Hôpital des urgences de guerre, septembre 1940

Au couvent, on est désespérés.

Message codé adressé à la Résistance française, le 5 juin 1944


Mike ne s’était pas douté que quelqu’un puisse être assis derrière le haut dossier du fauteuil en osier. Quand la voix susurra : « Je croyais que vous n’étiez pas censé faire porter votre poids sur ce pied, Davis ! », sa surprise fut telle qu’il lâcha son support, se rattrapa sur son pied malade, faillit tomber et dut se raccrocher en catastrophe au tronc du palmier pour rester debout.

Au même instant, un espoir fou naissait en lui. C’est l’équipe de récupération. Enfin !

L’homme portait le pyjama et la robe de chambre bordeaux de l’hôpital, mais il pouvait les avoir obtenus de Garde-robe. Le statut de patient était le déguisement idéal pour s’introduire dans un hôpital, et l’homme avait l’âge requis pour être un historien. Par ailleurs, il avait attendu qu’ils soient seuls dans la pièce avant de prendre la parole.

— Désolé, mon vieux, je n’avais pas l’intention de vous effrayer.

Il se penchait par-dessus le bras de son fauteuil pour sourire à Mike.

— Vous connaissez mon nom.

— Bon, d’accord, on ne s’est pas présentés dans les règles ! plaisanta-t-il en lui tendant sa main. Hugh Tensing. Je suis au troisième étage.

Et tu n’as rien à voir avec l’équipe de récupération.

Maintenant qu’il le regardait de plus près, Mike découvrait que Tensing était beaucoup trop maigre, et qu’il avait les traits crispés et fatigués d’un invalide.

— Vous êtes Mike Davis, le correspondant de guerre américain. Vous avez réparé une hélice cassée à mains nues et sauvé à vous tout seul le corps expéditionnaire au complet, si j’en crois Mlle Baker. Elle parle de vous tout le temps.

— Elle se trompe. L’hélice n’était pas cassée. Elle était juste bloquée, et je n’ai fait que tirer…

— Et il s’exprime en véritable héros ! Modeste et humble, alors même qu’il a été blessé en faisant son boulot…

— Je n’étais pas…

— Je vois. Pure invention, ce qu’on raconte ! Vous n’étiez pas du tout à Dunkerque, dit Tensing, amusé. Vous étiez au bureau de votre journal à Londres quand une machine à écrire vous est tombée sur le pied. Désolé, ça ne marche pas. Je sais que vous êtes un héros. Je vous ai vu prendre de gros risques.

— De gros risques… ?

— À l’instant. Défier ouvertement les ordres de votre infirmière ! et le courroux de la surveillante ! Vous êtes beaucoup plus courageux que moi.

— Oui ? Eh bien, je ne suis pas assez courageux pour courir le risque d’être surpris. Et elles pourraient débarquer d’une minute à l’autre, alors je ferais mieux de retourner là où elles prévoient de me trouver.

Il lâcha le tronc du palmier et tendit la main pour accrocher l’appui de la fenêtre.

— Attendez, ne partez pas ! Je ne me cachais pas de vous, mais de ma propre infirmière. J’espérais qu’elle croirait qu’on m’avait ramené. Ainsi, j’aurais pu m’exercer exactement comme vous. Pour tout avouer, j’effectuais votre parcours quand votre infirmière vous a roulé jusqu’ici. Elle m’a presque attrapé la main dans le sac. Ou devrais-je dire le pied dans le sac ?

Mike jeta un coup d’œil aux pieds de Tensing, mais ils n’étaient pas plâtrés.

— J’ai le dos en compote, précisa le malade. Et on m’a prescrit…

— … l’alitement, devina Mike.

— Tout juste. « Soyez patient. Votre rétablissement prendra du temps. » Absolument incapables de comprendre que la seule chose dont je ne dispose pas…

— … c’est de temps.

— Voilà. Vous lisez dans mes pensées. (Il sourit.) Alors j’ai une offre à vous faire. Je vois bien que nous souhaitons la même chose : retourner sur le front.

Tu te trompes. Je veux filer d’ici. Avant d’avoir commis davantage de dégâts.

— La dernière fois qu’ils m’ont surpris en train d’accélérer mon rétablissement, fin des privilèges : on m’a interdit l’accès au jardin d’hiver pendant trois semaines. Tout ça parce que je manquais d’un système d’alarme adéquat. Je vous propose une association.

Un complice… Je ne devrais même pas te parler, encore moins t’aider à « accélérer ton rétablissement ». Et si tu retournes te battre un mois plus tôt grâce à moi, et tues quelqu’un qui aurait dû rester en vie, et changes l’issue de la guerre ?

— Je suggère, poursuivait Tensing, que l’un de nous garde la porte pendant que l’autre marche, et donne l’alerte si quelqu’un approche. Cela ne requiert aucun effort. Ils jetteront un coup d’œil par la porte et vous regarderont lire, ou… Que faisiez-vous, tout de suite ?

— Des mots croisés.

— Ils vous verront résoudre vos mots croisés et ils en déduiront que tout est calme sur le front ouest. Et ils partiront.

— Et s’ils ne partent pas ?

— Alors vous me lancerez un avertissement, et je m’effondrerai sur le fauteuil le plus proche en produisant une parfaite imitation d’un patient endormi. Et, dès qu’ils auront tourné le dos, nous échangerons nos places, je monterai la garde pendant que vous marcherez, et nous nous rétablirons tous les deux et sortirons d’ici en un clin d’œil. Qu’en dites-vous ?

Non, se disait Mike, je ne peux pas courir ce risque.

D’un autre côté, plus vite il sortirait de cet hôpital et de ce siècle, mieux ce serait, pour lui et pour le siècle.

— D’accord, dit-il, mais comment s’y prendra-t-on pour se retrouver ici tous les deux en même temps ?

— Je m’en occupe. 10 h 30 me semble l’heure la plus propice. Plus tôt, le colonel Walton sera sans doute là, à lire son Telegraph. Voulez-vous que j’inaugure la ronde, ou préférez-vous commencer ?

— Vous d’abord. Je ne tiens que quelques minutes à la suite, expliqua Mike qui entreprenait de clopiner jusqu’à son fauteuil roulant. On choisit quoi, comme signal ? « Le chien aboie à minuit » ? C’est bien le code que tous les espions utilisent ?

Tensing ne répondit pas.

Mike se retourna, se demandant si son auxiliaire, arrivé de l’autre côté de la pièce, ne pouvait plus l’entendre, mais il n’avait pas quitté le fauteuil en osier, les sourcils froncés.

— Tensing ? Je disais…

— Oui. Excusez-moi. Je réfléchissais à une alerte appropriée. Vous n’avez qu’à lire à haute voix l’une des définitions de vos mots croisés. Prévenez-moi quand vous serez de retour à votre fauteuil.

— J’y suis.

Mike s’assit avec précaution, saisit ses mots croisés, se propulsa près de la porte, puis regarda Tensing amorcer son circuit. Il n’avait pas besoin de se tenir aux meubles, mais il dut s’arrêter à deux reprises, ses poings serrés si fort que ses jointures blanchissaient.

Et s’il a des lésions internes et ne devrait marcher pour rien au monde ? Et si mon aide aggravait ses blessures ?

Tensing effectua deux passages hésitants autour de la pièce avant de dire :

— À votre tour.

Et il se posta à la porte pendant que Mike s’attaquait à ses va- et-vient jusqu’à la fenêtre.

— Comment se fait-il que vous vous soyez mis aux mots croisés ? demanda-t-il alors que Mike agrippait une bibliothèque. Je pensais que les Américains préféraient le base-ball.

— Ils ne m’auraient pas donné le journal sans ce prétexte, et je voulais lire les nouvelles de la guerre, expliqua Mike, qui tendait la main vers le dossier d’un fauteuil. Je ne suis pas très doué pour vos mots croisés.

— La plupart des Américains ne parviennent pas du tout à les faire.

Il y eut un silence, puis il lança :

— « Six horizontal : barrage. »

— Pardon ? s’exclama Mike, stoppé net.

— « Péage plein de colère. »

— C’est le signal ? Vous entendez quelqu’un ?

— Non, c’est la réponse au six horizontal.

— Ah !

Mike boitilla jusqu’au palmier en pot.

— « Rage » est synonyme de « colère ».

— C’est le code, cette fois ?

— Non, désolé. On ferait peut-être mieux d’adopter « le chien aboie à minuit », après tout. Je vous expliquais la définition. « Rage » est un synonyme de « colère », et « plein de » signifie un mot inclus dans un autre. « Dans le mauvais sens » veut dire que l’on a une anagramme, tout comme « embrouillé ». (Sa voix changea.) « Trente-huit vertical : pris en flagrant délit. »

Là, c’était forcément le signal. Mike se rua de la bibliothèque au palmier, les dents serrées pour ne pas crier de douleur, et se jeta dans son fauteuil roulant.

— À vous ! souffla-t-il.

Et il catapulta son fauteuil vers la porte pendant que Tensing roulait le sien jusqu’à la jungle d’osier, tendant à Mike ses mots croisés au passage et disparaissant derrière un cabinet de curiosités.

Mike eut à peine le temps d’attraper son crayon avant qu’une infirmière apparaisse. Elle balaya la pièce d’un regard suspicieux.

— Avez-vous vu le lieutenant Tensing ?

— Il est là-bas, chuchota Mike en désignant l’extrémité du jardin d’hiver. Pourriez-vous revenir plus tard ? Je crois qu’il s’est endormi.

— Parfait. Il a besoin de repos. Vous ne l’avez pas vu essayer de quitter son fauteuil ?

— Non.

Mike lui aurait bien demandé quelle était la nature de sa blessure, mais sœur Gabriel vint le chercher au même instant.

Il passa son après-midi à s’inquiéter à ce sujet. Et si Tensing souffrait d’une balle ou d’un éclat de shrapnel logé dans la colonne vertébrale, et que le fait de marcher occasionnait un déplacement du corps étranger ? Et si Tensing, comme Bevins, souffrait de psychose traumatique, et sortait se jeter du haut d’une falaise dès qu’il aurait retrouvé assez de forces pour accéder jusque-là ?

— J’ai rencontré un patient nommé Tensing aujourd’hui dans le jardin d’hiver, dit Mike à sœur Carmody quand elle lui apporta son thé. Qu’est-ce qui lui vaut d’être ici ?

— À vous entendre, on croirait que nous sommes une prison, le gronda-t-elle. Nous ne sommes pas autorisés à discuter des malades et de leurs affections.

— Était-ce un pilote ?

— Non, il a quelque chose à voir avec le War Office.

— Le War Office ? Comment peut-on se blesser quand on fait un travail de bureau ?

— Je l’ignore. Peut-être un accident d’automobile. Il s’est fêlé cinq côtes et fait une entorse lombaire. (Son visage se décomposa.) S’il vous plaît, ne dites pas à la surveillante que je vous ai raconté ça. Je pourrais avoir des ennuis.

Moi aussi.

Cependant, si Tensing travaillait au War Office, au moins Mike n’aiderait pas un combattant à retourner au front. Et le fait de marcher n’aggraverait pas une lombalgie ni une cage thoracique abîmée.

Tensing tint parole quant au jardin d’hiver. Un garçon de salle apparut jour après jour à dix heures et demie pour y amener Mike. Lequel s’était demandé si cela n’attirerait pas les soupçons de ses infirmières, mais elles étaient débordées par l’arrivée de nouveaux malades, pour la plupart pilotes de la RAF. Avec Tensing en guetteur, Mike réussissait à s’entraîner presque une heure chaque jour. Au milieu de la semaine suivante, il marchait – d’accord, il boitait ! – sans assistance sur la moitié de la longueur de la pièce. Et, grâce aux obligeants indices de Tensing, il remplissait la grille du Daily Herald en quarante minutes pile.

Tensing s’en sortait encore mieux. Il ne marchait pas seulement dans le jardin d’hiver, mais aussi le long des salles, et il montait et descendait l’escalier avec l’approbation de son médecin.

— À cette allure, vous serez parti dans moins de quinze jours, dit Mike quand il vint le voir, un mercredi, en robe de chambre et pantoufles.

— Non, répondit Tensing en approchant une chaise. Je suis libéré demain matin. Je l’ai appris cet après-midi.

Il s’assit et se pencha en avant, baissant la voix.

— Désolé de rompre notre association, mon vieux, mais le devoir m’appelle, et vous vous en tirez à merveille. Vous serez dehors en un clin d’œil.

— Vous reprenez votre ancien boulot ?

Et si le War Office est bombardé ? En ce moment, Londres n’est pas moins dangereux que le front.

— Mon ancien boulot ? répéta Tensing, qui semblait déconcerté.

— Au War Office.

— Ah ! oui. Remplir des formulaires n’a rien d’un travail prestigieux, je sais, mais ça doit être fait. Et ces jours-ci, c’est plutôt excitant à Londres, avec les raids et tout ça.

— C’est comme ça que vous vous êtes blessé ? Pendant un raid ?

— Rien d’aussi dramatique, j’en ai peur. Une machine à écrire m’est tombée dessus. (Il serra la main de Mike.) J’espère que nous nous reverrons.

Sûrement pas, pensa Mike, mais il acquiesça.

— Bonne chance !

Tensing secoua la tête.

— Mauvaise réplique. La réponse correcte est « dix-neuf horizontal : ce que souhaite un pied gauche. »

Et il s’en fut.

Mike mit dix minutes avant de comprendre que la solution était « merde ».

Il la marqua sur un petit bout de papier qu’il tendit à sœur Carmody quand elle s’approcha de son lit mais, avant qu’il ait pu la prier de le faire passer à Tensing, elle demanda :

— Vous sentez-vous assez bien pour recevoir un visiteur ?

— Un visiteur ?

Cela ne pouvait être Daphne. Dans sa dernière lettre, elle avait écrit qu’il y avait eu un afflux de soldats sur la côte « à cause de l’invasion toute proche ». En conséquence, le pub affichait complet, impossible pour elle de s’éclipser. Mike avait traduit qu’elle s’était trouvé un flirt. Dieu merci !

— Oui, disait sœur Carmody, c’est un nouveau patient. Dès son admission, il a voulu savoir si vous étiez ici.

Mike ne se trompait donc pas quand il pensait que l’équipe viendrait déguisée en patients.

— Où est-il ?

Il allait sauter du lit quand il se rappela qu’il était encore censé jouer les alités.

— Je vous l’envoie, déclara sœur Carmody.

Presque aussitôt, les portes de la salle volèrent sous la poussée d’un homme au visage constellé d’éphélides, l’épaule bandée, un bras dans le plâtre, qui s’avançait d’un pas vif entre les lits. C’était Hardy.

— Vous vous souvenez de moi ? Le soldat David Hardy ? de Dunkerque ?

— Oui, répondit Mike, qui regardait son plâtre.

Je te voulais mort, pour que tu n’aies pas eu la moindre chance de faire du dégât.

— Ça ne m’aurait pas surpris, que vous m’ayez oublié. Vous étiez dans un sale état. Comment va votre pied ? Est-ce qu’ils ont dû le couper ?

— Non.

— Non ? J’aurais juré qu’il faudrait l’enlever, déclara-t-il d’un ton joyeux. Ç’avait l’air d’un sacré charcutage.

— Comment avez-vous attrapé ça ? interrogea Mike en désignant le plâtre de Hardy.

— Dunkerque. Un Messerschmitt. Il fonçait droit sur nous, alors j’ai plongé sur le pont et je me suis écrasé sur le côté. Mon omoplate a explosé. C’est pour ça que je suis ici, pour qu’on l’opère parce qu’elle ne se rétablit pas correctement, et au moment où je suis arrivé, j’ai demandé : « Y a-t-il un patient, ici, qui a bousillé son pied en débloquant une hélice à Dunkerque ? », et on m’a répondu oui. Vous ne pouvez pas imaginer comme j’étais heureux. À Douvres, l’hôpital n’avait aucune trace de votre admission, et pourtant je vous avais mis dans l’ambulance moi-même. Je pensais que vous deviez être mort en chemin. Ensuite, quand ils m’ont annoncé qu’ils m’envoyaient à Orpington, je me suis dit que c’était peut-être ce qui s’était produit pour vous, et voilà, vous êtes là. Je suis tellement content de vous avoir trouvé. Je voulais vous remercier de m’avoir sauvé la vie. Sans vous, je serais dans un camp de prisonniers en Allemagne. Ou pire. (Il sourit, radieux.) Et je tenais aussi à ce que vous sachiez quel bon travail vous avez fait le jour où vous m’avez sauvé. Dès que j’ai pu bénéficier d’un repas chaud et d’un peu de repos, je suis reparti sur la Mary Rose, puis, après son naufrage, sur le Bonnie Lass. J’ai fait quatre voyages en tout, et j’ai moi-même fait monter cinq cent dix-neuf hommes à bord avant de les ramener sains et saufs à Douvres. (Il décocha un clin d’œil joyeux à Mike.) Et tout ça c’est parce que j’ai aperçu votre lumière !

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