyez pas qu’il est déjà bien assez dur de nous retrouver en exil ici sans qu’en plus vous vous bouffiez le nez ? »

Elya le grand pacificateur ! Nafai eut envie d’éclater de rire. Mais… après tout, c’était peut-être vrai. Peut-être qu’Elemak n’était pas au courant ; Gaballufix ne l’avait peut-être jamais mis dans la confidence. Il ne l’avait même sûrement pas fait, Nafai le comprit soudain ; certes, Elya était le demi-frère de Gaballufix, mais c’était surtout le fils et l’héritier de Wetchik, et Gaballufix ne saurait jamais avec certitude dans quel camp il était vraiment. Il pouvait se servir d’Elya comme intermédiaire, pour porter des messages à Père, par exemple, mais jamais il ne lui aurait confié des renseignements essentiels.

Cela expliquerait également les efforts d’Elemak pour empêcher Meb de parler ; il voulait cacher son engagement aux côtés de Gaballufix, évidemment, mais il n’avait aucun complot d’assassinat à dissimuler. Comment Nafai avait-il pu seulement l’imaginer ? D’ailleurs, s’ils s’étaient enfuis dans le désert pour répondre au plan de Surâme, cela ne signifiait-il pas qu’Elemak et Mebbekew faisaient partie de ce plan ? Et me voilà, plein de suspicion envers mes frères, nourrissant moi aussi la malveillance même qui va détruire Basilica ! Comment prétendre se ranger du côté de Surâme si je ne fais même pas confiance à mes propres frères ?

« Excusez-moi, dit-il. Je n’aurais pas dû vous accuser comme ça. »

Tous le regardèrent avec ébahissement, et Nafai mit un bon moment à comprendre pourquoi : c’était la première fois de sa vie qu’il s’excusait auprès de ses frères sans y avoir été contraint à coups de poing.

« Ce n’est pas grave », dit enfin Mebbekew d’un ton étonné ; mais ses yeux rayonnaient d’un mépris triomphant.

Tu me crois faible parce que je m’excuse ? pensa Nafai. Tu te trompes. Ça veut plutôt dire que je deviens fort.

Puis Nafai voulut raconter à son père, à Elemak et Mebbekew les visions que Surâme lui avait envoyées pendant la nuit. Mais il ne put aller bien loin. Elemak lui coupa la parole.

« J’en ai assez, dit-il. Je n’ai pas de temps à perdre ! »

Nafai le regarda, confondu. Il n’avait pas le temps d’écouter le plan de Surâme ? L’humanité rencontrait un espoir de retourner sur Terre, et Elemak n’avait pas le temps de s’y intéresser ?

Quant à Mebbekew, il bâilla ouvertement.

« Alors, vous vous en fichez, c’est ça ? » demanda Issib.

Elemak sourit à son frère infirme. « Tu es trop confiant, Issya, dit-il. Tu ne comprends donc pas ? Nafai ne supporte pas de ne pas être au centre de l’attention générale. Comme il ne peut pas s’affirmer en se rendant utile, même un tant soit peu, il se met à avoir des visions. Si ça continue, Nyef va nous transmettre les ordres de Surâme et nous faire bosser sous son commandement.

— Mais c’est faux ! cria Nafai. Je les ai eues, ces visions !

— D’accord, dit Mebbekew. Et moi aussi, j’ai eu des visions, cette nuit. J’ai vu des filles, ah ! Nafai, tu n’as même pas les gonades qu’il faut pour en rêver ! Je croirai à tes visions de Surâme quand tu accepteras d’épouser une des filles de mes rêves ; je te donnerai même une des plus jolies, tiens ! »

Elemak riait à gorge déployée et Père lui-même affichait un petit sourire. Mais les sarcasmes de Mebbekew ne firent que mettre Nafai en fureur.

« Je dis la vérité ! cria-t-il. Je vous explique ce que Surâme essaye de faire !

— J’aime mieux penser à ce que les filles de mes rêves essayaient de faire ! répliqua Meb.

— Allons, assez de vulgarité », intervint Père. Mais il riait sous cape. Ce fut le coup le plus cruel : Père pensait manifestement, comme Elemak, que Nafai avait inventé ses visions.

Puis Elemak et Mebbekew allèrent s’occuper des animaux, et Nafai resta seul avec son père et Issib.

« Pourquoi n’y vas-tu pas, toi aussi ? demanda Père. Issib ne peut pas aider à ce genre de tâche sans ses flotteurs, mais toi, si.

— Père, dit Nafai, j’aurais cru que vous au moins, vous me croiriez !

— Je te crois, répondit son père. Je crois honnêtement que tu veux participer au travail de Surâme ; je t’en respecte, et peut-être certains de tes rêves venaient-ils vraiment de Surâme. Mais n’essaye pas de dire de telles choses à tes frères aînés. Ils ne l’accepteront pas de ta part. » Il eut un petit rire amer. « Ils le supportent déjà difficilement de la mienne.

— Moi, je crois Nafai, dit Issib. Ce n’étaient pas des rêves, il était bien réveillé, près de la rivière. Je l’ai vu revenir à la tente, encore trempé et glacé. »

Un immense soulagement envahit Nafai : Issib le soutenait ! Pourtant, son frère n’y était pas du tout obligé. Nafai s’était même à moitié attendu qu’Issib cesse de le croire si Père ne le prenait pas au sérieux.

« Mais moi aussi, je le crois, répondit Père. Cependant, ce que tu as raconté, Nafai, c’était beaucoup plus précis que ce que Surâme décrit généralement dans ses visions. J’en conclus donc que s’il y a un noyau de vérité dans tes affirmations, la plus grande partie a dû naître de ton imagination, et personnellement, je n’ai pas envie de faire le tri, en tout cas pas ce soir.

— Mais je vous ai bien cru, moi ! s’écria Nafai.

— Pas au début, rétorqua son père. Et la conviction ne s’échange pas comme des faveurs. Nous accordons croyance et confiance là où elles sont méritées. N’attends pas que je sois plus prompt à te croire que tu ne l’as été à me croire, moi. »

Désemparé, Nafai se leva du tapis. La tente de Père était si vaste qu’il n’eut pas à courber la tête en se redressant. « J’étais aveugle quand vous m’avez dit ce que vous aviez vu. Mais maintenant je me rends compte que vous êtes sourd, et que vous ne pouvez pas entendre ce que j’ai entendu.

— Aide ton frère à remonter dans son fauteuil, répondit Père. Et surveille ta façon de t’adresser à ton père. »


Cette nuit-là, sous la tente, Issib s’efforça de consoler Nafai. « Père est un père, Nafai. Ça ne doit pas être agréable de se rendre compte que son dernier fils reçoit plus de révélations de Surâme que lui.

— Je suis peut-être mieux réglé que lui sur Surâme, je ne sais pas. Mais je n’y peux rien. Et puis quelle importance, à qui parle Surâme ? D’après Père, Gaballufix aurait dû le croire, alors que Père est d’un rang inférieur dans le clan Palwashantu, non ? »

Issib le reprit.

« D’une fonction inférieure, peut-être, mais pas d’un rang inférieur. Si Père avait voulu être chef du clan, c’est lui qu’on aurait choisi ; il est Wetchik par droit de naissance, après tout. C’est pour ça que Gaballufix l’a toujours détesté : il sait que si Père n’avait pas méprisé la politique, il aurait pu balayer son pouvoir et son influence comme on chasse une mouche. »

Mais Nafai n’avait pas envie de discuter de la politique basilicaine. Il se tut et s’adressa encore une fois à Surâme.

Il faut que tu obliges Père à me croire, dit-il. Il faut lui montrer la réalité. Tu ne peux pas m’envoyer une vision pour ensuite me laisser me débrouiller seul avec lui !

« Moi, je te crois, Nyef, chuchota Issib. Et j’ai foi en ce que Surâme veut faire. C’est peut-être tout ce qu’il demande, tu avais réfléchi à ça ? Il n’a peut-être pas besoin que Père te croie tout de suite. Accepte la situation, simplement. Aie confiance en Surâme. »

Nafai se tourna vers Issib, mais dans le noir, il ne put voir si son frère avait les yeux ouverts. Était-ce vraiment Issib qui avait parlé, ou bien dormait-il et Nafai avait-il entendu les paroles de Surâme avec la voix d’Issib ?

Un jour, Nafai, on en arrivera peut-être à ce qu’a dit Elemak. Alors, tu devras commander à tes frères, et même à ton père. Crois-tu que Surâme te laissera seul, à ce moment ?

Non, impossible que ce soit Issib ! C’était Surâme qui parlait avec la voix de son frère, et qui disait des choses qu’Issib n’aurait jamais dites. Et maintenant qu’il avait sa réponse, il s’aperçut que le sommeil ne le fuyait plus. Mais avant qu’il ne s’endorme, des questions surgirent dans son esprit :

Et si Surâme m’en révélait plus qu’à Père, non parce que cela participe d’un plan, mais simplement parce je suis le seul à pouvoir l’entendre et le comprendre ?

Et si Surâme comptait sur moi pour trouver un moyen de convaincre les autres, parce que lui-même n’en est plus capable ?

Et si j’étais vraiment seul, en dehors de cet unique frère qui me croit – ce frère qui est infirme et ne peut donc agir ?

La foi n’est pas rien, dit la voix chuchotante dans la tête de Nafai. Seule la foi d’Issib en toi t’empêche de douter de ta propre foi.

Parle à Père, implora Nafai en sombrant dans le sommeil Parle-lui pour qu’il me croie.


Surâme parla à Père cette nuit-là, mais pas comme Nafai l’avait espéré.

« Je vous ai vus cette nuit rentrer à Basilica tous les quatre, annonça Père.

— Ce n’est pas trop tôt ! s’exclama Mebbekew.

— Vous rentriez, mais dans un but bien précis, continua Père : pour récupérer l’Index et me le rapporter.

— L’Index ? dit Elemak.

— Les Palwashantu en ont la garde depuis l’origine du clan. C’est peut-être grâce à cela que le clan a si longtemps préservé son identité. Autrefois, on nous appelait “Gardiens de l’Index”, et mon père m’a appris que c’était le privilège des Wetchik de s’en servir.

— De s’en servir pour quoi faire ? demanda Mebbekew.

— Je ne sais pas exactement, répondit Père. Je ne l’ai vu que rarement. Mon grand-père l’a confié au conseil clanique quand il s’est mis à voyager, et mon père n’a jamais cherché sérieusement à le récupérer après la mort de Grand-Père. Aujourd’hui, il est chez Gaballufix. Mais d’après son nom, je suppose qu’il s’agit d’un catalogue de bibliothèque.

— Ça au moins, c’est utile ! dit Elemak. Et c’est pour ça que vous nous renvoyez à Basilica ? Pour y prendre un objet dont vous ne savez même pas l’usage ?

— Pour le prendre et me le rapporter, oui. À n’importe quel prix.

— Vous êtes sérieux ? demanda Elemak, abasourdi. À n’importe quel prix ?

— C’est la volonté de Surâme. Je l’ai senti… même si je… même si ce n’est pas ce que je pense. Moi, je veux que vous reveniez tous sains et saufs.

— D’accord, dit Mebbekew. C’est comme si c’était fait ; pas de problème !

— Faudra-t-il rapporter des vivres de la propriété ? demanda Nafai.

— Il n’y aura plus d’approvisionnement, répondit Père. J’ai ordonné à Rashgallivak de vendre tout le matériel des caravanes. »

Nafai vit Elemak virer cramoisi sous son hâle.

« Mais quand notre exil aura pris fin, Père, comment comptez-vous remettre notre exploitation sur pied ? »

C’était un moment décisif, Nafai s’en rendit compte : Elemak mettait soudain en cause l’irrévocabilité des décisions paternelles. Si Elya devait se révolter, ce serait sur ce point précis, où il ne pouvait voir que la dilapidation de son héritage. Aussi Père lui fit-il une réponse sans ambiguïté.

« Je ne compte rien remettre sur pied, dit-il. Fais ce que je dis, Elemak, ou bien l’état de la fortune du Wetchik ne t’importera plus. »

Et voilà. On ne pouvait être plus clair. Si Elemak voulait un jour devenir Wetchik, qu’il obéisse aux ordres du présent Wetchik.

Mebbekew eut un petit rire sec. « De toute façon, je n’ai jamais aimé ces bestioles puantes, dit-il. Elles ne me manqueront pas. » Son message était tout aussi clair : Je prendrai volontiers ta place comme Wetchik, Elemak ; alors, vas-y, continue, mets Père en rogne pour de bon !

« Je vous rapporterai votre Index, Père, dit Elemak. Mais pourquoi envoyer les autres ? Laissez-moi y aller seul. Ou bien laissez-moi emmener Mebbekew, et gardez les deux petits avec vous. Ils ne me serviront à rien ni l’un ni l’autre.

— Surâme vous a montrés partant tous les quatre, répondit Père. Donc, vous irez tous les quatre à Basilica, et vous en reviendrez tous les quatre. Tu m’as bien compris ?

— Parfaitement, acquiesça Elemak.

— Hier soir, tu te moquais de Nafai parce qu’il disait avoir des visions, poursuivit Père. Mais je t’affirme que tu aurais beaucoup à apprendre de Nafai et d’Issib. Eux, au moins, ils s’efforcent de faire quelque chose. De mes aînés, je n’entends que des plaintes. »

Mebbekew lança un regard appuyé à Nafai, mais celui-ci s’inquiétait davantage d’Elemak, qui, paupières mi-closes, gardait les yeux fixés sur son père. Hier soir, songea Nafai, vous n’avez pas voulu me croire, Père. Et aujourd’hui, vous attisez la haine de mes frères envers moi.

« Vous en savez beaucoup, Elemak et Mebbekew, continua Père, mais malgré tout votre savoir, vous ne semblez pas maîtriser le concept de loyauté et d’obéissance. Prenez exemple sur vos jeunes frères, et vous serez dignes alors de la fortune et des honneurs auxquels vous aspirez. »

Ça y est ! se dit Nafai. Ce coup-ci, je suis mort ! Pendant tout le voyage, ils vont me traiter comme un asticot sur leur fromage. Dans ces conditions, je préférerais rester ici que partir avec eux ; merci beaucoup, Père !

« Père, je ferai ce que vous demandez », déclara Elemak. Mais sa voix était basse et froide, et Nafai en eut l’estomac noué.

Maussade, Elemak se mit donc à préparer le voyage. Comme Nafai l’avait prévu, il feignit de ne pas l’entendre quand il demanda ce qu’il pouvait faire, et Mebbekew lui décocha un tel regard qu’un frisson d’effroi le traversa. Il voudrait me voir mort, se dit-il. Meb voudrait me voir mourir !

Comme on refusait son aide et qu’il était manifestement plus sage qu’il se fit le plus discret possible au cours des heures à venir, Nafai retourna à sa tente pour aider Issib à faire ses bagages, c’est-à-dire surtout à envelopper ses flotteurs et à les mettre dans un sac. Aux regards avides qu’Issib leur lançait, Nafai comprit que son frère ne s’inquiétait pas de ce qu’Elemak ou Mebbekew pensaient de lui : ce qu’il voulait, c’était revenir là où son corps était utilisable, là où il était libre et où l’on n’avait pas à l’habiller ni à le sortir pour faire ses besoins, comme un bébé ou un animal. Quelle prison, ce corps où il est coincé ! songea Nafai.

Enfin le travail fut terminé et Issib installé dans son fauteuil, flottant au-dessus du sol comme un monarque hargneux sur son trône. Il était impatient de partir, impatient de retrouver Basilica.

Comme les autres, se dit Nafai ; mais aucun n’y va pour la bonne raison. Aucun n’y va par désir d’aider Surâme à réaliser son plan.

Il se rendit au bord de l’eau, où il trouva une branche de dix centimètres de diamètre ; il la saisit et entreprit de la plier en forme de fer à cheval. Résistante, elle cédait néanmoins peu à peu à sa poigne.

« Ne la casse pas », dit Père.

Nafai se retourna, surpris. Il lâcha la branche qui se redressa brusquement ; des feuilles lui cinglèrent le visage.

« Il lui a fallu tellement de temps pour pousser, continua Père.

— Je n’avais pas l’intention de la casser.

— Tu n’en étais pas loin. Je connais les plantes ; toi non. Elle n’allait pas tarder à se rompre.

— Allons ! je ne suis pas assez fort !

— Tu es plus fort que tu ne le crois. » Père le mesura de l’œil. « Quatorze ans ! » Il eut un petit rire. « Ce sont les gènes de ta mère, pas les miens, j’en ai peur. Quand je te regarde, je vois…

— Mère ?

— Je vois ce qu’Issib aurait pu être, de corps comme d’esprit. Le pauvre enfant ! »

Le pauvre enfant ! songea Nafai. Pourquoi est-ce que vous ne me regardez pas quelquefois, Père, pour me voir, moi, au lieu d’un enfant imaginaire ? Au lieu d’un petit garçon qui s’invente des visions, pourquoi ne me voyez-vous pas tel que je suis : un homme qui a entendu la voix de Surâme encore plus clairement que vous ?

« J’ai peur, Nafai », dit Père.

Nafai regarda son père dans les yeux. Disait-il cela pour le mettre à l’épreuve ?

« Je vous ai confié une mission plus dangereuse que tes frères ne s’en rendent compte, j’ai l’impression. Mais toi, tu as compris, n’est-ce pas, Nafai ?

— Je crois.

— Oui, après tout ce que tu as vu, tu dois comprendre. » C’était autant une question qu’une réponse. Mais que demandait-il ? Si Nafai savait la vérité sur Elya et Meb ? Non, c’était impossible, parce que Père ignorait tout sur eux. Non, Père demandait si Nafai avait vraiment des visions.

Sa première réaction fut la colère, l’humiliation et la rancune. Puis il comprit qu’il avait tort ; Père avait le droit de lui poser cette question et de prendre son temps pour croire en ses visions, comme Issib l’avait dit. Il essayait tant bien que mal de s’habituer à l’idée que Nafai pouvait être un serviteur de Surâme.

« Oui, déclara enfin Nafai. J’ai vraiment vu. Mais rien à propos de l’Index.

— Gaballufix n’acceptera pas de le lâcher, dit Père. Dans la vision, il le donnait, mais Surâme ne peut tout voir. L’Index n’est pas un simple objet qu’on emprunte. Il est très puissant.

— Comment ça ? Que peut-il faire ?

— Par lui-même, je n’en sais rien. Mais je sais qu’il symbolise le pouvoir. Chez les Palwashantu, celui qui a la garde de l’Index a la confiance du clan ; il a reçu le plus grand honneur possible. Gabya n’y renoncera pas, et il sera prêt à tuer pour le conserver. Et c’est là que j’envoie mes fils ! »

Le visage de Père était plein de colère, et Nafai comprit que c’était contre Surâme.

Enfin son père maîtrisa sa rage, et son visage s’apaisa. « J’espère, dit-il à voix basse, j’espère que Surâme a bien réfléchi.

— Père, intervint Nafai, j’irai, moi, et je ferai ce que Surâme nous a commandé, parce que je sais qu’il ne nous demanderait rien sans avoir prévu le moyen d’y parvenir. »

Père dévisagea son fils pendant une éternité. Puis il sourit ; Nafai n’avait jamais vu un tel sourire sur les traits de son père. Il y lut du soulagement et de la confiance. « Non, ce n’est pas de l’esbroufe, dit enfin le Wetchik. Tu ne dis pas cela parce que j’ai envie de l’entendre.

— Est-ce l’habitude de vos fils de dire ce que vous avez envie d’entendre ? » demanda Nafai.

Cette fois, son père rejeta la tête en arrière et poussa un rugissement de rire : « Oh que non ! » s’écria-t-il. Et puis, aussi brusquement qu’il avait commencé, son rire s’interrompit. Il prit la tête de Nafai entre ses mains, ses grandes mains calleuses, sèches et rudes à force de manipuler pendant des années de l’écorce, des harnais de cuir et de la pierre brute, et, ses deux larges paumes appuyées sur chaque joue, il se pencha et lui déposa un baiser sur la bouche. « Mon fils, dit-il dans un souffle. Mon fils. »

Un instant, ils restèrent là, près de l’arbre, près de l’eau, jusqu’à ce qu’un bruit de pas les fit se retourner. C’était Elemak, toujours furieux et renfrogné. « C’est l’heure de partir, grommela-t-il, si on veut faire un peu de route aujourd’hui, en tout cas.

— C’est cela, allez-y, dit Père. Je ne veux pas vous retarder. »

Et quelques minutes plus tard, montés sur leurs chameaux, ils reprenaient le chemin de la cité.

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