Bons baisers où tu sais

PREMIÈRE PARTIE LES ŒUFS SONT FRAIS, FAITES VOS JEUNES

ERTIPAHC I

Ils arrivèrent au bord de l’immense lac artificiel de Brasilia, en un point désert de la rive. D’étranges arbres aux branchages tarabiscotés poussaient çà et là, brandissant leurs bras de bouddha noueux. L’herbe était rare, poussiéreuse, et ressemblait à une gigantesque pelade. Des termitières hautes de deux mètres et plus dressaient leurs pains de sucre ocre et faisaient songer, de loin, à une espèce de village de huttes pointues.

Ils ralentirent et stoppèrent leur Range Rover sous un arbre, bien que l’ombre en fût maigre.

Le conducteur sauta de son siège et fit quelques pas pour repérer les lieux. C’était un grand type bronzé, d’une quarantaine d’années, à la chevelure châtain. Il avait un nez fort, le regard sombre et pincé, et il portait un jean délavé et une chemise blanche aux manches roulées haut.

Il cueillit une cigarette dans le paquet de Marlboro placé dans la poche de sa chemise, la défroissa pensivement puis vint l’allumer avec l’allume-cigares de l’auto. Il lui manquait le médius de sa main droite.

— Ça ira ! jeta-t-il à son compagnon, un gros garçon ventru, aux allures de castrat, habillé de kaki.

Ce dernier opina et descendit de la Range. Il s’en fut ouvrir les deux parties du hayon. Dans le compartiment arrière du véhicule, se trouvaient un couple ligoté et bâillonné, plus quelques outils. Il s’empara d’une forte pioche et revint à l’avant du véhicule.

Son ami lui désigna l’une des termitières qui se composait de deux dômes rapprochés.

— On dirait une cathédrale, murmura-t-il.

Le gros type ne fut pas sensible à l’image. Il se cracha dans les mains, comme le font tous les terrassiers avant de s’attaquer à leur tâche, assura le manche de son outil et se mit à frapper la base de la termitière. Il fit la grimace en constatant que la croûte jaune était aussi résistante que du béton. La pointe de l’outil rebondissait car le premier coup manquait de conviction. Il convenait de s’attaquer à cet étonnant édifice bâti par des insectes comme à une maison d’homme.

Le gros personnage jura et rassembla ses forces. Cette fois, le bec d’acier mordit dans la termitière et des éclats semblables à ceux d’une cruche de grès cassée churent sur la terre pelée.

Le conducteur de la Range Rover considérait ses efforts d’un regard indifférent. Il semblait absorbé par des pensées moroses. Il jeta sa cigarette à demi consumée et ouvrit l’une des portes arrière de l’auto. Un sac tyrolien usagé gisait sur le plancher. Il le fouilla et en sortit un petit appareil enregistreur de marque Sony. Il le brancha, vérifia que les bobines tournaient parfaitement et l’approcha de sa bouche.

— Brasilia, le 22 octobre 1986, articula-t-il d’un ton impersonnel.

D’une légère pression du pouce, il rembobina, l’espace de sa phrase, puis l’écouta. Satisfait, il enclencha la touche « stop » et s’en fut déposer l’appareil sur le capot plat du véhicule.

— Je crois que ça va y être ! annonça son homme de peine.

Il avait pratiqué dans la termitière une brèche circulaire d’environ trente centimètres de diamètre. Visiblement quelques ultimes coups de pic auraient raison de la paroi.

— Préparons-les ! ordonna le grand type bronzé.

Le terrassier lâcha le manche de son outil et ils retournèrent à l’arrière de la Range Rover pour se saisir du couple. L’homme était un petit vieillard fluet, à peu près chauve. Il avait perdu ses lunettes dont on lisait encore la trace profondément marquée sur l’arête de son nez ; ses yeux privés de verres exprimaient une espèce d’effarement indicible. Sa compagne, plus jeune que lui d’une quinzaine d’années, était encore jolie avec des formes épaissies, toujours agréables. Elle était blonde. Mais elle n’avait pas vu le coiffeur depuis un certain temps déjà et les racines de ses cheveux se remettaient à grisonner. Elle avait le teint très pâle, le regard d’un étrange gris de coquille d’huître ; de fines rides marquaient le coin de ses yeux et les commissures de sa bouche. Ils furent portés l’un après l’autre devant la termitière.

— Retire-leur leur bâillon ! ordonna le grand type à son assistant.

Le gros garçon au sexe indécis obéit. Ses travaux de fouissement avaient allumé sa trogne soufflée et il sentait la sueur aigre.

— Va chercher la bombe insecticide, à présent !

Docile, il s’exécuta. Il était passif, fait pour subir une autorité appartenant à ces gens que la volonté d’autrui sécurise.

La bombe ressemblait davantage à un petit extincteur qu’à un banal spray tue-mouches. Elle comportait un embout de caoutchouc terminé par un pulvérisateur évasé assurant une forte dispersion. Le chef de l’expédition s’en empara, dévissa le capuchon protecteur et fit sauter le plombage maintenant fixe la détente de l’engin.

— Dès que tu auras percé, ça va foisonner, expliqua-t-il ; je te couvrirai.

Ensuite de quoi, il s’accroupit pour s’adresser au couple.

— Cette fois, je pense que vous allez être obligés de parler, dit-il d’un ton uni, car, franchement, il y a des choses intolérables.

Il se tut pour les considérer alternativement. Le vieillard conservait son air éperdu, mais l’homme savait qu’il s’agissait d’une apparence et qu’une volonté intraitable animait cet être chétif. Sa compagne, par contre, avait une expression farouche dont il espérait que ce n’était qu’une façade.

— Vous savez ce qu’est une termitière, n’est-ce pas ? Nous pratiquons un trou dans la grande que vous voyez ici et nous engageons la tête de l’un de vous dedans. Il sera aussitôt assailli par les insectes voraces. En quelques minutes, il ne subsistera que les os.

Il se tut un instant. Une expression d’ennui teinté d’écœurement se lisait sur ses traits énergiques.

— Sale besogne, soupira-t-il. Je vous le dis tout de suite, ce n’est pas une idée de moi. Elle m’a été soufflée. Il paraît que les Indiens dont j’ai oublié le nom agissaient de la sorte avec leurs ennemis prisonniers et les femmes adultères. Personnellement, je préférerais que vous vous décidiez avant que nous démarrions l’opération.

Il attendit un peu puis demanda :

— Non ?

Ses victimes étaient d’une pâleur mortelle, néanmoins elles restèrent muettes.

— Comme vous voudrez, fit le grand type bronzé.

Il saisit les liens du vieillard au niveau de sa poitrine et le traîna contre la termitière.

— Perce ! lança-t-il au terrassier.

Le gros s’exécuta. Il frappait avec précision le centre de la cavité et le fond du cratère céda, révélant un trou noir. Tout de suite, il ne se produisit rien et on aurait pu croire que la termitière était vide. Et puis, il y eut une sorte d’émulsion et un foisonnement d’atroces bestioles sombres se mit à jaillir de l’orifice, comme le sang d’une blessure.

— Vite ! fit l’homme.

Son acolyte avait lâché son pic pour se saisir du vieillard. Ils le soulevèrent et engagèrent sa tête dans le trou. Les termites continuaient de sourdre de part et d’autre du cou. Certains envahissaient les vêtements du malheureux, d’autres s’égayaient. Le type bronzé se mit à neutraliser ces derniers à coups de jets toxiques. Des hurlements assourdis parvenaient de la termitière. Cris fous d’un homme dévoré par mille et mille mandibules.

Le gros terrassier s’éloigna de quelques pas et se mit à pisser contre un énorme cactus en forme de chandelier.

— Je ne voudrais pas être à la place de votre mari, fit le type bronzé à la femme. Vous êtes dingue de ne pas parler.

Quand son camarade eut achevé sa miction, il le héla :

— Viens m’aider, on va voir à quoi il ressemble.

Ils conjuguèrent leurs efforts pour retirer le vieillard de sa terrifiante posture. Le spectacle faillit les faire vomir. La tête du bonhomme n’était plus qu’un formidable grouillement noirâtre ; un essaim mouvant d’où sourdaient du sang et des plaintes. On ne distinguait plus les yeux, ni la bouche.

La femme se mit à hurler de manière hystérique. Ses nerfs craquaient brusquement à la vue de cette insoutenable image.

— On le renfourne ! décida le tortionnaire.

Pendant la période où ils avaient dégagé le vieil homme de la termitière, un flot de bestioles s’était échappé de leur édifice et un grand nombre d’entre elles fourmillaient sur la femme ligotée.

Elle hurlait toujours.

— Au lieu de gueuler, vous feriez mieux de parler, lui dit leur bourreau ; ce serait plus positif. On sauverait ce qui subsiste de gueule à votre vieux crabe. Et vous couperiez à la corvée. Moi, je vous trouve plutôt pas mal, j’en ai niqué des moins bien que vous. Ce serait dommage de vous détruire.

Sa voix avait quelque chose de conciliant, de presque aimable. Elle cessa soudain de crier et fit un signe d’acquiescement.

— Je vais parler, chuchota-t-elle.

— O.K., un instant !

Il alla prendre le magnéto sur le capot de la Range et le déposa devant le visage de la femme après l’avoir enclenché.

— Allez-y, et n’oubliez rien. Mais faites vite si vous voulez qu’il reste quelque chose de votre type.

Il n’eut pas à la questionner. Elle parla avec précipitation, par salves, comme fonctionne une arme à répétition. Elle avait le souci de ne rien oublier. C’était un abandon total.

Les cris du vieillard se muaient en longs gémissements insoutenables.

L’homme attendit que la femme se tût. Lorsqu’elle eut achevé de parler, il coupa l’enregistreur et s’en fut le replacer dans le sac à dos. Ensuite de quoi, il retira de nouveau le vieillard de la termitière. Le malheureux vivait toujours sous l’essaim qui continuait de le ronger.

— Agrandis encore le trou ! ordonna l’homme.

— A condition que tu sulfates ces saloperies au fur et à mesure ! riposta l’eunuque.

— D’accord !

Ce fut une entreprise délicate, les insectes continuaient de sortir en un flot serré de la cavité qui s’élargissait. Quand le chef la jugea convenable, il sortit un revolver de sa poche et logea une balle au centre de l’essaim. Le vieillard stoppa aussitôt ses gémissements et son corps s’immobilisa. Ils s’en saisirent et le firent glisser tout entier dans la termitière. La femme, terrifiée, assistait à la manœuvre avec des yeux béants d’épouvante. Son horreur était si totale qu’elle confinait à l’incrédulité.

Le grand type revint vers elle, appliqua le canon de son arme entre ses seins et pressa à trois reprises la détente. Ils prirent ensuite la femme et parvinrent à la fourrer dans la pyramide de terre séchée, en compagnie de son mari. Ces différentes opérations avaient permis aux insectes de les assaillir et grouillaient le long de leurs jambes. Il leur fallut des projections longues et répétées du produit insecticide pour qu’ils parvinssent à s’en débarrasser à peu près, mais les bestioles égarées continuaient de vadrouiller dans leurs vêtements ; ils les écrasaient de la main à travers l’étoffe en jurant comme des perdus.

— Et maintenant ? demanda le jeune obèse.

— On rentre ! répondit son compagnon en se hissant au volant.

Le gros rangea son pic et ferma le hayon. Quand il reprit sa place sur le siège passager, il dit, désignant la termitière éventrée :

— On laisse ça ainsi ?

— Tu veux faire quoi ? objecta le conducteur. De la maçonnerie ? Il faut laisser usiner les bestioles, elles en savent plus long que toi sur la question.

HAPITREC II

Moi qui suis sensible aux ambiances, je peux te garantir sur facture que celle de l’Institut Rotberg n’est pas folichonne la moindre.

Magine-toi une immense bâtisse, façon caserne germanique d’avant-guerre, érigée au milieu d’une forêt de sapins dans les Alpes Bernoises. La route d’arrivée la surplombe et un pont unit le parking à l’institut, si bien que le visiteur pénètre dans celui-ci par le quatrième niveau. Après être « monté » jusqu’à lui par une route en lacet, on y « descend » en fin de parcours, ce qui déconcerte.

Les lieux sont plutôt austères, peints d’un vert-gris de feuille d’olivier (sans en avoir le velouté). Escaliers de pierre, rampes de fer, éclairage chichoit, galerie de portraits sur les murs dans des cadres dorés ; t’as un peu l’impression de débouler chez un vieil hobereau bavarois dont l’existence n’aurait été qu’un long bâillement.

Un comptoir d’accueil à l’arrivée, tout de suite après la porte vitrée automatique dont un avis placardé contre annonce qu’elle ne fonctionne plus à partir de 21 heures et qu’il faut sonner le veilleur de nuit ! La nuit commence tôt à Rotberg.

Derrière la banque, deux personnes : une demoiselle blonde et plate, vêtue d’une jupe plissée bleu marine, d’un chemisier blanc et d’une jaquette grise très seyante ; un homme en costume noir, dont le strabisme est à ce point divergent qu’il lui permet de lire deux journaux en même temps ; la peau blafarde, le cheveu plat, séparé par une raie très basse, presque britannique. La demoiselle actionne une machine à calculer. Le mecton écrit dans un grand livre. A première vue on pourrait penser qu’il le fait avec son nez ; mais quand mon approche le redresse, on découvre sous sa poitrine creuse une pauvre main presque entièrement dissimulée par une manche trop longue et qui se crispe sur un porte-plume antédiluvien comme on n’en trouve même plus chez les antiquaires spécialisés dans l’écriturerie.

Mon apercevance le fait se dresser. Il a une courbette comme s’il était Feldwebel dans l’armée allemande et moi le maréchal Goering.

— Repos ! ne puis-je m’empêcher de lui lancer.

Je lui explique que je viens rendre visite à un client de l’institut : M. Alexandre-Benoît Bérurier, et est-ce qu’il se pourrait-il qu’on m’ait une chambre pour la nuit car je suis fourbu par une longue route et j’aimerais récupérer avant de la reprendre.

Mais comment donc, c’est justement la saison basse. Une chambre à un lit me suffirait-t-il-t-elle ?

Je réponds que, depuis ma naissance, j’ai pris l’habitude de dormir dans un seul plumard ; alors, bon, bien, il me vote le 214 qui offre l’avantage de faire couloir commun avec la chambre de M. Bérurier. Ce dernier se trouve pour l’instant à l’hydrothérapie.

Je signe une fiche, souris tendrement à la plate blonde dont le regard vient de se hisser jusqu’à moi et suis un valet en pantalon noir et gilet rayé qu’un timbre vient d’alerter.

Pas difficile à filocher, l’esclave ! Lui faudrait des roulettes sous les pinceaux pour le déplacer comme ces Samsonite qu’on promène en laisse dans les aérogares. M’est avis qu’il a été construit bien avant l’Institut Rotberg, lequel, cependant, n’a plus l’âge de ses artères.

Un coup d’ascenseur nous fait débouler deux étages et le 214 se trouve pile à côté de la cage ; qu’heureusement cette crèche ne connaît pas le mouvement du Carlton de Londres, sinon, pour roupiller, je devrais me farcir les manettes de boules « Qui-est-ce ? ».

La piaule est joyeuse comme le traitement des rhumatismes par infiltrations ; dans les jaune-gris. Un plafond haut de quatre mètres permet de mesurer la fragilité de l’espèce humaine, si mignarde parmi les immensités qui la cernent. Lit de fer (si je mens je vais en enfer), commode laquée blanc, éclairage forfaitaire, salle de bains dont les éléments proviennent de la démolition d’un château de Louis II de Bavière, carrelage de marbre en damier ; pour calcer une frangine dans cette ambiance, faudrait lui faire boire beaucoup de champagne, mettre beaucoup de musique et en avoir une de quarante centimètres, comme Béru.

J’attrique un pourliche au larbin qui répond « merci » en italien, et je me dépose sur « la » chaise, manière de mettre de la suite dans mes idées.

Un qui va m’agonir de première, c’est Sa Majesté Jumbo Ier ! Ce qu’il doit se plumer, l’apôtre, dans cette bâtisse ! Je devine qu’il griffe les murs, la nuit. Sevré de grosse bouffe et de picrate, il doit tutoyer la crise de nerfs, mon pote ! Ça va être mon jubilé, je t’annonce ! La grande fête à mes oreilles ! Je sue et je bodorre une forte quantité d’invectives, peut-être pas toutes trillées sur le volet, mais en tout cas irremplaçables.

Insoucieux du costard de rechange qui ronge son frein dans ma valdingue, je quitte mon petit paradis pour me mettre en quéquête des lieux hydrothérapiens. Ils sont situés au sous-sol, ce qui paraît logique. Une odeur de lavoir public, de sauna finlandais, de chambre de massage, m’accueille au sortir de l’ascenseur. Le bruit des chutes du Zambèze (à couilles que-veux-tu !) guide mes pas jusqu’à un local d’où s’échappent des vapeurs aqueuses et des cris de liesse.

Je toque à la porte, mais l’on ne me répond pas. Je tente alors ma chance sur le bec de Jean-François Kahn de la porte, ni l’une ni l’autre ne font de manières et j’entrebâille sur un divin spectacle tel que je t’en souhaite tous les soirs à la télé.

Figure-toi un grand bac carrelé, empli d’eau fumante. Dans ledit se trouvent aux prises une sorte de gorille ventru et trognu en qui je reconnais Béru et une dame encore plus grosse et trognue que lui, vêtue d’une blouse blanche assez courte, plaquée sur ses opulentes formes puisqu’elle est détrempée. Le charmant couple batifole que c’en est une pure merveille de grâces. Faudrait Fragonard ou Watteau pour reproduire le délicat sujet sans en rater un poil de cul. Ils jouent à Elle et Lui, à Touche Pipe-Line, au Branchement démoniaque. La dame blousée tient le périscope du Mastard à deux mains et s’assure qu’il est assez sucré ; le Bérurier, lui, manipule le gros embout de caoutchouc servant à promener un jet à forte pression sur les bedaines clientes, histoire de les hydromasser, et s’efforce de le connecter à la moulasse de sa partenaire. Elle trémousse du fion pour échapper à cette terrific éjaculation artificielle ; mais ce que Béru veut, Satan le veut. Après avoir fait naître un raz de marrade dans la piscinette, il obtient satisfaction. La grosse hulule si fort qu’on parvient mal à définir si c’est de douleur ou d’hyper-contentement.

La pression à je-sais-plus-combien-d’atmosphères la propulse hors du bassin bouillonnant et la voilà partie à dame sur les carreaux. Elle clame à tout écho qu’ « Oh ! la la ! c’est fou, c’est fou une sensation pareille ! Vous z’auriez pu m’arracher les organes, grand monstre ! »

Le grand monstre sort de l’onde pour rejoindre sa naïade (défense de se baigner : danger de naïade). La ravissante pèse ses cent kilogrammes bien tassés. Elle possède trois mentons, avec les plans d’un quatrième qui sont déjà mis à l’enquête. Elle a un grand rire goulu, plein de dents écartées comme une grille d’égout. Nez camard, regard globuleux… Ses tifs coupés court forment une sotte calotte blondâtre sur sa grosse tronche où des verrues croissent et se multiplient.

La masseuse, qui parle le français avec un délicat accent germanique, glousse qu’elle n’a encore jamais rencontré de client comme ça, monsieur Alexandre-Benoît ! Et que s’ils étaient tous comme vous, pardon : le métier serait pas de tout repos.

Lui, il l’écoute à peine. Cette baleine ruisselante sur le carrelage mobilise ses sens.

— Tu m’incites, la mère ! il lui déclare, avec le ton rauque de l’homme sur le point de céder.

Puis, prenant une décision :

— Bouge pas de comme t’es : j’ vas t’ faire une savonneuse !

Mme Hambrockmayer, elle ignore ce qu’est une savonneuse, tu parles, bourbine comme la voilà ! Alors elle attend, avec une confiance teintée d’anxiété.

Le Master fait le tour de la salle hydrothérapienne et finit par dénicher, au-dessus d’un lavabo, un fort bloc de savon carré, comme en usent les fameuses lavandières du Portugal. Il le passe longuement dans le jet impétueux, puis s’en oint les pattes de devant. Jamais ses chères mains n’ont été à telle fête, lui qui ne les avait plus lavées depuis le jour où il s’était appuyé à un banc fraîchement repeint !

Ça mousse, mousse, mousse ! Une vraie réclame pour un produit détergent. Il s’agenouille devant sa cachalote et se met à lui couvrir le corps de mousse onctueuse. Un voluptueux, Béru, malgré sa nature sanguine. Il sait réfréner ses impulsions, juguler ses éruptions quasi volcaniques dans les cas chatoyants. La donzelle pâme d’entrée de jeu.

Cézarin lui emmousse le bide, puis les nichemards himalayesques, s’attardant particulièrement sur les capuchons de stylo couronnant les mamelons. La mère Hambrockmayer se tortille sur le carreau détrempé, qu’heureusement y a une évacuation au centre de la pièce sinon on va droit à l’inonderie !

Tu l’as deviné, salingue comme je te connais, la savonneuse s’achève là où tu sais. Elle n’espérait plus que ça, la masseuse-massée ! Elle ouvre grand les portes de la nuit ! Entrez, vous êtes chez vous ! Marche nuptiale de Mendelssohn ! Ta ta tata ta ta ta ta ta lala lalalèèèère ! Very schön, thank you ! Vive le savon ! Marseille, mes amours ! Elle finit au bout de la terre, notre Cane Cane Cane Canebièèère !

Là, le Mammouth s’applique. Il commence par la périphérie. Ses gestes sont concentriques. Trudi déclame le Lavez Maria de Gougnote ! Elle ne traduit plus, se fade en chwizdeutch. Elle crie « Mutter ! Mutter ! ».

Malgré son âge.

Note que sa maman vit toujours. Elle est dans un hospice à Tarmolfelden dans le canton d’Argovie, avec vue sur le Rhin. Seulement elle perd un peu la tronche, la pauvre chérie, alors tu penses, que sa grand fifille se fasse astiquer le centre d’hébergement par un gros farceur françouze, elle en a rien à secouer, l’ancêtre !

Et tu le verrais, le triton, comment qu’il assure ! The big malaxage ! Il se donne à fond, comme pour la reine d’Angleterre. Par instants, sa pourtant forte paluche dérape dans toutes ces savonnades et disparaît chez médéme ! L’intéressée accepte l’acompte et l’accueille d’un barrissement impétueux réverbéré par la salle d’hydrothérapie, très haute de plafond. Il sent bien qu’il va devoir en terminer, Casanovache. Intervenir pour le clou du numéro (40 cm de long, 8 de diamètre) ; créer l’apothéose.

T’imagines ce fabuleux coït dans cette eau qui partout dégouline, dans cette mousse onctueuse, cette vapeur épaisse ? Le vaste bac se met à déborder sur la bête à deux dos. Le tuyau du jet, boa fou, passe par-dessus la piscaille et se tortille à outrance, flagellant le couple en délire, aspergeant tout, cinglant tout, renversant les sièges, noyant les peignoirs de bain accrochés aux patères. La bonde d’évacuation, surmenée, joue relâche, et la flotte sauvage, la flotte fumante se répand dans le sous-sol de l’institut, tant tellement que je dois grimper sur une banquette pour préserver mes mocassins d’autruche.

L’eau, tu parles d’un envahisseur ! Pauvres z’Hollandais ! Je pense fort à vous dans ce désastre. Je regarde le flot traverser la salle de gymnastique après avoir détrempé l’épais tapis brosse destiné aux exercices. Il gagne le hall, le franchit, se dirige vers le département radiographie. Ça devient passionnant. Les deux pachydermes à demi submergés liment toujours comme des fous, clapotant des miches, commençant des cris de jouissance qui s’achèvent en gargarismes. C’est sauvage, une troussé pareille ! Impressionnant comme un typhon des mers chaudes. La grognace, elle va se noyer si le pied ne lui vient pas presto. C’est plus qu’un îlot de viandasse à quoi s’agrippe le naufragé Béru. C’est plus une dame qu’il baise, l’apôtre, mais un atoll ! Il embroque les Fidji, Pépère ! Les îles Mariannes, les Comores, les Galapagos, les îles Sous-le-Vent, et l’île Sur-le-Ventre ! On ne voit plus la vieille. Elle a maintenant le coït sous-marin. Elle se pâme par bulles. Ça fait des grappes de « glaou glaou glaou » au-dessus de sa frime engloutie. Au-dessus de sa chatte idem, puisqu’il y a con s’il y a bulles[1].

Bérurier a flairé le danger, aussi pousse-t-il les feux ! Son arbre d’hélice se suractive. Tu croirais qu’il doit franchir par gros temps le Triangle des Bermudes. Il fait donner tout son potentiel d’énergie, sortant par brefs instants sa tête de la tisane, tel un crawleur.

— T’y es, ma grande ? lance-t-il, dans un formidable élan de galanterie qui confine à l’altruisme.

Entend-elle, du fond des abysses, la pauvrette ? Ou bien se base-t-elle sur le mouvement des lèvres grossi par l’onde ? Elle a le malheur de répondre « oui », syllabe aspirante, moi je trouve. Plaff ! Ingurgite deux litres d’eau riche en chlore.

Mais un coup de reins apocalyptique du Mastard lui fait rejeter ce trop-plein. Et elle annonce la donne, mémère ! Le Gros, plus rapide dans l’essorage, se hâte de lui maintenir la trogne hors de l’onde. Jouissance et asphyxie conjuguées ! Séisme !

A cet instant, la lumière craque à l’étage. Court-jus consécutif à l’inondation. Deux charmantes infirmières dont je ferais mon ramadan se pointent, ayant de l’eau jusqu’aux mollets, elles égosillent comme quoi leur appareil a cramé juste qu’elles faisaient un plan américain du pylore à Er Khön, le gros brasseur de bière et d’affaires munichois (qui mal y pense). Ça bordélise en plein quand elles découvrent Trudi, affalée dans le bouillon, la blouse retroussée sous le menton, les jambons à l’équerre, le regard en code.

Bérurier qui ne débande toujours pas, car il a l’érection sur ondes courtes, bat la mesure de ce concert de vociférations à la recherche de son peignoir. Il le trouve, l’enfile à l’envers, alors que la masseuse c’était à l’endroit, tellement ça confusionne dans la boutique !

Il sort comme un coq de son tas de fumier, digne, la crête haute.

— Ah ! t’étais là, voyou ! note-t-il. Toujours à t’ rincer l’œil, pour pas changer.

Un bon sourire illumine son physique de théâtre.

— Je vois que tu sais combattre la morosité des lieux, noté-je.

— Fallait bien qu’ j’ m’organise, sinon l’ moral part en couille dans c’te masure. J’ai deux trois lots d’ consolance, premier choix. T’en as vu un ; les deux aut’ c’est la veilleuse d’ noye, une grande perche qu’a au moins vingt centimèt’ d’écartage en haut des cuissots, mais qui t’enjambe le braque en écuyère, et puis une femme d’ service espanche que la moustache m’a pluse. Veuve d’ trois piges, encore fraîche. C’est bien simp’, j’arrête pas d’ bouillaver. D’autant qu’ j’ sens poindre la monstre touche av’c ma voisine d’ tab’, une marquise italoche. J’hésite biscotte elle est un peu frelatée par ses heures de vol, mais sa distiction va l’emporter, j’ sens. J’ai une nature qu’est portée sur la classe et j’ lutte mal cont’.

Nous voici à l’ascenseur. Le Dodu laisse derrière soi une traînée d’eau sur les riches moquettes.

— T’aurais pu t’éponger ! lui dis-je en montrant la rigole.

— Non, ça, c’est consécutant au diurétique qu’ j’ prends l’ matin, rectifie mon pote. Leur calcul, les mecs, c’est qu’ tu paumes du poids à tout prix. Alors, si y r’tiennent sur la jaffe, ils forcent sur la débouranche. Des futés !

— Et tu t’accommodes du régime jockey, Gros ?

— Moui, grâce au facteur.

— En quoi cet homme de lettres t’assiste-t-il ?

— En le fait qu’il m’apporte tous les jours l’ paquet r’commandé qu’ m’adresse l’ charcutier d’ ma rue, m’sieur Dugroin. C’ morninge, c’tait des rillettes du Mans et du cervelas truffé. Su’ l’ pacxif, y marque livres, ça n’attire pas l’intention des gaziers d’ici, comprends-tu-t-il ? Y m’ prennent pour un intello.

Cher boulimique ! Insatiable ! Boa qui ne digère pas, mais avale, avale, avale ! Un avaleur-né ! Un avaliseur !

« C’est pas celui qui l’avale qui rit », comme disait Richard Wagner quand il mangeait du brochet et avait de ce fait une arête dans la margoule. (Sa femme lui cachait ses lunettes lorsqu’ils étaient en froid !)

— Question boulot, où en sommes-nous ?

— Calme plat, mon pote. Les deux clilles empiffrent comme des sauvages. Jamais rencontré des cannibaux d’ c’ gabarit. Quand tu voyes les autres pensionnaires qui, euss, sont là pour maigrir et qui rongent une aile de poulet en guise de banquet, t’as le cœur qui fend.

Il a achevé de s’essuyer avec les doubles rideaux de sa chambre et tire une chaise jusqu’à l’armoire pour aller cramponner un paquet dissimulé sur le meuble.

— Ça va t’êt’ l’heure d’ descend’ à la jaffe, faut qu’ j’ vais prend’ un acompte au paravent’, c’te partie d’ jambons av’c ma nymphette d’ la thérapisse m’a vidé les accus.

Il va pousser le verrou et déballe un fort trognon de sauciflard ainsi qu’un pot de rillettes.

— J’ t’en propose pas, gars, sinon j’ s’rais trop juste. Et pis, tézigue, en tant qu’ visiteur visitant, t’as droit à un repas normalien. Va pas t’ croire chez Girardet, surtout. J’ te voye très bien aux prises av’c un p’tit hors-d’œuvre, style tomates-céleri rémoulade. N’ensute t’auras droit à la côte de veau pâlichonne avec carottes Vichy, et pis c’ sera la pomme, ridée comme la peau d’ mes burnes, ou p’t’êt’ ben le yaourt ; pour le soir, c’est plus léger. Une pomme, tu savais qu’y a du sucre dedans ? On le voit pas, mais y en a. Le toubib t’esplique tout ça, chaque morninge, à la pesée. Il pige pas le comment se fait-il que je maigrissât point. Y dit qu’ j’aye une nature rétivante, ce con ! S’lon lui, ma maigrissure, é va s’ déclencher d’un coup, comme une fausse couche !

Il parle, assis sur son lit, la bouche pleine, l’œil radieux.

— Ici, me dit-il, j’ sus personnage gratin ; y sont tous aux p’tits besoins pour moi ! Les femmes d’ service, surtout. J’ sais plus laquelle est-ce qu’ a aperçu ma bite et qu’en a parlé aux aut’. D’puis lors, ces friponnes s’ bousculent pour admirer l’objet d’ collection. Quand j’ voye une nouvelle qui vient cornifler dans ma piaule, j’ pige illico, mec. J’ lu dis « S’s’rait-y pas ma p’tite fusée Ariane qui vous intéressererait, Trognon ? La v’là qui rougit. Moi, grand seigneur, j’y déballe mon chibre et j’ l’ fais sautiller dans ma main. Si tu voudrerais l’ mater dans tout son apothéose, donnes-y une poignée d’main, ma gosse ! Y défonce, mais y n’ mord pas ! « Y en a qu’osent et le font en rigolant d’ gêne. D’aut’ veuillent pas se permett’ ; des timides ou des chichiteuses. Ell’ s’ contentent d’admirer l’ personnage. D’ toute manière, ça crée des liens de sympathie, j’ai remarqué.

— Tiens, v’là les monstres ! souffle Béru, lequel est aux prises avec des cardons de conserve sans beurre ni sel.

Je me retourne pour admirer l’arrivée des deux Japonais.

Quand le Gros les traite de monstres, il est au-dessous de la vérité. Ces deux pratiquants du sumo n’ont plus grand-chose d’humain. J’ai rencontré, au cours de ma vie aventureuse, des hippopotames plus avenants. Ce qui frappe, chez ces duettistes, c’est qu’ils sont absolument ronds. Leur corps se compose de deux boules superposées, et les quatre membres paraissent surajoutés. La tête, c’est un globe terrestre avec trois fentes : deux pour les yeux, une pour la bouche. Leur pif est comme une hotte de cheminée en saillie sur cette rotondité. Ils ont le cheveu noir, luisant, court, sauf sur le derrière de la tête où un petit nœud, façon toréador, les réunit. Hi-deux ! Deux hideux font quatre !

L’horreur déambulante ! Malgré qu’on s’habille pour le dîner, eux restent en training noir avec un énorme rond rouge sur la poitrine. Soleil levant, mon pote. Ils sont tellement « particuliers « , si marginaux, que la direction n’a pas eu le courage de leur réclamer le veston et la cravate de rigueur. C’est comme un numéro, tu saisis ? Quelque chose d’à part.

— Tu vas voir c’ qu’y vont dégringoler, les voraces ! Rien qu’en riz, tu peux nourrir tout l’Biafra av’c c’ qu’y déménagent en un repas !

Fectivement, le serveur italien leur amène un gigantesque plat de riz et d’œufs, arrosé d’une sauce brune qui sent la merde jusqu’ici, et ces messieurs commencent leur exhibition. Tous les clients sont fascinés. D’abord parce que eux, comme l’a dit le Gravos, sont à la portion congrue, et ce monceau de boustifaille les hypnotise. Ensuite parce qu’il est infréquent de voir deux êtres appartenant vraisemblablement à la race humaine, absorber pareille quantité de tortore.

Le plat est démoli en moins de jouge. Du grand art ! Les artistes ont avalé ça, comme toi un comprimé d’aspirine ; et encore, je t’ai souvent vu faire plus de chichis pour gober un cachet !

Le riz expédié, on leur amène une coquèle emplie de viande en sauce, genre ragoût de mouton.

Bérurier contemple, les yeux noyés.

— Ça doit s’ laisser claper, ce frichti, j’ai idée, annonce-t-il. Moi, tu sais que, de tous les légumes, c’est la bidoche que j’ préfère. J’irais bien m’ servir à leur gamzoule, espère !

Il soupire, essuie le double filet de bave dégoulinant à ses commissures et se détourne pour fuir les trop fortes tentations. Autre chose le sollicite aussitôt. Toujours aux aguets, l’Enorme. En chasse ! Un setter irlandais (j’aime cet air irlandais).

— Mate un peu, sur bâbord, la marquise italienne dont à propos de laquelle je t’ai causé, grand !

Je périscope docilement et capte un visage plâtreux, acéré, peint, teint, enfroufrouté du col et qui ressemble au mime Marceau interprétant La Folle de Chaillot.

— C’est une relique ! douché-je.

Mais le Grandiloquent, contrairement au cirque Amar, n’est pas démontable.

— Une relique commak, mon fils, elle t’ fait passer des nuits orientables. Ça connaît tout d’ l’amour, ces vieilles cavales mondaines. Tu peux y d’mander les combines les plus téméraires, é sont partantes. Moi, c’te dame, laisse qu’ j’ m’en occupasse, et j’ la fais faire du trapèze à la suspension d’ ma piaule. Quand j’ veux, elle s’ carre une boutanche dans l’ fion, juste pour m’ faire plaisir. Et quand j’ dis boutanche, j’ cause d’un magnum de Perrier, œuf corse.

Il virgule un sourire banania à la marquise, ponctué d’une amorce de plongeon. La dame répond au sourire avec une hautainerie conciliante.

— C’ qui m’ donne à hésiter d’en c’ qui la concerne, c’est son parfum, avoue Alexandre-Benoît. Elle s’asperge de trop, la mère. Tu t’ croirerais à Grasse un jour de tremblement de terre qu’aurait brisé les bonbonnes. Moi, ça m’ fait éternuer, le parfum balancé à la lance de pompier. Et les gonzesses déjantent quand t’éternues en leur groumant l’ trésor.

— Tu n’auras qu’à te mettre des boules quiès dans le nez !

— Et comment t’est-ce j’ respirerai, malin, pendant qu’ j’y dégusterai l’ bistounet à crinière ?

La dame qui se sent l’objet de notre entretien, trémulse sur sa chaise, loin de se douter de la crudité de nos paroles. Elle détient la certitude heureuse d’être toujours belle et désirable. Une grâce de Dieu ! Elle nous entendrait commenter, jamais elle ne penserait qu’il s’agit d’elle. Les gens ont besoin de s’accrocher à des persuaderies. Pas seulement en ce qui les concerne, mais pour une flopée de choses. Eux, si charognards au demeurant, conservent des points d’ancrage inexpugnables. Pas un qui se demanderait si Jean Valjean ne s’est pas fait tailler quelques pipes par Cosette, mine de rien. Ils coupent à la figure du grand homme généreux.

— Je la rambine ? me demande Béru.

— A ta guise, Casanova. Mais n’oublie pas que tu as un travail très précis à faire ici. Je crains que tes occupations plumardières ne t’éloignent un peu trop des autres.

Alors là, il allume ses feux de Bengale, le Gros. Ses pommettes vermillonnent sous l’effet du courroux.

— Tu m’as déjà vu négligencer rapport à la bite, mec ? Le turbin, chez les Bérurier, c’est sacré, j’aimerais que tu le suces une fois pour toutes ! J’ai beau bouillaver ces dames, tes deux veufs su’ l’ plat, là (il désigne les obèses japonais), j’ les surveille comme du lait su’ le feu. Le boulot, c’t’ en moi, Sana ! Il m’interpelle, si j’ me frais bien comprend’ ? J’ai équipé leur piaule tel qu’ Mathias m’a espliqué. De nuit, comm’ d’ jour, un de ces tas d’ beurre rance pète, et j’ l’entends ! S’ils iront faire du foutinge, poum ! J’arrive dans l’ parc avant z’eux !

Il se tait pour faire un peu de délectation morose devant le menu plat de petites carottes en conserve, cuites à l’eau sans sel, qu’on vient de déposer devant lui. Il en pique une de sa fourchette, la plus ronde, et la glisse entre ses lèvres. Comme, à cet instant, la marquise transalpine lui file une œillade plus incendiaire que les précédentes, il s’offre un remake de Tom Jones avec la carotte (à la place de l’huître, ce qui est, à tout prendre, moins dégueulasse) et la charme littéralement, faisant venir l’ombellifère à l’extrémité de ses lèvres, avant de le réabsorber au profond de sa bouche pour, plusieurs fois de suite, réitérer le manège. Qu’à la fin, la marchesa n’en peut plus d’imaginer son vieux clito en forme de praire (mais bien moins frais) subir le caprice de cette vorace bouche. Elle tortille du train sur sa chaise cannée, bredouille du regard et balance à la gueule du Mammouth les ondes dévergondées de son désir attisé. Et bon, Béru, à ce con-manège, finit par avaler tout rond la carotte, s’étrangle, quinte de toux, postillonne de l’épais, pleure d’asphyxie, fait le bruit du vent dans une caverne déchiquetée de la falaise bretonne, se comprime le poitrail, se lève, plantigrade et pète sonore. L’appel d’air le débloque. Un fort coup de glotte le débarrasse de l’intruse. Il s’avance alors jusqu’à la table de la pensionnaire et murmure :

— Chère maâme, vous v’nez d’avoir un aperçu de l’effet dont vous produisez sur moi. Quand j’ai l’honneur de porter mon regard jusque z’au vôtre, je sens naître r’en mon cœur un foyer d’ névrose[2] et v’là l’ résultat : j’ai failli gerber mon pauv’ dîner d’ merde devant vous, ce à quoi j’ m’ serais jamais pardonné, une personne d’ vot’ délicatesse et distinction à chier dans ses bottes ! C’s’rait un grand tonneur pour moi et mon ami, si vous acceptassiez qu’on va prend’ l’ café ensemb’. L’eguesistence, ici, est moins marrante qu’un boisseau d’ morpions dans vot’ culotte ; aussi on pourrait réunir nos baillages pour tenter d’ rigoler la moindre. Pour ma part, j’ connais quéqu’ blagues pas’ piquées des hannetons. Mais, sélèques, entendons-nous.

Sans cesser de jacter, il s’assied à la table de la marquise, laquelle se fait de plus en plus complaisante et ravie. Il emballe sec, le Dodu.

— Comme un ouragan qui passait par là, susurre la môme Grimaldi ; qu’ son papa a eu tort de pas mettre en pension aux Zoiseaux, moi je dis ; mais ça me regarde pas, hein !

Chacun sa merde ! Je parle pour causer, façon pipelette.

— A propos, interpelle le Gravos, vous parlez-t-il le français, chère jolie médéme ?

— Comme tous les Italiens bien nés, répond la dabuchette, mi-crâneuse, mi-enjouée.

— En c’ cas d’alors, on va continuer d’jaspiner françouze, ma grande. Qu’autrement sinon, j’eusse fait un effort pour balancer en rital dont j’ connais les rudimentaires : spaghetti, chianti, polenta, tutti frutti et j’en passe.

Il m’interpelle sur un pivotement de siège :

— Viens nous rejoindre, Sana. Et si tu finirais pas les frites d’ ton steak, apporte-me-les !

J’obtempère. Il me présente :

— Vicomte Albéric de Saint-Antoine.

Je dois rendre cette justice au Mastard qu’il m’ennoblit souvent quant il a à me montrer. Et chaque fois je me demande si, ce faisant, c’est son propre blason ou bien le mien qu’il veut dorer en usant de ce mensonge.

La dame me donne sa main à baiser. Je m’en contente. Laissant volontiers la part du lion à mon pote.

— Je disais à maâme la marquise combien j’ sus facétiel et drôlatique, quand t’est-ce j’ m’y mets. Explique-z’y, c’t’ crise quand j’ m’en donne la peine ! Tenez, faut qu’ je vous bonnisse une histoire qu’ m’a racontée la comtesse de Paris à son dernier mâchon. C’est les fiançailles du grand Colas et de la Marie. Après la bouffe, à la ferme de la Marie, les deux amoureux vont se tripoter un chouïa déhors, tandis qu’ les vieux discutent lopins d’ terre en lichant la gnôle. Vous m’ suvez-t-il, marquise ? Moui ? Gigo ! Alors nos deux benêts se baladent dans un sentier. Ils passent d’vant un étron gros commak ! J’ vous mont’ regardez ! Commak ! Au moins !

« Y a le grand Colas qui fait : « Bongu ! pour un’ bell’ merde, c’t’ une belle merde ! » La Marie, elle, rougit et dit, toute confuse : « C’est moi qu’ j’ l’ai faite ! » Alors, le grand Colas s’écrille : « Bien chié pour un p’tit cul ! » Et il l’embrasse de fierté. » Ça n’ vous fait pas rigoler, marquise ? Pourtant, la comtesse d’ Paris, é s’étouffait en la racontant ! Ben, où qu’ tu vas, Sana ? J’ t’ai choqué ? Fais pas l’ bêcheur, j’ t’en prille : c’est pas la comtesse d’ Pantruche, c’est toi-même, personnell’ment, qui m’ l’a racontée. Souviens-toi-z’en ! La fois qu’on s’était fait tirer la tige par c’te soubrette de bistrot, en Sologne. Celle qu’avait des lunettes et un’ paire d’ miches larges comme un pétrin ! Bon, d’accord, écoute-moi pas, fais ton caprice ! Çui-là, quand le fichtre-foutre lui biche, j’ vous jure !

« Qu’est-ce que j’ voulais vous dire encore, marquise ? Ah ! oui. Un trognon d’ cervelas truffé, ça vous botterait-il-t-il ? Froid, bien sûr ! Mais je trouve qu’on s’anémite à claper leurs saloperies décalorifiées. J’ vous sens pâlichonne sous vos gravats, la mère ! V’nez donc jusque z’à mes appartes, que j’ vous r’fasse une santé. L’ corps, comme l’a dit Chose, c’t’ un instrument, quand t’est-ce y désaccorde, vous gadouillez dans la cacaphonie, ma pauv’ dame. Moi, voiliez-vous, j’ d’mande qu’à vous faire étinceler du trésor, s’l’ment je veuille qu’ vous soiliez t’apte à morfler les grands coups d’ rapière qu’ j’ mijote à votre attention. C’est pas av’c des cardons et des carottes à l’eau qu’ vous pouvez m’engranger l’ Nestor s’lon les règ’ de la bienaisance, ma chère. Moi, une bergère, faut du rend’ment. Les chipoteuses, cell’ qu’a d’ la peine à s’écarquiller les jambons, j’en fais cadeau aux moudubout… »

Le reste de cette puissante tirade m’échappe car je viens de quitter la salle à manger.

Pourquoi ?

Je vais t’y dire pour pas un franc de majoration, l’aminche : la demoiselle blonde et plate de la réception est venue parler aux deux monstres japonais, lesquels se sont dressés comme des pafs devant Raquel Welch.

Ils filent le dur à la donzelle, abandonnant leur jaffement pourtant odorant. Et moi, curieux comme un flic sioux sur le chantier de naguère, je filoche le duo à mon tour et à distance, ce qui est fort compatible.

Ces messieurs gagnent l’entrée (ce qui est un fort joli lot, une fois repeint et débarrassé des plantes vertes mélancoliques qui l’encimetièrent). Dans le hall se trouve une dame, peut-être pas japonouille en plein, mais qu’a vu le jour plus près de Tokyo que de La Varenne-Saint-Hilaire. Légèrement safranée, pommettes saillantes, yeux de constipée en plein effort. Cela dit, trêmement bioutifoule. Des formes, ce qui est rarissime chez les Asiates ; assez grande pour son âge, lingée d’un manteau de cuir noir à col de fourrure noir itou.

Les trois personnages s’abordent sans se saborder. Se mettent à se distribuer des courbettes. « Oh ! t’as de belles godasses ! » ; « Oh ! les tiennes sont pas dégueu non plus » ; « Mais c’est des Bally ! » ; « Non, c’est des Céline » ; « Elles sont en croco frileux ? » ; « Non, en autruche décapée » ;, etc. Quand ils se sont maté les pompes pendant lulure en vociférant des bouts de phrases, ils finissent par s’amorcer des lumbagos et se tiennent cois. Alors les lutteurs nippons entraînent la gosseline dans leur piaule, située à laitage du dessous. Bon, mézigue de foncer dans la crèche béruréenne. Je retapisse (contre le mur du voisin) un attaché-case noir, en matière plastique. Joue rapidos de la combinaison à chiffres, car je sais le code, qui est l’année de naissance de Line Renaud et, de ce fait, se termine par 89. L’open. Un écouteur est fixé au couvercle. Un magnéto vachement sophistiqué occupant la partie principale de la mallette, j’enclenche. Ça tourne. Je bitougne. La converse du trio se faufile dans mes cages à miel.

— Okika dékoné ! fait la fille.

— Bouré bouré rata tain ! répond l’un des lutteurs.

Qu’O.K., merci bien, m’sieurs-dames, je vais pas me farcir toute leur converse en jap, ce dialecte manquant à ma culture. Me contente de veiller au bon enregistrement de la chose. Ça tourne. Banco ! Je pressens que ça va être essentiel pour le développement de notre enquête.

Un mot au pesage, si tu es aux courses, ou au passage, si tu n’y es pas : un agent français du nom de Bambois[3] nous a avertis que deux terroristes nippons s’étaient glissés dans la troupe venue en France faire une exhibition de sumo, cet art plus ou moins martial et typiquement con et japonais. Bambois a indiqué à nos services la fausse identité des deux hommes en nous recommandant de les tenir à l’œil.

Or, quelle ne fut pas notre surprise de les voir quitter Paname, à peine qu’arrivés, pour ce canton suisse et venir se faire « soigner » dans un célèbre institut spécialisé dans la diététique de haut niveau.

Voulant en avoir le cœur net, nous y avons dépêché Béru sous prétexte d’une cure d’amaigrissement, tout à fait plausible dans son état. Mister Gras-Double s’est débrouillé pour poser un micro spécial, breveté par Mathias, dans la chambre des deux Japs. Le Gros a mené ses investigations avec la perspicacité que tu lui connais, et a appris que les deux monstres venaient à la clinique Rotberg non pas pour maigrir, comme leur effroyable obésité pourrait le donner à penser, mais pour engraisser ! Je répète, d’au cas qu’ t’aurais la berlue : pour en-grais-ser !

Du coup, on se demande s’ils ne sont pas de véritables « sumoistes » en méforme obligés d’atteindre le poids minimal exigé par les canons de leur discipline. Bambois se serait-il fourré l’auriculaire dans le lampion, au lieu de s’en curer les baffles ? C’est ce que nous cherchons à déterminer.

Toujours est-il que ça jacte ferme chez les grassouilles ; la gonzesse surtout y va de la menteuse.

Ils sont encore en pleine gazouille lorsque le Gros se pointe avec sa marchesa. Je n’ai que le temps de décoiffer mon casque et de placer la mallette sous le lit. Comme quoi, ça sert d’avoir une voix de stentor, identifiable à dix lieues.

— Donnez-vous la peine d’entrer, ma p’tite fleur ! invite Galantinus. T’nez, prenez c’ fauteuil ! Inquiétez-vous pas si mon ami le vicomte est laguche : il a une émission d’ télé dont il voudrait pas manquer pour un nain pire.

Et il enclenche la téloche.

— Gêne-toi pas, mec, m’invite-t-il, fais comme chez vous. Moi et la marquise, on n’est pas contrariés par une tierce personne, n’est-il pas z’éguesacte, ma colombe ? Bougez pas, marquise, j’ vas vous dégauchir l’ cervelas promis. Du feurste. Mon charcutier est lyonnais, j’ peux pas mieux vous dire. Attendez, je l’ai planqué sur l’armoire, pas que ces friponnes de boniches m’ l’ secouassent. Merde, j’ le trouve plus. Ah ! si, l’ v’là. Il est un peu poussiéreux, vu qu’ le ménage sur les armoires, qu’on soye en Suisse ou chez les Berbères, c’est du kif ! Ces dames doivent z’avoir peur d’ craquer leur corset, j’ suppose. Le temps d’ souffler dessus vous le rend’ présentab’. Voilà, goûtez, ma gosse. Comparés à ça, vos salamis italoches, c’est du zob de girafle ! Vous sentez la pistache, grand-mère ? Ça s’ laisse vivre, non ? Bouffez, bouffez, r’tenez-vous pas ; j’ vais rec’voir un autre arrivage demain mominge.

Elle est dominée, la douairière. Docile tout pleine. Elle clape le cervelas du bout des doigts. Pendant ce temps le Plantureux la lutine. Main sous les jupes en un affectueux mouvement de va-et-vient (qui va plus loin qu’il ne revient).

— Eh ! dites donc, ma caille, ça n’ vous réussit guère la pension jockey ! J’ sens la viande qui pendouille comme une serpillière mouillée su’ un manche à balai ! V’s’ allez pas m’ rester dans c’t’ état, sinon vous trouverez plus personne pour le décarpillage. On dérape dans la tristesse, ma grande ! On va morfondre du calbute, à vous considérer l’étalage. Vot’ bascule, v’s’ en avez rien à branler, ma poule. Vaut mieux p’ser dix kilos d’ trop et avoir une bite dans l’ train, que de chiquer les mannequins en créant la panique autour d’ soye.

Il lui relève la jupaille jusqu’au nombril.

— Holà ! Poupette ! Oh ! la ! la ! qu’est-ce que vous m’offrez en guise d’ frivolité ! Matez voir un peu dans la glace d’ l’armoire ! Non, mais c’est la catastrophe dans toute son horreur ! Je berezine, moi, d’vant une calamité pareille ! C’t’ un épouvantail sous la pluie, vot’ corps d’albâtre, mémé ! La surprise du chef, elle va pas dans l’ sens d’ l’Histoire, croilliez-moi ! Pour la tringlette, va falloir qu’ j’éteignasse les calbombes. Et même dans l’obscurité, j’ devrai m’ raconter des épisodes libertins. Faudra bien vous rassembler la moniche à deux mains, tell’ment tout ça part à dache, ma pauvre ! Sana, t’en as encore pour longtemps ? Si moui, j’ vais aller brosser médème dans ta turne, biscotte le temps travaille contre elle. Si je frime encore une plombe ses abats en dérapage, j’ devrai m’ mett’ aux absents, j’ crains bien. D’autant qu’ la masseuse m’a essoré pas mal, comme t’as pu voir. Si j’ la fourre, c’est vraiment parce qu’elle est marquise et qu’à Saint-Locdu-le-Vieux, on a toujours respecté la noblesse. D’ la personne titrée, ça m’ ferait mal aux seins d’ la décevoir. Mais franch’ment, j’ prévoiliais pas de tels décombres sous ses frusques, mémère ! J’ m’attendais pas à la Lolo Frigida d’ la grande époque, naturliche, mais j’espérais t’encore du potab’. Là, c’ qui m’ reste comm’ consolance, c’est d’ m’en faire une crêpe, un cataplasse. J’ m’ l’entortille autour du moustachu et j’ l’actionne av’c les moiliens du beurre.

Je moule un instant son merveilleux monologue pour coiffer l’écouteur. Ça cause toujours chez les Jaunets, et à tout berzingue. Tu croirais qu’ils jouent du xylophone, les trois ! Donc, je dois demeurer au poste, fidèle.

Comme pour procéder à cette opération j’ai dû m’accroupir derrière le plumzingue, Dudule oublie ma présence ; tous les animaux sont ainsi : ils ne sont conscients que de ce qu’ils voient. Sa Majesté vient d’entraîner sa piètre conquête blasonnée jusqu’à sa couche. La signora proteste un peu, en rital, pour la forme, établir son sens de l’honneur ; mais Belle-Pomme lui stoppe les giries péremptoirement :

— Ah ! non, ma belle, pas s’av’c moi ! J’ veux bien vous épousseter les toiles d’araignée pour vous faire une fleur, mais si faut t’encore que j’insistasse pour grimper un produit qui s’est fait virer de chez Vivagel d’puis des illustres et des illustres ; je crille pouce ! Au lieu d’ chiquer à la jeune fille violée, v’ fereriez mieux de copérer ! Commencer à m’ démarrer à la manivelle, merde ! C’t’ inhumain, quéqu’ part, d’embroquer un’ vieille serpillière comme vous, marquise. J’ vous le dis sans jambage. Enl’vez-moi vot’ dentier, chérie, et entr’prenez-moi au calumet de l’happé, qu’ sinon vot’ trappe s’ra trop pétroite pour m’empiffrer le joufflu. Voualà ! Bravo ! Vous avez tout pigé. Dès l’instant qu’ vous y mettez du vôt, ma Révérente, on est partis pour la gagne !

Ce qui suit n’est pas très plastique, au plan formel, comme on cause dans les galeries de peinture, mais mérite le voyage. Moi, vautré sous le pucier, près de l’attaché-case enregistreur, je me fais l’effet de Bourvil dans la Jument verte, quand sa brave mère se fait loncher par un soldat alboche qui la lime en tant qu’uhlan. Alexandre-Benoît Bérurier est un forniqueur d’élite, un vaillant qui sait surmonter les difficultés et les désillusions. L’extrême sensibilité de ses organes lui permet de s’adapter aux situations les plus critiques. J’ignore quelles images supplétives déferlent dans son imaginaire pour qu’il puisse venir à bout de ce catafalque ambulant, il n’en reste pas moins qu’il comble la marchesa avec brio, lui arrachant des plaintes, des soupirs et des cris qu’on n’oserait espérer d’une femme de sa condition, latine, certes et même chaude latine, mais appartenant à une caste où l’on prend son pied en sourdine, sans rameuter le voisinage.

Elle émet des râles kif les actrices putasses des films pornos, lesquelles enregistrent le son « après « le savant coït pour qu’il fasse plus authentique. C’est très profitable à Sa Majesté. Voilà qui le stimule ! Il s’enrogne d’amour, le Sauvage, comme toujours dans les étreintes capiteuses. Faut qu’il débonde à bloc, l’artiste.

— Ah ! t’en veux, vieille seringue ! Y t’ fait fumer l’ réchaud mon braczif géant ! Tiens, carnemolle ! N’en voualà ! Chope, morue, c’est bon pour ton fion poussiéreux ! Tu t’ régales, hein, vieux tableau ! T’y croilliais plus, une bitée d’ c’t’ importance, sorcière ! C’est plus mouillant qu’ la tour d’ Pise, hein, carabosse ! Qu’est-ce tu croives, catastrophe : l’Italie, l’Italie ! Zob, à la fin ! T’es z’en train d’ te goinfrer français, mégère ! Pas un Macar calamistreux qui t’eusse voulu fourrer, sac à mites ! J’ sus pas pressé, la mère. J’ peux t’ braquemarder jusqu’à ce t’aies un brasero dans la chaglatte. Quand j’ m’en irerai de ta molluxe, tu pourras pas t’asseoir su’ aut’ chose qu’ de la crème glacée, l’ancêtre !

Mes Japs se sont tus.

Je perçois un claquement de lourde. Alors, je stoppe l’enregistrement, récupère la cassette et m’esbigne pudiquement avant la fin, que je devine triomphale, de ce morceau de haute bravoure !

APITRECH III

Combien j’ t’ai dit qu’il parlait de langues, Mathias ? Vingt-huit, hein ? Plus, tu crois ? En tout cas, sur le lot, y a le japonais et, dans le cas présent, c’est essentiel.

Je le regarde usiner, le frère. Beau à voir. L’homme en plein phosphore ! Le cycle de l’azote dans ses œuvres. Un magnéto est posé sur son bureau. Il a placé un grand bloc de papier entre l’appareil et lui. Une pointe Bic à la main, il écoute, regard mi-clos. Temps à autre, il rouvre ses lampions pour noter quelque chose : des bouts de phrases hâtivement griffonnés, juste remémorer l’essentiel. Par la suite, il se mettra au charbon pour un décryptage complet. Mais dans un premier temps, je lui ai demandé de me résumer le topo.

Bon, il esgourde. Je ne sais pas si le texte enregistré vaut celui qui s’échangeait dans la chambre du Gros pendant ce captage clandestin. Les cris de la marchesa, les stances de Béru. Philosophe, le Mammouth, tu remarqueras. Dans ses pires calembredaines, tu trouves les traces de son bon sens congénital. Il sait la vie, la comprend, la malaxe, l’ajuste à ses mesures. Il possède la poésie du lard, Bérurier : la plus subtile de toutes. Et cette volonté farouche, parlons-en ! La manière somptueuse dont il a assuré le coup de la vieille. Et pourtant, crois-moi, pour chevaucher cette relique, fallait du nerf et une énergie surhumaine. La bande, c’est capricieux ; ça se laisse mal domestiquer. T’as plus vite fait de dresser un escargot qu’un paf. Si les sens renâclent, il est pratiquement impossible de leur imposer ta loi. Mais lui, unique bipède capable d’une telle prouesse, il se joue des navrances physiques, l’Emérite, et contraint son sexe.

Elle a reçu sa volée de chibre vert, la marquise. Dans une immense clamance éperdue. Ses cris ont alerté la gent larbienne et des filles de salle, des hommes de peine, des femmes de tête, des garçons de bain sont survenus en grand nombre pour voir ce qui se passait.

Ils sont venus, ont vu, ont été vaincus par l’admiration.

La mère marquise, en cours de liquéfaction, écartelée sur le plumard, et Sa Majesté surdimensionnée courant sur son erre dans la vénérable personne pour l’accomplissement privilégié des derniers spasmes. Puis, se retirant, le braque encore impétueux et dodelineur, et faisait front à la populace. Superbe, grandiose, même, j’ose affirmer. Ramenant tous les regards à son mandrin rubicond, si effarant.

Et, à peine troublé par ces présences, lâchant en guise de boutade :

« — Encore un que les Boches n’auront pas ! »

Comme disait mon père, après chaque repas pris à la ferme, en repliant son Opinel.

D’une démarche mécanique de porte-drapeau, gagnant le lavabo pour un rafraîchissement express du matériel. Tout en commentant :

« — Si on s’occup’rait pas d’ nos chères vieillardes, on s’rait des criminels. Ell’ ont droit à la brosse comm’ toute une chacune, vous n’ croilliez pas ? »

Se remisant coquette avec difficulté, compte tenu qu’elle s’attardait dans ses raideurs bibliques. Ajoutant encore, agacé par le silence général qu’il croit hostile :

« — Quand t’est-ce on peut emplâtrer une carne dans c’t’état, vous jugez-t-il des performances dont on est possib’ av’c des jeunettes comme j’en distingue parmi vous ? »

Mémère haletait sur la couche ravagé par le séisme. Dur dur de retrouver ses esprits, et plus encore la position verticale et l’équilibre permettant de la conserver.

Lui, galant, offrant la main de l’abnégation à la personne pantelante.

« — Allons, la grand-mère, Ramona, c’est terminate, faut r’gagner vot’ mouroir, ma Bichette ! »

Et d’un geste de super-prélat, il bénissait l’émeute, tel le toréro brindant à la foule.

« — Alaise en pet, récitait le Preux, Y aura plus d’ découillade pour aujord’hui. Les celles qui veuillent r’tenir leur tour pour d’main, auront qu’à s’ présenter après le caoua du morninge pour un p’tit canter matineux. »

Béru for ever ! dis-je toujours.

Pour ceux qui ont quelque chose entre les deux burnes.

— Voilà, commissaire !

Je redescends en vrille, redresse l’appareil au dernier moment et me pose dans le regard de Mathias.

Il vient de stopper le magnétophone.

— Alors ?

— Bizarre, étrange, stupéfiant !

— La progression est bonne, complimenté-je. Metz Angkor ?

Le Rouquin consulte ses notes.

— Il n’a pratiquement été question que de poids.

— De quel poids ?

— De celui de chacun des deux hommes. La fille s’est livrée à des tas de calculs.

— Quel genre ?

Il relit ses notes partiellement et hoche la tête.

— A première vue, cela semble plutôt saugrenu, reprend l’Incendié. Vos deux Japs pèsent respectivement 124,600 et 127,300 kilos après avoir absorbé à jeun 2 litres d’eau chacun, d’une seule traite.

— C’est une histoire de dingues, interrompé-je.

— Je vous l’avais dit, monsieur le commissaire. La fille leur a précisé que les directives étaient les suivantes : ils doivent atteindre en commun le poids de 255 kilos pile une fois leurs 3 litres d’eau bus.

— Intéressant, bien que je n’y comprenne rien.

— Attendez, il y a plus loufoque encore. Ils sont chargés de s’entraîner à uriner de concert de manière à évacuer simultanément environ 3 kilos d’urine.

Mes yeux doivent ressembler à ceux d’un chat déféquant dans la braise et se morflant un brandon dans les claouis.

— T’es sûr de bien comprendre le japonais, fils ? m’inquiété-je.

Il ne rougit pas, car à l’impossible nul détenu, comme dit Béru, mais il pince les lèvres et son regard se fait un bref instant flétrisseur.

Comprenant que je viens de le blesser, je m’empresse de lui bourrader l’épaule.

— Je te chambre, Mathias. Ta science n’est jamais prise en défaut. Et comment mes deux monstres parviennent-ils à licebroquer trois litres d’urine à eux deux, dans la foulée ?

— Forte prise de diurétique et une rétention de deux heures au moins.

— C’est-à-dire que chacun avale ses deux litres de flotte, puis prend un ou deux comprimés de Modurétic, après quoi il se retient de lancequiner une paire de plombes avant d’ouvrir les vannes ?

— Exact.

— Voilà bien l’ordre le plus extraordinaire que j’ai jamais entendu donner au cours de mon édifiante vie en comparaison de laquelle celle du père de Foucauld ressemble à une blennorragie mal soignée, fais-je.

— La fille est revenue à plusieurs reprises sur l’impérieuse nécessité d’atteindre les 255 kilos et de lâcher 3 kilos sous forme de miction.

— Autre chose ?

— Oui, il a été également question du poids de leur tenue. Celle-ci se composerait d’un slip, d’un pantalon de toile et de sandales de plastique. L’ensemble devra peser un kilo, lequel sera inclus dans le total de 255. Elle a ajouté que les sandales permettraient, le cas échéant, de corriger une miction inférieure à 3 kilos de quelques centaines de grammes. Ils devraient alors les ôter l’une après l’autre, en respectant un intervalle de dix secondes. Mais je vais procéder à une transcription plus précise de cet enregistrement, monsieur le commissaire, et vous en ferai tenir une copie dans les meilleurs délais.

Il s’exprime comme un fabricant de pièces détachées pour godemichés télescopiques, Mathias. « Dans les meilleurs délais », ça fleure bon sa lettre d’affaires !

La porte s’ouvre à grande volée et l’inspecteur Blanc se pointe, impec dans un costume prince-de-galles aux tons violet et bleu. Chemise lilas, cravate en tricot lie-de-vin. Il est crêpé de frais, parfumé à la lotion « Flocon de Lune » de Canal et il mâchouille la tige d’une rose. Il époustoufle, mon copain noirpiot ! Tu croirais Sydney Poitier dans Devine qui vient claper.

Ses douze stylos réclames sont à la parade dans la poche supérieure de sa veste, façon cartouchière cosaque.

— Salut, les mecs, fait-il. Qu’est-ce que vous manigancez ? Vous êtes chiés, tous les deux !

Pleinement remis de sa grave indisposition consécutive à seize centimètres de lame suédoise dans la région du cœur[4], Jérémie est une espèce d’hymne à la vie. Son sourire, tu dirais le bord d’un chalet, au plus fort de l’hiver : y a moins trente centimètres de neige entre ses grosses lèvres.

— Dis donc, fais-je, tu te saboules Epsom, toi, pendant tes convalos ! Où as-tu dégauchi un costard à ce point britiche ? Tu ressembles au prince Charles qui aurait pris un bain d’encre de Chine !

— M’aurait étonné qu’à mon retour tu ne me balances pas un de tes vannes racistes, mon vieux, soupire M. Blanc. Avec vous autres, quand on ne ressemble pas comme vous à une merde de laitier, c’est d’emblée le quolibet ciselé crème de con !

Je m’approche, le biche aux épaules et l’accolade.

— Bienvenue à la Grande Volière, râleur ! Dis voir, ils ne t’ont pas simplement réparé, mais refait à neuf, à l’hosto !

— Quand on travaille sur de la matière noble, l’œuvre d’art naît plus facilement, assure-t-il modestement.

— Ça va, Ramadé ?

— Une reine !

— Et ta chiarderie ?

— En plein déploiement.

Je me fends le pébroque.

— Un jour, j’organiserai une sauterie à laquelle je convierai tous vos lardons, à Mathias et à toi, ce sera pas triste. Par exemple je ne ferai pas ça à la maison, n’étant pas assuré contre les dégâts des zoos !

Jérémie se tourne vers le Rouquin :

— Allusion voilée à mes enfants qui, pour môssieur ton commissaire de mes deux, ressemblent à des singes !

— Allez, la converse va pas dégénérer, espèce de primate ! lancé-je.

— D’accord, seulement je préviens, dit gravement Jérémie : je me fais pas trouer la paillasse sous les couleurs de la Rousse pour encaisser ensuite des pauvretés à propos de ma race, sinon je largue tout et je regrimpe à mon cocotier, du haut duquel je vous pisserai sur la gueule !

— T’as de nouveau bouffé du lion ! ricané-je ; nos humbles steak-frites ne te suffisent donc plus ?

Là, il va exploser, mais une bombe ne lui en laisse pas le temps !

Ce ramdam ! Ce tohu ! Ce bohu !

L’onde de choc nous fait grimper les testicules dans le gosier. Puis c’est un court silence, mais tellement intense qu’il paraît se prolonger par-delà l’infini. Un silence cosmique, intégral. Quand un astronaute fait une virouze hors de sa capsule Machinchose, s’il ne pète pas, il doit goûter cette rigoureuse absence de sons.

Et puis c’est le tumulte. Le bruit de l’horreur. Des cris de souffrance, des appels affolés.

On se précipite.

Une partie des bâtiments est nazebroque. Y a un cratère grand comme le trou du cul d’Henri III au mitan. Ça bée à gauche de la cage d’escadrin. On aperçoit des bureaux éventrés avec des inspecteurs ensanglantés dedans, pétrifiés dans leurs attitudes du moment. Le burlingue du brigadier Poilala, un très modeste meuble, est cassé en deux, au-dessus de nos têtes, et Poilala idem, dont une moitié (la supérieure) pend au-dessus du gouffre, accrochée aux barreaux tordus de la rampe. C’est effroyable à regarder. Je l’avais jamais vu nu-tête, le brave brigadier, je me doutais qu’il était chauve sous son kébour, mais à ce point, franchement, j’étais loin de m’en gaffer. Il y a une couronne de tifs châtain-roux-grisonnants ; et puis un œuf d’autruche à la coquille lisse comme du parchemin et si pointue qu’on voit mal comment le cerveau aurait eu la place de se développer dans cette exiguïté et que, une fois sa mort perpétrée, il devient évident qu’il ait été brigadier-planton, le brave.

Cher Poilala ! En un éclair, j’imagine la prise d’armes dans la cour de la Préfecture de Police, son cercueil drapé de tricolore, avec son humble képi posé dessus pour qu’objets-inanimés-avez-vous-donc-une-âme, et le grand Chirac, si sympa avec sa frime de brochet de luxe, prononçant l’horloge funèbre du défunt, comme quoi cette nature d’élite de Poilala, à la carrière fulgurante, dévoué jusqu’à la mort a, tout ce qu’il y a de volontiers, offert sa pauvre vie de vieux con à la France. Et que la France, pas si salope qu’on pense, a tout pigé et lui vouera une reconnaissance de trois mètres de long en cent quarante de large, pour services trois pièces rendus — à la natation ! Tout ça, depuis sa petite tribune pareille à une pissotière d’une place, le chéri ! Tous les matins, par ces temps de mort : horloge funèbre. Même quand les terroristes font relâche, il va funébrer à blanc, le grand, pas perdre la voix. Et le petitou de l’Elysée, depuis sa voie de garage approuve hautement : « Moi aussi, moi aussi ! » qu’il télégraphie. C’est devenu sa manière de gouverner, à Trotte-menu. Moi aussi. Il est passé approbationiste. Tout le parcours, quoi !

Moi, spontanément tout ça, je le visionne et l’écoute en regardant pendre le corps déchiqueté du bon zig. Si gentil, service-service, obtus, dévoué derrière sa grosse moustache qu’il se plaisait à effiler, comme le faisait Badinguet pendant qu’on dérouillait vilain à Sedan et les environs !

Du monde se pointe de partout. On s’interroge : « Quoi qui gn’a ? Qui qu’a fait ça ? »

Les vitrines sont pâles. Une bombe en plein chez nous autres perdreaux, faut pas craindre ! Avoir une vraie intense envie de nous traiter de cons, tous !

Je m’élance dans l’escadrin. Manque les trois dernières marches, lesquelles ont chu sur les jambes de l’officier de police Manivel, deux laitages au-dessous, ce qui le fait clamer comme mille putois, le pauvret. Malgré ce manque à l’escalier, je bondis au niveau supérieur. L’autre moitié de Poilala est assise sur sa chaise plantonesque en bois ciré et garnissage cuir véritable. Ça pue à s’en boucher les orifices à la cire à cacheter. Un corps ouvert, comme infection, y n’existe rien de plus pire. Jamais laisser un corps ouvert ! je recommande. Contrairement à une porte, il n’est pas fait pour être ouvert ou fermé, mais pour être à tout jamais fermé ! Putain ! la veine qu’on a, nous autres tous, de trimbaler cette abomination en nous, sans incommoder trop le prochain ! Tu parles d’un beurre ! Que juste parfois on fournit l’échantillon par le haut ou le bas, avec nos foutues soupapes. Les copains sourcillent, froncent les narines. Y a des effluves, qui partent itou par les pores de la peau (plutôt l’appeau des porcs !). Ça te déclasse un individu. Cela dit, on s’efforce de rester fermés, les humains. Que sinon, c’est la fosse d’aisance, doublée fosse commune, qui part à dache.

Le mur qui sépare l’antichambre du bureau directorial a valdingué et, par une béante brèche, t’aperçois Achille dans toute sa royauté, assis dans son beau et pivotant fauteuil, devant les jambes larges écartées de sa Mlle Zouzou en cours. Il était occupé à lui pique-niquer le trésor, cette ravissante, au moment de l’explosion. C’est son grand vice du troisième âge, Achille : la dégustation à domicile. Il baise avec la langue depuis lulure. Un gastronome ! Sa serviette brodée à son chiffre devant la cravate, il clape sa partenaire tandis qu’il met à chauffer du Wagner sur son électrophone pour lui couvrir les plaintes.

Et là te dire si le hasard fut malencontreux et nocif, la tendre élue s’est morflée dix kilogrammes de briques sur la gogne pendant qu’il lui pratiquait sa suave tyrolienne à moustache, le Dabe. La môme n’est peut-être point morte, mais elle porte une vilaine plaie saignante à la tronche ; son chevalier de la lichouille peut toujours solliciter ses dix-sept muscles striés, innervés par le grand hypoglosse qui active sa menteuse, elle n’est pas prête de lui accorder sa rosée du matin, mam’selle, inanimée à un point tel !

Je pige, en un éclair, que ça risque d’être mauvais pour son haut grade qu’on le découvre dans cette attitude si peu conforme à l’idée qu’on se fait de ses fonctions, mon Achille. Alors je précipite. Biche la donzelle dans mes bras, l’étends délicatement sur le tapis, lui fourre un bloc de faf dans une main, un crayon dans l’autre, puis rabats sa jupe plissée. J’arrache la serviette du cou de mon valeureux chef.

— Du nerf, patron ! C’est un attentat à la bombe !

Il est basourdi complet, le pauvre vieux. Sa langue continue de frétiller pour une minette éperdue, à vide. Moulinex ! Tu ferais grimper une mayonnaise à l’allure effrénée qu’elle trépide.

Je lui colle une mandale pour le faire revenir à lui. Mais sa pomme, perdu en plein, il met son bras en parade, kif un chiare et pleurniche :

— Non, papa ! Non, papa ! C’est pas moi qui l’ai fait !

T’imagines Napoléon, à Waterloo, bédolant dans son falzar en voyant radiner Blücher !

— Ressaisissez-vous, m’emporté-je. Qu’est-ce que c’est que ce plat de porridge qui se prend pour notre directeur ! Ecoutez-moi. Quand la bombe a éclaté, vous étiez en train de dicter une lettre à une nouvelle secrétaire qui se trouvait à l’essai. Vous arrivez à piger ça, avec la motte de beurre rance qui vous tient lieu de cerveau ?

Il opine.

— Oui, oui, courrier ! Il fait ! Courrier de Lyon ! Duboscq, Lesurques !

— Vous n’êtes pas blessé ? m’inquiété-je soudain, devant ces divagations divagantes.

— Pipi ! il pleurniche.

— Viens, Chilou, je m’apitoie, viens mon vieux bébé rose, papa Tonio va te conduire aux toilettes. Tu peux sortir ta bébête tout seul, mon trognon ?

— Pipi ! répète-t-il.

Je tire son fauteuil, et alors je constate deux choses : il a déjà licebroqué dans son froc, ça c’est la première et la seconde, c’est l’adorable slip ténu, noir, endentelé de Mlle Zouzou posé sur le burlingue. Des collègues arrivent à la rescousse. Presto, je me saisis de l’exquis trophée (elle était trop fée et j’en ai trop fait) et le glisse dans la poche supérieure de ma veste.

Les perdreaux sont mauvais, espère. Du suif dans la volière ! Une bombine en plein dans la Maison Pébroque ! De mémoire de flic on n’a jamais vu ça. C’est la pire des provocations. Un sacrilège ! Qu’ils attrapent le plaisantin et ils l’effeuilleront comme une marguerite. En feront un trognon. Il aura plus de poils, plus de dents, d’oreilles, d’yeux, de couilles, de bras ni de jambes. Juste une tête pour que le légiste puisse certifier qu’il est mort en bonne santé, comme Herr Baader et ses potes.

— Vous êtes touché, monsieur le directeur ? s’inquiètent-ils.

Je réponds pour le Brave :

— Traumatisme crânien. Il a pris des parpaings sur la nuque, j’achève juste de le dégager ; occupez-vous de sa secrétaire. Il était en train de lui dicter une lettre…

Tout le monde s’affaire. M. Blanc qui fait partie des bénévoles vient m’aider à embarquer le Dabe jusqu’à l’étage inférieur. Là que des infirmiers vont se pointer sous peu avec leur matériel de campinge.

— Elle prenait le courrier à l’encre sympathique, la secrétaire, me dit Jérémie : y a rien d’écrit sur son bloc ; faut dire aussi qu’elle tenait son crayon à l’envers. J’ai remarqué déjà que, dans votre civilisation de bâtards, les secrétaires qui ne portent pas de culotte sont moins productives que les autres.

Et alors, franchement, ça se passe pile comme dans ma vision fulgurante…

Poilala dans un beau cercueil qu’il aurait jamais eu les moyens de se payer s’il était mort comme tout le monde d’un cancer de l’intestin. Du massif, vachement mouluré, avec d’énormes poignées en argent. Drapeau tricolore par-dessus ses deux tronçons. Kébour adorné d’un nouveau galon : il a été promu brigadier-chef à titre posthume. Sur un coussinet de soie, sa Légion d’honneur toute fraîche. Au premier rang, sa veuve, ou sa sœur, on ne sait pas très bien, déguisée en Belphégor. Son fils gendarme dans le Puy-de-Dôme en grand uniforme et sa belle-fille enceinte. Plus ses deux petits-enfants fringués comtesse de Ségur pour la pathétique circonstance.

Le Grand Brochet à besicles parle. Haut et sec. Comme quoi la France permettra pas que ce crime reste impuni. Qu’attends qu’on les attrape, ces poseurs de bombes, et t’verras leurs gueules ! Ah ! ils viennent narguer la police d’élite jusque chez elle ! D’accord, il enregistre, il prend note, il prend date (et même dattes, vu que c’est signé, non ?). Mais question d’ fléchir, zob ! De réfléchir, moui ! Volonté de fer ! On va bander comme des cerfs nos énergies, bordel ! « Votre héroïsme, brigadier-chef Poilala qui vous a conduitausacrifiçuprême demeurera dans les mémoires jusqu’après les informations de treize heures ! »

Il fait sobre, ardent ! Comme un carnassier qui déchire sa barbaque. Des coups de cisaille mandibulaire. Le verbe tranchant ! Un chef, quoi !

Tout le monde est galvanisé. Une lumière dorée d’automne éclatant mordore cette scène de qualité. Le Premier premier enchaîne sur la vaillance exemplaire, le courage impétueux, la totale abnégation de notre directeur, frappé à son poste de commandement et qui a su faire front à l’apocalypse soudain déchaînée. Impec, sur sa dunette. Sans broncher, alors que sa secrétaire Gisèle, pardon, gisait fracturée à ses pieds. Il salue cet homme des litres, pardon, d’élite, qui est un modèle pour ses hommes.

Des larmes naissent un peu partout sur ces rudes visages. J’en profite pour tirer de ma poche l’adorable slip de la malheureuse Zouzou et m’en tamponner le nez. Il sent exquisement la chatte fraîche et bien tenue.

Pinuche, dans un garde-vous oscillant, pleure à chaude lance. Je lui mets la main sur l’épaule.

— Allons, allons, César, il faut continuer…

— C’est ma faute, balbutie-t-il. Tout ça est ma faute : j’ai manqué de discernement.

— C’est-à-dire ?

— Le poseur de bombe : c’est moi-même qui lui ai indiqué l’étage du Vieux et le bureau de notre pauvre Poilala.

— Tu l’as vu ?

— Oui, un jeune type basané, avec une blouse bleue et une casquette des P.T.T. Il m’a dit qu’il avait un paquet express pour le directeur…

— Misère, soupiré-je… Misère…

Ainsi sont nos temps pourris, mes frères, où tuer est devenu une mission dont on revendique la réussite. Revendiquer le chaos (ou cahot, tu choisis) ! Revendiquer la tuerie aveugle et sans la moindre gloire puisque perpétrée à la sournoise : pas vu, pas pris ! Quelle grande honte humaine et comme Dieu (le tien, le mien, le leur) doit se mordre les doigts de nous avoir créés, fils de rien que nous sommes, lamentables germes de sperme mal interprété.

Le Pommier ministre a terminé son horloge, sa galvanisation, et s’approche de la famille Poilala pour condoléer à la main. Qu’ensuite, il marche au Vieux, lequel est dans un fauteuil, au mitan de la cour d’honneur car ses guiboles le portent mal depuis son traumatisme.

— Encore mes plus illustres compléments de compliments pour votre bravoure bravourissime, monsieur le directeur, fait le deuxième Premier des Français en tendant la main à Achille.

Et alors, tu sais quoi ?

Tu vas pas me croire tes yeux.

Une petite chose rose pointe entre le râtelier du Vioque. Au départ, on croit à son bout de langue. Moi je crains qu’il renouvelle l’exercice A’ de la minette chantée, le Dabe. Mais non : la chose rose sort de plus en plus, grossit, enfle, se fait boule luisante comme panse au soleil. Ça devient un gros ballon de chewing-gum qui, au plus fort de son obésité, crève d’un seul plouff !

— Exactement ! Je… heu… ne vous le fais pas dire, bredouille le Premier sinistre, abasourdi.

Ainsi s’acheva le destin de Poilala, brigadier-chef, mort au bureau d’honneur.

PITRECHA IV

L’organe endeuillé du Gros :

— Tu sais ce dont je viens d’apprend’, Sana ? Poilala est mort !

— Merci pour la nouvelle, riposté-je, mais j’y étais.

Du coup, c’est lui qui me réclame un complément d’info. Magnanime à pisser contre les meubles, je les lui fournis.

— Alors comme ça le Vieux est secoué ? résume-t-il.

— Une loque !

— Déjà qu’il était pas très frais d’puis quéque temps, tu croives qu’y va pouvoir r’prend’ ses activances ?

— Il a de la ressource ; d’ailleurs il m’est venu une petite idée que je vais aller tester sur lui.

— Laquelle sont-ce ?

— Secret professionnel.

— Va te chier !

— Impossible : chier n’est pas un verbe pronominal.

— Verbe pronominal toi-même, grand con !

Ces piètres insultes dites, il se met à tousser pour en trouver d’autres, mais tout ce qu’il ramène, c’est un glave dont je l’entends se défaire à travers la pièce d’où il me téléphone.

— Et tes Japs, ça boume ? Ils continuent de se faire du lard ?

Mon camarade oublie sa rancœur pour éclater de rire.

— J’ai opéré comm’ tu m’as d’mandé, l’artiss : j’ai déréglé toutes les balances d’ l’établissement, la nuit passée, pendant qu’ l’infirmière de noye allait à ses blablutions, consécutivement au coup de guiseau qu’ j’y ai mis.

— Je ne t’ai pas demandé de les dérégler, mais de les retarder.

— Deux kilbus en moins chacune, récite le Mahousse, ça n’ s’appelle pas dérégler, ça, p’t’êt ? Ce morninge, quand j’ sus été à la p’sée, l’infirmière m’a complimenté sur ma maigritude : « Vous voilliez bien qu’av’c de la persévérance on y parvient », qu’elle gazouillait, l’infante ! Par cont’ ça n’ faisait pas l’ blot des deux bouddhas. Mine de rien, j’ me tenais dans la péripétie quand t’est-ce y z’ont escaladé la bascule. En s’voilliant en perte de vitesse, y l’ont eu saumâtre. Tu les aurais entendus jacasser ! Et moi, sans perd’ une broque, du temps qu’y rouscaillaient, j’ai bondi dans leur turne où qu’ils ont une balance privée pour leurs tests. Rapidos, j’ l’ai réglée à l’heure des autres.

— Bravo ! Je suppose qu’ils vont mettre les bouchées doubles pour combler le déficit ; dès lors, ils dépasseront le poids prévu.

— T’as compris à quoi ça correspondait, ce micmac ?

— Pas encore, mais nous l’apprendrons un jour, Gros.

— Et le filou qu’est été déposer c’t’bombe pour l’ Vieux, t’as une piste ?

— C’est pas moi qui suis chargé de l’enquête.

— Pace qu’ t’as b’soin qu’on t’ charge de l’enquête pour courir après un gonzier qui nous prend pour des nœuds volants ! Tu changes, Sana. J’ voudrerais pas t’alarmer, mais tu changes, mon pote !

Il a un immense soupir fustigeur et raccroche.

Je l’imite. Maria m’apporte mon caoua. Tu la verrais frétiller du fion, cette bêcheuse. Depuis qu’ je l’ai vergée, par une nuit sans lune où le spleen cognait dur, elle se prend pour une superstar hollywoodienne de l’époque du muet. Ses regards chavirés, ses cils qui palpitent, ses soupirs silencieux qui lui font grimper les loloches à laitage supérieur, tu te poignardes le cul avec une francfort que tellement c’est drôlet. Elle voudrait retâter de la membrane, notre Ibérique, mais ma pomme dis : prudence, prudence ! Je laisse les toiles d’araignée lui retisser une virginité. Les liaisons ancillaires s’achèvent toujours mal : par des lettres anonymes pleines de fautes d’orthographe ou de la mort-au-rat dans le brouet ! Faut se gaffer. Quand elle roule des miches devant moi, comme une caravelle par gros temps, je feins de pas piger. Amnésique, l’Antonio. Les allusions, comprends pas. J’oppose mon angélisme à ce succube (me montrant assez incube, de ce fait !).

Elle dépose le plateau sur ma table surchargée de mes écrivailleries en cours. Ordinairement, c’est ma Féloche qui me monte le petit déje ; ne laisserait ce soin à personne, m’ man.

— Ma mère n’est pas là ? m’inquiété-je.

— Elle avait rendez-vous à l’école pour le pétit Antonio qu’il n’est pas saze.

Tiens, elle m’a caché ça, ma chère vieille, peur que je torgnole notre adopté. En voilà un, par instants, je me demande si l’hérédité le tenaille pas. Fils de bandits, ça laisse des gènes crapulards dans le corps, fatal. Faudra que j’étudie son cas.

— Ensouite, la Madame, elle féra le marché, ajoute Maria en me brandissant son pubis à travers sa robe.

Elle précise bien, par ce renseignement, qu’on est seulabres dans la strasse, les deux, et que je peux tout à loisir lui en pousser une de vingt-cinq centimètres dans le convertisseur des sens.

— Bon, merci, Maria ; il faut que je me dépêche, j’ai un rendez-vous important avec mon directeur.

Elle traîne sa déception avec harassement jusqu’au palier. Laisse longtemps son regard de reproche dans l’entrebâillement de la lourde au risque de l’y coincer. Mais moi, agacé, sauvage dans mon genre, je branche la radio et cesse de m’occuper d’elle.

Une plombe plus tard, saboulé Prince Charmant, je me pointe à Neuilly, chez Achille. Son vieux valet britannique m’ouvre. Tronche de croque-mort qui aurait perdu sa femme, devenant ainsi son propre client.

— Comment est monsieur, ce matin ?

— Toujours pareil, Sir.

— Il est prêt ?

— J’achevais de lui passer son veston.

— Alors en route. Une fois à la Grande Maison, faites-le entrer par-derrière et guidez-le jusqu’à son bureau. Vous ferez attention à l’escalier : on a remplacé les marches manquantes par un praticable de bois en attendant qu’il soit refait à neuf.

— J’y veillerai, Sir.

— Je vous y attends.

Dans ma Maserati, y a Mélanie, un ravissant sujet auquel je confie mes états d’âme et ma bibite, certains soirs. C’est une charmante gamine qui a lu Maupassant et s’est installée un petit entresol Renaissance dans le quartier Saint-Lazare. Elle y reçoit quelques privilégiés à qui elle distribue des numéros d’ordre. Ils sont cinq ou six : des chefs d’entreprise, des négociants de province, plus un académicien, à lui rendre visite et à assurer sa confortable matérielle. L’académicien est le moins généreux, mais elle le conserve pour le panache, exigeant même qu’il la saute coiffé de son bicorne. Une nature. Moi, je suis rangé dans le lot des amants de cœur, disons plus exactement, des copains de plumard. Je l’invite au restau et je l’emplâtre après l’avoir ramenée à son home. Tout ça de bonne guerre. Maupassant, que je te dis. Il existe commak de douces survivances des temps passés.

Parvenus à la Cabane Pébroque, je la conduis jusqu’au burlingue d’Achille. Elle est impressionnée comme si je lui avais passé les menottes. Mes confrères me clignent de l’œil parce qu’elle en jette vachement, la gosse, avec son faux Chanel grège à col de velours.

Je la prie de s’asseoir dans LE fauteuil du Dabe. Ils ont foutu des planches pour aveugler la large brèche causée par la bombe, mais ça ne suffit pas pour isoler complètement la pièce. N’importe, on fera avec.

Peu après, voilà Achille qui déboule, accroché au bras de son serviteur muet. La grande gagatte ! Il a l’air complètement fané, le dirluche. La commotion me l’a expédié dans l’enfance, mon chef vénéré.

Me souviens plus du nom de son larbin. Mais comme la plupart des domestiques britanniques se nomment Barnett dans les bouquins, je lui dis :

— Soyez gentil, allez nous attendre dans le couloir, Barnett !

Et comme il y va sans protester, c’est peut-être bien qu’il s’appelle Barnett, non ?

Mélanie s’est levée à l’entrée du Dabe. Elle a amorcé une révérence de petite fille modèle, mais devant l’apathie du bonhomme (l’apathie vient en mangeant, tu vois que c’est réel !) elle se garde pour elle.

Je pilote Chilou jusqu’à son poste de pilotage, le fais asseoir. Et il obtempère sans regimber.

— A toi de jouer, ma grande ! lancé-je à Mélanie.

Elle me virgule une mimique éperdue.

— Je suis gênée…

— Faut pas…

— Il est complètement à la masse, tu m’avais pas dit, enfin, pas qu’il l’était à ce point…

Je commence à fumer des naseaux.

— Ecoute, ma poule, nous sommes réunis pour nous livrer à une expérience, on va la tenter. Je fais appel à ta charité chrétienne.

Alors, bon, du moment qu’on lui tient ce langage, elle retrousse sa jupe et décachette sa fine culotte (noire à dentelle). Elle a le sens du devoir, ma petite péteuse. Puis elle s’installe sur le bureau, face à Achille, les petons posés sur les accoudoirs de son siège.

Pudiquement, je gagne le fond de la pièce afin de m’abstraire un max tout en continuant de superviser les opérations.

— Bon appétit, monsieur le directeur ! lancé-je simplement.

— L’inciter, tu comprends ?

Au début, rien ne se produit. Il paraît lointain, sous hypnose, l’Achille. Un canard qui vient de trouver un couteau et qui le considère sans se poser de questions.

— Tu devrais l’inciter un peu, merde ! lancé-je à ma collaboratrice. T’es pas à l’étal d’une boucherie, ma gosse ! T’es censée approcher les voluptés rares, non ? Mets-y du tiens : roucoule, bordel ! Quand je te gravis la face nord, t’entonnes une vraie mélopée, alors fais-lui le grand jeu !

Elle grommelle j’sais pas quoi d’inaudible, mais que je devine ingentil à mon endroit. Des trucs confus, comme quoi je lui pompe l’air avec mes conneries. Comme si ce vieux bronze romain allait sortir de la semoule juste en voyant son mignon frifri, Mélanie ! C’est la thérapie de masse ou quoi que je tente là !

Pourtant, la conscience jamais en vacances, la voilà qui attaque son manège enchanté. Le doigt de cour frénétique, les plaintes à haute tension. Les soubresauts d’invite. Du grand art. Qui te laisse rêveur lorsque tu en as ta part. Car enfin, qui te prouve qu’elle ne fait pas « semblant « avec ta pomme, puisqu’elle parvient à donner si parfaitement l’illuse du fade, la Merveilleuse ?

Moi, son cirque libertin me gonfle les voiles à outrance. Paré pour gagner le grand large, les potes !

Il est devenu tout de bon en marbre ou quoi, le pauvre Chilou. Déjà, marmoréen, il l’a toujours été, alors quoi, il s’est vraiment minéralisé sous l’effet de la bombe ? Et puis c’est the miracle (en anglais : LE miracle). Le Vieux a une sorte de geste importuné comme pour chasser une mouche à merde venue butiner son crâne. Son visage plonge vers les délices qui lui sont si largement proposés et il se met au boulot, le coquin, avec une fougue, une voracité de loup.

Très vite, ça s’entend que la Mélanie ne fait plus dans le factice. Que ses pâmades c’est du réel. Ses gémissements ont le son du cristal à présent. Faut dire qu’il l’entreprend de première, Mister le Dirlo. Lui, tu peux le considérer comme médaille d’or olympique de la minouche ! Cette technique ! La môme, à présent, pas question qu’elle réfrène. C’est le départ pour les horizons lointains. L’adieu aux basses réalités ! Elle chante « Beau ciel d’azur je viens z’à toi « à pleins poumons. Que ça branle-bas de combat dans la Grande Turne, fatal. Il est plus insonorisé, Achille, pour l’heure, avec une simple palissade de planches pour l’isoler. Ça radine de partout : d’en haut, d’en bas, de gauche et de droite ! Y a même le laveur de carreaux qui actionne à toute vibure la manivelle de son échafaudage pour venir mater par la fenêtre donnant sur le quai.

On perçoit des chuchotements, des gloussements. Je distingue la voix grasseyante du commissaire Bandoli qui explique à des survenants :

— C’est le Vieux qui bouffe une gonzesse ! Il est rétabli !

Et tout ce petit peuple de perdreaux fait à voix basse « Hip y pipe, hurrah ». Terriblement émouvant. Pis qu’une prise d’armes sur l’affront des troupes.

La Mélanie en est au point de fusion complet. C’est là que l’ultime étage de la fusée se libère. Elle lance un alexandrin superbe. Ça dit comme ça : « Vvvvvouiiiiiiiiiii »[5].

Le Vieux, bien qu’elle ait achevé sa croisière, continue sur son erre, l’esprit nettoyeur de tranchées. Il s’éclate en grand. Ratisse menu. Mélanie est contrainte de le refouler par la coquille, tellement qu’il en fait trop. Ne pas dépasser la dose prescrite, sinon tu craques. Un instrument léger, ces jolies dames. Faut être luthier pour les entreprendre.

Achille se renverse, content, ébloui. Dans le mouvement, il m’aperçoit.

— Vous étiez là, mon petit ? Deviendriez-vous voyeur, avec le temps ? Pas très beau, cela, à moins que le jeu n’en vaille la chandelle, naturellement.

— Il la valait, patron ! exulté-je. O combien !

Content, il sort son mouchoir et se tamponne le visage emperlé de toutes les sueurs[6].

— Dites-moi, Antoine, pendant que je… heu… discutais avec cette charmante jeune personne, j’ai entendu un formidable bruit ; rien de fâcheux, j’espère ?

Je m’approche tandis que Mélanie se reslipe.

— Il va falloir que nous parlions, monsieur le directeur. Tu peux nous laisser, Mélanie, ta prestation était inoubliable.

Une fois mis au parfum et nanti des épisodes qui lui manquaient du fait de son traumatisme, le Dabe se lève et m’ouvre grand ses bras de moulin avant.

— Sur mon cœur, San-Antonio ! déclame-t-il. Sur mon cœur, immédiatement !

Je me rends sans tarder à ce rendez-vous et il m’étreint avec force, pétrissant ma nuque, me donnant même aux joues des baisers dont je me passerais bien jusqu’à sa prochaine toilette buccale.

— Merci, mon petit, mon bébé, mon disciple. Merci ; vous m’avez sauvé. Il faut avoir, comme vous, une profonde connaissance de la nature humaine pour tenter pareille expérience ! Ma reconnaissance à tout jamais ! A tout jamais, m’entendez-vous, Antoine ? Que puis-je faire pour vous exprimer ma reconnaissance ? Souhaiteriez-vous que je vous adopte ?

— Ce serait avec plaisir, patron, mais j’ai toujours ma mère, heureusement.

— C’est juste. Et que le Seigneur vous la garde longtemps. Mais nous allons trouver autre chose. Attendez… Ça y est, ça vient, je sais !

Il s’éloigne de moi d’une quinzaine de centimètres et, me fixant droit dans les yeux, déclare :

— A compter de cet instant, je vais vous tutoyer. Tu es d’accord, mon Coco Rose ?

— Pour le tutoiement, certes, monsieur le directeur. Seulement, le Coco Rose, ce sera exclusivement dans l’intimité, si vous le voulez bien, ça pourrait prêter à confusion.

— Marché conclu, mon petit Lapin Bleu !

Et c’est là que l’interphone général (il ne fonctionne pas dans le bureau du Vieux, mais à cause de la brèche on l’entend) m’annonce que l’inspecteur Blanc demande à me voir d’extrême urgence…

— Je vous quitte, patron, avec votre permission, naturellement.

— Va, mon enfant, va, mon chérubin, vole à ton travail, moi je vais retrouver le meurtrier de notre cher Poilala ; car telle est ma mission, dorénavant. Toutefois, avant de me quitter, laisse-moi le téléphone de la frêle créature qui a si bien su m’arracher à l’aphasie. Je ne voudrais pas risquer des séquelles et son traitement me paraît miraculeux.

Plus excité que cent mille poux, le Noirpiot ! En m’apercevant, il fond sur moi, comme un huissier sur une pauvre veuve qui ne peut plus payer les traites de sa machine à laver.

— T’es chié, toi, mon vieux ! Depuis ce matin je te cherche !

— En fait de quoi tu m’as trouvé, tout est donc bien qui finit bien ! Pourquoi cette impatience à me voir, monsieur Blanc ?

— L’autre jour, après l’explosion, j’ai passé la soirée avec Mathias. Il était obnubilé par ton histoire des Japonais qui se font engraisser et qui doivent pisser trois litres d’urine d’une traite.

— Il y a de quoi.

— On a tourné et retourné ce problème une partie de la nuit, ainsi que les jours qui ont suivi.

— Bravo pour votre conscience et votre obstination professionnelles. Ce sont les êtres d’élite tels que vous qui assurent le rayonnement d’une nation.

Il me zieute, s’assurer que je suis pas en train de me payer sa bouille. Ma gravité l’indécise. Il ignore jusqu’où peut aller ma pince-sans-rirerie. Dans le doute, il fait comme les caravaniers de son pays : il passe outre.

— On échafaudait mille hypothèses, poursuit Jérémie. Toutes, après réflexion, nous paraissaient oiseuses. Mais, cette nuit, je me suis réveillé sur le coup de 3 heures, à cause de Tamoulé, notre dernier, qui met des dents et chiale à en réveiller le quartier. Pour le calmer, je le prends dans mes bras, tu comprends, mon vieux ? Non, t’es pas père, tu ne sais pas ce que c’est un gosse qui souffre. Tu voudrais qu’il te refile son mal.

Il renifle épais. Avec des naseaux pareils, il rengouffre un demi-mètre cube de morve, le grand primate. Ses narines, tu dirais deux plats d’offrande placés côte à côte. Quand il se mouche, il doit avoir l’impression d’attraper une paire de couilles de taureau, M. Blanc.

Son émotion se dissipe, ses yeux marqués de rouge désembuent.

— Et à part cela, ça consiste en quoi ? brusqué-je, manière de lutter contre les sensibleries du premier degré.

— C’est en berçant Tamoulé que j’ai pigé.

— T’as pigé quoi ?

— Pourquoi tes deux Japs doivent peser 255 kilos pile après ingestion de quatre litres de flotte.

— Raconte !

— Pour servir de contrepoids, mec.

— A quoi ?

— Ça, je l’ignore encore, mais on l’apprendra le moment venu. Ecoute bien la démonstration : un bras de levier quelconque, pour être en équilibre, doit subir une pression de 255 kg pile. On remplace la charge de fonte ou de béton initiale par deux hommes qui, ensemble, pèsent le poids exigé. Le bras de levier est alors en équilibre, tu me suis ? Dans un second temps, les deux hommes gonflés d’eau vident leur vessie : l’équilibre est alors rompu.

— C’est parce que ton môme t’a pissé dessus cette nuit que tu as découvert ça, grand fou ?

— Exactement, monsieur le commissaire à la con, exactement !

— Eh bien ! bravo ! C’est Newton et sa pomme, Christophe Colomb et son œuf, François Ier et sa chaude pisse ! Mais, sans vouloir te doucher écossaisement, à quoi nous sert cette découverte ?

Il me balance un regard plus épais qu’une porte Fichet.

— Quand tes deux obèses quitteront la clinique, je suppose que tu vas les faire filocher, non ?

— Il en est question.

— Sachant qu’à un moment donné ils devront servir de contrepoids pour une opération que je subodore hautement vénérienne, tu pigeras vite à quel moment il convient d’intervenir pour les empêcher de nuire.

— Tu es un remarquable limier, Jérémie, applaudis-je.

— Je sais, fait-il avec une telle sincérité qu’elle équivaut à de la modestie.

— Pour le moment, dis-je, les deux tas de graisse sont en plein cafouillage, Béru ayant bricolé les balances de l’Institut Rotberg.

— A quoi bon, fait M. Blanc, réprobateur. C’est reculer pour mieux sauter !

— Tu l’as dit, chéri : c’est reculer. Re-cu-ler : j’avais besoin de gagner du temps.

— Pour quoi fiche ?

— Viens voir, boy !

Je lui chope l’aile gauche et l’embarque vers les hauteurs, jusqu’à l’Identité où des hommes emblousés de blanc s’activent dans une lumière de laboratoire. Me dirige vers Courtapoint Jules, un illustre des lieux. Cézigue, c’est un fichier vivant. Les ordinateurs, il leur pisse contre. Tout dans la tronche. Il veut bien qu’on ait remplacé la traction animale par la traction mécanique, mais il dit que pour le cerveau humain, y a pas d’ersatz possible.

Je le prends en train de faire chier le clavier déglingué d’une machine à écrire avec deux féroces index, brutaux comme des becs de rapaces dépeçant une charogne. Ses potes sont équipés de modèles plus récents ; on trouve même dans le matériel des I.B.M. électriques. Mais Julot Courtapoint, lui, il est resté fidèle à sa Royale. Il me rappelle un copain d’école, le grand Cugnardet, qui utilisait un vélo de son grand-père tellement haut qu’il ne pouvait pas s’asseoir sur la selle et qui tant tellement ferraillait qu’à son approche les bagnoles grimpaient sur les trottoirs.

Devant lui, s’étale un poster représentant la fille qui a rendu visite aux Japonais. Photo prise par mister Mézigue à l’aide du minuscule appareil fixé à mon revers. L’objectif ressemble à une rosette d’officier de quelque chose. Tu le promènes partout, une pression discrète du pouce et clic, clac, Kodak, vous êtes à moi, m’sieur-dames !

— Chapeau ! m’écrié-je. Tu es arrivé à tirer ce portrait d’art de ma péloche arachnéenne ?

— Parfaitement, commissaire. C’est beau, la technique, non ?

Il ajoute en désignant le feuillet engagé sur le chariot de sa machine infernale :

— Je grattais justement pour vous ! Vous permettez ? Juste deux lignes encore et le rapport est à vous.

Le voilà parti à démanteler la cinquantaine de touches boiteuses étalées devant lui.

— C’est la gonzesse qui a rendu visite à tes deux castrats ? murmure Jérémie.

— Yes, monsieur Blanc !

— Belle gosse. Tu ne lui as pas filé la main au valseur ?

— Pas encore.

— M’étonne de toi, mon vieux : goret comme je te connais déjà !

Y a l’ami Courtapoint Jules qui blêmit devant sa Royale, de m’entendre pareillement traité.

— Dites, commissaire, ils sont plutôt familiers, les nouveaux inspecteurs, ronchonne-t-il sans cesser de taper. Dommage qu’on aille les chercher dans la forêt vierge, maintenant !

M. Blanc dont c’est pas le jour de grâce bondit :

— Qu’est-ce qu’il vient de dire, ce furoncle, Antoine ? C’est ma patte de gorille dans sa gueule de rat malade qu’il cherche ? Y a conflit de mammifères, dans cette boutique, décidément !

Ça devient intenable ! On va droit à l’hécatombe, au bain de sang, au « Tumulte d’Amboise », à la Saint-Barthélémy ! Pourtant c’est plein de gardiens de la paix de couleur dans Paname et tout baigne ! Alors pourquoi ça grippe dans la Rousse de haut niveau ? Ils ont l’air d’enrogner qu’un Noirpiot soit promu inspecteur, les vieux fonctionnaires de la Maison Poupoule.

Sans un mot, j’empare le feuillet que me tend Courtapoint. Son texte dactylographié lui ressemble : il déconne. T’as plein de lettres qui ne se sont pas imprimées, d’autres qui rôdaillent au-dessus des lignes comme des mouches à merde convoitant des étrons…

Je lis :

« N’GRUYER RÂ PÉ Dolorosa, née à Quezon City (faubourg de Manille) Philippines, le 16 juin 1962. Fille d’un riche négociant en coprah. En 1980, se rend à Boston pour y faire de hautes études commerciales ; mais n’y séjourne qu’un an et abandonne l’Université pour suivre son amant, un Syrien soupçonné d’appartenir à un groupuscule terroriste. Elle rompt tout contact avec sa famille. Le couple est expulsé des Etats-Unis peu après et va habiter Rome où l’on perd sa trace. L’amant syrien, connu sous le nom de Fépaça Seyssal, est tué à Londres en 84 au moment où il déposait une bombe dans le véhicule d’un important fonctionnaire israélien. Depuis sa mort, N’Gruyer Râ Pé Dolorosa aurait pris part à des activités terroristes ; une première fois à Athènes, au cours de l’attaque d’une banque, et une deuxième fois à Francfort, lors de l’assassinat d’un important industriel de l’Allemagne de l’Ouest. Toutefois, lors des deux opérations susmentionnées, sa culpabilité n’a pu être clairement démontrée. Elle séjourne actuellement à Paris, à l’hôtel Royal Friedland sous l’identité de Manuella Dubois, née à Saigon en 1959 d’un père français et d’une mère vietnamienne. »

— Tiens, dis-je, elle n’est pas coquette : il est rare qu’une femme se vieillisse.

Je présente le feuillet à Jérémie. Courtapoint en conçoit une sombre amertume. Avoir établi ce document pour qu’un chimpanzé en prenne connaissance lui flanque des idées de démission sous la coiffe.

— Je vous ai préparé une série de photos de la donzelle d’un format plus facile à transporter, grommelle-t-il.

— Merci, c’est gentil.

J’enfouille une demi-douzaine de portraits et tends à l’efficace grincheux le miel de ma satisfaction.

— Excellent travail, Jules. Compliments.

— Merci, monsieur le commissaire.

Il baisse le ton.

— Comment va le V…, heu je veux dire M. le directeur, commissaire ?

— Admirablement bien, Courtapoint : il s’est remis à bouffer !

— Ah ! bon, tant mieux ! Quand l’appétit va…

— Des culs, rectifié-je. Faut un commencement à tout.

Flanqué de M. Blanc, je me rends à ce Service particulier et dont nous ne parlons jamais à personne (et encore moins entre nous) qui est « la caisse noire ». J’y suis connu comme le houblon, ayant sans cesse besoin de disposer de fonds occultes pour mes déplacements à travers la planète. J’y jouis d’un statut particulier, établi depuis lulure, car l’on connaît mon intégrité foncière et l’on sait en haut lieu que si je claque pas mal d’osier, c’est toujours pour le boulot et que la pensée ne me viendrait jamais de distraire un fifrelin pour m’acheter un esquimau en dehors du service.

L’homme qui règne sur ce lieu tabou est austère et nous ignorons son nom. Tu dirais l’une des gargouilles de Notre-Dame qui souffrirait d’une hépatite virale. Il a les traits creusés, les yeux enfoncés, le nez plat, les dents rentrées, le teint jaune et le plus débectant regard que j’aie jamais vu dans une paire d’orbites. Il regarde chacun de ses contemporains comme s’il le soupçonnait d’être un escroc sadique d’avoir la vérole et de tenir une grenade dégoupillée dans sa poche.

Son secrétaire, un obscur cafard à paletot noir luisant, nous introduit après que j’eusse rempli un long formulaire en trois exemplaires.

M. Caisse Noire sourcille en découvrant la négritude de mon compagnon. Il hoche la tête pour répondre à nos saluts de cour et attend en goûtant sa salive que je subodore visqueuse et acide.

— Il conviendrait d’ouvrir un compte privé à l’inspecteur Blanc, ici présent, monsieur, fais-je. Bien entendu, M. le directeur cautionne ma demande.

Le désagréable quidam se met à regarder Jérémie comme s’il était un paquet sans maître déposé sur son paillasson.

— Pour quoi faire ? interroge-t-il d’une voix qui ferait sécher en trente secondes une charretée de fourrage (il prit son fourrage à deux foins).

— L’inspecteur Blanc va opérer une surveillance étroite dans un palace de la capitale et il doit y prendre un appartement.

— Lui ! s’exclame notre cruel vis-à-vis.

— Lui ! confirmé-je en soutenant son regard à l’amoniaque.

Il laisse filocher un long silence pendant lequel tu aurais le temps de lire « Guère épais » de Léon Tolstoï, puis soupire, exactement comme s’il décidait de laisser pratiquer l’ablation de ses trois testicules :

— Il va lui être remis une carte de crédit temporaire.

— Auquel il conviendrait d’adjoindre un viatique en argent liquide, ajouté-je.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on ne peut pas donner de pourboire avec une carte de crédit.

— Alors, il n’en donnera pas.

— Dans un palace, la chose est très mal vue.

— Cela n’a aucune importance, commissaire.

— En ce cas, je lui remettrai de l’argent sur ma cassette personnelle.

— C’est votre problème, commissaire.

Il tend la main vers Jérémie.

— Vos papiers, je vous prie…, inspecteur !

— Dis-moi tout, murmure M. Blanc tandis que nous ré-arpentons les couloirs en sens inverse. Il existe plus fumier que ce mec dans cette taule ?

— En cherchant bien on trouverait probablement, pronostiqué-je.

— C’est pas le pied, votre civilisation, mon vieux !

Je ronchonne :

— Eh ! dis voir, l’abbé, dans ton bled sur les rives du fleuve Sénégal, ils sont tous à canoniser, tes concitoyens ? Cherche bien et tu trouveras le lot d’ordures habituelles. Partout où il y a concentration d’hommes, il y a des salauds, des gentils, des poltrons, des téméraires, des vertueux et des viceloques ; n’importe l’hémisphère, le méridien !

Il réfléchit. Puis, honnête, acquiesce :

— Bon, alors j’y fais quoi, dans ton palace à la con ?

— La connaissance de la fausse Manuella Dubois.

— Et ensuite ?

— Si tu peux devenir son amant, ce sera parfait.

Là, il tressaille vilain, le Jérémie.

— Non mais ça va pas, mon vieux ! Moi, devenir l’amant de cette péteuse de merde, avec une épouse comme la mienne qui m’attend à la maison ! Tu te figures que j’aurais le cœur de tromper ma douce Ramadé, une femme qui me fait de si beaux enfants, un si bon bouffement et qui m’aime plus que le soleil !

— Notre métier a ses exigences, Jérémie. Il nous oblige parfois à laisser nos sentiments au vestiaire.

— Et pourquoi tu n’y descends pas, toi, le Casanova, au Royal Friedland ? Tomber des garces, c’est ton sport favori !

— Parce qu’elle risquerait de se méfier de moi. C’est une donzelle sur le qui-vive. Et peut-être m’a-t-elle aperçu à l’Institut Rotberg.

— Tandis qu’un grand con de nègre, c’est comme du pain blanc.

— Oui, mon frère : comme du pain blanc. Tu vas te faire passer pour un chargé de mission sénégalais : tu bricoles dans la diplomatie. Joue les vaniteux, les connards. Elle sera sûrement intéressée. Entre à fond dans son jeu. Sois ce qu’elle souhaite, tu piges ? Merde, c’est une expérience passionnante, non ? Plus captivante que de balader des merdes de chien le long d’un caniveau avec un balai ! Subjugue-la. T’es balancé comme une formule 1, mon drôle, et t’as une frime qui fait mouiller les gerces !

Au lieu d’être flatté par ces compliments, il prend un air excédé.

— T’es dégueulasse, mon vieux. Le cul, y a que ça qui compte pour toi ! Est-ce que tu as un idéal, seulement ? Si oui, il doit ressembler à un sexe féminin, non ?

— Quand on ne peut refaire le monde, on n’a que la ressource de prier et de baiser, lui réponds-je.

Non sans mélancolie.

CHAPITRE V

Un vieillard emmitouflé les observe, enfoncé dans l’un des fauteuils garni de chintz du bar.

Cheveux en brosse d’un blanc de cocaïne[7], moustache encore grisonnante, lunettes à monture d’or, il porte un complet d’une coupe archaïque, taillé à une époque où il était plus gros. Rosette à la boutonnière. Il tient entre ses jambes une canne élégante à pommeau d’argent ouvragé. Malgré sa vétusté, il se farcit un Pim’s number I au champagne ayant l’âge de mes artères, car le vieux birbe en question, c’est moi, Sana, le grand préféré de sa maman.

Il est rare que je me travestisse, étant peu porté sur les arsènelupineries ; le cas de fausse mangeoire dans lequel je me trouve immergé m’y contraint.

Ce déguisement pour remake des « Pieds Nickelés » me permet de séjourner au Royal Friedland sans risquer d’être reconnu de la Philippine, non plus que de M. Blanc, ce qui l’intimiderait.

Pour l’heure, il obéit consciencieusement à mes directives, sans paraître traîner un complexe trop harassant vis-à-vis de son épouse dévouée.

Assis au côté de Manuella Dubois sur un canapé bas, il tient le bras droit passé sur le dossier, derrière la ravissante. De temps à autre, l’extrémité coffee and milk de ses longs doigts effleure, comme par mégarde, le dos ravissant de la Jaunette, sans que ladite marque la moindre réaction. Et, comme l’assure le proverbe : « Kennedy rien, qu’on sent. »

T’ai-je précisé que je porte un appareil acoustique d’un genre très spécial, mis au point par le génial Mathias ? Lequel (pas Mathias, son appareil) permet de capter les conversations dans un rayon d’action de vingt-cinq mètres soixante-quinze ? J’écoute donc le dialogue qui s’échange entre Jérémie et Manuella aussi bien que si je me tenais assis sur leurs genoux.

Lui, il en débouche des chiées, comme quoi il est en France pour observer les structures de notre enseignement secondaire. Qu’au Sénégal, ils se demandent s’il est opportun de faire étudier les pouètes du Moyen Age en seconde, vu que Clément Marot, hein ? Vous m’avez compris ! Un poète tenté par « La Réforme » au point qu’il est obligé de se tailler chez les Ritals, merci bien ! Tout ça. Et puis Ronsard, bon ; mais s’il n’y avait pas eu Brassens pour le mettre en selle, un siècle après Sainte-Beuve, on ne le connaîtrait que comme valet de chambre d’Anchois Pommier.

Son érudition, peut-être que ça la fait tarter, Manuella. Mais heureusement ; il y a ces petites papouilleries discrètes dans le dossart, prometteuses ! La gosse, si elle aime le radada, elle prévoit de belles performances de son compagnon. Un Black pareillement baraqué, il a fatalement tout le reste à lavement, comme dit Béru. Ces mecs te déballent de leur bénouze un épieu pour la chasse aux phacochères (il est défendu de stationner devant les portes phacochères au Sénégal).

Quatre jours qu’elle glandouille au Royal Friedland, la miss. Elle doit commencer à morfondre. Comme je l’avais admirablement prévu, ce Noir lui inspire confiance. Elle se dit que c’est la brève rencontre idéale. Avec sa pomme, un coup de râpe sera sans conséquences. Alors, doucement, elle s’abandonne. Et lui, très bien, le problème scolaire étant évoqué presque réglé, il passe aux manœuvres de printemps. Il peut regimber pour chiquer les dons Juans, l’apôtre, il est doué pour le baratin d’antichambre, espère ! Sa chère Ramadé, je lui sens poindre des bois de cerfs à ramifications multiples !

Il lui dégoise des trucs que, ma parole, je pourrais débiter pour mon propre compte. Des poéseries pervenche ! Comme quoi, elle a la grâce féline de la panthère noire, cette jolie miss, et le velouté de certaines fleurs subtropicales dont il a oublié le blaze. Et d’autres enchanteries pas feignantes, je promets ! Qu’il a aperçu sa démarche, de dos, et que déjà son cœur de pauvre nègre s’est mis à boquiller au point qu’il doit finir et se vider les ventricules à la petite cuiller. Est-elle raciste, dites-lui ? Avec esprit, elle rétorque que quand t’as la peau couleur safran, tu te sens pas concernée par ces préoccupations salopiotement occidentales. Oui, mais, lui fait-il observer, vous êtes d’une blancheur liliale comparée à moi ! Et alors ? L’ébène vaut l’ivoire ! Formule planifiante. Maintenant, sa main à l’encre de Chine est posée carrément sur le cou de la superbe. Elle en frissonne. La tringlée est imminente, j’entrevois. Elle va se perpétrer dans le meilleur des laids.

Jérémie appelle le loufiat pour signer la douloureuse. Et alors, il s’opère un mouvement de foule dans l’entrée. Le bar si feutré, où passe, comme en rêve, une musique douce, s’emplit d’une tonitruance inconforme aux lieux. Quatre personnages viennent de pénétrer. Les besicles à verres plats du vieillard que j’interprète s’embuent. Il y voit trouble, le patriarche à la flan. Les survenants, tu veux tout savoir ? Ils se composent des deux monstres japonais, de Béru et de la marquise italienne. Là, tu pourrais placer un roulement de tambour pareil à celui qui ponctua la décollation de Louis XVI. Un râ de ville ! Ou un râ de dégoût !

Ma comprenette titube. Tout chancelle, tout Jacques Chancel, tous en Shell, tousse en selle !

Stupeur de voir débarquer ce quatuor.

Angoisse d’assister à l’effondrement de mon plan, car ce gros connard de Béru va apostropher M. Blanc. Adieu, dévot, bravache, cocon, cuvée ! Le vieux contemple d’un œil marri son infortune ainsi répandue !

J’ôte mes besicles pour mieux voir ! Mon sonotone, pour mieux entendre. J’ôterais mes dents si elles n’étaient authentiques, ma prothèse érectilo-copulatoire, si je ne m’accouplais avec mon organe naturel.

Les quatre personnages s’approchent du couple en lacet. Les deux baleineaux Japs y vont de leur séance de courbettes en balançant des « ayaya kaka, ayoyo koko » de leurs voix fluettes d’eunuques engraissés à la farine de maïs. Qu’après quoi, ils font les présentations :

— Misio Bê-Rû ; marquesse Roubignoli.

Le Gravos y va itou de plongettes orientales. Il a appris, ce surdoué sublime, il reste sans réaction devant Jérémie, lequel s’est empressé de proférer un « Ravi de faire votre connaissance » appuyé. Simplement, il feint de ne pas voir la main que celui-ci lui tend.

Tout le monde prend place à une grande table basse et je ne sais qui (M. Blanc je crois ?) commande du champagne. Vite fait sur le gaz, je me renquille le sonotone. Et, qui mieux est, je déclenche le lilliputien enregistreur logé dans la carène de l’appareil. Tu sais pourquoi ? Parce que les japonais parlent en japonais et que je comprends mal ce patois d’insulaire.

Béru continue d’ignorer M. Blanc. Il s’est placé le plus loin possible de mon colored pote. Il mamoure sa marquise avec effrénéçance, bisous dans les plâtras, suçons sur l’avant-bras, main tombée dans le cotillon : du tout grand émoi révélateur d’une passion en cours, perçue dans sa phase ascendante. Il lui chuchote qu’elle est la plus belle, qu’il se sent pousser un truc comme un magnum de bordeaux dans l’hémisphère sud et qu’il te va, dans moins de jouge, la faire grimper aux murs de leur chambre ; justement il lui vient l’idée d’une pose inconnue du Kama Sutra, jamais envisagée dans aucun cabaret de Copenhague. Un truc qu’il lui réserve la priorité absolue ! Est-ce qu’elle, est-elle capab’ de faire la chandelle romaine ? Non ? Pourtant, une Italienne ! Bon, bref, il lui apprendra ; souple comme elle reste, ça sera un jeu d’enfant.

Et puis tout le monde bajaffe un bout. Ils sont tellement dissemblables, tous les six ! Hétérochoses, si tu vois où je ne veux pas en venir ? Les deux poussahs repoussants jaunes, la déesse ambrée, l’athlète noir, la marquise de plâtre, l’obèse rougeoyant ! Tellement peu faits pour se trouver réunis que c’en devient une espèce d’œuvre d’art ! Une fresque turpide de l’absurde, du grotesque, de l’hyperbaroque.

Dix minutes plus tard, ils torchent leurs verres et se répandent. Par deux. Jérémie avec Manuella, puis les deux lutteurs du Mikado d’anniversaire, n’ensuite Bérurier et la marquise. Je reste seul devant mon Dubonnet. Pardon, j’avais dit un Pims’, je m’en dédis pas. Putain, cette affaire ressemble à un jardin japonais. Sauf que les bonsaïs sont gros comme des baobabs ! Où est le terrorisme dans tout cela ? On badine, on boit du champ’, on lutine. Ça tourne en rond. Et bibi devient le vieux con qu’il souhaitait paraître. Me pousse de la mousse aux articulations et des roulettes sous les pinceaux.

Je laisse choir ma canne. Une jeune femme qui passait par là se penche pour me la ramasser. J’ai le temps d’apercevoir deux loloches de première classe sur les bouts desquelles la main de l’homme doit souvent mettre la bouche !

— Merci, madame, vous êtes bien aimable, chevroté-je.

Elle sent bon, elle rit jeune, son cul ressemble à deux melons d’Israël dans un filet à provisions. Pour lors, je m’en trouve ragaillardi.

— Fallait pas vous donner c’te peine, petite maâme, gazouille une voix d’orang-outan enrhumé ; ça lu fait du bien d’ se baisser un peu, grand-père. Y n’est tout de même pas encore dans un état comm’ ma queue[8].

La serviable au dargif ensorceleur sourit et s’esbigne. Le Mastard prend place en face de moi.

— C’est fou c’ que tu prends un coup d’ buis quand t’est-ce j’ sus plus av’c toi, ricane-t-il.

Il consulte sa tocante.

— J’ai l’ temps d’écluser un pot : ma marquise est z’en train d’ se mignarder le baigneur en prévision de ma troussée du soir et ça y prend une bonne d’mi-heure.

— Ainsi donc, tu m’as reconnu, penaudé-je.

Il rit gras comme un chemin vicinal du Nord à l’époque des betteraves.

— En passant la lourde, j’ t’ai retapissé bille en tête, mec ! Técolle, tu pourrais affubler une soutane blanche pour t’ déguiser en cardinal, de dos j’ saurais qu’ c’est toi !

— Tu as fait ami-ami avec les goret’s brothers, à ce que je vois ?

— On est cul et chemise, les trois.

— Lequel des deux Japs fait la chemise ?

Mais les facéties du premier degré restent plus absconses pour lui qu’une affiche égyptienne annonçant le mariage de Ptolémée XIV avec sa frangine.

— D’après selon c’ que je croye comprend’, grand, t’as branché le négro sur la potesse à mes lards jaunes ?

— Affirmatif.

— Et ta pomme, tu chiques les gâteux pour supervisionner la noce ?

— Textuel. Tu me racontes, ta copinerie avec ces messieurs ?

— Fastoche. Y nous ont pris en train de bouillaver dans le téléphéérique, moi et Antonella ; parce qu’y a un p’tit téléphéérique à Rotberg, pour descend’ au village. Une cabine de tout juste huit places, qu’ tu commandes soi-même en appuillellant sur un bouton, kif un encenseur, tu mords ?

— Et alors ?

— Bon, on rentrait d’la vallée où qu’on était été faire des emplettes, moi et la marquise. Et soudain, d’ traverser ces sapins, et la cabine qui trinquebale, je chope le goumi. La vieille, toujours partante, m’ conjure d’ lu placer Popaul dans le module d’haute fréquence. Et rran ! V’là-t-il pas que je bourre la reine dans l’ téléphéérique. Là-bas, c’est plein de petits z’écureuils farceurs qui nous adressaient des mignons encouragements au passage.

Il s’interrompt pour appréhender le serveur galonné.

— Garçon : du champ’, plize ! Comment ça, une coupe ? V’ v’ f’tez de moi, mon grand ! Qu’est-ce v’ dites ? Un quart ? Ai-je-t-il la gueule à boire des quarts ? Répondez-moi en silence. Non, hein ? Une demie ? Franch’ment y me croive malade, ce gus ! D’mande à mon grand-père ici présent si j’ serais l’homme des demi-m’sures ! Une boutanche entière, mon pote ; et au trot, j’ai une créature de rêve qui se fourbit le fion en m’attendant. Qu’est-ce tu dis ? T’as pas de grande boutanche frappée ? Fais-toi pas d’souci : j’la frapperai moi-même, c’est pas la force qui m’ manque ! Bon, où en étais-je-t-il, Sana ? Oui : la bouillave dans le téléphéérique. La marquise, sa ramonée céleste, elle raffolait. La cabine dodelinait dans les azurs. On se croillerait dans une nacelle.

« Des moments, comme y avait un chouïa de zef, je déjantais. Et puis bon, on arrive au terminus avant d’avoir fini not’ besogne. J’la calçais en levrette, la mère. Ça s’ prêtait, l’ plancher étant en pente. J’en avais rien à cirer qu’on soye parvenus à destine, j’ continuais d’embroquer en père Turbable qu’ j’ sus. Et j’y fignole la brosse, médème. Stoppant à des moments pour y créer l’ manque qu’exalte toujours les rombiasses. Un petit coup de pourliche dans la moniche avant de lui renquiller l’ trésor. Du bel art, tu m’connais, pépé ? On termine notre performance. Elle était aux questches, Antonella. Lessivée à mort. Chez elle, j’ai toujours peur qu’ le guignol me lâche dans un transport ; à son âge, tu penses. Déjà qu’elle se cogne des bonbonnes de Végétaline pour s’ mett’ le palpitant au pli.

« Brèfle, je l’aide à s’rel’ver. Qu’à cet instant, qu’est-ce j’aperçois-je, leurs frimes déjà plates écrasées cont’ les vit’, ces messieurs les colosses ! En train d’ se marrer comme des citrouiles entamées. Quand j’ai sorti du téléphéérique, y m’ont gratulé comme si je viendrais d’ remporter l’ marathon du Salaud-de-Paulo. On se comprend un peu biscotte y causent anglais EUX AUSSI ! N’à partir d’ c’t’ instant, on s’est plus lâchés, les quatre ! La baise, ça les amuse pis qu’ les films à Defuneste. Chaque fois que j’enfile la marquise, faut qu’ je les préviende pour qu’y matent la séance à la chambre. Y z’apportent du saké, et puis, naturellement, leurs appareils photo : japonais, comme ils sont, tu penses ! J’ t’arrête tout d’suite ; y a rien de viceloque là-dessous. Eux, la pointe connaissent pas. Ça leur sert juste à pisser. Y nous regardent comme si on s’rait Son et Loupiote sur l’Acre Paul, tu saisis ? C’est des visuels, quoi ! Des artiss dans leur genre. Y z’admirent le boulot, la grâce, la souplesse. Y nous considèrent comme des danseurs. La marquise, pour eux, elle est coryphédrine à l’Opéra et moi Roland Petit, en gros. Tu mords ? J’ sais pas si y sont terroriss dans la vie, mais dans l’ private, tu peux pas trouver plus gentils garçons. Et bouffeurs, là, champions ! Tu voudras qu’ j’ te dise ? C’est pas d’ gaieté d’ caeur. Eh ben, y m’ battent à table. Avant-hier, on a fait un concours. On est été dans un restau faire la clinique buissonnière. On s’est commandé trois dindes : une chacun ! J’ai dû déclarer vingt culs ! Ce sont z’eux qu’a fini la mienne ! J’ai honte visse-à-visse d’ la France d’être étalé par ces Niacouets, mais c’t’ ainsi, mon pote ! Faut s’ faire mettre ou s’ résolver. »

Il stoppe son interminable tirade pour vider à moitié la bouteille de Dom Pérignon qui vient de lui être amenée. D’énormes rugissements, mêlés de feulements en consécutent, créant la panique dans le bar à peu près plein à cette heure. Les consommateurs croient que les pensionnaires d’une ménagerie se sont échappés et investissent l’hôtel. Des dames hurlent d’effroi. Un homme d’affaires du Moyen-Orient tire son parabellum de voyage de son attaché-case, prêt à défendre chèrement sa vie et son H.

Le Gros qui sort de cure n’en a[9].

— En somme, vous êtes devenus inséparables ?

— C’est pas le rêve pour un drauper, ça, Tonio ? Les gars qu’il doit surveiller deviennent ses amis d’enfance et l’invitent de viendre av’c eusss !

— L’exploit, mec. T’ont-ils dit ce qu’ils venaient faire à Paris ?

— Trouver la fille qui les manage, paraît-il. Qu’après quoi, y d’vront z’aller à London dans un grand théâtre pour s’ reproduire.

— Et tu leur as dit que tu travaillais dans quoi ?

— Dans rien. J’ vis d’ mes rentes. Mon côté fils à papa, Sana. Je chique les p’tits lords désœuvrés quand j’ m’en donne la peine. Le play bosse de lusc, c’est bibi.

Un silence ! De courte durée, car il écluse la boutanche complète et le gaz part ! Dans toutes les directions ! Mais cette fois, les voisins ont pigé la source de ces cris de bêtes féroces et ne s’en formalisent plus. La jungle, la savane, la forêt vierge, ils savent qu’un seul et même individu les assume. Un gros dégueulasse qui est Disneyland à lui tout seul.

— Et ta marquise, c’est le grand amour ?

Là, il devient grave comme une motte de beurre en train de rancir. D’un geste lent et noble, guérisseur d’écrouelles, il avance sa dextre au-dessus de la table. Je découvre alors, à son petit doigt, une énorme chevalière armoriée qui doit bien peser quatre cents grammes.

— La bagouze de feu le marquis Roubignoli, murmure avec onction et même j’ajouterais componction, le Valeureux. Tu t’rends compte si faut qu’é m’aime ! C’est comme si qu’é m’aurait élu marquis. Mate, grand, y a ses armoireries gravées su’ l’ chaglat de la chevaleresque. « De gueule de bois su’ fond d’ tiroir », ou une chose commak, m’a expliqué Antonella. Ces taquets à bouc qu’ j’ vais pouvoir placer, av’c un coup-de-poing amerlock pareil, mec !

« Au départ, si tu t’ rappelleras, j’ la trouvais un peu flacse, la vioque. Trop pendouillante ; le bide plissé soleil autour du nombrille. J’avais tendance à la fourrer dans un pli plutôt qu’ dans l’ frizounet. Et puis j’ m’ai fait à sa tartarie : Elle s’ donne tellement d’ mal pour baiser kif Marie-en-toilette, qu’ j’y ai pris goût. Quand t’es un authentique chevalier d’ la tringlette et qu’ tu tombes sur une passionnée, tu peux pas lui passer l’outre. Faut qu’ tu vas viv’ ton histoire d’amour jusqu’au bout ! »

— Que vas-tu en faire ?

— Y présenter Berthy. C’est conv’nu. Elle va nous ach’ter un p’tit hôtel particulier qu’on s’installera, les trois. Elle habitrera le reste-chaussée, nous le first étage ; qu’ainsi, je lui flanqu’rai sa troussée cosaque dans les baguettes avant d’ monter chez moi. C’t’ un femme richisseuse ; bourrée à l’osier. L’ soleil n’ se couche jamais sur sa fortune, comme pour l’empereur Arlequin. Ell’ a des plantations d’ macaronis en Amérique du Sud, des élevages d’ chevals en Normandie, des vignobs en Italie. Elle fait même son huile, c’ qui fait son beurre ! Je croye qu’en m’arrangeant bien, elle va m’adopter, sans qu’ je perdisse la natiolite française, j’ m’empresse d’ t’ dire. Juste s’ajoutrererais son blaze au mien : Alexandre-Benoît Bérurier de Roubignoli, et allez donc ! Roulez !

Il consulte une montre en or, made in Cartier, dernier modèle : la Pasha de plongée avec grille protectrice, pour scaphandrier.

— Un aut’ cadeau ! m’explique-t-il. Ell’ n’ fait qu’ ça. C’t’ un jeu, ent’ nous ; un peu mutin faut conviendre. Ell’ se le carre dans le chatounet et j’ dois aller l’ chercher av’c les ratiches. Chaque coup, c’t’ crise de marrade, si tu saurais !

— Tu me préviendras l’ jour où elle t’offrira une Rolls, fais-je, j’aimerais voir ça.

Béru rigole volontiers, puis se dresse :

— Bon, faut qu’ j’aille au labour, gars. D’autant que mes deux potes Okimono et Onumonku doivent déjà t’ êt’ aux avant-postes dans not’ piaule pour l’enfilade du soir. En dehors d’ leur voyerie, y a qu’une chose qui les passionne : les puzzelages. L’aut’ jour, y z’en ont réussi un de quai’ mille pièces qui r’ présentait à l’arrivée l’ drapeau japonouille. T’ sais qu’y faut le don pour parviendre à mett’ en place tout ce ch’nil ! Qu’est-ce tu branles, toi ?

— Je vaque, laconiqué-je.

— Eh ben, vaque bien, mon pote ! Moi, je nique ! Pas d’ consignations particulières ?

— Non, continue de fréquenter tes hippopotames et de faire reluire ta centenaire.

— Tchao, monseigneur !

D’abord, il doit passer la lilliputienne bande sonore par un ampli, Mathias, après l’avoir trempée dans un bain de Claustrophobine Mulatier au Ricord condensé de Morchoisne.

J’aime bien le regarder manœuvrer, le Rouillé. D’abord parce qu’il fait des choses que je ne saurais pas faire moi-même, ce qui est toujours passionnant à suivre, ensuite parce qu’il agit avec des gestes précis, précieux, retenus d’artificier désamorçant une bombe.

Phase terminale : le magnétophone.

On entend la cacophonie des converses. Beaucoup de bruits d’ambiance. Il lui faut sélectionner les répliques en japonais. Pour cela, il use d’un filtre Barrayer et Sardat, qui a valu à son inventeur le prix Nobel de physique l’année où il a fait si chaud. Cette étonnante invention permet de « sortir » des répliques piquées dans un bavardage général, prouesse s’il en est, car tout se chevauche dans un lieu public.

— Ça devient audible, il me semble ? fais-je, remisant mon impatience sur le rayon du haut de mon déterminisme, ainsi que l’a écrit récemment Michel Rocard dans son fameux traité sur le ballon-sonde.

Mathias prend son air pénétré de mélomane, décrit plus précédemment dans un chapitre presque aussi beau que celui-ci.

Kif la first fois, il annote.

Quand la bande est parvenue en fin de course, il coupe le contact.

— Les deux Japonais expliquent à la femme que Bérurier est un imbécile de flic attaché à leurs personnes. Ils ont pris le parti de devenir copains avec lui pour mieux le neutraliser. Elle répond qu’ils ont bien fait et qu’elle va se mettre en rapport avec les « Samouraïs » pour demander des instructions à ce propos. Elle ajoute que ce grand con de nègre est flic également et qu’elle a reconnu un troisième poulet dans le faux vieillard stupide assis à deux tables derrière elle ! (Gueule de faux vieillard stupide). Ensuite, poursuit Mathias, elle s’enquiert de leurs poids. Ils répondent qu’ils ont eu des ennuis de bascules mais que tout est O.K. et qu’ils sont pleinement performants. Ils précisent qu’il ne faudrait pas trop tarder car leur graisse fluctue avec vergetures (et non fluctuat nec mergitur, comme d’aucuns cons pourraient le prétendre à l’Hôtel de Ville de Paris). Et puis c’est tout.

Je souris.

— Double jeu du chat et de la souris, Rouquin. Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier qui rira aura Jacques Chazot !

Là, je te préviens, le besoin me chope de dégresser. Alors saute, mon pote, saute jusqu’aux prochains astérixes (et xéril) car je voudrais pas te faire bâiller. Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare… Et pour un Santantonio, dis ! Qu’est-ce que tu crois ! Ils ne peuvent pas se figurer, tous. Faut surtout pas que je les approche : ils me foutent de l’urticaire à l’âme. Et après, salut ! Va te gratter l’âme ! Ils causent sans comprendre ; sans chercher à comprendre. Ils vivent leur vie au premier degré, tu saisis ? Telle qu’on la leur donne. Caca, maman, pipi, cocu ! Pas plus loin, jamais. Ou si rarement, en si menu nombre que c’est même plus un nombre, mais une ombre de nombre. Ma seule ressource (therminale) c’est de les indigner un peu plus fort chaque fois. Leur en coller jusqu’aux naseaux ; les stupréfier (laisse, laisse, imprimeur, j’ai bien écrit stupréfier). Faut pas que je craigne, je timore beaucoup trop. Je laisse la barre trop basse ; un jour ça va leur partir dans les yeux comme une belle giclée de foutre. Ils vont même plus pouvoir tenir le book, tant tellement qu’il sera brûlant. Hard, tu saisis ? Hard abominablement. Faudra que j’écrive avec un piment rouge trempé dans du vitriol. Que ça corrode indélébilement. Tatouage en creux ! Le roman-intaille ! Mais qui sait ce qu’est une intaille parmi ces trous d’incultes ? O maman ! reprends-moi et va me refaire plus loin, sur Mars ou Vénus, et encore ce serait trop près ; habiter la même galaxie qu’eux, merci bien !

Tout s’est décidé très vite, dans la nuit. Enfin, presque sur le morninge. Je pionçais dans notre pavillon clodoaldien. J’avais bu une boutanche de Château d’Yquem presque à moi tout seul (moins le verre de m’man et çui de Maria, ma soubrette ennamoureuse). Il en résultait de beaux rêves que je te raconte pas, sinon on m’accuserait de tirer à la ligne, alors que je me contente d’y pêcher parfois.

Le bigophone carillonne. Je dégoupille : c’est M. Blanc.

— Ça y est, on se casse, mon vieux ! fait-il d’un ton chuchoteur.

Moi, faut le temps que je sorte mon train d’atterrissage.

— Qui se casse ?

— Tout le monde, ici, au Royal Friedland.

— On évacue l’hôtel ?

— Mais t’es con ou t’es soûl, mon vieux ? s’emporte Jérémie. Nous tous, ça veut dire les Japs, Manuella, la marquise, Béru et moi. On s’en va en Angleterre chasser la grouse.

— Vous y allez comment ?

— Une bagnole nous attend ; Mercedes 600 long châssis, ancien modèle de couleur bleue.

— Qu’est-ce que ?…

Il a dû m’appeler en loucedé car il raccroche brutalement. Me retrouve tout bêta avec ce combiné muet en main. Quelle bizarre histoire. Et ça nous mène où, ça ? comme disait Francisque. En pleine nuit, les trois Jaunes qui se cassent de Paris, embarquant Béru et sa marquise ainsi que mister Blanc !

J’ai un monstre traczir, brusquement. Nos petits camarades terroristes savent qui sont Jérémie et le Gravos. Ce départ précipité en bagnole est propice à tous les gais tapants (s’écrit également guet-apens). Ne va-t-on pas les embarquer dans quelque lieu escarpé pour y régler leur compte ?

Je redécroche mon bignof et j’appelle la Grande Casbah. Je donne l’ordre à la permanence de foncer dare-dare jusqu’au Royal Friedland et de filocher la Mercedes grand châssis bleue qui se trouve à proximité. Si elle avait déjà décarré, donner l’ordre à tous les services volants croisant dans Paris et sa périphérie de la repérer et de la suivre.

Un peu rasséréné par ces sages décisions, je vais me préparer un caoua. Juste comme il finit de « passer », v’là m’man qui se pointe dans son peignoir de pilou gris, à col châle écossais dans les teintes violettes. Elle a entendu que j’étais levé, la chérie, et la voici toute bourrée d’inquiétude.

— Il est quatre heures du matin !s’étonne-t-elle.

— Oui, je sais, réponds-je en lui votant une bise de nuit force 7 sur l’échelle de Richter.

— Rien de grave ?

— Je ne sais pas encore.

Et je reste là, à me gratter les fesses à travers mon pyjama tandis qu’elle sort deux grandes tasses de porcelaine blanche. Et puis, comme ça m’arrive parfois, je me mets à lui raconter toute l’affaire.

La seule chose, elle m’interrompt pour me demander si je prendrai des toasts grillés.

— Deux, m’man.

Elle coupe des tranches de pain, because les vrais toasts, c’est pas avec du pain de mie, mais avec du vrai bred de chez Poilane. M’man s’y rend une fois par semaine et achète une embardouflée de pains divers qu’elle conserve au congélateur.

Je la regarde beurrer les tartines croustillantes avec amour.

— Il me reste de la confiture de cerises, Antoine ; celle que j’ai faite il y a deux ans et que tu aimes tant.

— D’accord, m’man.

Quand je pense qu’elle les a dénoyautées, avec application, ces cerises, ça me fait mieux apprécier la confiture de ma vieille. Elle est championne, pour la conf’, m’man. En dehors d’elle, y a que Mme Tétou, à Golfe-Juan, qui fasse aussi bien.

Je croque avec délice cette somptuosité, retardant l’instant d’écluser le café. Pour l’heure, je le respire et j’en biche plein les naseaux.

Ma Féloche se tait. On dirait un oiseau frileux dans son gros peignoir ; un échassier sur une patte et qui médite le long du fleuve.

Elle finit par déclarer :

— Je crois que tu as tort de te tourmenter pour nos amis, mon grand. Puisque ces gens savent qui ils sont, ils se doutent bien qu’il serait dangereux de les mettre à mal.

— Pourquoi ?

— Ils t’ont également repéré ; donc ils n’ignorent pas que tu connais leur identité et qu’ils auraient immédiatement toute la police française sur le dos au cas où cela tournerait mal pour Blanc et Bérurier.

— Alors, dis-moi un peu, m’man, la raison pour laquelle ils les embarquent avec eux en Angleterre ?

La sainte femme hausse les épaules :

— Qui te dit que cela ne fait pas partie d’un plan à eux, Antoine ?

— Je ne vois pas très bien lequel.

— Suppose qu’ils aient besoin d’eux ?

— De Béru et de Jérémie ?

— Pourquoi pas ? L’idée leur est peut-être venue de les utiliser. Ils ignorent que vous savez qu’ils savent, comprends-tu ? C’est en Angleterre qu’il y aura danger ; au moment où ils y accompliront ce qu’ils ont comploté.

Cette fois, je goûte au café. Superbe !

— Tu sais que tu es géniale, ma poule ?

Elle me sourit modestement.

Je me répète, comme tu fredonnes la même phrase musicale qui t’obsède : « Un cheval, une alouette », « Un cheval, une alouette », « Un cheval, une… » Tout ça parce que j’ai pris place à bord d’un hélico de type « Alouette » qui m’emporte à tire de pales vers Calais où ce con d’Edouard III prit un pied terrible en 1347.

L’aube pointe tout juste à travers des himalaya de nuages dégueulasses. J’ai encore dans la bouche le goût du café bu dans notre cuisine, un pur arabica ! Le pilote est un gros mec pas content, avec un pull roulé tricoté par sa maman qui habite les Cévennes. J’ai tenté de lui faire un peu de converse, par pure politesse, mais il a pas adhéré et ça m’a arrangé qu’on mitonne dans des mutismes, lui et moi. Parler est, quatre-vingt-dix fois sur cent, une démarche inutile et donc une perte de temps.

Voyage sans incendie, heureusement.

Et sans incident, reheureusement.

Le pull roulé sent le suint, à moins qu’il ne s’agisse de l’odeur naturelle du gars. Toujours est-il qu’il me pose en douceur à Calais. J’ai pas le temps de déhoter que, déjà, le revoilà parti ! Un taciturne. Le genre de gus qui en veut à la terre entière d’être ronde et couverte de connards grouillants.

Avant de quitter l’héliport, je passe un coup de turlu à la Brigade routière (qu’on appelle la B.R. ou Bande de Roulement). J’apprends que, banco, tout baigne. La Mercedes a été repérée et prise en filature. Elle roule présentement sur l’autoroute du côté de Bapaume. Qu’alors deux hypothénus (comme dit Béru, pour hypothèse) se présentent. Soit ces joyeux drilles embarquent à Boulogne, soit à Calais. J’annonce à mes terlocuteurs que je me rends à l’embarcadère des navettes France-England et que je les rappellerai dans une demi-plombe pour obtenir des précisions sur ce point primordial. En attendant, je note le numéro de la long châssis.

Y a déjà du trèpe au port. Quelques chignoles grande-bretagneuses qui font la couette devant l’entrée encore close. Les Rosbifs sont gens matinaux, que rien ne rebute. Se lever aux aubes (et non pas au zob, car là est leur point faible), ne les affecte pas. Ils s’en accommodent comme des intempéries.

Dans la file d’attente, j’aperçois, d’entrée de jeu, une exquise sujette de Sa Grassouillette Majesté. Moi, tu me connais ? Incapable de trouver une tête de nœud dans une botte de poils de cul, mais retapissant immediately une nana comestible dans une assistance de chaisières.

La môme dont je te fais état est au volant d’une Morgan vert anglais qu’on a peint sur les portières le drapeau britiche pour éviter tout malentendu. Cette conductrice n’a froid ni aux yeux ni aux miches pour déambuler ainsi dans une tire décapotée à pas six plombes du matin alors que le vent du large souffle en travers. T’imagines qu’elle claque des chailles, la sœur ? Tiens, fume, c’est de l’Early Morning ! Elle porte un blouson de cuir et une écharpe est nouée sur sa tête, ce qui n’empêche pas ses cheveux cendrés de folâtrer. Elle est toute fraîche, tu penses, avec une bouche rieuse, de grands yeux fauves et un menton à peine accentué, juste signaler qu’elle est anglaise. Son âge ? Une petite trentaine salopiote. Le blouson épais ne permet pas de se rendre compte si ses nichebroques sont gonflés au gaz butane ou au contraire repassés à l’amidon comme c’est si souvent le cas, hélas, chez les filles de la Grande Albioche.

Pourquoi son regard s’enchevêtre-t-il avec le mien ? Le hasard, tu crois ? Elle est là, dans son bain de siège à deux places, poireautant avant l’ouverture des grilles, alors elle mate pour passer le temps. Je lui souris. Elle me reçoit cinq sur cinq et me rend la mornifle. Sa plaque d’immatriculation est britannique, mais impossible de déterminer son lieu d’origine car ces cons qui ne font jamais rien comme tout le monde, ont des plaques à la gomme qui, souvent, se vendent par les petites annonces des journaux d’automobile[10].

Captivé par son sourire, je m’approche.

— Vous devez être frigorifiée ? lui dis-je.

— Question d’habitude.

— Une fille comme vous, dans une voiture comme ça, louisjouvé-je, j’aimerais prendre une photo.

— Ne vous gênez pas !

— Seulement je n’ai pas d’appareil.

Elle rit de plus rechef.

— Pas trop tape-fesses, ce bolide ? reprends-je.

— Ça n’est pas un fauteuil club, mais ça se déplace.

— Vous venez de visiter la France ?

— L’Italie.

— Et la France, ça ne vous plaît pas ?

— Si, puisqu’elle a les autoroutes qui mènent à l’Italie.

Je déguste plein l’honneur national. Faut constater le fait, les gars : de plus en plus on est pris pour des lavedus par les étrangers. Je devine que si j’insistais pour connaître son opinion à notre propos, j’en entendrais des saignantes, ce qui m’amènerait à la traiter de connasse infecte en moins de pas longtemps, et donc renforcerait son sentiment négatif. « Petite garce vomie, je t’aurai avant que le soleil ne se recouche, foi de San-Antonio » promets-je in petto (d’hier). Et ça, espère, c’est le serment majeur, pour bibi. Une fois que je me lance un défi de cet ordre, je ne recule plus. La bite sur le billot, j’y vais mordicus ! Petite vachette d’Anglaise francophobe ! T’ v’ voir tes fesses, ma gueuse !

Moi, tout miel :

— Ce que j’aimerais faire un tour dans une voiture pareille ! C’est vrai qu’il y a cinq ans d’attente avant d’être livré quand on en commande une ?

— Sept !

— Seigneur ! Ne la revendez jamais ! Elle vous va si bien.

— Merci.

Elle caresse le volant de bois doucement et moi j’imagine qu’elle prodigue cet attouchement voluptueux à une partie de moi-même qui est aussi dure, également arrondie, mais non circulaire.

— Vous habitez London ?

— Oui, Chelsea !

— Ça va avec la Morgan : c’est le plus ravissant quartier du monde.

— Et vous ?

— Moi, la banlieue de Paris : je suis très prolétaire dans mon mode de vie.

— Vous venez en Angleterre sans voiture ?

— J’irai à pied quand ils auront percé ce putain de tunnel ; pour l’instant, je me contente de prendre l’hydroglisseur, ensuite je louerai une voiture.

— Ça va vous changer, la conduite à droite.

— Non, car je suis gaucher[11].

Tu vois, on débloque gentiment ; la converse cucul-la-praline en plein. Ça passe le temps sans faire avancer le schmilblick. L’avantage, c’est qu’insensiblement je fourbis mes batteries. J’attends quelque chose d’elle et je veux qu’elle me le propose.

Au bout de dix minutes, ça déboule au tournant de notre ronron salonard :

— Je peux vous emmener à Londres, si ça vous amuse de tester la Morgan.

— Vous feriez ça ?

— A condition que vous teniez ma valise sur vos genoux car cette voiture n’a ni coffre ni porte-bagages.

— Mais je suis prêt à tenir la voiture elle-même sur mes genoux pour avoir le privilège de votre compagnie.

— Vous n’avez pas de bagages ? s’étonne-t-elle.

— Jamais quand je voyage, c’est trop encombrant.

Il est l’heure de rappeler la B.R.

Mais, pile comme je me mets en quête d’une cabine téléphonique, je vois débouler la grande Mercedes avec son chargement d’ineffables.

TRECHAPI VI

Moi qui n’ai pas eu l’occasion de bien les connaître, je peux t’affirmer par ouï-dire que les deux Japs obèses, Okimono et Onumonku, étaient des gars très spéciaux. Pas seulement par leur poids, mais par leur comportement.

Ils avaient les yeux à ce point enfoncés dans la graisse que pour voir, ils se servaient de leurs narines. Ç’avait été une rééducation complète, dirigée par des maîtres anciens de la philosophie Hi Han (que d’aucuns confondent avec la philosophie Hu Hon, laquelle n’a rien à voir avec les livres de Jean-François Revel). Ils se nourrissaient de façon très spéciale : avalant la nourriture en vrac sans la mâcher et la mastiquant avec le ventre, selon les préceptes du maître en art maxillaire Bo Ku Z’ et des vaches laitières helvètes. Ils portaient des fringues légères, chargées de laisser leur obésité s’épanouir librement. Dans le privé, ils se contentaient de survêtements de chez Olida, mais pour la ville, ils passaient des complets dont chacun ressemblait à deux sacs à manches, ce qui leur permettait de les enfiler au petit bonheur, le pantalon servant de veston à l’occasion et vice Versailles. Je dois rendre ce témoignage qu’ils ne portaient aucune arme. Ils n’en avaient nul besoin, étant eux-mêmes des armes. D’un coup du tranchant de la main, ils pouvaient opérer une décollation et, d’une double ruade, mettre bas la colonne Vendôme. Ils opéraient toujours en poussant un tel cri que leur adversaire se trouvait comme anesthésié, le nerf vestibulaire en torche, le marteau éclaté, le limaçon décoquillé.

Au demeurant, ces deux boulimiques se montraient gens placides, plutôt souriants, bien qu’il soit duraille de se marrer avec un coup de canif sous le pif en guise de bouche et pas de lampions apparents. Eux qui ne faisaient rien comme personne, riaient avec leurs innombrables bajoues, lesquelles se mettaient alors à faire des vagues.

Maintenant, j’ai conservé pour la bonne bouche leur cheftaine, la très ravissante N’Gruyer Râ Pé, alias Manuella Dubois.

Cette fille était THE mystère. Somptueuse créature d’une énergie incommensurable (et je soupèse mes maux), belle à damner un singe castré, elle jouissait (comme une vache) d’un don peu commun : elle devinait tout comme si elle avait pu lire les pensées d’autrui, regarder à travers les murs, percevoir des sons au milieu du plus parfait silence. Il était inutile (et dangereux) de vouloir lui vendre de la salade flétrie : elle ne te laissait pas ouvrir le sac et te traitait d’arnaqueur avant que tu la lui eusses proposée. Un cas !

Et c’est donc ce trio qui déboule en ce frais morninge à l’embarquement des hydroglisseurs, accompagné d’un autre tout aussi pittoresque, mais qu’il est superflu de te présenter.

Abandonnant, dès lors, mes projets de téléphone, je reviens à la Morgan de ma nouvelle future conquête.

Traversée sans histoire. Où est passé le bon vieux mal de mer de jadis ? Qu’alors, tout un chacun balançait sa belle marchandise par-dessus bord. De nos jours, les poissons du Channel dépérissent et les mouettes font relâche. Tout se perd, décidément.

En arrivant à Dover, je suis au mieux avec Betty Nelson, ma petite tomobiliste, et j’ai pu avoir, à bord, un contact avec mon gentil négus, dans les cagoinsses du barlu.

— Faites gaffe à vos os, les mecs : les Jaunes savent tout de vous et vous chambrent à mort.

— Tu charries, vieux, cette gosse est à ma dévotion !

— Pour te gloutonner le chipolata, sans doute, mais t’es tellement brûlé que…

— Que je suis noir !

— Comme du charbon de bois, monsieur Blanc. Je vais essayer de vous filocher le plus possible, mais faut pas croire aux miracles ; alors prends ce paquet de Gauloises truqué !

— Je fume pas ! bougonne mon Noirpiot.

— Je sais, tu mâches du bétel, comme tous les gens de ta tribu. Ce paquet contient un bip-bip. Essaie de le camoufler sur toi, que je puisse retrouver au moins ta carcasse si d’aventure on te zingue.

Il empoche l’objet, s’égoutte coquette, la coucouche-panier, remonte sa fermeture Eclair d’un coup sec et va rejoindre la Jaunette.

Pour me donner du temps, je me recoiffe. Le miroir du lavabo réfléchit sans parler, alors que tant de gens font hélas le contraire. Il me virgule en pleine poire une frime qui ressemble à de la béchamel figée. Pas assez dormi et trop décontenancé par la tournure des événements. Y a dans tout ce bidule un quelque chose qui me déconcerte tant tellement que, pour un peu, je donnerais ma langue à la chatte la plus nette du bateau et irais lire les dernières pages du book pour connaître la soluce, si tant est que j’en trouve une potable d’ici là !

Mais quoi… Comme l’a écrit Canuet dans son traité sur la confiture de figues : « la suite appartient au futur ».

Alors j’empare Betty, la drive dans un recoin peinard du bar et l’entreprends à la sérieuse, du geste et de la voix. Nous ne sommes pas à cinq milles des côtes que ma main se promène sur sa cuisse comme sur le mail et que j’ai déjà goûté ses lèvres. Entre deux lape-suce linguae, je m’informe de sa vie. Le moyen d’échapper à cette nécessité ? Tu croises la route d’un être, aussitôt te voilà parti à le questionner, puis à lui raconter. Il te dit sa gueuserie existentielle, tu lui fourgues la tienne. « Ah ! vous ?… Ben, moi… » Pinge-ponge party ! Toi, moi ! Inévitablement.

Betty est mariée, mais séparée de son époux pour cause d’imbandaison congénitale. Il prétendait lui faire l’amour avec un mollusque, le Johnny ! Même à l’aide d’un chausse-pied il restait en rideau. Les tartines de cantharide lui faisaient ni chaud ni froid. On lui a placé une prothèse, ce pauvre gars. Mais la tige servant d’armature s’est enroulée sous l’effet de la chaleur régnant dans son calbute et il a été déclaré out définitivement. Elle l’a largué pour vivre sa vie sexuelle, Betty ; faut la comprendre. Ça n’empêche pas son mari d’être jalmince comme un Corse et de venir faire de l’esclandre devant sa maison quand elle s’emplâtre un quidam super-braqué.

Bon, tout ça… Tout bien… Tranche de vie, tranche de cake ! Elle est styliste. Beau métier auquel rêvent toutes les jeunes filles qui font des études de merde et qui n’ont pas envie de marner. Ramières, ces gueuses, elles te déclarent toujours qu’elles veulent faire styliste ou public-reléchione. Un turf qu’elles imaginent suave comme un bain d’O Bao. A se mignarder le clito entre deux coquetèles ! Entre deux troussées mondaines.

Ma péteuse britiche, je la cerne parfaitement. Fille à papa avec une raison sociale à la mords-me-the-knot ! La crèche dans Chelsea, la Morgan, les virouzes italoches, des toilettes plein ses garde-robes, des levages gracieux de beaux mâles en vadrouille, style ma pomme.

Parvenus à Douvres, donc, j’embarque à son côté, sa valdingue sur les cannes. Celle-ci est tellement volumineuse que je vois rien de la route, ce qui est chiatique quand tu as décidé de filocher une guinde.

Et alors, étant homme des décisions spontanées, voire irréfléchies souvent, je murmure :

— Vous apercevez, devant nous, une grosse Mercedes bleue ?

— Je suis sur le point de la doubler.

— N’en faites rien, mon petit cœur, contentez-vous de la suivre à bonne distance, sans toutefois risquer de la perdre.

— Quelle idée ?

— Lorsque je n’aurai plus vos quarante-cinq kilogrammes de fringues sur mes genoux, je vous montrerai mon portefeuille ; dedans se trouve une carte de police comportant ma photo prise il y a une dizaine d’années déjà mais toujours très ressemblante.

Elle a un temps de surprise, puis s’exclame :

Aoh, yes ! C’est pour cela que vous n’avez pas de bagages ?

— Exactement pour ça, mon futur grand bonheur.

— Vous suivez cette Mercedes ?

— Plus exactement, les gens qui se trouvent à l’intérieur, car je ne suis pas fasciné par cette marque d’automobile bourgeoise.

— Et c’est qui, ces personnes ?

— Des terroristes, mon ange.

— Mon Dieu !

Légère période de mutisme. Betty gamberge sur ce que je viens de lui révéler.

— La police britannique est prévenue ? questionne-telle.

— Pas encore, mon amour.

— Qu’attendez-vous pour le faire ?

— Que les choses se précisent.

Alors, cette pétasse de merde se fait anglaise à en déféquer par la fenêtre.

— Vous n’avez pas le droit de garder ça pour vous. S’ils commettent un attentat en Angleterre avant que vous puissiez intervenir, vous en porteriez la pleine responsabilité. Moi, je vais le faire ! Mon devoir de citoyenne britannique…

— Ecoutez, baby, m’épluchez pas la prostate ! grondé-je. On a infiltré ces loustics et deux hommes à moi voyagent avec eux. Vous êtes rassurée, oui ?

— Leur chef, à ces terroristes, c’est sûrement le grand Noir que j’aperçois à l’arrière ?

— Non, lui c’est un inspecteur français.

La voici boudeuse, Betty, pas joyce du tout ! Sa francophobie fonctionne à fond la caisse.

J’aurais dû tourner sept fois ma langue dans sa bouche avant de lui faire cette révélation !

— Ils quittent la route de London ! s’écrie-t-elle tout à coup.

— Faites comme eux, tendresse, et vous ne le regretterez pas ; je parie que vous ignorez ce qu’est l’enfourchement tartare ?

— De quoi s’agit-il ?

— D’une figure amoureuse rarissime que nous ne sommes que trois à réussir sur cette planète de macaques. Les deux autres sont Kadhafi et le cousin germain de Gorbatchev. On a essayé de l’apprendre à votre prince Charles avant son mariage, mais il s’est planté comme un con aux figures imposées.

Elle a viré à droite, la môme. On suit maintenant une route sinueuse qui serpente à travers la lande. Si je ne peux regarder devant moi, je découvre du moins le paysage sur le côté, et ce n’est que prairies rugueuses, haies basses, arbres rares.

— Ils ne peuvent pas ne pas s’être aperçu que nous les suivons, dit-elle. Il y a que nous sur ce chemin désert.

— Tant pis, continuez !

— Ce n’est pas dangereux ?

— Si, pourquoi ?

— Pour savoir…

Courageuse. Les Anglais, on dira tout ce qu’on voudra (et ce ne sera jamais assez), mais question cran, ils sont fadés.

Nous cahotons sur une paire de kilomètres. La route devient chemin et se fait de plus en plus mauvaise. En Morgan, je te la recommande. La valdingue à Betty me coince les aumônières ! Et tout à coup, c’est la tuile.

— J’ai crevé ! s’exclama Betty.

— Vous n’auriez pas dû, ronchonné-je. Il y a une roue de secours, au moins, sur cette machine à coudre d’avant la guerre de 14–18 déguisée en bagnole ?

La môme stoppe. Je dépose sa valoche sur le côté du baquet et saute à terre. Elle est déjà à l’avant du véhicule et pousse une triste mine, Minette ! Tu sais quoi ? Donne-moi cent balles et je te le dis ! Tu les as pas ? Bon, je vais te faire crédit, pleure pas.

Elle a deux pneus crevés, la mère ! Ça me fait tout chose d’écrire une phrase pareille. A la relire, je mesure ma prodigieuse évolution. A mes débuts, pneus, j’écrivais peneux ! Tu juges ? Cela dit, peneux me paraît bien plus logique que pneus.

Bon, je t’ennuie ? Excuse.

Donc : deux pneus crevés. L’avant gauche et l’arrière droit ! Et par quoi sont-ils crevés, ces « peneux » ? Par des bricoles faites spécialement pour. Tu sais, ces espèces d’oursins métalliques aux pointes larges et acérées ! Alors, intelligent comme pas deux et comme pas toi, je pige que mes potes de la Mercedes ont largué une cargaison de ces perfides objets sur la route. T’échappes pas à un semis de ce genre.

Bités, nous sommes !

La fureur de Betty Nelson est indescriptible, même par un grand romancier comme moi, qui a su décrire le sacre de Bokassa et celui du printemps de Stravinski ! Colérique, la mère ! Elle trépigne, frappe le sol du pied, me traite d’une chiée de blazes que j’ai pas le temps de te traduire. Faut suivre son débit, à la styliste ! J’ai beau feuilleter mon Larousse français-anglais, anglais-français, il suffit plus à la demande.

Je te résume l’essentiel de ses invectives, à cette houri. Voilà : je suis un pourri de Français incapable, un flic de merde, un séducteur de bonniches, un valet d’hôtel de passes, un rien du tout qui se croit quelque chose, un sodomisé au pot éclaté, une godasse éculée, une blennorragie en écoulement, un con, le reste, davantage, le néant, la merde, la nuit !

Elle ajoute après un léger temps mort destiné à recharger ses exquis poumons, qu’elle me méprise, me hait, me dénie, me conspue, m’expulse, m’oublie déjà, me déplore, me maudit, me raye, me saigne.

Et poum ! voilà ! Merci beaucoup, mam’zelle. Pour la Grande Albion, hip y pourrira !

Connasse ! Je lui éteins la médisance d’une baffe incoercible qui la laisse coite. Du coup, de houri elle devient panthère. Bondit sur ma pomme, les griffes en avant. J’esquive, elle trébuche, perd l’équilibre et choit dans la boue anglaise, la plus perfide d’Europe, selon les géologues. Mon premier mouvement, fait de générosité, galanterie, charité chrétienne et tutti frutti me porte à la relever. Mais à cet instant, il se passe des choses et comme tu as réglé le prix de ce chef-d’œuvre, je te vas dire lesquelles, malgré qu’il soit modique pour un texte aussi considérable.

Eh bien, mon vieux forcené de l’obscurantisme, magine-toi qu’un grondement puissant ébranle à deux mains les échos. Et que surgit par-dessus les genêts de la lande (où, la nuit, s’emmanchent les farfadets britiches), une masse claire. S’agit d’un avion blanc avec une raie bleue au milieu et la queue rouge comme la tienne après ta branlette du soir. Il vient de décoller à pas mille mètres de nous et passe au-dessus de nos tronches ahuries. Par les hublots, je distingue deux plats de quête en train de rigoler : les gueules de mes Japs ! L’un de ces pachydermes se permet même de me montrer son médius dressé au-dessus des autres doigts repliés, geste éloquent s’il en est, signifiant qu’il me fourre jusqu’à la gorge. Oui, j’ai le temps de distinguer tout cela dans une vision de cauchemar au ralenti. Et puis le bimoteur est déjà plus haut. Il décrit une courbe pour piquer sur la mer qu’on voit moutonner dans une lumière de perle. Très vite il devient une espèce de mouette que les nuages happent et qui se fond dans les nues.

Berezina ! Berezina !

Pour lors, la gonzesse s’est relevée sans mon aide et a cessé de vitupérer. Elle a le visage maculé de boue. Ses grands yeux clairs… Attends que j’aille vérifier plus haut s’ils sont vraiment clairs…

Non, autant (en emporte le vent) pour moi : ils sont fauves. Je t’ai dit fauves en te la présentant, y a aucune raison de changer en cours de récit.

Donc, ses grands yeux fauves expriment l’éperduance. L’égarement.

Moi, sur cette lande de merde, je dois ressembler à Lamartine au bord de son lac, ou peut-être même à Chateaubriand sur son rocher entouré de pommes frites. Je lutte contre un désenchantement si profond que j’ai bien envie d’attacher mon gilet de survie.

Ces gueux ont œuvré de première. Ils nous ont amenés en Grandebretagnerie pour se défaire de nous. Nous larguer loin de nos bases en terre étrangère.

Que sont mes amis devenus ? rutebeufé-je. Les ont-ils pralinés en ce lieu escarpé pour en finir ?

Je vais en avoir le cœur net. Je sors de mon veston un magniphaseur tierce à révulsion catégorique. Pour tenter de capter le « bip-bip « de Jérémie, comprends-tu ? De deux choses l’autre : je l’enregistre ou ne l’enregistre pas. Si je ne l’enregistre pas, c’est qu’ils ont embarqué le Noirpiot avec eux, et donc, ouf ! Si je l’enregistre, c’est qu’ils l’ont laissé sur place, alors je n’ose envisager dans quel état ! Et ce sera kif pour Béru, évidemment.

Je tourne le taquineur central, puis enfonce le vibrillonneur pétaouche à incandescence thermo-lactyle. Mon cœur fait plus de raffut que l’avion, il y a un instant.

Un voyant vert se met à palpiter et, très présent, le « bipbip « fatidique retentit.

Las, comme disait Du Bellay qu’aimait bien ce mot (en poétrie, un pied tout seul peut toujours servir ; il fait bouche-trou, tu saisis ?) ; las, reprends-je, mes potes sont également là.

Alors je me mets à courir comme un sauvage poursuivant un missionnaire dodu.

Where did you go ! elle crie, Betty.

Je go où mon devoir m’appelle, ma chérie, et où le malheur m’attend !

Le chemin monte, de plus en plus rocailleux. Je m’y tords les pinceaux et les éclats de silex meurtrissent mes chevilles, heureusement à toutes épreuves.

Il me semble que le paysage recule devant moi et que j’arpente un tapis roulant raviné. Malgré tout je finis par atteindre le sommet de la falaise. Perspective très belle dans sa désespérante monotonie. Une étendue immense, plate comme Samain effectivement tout indiquée pour servir d’aéroport de fortune.

Je lis, dans l’herbe rêche et la bruyère en fleur[12] les traces de l’avion, celle de son collage, puis de son décollage. Tout au bout de cette étendue, vers l’intérieur des terres, la Mercedes abandonnée paraît inquiétante avec ses portières ouvertes.

Je comprime ma poitrine à la limite de l’implosion. Pas de morts autour du véhicule. Mon regard panoramique sur le terrain : vide ! Les cadavres sont donc à l’intérieur.

Cette fois, c’est sans courir que je m’approche de la grande voiture bleue. M’en approche comme d’une tombe dans un cimetière inconnu. M’en approche comme l’artificier de service d’un colis suce-pet.

Chacun de mes pas me conduit, je le sens bien, à une terrible épreuve. Ce sentiment est trop profondément fiché en moi pour qu’il ne corresponde point à la réalité.

Je guigne, de loin, par les portières ouvertes. Je n’aperçois rien. Et pourtant, mon « bip-bip » que je n’ai pas débranché, s’affole. Il crie que je brûle ! Que ça y est, que je suis à l’extrême bord du précipice moral où je dois basculer.

Inspection rapide : l’intérieur est authentiquement vide ; et sous la tire y a que dalle.

Reste l’immense coffre.

Sarcophage à trois places ?

Je l’ouvre d’un geste rapide, décidé. Il faut en finir. La situation est intolérable. La pire réalité est préférable à un doute atroce qui vous ronge.

Alors le couvercle est soulevé.

Et le coffre est vide.

Simplement, sur le tapis de caoutchouc gaufré, se trouve le paquet de Gauloises bip-bip que j’ai remis à Jérémie à bord de l’hydroglisseur. Plus deux billets hâtivement griffonnés. L’écriture cultivée du Gravos s’étale sur l’un deux.

Je lis :

Qui c’est qui l’a-t-il dans loc ?

La calligraphie de M. Blanc honore le second papier de sa présence. Elle raconte comme ça :

On t’a bien niqué, hein, mon vieux ? Ça, pour t’avoir niqué, on t’a niqué !

C’est tout ! Mais c’est beaucoup ! C’est même énorme !

Vaincu, je m’assois en tailleur dans l’herbe, le dos au pare-chocs.

Des oiseaux de mer passent à tire-d’ailes et larigot en me traitant de cocu.

Je demeure ainsi des minutes, presque des heures, des jours peut-être ? Jusqu’à ce qu’une silhouette gracieuse surgisse de mon horizon rase-mottes et s’avance, cheveux aux vents mauvais qui m’emportent : Betty.

Elle est calmée, pantelante, soumise. Son visage souillé est empreint de gravité sous la boue. Je la trouve belle comme une femme.

Parvenue à deux mètres quarante-cinq de ma personne, elle s’immobilise pour m’examiner. Sans colère, avec pitié, mais une pitié bienveillante. Il y a une espèce de « mon pauvre chéri, la vie est dure, n’est-ce pas ? » dans ses grands yeux fauves (mais clairs).

De la main, je lui fais signe de s’approcher encore. Elle vient tout contre moi. Je me dis : « C’est chouette qu’elle ait mis une jupe et pas une saloperie de pantalon qui déguise les filles en garçons. D’autant que, pour piloter sa caisse, c’eût été plus indiqué. Mais non, tu vois : elle porte une jupe. Et plissée, encore ! Mon rêve. J’ai toujours envie de plisser, comme je lisais puis l’autre jour dans l’Almanach Vermot.

Mes deux mains se plaquent à ses jambes, remontent ! Elle me laisse haler.

Merde ! est-ce-t-il Dieu possible ! Des bas ? Des vrais ? Avec un authentique porte-jarretelles ! Montre un peu, ma gosse ! Mais tu es donc une fée placée sur mon chemin de peine ? Viens, ma providence, viens mon Anglaise, viens me réparer l’âme.

Elle coule à mon côté, comme un de ses bas qu’elle aurait ôté. Le vent de la lande n’est pas froid, mais tiédasse. Je déponne son blouson de cuir, ensuite le chemisier brun qui est dessous. Pas de soutien-loloches. Inutile. C’est du produit plus ferme que le surgelé. Comme ils ne peuvent pas sortir simultanément, je les dorlote chacun son tour. Elle est parfumée à quoi, cette mégère ? Une odeur doucereuse, un peu surannée. Elle sent jadis, quand tout était bien, que tout le monde était gentil. Y avait pas de violence, pas de terrorisme. Simplement quelques assassins célèbres pour dire de faire grimper les tirages des baveux. Vacher zigouillait les bergères et Troppman la famille Kinch, histoire de ne pas laisser se rouiller la guillotine. On vivait la vie, on la respirait, on la dégustait, comme moi, en ce moment, la chattounette frisée de Betty.

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