XXVI


Briar rêvait de tremblements de terre et de machines si énormes qu’ils abattaient des villes. Quelque part, à la lisière des choses qu’elle pouvait entendre, elle détecta un coup de fusil et quelque chose d’autre, ou peut-être rien, parce que, quoi ce fût, cela ne se répéta pas. Ailleurs, c’était confortable, les lumières étaient tamisées et le lit était suffisamment large pour accueillir une famille de quatre personnes.

Ça sentait la poussière et le kérosène, et de vieilles fleurs séchées qui étaient restées dans un vase à côté d’une cuvette.

Levi était là. Il lui demanda :

— Tu ne le lui as jamais dit, n’est-ce pas ?

Depuis le lit, où ses yeux étaient si lourds qu’elle pouvait à peine les garder ouverts, Briar répondit :

— Je ne lui ai jamais rien dit. Mais je vais le faire, dès que possible.

— Vraiment ?

Il ne semblait pas convaincu, il semblait amusé.

Il portait l’épais tablier en lin qu’il avait souvent dans son laboratoire, recouvert d’un manteau léger lui arrivant jusqu’au genou. Comme d’habitude, ses bottes étaient délacées, comme s’il avait autre chose à faire que de s’en occuper. Autour de sa tête, il avait attaché des monocles soudés ensemble, qui laissaient sur sa peau une marque qui ne partait jamais complètement.

Elle était trop fatiguée pour protester lorsqu’il vint s’asseoir sur le bord du lit. Il ressemblait exactement au dernier souvenir qu’elle avait de lui, et il souriait, comme si tout allait bien et qu’il n’y avait jamais eu de problème.

— Vraiment, lui répondit-elle. Je vais lui dire, peu importe ce que ça me coûtera. Je suis fatiguée de garder tous ces secrets. Je ne peux plus les lui cacher. Je ne le ferai pas.

— Tu ne le feras pas ?

Il chercha à lui attraper la main, mais elle ne le laissa pas faire.

Elle se tourna sur le côté, dos à lui, se tenant le ventre.

— Que veux-tu ? demanda-t-elle. Et qu’est-ce que tu fais ici ?

— Je rêve, je pense, répondit-il. Comme toi. Regarde, mon amour. Nous nous rencontrons ici, faute d’ailleurs.

— Alors c’est bien un rêve, dit-elle, et une sensation bizarre se répandit dans son ventre comme de l’acide. Pendant une minute, j’ai cru que ça n’en était pas un.

— C’est peut-être la seule bonne chose que tu aies faite, dit-il, sans se rapprocher d’elle mais sans s’en écarter non plus.

Son poids sur le bord du lit faisait pencher le matelas et donnait à Briar l’impression qu’elle allait rouler ou tomber près de lui.

— Quoi ? Ne pas lui dire ?

— Si tu l’avais fait, tu l’aurais perdu bien avant aujourd’hui.

— Je ne l’ai pas perdu, dit-elle. C’est seulement que je ne l’ai pas encore retrouvé.

Levi secoua la tête. Elle sentit le mouvement, même si elle ne le voyait pas.

— Il a trouvé ce qu’il voulait, et tu ne le ramèneras jamais à la maison. Il voulait des faits. Il voulait un père.

— Tu es mort, lui dit-elle, comme s’il ne le savait pas déjà.

— Tu ne le convaincras pas.

Elle ferma les yeux et enfonça sa tête dans l’oreiller, qui essayait presque de l’étouffer avec sa chaude odeur de renfermé.

— Je n’aurai pas besoin de le convaincre, si je lui montre.

— Tu es bête. Aussi bête que tu l’as toujours été.

— Peut-être, répondit-elle, mais je suis toujours vivante.

— Mère ? dit-il.

Elle ouvrit les yeux.

— Quoi ?

— Mère ?

Elle l’entendit de nouveau. Elle tourna la tête pour écarter son visage de l’oreiller et la releva.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Mère, c’est moi.

Ce fut comme piquer un sprint dans un tunnel, la vitesse et le sursaut du réveil. Quelque chose la tirait de l’obscurité confortable vers quelque chose de froid, de féroce et d’infiniment moins douillet. Mais au bout, il y avait une voix, et elle allait vers elle, se glissait vers elle ou trébuchait en tentant de l’atteindre.

— Mère ? Oh, merde, mère. Mère ? Allez, réveillez-vous ! Il faut vous réveiller, parce que je suis sûr que je ne peux pas vous porter, et je veux sortir d’ici.

Elle se retourna sur le dos et essaya d’ouvrir les yeux, puis se rendit compte qu’ils étaient déjà ouverts mais qu’elle ne pouvait rien voir. Tout était flou, même si de la lumière clignotait sur sa droite et que, au-dessus, elle distinguait une ombre noire.

Celle-ci ne cessait de répéter :

— Mère ?

Et le tremblement de terre de ses rêves continuait de faire trembler le sol, ou peut-être qu’il ne secouait qu’elle. Les mains de l’ombre agrippèrent ses épaules et les secouèrent jusqu’à ce que sa tête craque sur son cou, et qu’elle laisse échapper :

— Aïe !

— Mère ?

— Aïe, répéta-t-elle. Arrête. Arrête ce que tu fais, ça… Arrête !

Plus la vue lui revenait, plus elle s’accompagnait d’une douleur cuisante, et quelque chose coulait sur sa pommette. Elle toucha la zone douloureuse et, lorsqu’elle retira sa main, celle-ci était humide.

— Je saigne ? demanda-t-elle à l’ombre.

Puis elle dit :

— Zeke, est-ce que je saigne ?

— Pas beaucoup, dit-il. Même pas autant que j’ai saigné, moi. Vous avez surtout un gros bleu. Et vous avez mis du sang sur la taie d’oreiller, mais ce n’est pas à nous, alors aucune importance. Allez. Levez-vous. Debout. Allez.

Il passa son bras autour d’elle et la souleva du lit, qui était aussi moelleux que l’avait suggéré son rêve. La pièce aussi était la même, alors elle avait certainement dû être suffisamment réveillée pour mémoriser son environnement. Mais elle était seule, à l’exception du garçon, qui l’obligeait à se mettre debout.

Ses genoux vacillèrent, puis elle tendit les jambes. Elle se redressa, s’appuyant sur Zeke.

— Hé, dit-elle. Hé, Zeke. C’est toi ? C’est toi, n’est-ce pas ? Parce que j’ai fait un rêve extrêmement étrange.

— Oui, c’est moi, grande nouille, dit-il avec affection et en poussant un grognement. Qu’est-ce que vous faites ici, à propos ? À quoi pensiez-vous, en venant là ?

— Moi ? Attends. (En dépit de la douleur, elle secoua la tête et essaya de suffisamment s’éclaircir les idées pour répondre.) Attends, tu me voles ce que j’allais dire.

Lentement, puis d’un seul coup, la compréhension revint.

— Toi, dit-elle. C’est toi, idiot ! C’est toi, la raison de ma présence ici.

— Moi aussi, je vous aime, maman, dit-il avec un sourire si large qu’il pouvait à peine former les mots.

— Je t’ai trouvé, n’est-ce pas ?

— Je dirais plutôt que c’est moi qui vous ai trouvée, mais nous pourrons en débattre plus tard.

— Mais je suis venue pour te chercher.

— Je sais. Nous en discuterons plus tard. D’abord, nous devons sortir d’ici. La princesse nous attend. Quelque part. Je crois. Il faut la trouver, ainsi que ce Jeremiah.

— La quoi ? Ou qui ?

La pulsation autour de son oreille lui faisait mal, et elle se demanda si elle ne s’était pas trompée sur son état : elle était encore en train de rêver après tout.

— La princesse. Mademoiselle Angeline. Elle est vraiment serviable. Elle va te plaire. Et elle est vraiment intelligente.

Il relâcha Briar et la laissa se tenir debout toute seule.

Elle vacilla, mais réussit à trouver son équilibre.

— Mon fusil. Où est mon fusil ? demanda-t-elle. Il me le faut. J’avais un sac, aussi. J’avais… Certaines choses. Où sont-elles ? Est-ce qu’il me les a prises ?

— Oui, il les a prises. Mais je les ai retrouvées. (Il sortit le fusil et la sacoche et les lui plaça dans les mains.) Il va falloir que vous vous occupiez de ce truc, parce que je ne sais pas tirer.

— Je ne t’ai jamais appris.

— Vous pourrez m’apprendre plus tard. Allons-y, ordonna-t-il, et Briar eut envie de rire, mais elle se retint.

Elle aimait le voir ainsi, même agité et autoritaire, même la dirigeant comme un enfant alors qu’elle reprenait ses esprits. Quelqu’un lui avait donné de jolis vêtements, et il avait peut-être même pris un bain.

— Tu es tout propre, dit-elle.

— Je sais. Comment vous sentez-vous ? Est-ce que ça va ?

— Je survivrai, lui répondit-elle.

— Bien. Il vaut mieux. Vous êtes tout ce que j’ai, vous le savez ?

— Où sommes-nous ? demanda-t-elle, car il avait l’air de mieux gérer la situation qu’elle. Est-ce que nous sommes… sous la gare ? Où ce salopard m’a-t-il planquée pendant que j’étais inconsciente ?

— Nous sommes bien sous la gare, répondit Zeke. Vous étiez deux niveaux en dessous de la grande salle avec toutes les lumières au plafond.

— Il y a un autre niveau en dessous ?

— Au moins un, peut-être plus. Cet endroit est un labyrinthe, maman. Vous ne le croiriez pas.

Il arrêta sa mère à la porte et ouvrit rapidement, puis regarda de gauche à droite dans le couloir. Il leva la main et dit :

— Attendez, est-ce que vous entendez ça ?

— Quoi ? demanda-t-elle.

Elle vint se placer à côté de lui et le laissa écouter et regarder pendant qu’elle vérifiait le fusil. Il était toujours chargé et, à l’intérieur de la sacoche, toutes ses affaires semblaient être à leur place.

— Je n’entends rien.

Il écouta encore, puis dit :

— Peut-être que vous avez raison. J’ai cru entendre quelque chose, mais je me suis déjà trompé auparavant. Il y a un ascenseur au bout du couloir, là-bas. Vous le voyez ?

Elle sortit la tête par la porte, et acquiesça :

— Oui. C’est ça ?

— Oui. Nous allons courir jusque là-bas. Il le faut, sinon Yaozu va nous attraper, et c’est ce que nous voulons éviter.

— Nous voulons l’éviter ?

Briar n’avait pas l’intention de donner un ton interrogateur à sa phrase, mais elle essayait encore de reprendre ses esprits et, pour le moment, c’était la façon la plus facile de participer à la conversation. De plus, elle était tellement heureuse de le voir que tout ce qu’elle voulait, c’était le toucher et lui parler.

Au loin, elle entendit un coup de feu. C’était une grosse détonation, le son d’un fusil, pas d’un revolver. D’autres tirs lui répondirent, les balles d’une arme plus petite, à la cadence plus rapide.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.

— Longue histoire, répondit-il.

— Où allons-nous ?

Il lui prit la main et la tira dans le couloir.

— À la tour Smith, là où ils amarrent les dirigeables.

Un souvenir lui revint alors qu’elle le suivait à un rythme soutenu.

— Mais nous ne sommes pas déjà mardi, n’est-ce pas ? C’est impossible. Nous ne pouvons pas partir par là, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Nous devrions retourner aux Coffres.

— Mais si, nous pouvons partir par la tour, jura-t-il. Jeremiah a dit qu’il y avait des ballons, là-bas.

Elle retira son bras du sien au moment où ils atteignaient l’ascenseur. La grille en fer fermait le même ascenseur que celui qu’elle avait pris pour descendre, elle la tira et poussa Zeke sur la plate-forme. Alors qu’elle le rejoignait et fermait la grille, elle dit :

— Non. Il faut que je voie Lucy. Il faut que je sache si elle va bien. Et… (Il y eut d’autres tirs, plus près.) Et il se passe quelque chose de terrible là-haut. (Elle sortit le Spencer et se mit en position alors que l’ascenseur montait jusqu’au niveau suivant.) Nous devons sortir d’ici. Évitons ça autant que possible.

— Ce sont probablement des Pourris, dit Zeke, et il tenta de la retenir sur la plate-forme tandis qu’elle repoussait obstinément la grille. Mais nous ne pouvons pas encore partir. La princesse doit être en haut.

— Eh bien, elle n’y est pas.

Briar fit pivoter le Spencer et mit en joue une petite femme maigre, aux longs cheveux gris tressés. Elle avait l’air indienne, même si Briar ne pouvait pas deviner de quelle tribu, et portait un uniforme bleu, avec un beau manteau et un pantalon trop grand pour elle.

La femme se tenait le côté. Du sang coulait entre ses doigts.

— Mademoiselle Angeline, dit Zeke en se mettant à courir vers elle.

Briar baissa le Spencer, puis changea d’avis et le remit en position, prêt à affronter n’importe quel problème qui pourrait surgir de n’importe quelle autre direction. Après tout, ils se trouvaient au milieu d’une grande salle avec plusieurs portes, toutes fermées. Il n’y avait rien qui différenciait cette pièce des autres, ou qui indiquait une fonction particulière. Elle était relativement vide, à l’exception d’une pile de tables contre un des murs et d’un tas de chaises brisées, qui avait été abandonnées là et étaient recouvertes de poussière.

— Madame, demanda-t-elle par-dessus son épaule. Madame, est-ce que vous avez besoin d’aide ?

La réponse fusa, impatiente.

— Non. Et ne me touche pas, fiston.

— Vous avez été poignardée !

— J’ai été égratignée et ça a foutu en l’air ma nouvelle tenue. Eh, dit-elle à Briar, en lui tapant sur l’épaule d’un doigt osseux. Si vous voyez un Chinois chauve avec un manteau noir, tirez-lui entre les deux yeux pour moi. Ça me rendrait heureuse, déclara-t-elle.

— Je ferai attention, promit Briar. Vous êtes la princesse ?

— Je suis une princesse. Et je suis folle de rage, là, mais nous devons sortir d’ici. Si nous restons là, ils vont nous rattraper.

— Nous sommes en route pour les Coffres, indiqua Briar.

— Ou la tour, insista Zeke.

Angeline répondit :

— Les deux peuvent fonctionner, mais vous pouvez aussi vous rendre au fort. Le Naamah Chérie y est amarré, et vous pouvez demander à ce vieux Cly de vous emmener, si vous envisagez de partir.

Briar fronça les sourcils.

— Cly est ici ? Au fort ?

— Il fait des réparations.

De nouveaux mouvements au-dessus de leurs têtes indiquèrent à Briar que les questions allaient devoir attendre.

— Attendez, dit Zeke. Nous retournons à ce ballon ? Avec l’énorme vieux capitaine ? Non, pas question. Je ne l’aime pas.

— Cly ? demanda Briar. Il n’y a aucun problème avec lui. Il nous sortira d’ici, ne t’inquiète pas.

— Comment vous le savez ?

— Il a une dette à nous rembourser. Ou du moins, c’est ce qu’il pense.

Dans un angle, quelque chose tomba et se brisa, et de l’autre côté des murs, des vagues de pieds lourds et pourrissants marquaient un rythme effroyable.

— Ce n’est pas bon, observa Briar.

— Pire que ça, probablement, commenta Angeline, sans pour autant avoir l’air particulièrement troublée.

Elle tira un gros fusil à pompe d’un étui qu’elle avait dans le dos, et vérifia qu’il était bien chargé. Sa blessure sur le côté suintait, mais ne se remit pas à saigner lorsqu’elle enleva sa main.

— Vous connaissez ce lieu ? lui demanda Briar.

— Mieux que vous, répondit-elle. Mais pas très bien. Je sais comment entrer et sortir, c’est tout.

— Est-ce que vous pouvez nous conduire aux Coffres ?

— Oui, mais je continue de penser que vous devriez aller au fort, indiqua-t-elle, puis elle repoussa Zeke pour qu’il ne l’aide pas à marcher. Éloigne-toi de moi, fiston. Je marche très bien. Ça pique un peu, mais je ne vais pas en mourir.

— Tant mieux, rétorqua Briar. Parce que nous avons des problèmes.

Un grognement lugubre sembla lui répondre de la plate-forme. Des mains martelèrent le plafond au-dessus, et un autre endroit autour de la cage d’ascenseur. Puis, il y eut un fracas étourdissant… et ils tombèrent à l’intérieur. Quelques-uns se frayèrent un chemin, puis un plus grand nombre s’engouffra par le passage qui venait d’être forcé.

Les trois premiers Pourris à pénétrer dans le couloir avaient par le passé été soldat, barbier et Chinois. Briar chargea son fusil et visa rapidement, atteignant les deux premiers dans les yeux, et arrachant une oreille au troisième.

— Mère ! cria Zeke.

— Derrière moi, tous les deux ! ordonna-t-elle.

Mais Angeline n’écouta pas et se servit de son propre fusil pour abattre le troisième.

Une nouvelle vague de Pourris, comptant une demi-douzaine de corps en largeur et autant en profondeur, piétina les trois cadavres.

— Reculez ! cria Angeline. Repliez-vous, par ici, dit-elle tout en continuant de tirer.

Le bruit dans le couloir était assourdissant, surtout pour Zeke et Briar dont la tête bourdonnait déjà. Mais ils avaient le choix entre viser et tirer, ou s’asseoir et mourir ; alors les femmes continuèrent de tirer tandis que Zeke cherchait un chemin pour s’enfuir, jouant les éclaireurs tout en essayant de suivre les instructions d’Angeline.

— À ta droite ! Je veux dire, ton autre droite, se corrigea-t-elle. Il devrait y avoir une porte là, au bout du couloir. À côté du bureau.

— Elle est fermée, cria Zeke.

Le troisième mot fut étouffé par la détonation du Spencer, mais Angeline avait saisi l’idée générale. Elle lança :

— Couvrez-moi juste une seconde.

Avant que Briar ait le temps de faire quoi que ce soit d’autre qu’accepter, la princesse se retourna et écarta Zeke de son chemin. Elle déchargea son fusil à pompe sur la serrure et la porte s’ouvrit, se fracassant sur ses charnières.

— C’est une issue, expliqua la princesse. Il dit aux gens que c’est un cul-de-sac, mais c’est sa sortie de secours personnelle, à ce salaud.

Zeke écarta les morceaux de porte restants avec son pied, et regretta de ne pas avoir quelque chose pour la refermer derrière eux, mais il ne fallait pas y compter et il n’avait pas le temps de se plaindre. Il essaya de faire passer les femmes en premier, mais il n’était pas armé et aucune des deux ne le laissa faire.

Sa mère le prit par le cou et le jeta à moitié dans le couloir, puis faillit trébucher sur lui en faisant marche arrière à cause du recul du fusil. Angeline lui lança :

— Bouge !

Puis elle se mit à recharger son arme tout en battant en retraite. Le couloir était sombre et encombré, mais Zeke repéra des escaliers qui montaient et d’autres qui descendaient.

— Dans quel sens ? demanda-t-il, perché au bord du palier.

— En haut, nom de Dieu ! jura Angeline tout en réarmant son fusil. Nous coupons à travers le gros de la bagarre et, si nous descendons, ils nous coinceront. Nous devons essayer de monter si nous voulons survivre.

— Nous ne pouvons pas continuer comme ça, souffla Briar.

Puis elle tira son dernier coup depuis la porte.

Elle abattit le Pourri le plus éloigné d’une seule balle. Son front explosa lorsqu’il s’écroula. Cela avait permis de dégager peut-être dix mètres entre la vague de chair pourrissante et le couloir étroit de la sortie de secours.

— En haut, d’accord. En haut, haleta Zeke en commençant à grimper.

— Il y a une autre porte à l’étage. Il fait sombre. Tâtonne. Tu vas la trouver. Elle ne devrait pas être verrouillée ; normalement, elle ne l’est pas. J’espère qu’elle ne l’est pas.

Angeline criait des instructions d’un coin plongé dans l’ombre où Zeke ne pouvait pas la voir. Dès qu’ils eurent passé le virage et commencé à monter, la cage d’escalier devint parfaitement noire. Des bras, des coudes, et les canons chauds des armes se cognèrent contre des épaules et des côtes, tandis qu’ils essayaient tous trois de battre en retraite vers le chaos ordinaire des vivants.

— J’ai trouvé la porte ! annonça Zeke.

Il poussa, et manqua de tomber de l’autre côté en l’ouvrant. Briar et la princesse se glissèrent derrière lui, puis claquèrent la porte. Une poutre aussi grosse que la tête de Briar était appuyée contre le mur. Ils s’en saisirent, et la poussèrent ensemble sous le loquet pour le maintenir fermé.

Lorsque la horde de Pourris affamés se rua contre la porte, celle-ci tressauta, mais tint bon. La poutre dérapa légèrement sur le sol, mais Angeline la remit en place et lui jeta un regard noir, la défiant de bouger.

— Combien de temps ça va tenir ? demanda Zeke.

Personne ne lui répondit.

— Où sommes-nous, Princesse ? demanda Briar. Je ne reconnais pas cet endroit.

— Enfilez votre masque, répondit Angeline. Vous allez en avoir besoin bientôt. Fiston, cela vaut également pour toi. Enfile-le. Nous allons passer à la surface mais, si vous ne pouvez pas respirer, cela ne servira à rien.

La sacoche de Briar n’était pas positionnée sur son épaule comme elle le voulait, elle s’en était saisie avec une telle hâte qu’elle n’avait pas eu le temps de l’ajuster. Elle la régla donc, la positionnant à l’emplacement familier contre son torse. Elle récupéra son masque et l’enfila, observant Zeke tandis qu’il faisait de même.

— Où as-tu eu ça ? Ce n’est pas le masque que tu avais emporté.

— Jeremiah me l’a donné.

— Swakhammer ? Qu’est-ce qu’il fait ici ? demanda-t-elle sans s’adresser à quelqu’un en particulier, mais Angeline répondit :

— Vous avez mis trop longtemps à revenir aux Coffres. Lucy s’y est rendue et elle a réuni vos amis, puis ce fut une pagaïe monstre.

Elle prit une profonde inspiration qui sembla lui faire mal, comme si ses poumons étaient accrochés à quelque chose de pointu. Lorsque Briar baissa les yeux pour regarder le flanc de la femme, elle se rendit compte que le sang était frais.

— Ils sont venus me chercher ? Me sauver ?

— C’est ça, vous sauver. Ou commencer la guerre qu’ils attendaient depuis des années. Je ne dis pas qu’ils ne voulaient pas vous aider, parce que c’est certainement le cas, mais je dirais qu’ils avaient besoin d’un prétexte pour se soulever comme ça, et vous êtes le meilleur qu’ils aient jamais eu.

Au-dessus de leur tête, une mince corde était nouée autour de lampes suspendues alimentées par une source que Briar ne voyait pas. Mais elle aperçut des veines métalliques autour de la corde, des fils tissés ensemble, qui transmettaient l’énergie nécessaire pour éclairer les lampes. Celles-ci n’étaient pas très lumineuses, mais elles éclairaient suffisamment bien la voie pour leur éviter de se marcher sur les pieds ou de se tirer dessus par erreur. De grandes bâches recouvraient des objets qui avaient la forme de machines monstrueuses et qui avaient été repoussés dans les angles, et des caisses étaient empilées le long des murs. La pièce avait un plafond bas, et était humide et froide.

— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? demanda-t-elle.

— Stockage, répondit Angeline. Pièces de rechange. Choses qu’il a volées, choses qu’il utilisera plus tard, un jour, s’il en a l’opportunité. Si nous avions le temps, ou les moyens, je dirais qu’il faudrait mettre le feu à cet endroit en partant. Il n’y a ici que des choses conçues pour mutiler et tuer.

— Comme les laboratoires de chimie, en bas, murmura Briar.

— Non, pas comme eux. Les objets qui sont ici sont négociables sur un autre marché, s’il peut trouver comment les faire fonctionner. Ce sont les restes du grand concours lancé par les Russes lorsqu’ils cherchaient une machine d’exploration capable de percer la glace et d’extraire l’or. Si la guerre venait à durer, il serait riche, très riche.

— Il l’est déjà, non ? demanda Zeke.

— Pas autant qu’il le voudrait. Ils ne le sont jamais assez, n’est-ce pas, mademoiselle Wilkes ? À présent, il transforme ces engins en machines de guerre, étant donné qu’elles n’ont pas beaucoup servi pour l’exploitation minière. Il veut les vendre à l’est, au plus offrant.

Briar n’écoutait qu’à moitié. Elle attrapa le coin de la bâche la plus proche et regarda dessous, comme si elle soulevait la jupe d’une femme. Après avoir jeté un coup d’œil à l’obscurité brune qui s’y trouvait, elle dit :

— J’ai déjà vu ça auparavant. Je sais ce que c’est, enfin, ce que c’était censé être… Mais ces machines ne sont pas toutes les restes du concours.

— Quoi ? demanda Zeke. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Il a volé les inventions de Levi et les a modifiées à ses propres fins. Ce sont les machines construites par ton père, indiqua-t-elle. Celle-ci, là… (Elle tira la bâche pour révéler un appareil long, horrible, en forme de grue avec des roues et un blindage.) C’était un système pour aider à construire les gros bateaux, ou en tout cas, c’est comme ça qu’il a essayé de le vendre. Il était censé… Je ne me souviens plus. Quelque chose sur le fait de déplacer de grosses pièces de part et d’autre d’un quai, pour que les hommes n’aient pas à les transporter. Mais je n’y croyais pas à l’époque, et je n’y crois toujours pas aujourd’hui.

— Pourquoi pas ? voulut savoir Zeke.

— Parce que combien de constructeurs navals connais-tu, toi, qui aient besoin d’un blindage contre l’artillerie et de réservoirs à poudre ? Je ne suis pas stupide. Je pense simplement que je ne voulais pas savoir.

— Alors, Minnericht n’est pas… commença Zeke.

— Bien sûr que non, répondit Briar. Il m’a fait peur pendant une minute là-bas, je ne crains pas de te le dire. Il est environ de la même taille et il est le même… Je ne sais pas. Le même type d’homme. Mais ce n’est pas lui.

— Je savais que ce n’était pas lui. Je l’ai toujours su.

— Ah oui ?

Zeke se retourna vers Angeline et lui dit fièrement :

— Vous m’aviez dit de ne rien croire de ce qu’il me dirait, alors je ne l’ai pas cru. Je savais qu’il mentait tout du long.

— Bien, répondit sa mère. Et vous, Princesse ? Qu’est-ce qui vous permet d’être si certaine que le bon docteur n’est pas mon défunt mari ? J’ai mes raisons. Quelles sont les vôtres ?

L’Indienne toucha sa blessure et grimaça, puis la recouvrit de sa main. Elle rangea le fusil à pompe dans son étui et dit :

— Parce que c’est un fils de pute. Il l’a toujours été. Et je suis… (Angeline commença à s’éloigner des portes, le long du couloir, en suivant les lumières qui éclairaient la voie au-dessus de leur tête.) Eh bien, je suis cette pute.

La mâchoire de Zeke se décrocha.

— C’est votre fils ?

— Ce n’est pas exactement ce que j’ai voulu dire. Il y a longtemps, il a épousé ma fille, Sarah. Il l’a rendue folle, et il l’a tuée. (Elle ne déglutit pas et ses yeux restèrent secs. C’était quelque chose qu’elle savait et gardait pour elle depuis longtemps. Le fait de le dire ne changerait rien.) Ma fille s’est pendue dans la cuisine, à une poutre du plafond. Alors, bien sûr, il ne lui a pas tiré dessus, ni tranché les veines, ni administré du poison… Mais il l’a tuée aussi sûrement que s’il l’avait fait de ses propres mains.

— Quel est son vrai nom, alors ? demanda Briar. Il ne peut pas s’appeler Minnericht. Il n’a pas l’accent des Hessiens que je connais.

— Il s’appelle Joe. Joe Foster. Nul homme n’a jamais été baptisé d’un nom plus banal, et j’imagine que ça ne lui plaisait pas. S’il avait pu s’en débarrasser, après le Fléau et après le mur, je crois qu’il aurait endossé la vie de Blue. Il l’aurait fait immédiatement. Mais il a été blessé pendant l’évacuation. Si vous aviez vu son visage, vous sauriez ce que je veux dire : il a été brûlé dans un incendie, quand les gens pensaient qu’il était peut-être possible d’éliminer le Fléau par le feu. Alors, il a agi lentement, accaparant la vie d’un autre homme petit à petit et récupérant ses objets, ses inventions, ses jouets et ses outils. Il lui a fallu un moment pour apprendre à s’en servir.

Briar avait du mal à imaginer le sinistre Dr. Minnericht s’appeler Joe Foster. Ça ne collait pas. Ça n’allait pas avec cet homme bizarre qui avait un ego surdimensionné et un énorme besoin de tout contrôler, qui lui rappelait si intensément son mari décédé depuis longtemps. Mais elle n’avait pas beaucoup de temps à consacrer à ces réflexions.

— Écoutez ! dit Angeline, en mettant ses doigts sanglants sur ses lèvres. Écoutez, vous les entendez toujours, n’est-ce pas ?

Elle voulait parler des Pourris, qui cognaient toujours contre la porte fermée donnant accès au couloir derrière eux.

— Oui, reconnut Briar.

— C’est bien, c’est bien. Tant que nous les entendons, nous savons où ils sont. Maintenant, est-ce que vous entendez quelque chose par-là ?

Elle se servait des deux doigts avec lesquels elle avait couvert sa bouche pour indiquer le plafond.

— Qu’est-ce qu’il y a, là-haut ? demanda Briar.

— Nous sommes sous le vestibule, là où tous les tirs et l’agitation ont commencé.

— Oh, oui, dit Zeke. Jeremiah y est retourné, parce qu’il y avait des Pourris.

À ce moment-là, une explosion incroyablement forte secoua toute la gare souterraine, et fut suivie par le bruit de la maçonnerie, des briques et des décombres qui s’effondraient, faisant écho à la détonation et la prolongeant.

Le trio s’arrêta. Angeline fronça les sourcils et dit :

— Je n’ai pas l’impression que c’était la Daisy. Vous savez de quoi je parle ? demanda-t-elle en s’adressant à Briar.

— Oui. Et non, ce n’était pas le même son.

Zeke intervint :

— J’ai déjà entendu ça avant. Jeremiah l’a appelé le canon à rafales soniques, je crois.

— Oh, ça ne sent pas bon, murmura la princesse. Mon Dieu, j’espère qu’il va bien. Mais c’est un homme fort, et il a un bon équipement. Je suis sûre que ça va, dit-elle. Nous allons nous arrêter, nous taire, et jeter un coup d’œil.

— Je ne peux pas le laisser ici, dit Briar. Il m’a beaucoup aidée. S’il est blessé…

— Ne commencez pas, mademoiselle Wilkes. S’il vous plaît. Je n’entends plus personne se battre là-haut. Et vous ?

— Non plus, répondit-elle.

— Moi non plus, approuva Zeke. Peut-être qu’ils se sont déplacés, ou que tout le monde est mort.

— Je préférerais que tu ne dises pas ça, gémit sa mère. J’apprécie ces personnes. Les gens de Chez Maynard et des Coffres ont été gentils avec moi, ils n’y étaient pas obligés. Ils m’ont aidée à te chercher. Je ne sais pas si je serais encore vivante sans eux.

Derrière une autre porte, qui n’était pas signalée et qui se remarquait difficilement, Angeline désigna d’autres escaliers. Briar en avait assez de monter des marches, mais elle ouvrit la voie et laissa Zeke à l’arrière. Elle était de plus en plus inquiète pour l’Indienne et sa blessure au ventre ; elle admirait sa résistance, mais Angeline ne pouvait plus mentir. Elle avait besoin d’un docteur, un vrai, un bon, et ça ne se présentait pas bien.

Le seul dont Briar ait entendu parler dans ces murs, c’était… Eh bien… Minnericht. Et elle avait le sentiment que, même s’ils le rattrapaient, il ne leur serait pas d’une grande aide.

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