Avant l’aube, Nafai s’éveilla sur sa natte, chez son père. À quatorze ans, il n’avait plus le droit de dormir chez sa mère. Aucune femme de Basilica qui se respectait n’accepterait jamais de placer sa fille chez Rasa si un garçon de quatorze ans y résidait – surtout depuis que Nafai, à douze ans, avait été pris d’une crise de croissance qui ne semblait pas devoir s’arrêter, bien qu’il mesurât déjà presque deux mètres.
Hier encore, il avait entendu sa mère parler avec son amie Dhelembuvex. « Les gens commencent à se demander quand tu vas lui trouver une cousinette, disait Dhel.
— Ce n’est qu’un enfant », avait répondu Mère.
Dhel avait émis un ululement de rire. « Rasa, ma chérie, as-tu donc si peur de vieillir que tu refuses de voir que ton bébé est un homme ?
— Ce n’est pas ça, dit Mère. On aura le temps de penser aux cousinettes, aux compagnes et à tout ça quand il commencera à s’y intéresser lui-même.
— Oh, il s’y intéresse déjà, rétorqua Dhel. C’est juste qu’il ne t’en parle pas, à toi. »
C’était tout à fait exact ; Nafai avait rougi en entendant ces mots, et il rougissait encore en se les rappelant. Comment Dhel pouvait-elle savoir, rien qu’en l’ayant, regardé un instant, qu’il pensait si souvent à « tout ça » ? Mais non, Dhel n’avait rien vu chez Nafai : elle était au courant parce qu’elle connaissait les hommes. C’est simplement une crise que je traverse, se dit Nafai. Tous ceux de mon âge passent par là. Devant un garçon de près de deux mètres, sans poil au menton, on peut se dire, presque à coup sûr : « Celui-là, en ce moment, il pense au sexe. »
Mais je ne suis pas comme les autres, songea Nafai. Quand j’entends Mebbekew et ses copains discuter, ça me rend malade. Je n’aime pas cette façon grossière de voir les femmes, de les évaluer comme si c’étaient des juments. « C’est une bête de somme ou est-ce que je peux la monter ? Faut-il la mener au pas ou puis-je la lancer au galop ? Je la garde à l’écurie ou je la sors pour la montrer aux copains ? »
Ce n’était pas ainsi que Nafai voyait les femmes, pas du tout. Peut-être parce qu’il allait encore à l’école, que chaque jour il parlait sérieusement avec des femmes. Ce n’est pas parce qu’Eiadh est la plus jolie fille de Basilica et donc, très probablement, du monde entier que je suis amoureux d’elle. Je l’aime parce qu’on peut parler ensemble, à cause de sa tournure d’esprit, du son de sa voix, de sa façon de pencher la tête de côté quand j’expose une idée avec laquelle elle n’est pas d’accord, sa façon de poser sa main sur la mienne quand elle essaye de me convaincre.
Nafai s’aperçut brusquement que le ciel s’éclairait à sa fenêtre ; il rêvait d’Eiadh, alors que s’il était un peu plus futé, il se lèverait et se rendrait en ville pour la voir.
Sitôt pensé, sitôt fait. Il se redressa, s’agenouilla à côté de sa natte, frappa ses cuisses et sa poitrine nues et offrit la douleur à Surâme, puis roula sa literie et la rangea dans son coffre. Je n’ai pas vraiment besoin de lit, se dit-il. Si j’étais un homme, je dormirais par terre et ça ne me dérangerait pas. Voilà comment je deviendrai sec et maigre comme Père et comme Elemak. Ce soir, je ne prends pas ma natte.
Il sortit dans la cour et s’approcha de la citerne. Plongeant les mains dans le petit évier, il humecta le savon et se le passa sur tout le corps. L’air était frais et l’eau plus encore, mais il ne s’en soucia pas. Ce n’était rien à côté de ce qui l’attendait. Il se plaça sous la douche, saisit le cordon… et hésita, rassemblant son courage pour l’épreuve à venir.
« Allez, tire et qu’on en parle plus ! » dit Issib.
Nafai se tourna vers la chambre d’Issib, qui flottait devant la porte. « C’est facile à dire, pour toi ! » répliqua-t-il.
Issib, infirme, ne pouvait se servir de la douche ; il ne fallait pas mouiller ses flotteurs. Aussi, tous les soirs, un serviteur les lui enlevait et le baignait. « Tu te conduis comme un vrai gosse, devant l’eau froide, dit Issib.
— Toi, tu vas te retrouver avec de la glace dans le cou ce soir au dîner, répliqua Nafai.
— Étant donné que tu m’as réveillé, à frissonner et à jacasser comme ça…
— Je n’ai pas fait un bruit, protesta Nafai.
— … j’ai décidé de t’accompagner en ville.
— Chouette, chouette. Chouette, mon hibou.
— Tu as l’intention de laisser sécher le savon ? Ça donne à ta peau une blancheur charmante, mais dans quelques heures, ça risque de démanger. »
Nafai tira le cordon.
Une averse d’eau glacée lui tomba sur la tête. Il hoqueta – cela faisait toujours un choc – puis se pencha, se tourna, se tordit et aspergea d’eau tous les creux et replis de son corps pour en rincer le savon. Il ne disposait que de trente secondes avant que la douche cesse, et s’il n’avait pas fini à temps, il avait le choix entre supporter le savon toute la journée – et ça démangeait vraiment, comme mille piqûres de puces – et attendre quelques minutes en se pelant de froid que l’eau de la citerne remplisse le petit réservoir. Peu tenté par cette alternative, il avait depuis longtemps appris ce qu’il fallait faire, si bien qu’il était toujours rincé avant l’arrêt de la douche.
« J’adore ta petite danse, dit Issib.
— Ma danse ?
— On se penche à gauche pour rincer l’aisselle droite, à droite pour rincer l’aisselle gauche, on se penche en avant et on s’écarte les fesses pour se rincer le derrière, on se penche en arrière…
— Ça va, j’ai compris, l’interrompit Nafai.
— Sans rire, je le trouve génial, ton numéro. Tu devrais le proposer au directeur du Théâtre en Plein Air. Ou à l’Orchestre, même. Tu pourrais finir vedette.
— Un gars de quatorze ans qui danse à poil sous une douche ? À mon avis, ce n’est pas dans ce genre de salles qu’on montre ça.
— Mais à Dollville, alors ! Tu ferais un malheur à Dollville ! »
Nafai s’était séché – à part les cheveux, qui lui glaçaient encore la tête. Il avait envie de courir jusqu’à sa chambre comme il faisait quand il était petit, en criant des mots dénués de sens – ses préférés étaient « ouga-bouga louga-bouga » – tout en enfilant ses vêtements et en se frottant pour se réchauffer. Mais c’était un homme à présent, et on n’était qu’en automne, pas en hiver ; aussi s’imposa-t-il de regagner sa chambre d’un pas posé, ce qui explique pourquoi il était encore dans la cour, tout nu et glacé jusqu’à la moelle, quand Elemak franchit le portail.
« Cent-vingt-huit jours ! brailla ce dernier.
— Elemak ! s’écria Issib. Tu es revenu !
— Et pas grâce aux voleurs des collines », rétorqua Elemak. Il marcha droit vers la douche tout en ôtant ses vêtements. « Ils nous sont tombés dessus il y a deux jours à peine, bien trop près de Basilica à mon goût. Je crois qu’on en a tué un, cette fois.
— Tu n’en es pas sûr ? demanda Nafai.
— Je me suis servi du pulsant, évidemment. »
Évidemment ? songea Nafai. C’est évident de servir d’une arme de chasse contre un homme ?
« Je l’ai vu tomber, mais je n’allais pas faire demi-tour pour vérifier ; alors, peut-être qu’il a simplement trébuché pile au moment où j’ai tiré. »
Elemak déclencha la douche avant de s’être savonné. À l’instant où l’eau le frappa, il poussa un hurlement, puis exécuta sa petite danse personnelle, en agitant la tête et en éclaboussant la cour, tout en criant des « ouga-bouga louga-bouga », comme un gosse.
Elemak pouvait se permettre de se conduire ainsi. Il avait vingt-quatre ans, venait de ramener sans accroc sa caravane de Tishchetno, la ville de la jungle où il était allé acheter des plantes exotiques (et c’était la première fois depuis des années que quelqu’un de Basilica se rendait là-bas), et il avait peut-être bien tué un voleur en chemin. Personne ne pouvait considérer Elemak autrement que comme un homme. Nafai connaissait la règle : quand un homme agit comme un enfant, c’est qu’il est jeune d’esprit, et tout le monde est enchanté ; quand un adolescent fait la même chose, il est puéril, et tout le monde lui intime de se conduire en homme.
Elemak se savonnait, à présent. Nafai, toujours gelé malgré ses bras croisés sur sa poitrine, s’apprêtait à regagner sa chambre pour y chercher ses vêtements quand Elemak reprit la parole.
« Tu as grandi depuis mon départ, Nyef.
— Oui, je m’en occupe depuis quelque temps.
— Ça te va bien. Tu te muscles drôlement. Tu tiens du paternel pour les bons côtés. Mais de visage, tu ressembles à ta mère. »
Nafai apprécia le ton approbateur d’Elemak, mais c’était un peu humiliant aussi de rester là, nu comme un ver, pendant que son frère le jaugeait.
Issib, bien entendu, mit son grain de sel. « Il a le trait le plus saillant de Père, heureusement, dit-il.
— On l’a tous, répliqua Elemak. Tous les enfants que le paternel a eus sont des garçons – enfin, tous ceux qu’on connaît. » Il éclata de rire.
Nafai détestait qu’Elemak parle de Père comme ça. Père était un homme chaste, tout le monde le savait, qui n’avait de rapports qu’avec sa compagne légitime. Et depuis quinze ans, cette compagne était Rasa, la mère de Nafai et d’Issib ; elle reconduisait son contrat chaque année. Il était si fidèle que les autres femmes avaient cessé, quand le contrat arrivait à son terme, de venir lui signifier à mots couverts leur disponibilité. Naturellement, Mère était tout aussi fidèle ; pourtant il se trouvait encore quantité d’hommes pour l’accabler de présents et de sous-entendus – mais on n’y pouvait rien : la fidélité en excitait certains encore plus que le libertinage, comme si Rasa ne demeurait si fidèle à Wetchik que pour les inciter à la poursuivre. Et puis, s’apparier avec Rasa signifiait partager ce que certains considéraient comme la plus belle maison, et tous comme la plus belle vue, de Basilica. Je ne m’apparierai jamais avec une femme rien que pour sa maison, songea Nafai.
« Tu es dingue ou quoi ? dit Elemak.
— Quoi ?
— Il fait un froid à ne pas mettre dehors un téton de sorcière et tu restes là, tout dégoulinant et complètement à poil !
— Ouais, c’est vrai », répondit Nafai. Mais il ne se précipita pas vers sa chambre ; ç’aurait été avouer qu’il ne supportait pas le froid. Il fit d’abord un grand sourire à Elemak. « Bienvenue à la maison, dit-il.
— Arrête de frimer, Nyef, lança Elemak. Je sais que tu pèles de froid ; tu as les pendouilles qui se ratatinent. »
Nafai regagna sa chambre d’un pas nonchalant et enfila son pantalon et sa chemise. Elemak semblait toujours savoir ce qui se passait dans sa tête, et cela l’ennuyait. Elemak était incapable d’imaginer que Nafai, endurci et viril, pût se montrer insensible au froid. Non, il partait toujours de l’idée que si Nafai agissait en homme, c’est qu’il frimait. Bien sûr, Elemak avait raison, mais ce n’en était que plus énervant. Comment devenait-on un homme, si ce n’est en faisant d’abord semblant, jusqu’à ce qu’une habitude se forme, puis, pour finir, un trait de caractère ? D’ailleurs, ce n’était pas entièrement de la frime. Pendant une minute, en voyant Elemak de retour, en l’entendant parler d’un homme qu’il avait peut-être tué, Nafai avait oublié qu’il avait froid ; il avait tout oublié.
Une ombre se tenait dans l’encadrement de la porte. C’était Issib. « Tu ne devrais pas te laisser faire comme ça, Nafai.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Le laisser te mettre en colère, quand il te taquine. »
Nafai resta interdit. « Comment ça, en colère ? Je n’étais pas en colère.
— Quand il a plaisanté sur le froid que tu devais ressentir, dit Issib. J’ai cru que tu allais lui sauter dessus et lui démonter la tête !
— Mais je n’étais pas furieux.
— Alors, c’est que tu es vraiment frappé, mon vieux, rétorqua Issib. Moi, je t’ai cru furieux, lui aussi, et même Surâme l’a cru !
— Surâme sait que je n’étais pas du tout en colère.
— Alors, apprends à contrôler tes expressions, Nyef ! On jurerait que tu affiches des émotions que tu ne ressens même pas. Tu n’avais pas tourné le dos qu’Elemak t’a fait un bras d’honneur ; c’est te dire à quel point il te croyait en rogne. »
Issib s’éloigna sur ses flotteurs. Nafai mit ses sandales et entrecroisa les lacets sur les jambes de son pantalon. La mode chez les jeunes gens des environs de Basilica voulait qu’on porte de longs lacets jusqu’en haut des cuisses, noués à l’entrejambe, mais Nafai coupait les siens et les attachait au niveau du genou, comme un travailleur sérieux. Avec ces gros nœuds de cuir entre les jambes, les jeunes gens prenaient une démarche de sénateur, ils roulaient d’un bord sur l’autre pour éviter de s’irriter les cuisses contre les nœuds. Nafai, lui, ne marchait pas comme un sénateur et méprisait l’idée d’une mode qui rendait les vêtements moins confortables.
Ce rejet de la mode ne facilitait évidemment pas son intégration dans des groupes de son âge, mais Nafai n’en avait cure. C’était la compagnie des femmes qu’il appréciait le plus, et celles dont il estimait l’opinion n’erraient pas au gré des modes. Eiadh, par exemple, s’était souvent jointe à lui pour se moquer des sandales à haut laçage. « Imagine que tu portes ça pour monter à cheval, avait-elle dit un jour.
— Il y aurait de quoi changer un taureau en bœuf », avait répondu Nafai du tac au tac, et Eiadh avait éclaté de rire et repris sa plaisanterie plusieurs fois au cours de la journée. Avec une femme comme ça, quel besoin de se tracasser pour des modes ridicules ?
Quand Nafai entra dans la cuisine, Elemak mettait au four un gâteau de riz surgelé assez gros pour nourrir toute la maisonnée ; mais Nafai savait par expérience qu’Elemak se le réservait. Il avait voyagé pendant des mois et mangé froid la plupart du temps, car il se déplaçait surtout de nuit… Elemak engloutirait le gâteau en six bouchées environ, puis irait s’écrouler sur son lit pour dormir jusqu’au lendemain matin.
« Où est Père ? s’enquit-il.
— Parti faire un petit voyage », dit Issib, qui cassait des œufs sur son pain grillé avant de les passer au four. Il s’y prenait très habilement, pour quelqu’un qui avait besoin de toutes ses forces pour soulever un œuf. Il tenait l’œuf à dix centimètres au-dessus de la table, crispait juste le bon muscle pour couper le flotteur qui maintenait son bras en l’air, et tout dégringolait, l’œuf et le reste, sur la table. L’œuf s’ouvrait exactement comme il fallait – à chaque coup – alors Issib crispait un autre muscle, le flotteur amenait son bras au-dessus de l’assiette, et de son autre main il faisait couler l’œuf sur le pain. Il y avait peu de choses qu’Issib était incapable de faire seul, grâce aux flotteurs qui contrebalançaient la gravité à sa place. Mais cela impliquait qu’il ne voyagerait jamais comme le faisaient Père, Elemak et, parfois, Mebbekew. Éloigné des magnétiques de la ville, Issib était obligé d’utiliser son fauteuil, lourde machine capable de le transporter mais non de l’aider à faire quoi que ce soit. Loin de la ville, bloqué dans ce fauteuil, Issib était vraiment infirme.
« Où est Mebbekew ? » demanda Elemak. Le gâteau était cuit – trop, en fait, mais c’était toujours ainsi qu’Elemak prenait son petit-déjeuner, si moelleux qu’il était inutile de le mâcher. Sans doute pour l’avaler plus vite, supposait Nafai.
« Il a passé la nuit en ville », répondit Issib.
Elemak éclata de rire. « C’est ce qu’il racontera en rentrant. Mais à mon avis, Meb laboure beaucoup et ne plante pas. »
Pour un homme de l’âge de Mebbekew, il n’y avait qu’un moyen de passer la nuit dans les murs de Basilica : c’était qu’une femme l’emmène chez elle. Elemak pouvait se moquer des conquêtes dont Mebbekew se vantait, Nafai avait vu la façon dont Meb se comportait, avec certaines femmes du moins. Mebbekew n’avait pas à feindre de passer la nuit en ville ; il recevait probablement plus d’invitations qu’il n’en acceptait.
Elemak avala une énorme bouchée de gâteau. Puis il poussa un cri, ouvrit la bouche et y versa directement du vin de la cruche. « C’était brûlant, dit-il quand il put enfin parler.
— Parce que c’est froid, d’habitude ? » demanda Nafai.
C’était une plaisanterie, une petite blague entre frères. Mais pour une raison quelconque Elemak la prit de travers, comme si Nafai l’avait traité d’imbécile. « Écoute, morveux, dit-il, quand tu auras voyagé en bouffant froid et en roupillant dans la poussière et la boue pendant deux mois et demi, peut-être que toi aussi tu oublieras qu’un gâteau, ça peut être chaud !
— Excuse-moi, dit Nafai. Je ne voulais pas me moquer de toi.
— Alors, fais gaffe, et ne va pas rigoler de n’importe qui, rétorqua Elemak. Tu n’es que mon demi-frère, après tout.
— Ce n’est pas grave, dit Issib d’un ton enjoué. Il a le même effet sur ses vrais frères. » Issib tentait visiblement de détendre l’atmosphère et d’empêcher une querelle d’éclater.
Elemak eut l’air de vouloir aller dans le même sens. « J’imagine que ça doit être encore pire pour toi, dit-il. Une chance que tu sois infirme, sinon Nafai n’aurait jamais atteint ses dix-huit ans. »
Si la mention de son infirmité heurta Issib, il n’en montra rien. Mais elle mit Nafai en fureur. Issib essayait de maintenir la paix, et voilà qu’Elemak l’insultait, sans même s’en rendre compte. Si jusque-là Nafai n’avait pas la moindre envie de déclencher une bagarre, il était maintenant prêt à s’y mettre. Elemak avait cité son âge en années de plantation au lieu d’années de temple ; il tenait donc là un assez bon prétexte. « J’ai quatorze ans, dit-il. Pas dix-huit.
— Années de temple, années de plantation… répondit Elemak. Si tu étais un cheval, tu aurais dix-huit ans. »
Nafai s’approcha à un pas de la chaise d’Elemak. « Mais je ne suis pas un cheval, dit-il.
— Tu n’es pas non plus encore un homme, répliqua Elemak. Et aujourd’hui, je suis trop fatigué pour te casser la figure. Alors, va te préparer ton petit-déjeuner et laisse-moi terminer le mien. » Il s’adressa à Issib : « Père a emmené Rashgallivak ? »
La question surprit Nafai. Comment Père aurait-il pu emmener l’intendant du domaine en l’absence d’Elemak ? Bien sûr, Trujnisha tiendrait la maisonnée ; mais sans Rashgallivak, qui s’occuperait des serres, des écuries, des échoppes, des potins des clients ? Sûrement pas Mebbekew : il ne s’intéressait pas à la routine des affaires de Père. Et les hommes n’accepteraient certainement pas de recevoir des ordres d’Issib ; ils le considéraient avec tendresse ou pitié, mais pas avec respect.
« Non, Père a laissé Rash, dit Issib. Rash devait dormir près de la serre froide, cette nuit. Mais tu sais bien que Père ne part jamais sans vérifier que tout est en ordre. »
Elemak lança un coup d’œil en biais à Nafai. « Je me demandais juste pourquoi certains se poussent tellement du col. »
Nafai comprit brusquement : la question d’Elemak était en fait un compliment à rebours ; il s’était demandé si Père avait confié la responsabilité du domaine à Nafai en son absence. Et visiblement, il n’appréciait pas l’idée que Nafai dirige tel ou tel secteur de l’affaire familiale de plantes rares.
« Ça ne m’intéresse pas de reprendre l’entreprise, dit Nafai, si c’est ce qui t’inquiète.
— Il n’y a rien qui m’inquiète, répondit Elemak. Ce n’est pas l’heure que tu ailles à l’école, chez ta maman ? Elle va avoir peur que son bébé se soit fait enlever sur la route. » Nafai savait qu’il ferait mieux de laisser passer le sarcasme d’Elemak, de ne plus le provoquer. Il n’avait surtout pas envie de se faire un ennemi de son aîné. Mais du fait même qu’il l’estimait tellement, qu’il voulait tellement lui ressembler, Nafai était incapable de ne pas répondre à la pique. Tout en se dirigeant vers la cour, il se retourna pour lancer : « J’ai des buts bien plus élevés dans la vie que de courir les routes, de tirer sur des voleurs, de coucher avec des chameaux ou de transporter des plantes de la toundra sous les tropiques et des plantes tropicales jusque sur les glaciers. Ce petit jeu-là, je te le laisse. »
Elemak se leva d’un bond, projeta sa chaise à travers la pièce et fit deux pas avant d’écraser le visage de Nafai contre le chambranle. Le coup fut violent, mais Nafai ressentit à peine la douleur et ne s’inquiéta pas qu’Elemak pût lui faire encore plus mal. Au contraire, il éprouva un étrange sentiment de triomphe. J’ai mis Elemak en colère ! Il ne fait plus semblant de me prendre pour quantité négligeable !
« Ce “petit jeu”, comme tu dis, te paye tout ce que tu as et tout ce que tu es, dit Elemak. Sans l’argent qu’on rapporte, Père, Rash et moi, tu crois que quelqu’un ferait attention à toi, à Basilica ? Tu crois ta mère si honorable que son honneur se transmette à ses fils ? Si tu crois ça, c’est que tu ne sais pas comment marche le monde. Elle fera peut-être des championnes de ses filles, mais la seule chose qu’une mère peut faire de son fils, c’est un savant. » Il cracha pratiquement le mot “savant”. « Et crois-moi, morveux, tu ne seras jamais autre chose ! Je ne sais pas pourquoi Surâme s’est cassé la nénette à te coller des organes de garçon, gonzesse, parce que tout ce qui t’arrivera en grandissant dans ce monde, c’est des trucs de femme. »
Là encore, Nafai savait qu’il ferait mieux de garder le silence et de laisser le dernier mot à Elemak. Mais à peine la réplique lui fut-elle venue à l’esprit qu’elle s’échappa de ses lèvres : « Quand tu me traites de femme, c’est une façon subtile de me dire que je t’excite ? À mon avis, tu es resté sur les routes trop longtemps si tu commences à me trouver irrésistible. »
Elemak le lâcha sur-le-champ. Nafai se retourna, s’attendant presque à le voir éclater de rire en secouant la tête, devant la façon dont leurs jeux finissaient parfois par déraper. Mais non ; son frère se tenait devant lui, cramoisi, la respiration lourde, comme un animal prêt à bondir. « Sors de cette maison, gronda-t-il, et n’y remets pas les pieds tant que j’y serai.
— Ce n’est pas ta maison, fit remarquer Nafai.
— La prochaine fois que je te trouve ici, je te tue !
— Allez, Elya, tu sais bien que je rigolais. »
Issib vint se placer entre eux d’un air enjoué et passa maladroitement un bras autour des épaules de Nafai. « On est en retard pour aller en ville, Nyef. Mère va s’inquiéter pour de bon. »
Cette fois, Nafai eut assez de jugeote pour se taire sans insister. Il savait tenir sa langue ; mais il oubliait toujours de le faire à temps. Et maintenant, Elemak était furieux contre lui, peut-être pour des jours entiers. Où est-ce que je vais dormir si je ne peux pas rentrer à la maison ? se demanda-t-il. Immédiatement jaillit l’image d’Eiadh qui lui murmurait : « Pourquoi est-ce que tu ne passerais pas la nuit dans ma chambre ? Après tout, nous serons sûrement compagnons un jour. Une femme éduque bien ses nièces préférées pour en faire les compagnes de ses fils, non ? Je le sais depuis que je te connais, Nafai. Pourquoi attendre encore ? En réalité, tu es l’homme le plus bête de tout Basilica, voilà ! »
Nafai sortit de sa rêverie pour s’apercevoir que c’était Issib qui lui parlait, et non Eiadh. « Pourquoi tu cherches toujours Elemak ? disait-il. Tu sais pourtant qu’il doit se tenir à carreau pour ne pas te tuer, quelquefois.
— Il y a des trucs qui me viennent, et parfois je les sors quand il ne faudrait pas, répondit Nafai.
— Il y a des trucs idiots qui te viennent, tu veux dire, et tu es tellement débile que tu les sors à chaque fois !
— Pas à chaque fois.
— Ah, tu veux dire qu’il y a des trucs encore plus idiots que tu ne dis pas ? Quel cerveau ! Un vrai bijou ! » Issib flottait loin devant lui, comme toujours sur la route de la Corniche. Il oubliait que pour qui devait affronter la gravité, il pourrait être agréable de marcher moins vite.
« J’aime bien Elemak, dit Nafai, malheureux. Je ne comprends pas pourquoi lui ne m’aime pas.
— Je lui demanderai de te faire une liste, un de ces jours, répondit Issib. Je la rajouterai en bas de la mienne. »