Des sentiers inégaux et démunis de pavés se faisaient passer pour des routes ; ils reliaient les côtes de la nation comme des lacets maintenant une botte, l’attachant à grand renfort de ficelles entrelacées. Au-delà de la grande rivière, à travers les plaines, entre les cols des montagnes, les colons avaient gagné du terrain en se déplaçant d’est en ouest. Ils étaient peu à peu passés de l’autre côté des Rocheuses, qui en chariot, qui en diligence.
Du moins, c’est ainsi que tout a commencé.
À en croire les racontars, le sol de Californie était jonché de pépites grosses comme des noix… mais la vérité voyage plus lentement que les rumeurs aux ailes d’or. Les rares aventuriers devinrent légion. Les rivages scintillants de l’Ouest fourmillèrent de chercheurs d’or, forçant le sort et enfonçant résolument leur batée dans les flots pierreux tout en priant pour que la chance leur sourît.
Au fil du temps, la foule grossissait à mesure que les espoirs s’amenuisaient. L’or se présentait sous la forme d’une poussière si fine que les hommes qui l’extrayaient auraient aussi bien pu l’inhaler.
En 1850, une autre rumeur aux ailes dorées prit son essor et arriva rapidement du Nord.
Le Klondike, disait-elle. Venez et percez la glace qui s’y trouve. Une fortune étincelante attend celui qui saura faire preuve de détermination.
L’espoir changea de destination et les yeux se tournèrent vers ces latitudes nordiques. Cela fut synonyme de bien des changements particulièrement positifs pour le dernier arrêt frontalier avant le Canada : une ville industrielle tranquille, établie en bordure du Puget Sound et appelée Seattle en l’honneur du chef indigène des tribus locales. Du jour au lendemain, le village boueux devint un petit empire. Les chercheurs et explorateurs s’y arrêtaient, en effet, pour commercer et s’approvisionner.
Tandis que les législateurs américains se querellaient pour savoir s’il convenait ou non d’acheter le territoire d’Alaska, la Russie protégeait ses arrières et réfléchissait au prix qu’elle souhaiterait en obtenir. Si le sol regorgeait effectivement de gisements d’or, la donne changeait du tout au tout ; mais, même si une mine régulière pouvait être localisée, serait-il possible d’en extraire le minerai ? Une veine potentielle, détectée en divers points mais en pratique enfouie sous une couche de glace permanente d’une trentaine de mètres d’épaisseur, serait un terrain d’essai idéal.
En 1860, les Russes annoncèrent un concours avec 100 000 roubles à la clé, décernés à l’inventeur qui serait en mesure de présenter ou d’imaginer une machine capable de percer la glace à la recherche de l’or. Ce fut le début d’une course scientifique sur fond d’éclosion d’une guerre civile.
Dans tout le Nord-Ouest Pacifique, des machines de toutes tailles furent bricolées. Tous ces ingénieux engins étaient conçus pour résister à un froid mordant et percer un sol que le gel avait rendu aussi dur que le diamant. Ils fonctionnaient à la vapeur ou au charbon, et étaient lubrifiés à l’aide de solutions spéciales qui protégeaient leurs mécanismes contre les éléments naturels. Ces machines étaient construites de telle façon que les hommes pouvaient les conduire comme des diligences, ou les laisser creuser seules, à l’aide d’un mécanisme à ressort et d’ingénieux dispositifs de guidage.
Mais aucune ne fut suffisamment robuste pour s’attaquer à la veine enfouie et les Russes étaient sur le point de céder le terrain à l’Amérique pour une misère… quand un inventeur de Seattle prit contact avec eux pour leur présenter les plans d’une incroyable machine. Ce serait le plus formidable engin d’extraction jamais construit : quinze mètres de long, entièrement mécanisé, actionné par de la vapeur sous pression. Il serait équipé de trois têtes principales de forage et de coupe placées à l’avant, et d’un système d’appareils de pelletage en spirale à l’arrière et sur les côtés, servant à évacuer les débris de glace, de roche, ou de terre. Minutieusement lestée et méticuleusement renforcée, cette machine serait capable de percer selon un tracé presque parfaitement vertical ou horizontal, suivant le bon plaisir de l’homme qui occuperait le siège du conducteur. Elle serait d’une précision sans précédent et sa puissance pourrait servir de référence à tous les engins à venir.
Mais elle n’était pas encore construite.
L’inventeur, un homme qui répondait au nom de Leviticus Blue, réussit à convaincre les Russes de lui avancer un montant suffisant pour réunir les pièces et financer les heures passées à la construction de l’incroyable perforateur à percussion du Dr. Blue, aussi appelé le Boneshaker. Il demanda un délai de six mois et s’engagea à effectuer un test public.
Leviticus Blue prit l’argent, rentra chez lui à Seattle, et commença à construire sa remarquable machine dans sa cave. Pièce après pièce, il assembla l’engin à l’abri des regards de ses concitoyens, et, nuit après nuit, les sons de mystérieux outils et instruments ne manquèrent pas de faire sursauter les voisins. Mais finalement, bien avant les six mois annoncés, l’inventeur déclara que son chef-d’œuvre était « terminé ».
Ce qui se produisit par la suite fait encore l’objet de nombreux débats.
Ce ne fut peut-être qu’un accident, après tout, un terrible dysfonctionnement de la machine, qui s’emballa. Seulement une erreur, un mauvais minutage, ou des calculs erronés. Ou cela pouvait également être une catastrophe calculée, un complot visant à détruire le cœur d’une ville avec une violence sans précédent et une cupidité de mercenaire.
Les motifs du Dr. Blue resteront peut-être à jamais inconnus.
C’était un homme avare à sa façon, mais pas plus que la plupart, et il est possible qu’il ait simplement souhaité prendre l’argent et s’enfuir… avec un peu plus de liquidités que prévu pour pouvoir faire les choses en grand. L’inventeur s’était récemment marié, ce qui fit jaser car son épouse était plus jeune que lui d’environ vingt-cinq ans, et beaucoup pensèrent que sa femme avait influé sur ses décisions. Peut-être l’avait-t-elle incité à aller plus vite ou souhaitait-elle épouser un homme plus riche. Ou peut-être n’était-elle pas au courant de quoi que ce soit, comme elle persista à le répéter pendant longtemps.
Ce qui est sûr, c’est que le 2 janvier 1863 dans l’après-midi, quelque chose d’effroyable sortit en trombe de la cave et déclencha des catastrophes sur son passage entre Denny Hill et le quartier commercial du centre.
Rares sont les témoins qui tombent d’accord sur les événements, et ceux qui ont pu apercevoir l’incroyable perforateur à percussion le sont encore plus. Son trajet l’emporta sous terre, en bas des collines, où il creusa sous les luxueuses maisons de riches marins et de magnats du commerce maritime ; sous les terrains boueux où s’étalaient les scieries ; le long des couloirs, caves et entrepôts des bazars, merceries pour dames, apothicaires, mais aussi… des banques.
Quatre des plus grands établissements, qui étaient alignés, furent dévastés car leurs fondations reposaient sur du paillis. Leurs murs tremblèrent, cédèrent et s’abattirent. Leurs sols s’effondrèrent, comme happés par le centre, tandis que les contreforts inférieurs s’écroulaient, l’espace étant alors partiellement comblé par des morceaux de toits. Ensemble, ces quatre banques contenaient au moins trois millions de dollars amassés par les mineurs de Californie qui avaient mis leurs pépites à l’abri avant de partir vers le nord pour en chercher davantage.
Une foule d’innocents, venus effectuer des dépôts ou des retraits, fut tuée dans l’enceinte des bâtiments. D’autres trouvèrent la mort dans la rue, victimes des murs penchés et tremblants qui se délitaient et s’effondraient lourdement.
Les citoyens réclamèrent la sécurité à grands cris, mais où la trouver ? La terre elle-même s’ouvrit et les engloutit en divers endroits où le tunnel percé par le perforateur avait fragilisé le sol. La rue tremblante et houleuse se balança comme un tapis que l’on secoue avant de le battre. Elle tangua violemment d’un côté puis de l’autre et décrivit des vagues. Partout où était passée la machine, il y avait des bruits d’effondrement et de forage provenant des passages souterrains qu’elle avait creusés.
Qualifier la scène de désastre serait un euphémisme. Le nombre de morts ne fut jamais précisément calculé, et Dieu seul sait combien de corps restèrent coincés dans les décombres. Hélas, il n’y eut pas le temps de procéder à des recherches.
En effet, une fois que le Dr. Blue eut ramené sa machine sous sa propre maison et que les blessés, gémissants, eurent été soignés ; alors que les premières questions exaspérées fusèrent des bâtiments épargnés, une seconde vague d’horreur frappa la ville. Il fut difficile pour les habitants de Seattle de ne pas établir un lien entre celle-ci et la première, mais leurs questions ne reçurent jamais de réponse satisfaisante.
Seuls les faits tangibles peuvent désormais être consignés, et peut-être qu’avec le temps un analyste sera en mesure de fournir une meilleure réponse que celle qu’il est actuellement possible de supputer.
Voilà ce que nous savons : à la suite de l’impressionnant parcours destructeur du Boneshaker, une étrange maladie frappa les ouvriers chargés des travaux de reconstruction qui se trouvaient au plus près des débris des établissements bancaires. Tous les rapports s’accordent sur le fait que la piste de cette épidémie a été remontée jusqu’aux tunnels creusés par la machine et reliée à un gaz qui s’en échappait. Au début, il sembla que le gaz était incolore et inodore, mais il finit par s’accumuler à un point qu’il fut possible de le distinguer, à condition de l’observer avec un verre polarisant.
À force d’erreurs et de tâtonnements, on arriva à en déterminer quelques caractéristiques. C’était une substance épaisse, qui se déplaçait lentement et tuait par contamination. On pouvait l’arrêter ou l’immobiliser grâce à de simples barrières. Des mesures temporaires pour boucher les tunnels se multiplièrent dans la ville, et on procéda à l’évacuation des lieux. Des tentes furent démontées et traitées à la poix de façon à pouvoir former des remparts de fortune.
Lorsque ces barrières cédèrent les unes après les autres et que des milliers d’autres habitants tombèrent à leur tour mortellement malades, il fallut envisager des mesures plus strictes. On se mit alors à concevoir et adopter des plans à la hâte et, un an après la catastrophe provoquée par l’incroyable perforateur à percussion du Dr. Blue, tout le centre-ville fut entouré d’un immense mur fait de brique, de mortier et de pierre.
La muraille fait environ soixante mètres de haut, variable selon les contraintes géographiques du terrain, et quatre à six mètres d’épaisseur en moyenne. Elle entoure entièrement les quartiers touchés, soit une zone de près de cinq kilomètres carrés. C’est une merveilleuse prouesse technique.
Toutefois, à l’intérieur, la ville se détériore, parfaitement inanimée en dehors des rats et des corbeaux qui, si l’on en croit la rumeur, y ont élu domicile. Le gaz qui continue de suinter des ruines contamine tout ce qu’il touche. Ce qui fut auparavant une métropole très active n’est plus aujourd’hui qu’une ville fantôme, entourée par les survivants réinstallés à l’extérieur. Parmi ces gens qui ont fui leur ville natale, un grand nombre est parti vers le nord pour aller à Vancouver, ou vers le sud, à Tacoma ou Portland ; mais ils sont nombreux à avoir choisi de rester près du mur.
Ils vivent sur les rivages boueux et à flanc de colline, dans une « non-ville » grandissante souvent surnommée les Faubourgs : c’est là qu’ils ont refait leurs vies.