Briar se retira pour aller faire un brin de toilette et, quand elle revint, Lucy était assise sur une chaise, son bras posé sur la table. Il était entouré de boulons, d’engrenages et de vis. Un jeune Chinois, qui ne devait pas être beaucoup plus vieux qu’Ezekiel, s’affairait autour de l’articulation du poignet de Lucy avec un bidon d’huile et une longue paire de pinces.
Il regarda Briar à travers une paire de lunettes complexes qui comportaient des verres ajustables et emboîtables fixés sur les côtés.
— Briar ! s’écria joyeusement Lucy, tout en veillant à ne pas remuer son bras. Voici Huojin, mais je l’appelle Huey et cela n’a pas l’air de le déranger.
— Non madame, répondit-il.
— Bonjour… Huey, dit Briar en le saluant. Comment se présente son bras ?
Il pencha à nouveau la tête vers le dispositif ouvert, de façon à mieux voir la zone de travail grâce aux verres de ses lunettes.
— Pas mal, pas extraordinaire. Le bras est une belle machine, mais ce n’est pas moi qui l’ai inventée ou construite. Du coup, il faut que je cherche, dit-il.
Son anglais était teinté d’un accent, mais celui-ci n’était pas très marqué et le discours était tout à fait compréhensible.
— Si j’avais les tubes en cuivre dont j’ai besoin, je pense que je pourrais le remettre en état. Mais il a fallu que j’improvise.
— « Improvise », vous avez entendu ça ? dit Lucy en riant. Il apprend l’anglais dans les livres. Et, quand il était tout petit, il s’entraînait avec nous tous. À présent, il parle bien mieux que la plupart des hommes que je connais.
Briar se demanda ce qu’il faisait dans les souterrains alors qu’il n’était qu’un enfant. Elle faillit poser la question, mais se dit que cela ne la concernait pas, alors elle se retint et déclara :
— Eh bien, je suis heureuse qu’il puisse vous réparer. Est-ce que vous pouvez m’en dire davantage sur cette marque à l’extérieur de Chez Maynard ? Qu’est-ce que ça signifie ?
Lucy secoua la tête.
— Cela veut dire que Minnericht aime marquer son territoire comme un chien, en pissant partout. Je me demande ce qu’il avait contre mon bar. Cela faisait un moment qu’il nous fichait la paix, peut-être qu’il s’est tout simplement dit qu’il était temps de se rappeler à notre bon souvenir. Ou peut-être que Squiddy lui doit encore quelque chose.
— Monsieur Swakhammer pense que, peut-être, un des hommes de Minnericht m’a aperçue. Peut-être que le docteur est en colère parce que je suis allée Chez Maynard sans lui rendre visite avant.
Lucy ne répondit pas. Elle fit semblant d’observer Huey alors qu’il refermait le panneau sur son bras et le remettait en place. Finalement, elle déclara :
— C’est possible. Il a des yeux partout. Il aurait simplement pu frapper à la porte ou laisser un message, mais non. À la place, il nous envoie les morts, pour mater notre résistance, et peut-être éliminer un homme ou deux, histoire que le message soit clair. Je me demande ce qu’il penserait si nous allions sous la gare et faisions sauter ses verrous. Qu’il se débrouille avec les morts chez lui ! Ce serait un acte de guerre. Et peut-être que nous devrions le faire.
Huey vérifia le panneau et resserra la dernière vis. Il s’appuya contre le dossier de sa chaise et retira les lourdes lunettes de son front. Les sangles s’accrochèrent autour de ses oreilles, puis se détachèrent avec un claquement.
— C’est terminé, madame O’Gunning. J’aimerais pouvoir le réparer un peu mieux pour vous, mais je ne peux pas faire plus.
— Mon petit cœur, c’est tout simplement formidable, et je ne te remercierai jamais assez. Quoi que tu veuilles, quoi qu’il te faille, dis-le-moi. La prochaine fois que les aviateurs passeront par la ville, je passerai commande.
— D’autres livres ? demanda-t-il.
— D’autres livres. Autant qu’ils pourront en transporter pour toi, jura-t-elle.
Le garçon réfléchit pendant un moment, puis demanda :
— Est-ce que vous savez quand le Naamah Chérie repassera ?
— Je suis désolée, mon cœur, mais je ne sais pas. Pourquoi ? Tu veux laisser un message pour Fang ?
— Oui, madame, répondit-il. Je voudrais quelques livres en chinois, et il sait certainement où les obtenir. Je pense qu’il doit savoir lesquels sont les meilleurs.
— Considère que c’est chose faite. Je m’arrêterai à la tour mardi, et je me renseignerai pour toi. (Elle passa ses doigts dans les cheveux du garçon, et bien qu’ils soient un peu raides, le geste fut aussi doux qu’elle l’avait souhaité.) Tu es un bon garçon, Huey. Un gentil garçon, et intelligent en plus.
— Merci madame, répondit-il.
Puis il esquissa une révérence et repartit dans les couloirs des Coffres.
— En effet, il parle bien, déclara Briar.
— J’aimerais pouvoir dire que j’y suis pour quelque chose, mais non. Je lui ai juste donné ce que j’avais, et il a tout appris par luimême. (Elle inclina le bras de gauche à droite, puis de haut en bas.) Vous voyez, dit-elle, je pense que ça ira pour un moment. Ce n’est pas parfait, mais ça fonctionne plutôt bien.
— Est-ce que cela signifie que vous ne voulez pas aller voir Minnericht, finalement ? demanda Briar.
— Peut-être, peut-être pas, répondit Lucy. Donnez-moi quelques heures pour voir comment ce bras fonctionne. Et vous ? Est-ce que vous avez toujours envie d’aller jusqu’à King Street pour le rencontrer ?
— Je pense que oui. De plus, si monsieur Swakhammer a raison, vous ne pourrez pas me cacher éternellement. Il sait que je suis ici, quelque part, et il continuera de me poursuivre si je ne me présente pas de moi-même. Je ne veux pas vous poser de problèmes, Lucy.
— Nous avons l’habitude des problèmes, ma chère. Nous en avons tout le temps, et s’il ne nous embêtait par à votre sujet, il trouverait autre chose. Qu’est-ce que vous dites de ça ? Laissez-moi appeler Squiddy. Nous verrons s’il peut vous emmener jusqu’aux anciens bâtiments financiers. Il connaît cet endroit mieux que personne, croyez-moi. S’il y a un signe du passage de votre fils là-bas, il le trouvera.
Briar haussa les sourcils.
— Vraiment ? (Elle essaya de se souvenir de quel client de Chez Maynard il s’agissait.) L’homme mince avec les favoris et la barbiche ?
— C’est ça. C’est un vieux fou, mais nous sommes tous dans ce cas, ici. Maintenant, écoutez : Squiddy était une petite frappe quand il avait l’âge de Huey, et même plus jeune. Bien avant le mur, il avait prévu de s’introduire lui-même à l’intérieur des banques. Il a dessiné toutes sortes de plans, et il connaît par cœur tous les coins et recoins… Et je pense que ça l’a rendu dingue que le Boneshaker entre dans le quartier en premier. (Elle bougea à nouveau son bras et grimaça.) Mais ne vous méprenez pas, c’est un chic type. Il est intelligent, à sa façon, et il adore se rendre utile. Il ne vous fera pas de coups bas et ne vous laissera pas tomber.
— Comme c’est rassurant, répondit Briar.
— Oh, je sais bien. Allez, maintenant, vous devriez vous dépêcher. Il fera nuit rapidement. Il ne fait jamais jour très longtemps, à cette époque de l’année. Alors allez chercher Squiddy et faites un tour avec lui pendant que vous en avez encore le temps. Il vous attend. Je lui ai déjà dit qu’il était chargé de vous montrer ces endroits, et il était d’accord.
Elle le trouva en train de jouer aux cartes avec Willard et Ed.
Il replia son jeu et toucha le bord de son chapeau pour saluer Briar, qui ne savait pas vraiment si elle devait en faire autant. Alors elle fit un signe de la tête et lui dit :
— Bonjour. Lucy a dit que vous seriez assez aimable pour m’accompagner dans les bâtiments financiers pendant une heure ou deux, rapidement, avant le coucher du soleil.
— C’est exact, madame. Ça ne me dérange pas de travailler le jour du Seigneur. Laissez-moi seulement attraper mes affaires.
Squiddy Farmer était un homme très élancé, du menton jusqu’aux orteils. Il portait un pantalon serré et une veste boutonnée qui était si ajustée qu’on pouvait lui compter les côtes. Il enfila un chandail en laine sur l’ensemble et, bien que celui-ci soit suffisamment long pour lui arriver jusqu’aux hanches, l’encolure était suffisamment étroite pour lui serrer la tête. La chevelure poivre et sel subsistant sur son crâne dégarni en émergea subitement.
Il sourit, affichant une rangée de dents relativement complète qui ne devait pas souvent voir une brosse. Derrière l’endroit où ils jouaient aux cartes, sur une desserte, il récupéra un casque en forme de bulle avec une ouverture sur le devant. Lorsqu’il croisa le regard perplexe de Briar, il expliqua :
— C’est un des modèles du Dr. Minnericht. Il a dit que je pouvais le récupérer, car personne ne l’aimait vraiment et il ne faisait que prendre la poussière.
— Pourquoi ? demanda-t-elle. Est-ce qu’il fonctionne ?
— Il fonctionne. Il fonctionne même très bien, mais il est très lourd. Et je dois découper mes propres filtres. Mais cela ne me gêne pas. J’aime bien pouvoir regarder partout, vous savez.
Il lui montra que le verre incurvé allait d’une oreille à l’autre, et elle fut forcée d’admettre que ça avait l’air pratique.
— Peut-être qu’un jour il fabriquera une version plus légère.
— J’ai entendu dire qu’il avait travaillé là-dessus, répondit Squiddy. Mais, s’il en a fabriqué un autre, il ne m’a jamais laissé l’approcher. Vous êtes prête ?
Elle montra son masque et confirma qu’elle l’était.
Il enfila sa protection en forme de globe et cela lui donna l’allure d’une sucette.
— Allons-y, alors !
Briar sangla le masque sur son crâne et lui emboîta le pas. Elle avait l’impression qu’elle venait à peine de l’enlever, mais elle en comprenait la nécessité et, contre toute attente, elle s’y habituait presque.
Elle traversa un dédale sombre de couloirs, descendit des marches mal réparées et s’enfonça dans un sous-sol bruyant où le vrombissement des machines lui emplissait les oreilles.
Squiddy n’avait pas l’habitude qu’on lui demande de jouer les guides, et il ne donna donc pas beaucoup d’explications pendant cette visite. Il pensa toutefois à mentionner :
— Nous conservons d’autres filtres ici. (Il indiquait le treillis métallique sous ses pieds.) Pour une expérience.
— De quel genre ?
— Eh bien, vous voyez, actuellement, si nous voulons maintenir de l’air propre dans les endroits sûrs, nous devons le pomper au-dessus des murs. Mais ce jeune Chinois a dit qu’il n’était peutêtre pas nécessaire de faire cela. D’après lui, nous pouvons peutêtre nettoyer l’air sale aussi facilement que nous pouvons en faire entrer du propre. Je ne sais pas s’il a raison ou tort, mais certaines personnes ici pensent que ça vaut le coup d’essayer.
— Pomper tout cet air doit être une vraie corvée.
— C’est sûr, c’est sûr, approuva-t-il.
Les grilles sur lesquelles ils marchaient résonnaient sous leurs pas et cédèrent rapidement la place à un palier avec trois portes barricadées. Squiddy ajusta son casque massif et attrapa un des trois leviers qui se trouvaient au sol.
— Nous ne pouvons pas aller plus loin à couvert, lui dit-il. C’est ici le terminus. Nous sortons et revenons par celle du milieu. (Il indiqua la porte.) Elles sont visibles de l’extérieur. Nous y avons fait très attention. Tout devait être bien isolé parce que le gaz est encore pire ici.
— Bien sûr, répondit-elle. Il fallait bien qu’il soit pire, ici au centre.
— Est-ce que vos filtres sont neufs ?
— Je les ai changés juste avant que nous quittions les Coffres.
Il attrapa le levier et s’appuya contre lui.
— Bien. Parce que cette règle des huit ou dix heures… elle n’est pas très utile, ici. Ces filtres ne dureront pas plus de quelques heures, peut-être deux ou trois. Nous allons près de la faille.
— Ah oui ?
— Oh oui ! (Le levier se rabattit presque entièrement, manquant de toucher le sol. Cela actionna une chaîne, quelque part, hors de vue, et une fente apparut autour de la porte centrale.) Nous nous trouvons juste sous la vieille First Bank. C’est l’endroit le plus profond que le Boneshaker ait atteint, et c’est là que le Fléau semble être le plus redoutable. Voilà pour les mauvaises nouvelles.
— Vous dites cela comme s‘il y en avait des bonnes, observa Briar, tandis que la porte s’ouvrait lentement vers l’extérieur, dans le vieux quartier effondré où se dressaient auparavant les banques.
— Il y en a, insista-t-il. La bonne nouvelle, c’est qu’on trouve moitié moins de Pourris par ici. Le gaz les dévore jusqu’au bout, alors ils se tiennent à l’écart, et ceux qui s’y risquent, ils ne durent pas longtemps. Tant que j’y pense, il serait peut-être judicieux de boutonner votre manteau jusqu’en haut. Vous avez des gants, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit-elle en remuant les doigts pour les montrer.
— Bien, enfoncez votre chapeau. Sur vos oreilles, si c’est possible. Il vaut mieux éviter de laisser la moindre parcelle de peau visible, si vous pouvez. Le gaz vous brûlerait, déclara-t-il solennellement. Ce serait comme poser la main sur un four. Il attaquera aussi votre chevelure, et vous y avez déjà un peu d’or.
— C’est orange, dit-elle d’une voix maussade. Normalement ils sont noirs, mais avec toute cette pluie qui contient du Fléau, il y a des mèches orange, maintenant.
— Rangez-les dans votre col, si vous n’avez pas de foulard. Ça protégera votre cou.
— Bonne idée, répondit-elle, et elle fit ce qu’il suggérait.
— Vous êtes prête ?
— Je suis prête.
Son visage taillé à la serpe vacillait derrière la courbe imparfaite du verre de son casque.
— Allons-y, dit-il. Soyez aussi silencieuse que possible, mais ne vous inquiétez pas trop. Comme je vous l’ai dit, nous serons presque seuls.
Il regarda le Spencer d’un air entendu.
— Jeremiah a dit que vous étiez une bonne tireuse.
— Je suis une bonne tireuse.
— Bien, répondit-il. Mais histoire que vous soyez au courant, si vous devez vous mettre à tirer ici, il y a de grandes chances pour que ce ne soit pas sur des Pourris. Minnericht a des amis, ou des hommes de main, peu importe. Parfois, ils patrouillent par ici. C’est la limite du territoire entre les quartiers chinois et la vieille gare ferroviaire. Vous savez qu’ils étaient en train de construire une nouvelle gare, lorsque le mur a été monté ?
— Oh oui, répondit-elle, puis elle lança : j’ai entendu dire que Minnericht vit là-bas, sous le bâtiment à moitié construit.
— C’est vrai. C’est ce que j’ai entendu également.
Il s’appuya contre la porte afin de l’ouvrir de quelques centimètres supplémentaires, et elle s’entrebâilla presque autant qu’elle le pouvait. Ce ne fut que lorsqu’elle se rabattit complètement sur le côté que Briar comprit qu’ils sortaient d’un sous-sol.
— Est-ce que vous l’avez déjà rencontré ? demanda-t-elle. Le Dr. Minnericht, je veux dire.
— Non, madame, lui répondit Squiddy, sans croiser son regard.
— Vraiment ? Pour de vrai ?
Il lui tint la porte ouverte et elle se retrouva dans un endroit qui était toujours sous terre, mais qui laissait apparaître les rues détruites au-dessus de leurs têtes. Le faible soleil de l’après-midi en soulignait les contours et illuminait la fosse.
— Oui, reprit-il. Pourquoi, vous avez des doutes ?
— C’est que vous avez dit qu’il vous avait donné le casque. Et j’ai entendu dire que vous lui deviez de l’argent parfois, c’est tout. Je pensais que vous l’aviez peut-être vu. Je suis simplement curieuse. Je me demande à quoi il ressemble.
Elle était sûre qu’il avait entendu les rumeurs, comme tout le monde, mais comme il ne savait pas qu’elle avait discuté avec Swakhammer et Lucy, il ne devait pas se douter qu’elle s’était déjà fait une opinion sur le mystérieux docteur.
Son guide la suivit et laissa la porte se rabattre. Une fois fermée, il était impossible de la repérer ; ses abords avaient été recouverts de détritus et, lorsque les charnières étaient actionnées, la terre ellemême semblait s’ouvrir pour les laisser sortir.
Squiddy répondit finalement :
— Je lui ai dû de l’argent une ou deux fois, c’est exact. Mais, en réalité, c’est à ses hommes que je devais quelque chose. Il m’est arrivé de travailler avec eux, un peu. Pas beaucoup, ajouta-t-il rapidement. Je n’ai jamais vraiment été sous ses ordres. Mais j’ai fait quelques commissions pour un peu de nourriture ou de whisky.
Il était planté à côté de la porte et il était évident qu’il se serait gratté la tête s’il avait pu.
— Lorsque nous nous sommes retrouvés entre les murs, ici, nous n’avions pas tout compris, au début. Pendant quelques années, les temps ont été durs. Bien sûr, c’est encore difficile aujourd’hui, je sais bien. Mais avant, on pouvait mourir en respirant. On se battait avec les Pourris pour des pelures de fruits abîmés et de la viande de rat.
— Vous avez fait ce que vous aviez à faire. Je comprends.
— Bien, bien. Je suis heureux que vous soyez si compréhensive. (Il lui décocha son fameux sourire aux dents jaunes.) Je pensais bien que vous le seriez. Vous avez de qui tenir.
Au début, elle ne saisit pas le sens de ses paroles, puis elle se souvint de la raison pour laquelle ils l’avaient adoptée si rapidement.
— Bien, dit-elle, parce qu’elle ne savait pas vraiment ce qu’elle pouvait dire d’autre.
Elle avait passé vingt ans à essayer de prouver qu’elle n’avait rien à voir avec son père et, à présent, elle devait remercier sa réputation pour la protection qu’elle lui offrait dans un endroit aussi étrange. Elle se demanda ce qu’il en aurait pensé. En son for intérieur, elle supposait qu’il en aurait été ravi, mais il lui était arrivé de se tromper par le passé.
Alors, elle répondit :
— J’apprécie ce que vous venez de dire.
Et elle ne lui posa pas d’autres questions. Elle préférait écouter le silence que ses mensonges.
— Dites-moi, mademoiselle Wilkes. Qu’est-ce que nous cherchons, exactement ?
— Un signe, répondit-elle. De mon fils, je veux dire. N’importe quoi qui pourrait prouver qu’il est venu ici.
— Comme quoi ?
Elle se mit à réfléchir en faisant son chemin parmi les débris. Des morceaux de passerelles en bois pourrissaient au bord des rues délabrées, et des éclats tombèrent sur son chapeau. Il n’y avait pas de vent et il n’y avait aucun son. C’était comme se tenir sous l’eau stagnante d’un bassin. Tout autour d’eux, l’air jaune et sale ne bougeait pas. À tout moment, pensa Briar, le monde pouvait s’arrêter et elle resterait là, figée dans de l’ambre.
Elle déclara :
— Comme n’importe quoi qui pourrait être différent depuis la dernière fois que vous êtes passé ici. Des empreintes ou… ou des choses comme ça. Je ne sais pas. Dites-moi ce que je suis en train de regarder, vous voulez bien ? Je ne comprends pas bien. Où sommes nous, exactement ?
— C’est ici que le Boneshaker est passé sous la rue et qu’elle s’est effondrée. Nous marchons dessus à présent, mais là-haut (il indiqua le sol déchiqueté au-dessus de leurs têtes), c’est le reste de la rue. Et les trottoirs. Et tout ce qui était à la surface il y a seize ans.
— Fantastique, lança-t-elle. Il fait sombre, ici. Je ne vois presque rien.
— Je suis vraiment désolé. Je n’ai pas apporté de lanterne.
— Ne vous excusez pas, répondit-elle.
Elle se dirigea vers un endroit qui semblait être le fond, ou le rebord, ou un angle éloigné de la fosse. Droit devant elle, un gouffre noir s’ouvrait et plongeait dans la terre. Au-delà de quelques dizaines de centimètres, elle ne voyait absolument plus où il allait ou ce qu’il pouvait contenir.
— Il y a quelqu’un ? demanda-t-elle, mais elle ne le cria pas très fort et elle aurait été choquée de recevoir une réponse.
Il n’y en eut pas.
— Nous pouvons remonter au niveau de la rue, si vous voulez. Par-là, dit Squiddy. (Il la conduisit à un rebord profondément découpé et indiqua des planches et des briques qui étaient empilées.) Il faut grimper, mais ce n’est pas trop difficile. Vous pourrez mieux voir de là-haut.
— D’accord. Passez devant.
Il escalada la pente facilement, aussi alerte qu’un homme deux fois plus jeune. Puis il arriva en haut et l’attendit, dos au soleil, debout au bord du trou béant. Briar se hissa jusqu’à lui et saisit sa main lorsqu’il la lui offrit. Il la tira sur le rebord et tourna la tête dans son casque.
— Superbe, n’est-ce pas ?
— En effet.
Si elle avait dû choisir dix mots pour décrire le paysage devant elle, « superbe » n’en aurait certainement pas fait partie. Si elle n’avait rien su de la situation, elle aurait sans doute supposé qu’il y avait eu une guerre. Elle aurait imaginé qu’il y avait eu un terrible désastre ou qu’une explosion avait tout détruit. Là-haut, auparavant, il y avait eu des bâtiments imposants qui abritaient l’argent et l’activité des investisseurs. Il n’en demeurait à présent qu’une longue plaie ouverte à même le sol. Les bordures de la faille s’effritaient et elle se remplissait peu à peu de décombres.
À un endroit, il semblait y avoir un empilement de galets sortis de la rivière. En y regardant de plus près, il s’avéra que c’étaient des crânes, cassants et gris. Ils s’étaient entassés dans un petit ravin après s’être détachés de leurs corps oubliés.
Briar lutta pour retrouver son souffle. C’était difficile, comme elle aurait dû s’y attendre, étant donné les avertissements de Squiddy à propos de l’air. Mais c’était un véritable effort d’aspirer une bouffée d’oxygène par ses filtres contre lesquels se collaient les impuretés. C’était comme respirer à travers un matelas en plume.
Et comment allait-elle faire pour savoir si son fils était venu là ?
En regardant en bas, dans la fosse, elle ne vit trace d’aucune piste, pas même celle qu’elle avait récemment utilisée. Le terrain n’était pas propice à garder les empreintes. Un éléphant aurait pu traverser les décombres sans y laisser de marques.
Une vague de désespoir s’empara d’elle et elle se débattit avec toutes les possibilités.
Elle était à court d’idées. Elle n’aurait pas pu dire si une armée de Zeke était venue ici. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était se jurer que non, il ne devait pas être dans cet immense tunnel. Non, il ne pouvait pas être en train de suffoquer ou de se débattre au fond d’un trou que son père avait creusé avant même sa naissance. Non, cela n’avait pas d’importance qu’il ne puisse pas connaître les caractéristiques de l’air à cet endroit. Non, non, et encore non.
— Il n’est pas là, dit-elle, et les mots résonnèrent à l’intérieur de son masque.
— C’est une bonne chose, non ? demanda Squiddy. (Il leva ses sourcils épais derrière la visière en verre.) Vous n’aimeriez pas le retrouver ici, n’est-ce pas ?
— Je suppose que non.
— Nous pourrons revenir quand il fera jour, tôt demain matin. Nous pourrons regarder à l’intérieur du tunnel. Vous n’aurez pas à ramper beaucoup. S’il est allé à l’intérieur, il n’est pas allé bien loin.
— Peut-être, gémit-elle. Oui. Je ne sais pas. Peut-être. Il fait de plus en plus sombre. (Elle avait ajouté cette observation car elle ne savait quelle réponse choisir.) Quelle heure est-il ?
— Il fait toujours sombre, ici, confirma-t-il. Je ne sais pas quelle heure il est. On approche du déjeuner, c’est tout ce que je sais. Qu’est-ce que vous voulez faire, maintenant ?
Elle n’avait pas de réponse à ça non plus. Alors elle essaya :
— Est-ce que vous avez des idées ? Des endroits où nous pourrions chercher ? Est-ce qu’il y a d’autres zones sécurisées, ou des lieux dégagés où l’on peut respirer dans les environs ?
La tête surdimensionnée de Squiddy pivota de gauche à droite alors qu’il examinait les alentours.
— Je suis bien obligé de vous dire que non, mademoiselle Wilkes. Il n’y a pas d’endroit où l’on peut respirer avant d’arriver là où les Chinois s’installent pour la nuit. Ils vivent à côté de leurs anciens quartiers, par là, indiqua-t-il.
— Et le Dr. Minnericht ?
— Par là. (La direction était à angle droit de celle qu’il avait montrée en premier.) À peu près à la même distance. Le point le plus proche pour entrer et avoir un peu d’air, c’est l’endroit d’où nous venons, et je ne pense pas que quiconque puisse le trouver à moins de savoir qu’il est là.
De la fosse, Briar pouvait à peine distinguer l’endroit d’où ils étaient venus.
— Vous avez certainement raison, répondit-elle, heureuse qu’il ne puisse pas voir son visage alors qu’elle disait cela.
Tandis que le ciel grisâtre au-dessus de leurs têtes se couvrait et prenait une teinte plus sombre, ils redescendirent et retournèrent dans le passage souterrain. La porte se referma derrière eux avec un bruit de succion, les mettant une nouvelle fois à l’abri dans la luminosité des machines et des filtres.
— Je suis vraiment désolé, lui dit-il, toujours à travers le casque, car ils n’avaient pas encore passé suffisamment de joints pour respirer librement. J’aurais aimé que vous trouviez un signe de sa présence. C’est vraiment dommage que nous n’ayons rien vu.
— Merci de m’avoir conduite jusqu’ici, lui répondit-elle. Rien ne vous obligeait à le faire, et j’apprécie. À présent, je pense que je vais retourner auprès de Lucy pour savoir comment elle va. Si elle le souhaite toujours, nous allons peut-être rendre une petite visite à ce fameux docteur.
Squiddy ne répondit pas tout de suite, comme s’il mâchait une phrase avant de la cracher. Puis il lança :
— C’est peut-être une bonne idée. Il est toujours possible que le Dr. Minnericht ait retrouvé votre garçon et l’ait ramené. Ou que l’un de ses hommes l’ait fait. Il en a un peu partout.
La gorge de Briar se resserra comme si une main l’étranglait. Elle y avait déjà pensé et, même si elle était fermement, entièrement, indubitablement convaincue que le docteur n’était pas son ancien mari… cela lui retournait quand même l’estomac. S’il y avait une chose dont elle s’était toujours félicitée, c’est que Zeke n’ait jamais rencontré son père, et elle n’avait pas l’intention de laisser un escroc se glisser dans le rôle.
Mais au lieu de crier tout cela à travers le masque, comme elle en avait désespérément envie, elle s’éclaircit la gorge et lui dit :
— Il a des gens qui travaillent pour lui ? Ce docteur ? J’en ai déjà entendu parler mais je n’en ai pas encore vu.
— Eh bien, ils ne portent pas d’uniformes, répondit Squiddy, mais ils sont faciles à repérer. En général, ce sont des aviateurs qui ont échoué ici, ou des revendeurs qui viennent et puis s’en vont. Quelques chimistes travaillent également avec lui. Il cherche en permanence de nouveaux moyens pour fabriquer le suc, ou pour en simplifier la fabrication. Parfois, ce sont des espèces de grosses brutes qui viennent de l’autre côté du mur, et parfois, juste des accros au suc qui s’acquittent de quelques commissions, où rendent des services. Il s’est créé une petite armée ici, si vous voulez savoir la vérité. Mais ce ne sont jamais deux fois les mêmes soldats.
— On dirait que les gens vont et viennent beaucoup. Ça n’a pas l’air facile de travailler avec lui.
— C’est vrai, marmonna-t-il. En tout cas, c’est ce que j’ai entendu dire. Mais vous êtes nouvelle ici, à l’intérieur, et vous ne posez aucun problème. Vous cherchez juste votre gamin, c’est tout, alors je ne crois pas qu’il vous causera des ennuis non plus. C’est un homme d’affaires, vous savez. Ce serait mauvais pour son image, je pense, s’il vous faisait du mal. Les gens avec qui il travaille sont vraiment très respectueux de la mémoire de votre père.
Elle marchait devant lui, ouvrant la voie. Sans se retourner pour croiser son regard, elle dit :
— D’après ce que j’ai compris, ce n’est pas toujours le cas. On m’a dit que le docteur ne respectait pas vraiment la paix, et peut-être qu’il ne m’appréciera pas trop.
— Peut-être, concéda-t-il. Mais, d’après ce que j’ai vu, vous êtes tout à fait capable de vous défendre seule. Je ne m’inquiéterais pas trop, à votre place.
— Ah non ?
Le Spencer battait en rythme contre son dos.
— Non. S’il ne vous veut rien, comme ça devrait être le cas, il vous laissera tranquille.
C’était bien le problème, justement. Il se pouvait qu’il veuille quelque chose d’elle. Elle ne voyait pas quoi, mais s’il avait entendu dire qu’elle était dans la ville et qu’il avait une réputation à protéger, il se pourrait bien qu’elle se retrouve en présence d’un nouvel ennemi. Elle rumina à l’intérieur de son masque jusqu’au moment où elle passa une nouvelle porte et entendit le son sifflant, soufflant et martelant des soufflets qui faisaient circuler l’air dans les tunnels.
— Je vais enlever ça, maintenant, annonça-t-elle.
— Maintenant que vous en parlez, je vais en faire autant.
Briar retira son chapeau et dégagea le masque de ses cheveux.
— Pas si vite, mon chou. (Lucy était apparue par les tentures à l’autre bout du couloir.) Je ne prendrais pas trop mes aises, à votre place. Pas si vous voulez rencontrer le bon docteur.
— Madame !
Squiddy la salua en touchant son masque. Il le retira et lança :
— J’espère que ce n’est pas à moi que vous parlez. Je pense que j’en ai assez de la surface pour le moment. À chaque fois que je sors la tête là-haut, il est de plus en plus difficile de respirer.
— Non, Squiddy, je ne vous parlais pas. Toutefois, je suis contente de vous avoir trouvés tous les deux. Je me disais bien que vous seriez revenus, maintenant. Ne m’en veuillez pas trop de dire cela, mademoiselle Wilkes, vous avez l’air triste mais pas désespérée. Vous n’avez rien trouvé, c’est bien ça ?
Briar secoua la tête, puis étira son cou pour le faire craquer.
— Non. Nous ne sommes pas restés très longtemps, mais il n’y avait pas grand-chose à voir.
— Que Dieu vous entende, répondit-elle. On dirait qu’il y a eu une explosion là-haut, et ça ne va pas en s’arrangeant, parce que… Qui prendrait le temps d’y mettre de l’ordre ? Nous avons mieux à faire ici, et nous n’avons ni les filtres ni la main-d’œuvre nécessaires pour nous occuper de ça. Alors il n’y a plus que des débris, et tous ces vieux bâtiments écroulés, qui restent là et s’effritent.
— Il n’y a rien à faire, répondit Briar. Mais je suis un peu étonnée de vous voir ici.
— Mon bras fait à nouveau des siennes. Les tubes temporaires dont s’est servi Huey pour le réparer sont plus temporaires que prévus. J’ai une écharpe pour l’attacher et le maintenir. (Il lui fallut un moment pour dépasser sa gêne et dire le reste.) Le fait est que je ne peux pas vraiment vivre correctement sans au moins un bras en état de marche. Je ne veux pas vous obliger à me conduire là-bas. Je ne vous forcerai pas la main et, si vous ne voulez pas y aller, je serai la dernière à insister. Mais puisque nous en avons parlé ce matin, je me suis dit que, peut-être…
— Oui, aucun problème. Cela ne me dérange pas et, maintenant que vous avez tous éveillé ma curiosité à propos de cet homme, autant que je me fasse une idée par moi-même. (Elle tapota l’intérieur de son masque pour lui redonner sa forme.) Si j’ai l’air étonnée, c’est parce qu’il fait de plus en plus sombre à l’extérieur, et que je croyais que tout le monde essayait de rester dans les souterrains au coucher du soleil.
Ce fut Squiddy qui répondit le premier :
— Oh, aller jusqu’à King Street à partir d’ici est un jeu d’enfant, et vous n’allez même pas passer par les rues. Lucy, est-ce que ce sont des lanternes que je devine dans votre sac ?
Il montrait la sacoche en toile toute bosselée qu’elle avait enroulée autour de son cou et de son bras.
— J’en ai pris deux, oui, ainsi que de l’huile supplémentaire par précaution.
— Mais est-ce que ce n’est pas une mauvaise idée d’allumer des lumières ? demanda Briar. Nous allons attirer les Pourris, non ?
— Et alors ? répondit Lucy. Nous serons hors de portée. Et de toute façon, mieux vaut ne pas surprendre le docteur. La meilleure chose à faire est de marcher en parlant normalement et en tenant une lampe. Il faut éviter de le laisser penser qu’on essaie de se cacher. C’est pour cette raison que je suis venue à votre rencontre, en espérant vous trouver. La voie la plus courte, la plus bruyante et la plus éclairée pour arriver jusqu’à Minnericht est un autre tunnel qui part d’ici vers le sud, et je ne voulais pas vous faire revenir sur vos pas.
Même si, en théorie, Briar souhaitait toujours y aller, sa motivation s’évanouit.
— Est-ce qu’il n’est pas un peu tard, toutefois ?
— Tard ? Non, on dirait qu’il est tard mais ce n’est qu’une impression. C’est simplement cette période de l’année, et l’ombre des murs, et l’épaisseur du Fléau. Cela donne l’illusion que le soleil ne se lève jamais pour de bon, alors il est difficile de savoir quand il se couche vraiment. (Elle bougea l’épaule et le sac vint se placer contre la courbe de sa taille.) Écoutez, mon chou, si vous ne voulez pas y aller, ce n’est pas un problème. Je retourne chercher Jeremiah, et il pourra m’escorter demain matin. C’est pressé, mais pas au point que je ne puisse pas survivre une nouvelle nuit sans une main qui fonctionne à peu près. Si vous ne voulez pas vous exposer à nouveau, ce n’est pas grave.
La culpabilité l’emporta sur la nervosité et, lorsque Briar se souvint que Minnericht pouvait peut-être lui indiquer où était Zeke, elle n’eut plus d’autre choix que de répondre :
— Non, non. Nous allons y aller ce soir. Laissez-moi seulement le temps de changer ces filtres. Ils n’étaient pas complètement neufs, mais il n’a pas fallu longtemps pour qu’ils se bouchent là-haut.
— Oui, bien sûr. J’espère que Squids vous avait prévenue.
Pendant qu’elle dévissait les filtres et les remplaçait par des neufs pris dans sa sacoche, Briar répondit :
— Oui, il l’a fait. Il a été un excellent guide et j’ai apprécié sa compagnie.
— Je suis désolé que nous n’ayons rien trouvé concernant votre fils, dit-il à nouveau.
— Ce n’est pas votre faute, et il fallait bien essayer, non ? Et à présent, je n’ai plus d’autres pistes que ce Minnericht. (Elle remit le couvercle sur le filtre, et s’assura qu’il était bien en place.) Lucy, est-ce que vous avez besoin d’aide pour transporter vos affaires ?
— Non merci, ma chère. Reposez-moi la question dans une heure et nous verrons si je n’ai pas changé d’avis.
Elle était visiblement soulagée de partir et Briar n’eut pas besoin de se demander pourquoi. Ce devait être terrible de se sentir si vulnérable et handicapée dans un endroit aussi dangereux.
— Mesdames, annonça Squiddy, si vous n’avez pas besoin de moi, j’imagine que je peux vous laisser. Il y a une partie en cours dans la pièce à côté du four du mur ouest, et certains de ces Chinois apportent de l’or, de temps en temps. Je n’en gagnerai peut-être pas, mais j’aimerais quand même bien le voir, dit-il, rayonnant.
— Eh bien, allez-y. Retournez aux Coffres. Nous allons chez le docteur et, si tout se passe bien, nous serons de retour pour l’heure du coucher, espéra Lucy.
Squiddy repartit par la voie qu’elle avait empruntée pour venir, disparaissant entre les tentures brunes et filant vers les Coffres.
Ensemble, les deux femmes écoutèrent le bruit de ses pas qui s’éloignaient dans le tunnel.