Dunkerque, France, le 29 mai 1940

On ne gagne pas une guerre avec des évacuations.

Winston Churchill, après Dunkerque


L’explosion de la bombe avait sans doute assommé Mike. Quand il reprit conscience, l’intensité des fusées éclairantes avait faibli. On le hissait, saucissonné dans une corde, sur le flanc de la Lady Jane, et Jonathan demandait d’un ton anxieux :

— Est-ce que ça va ?

— Oui, répondit-il.

Mais il peinait à s’accrocher au bastingage tandis que Jonathan et l’un des soldats le soutenaient sous les bras pour l’aider à passer par-dessus bord.

— Hypothermie, expliqua-t-il avant de se rappeler qu’on était en 1940. C’est le froid. Puis-je avoir une couverture ?

Jonathan courut lui en chercher une pendant que le soldat le conduisait à un casier sur lequel il pourrait s’asseoir. Mike s’aperçut qu’il avait aussi quelques difficultés pour marcher.

— Vous êtes sûr que vous n’êtes pas blessé ? interrogea le soldat, qui le dévisageait dans l’obscurité. On aurait juré que cette bombe tombait droit sur vous.

— Tout va bien, assura-t-il en s’écroulant sur le casier de bois. Allez dire au capitaine que j’ai dégagé l’hélice. Et qu’il peut lancer le moteur.

De toute évidence, il perdit de nouveau connaissance pendant quelques minutes : Jonathan l’avait enroulé dans une couverture, et le moteur tournait, quoiqu’ils n’aient pas encore commencé à se déplacer.

— On pensait que vous étiez foutu, souffla Jonathan. On a passé un temps fou à vous chercher. Et quand on vous a trouvé, vous flottiez la tête en bas, les bras en croix, comme ce cadavre qu’on avait vu. On pensait…

Il leva les yeux, tout comme Mike. Au-dessus d’eux, un bouquet de fusées éclairantes illuminait le ciel, et diffusait un panache d’étincelles blanc-vert tout au long de leur chute.

— Pour la tournée que nous allons partager, nous rendons grâce à Dieu…, murmura l’un des soldats.

— Il faut bouger d’ici ! cria Mike.

Il se leva pour aider le capitaine à guider le bateau, mais dut se rasseoir immédiatement tant il tremblait.

— Va montrer le chemin ! Faut se sortir d’ici avant qu’ils reviennent !

— Je crois qu’il est trop tard, soupira Jonathan.

Mike fouilla la nue du regard, paniqué, mais Jonathan pointait la rive du doigt :

— Ils nous ont vus.

— Qui ?

Mike tituba jusqu’au bastingage et découvrit le môle où des soldats couraient pour les rejoindre, se jetaient à l’eau et nageaient vers la Lady Jane dans la mer verdie d’éclairs. Ils étaient des centaines, des milliers !

Parce que je me suis évanoui et qu’ils ont perdu du temps à me sauver…

— File dire à ton grand-père de larguer les amarres, hurla- t-il. Vite !

Les yeux de Jonathan s’élargirent.

— On les abandonnerait ici ?

— Oui. Tu vois une autre solution ? Ils feront couler le bateau. Vas-y !

Il le poussa et chancela jusqu’à la poupe en se cramponnant au garde-corps, dans l’intention d’enlever la ligne de vie qui leur avait permis de le sortir de l’eau.

C’était trop tard. Des soldats l’escaladaient déjà, à la force du poignet, crapahutant sur le flanc, se hissant au-dessus du plat-bord.

— Vous allez la couler ! cria Mike en tentant de détacher le filin.

Mais personne ne l’écoutait. Ils envahissaient la vedette comme des pirates, s’écrasaient les uns sur les autres, sautaient sur le pont.

— Passez sur l’autre bord ! leur enjoignit Mike qui, trop faible pour tenir debout, se raccrochait au garde-corps. On va chavirer !

Il les bouscula pour les déplacer vers la proue, mais personne ne lui obéissait. Le pont commença de s’incliner.

— Écoutez-moi ! Il faut bouger…

— À terre ! hurla quelqu’un.

Les hommes s’aplatirent sur le pont. La première bombe frappa assez près pour les asperger d’eau, la seconde était tout aussi proche, sur le bord opposé. Les hordes des soldats encore présents sur le môle s’enfuirent en courant, et ceux qui étaient dans l’eau nagèrent vers le rivage.

Quelques-uns les rejoignaient et montaient encore à bord, mais les bombes avaient accordé un répit à l’équipage, et la menace d’un mitraillage permit d’inciter certains des naufragés à s’abriter dans la cale.

— Installez-vous à distance les uns des autres, leur indiqua Mike en les suivant le long du bastingage. Ne vous mettez pas tous du même côté. Et on ne bouge pas dans tous les sens. On s’assoit et on reste tranquille.

— Arrêtez de les envoyer devant ! lui cria Jonathan par-dessus la foule. Il n’y a plus de place, ici !

— Plus de place à l’arrière non plus ! Dis au capitaine de filer avant qu’il en arrive encore.

La vedette naviguait mal, sa carène déjà dangereusement enfoncée sous la ligne de flottaison, et Dieu seul savait combien d’eau recélait la cale, désormais. Mike pouvait entendre la pompe haleter malgré le bruit du moteur. Il aurait dû descendre et s’assurer qu’elle tiendrait le coup, mais les soldats l’enserraient de trop près pour lui permettre de remuer, ou même de s’écarter du garde-corps. Peut-être était-ce la raison pour laquelle le bateau n’avançait pas : le capitaine ne pouvait atteindre le gouvernail.

Quelqu’un agrippa le col de sa chemise, le tirant d’une saccade contre la rambarde, puis attrapa son épaule et se servit de lui pour se hisser par-dessus bord. C’était un soldat très jeune, au visage constellé de taches de rousseur.

— Juste à temps ! s’exclama-t-il. Je craignais que vous partiez sans moi. Dites donc, il y a foule, ici, pas vrai ? On ne va pas couler, hein ?

Ça se produira si on ne dégage pas tout de suite ! pensa Mike, qui regardait en direction de la proue. Allez !

Et la Lady Jane, enfin, s’ébranla, en marche arrière, s’éloignant du môle incendié. Il y eut un sifflement, et un hurlement, et une bombe s’écrasa à l’endroit qu’ils venaient de quitter, aspergeant d’eau toute la proue.

— On a réussi ! jubila le soldat aux éphélides.

Si on sort indemne du port, et si le capitaine prend le bon cap pour l’Angleterre. Et si le moteur ne tombe pas en panne.

Ou s’ils ne percutaient pas quelque chose…

Mike aurait dû se trouver à la proue, pour guider la navigation.

— Laissez-moi passer ! cria-t-il.

Il tenta de se frayer un chemin vers l’avant, mais les soldats formaient un bloc compact et il n’avançait pas, et dès qu’il eut lâché le garde-corps il se remit à trembler. C’est la réaction, songea-t-il en l’agrippant de nouveau.

Et le soulagement.

Ce n’étaient pas ses efforts qui avaient dégagé le corps et libéré l’hélice, mais la puissance de la bombe. Quant aux soldats, il était évident qu’ils seraient montés à bord, avec ou sans lui.

Donc, je ne dois pas me préoccuper d’avoir modifié l’issue de Dunkerque.

— Je ne croyais pas que quelqu’un viendrait nous chercher, dit le soldat aux taches de rousseur. À part les Allemands. On entendait leur artillerie, sur la plage. Ils y seront au matin. (Il regarda Mike avec inquiétude.) Mal de mer, mon pote ?

Mike secoua la tête.

— J’ai toujours le mal de mer, continua le soldat gaiement. Je déteste les bateaux. Mon nom, c’est Hardy. Soldat dans le corps du génie. C’est plutôt bondé ici, non ?

C’était un euphémisme. Ils étaient aussi serrés que les pilchards dans la boîte qui avait alimenté le ragoût du capitaine.

Et je ne dois pas me tourmenter d’avoir pris la place de quelqu’un d’autre à bord. Mike ne prenait pas de place du tout. Ils étaient si comprimés qu’ils se tenaient debout les uns les autres. C’était une bonne chose. Sans les soldats et le bastingage, ses jambes l’auraient lâché.

J’aurais dû manger ce ragoût quand j’en avais l’occasion. Et me garder cette couverture. Il l’avait perdue quelque part, alors qu’il essayait de se forcer un passage vers l’avant, et ses vêtements mouillés lui glaçaient la peau. Il ne sentait même plus ses pieds, tant ils étaient froids.

L’état des soldats était encore pire. Beaucoup n’avaient plus de chemise. L’un d’eux ne portait que son caleçon et, élément incongru, un masque à gaz. Tout un côté de sa figure était balafré. Du sang coulait le long de sa joue jusque dans sa bouche, mais il n’en était pas conscient. Il ne sait pas qu’il est blessé, se dit Mike.

— C’est à quelle distance ? demanda le soldat Hardy contre son oreille. Pour traverser la Manche.

— Trente kilomètres.

— J’ai craint de devoir les faire à la nage.

Ils étaient sortis du port et affrontaient la pleine mer. Mike l’avait perçu à cause du vent, dorénavant beaucoup plus froid. Il commença de trembler. Il voulut se serrer la poitrine, mais ses bras étaient bloqués sur ses flancs. Il souhaita ardemment disposer toujours de sa couverture et que Hardy se taise. À l’inverse des autres soldats, le soulagement du garçon, successif à son sauvetage, se manifestait par un discours compulsif.

— Notre sergent nous avait dit de nous rendre sur les plages, expliquait-il, qu’il y aurait des bateaux qui nous emmèneraient, mais quand nous sommes arrivés là pas un navire en vue. « Nous sommes cuits, sergent, je lui ai annoncé. Ils nous ont abandonnés. »

La Lady Jane fendait les flots dans les ténèbres. On doit être au moins à la moitié de la traversée, et le jour se lèvera bientôt. Mike tenta de libérer son bras pour jeter un coup d’œil à sa Bulova, avant de se rappeler qu’il l’avait laissée à la proue avec sa veste et ses chaussures.

La mer grossit et il se mit à pleuvoir. Mike se voûta sous les gouttes, tremblant de froid. Inconscient de son malaise, Hardy continuait :

— Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est d’être assis et d’attendre pendant des jours, en ignorant si quelqu’un viendra vous chercher ou arrivera à temps, en ignorant même si quelqu’un sait que vous vous trouvez là.

La nuit, et la voix de Hardy, n’en finissait pas. Le vent se renforça, vaporisant écume et pluie sur leurs visages, mais Mike le sentit à peine. Il était trop épuisé pour s’accrocher au garde-corps, même soutenu comme il l’était par la masse compacte des soldats.

— Notre sergent a tenté d’envoyer un signal en morse avec sa lampe de poche, mais Conyers disait que ça ne servirait à rien, qu’Hitler nous avait déjà envahis et qu’il ne restait plus personne pour venir à notre secours. C’était le pire, demeurer assis là, en imaginant que l’Angleterre pouvait avoir disparu à jamais. Oh ! regardez, le jour se lève !

Effectivement, le ciel s’éclaircissait. D’abord anthracite, il vira au gris.

— Maintenant, on pourra voir où on est, déclara Hardy.

Les Allemands aussi…

Mais l’immense étendue d’eau couleur ardoise se révéla déserte. Mike scrutait les vagues, en quête d’un périscope, ou du sillage d’une torpille.

— C’était étrange, bourdonnait Hardy, je pouvais supporter l’idée d’être capturé ou tué tant que l’Angleterre vivait, mais… Regardez !

Il extirpa sa main pour désigner une traînée de gris plus clair sur l’horizon.

— Ce ne seraient pas les falaises blanches de Douvres ?

C’étaient bien elles.

Je vais enfin arriver là où j’essayais de me rendre depuis des jours. Parlez-moi d’un chemin détourné ! Mais au moins, maintenant, je saurai où les petites embarcations ont accosté.

Et il n’aurait aucun problème pour y accéder. Ou pour rencontrer les hommes qui revenaient de Dunkerque. Jamais il n’aurait imaginé qu’il serait l’un d’eux.

Ils entraient au port et se frayaient un chemin dans le labyrinthe des bateaux qui arrivaient, chargeaient, repartaient.

— Chère vieille Angleterre. J’ai cru ne plus jamais la voir. Et je ne l’aurais plus revue sans vous.

— Sans moi ?

— Et votre bateau. J’avais perdu tout espoir quand j’ai aperçu votre signal lumineux.

Mike tourna vivement la tête vers lui.

— Signal lumineux ?

Hardy acquiesça.

— Je l’ai repéré, qui zigzaguait sur l’eau, et j’ai pensé : Ça, c’est un bateau.

La torche électrique que j’ai demandé à Jonathan de braquer sur l’hélice ! C’est cette lumière qu’il a vue, quand Jonathan me cherchait dans l’eau.

— Si je ne l’avais pas repéré, je serais encore sur la plage, avec les Stuka. Ce signal m’a sauvé la vie.

Je lui ai sauvé la vie, songea Mike, nauséeux, tandis que le capitaine guidait la Lady Jane vers l’embarcadère. Il n’était pas censé recevoir du secours.

— On a des blessés à bord, cria le capitaine au marin qui les amarrait au quai.

— Oui, commandant, répondit le marin avant de quitter l’appontement.

Jonathan installa une passerelle. Les soldats commencèrent à sortir du bateau, en trébuchant.

— Par hasard, sauriez-vous comment on fait pour retrouver son unité ? demanda Hardy. Je me demande où on va m’envoyer maintenant.

L’Afrique du Nord, mais tu n’es pas censé être ici. Tu aurais dû te faire tuer sur cette plage. Ou capturer par les Allemands.

Le marin était de retour, accompagné de plantons porteurs de brancards et d’un officier qui, dès son arrivée sur le pont, s’agenouilla et se mit à bander la jambe d’un soldat.

— Trouvez-nous de l’essence, ordonna le capitaine au marin. On repart à Dunkerque dès que nous aurons déchargé.

— Non ! s’exclama Mike.

Il voulut le rejoindre, vacilla et faillit tomber. Hardy le raccrocha au vol, le stabilisa et l’aida à parvenir jusqu’au casier et à s’y installer.

— Je vous appelle le capitaine, annonça-t-il.

Mais le capitaine se dirigeait déjà vers eux.

— Je ne peux pas retourner à Dunkerque, lui expliqua Mike. Il faut me ramener à Saltram-on-Sea.

— Tu ne vas nulle part, mon gars.

Le capitaine se retourna et cria :

— Lieutenant ! Par ici.

— Vous ne comprenez pas. Je dois retourner à Oxford et les informer de ce qui s’est passé. Il n’était pas censé s’en sortir. Il a vu la lumière.

— Allez, allez, Kansas, ne t’en fais pas ! dit le capitaine en posant sa main sur l’épaule de Mike, puis il beugla : Lieutenant !

L’officier qui s’occupait des blessés se leva et s’avança vers eux.

— Vous ne comprenez pas, insista Mike. J’ai peut-être altéré les événements. Je dois les avertir. Dunkerque est un point de divergence. Je peux avoir provoqué quelque chose qui vous fera perdre la guerre.

Mais ils ne l’écoutaient pas. Ils avaient tous les yeux baissés sur le pont, en direction de la marmelade sanglante qui avait été son pied droit.

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