DEUXIÈME PARTIE LES JEÛNES SONT FAITS, FAITES VOS ŒUFS !

RECHAPIT VII

Je pousse tristement le caddie de maman (lequel caddie n’est pas celui de mes soucis !).

Elle a découvert les grandes surfaces, depuis quelque temps, ma Félicie. Il aura fallu du temps pour qu’elle s’y mette. Elle tenait farouche pour le petit épicemar de quartier, ma vieille. M. et Mme Macheprot dans leur boutique qui sent la maraîcherie et l’huile d’olive lui bottaient. Ils faisaient causette, eux savaient tout de nos santés et nous des leurs. On parlait du temps, beaucoup. Un peu du gouvernement (peu importait lequel) ; quelquefois de la drogue, ou bien de la mort de Coluche, puis de celle du Luron qui eut droit à des funérailles nationales, ce pauvre petit gars ; qu’on se demande encore ce qui leur a pris de ne pas pousser les choses jusqu’au bout en l’inhumant au Panthéon où le papa Hugo eût été si joyce de l’accueillir, le perfide moustique.

M’man, les grandes surfaces, je vais t’espliquer le comment elle y est venue. Bon, t’as les prix que Mammouth écrase comme des merdes, d’ac. Mais le surtout, c’est qu’elles sont éloignées de chez nous, les grandes surfaces. Et que je dois l’y piloter, ma mother d’amour, puisqu’elle ne conduit pas. Alors pour elle, c’est fête au village, tu penses ! Tu la verrais, pimpante, au côté de « son grand » ! Fière comme Barabbas (ou Barrabas), cheftaine avertie du commando que nous formons. J’ai le rôle passif du larbin, après ma chignole, c’est le caddie que je drive. On va, de rayon en rayon, m’man et mézigue. Elle cueille des emballages de lessive géants, des boîtes de conserve, des paquets de pâtes, affairée, consciencieuse comme elle l’est en tout.

« — Tu aimes cette marque de sardines à la tomate, je crois, Antoine ? »

Et moi, cherchant à dominer ma distraction :

« — J’en raffole, m’man ! »

Et vlan ! une pile d’Amieux vient paver le fond du chariot.

— Il y a longtemps que je ne t’ai pas fait de gâteau de riz, ça te dirait, mon chéri ?

— Tu parles ! répond laconiquement le chéri.

Et v’là ce vieux nœud d’Uncle Ben’s avec son sourire en tranche de pastèque qui me déferle dans le caddie.

Rien que des denrées surchoises, Féloche ! Le top ! Y compris pour le faf à train. On se torchonne l’oignon avec du satiné double face. On a des goûts princiers jusqu’à l’anus, chez nous.

Donc on est en train de grandesurfacer lorsqu’un cri jaillit :

— Commissaire !

Je me retourne. Et j’asperge la Berthe Bérurier, escortée d’Alfred, le coiffeur, lequel réussit à pousser un chariot d’une main tout en coltinant Apollon-Jules, le tardif héritier des Béru, de l’autre.

Félicie se précipite en apercevant le moutard qu’elle garde plus souvent qu’à son tour et s’en empare comme Albaladéjo s’emparait du ballon à la grande époque. Pour un peu on penserait qu’elle va monter à l’essai avec le chiare pour le déposer entre les poteaux des caisses. Le poupard devient surénorme. Eléphant boy ! Ou plutôt un bébé hippopotame. Des joues comme les fesses de sa mère, le pif rouge comme celui de son paternel et il rouquine drôlement.

Berthy, tu la verrais fondre sur moi, tu prendrais peur. Un vrai typhon jamaïquain ! De la fumaga lui jaillit des naseaux, comme la vapeur d’eau de la valve d’une baleine.

— Et il fait des commissions ! éructe la vachasse. Mon homme a disparu depuis deux mois, qu’on se demande si j’suis veuve ou non, on n’sait rien d’rien de lui et môssieur qui m’la espédié au casse-pipe s’pavane à ach’ter des bidons d’Ariel, bordel à cul ! Non mais, direz-moi, commissaire, c’est s’ fout’ d’ la figure du monde !

Ainsi pris à partie, je ne sais que bredouiller des mots sans suite. Elle vient de mettre son doigt boudiné sur la plaie de mon âme, l’Ogresse. J’en crève, moi, de la disparition de mes deux potes Béru et Blanc. Ils se sont envolés de la lande anglaise et, depuis, aucune nouvelle d’eux. Pas le moindre tuyau sur l’avion qui les a emportés. Où est-il allé se poser, le bimoteur blanc ? Dans ma stupeur, je n’ai pas eu le temps de noter son immatriculance. En Angleterre, aucun aéroport ou club aéronautique n’a signalé un mouvement d’appareil privé dans cette zone du littoral. Même tabac à l’étranger. Toute l’Europe Occidentale pressentie a répondu par la négative. Nulle tour de contrôle ne l’a capté. Mon enquête m’a appris que la Mercedes avait été louée à un grand garage parisien par une certaine Manuella Dubois, laquelle a fourni ses pièces d’identité et payé la caution d’usage.

Dans la bagnole, R.A.S. ! Des empreintes que nous possédions déjà. Des papiers de bonbons à la menthe, quelques mégots de cigarette Player’s. Zéro !

J’ai activé les polices d’Europe et d’Amérique, du Japon, d’Indonésie et d’une foule d’autres lieux, en leur fournissant le signalement des Jaunes et celui de mes potes. Nothing ! Alors, en désespoir de cause et après un mois de démenage, sais-tu quelle conclusion affreuse j’ai tirée de tous ces éléments négatifs ? Que l’avion blanc s’est abîmé en mer. Il a dû gagner le large, piquer sur l’Atlantique et là il aura eu une couille ! Plouf ! Je ne vois pas d’autres hypothèses possibles. Un avion, six personnes ! Disparus. Plus rien. Désintégrés !

Alors je me meurs de cette histoire, moi, piges-tu ? Mes nerfs craquent. Je dors assommé par les calmants. Sans répit la question me taraude : que sont-ils devenus ? Et pourquoi ces deux messages ironiques qui ressemblent à d’affreux testaments ?

J’ai maigri de quatre kilos, ma pauvre chérie. Tiens, regarde mon pantalon : tu pourrais m’empoigner zézette à deux mains sans que je l’écosse ou le dégrafasse, juste en passant par en haut !

La mégère ménagère continue de rameuter la grande surface, malgré les exhortations de m’man qui lui supplie de : « Calmez-vous, ma chère Berthe, Antoine fait tout ce qui est en son pouvoir, je vous l’assure. » Mais la sale vache, ça la survolte, on dirait. Elle mouille de ma confusion. Mon pauvre visage flétri par l’anxiété l’excite au lieu de l’émouvoir.

— Vous n’êtes qu’un triste individu, commissaire ! J’veux mon homme, moi ! Ou alors qu’on m’ dise carrément c’t’ enfant, ici présent, est orphelin, qu’ j’ lu trouve un aut’ père ayant un métier plus ses dents en terre que ce pauvre con d’Alexandre-Benoît, toujours prêt à se faire tuer à la carte, l’apôtre !

Elle me tartine la prostate, cette effroyable baleine ! Les gens ont fait cercle entre le rayon « lessives » et le rayon « bricolage ». Je te lui bricolerais volontiers un coup de tournevis géant dans son bide de vache pleine, l’Affreuse !

— Combien d’temps pensez-vous-t-il que ça durera-t-il, ce silence, hmmm ? J’ vais morfonde jusqu’à vital éternit, s’lon vous, commissaire ? Eh ben non ! J’ai des droits ! Et maâme Blanc aussi en a, toute négresse qu’elle fusse. J’ sus été la trouver, Ramadé. J’y ai dit comme quoi on d’vait se reconstituer partie civique, les deux ; prend’ un avocat et attaquer ! Réclamer des hommages et intérêts. Pas qu’un peu ! Un homme comme mon homme, officier d’ police, ancien miniss et tout, ça vaut son poids de pognon, croilliez-moi ! L’Etat doit m’ le payer, commissaire ! Sans compter un chibre comm’ le sien que jamais, j’ te demande pardon, Alfred, je r’trouverai l’ pareil ! C’tait un monument hystérique, ce paf, commissaire ! Du nœud d’ c’ t’acabit y en avait pas d’aut’. Les taureaux f’saient la gueule quand est-ce y voiliait limer Béru dans nos campagnes, ma parole d’honnête femme ! Son zob aussi, il vaut cher. J’ trouverai des témoins pour lui certifier l’ampleur, et surtout des témouines, j’aurai pas de mal : la façon qu’il trempait de gauche et d’ droite ce gros dégueulasse ! Ça fait deux mois qu’ j’ recroqueville d’ la chagatte, commissaire ! J’étiole du frifri, Alfred peut vous le dire. Pas vrai, Alfred, qu’ j’ai la moule qui fane comme une rose séchée dans un albume ? Tu m’en f’sais la remarque hier soir.

Alfred, gêné, avale sa pomme d’Adam qu’il a proéminente. Il rougit, hoche le chef, dépose à tout hasard une boîte d’Ajax amoniaqué dans son caddie ; se donner une contenance, puisque le caddie en a une !

— Madame Bérurier, murmure maman, à travers les mèches rousses d’Apollon-Jules, je crois que la douleur vous égare. Certes, je conçois que vous soyez courroucée par cette prise d’otages dont votre époux est l’une des malheureuses victimes, cependant vous ne devez pas en faire porter le poids à Antoine qui remue ciel et terre pour tenter de retrouver ce cher Alexandre-Benoît, ainsi que M. Blanc.

Elle cause bien, ma vieille, quand il s’agit de défendre son rejeton, non ? Mais il est des interlocuteurs irréductibles et la vachasse rance compte parmi saucisse (pardon : parmi ceux-ci).

— Je voye qu’y r’mue ciel et terre, je voye ! ricane-t-elle. Y remue un chariot plein d’huile Lesieur, de savons Cadume, de pâtes Panzani, d’Ariel concentré et de sardines à la tomate ; voilà c’ qu’y r’mue, mâme Félicie ; mais son cul, ça non, y n’ l’ remue pas ; à la bonne du tendeur, salut ! Viens, Alfred, barrons-nous qu’autrement sinon j’ pourrais me fâcher !

Et elle s’en va à travers les rayons, suivie du coiffeur éperdu qui pousse son caddie. Elle fonce, la sale mégère, bousculant les clients, clouant les protestataires d’un « Ta gueule, pourri ! » qui ferait taire un commissaire-priseur. Elle part, ulcérée, en oubliant son chiare que m’man tient toujours dans ses bras d’amour, ses chers bras de compassion, toujours disponibles pour la tendresse.

Et que nous voici donc en charge d’Apollon-Jules, heureux de ce cadeau par inadvertance malgré la grande honte de l’algarade bérurière qui continue de produire des ondes et un brouillard rouge dans la grande surface.

On s’en va carmer nos pauvres denrées. En chemin, je m’arrête aux abords d’un vieux monsieur armé d’un walkie-talkie lui permettant de rester en liaison avec sa pauvre épouse impotente demeurée au logis.

— Ninette, lui dit-il, te rappelles-tu s’il reste du cirage incolore pour mes chaussures beiges ? Non ? Bon, je vais en acheter. Je te signale qu’il y a en « Action » des melons d’Israël, aujourd’hui. J’en prends ? Bon. On trouve également des petits navets blancs qui ne doivent pas être filandreux et que je pourrais te faire au beurre. Tu me reçois bien ? Cinq sur cinq ? Bravo. Alors, les navets ?

Le progrès nous empare, les gars ! Le progrès nous a eus.

Je laisse ce saint homme exécuter son opération de commando alimentaire et m’esbigne.

C’est dans la voiture, tandis que Féloche fait guiliguili sous le menton d’Apollon-Jules que le fichtre-foutre me biche.

— M’man ! j’écrie tout à coup, elle a raison la grosse truie : je n’ai pas le droit de faire relâche avant d’avoir récupéré le père de ce marmot, mort ou vif.

M’man ne répond rien. Donc, elle admet.

— Je ne sais pas ce que je vais faire, mais je vais le faire ; je ne sais pas où aller, mais je vais y aller ! Il vaut mieux donner des coups d’épée dans l’eau que de la laisser rouiller dans son fourreau !

Je me tais un instant pour admirer la formelle beauté de cette sentence qui sera gravée un jour au fronton des édicules publics et des maisons closes enfin rouvertes.

Et puis on se pointe chez nous, et là, le Seigneur qui me veille dessus comme toi sur ta blenno mal guérie, me réserve une surprise.

Je te laisse pas deviner car, avec le cerveau farineux que tu te trimbales, on serait encore là à Pâques.

Une Morgan est stationnée devant la grille de notre jardinet. Bon, alors t’as saisi ?

Eh ben, moui, mon minet : il s’agit bel et bien de Betty Nelson, la madone des hydroglisseurs que je prends toute crue sur la lande anglaise les jours d’intense déconvenue.

Ne l’ai plus revue depuis cet épisode somptueux ; que tu l’aurais admirée, si belle dans sa nudité offerte aux vents de l’océan et au guiseau du bel Antonio ! Un Ingres ! Ou, pour le moins, un Ingres et Loire ! Ce fut une baisance héroïque, phénoménale parce que empreinte de désespoir. Cet abandon farouche de l’homme quand il implore la chair de lui faire oublier les plaies de son âme, comme disait ma concierge qui avait des lettres (celles de ses locataires, soigneusement décachetées à la vapeur, mais recollées à la sécotine, et quand tu saisissais ta bafouille avant qu’elle ne soit sèche, fallait une lampe à souder afin de te l’enlever des doigts !).

Pour te recauser de la lande fatale, une fois l’opération enfilage désespéré achevée, on s’est reculottés et rapatriés dans des contrées habitées, au volant de la Mercedes. Je l’ai laissée chez un garagiste de Dover, la Betty, pour qu’il aille chercher, puis réparer ses boudins crevés. Ce grand coup forcené dans les bagadettes, ça lui avait enrayé les rancœurs, miss Nelson (paraît qu’elle avait eu un surarrière-grand-père amiral à la fin du XVIIIe, et que ce vieux crabe s’était laissé planter à Trafalgar) ; elle mouftait plus, ma preuse, éteinte par cette abondance d’événements fâcheux et bienheureux. Pour dire de pas la larguer comme un malpropre, je lui avais refilé mon adresse, mes coordonnées comme on doit dire présentement, en attendant qu’un glandu balance un autre terme. D’autant que ça fait un bout qu’on coordonne, merde ! Et qu’on organise des colloques. Ça oui : colloque. Tous les jours je reçois des lettres de nœuds volants qui me proposent un colloque. Au Rote Harry, chez les anciens députés handicapés moteur, à la Mutuelle des épiciers de détail, chez les sourds-muets de Levallois, que sais-je… « Accepteriez-vous-t-il de venir faire un colloque avec notre vice-super-président d’honneur honoraire, M. Bougrodoc ? » Ils peuvent pas voir, mais moi, leur lettre, je m’attrape les couilles avec pour bien me signifier ce que j’en pense. Je devrais leur répondre que c’est leur bonne femme que j’irais foutre en colloque, ça, d’acc, je veux bien les essayer si elles ne sont pas trop blettes ni chafouines, si elles n’ont pas quinze kilos de varices avariées aux guibolles et des truellées de cellulite aux miches, si elles n’appartiennent pas à la race bovine, si elles lavent leur culotte avant d’aller se coucher, si elles ne te coupent pas la parole pendant que tu narres, pour balancer une contradiction qui te fait passer pour un zozo, et surtout si elles ont une ouverture de bouche d’au moins six centimètres de diamètre ; les fourrer gracieusement tandis que leurs matous décrépis colloquent, déconnent, balourdent, président, vindhonneurent, oui, oui, les emplâtrer dans les délicatesses inouïes et inventives, ces braves rombières de crabes en cours de fossilisation. Leur charmer le frifri à bitoune mélodieuse, à langue de chat fourré (ou langue fourrée de chat), bien les brouter de fond en comble dans les moindres recoins.

Tu trouves que je m’égare ? Ah bon, j’avais pas remarqué. Je laissais filocher le moulinet à sornettes. Mais bon, c’est toi qui achètes, hein, t’as le droit de manifester.

Non, laisse, puisque je te dis que je stoppe. On ne cause plus de rien hormis de l’action. A propos d’action, t’as vu la Bourse, ces temps-ci ?

Pour revenir à Betty Nelson dans notre salon en bois fruitier. Radieuse, bioutifoule pire que la première fois ! Tu la mates et t’as la trique ! Tout en touide ! Le touide (que certains écrivent tweed) quand il est de cette couleur fauve, accompagné d’un chemisier de soie verte, il m’inspire. Souliers plats, gants de tomobilisse, les cheveux à peine remis d’aplomb au décapsulé de la Morgan.

J’empresse de faire les présentations. Miss Nelson, maman ; maman, miss Nelson. Et voici Antoine, mon petit frère adoptif. Mouche-toi, Antoine ! Ne tends pas ta main pleine de Nutella.

— C’est pas du Nutella, c’est de la merde ! qu’il me répond. J’étais aux chiches quand la gonzesse a sonné et cette connasse de Maria entendait pas à cause de son aspirateur ; alors je m’ai bâclé, tu comprends ?

M’man l’évacue dare-dare, avec toujours Apollon-Jules dans ses bras. Je la vois mal barrée, ma vieille, avec ces deux spécimens d’enfants d’homme sur les endosses !

Un petit porto, Betty ? Non, non. Après le repas seulement. Les Anglais, tu les sais, hein ? Vous prendrez bien le briquefeuste avec nous ? Volontiers.

Je cantonade :

— Tu ajouteras un couvert, m’man. Et puis, quel bon vent ?

Alors elle me révèle, l’exquise. Voilà, depuis nous deux, elle a cessé de faire styliste. Dans le fond, y a pas de débouchés. Une idée lui est venue, consécutive à notre rencontre : se lancer dans le journalisme. Ne venait-elle pas de vivre une aventure peu commune ? Aussi sec, elle écrit un papelard sur notre rencontre, la filature, les pneus (peneux) crevés, l’envol clandestin des terroristes sur la lande… Une soucoupe de première ! Un scoop à tout caser. Elle l’envoie à son oncle incarné Ferguson Junior, directeur du Rochester Evening. Tonton saute sur le papier, le pirate un peu pour lui donner l’éclat du neuf et le sort à la une de son canard. Manchette, affichettes, messages à la radio locale. Un boum ! La voici engagée. Ferguson Junior la charge de poursuivre l’enquête, seulement elle n’a plus grand-chose à se foutre sous l’Adam, comme disait Eve. Mais qu’importe, elle trouvera. Journaliste, c’est son blaud, elle a pigé, compris. Pendant huit jours elle assume la première page du Rochester Evening, vaille que vaille, gonflant au max ce qu’elle déniche en furetant. Et puis comme ça tourne en rond, tonton lui confie d’autres rubriques. Elle fait la judiciaire, mais les jugements pour vols de bagnoles, enfreintes à la loi sur les débits de boissons (et non pas les débiles poissons), rixes sur la voie pudique, ça la plume, Betty.

Alors il lui propose la mode. Un grand reportage. Elle mouille. La mode anglaise, la première du monde, selon elle, avec des mannequins pas pour rire : Lady Di, sa copine belle-sueur, la couine et les jardins potagers qu’elle se trimballe sur la trombine au lieu de sa couronne qui vaut des chiées de sterling, ça a été une vaste régalade. Le tirage du Rochester Evening a augmenté de soixante pour cent, passant de six cents à près de mille exemplaires, tu te rends compte, vicomte ? Qu’on n’avait jamais enregistré ça depuis l’abdication d’Edouard VIII en 36 !

Ayant écumé la mode anglaise, tant pis, elle va passer à la mode belge, et l’idée lui est venue de faire un crocheton par Pantruche avant de gagner Bruxelles. Ce qui te prouve — s’il en est encore besoin —, que je laisse un souvenir du genre impérissable dans le cœur et le slip des dames.

— Vous auriez dû m’envoyer vos articles, reproché-je, j’eusse été ravi d’en prendre connaissance.

Casse la tienne (comme dit mon pauvre Béru), elle me les a apportés. Y en a en effet une liasse épaisse commak dans son sac bandoulière.

— Je vais les lire dans ma chambre, tandis qu’on nous accommode un brique faste à la française, préviens-je. Souhaitez-vous m’accompagner ou vous branché-je la télévision où mon ami Mourousi ne va pas tarder ?

Elle rétroque que la télé française étant inregardable pour une Britannique, elle préfère m’escorter.

Sainte nitouche, va !

On grimpe. Je la fais pénétrer, en attendant que j’à charge de revanche. Mets le verrou, biscotte ce vadrouilleur insolent de Toinet, toujours à l’affût d’une connerie payante.

Asseyez-vous ! désignant le fauteuil. Son beau cucul régal s’épanouit entre les bras de mon voltaire de famille (il était au salon, mais je l’ai grimpé dans ma strasse pour les lectures tardives). J’ai sa liasse d’articles.

Seulement moi, tu me connais, non ? Elle, entre les bras du fauteuil, moi entre ses jambes et les vaches seront bien gardées. Ses élucubrations, ce sera pour une autre fois. Néanmoins, je fais semblant de ligoter pour avoir prétexte de m’asseoir à ses pieds.

Je commence par confier une mission d’exploration à ma dextre et la voilà partie sous le tweed de la jupe. Mon œil distrait ligote le titre du premier faf :

« Rodéo des services secrets français sur le sol britannique ! »

Sympa, merci ; ne vous dérangez pas pour moi !

Elle me dilate la prostate, cette jolie grand-mère ! Et tu sais qu’elle a un brin de plume ? A moins que le rewriter… Rewritera bein qui rewritera le dernier ! J’en chope une pleine charretée. Mon culot, mes exigences, tout ça… Toute l’histoire de nos brèves relations est relatée, jusqu’à y compris la manière dont je lui ai dégrafé sa jupe sur la lande, mais elle laisse entendre que sa pudeur a eu le dernier mot.

Nostalgique, ma paluche lui rase-motte le mont de Vénus, Betty. Elle se prête à mes acrobaties.

Moi, je t’avoue que je déteste brosser une sueur chez moi, par pudeur pour m’man. Je la respecte trop, ma Félicie d’amour, pour lui infliger mes coïts. Les mothers, faut les tenir à l’écart de ces ébats bestiaux. Je me rappelle d’un soir d’il y a longtemps, à Napoli, une petite péteuse greluse m’avait emmené chez elle pour une tringlée amicale et je l’avais embroquée dans la pièce où sa vieille mère tricotait en écoutant une retransmission de foute à la radio. La daronne, ça l’avait pas plus émue, nos galipettes, que si sa pétasse de fille avait pris un bain de pieds. La Juve s’était laissé marquer un but par Naples, juste comme je larguais les amarres, et ma partenaire avait hurlé « Siiiiiiiii » en soubresautant opportunément.

Mais moi, ma maman, Achtung ! Notre pavillon, c’est pas un hôtel de passes ! Alors je réfrène à bloc. Frotti frotta, O.K., et même des caresses prénuptiales, souate ; mais l’imbrication polyvalente, fume ! Ou alors faudrait qu’elle s’emploie à mort, la môme !

Eh ben, manque de bol, justement, elle s’emploie ! Une frénésie incandescente ! Me sort le grand jeu rapide. Elle me vainc par précipitation. Me bourrasque des racines au faîte ! Pas le temps de dénéguer, de crier au viol, d’appeler ma maman. La fille qui en veut en obtient, comme l’a si justement écrit Bossuet dans son docte ouvrage titulé « Occupe-toi d’homélie ».

Me rappelant ses clameurs sur la lande, je lui conjure de baiser à voix basse. Que sinon je vais lui plaquer mon oreiller sur la sirène de brume, ce qui risquerait de l’étouffer et me vaudrait les assises, comme à Saint François d’.

Dès lors, je perpètre.

Y a démenage intensif !

Est-ce que ça va pas me passer un jour d’avant mon trépas, cette foutue marotte d’enfiler ce qui bouge, qui enlève sa culotte et qui crie « Plus vite ! » ? Jusque z’à quand t’est-ce vais-je dégainer coquette en présence d’une fille pour recommencer sempiternellement cette danse sacrée d’où tu sors épuisé mais content, les burnes vides et le cœur plein ?

Au plus fort de notre épanouissement sensoriel, j’entends un cri, puis des sanglots dans le couloir.

En bas, la voix inquiète de Féloche :

— Que se passe-t-il, c’est vous qui pleurez, Maria ?

Organe dévasté d’une Maria abîmée dans les chagrins :

— Oui, Madame !

— Qu’avez-vous, petite ?

— C’esté Moussieur ! Il fait des couchonneries avec la salope qui viendre d’arriver !

— Qu’est-ce qui vous prend de regarder par le trou de la serrure, ma fille ! réprimande sévèrement ma daronne.

— Jé m’en doutais ! pleurniche Maria.

— Descendez tout de suite éplucher des tomates, nous allons faire une salade de tomates-mozzarelle avec des feuilles de menthe comme entrée !

Ça aide, des répliques de ce genre, lorsque tu es en pleine lime, crois-moi !

Pour couronner, voilà, très proche, l’organe poulbotien de Toinet :

— Ah ! ouais, c’est vrai qu’il la met ! La vache, il y va de bon cœur, le grand ! Oh ! dis donc, tu parles d’un rapide, le frangin ! C’est géant ce qu’il lui fait !

— Toinet ! égosille maman. Tu veux venir ici, immédiatement, polisson !

Ah ! elle est discrète, ma troussée impromptue ! Pour ce qui est de mon respect du toit familial, j’ai mis (entre autres) dans le mille !

— J’arrive, m’man Félicie, une seconde ! La manière qu’il se déclenche, je parie qu’il entr’ dans la ligne droite, le beau Tonio ! C’est dommage, j’ la voye pas bien, elle. Juste ses jambes. Elle a gardé ses godasses !

— Toinet ! ! ! hurle ma pauvre mère désespérée, faut-il que j’aille te chercher par les oreilles ?

— Fâche-toi pas, m’man Félicie, j’sus confronté avec les choses de la vie, comme y disent à la télé. En valeur corrigée, je fais mon éducation ! On est des mammifères, comme nous affirme le prof de sciences nat’. Dans un sens, c’est beau le schéma de la reproduction. Si on naîtrait dans les choux, c’serait plus tristounet !

Enfin, il abandonne son poste de mateur et dévale l’escalier. Je l’entends encore demander, le mignon salaud :

— Pourquoi elle chiale, Maria ? C’est la jalousie ? Tu penses qu’il la fourre aussi, Tonio, quand t’est-ce qu’on a le dos tourné ?

— Cours chercher des petits pains à la boulangerie Tardivet. Tu en prendras six !

— Je pourrai m’en acheter un au chocolat ?

— D’accord.

— Et un autre aux raisins, pour mon quatre-heures ?

— Si tu veux !

Là, Betty extrapole ses turbulences glandulaires et part à dame en poussant une plainte de nativité.

Ma récompense ne tarde pas. Elle enchaîne sec.

Pendant que ma chaude Britannique va remettre de l’ordre dans sa mise (si je puis ainsi m’exprimer), je saisis la pile de ses articles. Histoire de passer le temps, tandis que les rugissements de l’eau se font entendre dans ma salle de bains.

Et alors… Et alors…

Non, je te jure : un moment terrible de mon existence. Ce que tous les services de police européens n’ont pu découvrir se trouve relaté là, dans les grises colonnes du Rochester Evening.

Honte à nous autres, professionnels emberlificotés dans le système, ligotés par les obligations, noyés sous la paperasserie, jugulés par des forces supérieures obéissant toutes à des forces encore plus supérieusement supérieures !

Il est écrit, sur ce papier journal que mes fesses refuseraient si d’aventure j’entendais l’utiliser comme faf hygiénique, il est écrit, dis-je, que l’envoyée spéciale (très spéciale) du Rochester Evening, après une minutieuse enquête, a découvert que le mystérieux avion s’était posé à Reggio di Calabria, Italie. Ses passagers en seraient descendus. Ils étaient — Dieu soit loué ! — au nombre de six et auraient pris place dans un minibus blanc immatriculé à Roma. Peu après, l’avion reprenait les airs pour une destination inconnue.

Te rends-tu compte de l’importance de cette info, si toutefois elle n’est pas purement inventée par « l’envoyée spéciale « que je viens de m’envoyer moi-même à titre personnel ?

Sur les autres articles, ça s’étiole ; on sent la redite, le remplissage, la panne sèche. L’histoire part en quenouille. Mais si la môme a dit juste concernant Reggio di Calabria, quel pas géantissime elle fait faire à l’enquête enlisée dans les marécages du non-su !

La revoici, Betty, désoutragée grâce au concours vigilant de mes camarades Jacob et Delafon ; remise à neuf, à disposition ; bien pimpante de partout.

Elle me voit aux prises avec sa prose.

— Alors, ai-je un talent de journaliste, Tony chéri ? demande-t-elle en venant se déposer auprès de moi, avec des ondes reconnaissantes encore en activité.

— Un grand ! assuré-je, et un non moins grand talent d’enquêteur. Comment diantre avez-vous découvert que l’avion s’était posé en Calabre ?

Elle a beau être anglaise, la voilà qui minaude un brin. Toujours ce besoin qu’elles ont de faire les chattes, nos gonzesses. Fortes et dominatrices, les belles. Sûres d’elles, de leur charme, de leur pouvoir. Et nous autres grands glandeurs qui nous croyons les maîtres ! Je vais te dire une bonne chose, pour toujours, l’aminche : la femme suit l’homme, ça, c’est vrai. Mais sur les chemins qu’elle lui a tracés ! Et l’homme, tout fiérot, il arque devant, roulant les mécaniques et se disant avec délectation, ce pauvre trou de balle : « Elle me suit ». Tu parles ! Elle le suit là où elle a décidé d’aller. Pas plus difficile que ça !

— Secret professionnel ! elle pétasse, cette roulure !

Merde, c’ t’une baffe dans le museau qu’elle cherche ? Elle en a déjà reçu une dans son patelin et ça n’a pas eu l’air de lui déplaire.

— Vous avez inventé ça pour les lecteurs du Rochester Evening, asticoté-je.

Du moment que je chanstique son honneur professionnel, elle rebiffe ! Veut bien que je la bilboquette sur un coin de pucier, mais que ça dégénère pas, surtout !

— Pour qui me prenez-vous ?

— Alors racontez !

— N’y comptez pas !

Seigneur ! retenez-Vous sinon je la cabosse ! Entêtée comme une Rosbif, cette sauteuse. Mais l’Antonio a plus d’un vautour dans son saccule. Comprenant qu’elle est butée et le restera, je feins de rengracier.

— Petite cachottière, enfin, peu importe, ce qui compte, c’est que vous soyez ici, dans mes bras. J’ai une telle faim de vous que je ne pourrai jamais l’assouvir.

Je la renverse. Cette fois, on change d’orientation. Je décide de déguster ses fraîcheurs, Betty. Tu as dû le lire dans les hebdomadaires bien informés, il est le roi régnant de la minouche yoddlée, ton Antonio.

Quand j’entreprends une nière à la menteuse véloce, c’est voluptas dans sa chair ! Une félicité inouïse l’empare. Elle perd la notion du temps et des réalités. Au bout de dix minutes, elle sait plus si c’est Mitterrand ou Hugues Capet qu’est roi de France ! Et j’y vais comme jamais ! Rebelote !

T’es pas sans ignorer non plus, malgré l’état de déliquescence avancée où tu te trouves, que les sens s’affûtent en servant. Le plaisir du bis est plus intense qu’à la première pressée, contrairement à l’huile d’olive. Cette fois, elle sprinte dès le départ, ma Britiche. Tortille du métronome en folie ! Sitôt que je la sens au paroxysme, à deux millimètres de l’apothéose, j’interromps ma pratique.

Elle hurle qu’ « Again ! Again ! Espèce de dirty pig ! » Mais le dirty pig, il sent qu’il tient le couteau par le manche. Juste je lui entretiens la frénésie en effleurant la partie sensible du bout des doigts. Légère caresse destinée à maintenir l’état critique.

— Dites-moi comment vous avez trouvé la piste de Reggio di Calabria, petite truie en délire, et je vous promets un bonheur que vous n’aurez jamais ressenti.

Ces Anglais, ce qui les sauve, c’est le flegme avec lequel ils savent appréhender n’importe quelle situation. Là, elle se sent piégée, vaincue. Alors elle s’abstient de tergiverser.

Elle halète :

— Quand je suis retournée chercher ma Morgan avec le garagiste, j’ai trouvé un mouchoir sur lequel un de vos hommes sans doute a écrit un message qu’il a pu jeter par la portière.

Histoire de lui savoir gré de sa confidence, je lui reprends ma tyrolienne moldave interrompue. Elle y va aux clameurs, Ninette que, tant et si bien, des coups sont frappés dans ma porte. La voix désespérée de Maria :

— Mais vous arrête ces couchonneries ! Y a des ninos qu’écoutar !

Je stoppe pile à l’instant que Betty attaquait son hymne à la vie.

— Qu’est-ce qu’il y avait d’écrit sur ce mouchoir, douce salope ?

— Vite ! Continuez !

— En deux mots, mignonne ?

— Il est dans mon sac, je vous le donnerai !

— Parole d’Anglaise ?

— Paroooooole !

Fort de ce quasi-serment, je la termine en beauté. Tu me connais : je suis pas vantard. Mais là, ce que je fignole à la miss, n’est résumable qu’en trois mots : mé mo rable ! Même la regrettée Callas n’a jamais émis un son aussi mélodieux que celui qui salue son panard.

Signé « Béru ! » L’écriture ! Et le style !

Sa Majesté a dû puiser discrètement dans le sac à pogne de sa marquise. Il a écrit sur le mouchoir avec un crayon à cils le texte suivant :

Paraîtrait-il qu’on irerait en Calabe. Y nous

N’a pas eu le temps d’en écrire plus long, le cher Gros. Il a roulé le mouchoir menu, a discrètement abaissé la vitre de quelques centimètres pour pouvoir évacuer son message. Donc ceux que j’ai trouvés dans la Mercedes leur ont été imposés ? Ouf !

— J’ai eu du mal à faire traduire le texte, déclare ma pécore aux yeux cernés, l’on m’a dit qu’il était rédigé en vieux français.

— Exact, grommélé-je, on jurerait du Louis XIV ; mais quelle garce vous faites en ayant conservé ce message pour vous. Deux mois de perdus ! Sans doute est-il trop tard !

Je cause commak mais n’en pense pas une broque ! Ce mot du Gros, c’est un peu sa présence. Bien qu’il ait écrit ces lignes le jour de son envol, j’ai l’impression qu’elles sont récentes et qu’il m’attend…

T’inquiète pas, frangin, je viens !

ECHAPITR VIII

Ça sent le lapin à la tomate.

Je toque, j’entre quand on me le dit, et c’est bel et bien du lapin à la tomate que ce vieux mec et sa rombiasse sont en train de bouffer. Du lapin à la tomate avec de la polenta coupée en carrés et frite. Aussitôt, la faim fait sortir mon estomac du bois et, au lieu de dire bonjour, j’essuie le filet de bave qui me dégouline sur le menton.

Les deux vioquards me considèrent comme si j’étais un camionneur venant de défoncer leur guitoune avec son vingt tonnes.

J’ai le réflexe de sourire avant que le bonhomme n’aille décrocher son tromblon pour me voler de plombs. Mes sourires enjôleurs sont les plus efficaces de la planète et les gens auxquels je les dédie se mettent à m’aimer comme des fous et se battent pour me faire une pension.

— Pardon de vous importuner, leur dis-je aimablement. Dieu que ça sent bon chez vous ! Je suis un expert d’assurances de Paris et je fais une petite enquête à propos de cet avion qui s’est posé un jour sur le terrain désaffecté qui borde votre maison.

Ouf ! L’effet sédatif de mon sourire s’estompe et les voilà qui reprennent des mines renfrognées.

Afin de pas laisser capoter nos relations, j’ajoute :

— Ma compagnie d’assurances m’a chargé de vous remettre une prime de cinq cent mille lires afin de vous remercier de votre précieux témoignage. La voici !

Je tire de ma vague cinq billets de cent mille lires et les dispose en éventail sur la table.

Les deux croquants jettent la pogne simultanément ; c’est mémère la moins rhumatisante, donc la plus rapide. Seulement, c’est pépère le plus fort. Il assène un coup de poing sur la dextre sinistre de sa camarade d’existence.

— Lâche ça, vieille carne ! il lui fait aimablement.

Mme Ravioli abandonne sa proie et c’est mister le mec qui ratisse.

Il examine les talbins, vérifier qu’ils n’ont pas été prélevés dans une boîte de Monopoly et, rassuré, les plie en quatre avant de les glisser dans l’une des poches de son vieux gilet de laine ravaudé.

Un beau sourire met du noir (il chique) sous sa moustache blanche.

— Vous prendrez du lapin avec nous ? il demande.

Moi, j’espérais ça comme tu peux pas savoir. C’est marrant, la vie : on a des coups de cœur, des envies, des spleens comme ça, au débotté. En passant le seuil de la masure, j’avais faim de ce lapin : l’odeur ! La reniflette, moi, tu sais combien c’est un vice ?

— Volontiers : il embaume !

Sa mégère ronchonne, se lève pour m’apporter un couvert. Le vieux va tirer un cruchon de picrate au cellier. Vin noir à mousse incarnate qui sent encore la dernière vendange. Et nous voici à claper, les trois, en échangeant des œillades amitieuses par-dessus notre bouffement.

Une merveille ! La vieillarde, au plumard, ça doit faire quine qu’elle est bonne à nibe ; mais au fourneau, attention ! Et puis qu’est-ce qu’elle sait faire d’autre, encore, je m’informe. Paraîtrait que le cabri, mijoté par elle, son bonhomme se relève la notte pour finir les restes ! Bon, je reviendrai au printemps ! Pour le reste, c’est les pâtes, principalement les spaghetti aux truffes blanches. Il connaît, les coins à truffes, le vieux. Aux pieds des chênes nains. Il se lève pour me montrer un petit bocal qui en contient une demi-douzaine, macérant dans l’huile d’olive. Je le veux ? Tiens, il me le donne ! Merci pour Félicie. Pourvu que je le ramène à bon port ! Car de sales bricoles m’attendent.

Le café, par contre, est vachement dégueu. Jus de chaussettes en plein ! Et pas n’importe quelles chaussettes ! Je fais la moue, pas l’amour ! L’amour, c’était hier, avec Betty ! Elle en voulait tant et tant que j’ai dû l’embarquer à l’hôtel, ne plus rameuter la maisonnée. J’ai mis ma bite des dimanches et l’ai fait reluire comme le balancier de notre vieille horloge jusqu’aux aubes.

Baise faisant, j’y ai arraché un à un les vers du nez, ma donzelle d’outre-Manche. J’ai obtenu les moindres détails. L’avion blanc s’est posé sur l’ancien aéroclub de Reggio di Calabria, pratiquement en friche. Une fermette se dresse en bordure de la piste en herbe (elle l’a toujours été, même quand elle se trouvait en activité). Un vieux couple l’habite. C’est le bonhomme qui lui a raconté ce qu’elle a publié dans le Rochester Evening. J’ai décidé de me pointer à mon tour pour tout reprendre à zéro.

— Cher monsieur Paolo (il s’appelle Paolo), j’aimerais que nous parlions maintenant de l’affaire qui m’amène. Ce foutu avion.

Il perd un peu de sa bonne humeur, mais enfin, quoi, se doute bien que si on lui crache cinq cent mille pions, c’est pas pour que sa dame me fasse une pipe.

Alors il emplit deux godets de grappa, prend une noix de tabac dans sa bonne blague, la pétrit et se la bloque entre la joue et la gencive, puis démarre, pépère, tandis que madame débarrasse la table silencieusement.

Voilà…

Il y a deux mois, un jour dont il se rappelle pas la date, sur le coup de midi environ, il était à effeuiller des épis de maïs devant sa maison lorsqu’il perçoit un grondement d’avion en direction du large.

Il regarde et découvre un zinc à basse altitude qui se dirigeait vers l’ancien terrain. Lui, ça l’étonne, biscotte le champ est vraiment désaffecté, avec de la broussaille sur les bords, plus de biroutes au vent, ni de balises d’aucune sorte.

Comprenant que l’avion en question se pose bel et bien, il se précipite sur la piste et, agitant les bras, fait signe au pilote qu’il se fourvoie ; mais celui-ci n’en a cure et comporte comme s’il ne le voyait pas. Le vieux a tout juste le temps de planquer sa carcasse. Le coucou se pose en souplesse, roule en bout de piste et décrit une volte complète afin de se mettre dans le sens du décollage. Une porte s’ouvre et six personnes en descendent précipitamment. La dernière n’a pas plutôt posé son second pied au sol que le zoziau repart et va se fondre dans l’infini au-dessus des flots.

Eberlué, mon hôte se dirige vers les passagers débarqués, c’est alors qu’un minibus blanc sort de derrière des buissons et s’approche des arrivants. Ils grimpent à son bord. Le bus démarre. Le tout, entre le moment où le bonhomme a aperçu l’avion et celui où le minibus a disparu, n’a pas duré trois minutes. Vite fait, bien fait. Lorsque le véhicule est passé devant Paolo, son conducteur lui a adressé un salut de la main, très cordial. C’est ce salut qui a retenu le vieillard d’aller rapporter l’incident aux autorités. Il a cru que tout cela était normal et qu’il s’agissait d’un atterrissage de fortune, d’une dérivation voulue par la tour de contrôle de l’aéroport officiel pour surcharge de trafic à cette heure de la journée. Il n’est pas très au fait des closes de l’aéronautique, lui. Très vite il a oublié la chose. Il a fallu qu’une jeune Anglaise vienne le questionner pour qu’il se la rappelle. Comme Betty lui a remis un peu de fric, elle aussi, il s’est abstenu de mentionner ces faits. Il aurait dû ? s’inquiète-t-il avec une ingénuité de joueur de bonneteau. Je souris sans prendre parti. Il insiste : qu’est-ce que c’est, ce micmac, selon moi ?

— Un avion volé destiné au transport de terroristes, mon brave ami.

Le mot terroriste le fait sursauter.

— Parlez-moi du minibus, monsieur Paolo, enchaîné-je.

— Bé, pour dire quoi ? Il était blanc.

— Son immatriculation ?

— Il avait une plaque marquée « Roma ».

— Le numéro minéralogique ?

Haussement d’épaules.

— J’ai pas eu le temps de vérifier. J’ai vu « Roma » parce que les plaques romaines sont les seules où est écrit le nom entier de la province…

Je déguste une gorgée de grappa. Le marc, c’est pas que j’aime ça, mais ça me rappelle mon enfance, les vacances à la campagne. Notre vieux voisin en buvait un litre par semaine et il a vécu 92 ans. Parce que, prétendait-il, le marc s’appelle également « eau-de-vie », ne l’oublions pas !

Il ne l’oubliait pas.

— Cher signor Paolo, il est capital que vous me fournissiez davantage de renseignements sur ce bus.

— Mais je…

— Attendez ! Sortons, nous allons en parler sur place.

Sa vieille se met à l’engueuler en patois calabrais, et alors là, je déclare forfait. L’italien de Victor-Emmanuel III, je m’en arrange, mais les dérivés de terroir, je t’en fais cadeau. Mon avis, c’est qu’elle lui prédit des calamités, la signora. Des désastres très funestes ! Elle prévoit le départ d’une grande mouscaille noire et profonde. Il aura de la merde pour cinq cent mille lires, Paolo ! De la vraie, toute fumante !

Comme ces prédictions le font tarter, il lui enjoint de fermer sa sale gueule de rate malade et nous sortons.

— Donc, vous vous teniez ici ?

— Exactement, signor assureur.

— L’avion s’est posé sur votre droite et a roulé jusqu’à l’extrémité du terrain ?

— Comme je vous l’ai dit, dottore.

— Il a viré sur place, débarqué ses passagers et repris les airs ?

— Exactement, Excellence.

— Peu aptes, le bus s’est dégagé des buissons que l’on aperçoit tout là-bas, sur la droite ?

Si.

— Il a chargé les six personnes et il est passé devant vous ?

Si.

Je m’avance sur la piste.

— Ici ?

— A peu près, Excellence.

— Donc, à une quinzaine de mètres de vous. Vous avez une excellente vue. Faites un effort de mémoire pour me décrire ce que vous avez eu le temps de capter. Peut-être n’en êtes-vous pas conscient mais cela doit vous revenir, signor Paolo. Le bus passe ! JE SUIS LE BUS ! Regardez ! Remémorez-vous ! N’oubliez pas que ce sont des terroristes ! Des vies innocentes sont en jeu ! Le bus passe ! Bon, il est blanc. Le chauffeur vous fait un salut !

Le vieux a le menton qui tremblote. Ses paupières battent comme des stores vénitiens dans le vent.

— Il lui manque un doigt ! fait-il.

— Au chauffeur ?

— Oui, j’y ai pensé sur le moment. Il tenait sa main écartée pour me donner le bonjour et il n’avait pas le doigt du milieu.

— Bravo ! Sa gueule ?

— J’ai pas vu. Sans doute à cause du salut. Et s’il a salué, c’est pour cacher sa figure.

— Très bien. Quelqu’un d’autre, près de lui ?

— Personne.

— Les passagers ?

— Le bus avait des vitres teintées, je distinguais juste des silhouettes.

— La marque ?

— J’y connais rien.

— Rien n’était peint sur la carrosserie ?

— Non, mais y avait une étiquette sur la vitre de la porte arrière.

— Formidable. Quoi d’écrit, sur cette étiquette ?

— J’ai pas pu lire, et puis c’était tout de même trop loin.

— Couleur de l’étiquette ?

— Jaune.

— Rien d’autre ?

— Non.

— Des marques sur la carrosserie ? Traces d’accident, par exemple ?

— Non ; mais il me semble que le pare-chocs arrière était un peu tordu, j’ai pensé à une moustache redressée d’un côté.

— Eh bien, vous voyez, signor Paolo, que vous aviez plein de choses à me dire !

— Ben oui, admet le brave homme. Ben oui. Ça mérite un surplus de prime, non ?

Lui, il est petit, tout rond, très chauve, avec de grosses lunettes également rondes et chauves. Ses vêtements gris, bien coupés au départ, mais trop tendus à l’arrivée, lui donnent l’aspect d’un oiseau gavé, genre hibou qui aurait pris un « x » au pluriel et pension chez mon pote Guy Savoy. Il a des mains potelées dont un des auriculaires s’enorgueillit d’une chevalière mastarde. Son sourire est frangé d’or, signe intérieur de richesse ; et la pochette qui lui pend de la poitrine devait servir de parachute avant d’être vouée à cette sinécure. Après un temps d’ardente contemplation, je toque à sa porte vitrée.

Il est en train de téléphoner, mais cependant me crie d’entrer, ce que je.

Un bon moment, il poursuit sa conversation avec une certaine Julia qui voudrait changer sa Fiat Uno contre un cabriolet Mercedes, en lui laissant le soin de régler la différence de prix. Mon hôte n’a pas l’air chaud. La dame Julia se fait pressante, en bref, un accord se conclut sur la base suivante : le cabriolet Mercedes sera d’occasion, mais toutefois « presque neuf ». Dans cette eau cul rance, le presque constitue un refuge, pour l’homme, mais un terrain miné, pour la femme. Il calme les angoisses de cette dernière en alléguant que, de part sa situation, il est bien placé pour dénicher l’oiseau rare. Ces paroles sédatives lui valent la promesse d’une nuit d’amour somptueuse. Rasséréné, il raccroche.

Il a pour moi un sourire d’accueil d’une affabilité toute latine.

Je presse avec effusion sa main emmoitée par le combiné téléphonique.

Ça fait le troisième concessionnaire Hertz que je visite dans la Ville Eternelle ; mon exposé, je l’ai dûment mis au point, fignolé, concentré. Il me coule tout seul des cordes vocales, comme un flonflon bavarois d’une boîte à musique.

« Je suis officier de police français, détaché à la brigade internationale de répression contre le terrorisme. Est-ce que le 3 du mois dernier il aurait loué un minibus blanc aux vitres teintées et dont le pare-chocs arrière était légèrement tordu ? »

Dans le mille, Emile !

Ne me laisse pas terminer mon compliment, l’hibou repu.

Et comment qu’il a loué un minibus ! Qu’on ne lui en parle pas ! D’abord, c’était pas le 3, mais le 2, il se le rappelle parce que le 2, c’est son anniversaire et que lui-même a utilisé le minibus pour emmener des potes à lui déjeuner au Lido di Ostia. Quelqu’un l’a loué juste comme il en revenait. Il n’a pas eu le temps de le faire laver, tellement le client était pressé.

Musique ! Musique ! Musique ! Je regarde sa bouche jouisseuse dont la lèvre inférieure ressemble à une tuile romaine renversée. Cause, cause, mon ami ! Parle, parle ! Jacte, jacte ! Tu m’enveloures les trompes ! Ici se renoue le fil rompu avec mes chers aminches.

Le client pressé a souscrit aux formalités. Il avait une carte de crédit de l’American Express. Tout baignait.

Il a ramené la chignole le 3, en fin de journée. Et ce con de Benito qui était de garde, tu crois qu’il aurait examiné le véhicule ? Son cul ! Alors, le pare-chocs tordu, c’est pour les pieds de la maison ! Car c’est le loueur qui l’a esquinté. Chez Hertz, dis, on te confie des tires impecs, auxquelles ne manque pas un bouton de guêtre. Louer une charrette dont un pare-chocs serait tordu, mais il se ferait hara-kiri, M. Eugenio Bandoli ! Alors, suivez-moi, signor flic : premier point, réparation du pare-chocs ! Et second point, écoutez bien : la carte de l’American Express était volée. Le détenteur avait fait opposition. Y a donc litige !

J’endigue :

— Pouvez-vous me montrer le dossier que vous avez établi pour la location du minibus, monsieur Bandoli ?

Logiquement, il devrait se trouver entre les mains de la police romaine, mais des délits de ce genre, elle s’en torche le fion, la police romaine ! Faut qu’il y ait bain de sang pour qu’elle bouge son cul, la police romaine, aujourd’hui. A Rome, on ne porte plus plainte pour escroquerie, abus de confiance, vol qualifié, viol inqualifiable, meurtre en état de légitime défense… Tout cela appartient désormais au tout-venant de la vie quotidienne !

Tout en s’épanchant, il fouille dans un classeur métallique brun et prend le dossier 8.965 dont la chemise comporte le sigle jaune de la glorieuse maison.

— Tenez, signor poulet ! Bonne bourre, mais ça ne vous avancera à rien, car tout est bidon : le nom, l’addresse, le numéro de permis de conduire…

J’empare le document et note sur mon vieux carnet comme on n’en fabrique plus, à couvrante de moleskine noire et tranche jaune :

« Terry Star, 420 42e Rue W, NY. Permis de Conduire № 7-985 CD délivré à Sao Paulo, Brésil, le 6/8/69. »

Il a raison, le signor Bandoli, avec ça je peux aller me faire cuire un œuf !

Ces pauvres « renseignements » vont rester sur mon petit carnet où figurent déjà tant d’identités bidons ; mais quoi, notre job consiste à noter ce qui nous tombe sous la main. Le côté fonctionnaire, que veux-tu. Faut souscrire aux routines, ces épines dorsales de tous les systèmes.

— Maintenant, signor Bandoli, un dernier détail : le signalement du client en question. Ne lui manquait-il pas un doigt de la main droite ?

Il écarquille son beau regard de nyctalope constipé.

— Ah ! vous savez cela ?

Je ne lui précise pas que c’est tout ce que je connais de l’homme. Tu te rappelles ma méthode : toujours interroger en donnant l’impression qu’on connaît déjà la réponse, ça dissuade de mentir ou simplement de broder.

Mon hibou hertzien se concentre (mais le plus gros est déjà fait), il ne veut pas parler pour ne rien dire, bien qu’ italoche.

— Quarante à quarante-cinq ans…, commence-t-il.

Il se cure l’oreille, ayant deux auriculaires pour ce faire et étant ambidextre, ce qui double ses chances de parfaitement ramoner ses cages à miel.

— Il est grand… Il a les yeux sombres, très rapprochés…

Le signor Bandoli cherche encore et trouve aisément.

— Les cheveux plutôt clairs, sans toutefois être vraiment blonds.

Je note, je note. La mine de mon Caran d’Ache chuchote sur le papier quadrillé menu de mon calepin (que l’on doit justement à l’aimable signor Calepino).

— Il a un drôle de nez, assez fort…

Il hoche la tête ; ce qui est un exploit car il n’a pas de cou.

— Je ne vois rien d’autre. Dois-je vous parler de ses vêtements ? Il pleuvait lorsqu’il est venu louer et portait un imperméable clair avec des épaulettes et une ceinture ; je ne me souviens pas s’il avait ou non une cravate.

— Cela ira parfaitement comme ça, signor Bandoli. Je vois que vous possédez une photocopieuse, j’aimerais que vous me tiriez un exemplaire de ce contrat, à cause de la signature qui nous fournira un spécimen de son écriture.

Et puis, bon, ça va, on échange quelques inévitables banalités sur ces temps d’horreurs où tout le monde tue tout un chacun en revendiquant son crime pour pouvoir postuler la Légion d’honneur ou le Nobel de la Paix, le moment venu.

Qu’après quoi je lui prends un congé grand commak et regagne mon hôtel à pince, manière de renifler la Ville Eternelle où l’Empire Romain est vachement résiduel, je trouve. Avec encore pleins de pompes à colonnes, et des blocs de pierre, dis, tu les as vus ces blocs de pierre ? Les pauvres manars qui manipulaient ça, ils auraient eu vachement besoin de Krakmoilezuki, d’aide mon maire et de Bergeronnet ! Tout ça pour que ça s’achève en pizzerias ! Pas de quoi bâtir le Colisée. C’est bien des grimaces masculines, ça, ces gigantesques témoignages d’une gloire passagère. Plein la vue ! Où que tu ailles : pyramides, Parthénon, tour Eiffel ; alors que les chutes du Zambèze et le Mont-Blanc suffisaient ! Mais non, les matous, toujours la même marotte glandeuse : le France, la Pyramide du Louvre, l’Empire State Building ! Comme si peindre la Joconde ou écrire Hamlet, c’est pas assez ! Faut du tout grand qui te glace les miches ! Ils grimpent après leur bitoune, les mecs. Ça, le péché originel ; là, la grande différence mâle femelle ! L’homme se consacre à une œuvre, tandis que la femme, elle, se consacre à un homme. Merci, mes jolies : je vous ai comprises et je remercie le Seigneur tout-puissant de m’avoir accordé une belle queue à vous offrir !

Mon Dieu, que Votre volonté soit fête !

C’est l’histoire d’une petite fille qui dit à sa mère :

« — Maman, tu es tellement belle que je te mangerais. »

La grand-mère qui a entendu demande :

« — Et moi, tu me mangerais aussi ? »

La petite fille mate la vioque, réfléchit et déclare :

« — Oui, mais je te pèlerais d’abord ! »

Et poum ! ça me fait marrer.

Mon rire me réveille.

Non, pas mon rire : le téléphone.

J’en écrase comme un fou, moi ! En rentrant de ma tournée chez Hertz[13], j’ai appelé Mathias, l’universel. Il m’a promis de faire fissa. Alors je me suis allongé sur le sofa Récamier où le sommeil m’a coincé. Quatre plombes viennent de dégouliner et le crépuscule enveloppe Rome d’une brume… Comment te dire ? D’une brume… Enfin, d’une brume, quoi ! Merde, on va pas toujours se faire tarter avec des qualificatifs. C’est pas obligé, les épithètes, dans nos phrases, les auteurs de polars. J’ai examiné mon contrat : on n’est pas astreint le moindre ! J’en sais qui fonctionnent rien qu’au verbe de ville et au nom commun, avec une pincée d’articles et de pronoms personnels, juste pour dire. Et qui te font une carrière avec. Moi, je pousse trop les feux ! Je raffine ! Me crois obligé de fleurir ; qu’au bout du compte, vais me retrouver avec le Grand Prix de l’Académie française dans ma boîte aux lettres.

— J’écoute !

— On vous démande, signore.signor Mathias…

— Passez-le-moi !

— Tout dé souite, signore.

Je m’apprête à déguster le Rouquin, mais la communication est sectionnée comme un cordon ombilical par une sage-femme africaine ayant une bonne dentition.

Je raccroche, attendant que le faux manœuvrier du standard me rappelle. Il se presse pas, le frelot. Dis, ça carbure pas encore extra les pets et thés italiens !

Je compte jusqu’à treize et demi (je suis superstitieux) et compose le numéro du standard.

— Si, signore ?

Seulement, à cet instant précis, on sonne à la lourde.

Momente ! fais-je.

Et je vais déponner. Tu sais quoi ? Non ? Alors, tu sais qui ? Oui ? Gagné ! En effet, Mathias ! Soi-même, plus flamboyant qu’un bouquet de soucis ou une rose de Noël. Plus roux que l’automne à son apogée. Heureux de ce bon tour qu’il me joue en venant me rejoindre illico.

— Ça alors ! béé-je, en en remettant un peu pour lui faire plaisir ; qu’est-ce qui t’a pris ?

— Rassurez-vous, j’ai demandé l’autorisation au Vi… à M. le directeur, corrige le cérémonieux.

— Comment se fait-ce ?

— Eh bien je me suis lancé illico dans les recherches appropriées, concernant le personnage qui vous intéresse. Jouant de chance, au bout d’une heure j’avais découvert mieux que ce que vous souhaitiez. L’envie m’a alors pris de venir vous apporter en personne la bonne nouvelle ! D’autant que j’ai pensé que vous étiez seul ici et que vous auriez probablement besoin d’aide.

Il rit à pleines dents immaculées, mon rouquin. Il ne fume pas et se brosse le clavier quatre fois par jour. Au burlingue il a plein de brosses à chailles dans des étuis de plastique et en trimbale plein ses fouilles. Lui, une praline croquée et il cavale aux lavabos se fourbir les ratiches.

— C’est gentil, remercié-je ; et ta dame t’a laissé partir sans te casser de potiche sur la tronche ?

Là, il rembrunit léger.

— Elle est chez ses parents, à Megève, avec les enfants. Mon beau-père vient d’acheter un chalet… J’ai laissé un message sur mon répondeur pour quand elle m’appellera.

Je lui désigne un fauteuil et vais ouvrir le petit réfrigérateur.

— Ça s’arrose ! On écluse une demie de roteux ?

— Volontiers.

— Ensuite je t’emmènerai claper chez Alfredo l’Original.

Je prends mon temps pour pouvoir bien déguster ses renseignements. Je voudrais les absorber avec une paille. Putain ! Deux mois à me ronger les sangs. Deux mois de stagnation complète. Deux mois dans le vide, le zéro absolu. Et brusquement, le blé qui se met à lever ! L’aurore ! L’espoir…

— Tu es un amour, grand. Jamais je n’ai trouvé une lampe à souder aussi épatante. Tu m’enchantes !

Le bonheur le soulève de son siège kif le professeur Tournesol quand il brandit sa bouteille d’huile Fruidor à la télé.

Je lui tends une flûte de champ’.

— Tiens, joue-t’en un air !

On trinque, on boit, on réprime deux rots de salon et je soupire, la voix déjà extatique comme un qui se fait pomper la membrane par une pro médaillée d’or aux Jeux Olympiques :

— Vas-y, déballe ; mais doucement, mec. Fais durer le bonheur, cherche de beaux adjectifs, des adverbes rutilants ; j’ai envie de prendre mon fade en grand, je l’ai mérité.

— J’essaierai, commissaire…

— Tu devrais me tutoyer, Mathias, depuis le temps qu’on se pratique. (Tu vois : le Vieux fait tâche d’huile !)

— Oh ! non, pensez-vous ! Je n’oserais jamais. Et ça ne me ferait même pas plaisir : je préfère vous respecter. La familiarité détruirait quelque chose dans la vénération que je vous porte. Il ne faut pas toucher aux idoles.

— Dans le fond, t’as raison. Une fois descendues de leurs piédestaux, on s’aperçoit qu’elles ont un trou au cul. Vas-y, j’ouïs.

— Au reçu de vos renseignements, commissaire, je les ai mis sur ordinateur.

— Ta nouvelle marotte !

— Il ne s’agit pas d’une marotte, commissaire, mais de l’outil du jour ; et il est d’une importance capitale.

— Entre tes mains, c’est une baguette de fée !

Cette fois, il pourprit.

— Après une série de recherches, l’ordinateur m’a renvoyé à la C.I.A., ce qui ne m’a pas surpris car je flairais de l’Amérique là-dedans. Immédiatement, j’ai pris contact avec la C.I.A. et je lui ai transvasé ce que nous savions de l’homme. La réponse est tombée au bout de dix minutes, grâce, je suppose, à ce doigt manquant ; dans le signalement d’un individu, ça particularise bougrement. Votre type se nomme Edward Riley, fils d’un pasteur mormon américain et d’une Brésilienne. Il est entré en délinquance comme son père en religion. A seize ans il volait sa première voiture, à vingt il perpétrait son premier hold-up ; engagé dans les Marines, il en est ressorti avec le grade de sergent et un doigt en moins. Il a travaillé quelques mois comme vigile dans une firme d’automobiles, mais, profitant de sa situation, il a craqué le coffre dans le bureau de la direction où se trouvaient les plans d’un prototype et les a revendus au Japon. Arrêté, il a purgé une peine de cinq ans d’emprisonnement à Sing Sing. Par la suite, il a disparu un certain temps. On pense qu’il séjournait en Afrique et en Europe. Il est maintenant certain qu’il appartient à une organisation terroriste d’Extrême-Orient et participe à des opérations de grande envergure. Les services secrets américains mettent tout en aeuvre pour le « neutraliser » car ce type sait des trucs qui pourraient foutre le feu à la planète. Il serait même, selon une confidence de mon confrère et ami Art Mortison, classé « K » sur les fiches, ce qui veut dire qu’on doit le flinguer à vue si l’on est sûr de son identité. Bref, c’est un énorme client. Dans son milieu, il aurait pour pseudonyme Two and two (deux et deux), à cause de son médius manquant qui divise sa main en deux parties, pouce et index d’un côté, auriculaire et annulaire de l’autre. A noter qu’il met très fréquemment des gants dont le droit comporte une prothèse pour figurer son doigt absent.

Le Rouquemoute s’interrompt, à court de salive, et recharge ses muqueuses d’un coup de champagne.

— Voilà pour la biographie de l’homme. Je vous ai amené son portrait reçu par bélino.

Il tire de sa poche une enveloppe en kraft et sort un cliché représentant un gonzier, face et profil sur la même image photo anthropométrique.

Du patibulaire extrême ! La vraie gueule de forban. Le regard braqué sur le photographe poulet, guérirait les constipations chroniques les plus tenaces. Le nez est important, surtout de la base. Le regard fait songer aux bons vieux binocles de jadis. Il a les cheveux clairs et coupés court. Et moi qui sais lire une photo de criminel mieux que toi mes livres, je comprends clairement que l’homme est dangereux, que c’est un tueur de la pire espèce et, pire encore, qu’il doit jouir de la souffrance d’autrui comme un mélomane jouit du Requiem de Mozart.

Je dépose la photo du vilain sur la table basse d’où il continue de me toiser, l’horrible, comme pour me signifier qu’il compte bien me faire ma fête.

— A présent, reprend l’adorable Mathias, il me reste à vous donner de ses nouvelles.

Il mouille ! Je te parie qu’il mouille, le Rouget. Mets la main dans son Eminence, tu verras. Hein, que j’avais raison ? Tiens, voilà mon mouchoir, essuie-toi.

— Il va bien ? plaisanté-je.

— Pour l’instant, oui, mais ça risque de changer d’une seconde à l’autre, car les Ricains viennent de le cibler à Rome. Il se terrerait dans une villa de la Via Appia qui s’appelle « La Casseta ». Nos confrères d’Outre-Atlantique sont en planque depuis vingt-quatre heures avec la ferme intention de l’abîmer dès qu’il en fournira l’occasion…

Là, trêve des confiseurs et des compliments : San-Antonio se défauteuille d’un soubresaut.

— Vite ! il beugle, l’Impayable. Vite ! Viiiite ! Il faut intervenir avant qu’on me l’abatte !

TRIPACHE IX

— Je ne sais pas de qui vous parlez, monsieur. Il n’y a personne de ce nom-là à la maison ; je regrette.

Voix de femme, fluette, très jeune, roucoulante. La propriétaire de cet organe doit être une jouvencelle innocente.

Elle ne marque pas d’impatience ; seulement elle est persuadée que je fais erreur et veut m’en convaincre.

— Vous êtes bien la villa « La Casseta », sur la via Appia ?

— Si.

— Bon, alors écoutez-moi bien, mademoiselle…

— Pas mademoiselle : monsieur.

Allons bon, je tombe sur un gamin.

— Pardon, monsieur ! Ecoutez-moi, jeune homme…

— Pourquoi jeune homme ? J’ai trente-six ans.

Merde, il est castrat, mon terlocuteur, ou eunuque, ou follement pédoque pour se trimbaler une voix d’adolescente nubile.

— Pardonnez-moi, votre voix est tellement cristalline… Il faut que je parle coûte que coûte à Edward Riley, ou à Terry Star, c’est pareil. Ce que j’ai à lui dire est pour lui d’une importance vitale, je répète : vitale ! Ses jours sont en danger. Vous avez de quoi écrire, mon colonel ?

— Je ne suis pas colonel, rétorque la voix de vierge encéphalique.

— Mais avez-vous néanmoins de quoi écrire ?

— Ça se pourrait.

— Alors, par pitié, notez ce que je vais vous dire : Commissaire San-Antonio, de Paris. Hôtel Orifizio. Que Riley m’appelle immédiatement et surtout qu’il ne mette pas le nez dehors, sinon il est mort !

— Mais je vous dis que…

Je raccroche !

Voilà, c’est parti. J’ai balancé ma boutanche à la mer. Je visionne Mathias, affalé dans un fauteuil où une somnolence consécutive à notre troisième demie de champagne le guigne.

— Tu es bien certain du tuyau que t’a fourni ton pote de la C.I.A., Bébé Lune ? J’avais au bout du fil je ne sais quel hermaphrodite qui paraissait tomber des nues.

Il opine avec véhémence :

— Art Mortison est un homme sûr. Je l’ai connu à Stockholm où nous avons suivi ensemble des cours de police technique ; jamais il ne me confierait une fausse information. Il préférerait ne rien me dire.

— Nous allons bien voir, attendons.

Béru qui a plus de culture que je n’en laisse supposer, m’a toujours affirmé qu’il maîtrisait les maths et que le principe d’Archimerde et la racine pointcarrée n’avaient pas de secrets pour lui. Son concours me serait opportun et précieux pour calculer le laps de temps envisageable avant que le sieur Riley ne m’appelle. Je tente de faire sans lui. Trois minutes pour que l’eunuque le mette au courant de mon appel, trois autres pour que Riley le lui fasse répéter. Cinq minutes de délibération, éventuellement avec ses partenaires, voire même dix… Une minute pour chercher le téléphone de l’hôtel Orifizio dans l’annuaire. Quelques secondes pour composer le numéro et m’obtenir. Bon, arrondissons le tout à un quart d’heure. C’est long, un quart d’heure quand on est dans l’expectative, c’est interminable. On peut vivre une existence en quinze broquilles !

Appellera, appellera pas ?

Et puis d’abord, l’homme se trouve-t-il dans la villa en question ? Les supermen de la C.I.A. se carrent parfois le finger dans l’eye comme tout le monde.

Je reprends ma place, face au Rouquin. Nous avons un regard synchrone sur nos montres.

— Et s’il n’appelle pas ? demande mon zélé.

— Nous aviserons. Une enquête, ça se construit comme un mur : brique après brique. Je voulais toujours te demander un truc qui m’intrigue…

— Demandez, demandez, commissaire.

— Ta femme baise bien ?

Sa bouche, tu verrais ! L’entrée principale de l’Opéra un soir de gala !

— Mais, heu, je… Pourquoi cette question, commissaire ?

— Parce que je me demande ce qui peut induire un mec comme toi à faire dix-sept gosses à une femme comme elle. C’est royal, ou quoi, le coït avec ton épousâtre ?

— Eh bien… je crois que… que j’y prends un assez vif plaisir, commissaire.

— Tant mieux ! Ça me rassure ! Je suis tout content d’apprendre ça, Mathias. Elle te fait le coquelicot en folie ? La tartine de miel, le perroquet savant, l’étouffe-chrétien, le vibromasseur, la langue de velours, la pendule à l’heure, le vaporisateur chinois, l’amour puni, le décapsuleur d’ivoire, les salivaires en crue, le cromlech à dix doigts ?

Il se marre bossu. Et puis le téléphone carillonne. Je fulgure sur ma montre : quatre minutes ! Record battu.

— J’écoute ?

— C’est moi qui écoute ! répond une voix profonde qui, vachetement, contraste avec la première. Un accent yankee très marqué.

— Edward Riley ?

— Dites ce que vous avez à dire !

— Je suis le chef et l’ami des deux hommes qui accompagnaient les Japs, vous savez : le grand Noir et le gros rouge que vous êtes allé chercher en minibus sur l’ancien aérodrome de Reggio di Calabria.

Un silence pesant. Glacial.

— Vous m’avez entendu ?

— Dites ce que vous avez à dire, reprend l’imperturbable.

— Je veux retrouver mes deux bougres morts ou vifs ; pour cela je suis prêt à commettre une saloperie.

— C’est quoi, une saloperie ?

— Par exemple, quand on est flic, prévenir un gangster traqué que des mecs de la C.I.A. cernent sa maison avec pour mission de lui pulvériser la cervelle sitôt qu’il mettra le nez dehors.

Nouveau silence plus épais que le mur des Lamentations. Cette fois j’attends qu’il shoote puisque la balle est dans son camp. Faut être gentil !

— Bluff ! lâche le type.

— O.K., Riley. Bluff ! Alors emmenez-vous promener simplement au bout du jardin, moi je regarderai la suite à la télé, ce soir.

Mathias écoute avec ferveur. Tu dirais un collégien en train de déguster une émission nocturne de Canal Plus pendant que ses parents partouzent avec des amis.

Cette fois, je ne laisse pas chuter la converse. J’enchaîne :

— Comme on ne convainc jamais un incrédule sans preuve, je vous laisse le soin de faire vérifier ce que j’avance par un pote à vous pas trop con qui sait regarder à travers l’innocence des choses. Rappelez-moi quand votre siège sera fait, j’aurai alors une propose intelligente à vous communiquer, l’ami ! Ciao !

On se regarde, le Rouillé et moi.

— Voilà qui est rondement mené, me complimente-t-il. C’est ce qui me fascine chez vous, commissaire : la manière dont vous saisissez les situations délicates à bras-le-corps.

Je trouverais jamais ailleurs un inconditionnel comme l’Incendié. Sa ferveur est à la fois gênante et stimulante. Elle me donne l’impression de passer pour quelqu’un de bien sans que ce soit mérité.

Il ajoute, montrant un sac de voyage début de siècle, en cuir épais et fermoir de laiton :

— Vous savez qu’à tout hasard je me suis amené avec un tas de gadgets nouveaux qui, j’en suis convaincu, vous amuseront. J’ai pensé qu’ils pourraient servir…

— Montre un peu !

Et le voilà qui se met à déballer le contenu de son sac à malices avec des mines de joaillier montrant sa nouvelle collection.

Le biniou, un quart d’heure plus tard. La voix basse de Riley :

— Alors, cette proposition ?

— Vous avez compris que je ne bluffais pas ?

— Je vous demande ce que c’est que votre proposition !

Quel mauvais coucheur, ce gonzeman ! C’est pas du tout repos, espère ! Lui est-il arrivé de prononcer une fois dans sa chiotterie d’existence des paroles apaisantes ?

— Vous ne bougez pas de votre planque. Demain, sur le coup de dix heures, je me pointerai à la villa escorté d’un ami.

— Et alors ?

— Et alors, voilà ce que nous ferons…

La fourgonnette du service des Entreprises Electriques stoppa devant une grande bâtisse de la Via Appia. Deux hommes en descendirent, dont l’un était noir. Ils portaient des combinaisons de travail à rayures blanches et bleues et des casquettes plates à visière bleue. Le Noir coltinait une espèce de marmotte de cuir comme en trimbalent les pilotes de ligne aux escales. Ils pénétrèrent dans le demeure mais n’y séjournèrent qu’une dizaine de minutes. Ensuite ils remontèrent dans leur fourgonnette pour se rendre dans la maison suivante.

Ils visitèrent de la sorte trois propriétés avant de sonner à la villa « La Casseta ».

Une drôle de créature déponne. Avant qu’elle n’ouvre la bouche, je sais déjà qu’il s’agit de l’eunuque qui m’a répondu au bigophone la veille.

En effet, sa voix de petite fille en pleine mue demande :

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est ce que tu sais, mon pote ! lui rétorqué-je.

Mes yeux tranquilles et insolents sont plantés dans ses prunelles de biche. L’être en question est obèse, soufflé, boursouflé, avec des cheveux blonds frisottés et des yeux tellement clairs qu’on ne distingue pratiquement pas l’iris du blanc.

La taule où nous venons de débouler, mon pote et moi, est délabrée, chichement meublée.

— Riley est prêt ? je demande, tandis que Mathias, transformé en nègre, se dépoile déjà de sa combine.

Un gars se pointe, venant d’une pièce voisine. Lui aussi est déguisé en négus. Il nous file un coup de périscope en chanfrein ; pas aimable. Ça lui suffit pour nous jauger. Il porte un jean, avec un parabellum glissé dans la ceinture, une chemise de toile à manches courtes. Sans un mot, il revêt la combinaison de Mathias.

Ensuite, il ordonne rudement :

— Par ici !

Et il pousse le rouquin dérouquinisé dans une pièce dont les volets sont clos. Un fauteuil a été préparé pour mon pote. Le brave Mathias y prend place, aussitôt le dénommé Riley fait jouer un double jeu de chaînes chargées d’entraver les bras et les jambes de mon compagnon.

Je le regarde opérer, goguenard.

— La confiance règne, ça fait plaisir, dis-je.

Mais aucun des deux hommes ne répond.

Leur besogne d’enchaîneur accomplie, Riley déclare enfin :

— Je dois téléphoner ici toutes les trois heures. Si je ne le faisais pas, ou s’il se produisait une bavure quelconque, mon copain ferait sauter le caisson de ce type, c’est clair ?

— O.K., monsieur Buffalo Bill. Allons-y !

Je lui désigne la casquette de mon collaborateur puis la marmotte qu’il portait en entrant.

Riley coiffe l’une et passe la bretelle de l’autre à son épaule. Il croit bon de préciser encore avant de passer le seuil :

— Surtout ne pas chercher à arnaquer Julio ! Il a l’air de rien, mais c’est un vrai terrible quand il s’y met.

Et bon, on part.

Nous voici dans la fourgonnette. Riley se tient tourné vers l’intérieur de la cabine afin de soustraire un max son visage aux guetteurs invisibles.

— Où allons-nous ? demande-t-il.

— Jusqu’à la maison voisine.

— Hein !

— Ceux qui vous surveillent ne sont pas des enfants de chœur. Si notre tournée des usagers s’arrêtait à la villa « La Casseta « , ils ne seraient pas longs à réagir.

Dominé par l’argument, il n’insiste pas.

On entre encore dans trois autres crèches. Je débloque comme quoi, service de l’électraque, est-ce que tout fonctionne bien dans l’installation ? N’aurait-on pas noté une grosse chute de tension vers le milieu de l’après-midi ? Et la nuit ? Non ? Ah ! bon. Des voisins se sont plaints, alors on procède à une vérification du secteur.

Riley m’écoute dégoiser avec curiosité. Quand j’estime la tournée suffisante, il soupire :

— Quel baratineur !

— J’aime bien le silence également, assuré-je.

— C’est pas le moment. Annoncez la couleur : où allons-nous ?

Je lui désigne du menton un opuscule placé derrière le pare-soleil, de son côté.

— Prenez ce plan de Rome, l’endroit où nous nous rendons est indiqué sur le bloc-notes placé dedans.

Il s’empare du petit ouvrage cartonné, l’élève au niveau de sa vue et l’ouvre.

Seule une oreille parfaitement exercée perçoit le léger et fulgurant chuintement qui se produit alors. Le livre tombe des mains de Riley et il pique du nez contre le pare-brise. Envapé complet grâce à l’un des gadgets du Rouillé. Je le renverse en arrière, pas qu’il risque de se fêler la coquille en cas de freinage brusque.

Son réveil, ça commence par des froncements de narines répétés, style un taste-parfums étudiant un nouveau mélange d’essences. Il a un bref éternuement qui lui fait ouvrir les yeux. Il regarde le plafond, au-dessus de sa tête. On dirait qu’il cherche à se rappeler l’heure d’un important rendez-vous qu’il aurait négligé de noter. Puis il tente de se dresser, mais saucissonné comme je l’ai, et avec du câble pour freins de vélos, s’il vous plaît, il est pas près de retrouver la position verticale.

J’amène une chaise auprès de la paillasse où il gît et en use à califourchon, les bras sur le dossier.

— Des maux de tête ? je demande. Le produit est tout nouveau, j’ignore encore s’il entraîne des séquelles.

Ce self, madoué ! Tu crois qu’il fulmine, vitupère, injurie, menace ? Total détachement.

— J’ai dormi longtemps ? questionne-t-il paisiblement.

— Près de cinq heures.

— Dommage pour votre copain.

— Pourquoi ?

— J’avais prévenu.

— C’est vrai, vous aviez prévenu.

Je produis un bruit d’oiseau avec le coin gauche de ma bouche. Un bruit que l’on entend, mais qui ne surprend personne et que seuls les initiés savent interpréter.

Aussitôt quelqu’un s’apporte de la pièce voisine. Riley reconnaît Mathias, bien que ce dernier se soit dénégré. Poum ! Touché !

— O.K., fait-il, c’est du joli boulot.

— Merci. De votre part, c’est un grand compliment. Bon, êtes-vous d’accord pour convenir que c’est moi qui tiens le couteau par le manche ?

Il sourit et c’est affreux, ce rictus de fumier sous la couche de fond de teint.

— Le jour où un type comme moi convient d’une telle chose, il est foutu, répond-il.

Crois-moi, ça c’est du mec ! Acier inoxydable garanti !

— Alors laissons tomber la vanité. Je résume, mon cher Two and two (l’emploi de son sobriquet lui pose une ride au milieu du front). La C.I.A. ne peut plus supporter que vous respiriez encore ! Il suffirait que je vous remmène devant la villa pour que vous couchiez ce soir à la morgue de Rome. Moi, je veux retrouver mes deux copains, point la ligne. On me les rend et vous êtes libre !

— Tu parles !

— Trouvons un terrain d’échange, proposé-je.

— A vous de jouer !

— D’accord. Mathias, tu veux bien amener ton pote.

Le Rouquemoute acquiesce et sort.

— Comment s’y est-il pris ? demande Riley. Intervention extérieure ?

— Vous êtes fou.

— Alors ?

— C’est un adepte de James Bond doublé d’un grand chimiste. De plus, il a l’esprit bricoleur ; sa marotte c’est de mettre au point des farces et attrapes : vos chaînes le faisaient rigoler sous son fond de teint.

Mon héros rouge revient, soutenant cette grosse gonfle de Julio complètement envapée. Gueule sinistrée de Riley devant la dure évidence.

— Vous voyez, l’ami : je contrôle la situation et j’ai les brèmes en main.

— Je vois.

— En conséquence, vous décidez quoi ?

Il réfléchit.

— Je vous demande deux jours de répit.

— C’est-à-dire ?

— Dans deux jours, je vous ferai rendre vos hommes.

— Vivants ?

Il sourit :

— Vous m’avez bien dit morts ou vifs, non ?

Mon raisin a un flux forcené à l’intérieur de mes tuyaux. Sûr qu’une digue va se rompre ! Je l’emplâtre ou pas, ce requin vomique ? Je lui fais éclater le pif d’un coup de grole ? Je lui désarticule le maxillaire ? Hein, selon toi ?

L’Antonio, faut pas lui retirer une chose : il a du chou. Même au plus noir, au plus ardent, au plus flamboyant de ses rognes, sa gamberge turbine et ne patine pas.

En un éclair, il pense ce qui va suivre ; attache ta ceinture, il te raconte.

Or, donc, je me dis succinctement ceci : « Si Riley demande deux jours de répit avant de rendre Béru et Blanc, c’est parce qu’on a besoin d’eux. Si on a besoin d’eux, c’est qu’ils sont toujours vivants. Mais si, dans quarante-huit plombes on peut les restituer, c’est parce qu’on n’aura plus besoin d’eux. Et comme on n’aura plus besoin d’eux, on les mettra à mort afin qu’ils ne puissent plus jamais raconter pourquoi on a eu besoin d’eux. Tu me suis toujours, Balourd ?

Et il s’en cache à peine, ce salaud de Riley, qu’il joue sur les mots.

Je fixe le bandit comme Jean Valjean le pain qu’il allait voler, ce qui devait modifier le destin de l’humanité, parce que le bread, à cette époque, il valait plus cher que le diamant si j’en crois la hargne de Javert qui passa sa vie à courser Valjean !

Y a des moments où ça suffit, mon pote ! Quand je te dis que « Ça suffit », j’entends par là que tu regimbes, n’importe les conséquences. Une immense détermination t’empare. T’as plus qu’à la laisser agir.

— Je crois comprendre que c’est votre dernier mot, Riley ?

— C’est mon dernier mot !

— Banco ! Alors on vous ramène à la villa ! Débarbouille-le, Mathias, qu’il retrouve son teint de jeune fille. Je veux qu’il soit identifiable au premier coup d’œil.

Et le plus fort, parole, c’est que, de retour Via Appia, ma décision n’a pas varié. Que ce méchant subisse son destin puisqu’il refuse de coopérer.

— On va vous déposer sur la terrasse. Il y a un banc où vous serez peinard pour servir de cible aux archers de Reagan.

C’est dit, c’est fait. Toujours sauciflardé, il est placé sur ledit banc, ce bandit.

— Maintenant, les jeux sont faits, Two and two. Même si vous parliez, je ne pourrais rien pour vous car on nous observe, et si nous repartions avec vous, nous serions suivis et probablement attaqués en cours de route.

Il panique pas. Je t’avais dit que c’était un hypercoriace.

— Les jeux sont également faits pour vos copains, flic !

— Adieu !

Je lui tourne le dos. Mathias est déjà à la fourgonnette. Je l’y rejoins.

Et alors, au moment où je vais y prendre place, un cri retentit dans la paix virgilienne de cette campagne romaine :

— Fliiic !

J’hésite.

— C’est lui qui appelle, non ? demande la Rouillerie.

— On le dirait.

Ma pomme de rebrousser chemin. Je fonce à la terrasse. Il est seul, en plein soleil, dans ses liens serrés. Il fait doux et cependant la sueur inonde son front. Je pige ce qui vient de se passer. En se retrouvant ligoté sur le banc, derrière la baraque, face au bosquet hanté de redoutables présences, livré comme le bœuf à l’abattoir, Riley a craqué.

Son regard est comme humanisé par la peur. Un homme en trouillance, fatalement, se rapproche des autres.

— Flic, j’ai pas envie de crever pour une combine foireuse.

— Votre décision vient un peu tard. Je vous ai expliqué que je ne pouvais plus rien pour vous.

— Si : me détacher. Juste ça, j’en demande pas davantage. Vous me détachez et je parle !

— Parlez d’abord.

— Et ensuite vous me larguerez, espèce de salope de poule de merde !

Oh ! le venimeux ! C’est vraiment à exterminer, une engeance pareille ! T’as rien à en espérer. Faudrait être le pape pour l’absoudre ; et même je me demande s’il réfléchirait pas un peu avant de le faire, le Très Saint Père ?

— Vous êtes irrécupérable, mon vieux. Comment pouviez-vous exister si vous n’aviez confiance en personne ?

— Parce que vous avez confiance, vous ?

— Moi, je suis une ordure de flic, et vous une ordure d’ordure, l’ami ; nuance !

— Enlevez-moi ces liens et je parlerai !

— Cette fois, je m’en vais et ne reviendrai plus, tranché-je en faisant demi-tour.

— O.K., je vous dis tout !

Je me retourne.

— J’écoute !

— C’est pour demain !

— Qu’est-ce qui est pour demain ?

— L’attentat.

— Quel attentat ?

C’est le moment où j’entends un bruit en provenance du bosquet. Cela fait « chaoup ! chaoup ! chaoup ! » Tu comprends ? Quéque chose dans ce genre. Moi qui suis rédacteur d’onomatopées, je te donne là de l’approximatif. Si je fignolais, je te dirais qu’en fait ce serait plutôt : « clouc tchaoup ! clouc tchaoup ! clouc tchaoup ! » Mais le « clouc » est faible, mal discernable. En fait, je pige que ce « clouc » est produit par la balle sortant du silencieux et le « tchaoup » par son impact dans la gueule de Riley.

La première, morflée entre les châsses, l’a foudroyé, cézigue et il a aussitôt piqué de la tronche, si bien que les deux autres lui ont fait éclater la boîte crânienne en pure perte de cervelle.

Au moment où il commençait de s’affaler, misère du monde !

Je brandis le poing vers le bosquet !

— Bande de cons ! hurlé-je, vous ne pouviez donc pas attendre trois minutes de plus !

L’endroit où j’avais conduit nos deux « prisonniers » est une petite maisonnette vacancière à proximité de la plage d’Ostie. Quand on s’y repointe, le Rouillé et moi, on filoche droit au réduit où on a fourré Julio, le gros eunuque. En lui réside mon ultime espoir. On va le travailler convenablement pour lui faire cracher ce qu’il sait. J’ignore ce qu’était son rôle dans l’entourage de Riley, mais, même très subalterne, même en imaginant qu’il lui servait simplement de logeur (ou de logeuse ?), il doit avoir entendu des bribes de choses, non ? Deviné des parcelles de trucs, envisagé des bouts de machins.

Mais où on commence à cailler du cervelet, c’est quand on trouve la porte de la casa grande toute verte (comme dit ce pauvre Béru). Et plus personne dans le réduit. Les liens sont encore là, en tas, comme des petits reptiles hibernés ; mais d’eunuque, plus du tout. Envolé, le cachalot !

— Il s’est tiré ! bafouillé-je, au comble de l’amertume, cherchant d’urgence un miroir à trois faces pour, plus commodément, pouvoir me botter le dargeot.

— On l’a délivré ! rectifie Mathias. Regardez, commissaire : ses liens ont été sectionnés avec les cisailles que voilà.

— Mais comment s’est-il pu ?

— Je ne vois qu’une hypothèse plausible : les gars de la C.I.A. Quand j’ai quitté la villa, l’un d’eux nous aura suivis, car il était visible que le gros poussah se trouvait en état second. Je devais le soutenir pour le guider jusqu’à la voiture que nous avions amenée, tôt le matin, dans le voisinage.

— En effet, c’est probable.

Et puis, l’onde de choc m’arrive, qui détruit l’argument.

— Si l’un des Ricains t’avait filoché, il nous aurait vus repartir avec Riley, tout à l’heure, malin ! Et nous aurait emboîté le pas, puisque c’est à Riley qu’ils en avaient !

Mon argument déconcerte mon pote. Son visage couleur de cuivre et constellé de pastilles brunes prend une teinte cardinalice. On décide de s’asseoir à la table du bungalow, sans nous être concertés. Note qu’il est inutile de réunir un conseil de famille pour déposer son cul sur une chaise. Peut-être ai-je pris l’initiative et lui a mimétisé.

A la fin, Mathias déclare :

— Ils ont dû nous filer et s’ils ne sont pas intervenus, c’est parce que nous sommes retournés Via Apia.

J’avais apporté une pile de sandouiches pour nous et nos prisonniers. J’en sors un de son emballage cellophane et le dépose devant Tournesol.

— Mange ! lui enjoins-je, comme le faisait Mme Cambrone mère à son fils mal embouché.

Mais il négate.

— Pas faim, commissaire !

Qu’après tout, moi non plus. Cette pile de sandouiches rend plus éloquente encore l’absence de nos malfrats. En deux coups les gros, nous sommes retournés à la case départ ; et même en deçà d’elle ! J’avais deux atouts maîtres en pogne. Et puis je les joue n’importe comment, et nous voici cocus éperdument, mon fieu !

Quand je pense qu’il m’admire, le Rouquemoute ! Qu’il me prend pour Buffalo Bill et Sherlock Holmes réunis ! Alors que j’agis en dépit du bon sens ! Que j’obéis à mes impulsions plutôt qu’à mon intelligence. Elle commence à poisser, mon intelligence, voilà la vérité ! Elle a des ratés ! Et quand l’intelligence a des ratés, t’en deviens vite un, crois-moi !

Le regard d’épagneul du Rouquin m’enveloppe de tendresse attentive. Il continue de compter sur moi, ce chéri ! Il attend que je fasse des miracles.

— Ça a bien failli marcher avec Riley, dit-il. Il commençait à parler, votre décision de le reconduire là-bas était bonne.

Gentil, va ! Il me mouille la compresse. Je l’embrasserais.

— Seulement « les autres » se sont trop pressés ! soupiré-je.

— Ils ont craint que nous finissions par leur couper l’herbe sous le pied !

— Cela dit, on l’a dans l’œuf. La piste est rompue, et les événements se précipitent !

Alors, voilà qu’il prononce des mots qui me foutent en boule, le Fervent.

— Vous allez dénouer cette situation, commissaire, vous interviendrez à temps, j’ai confiance !

Dis, il me draine avec sa confiance, l’Etincelant !

— Pauvre pomme ! explosé-je. Tu me prends pour qui, pour Dieu le père ? L’enchanteur Merlin ? La fée Marjolaine ? Je ne suis qu’un enfoiré de bipède, mon vieux ! Un presque aveugle sans canne blanche, qui marche à tâtons ! Deux mois que je les ai perdus, nos potes ; t’entends, le Reproducteur intensif : perdus ! Comme on perd son mouchoir ! Et maintenant je sais que, dans quarante-huit heures, ils seront morts ! Et je suis infoutu de les retrouver ! Je cours sur les bords du Tibre comme une poule au bord d’une mare. Car j’ai plus rien à quoi m’accrocher, Fleur de Dévotion ! T’es là, plus beau qu’un incendie de pinède, à me mater comme si j’étais la « Dame Blanche » de Bernadette Soubirous. Eh ben ! je vais te faire une confidence, Glandu ! Ton commissaire San-Antonio, c’est du bidon, de la barbe à papa, un malentendu ! Ça tient pas la route ! Ça rouille sur catalogue ! C’est un pet de lapin dans les halliers ! Une buée de respiration de mouche à merde ! Une idée toute faite ! Commissaire pendant encore deux jours, ensuite, je démissionne ! T’imagines un commandant de barlu reprenant du service après avoir perdu son bateau et son équipage parce qu’il s’est bourré la gueule ? Je suis plus que dalle, amigo ! Je vire néfaste ! Jeteur de sorts mauvais !

Ma gargante produit un gros couac. Quelque chose de chaud gicle sur mes mains croisées devant moi. Dis, ce ne serait pas des larmes ? Non mais, alors c’est la fin de tout ! L’abdication !

Mathias sourit. Radieux.

— J’adore vous voir comme ça, commissaire. En général ces crises vous prennent quand vous êtes sur le point d’aboutir.

J’en peux plus de son aveuglement.

— Ferme-la, sinon, je te châtaigne !

Mais il ne la ferme pas.

— Maintenant, vous vous êtes purgé l’esprit de ces miasmes de culpabilité qui l’encombraient ; vous allez redevenir cent pour cent opérationnel, commissaire !

Non, il y a rien à lui dire, ce nœud ! La foi, que veux-tu, est un arbre inarrachable. Tu peux le couper, mais ses racines restent enfoncées dans le sol.

— A présent, on va pouvoir faire le point à tête reposée, continue le buisson ardent. Pour commencer, résumer la situation, selon votre méthode habituelle. Comment se présentait-elle avant que vous ne vous occupiez de l’affaire ? Quelles sont ses modifications. Bon, je commence. Les terroristes japonais. Ils ont pour mission de peser un poids déterminé et de s’entraîner à infléchir ce poids de quelques kilos, presque instantanément, par le seul usage de leurs vessies…

Sa voix, tu dirais un vieux gramophone de jadis. Ceux qui te chantaient Ramona, ou bien Fascination. Ou encore des valses anglaises, lentes et nostalgiques… Me voilà embringué dans son système, le Malin ! Happé, quoi. Bon gré mal gré, ma crise de conscience s’essore, se calme, s’estompe. Je suis pris par le sujet.

Mathias continue de ronronner en 78 tours :

— Quand les deux Japs parviennent à la performance physique qu’on exige d’eux, ils quittent l’institut. On pourrait croire que l’action va suivre. Mais non, au lieu d’exécuter la mission qu’on prévoit, ils disparaissent, embarquent les deux policiers attachés à leurs personnes et qu’ils ont tout de suite identifiés. A quelles fins ? Là est le mystère. Mais nous savons, par Riley, que Blanc et Bérurier vivent. Donc, je le répète, les terroristes ont besoin d’eux. Ces gens ont voulu tirer parti de la situation. Au lieu de se débarrasser des flics, ils les utilisent. A quoi ? Là encore, le mystère reste entier.

— Pas entier, mec, m’embarqué-je, pris par son petit jeu de société ; pas entier : ils vont se servir d’eux pour commettre un attentat, Riley l’a dit. Un attentat qui sera perpétré demain.

— Très juste, commissaire. Reste à savoir où ?

Un long bout d’instant se transforme en moment, puis en période, sans que nous trouvions quoi que ce soit à bonnir. Mon caberluche patine.

— Généralement, finit par reprendre le Brasero, un attentat concerne un haut personnage, sinon cela s’appelle bêtement un assassinat. Et les assassinats sont hélas fréquents de nos jours. Il serait intéressant de s’assurer s’il y aura, demain, un homme d’Etat ou un magnat international en voyage à Rome.

Nouvelle période de haute méditation.

— Pourquoi Rome ? fais-je brusquement.

Il méduse comme Géricault, le souci de mes cadets.

— Mais, commissaire, ces gens sont venus à Rome après avoir employé une ruse qui consistait à nous entraîner auparavant en Angleterre…

— Et alors ? Suppose, Rouquemoute, qu’il s’agissait là d’une précaution supplémentaire et que le patacaisse doive avoir lieu ailleurs.

— Où ?

Je souris, content, rasséréné, sûr de moi et dominateur, comme la plupart des cons de Français, de ces veaux que parlait de Gaulle.

Il m’a branché, mon Mathias. Il a gagné le Jacques pote. Cette fois, j’y suis en plein, dans les sublimes gamberges. Le feu a pris dans mon esprit, mes pensées l’attisent et voilà qu’il flambe haut et clair avec un bruit de sarments crépitants.

— Où, Mathias ? Mais en France, mon voyou ! En France ! Ils ont brouillé les pistes afin de revenir peinards à leur point de départ après avoir mis le compteur de notre enquête à zéro. Premier temps : on franchit le Pas-de-Calais. Puis, de là, on s’embarque à bord d’un zinc clandestin. Logiquement, la piste devrait s’interrompre. Mais ils admettent que je parvienne à trouver le lieu de l’atterrissage : le sud de l’Italie. Ils me laissent même encore une chance de venir à Rome. Cette fois ce sera l’impasse. Je ne penserai jamais que tout ce bigntz ne servait qu’à me poudrer les carreaux, mon Bijou d’or rouge. Ils croient que je morfondrai dans ce prestigieux cul-de-sac, traînant mon enquête du Colisée à la Villa Borghèse, sans me gaffer un seul instant qu’ils seront retournés à leur point de départ.

L’Enflammé change de rôle et, d’inconditionnel disciple, se met à jouer les avocats du diable :

— Ce serait en effet une superbe astuce, commissaire ; mais rien ne prouve que vous ayez raison.

— Prouver est un bien grand verbe, Mathias ; je lui préfère « indiquer », beaucoup plus modeste. Eh bien si, mon Dadais, quelque chose « indique » que je suis dans le vrai.

— Quoi donc ?

— Ton raisonnement, Van Gogh. Tu as dit que les terroristes avaient décidé de se servir de M. Blanc et du Mastar ; et je pense que tu as mis dans le mille. Qu’est-ce qui rend nos deux amis opérationnels pour ces gredins ? Le fait que Blanc soit noir et Béru obèse ? Que nenni. Ils leur sont utiles parce qu’ils sont flics ! Uniquement à cause de cela. Mais leurs prérogatives de flics ne peuvent s’exercer que dans un seul pays : la France !

L’homme de feu saisit ma main de ses chères siennes et la pétrit comme ton boulanger sa pâte à tartes.

— Pourquoi ne me croyez-vous pas, quand je vous affirme que vous êtes un génie, commissaire ?

— Par coquetterie, dis-je.

Toujours fidèle au poste, Latuile !

Il existe deux sortes de journalistes : ceux qui arpentent la planète, et ceux qui arpentent leur bureau au journal. Latuile est de la seconde catégorie. Cézigue, il riraillete. Chope la provende des premiers et en fait du sensationnel. Il a l’art de la formule choc ! Du détail qui oriente les réactions. Dans sa prose, c’est plein de petites filles éthiopiennes pleurant sur le cadavre de leur mère, de pompiers qui n’écoutent que leur héroïsme, d’Alain Prost gagnant la course déterminante à la voile, en utilisant son casque comme un spi, de chiens qui font huit mille kilomètres à pattes pour retrouver leur maître ou bien qui se laissent mourir de faim sur la tombe de celui-ci. Dans sa carrière, il aura davantage fait pour l’idéal des concierges, que Léon Blum pour les congés payés.

— Tiens, c’est toi, brigand ! s’écrie-t-il. Où es-tu ?

— Rome.

— Rappelle-moi au bon souvenir du Saint Père.

A travers la vitre de la cabine, j’aperçois mon Mathias, sagement assis sur une banquette de bois du bureau de poste, en train de s’essuyer les yeux sur le gros michier d’une donzelle fracassante. Doit être en pleine refoulade, le Toit de Chaume, avec sa gonzesse-dompteuse. Sans doute qu’il reluit avec elle, pourtant il rêve en secret de fourrer des culs plus marrants, je le sens depuis lulure.

— Latuile, j’ai terriblement besoin de toi !

— S’il ne s’agit pas de te balancer un voyou, je suis ton homme.

Car y a ça, avec Latuile : il connaît tout le Mitan parisien et il est le pote des malfrats les plus notoires ; mais au grand jamais il ne filerait un bout de tuyau à messieurs les archers de la République. Homme d’honneur, quoi ! Ça existe encore. Les primes du genre wanted ne sont pas pour lui.

Je le rassure :

— Je suis loin de messieurs les hommes, Raymond ; dans la béchamel où je macère, j’aurais plutôt tendance à les trouver sympas.

— En ce cas, ne ruine pas l’Etat en communications internationales et dis-moi ce que tu veux.

— Je voudrais savoir si, demain, dans notre cher hexagone, il va se produire une réunion internationale, ou bien la visite d’un chef d’Etat étranger, ou bien encore un déplacement du président de la République, voire une manifestation de caractère plus ou moins universel.

Il ne répond pas tout de suite.

— Tu m’entends, la Plume d’On ?

— Minute, je réfléchis. Tu veux que je te passe un disque pendant ce temps ?

— Prends ton temps, je te rappelle dans dix minutes. Ma question n’a l’air de rien, mais elle est capitale.

— Bon, je me renseigne ; à tout de suite.

— Elle te botte, hein ? chuchoté-je à Mathias dont le regard est toujours ventousé sur le prose de la superbe luronne.

Il tressaille.

— Oh ! je… je réfléchissais, commissaire.

— A sa moulasse ? Tu sais que pour s’attaquer à un tel sujet, faut avoir son permis « transports en commun », grand. Quand tu te retrouves au pucier avec cette jument, tu es face à de grosses responsabilités. Verlaine ne t’est plus d’aucun secours, faut se comporter comme Rambo dans la jungle viet. T’as plus la possibilité de crier pouce, de chiquer au malentendu, une fois allumé un brasier de cette ampleur, si t’as pas la caserne Champerret dans ton Kangourou, tu restes complexé à vie !

Et que voilà justement la matadoresse qui se tourne vers nous et nous décoche un gigantesque sourire éclatant avec plein de rouge à lèvres visqueux autour.

— Cela dit, tu as ta chance, Rouillé. Si t’es un vrai brave, montre-le. Profite de ce qu’il y a mille bornes et une frontière entre la mégère et toi pour m’épater. On est au pays des gladiateurs après tout !

Il reste incertain, convoiteur, nostalgique de tous les bons coups qu’il n’aura pas tirés au cours de sa lamentable vie privée (extrêmement privée, tellement privée qu’il est privé lui-même, ce biquet).

La luronne continue de nous guigner, en faisant la bite (pardon : la queue) au guichet des recommandés. Et moi, délibéré, je m’en approche. Baratin de commande. Le blabla 14 bis, pour chambrer les filles de salle, les femmes de peine, les demoiselles de petite vertu et les dames portées sur. Les arguments en sont simples, le thème (un peu, beaucoup, passionnément) schématique : nous sommes deux journalistes français éblouis par Rome. On va écrire un grand article sur la Ville Eternelle : de Jules César à Aldo Moro. On aimerait consacrer un numéro entier de notre journal, consentirait-elle, nani nana, nani nanère ?

Je m’écoute et ne m’en crois pas mes propres oreilles. En pleine mouscaille, alors que l’heure est si critique, le temps si compté, voilà que je charge une nana ! Elle me répond, objectivement, qu’elle n’est pas romaine mais napolitaine ; je lui rétorque que c’est pareil, vu de Paris. Moi j’ai un coup de turlu à donner, mais elle pourrait démarrer l’interviouwe avec mon ami, le beau blond cuivré là-bas présent. D’acc ? Merci. C’est à son tour, au guichet. Elle envoie à son vieux padre un dentier qu’elle a trouvé d’occasion chez un brocanteur. Des années que ce pauvre papa édenté clape de la polenta, il rêvait de se farcir une scalopina avant de décéder. Chère fille au grand cœur !

Allez, il est temps que je sonne Latuile. Je fais signe à Mathias qu’il va avoir de la visite sur son banc. Il blêmit, ce qui revient à dire qu’il n’est plus que de teint orangé. A lui la belle vie !

— Alors, le Kessel du pauvre, t’as quelque chose de positif à m’annoncer ?

— Mes burnes, mon vieux Sherlock ! gromeluche Latuile. Calme plat. R.A.S. de prévu. Paris est quotidien à ne plus en pouvoir. Il pollue et ne prépare rien de glorieux. Aucun chef d’Etat en vadrouille dans nos contrées ! Pas même une vedette américaine du show-biz ! Le président s’embaume dans le mausolée de l’Elysée. Le Premier ministre fait du home traîneur à Matignon et le temps est doux pour la saison, point à la ligne.

Mon écœurement va brioche[14] au fur et à mesure (de sécurité) qu’il cause.

Force (motrice) m’est de conviendre que j’ai mis à côté de la plaque. Mon bel édifice s’écroule. Adieu, Devos, vache, Fauchon, couvée ! Si j’avais un môme, ce serait un enfant de marri ! Ecrémé jusqu’à l’âme, il est, le Sana d’amour !

On toque à la vitre de ma cabine. C’est Mathias. Il entrouvre juste pour laisser passer quelques paroles :

— Ça vous ennuierait de m’attendre à la brasserie du coin, commissaire, je… c’est à cause de Rafaella…

Il me désigne la grande « poutrône » qui l’attend, l’œil gourmand et les salivaires déjà en préactivité.

Tiens, il se lance, le Pourprier ! Tant mieux, qu’au moins ce voyage lui permette de gambader un peu dans des délices transalpines !

— Et en province, dis, l’Energique, il s’y passe des choses en province ?

— Tu sais bien qu’il ne s’y passe jamais rien ! Quoi qu’on raconte, la décentralisation, c’est pour ce siècle.

Il toussote, biscotte les quinze vouiskies-Coca qu’il s’est enquillés au cours de la nuit dernière, Latuile. Une main de scotch, un doigt de Coca pour parfumer ! Sa potion magique. Jamais au plumard avant quatre plombes du mat’ et debout dès huit heures, faut tenir le choc !

— C’est indiscret de te demander ce qui te tenaille le cuir, limier ?

Je ne lui cachotte rien :

— Un malfrat de première grandeur m’a confié, juste avant de défunter, qu’un attentat allait être commis demain, mais il n’a pas eu le temps de préciser où ? Mes déductions m’induisaient à penser que ça devrait se passer en Francerie. Faut croire que mes glandes déductrices sont en rideau.

— Probable.

Bon, ben voilà, on s’est tout dit. Je vais raccrocher et rechuter dans ma déprime. Je traverse une période blette. Dans la vie, faut assumer ses zones d’ombre. Pas regimber ; espérer… L’homme qui n’espère plus n’est déjà plus en vie, comme celui qui parle est déjà en train de mentir. L’espoir, c’est une loupiote au fond de nos ténèbres intimes. Une lueur subconsciente, si j’ose dire. Flamme pour tabernacle.

— Merci tout de même, mon bon Latuile, t’es un pote ! Ça marche, les écritures ? comme disent nos chères concierges.

— En plein boum ! J’écris des choses passionnantes sur une nouvelle centrale nucléaire qui va être mise en activité en Alsace. Je suis maintenant aussi calé sur la question que l’était Openheimer. C’est joyeux comme sujet. A la dixième ligne de mon papier, les lecteurs commencent à bâiller ; mais faut en passer par là ; le dirlo de mon canard est le beauf du gazier qui va diriger ce bidule. Il me brise les roustons avec son usine à merde. Y a eu un cafouillage monstre voici deux mois qui a retardé la mise en exploitation de la centrale. Tous nos confrères ont hurlé. « Achtung ! », danger ! On a prédit un Tchernobyl 2. Alors, because le cher beau-frère, je ponds dans l’apaisant, le rassurant. Tout va très bien, madame la marquise. Cette centrale est aussi inoffensive que si l’on y fabriquait des guidons de vélos. Ça baigne. J’euphorise…

Il jacte, jacte. Un disert ! Même quand ça le rase, il adore parler de ce qu’il pond, mon pote. J’écoute un bout, par politesse. Le persuade que, contrairement à ce qu’il craint, le public est très attentif aux choses de la fission. Comme tous les plumitifs, il a besoin qu’on valorise sa déconne, Latuile. Le coup des pets dans l’eau, ils détestent, mes confrères de la presse. Ils veulent faire avancer le schmilblick à tout prix avec leurs tartines de faux mages frais.

Je profite de ce qu’il reprend sa respirance pour lui redire merci, qu’à bientôt, on ira claper une andouillette marchand de vin dans un nouveau restau bourguignon que j’ai retapissé dans le 13e.

La brasserie du coin est en réalité une pizzeria folklorique où tu passerais tes vacances, tant tellement l’existence y sent bon et y règnent les joies simples du quotidien bien toléré. Ça crie, ça rit, ça briffe comme dans une cour de récréation à la maternelle.

Le loufiat est un minuscule bonhomme brun, avec une moustache à la Craque Cable[15]. Je lui demande un verre de Barollo et des nouvelles d’un rouquin cornaquant une luronne en chemisier vert pommes[16]. Il me répond qu’oui, ils sont venus, mais sont repartis presque immédiatement, en se tenant par la taille et se roulant des pelles à tarte larges comme ça.

Mathias aurait-il, sous l’effet chavireur du coup de foudre, poussé ses avantages ?

Le vin est un peu tiédasse (la boutanche se trouvant trop près du four à pizzérer) ; dommage, car il a un petit goût de géranium séché et de poivre pas désagréable.

Malgré cette douce euphorie ambiante, malgré ce pétillement de Rome et cette réconfortante odeur de pâte cuite, de tomates et d’anchois, je dérape dans mon problème. C’est comme une grosse vague qui s’amènerait, du fond de l’horizon, haute et grise, déferlante, pour submerger ma paix du cœur.

Béru, Blanc, la marquise… La pauvre vieille ! Tiens, je n’y pensais plus. Pourtant, elle vogue sur la même galère que mes gars, la bonne salope. A moins que les Asiates ne l’aient « neutralisée » depuis deux mois, manière de supprimer une bouche superflue ?

Ce qui me la remet en tronche, la vieillâtre, c’est la réflexion de Latuile, tout à l’heure, disant à propos de la centrale nucléaire qu’il est chargé de promouvoir que « tout va très bien, madame la marquise ! »

Eh bien non, tu vois : « Tout va très mal, madame la marquise ! ». Mais alors très très mal !

Un quart d’heure s’écoule et Malborough ne revient pas d’en guerre. Tu crois sérieusement qu’il est allé se l’emplâtrer vite fait entre deux portes, sa signorina ?

Moi, impitoyablement, je recommence l’éternel récapitulatif des pénibles événements. Le Gros surveillant les Japs à l’Institut Rotberg. Ceux-ci bâfrant comme des ogres pour arriver à peser 255 kilogrammes. La bombe à la Grande Cabane, perturbant Achille jusqu’à la moelle, mais l’astucieux Tantonio était là pour le thérapeuter de première. J’aurais dû faire psychiatre, au fond. L’âme humaine, les fantasmes, refoulements et autres déviations, comment que j’aurais jonglé avec ! Je serais devenu un docteur miracle, je pressens. Les vocations, faut jamais leur faire de pied de nez, que tu t’en repens trop par la suite. Te reste plus que l’évocation. Et ça, c’est cuisant !

Les Japs quittent l’institut, gavés, ayant atteint le poids exigé. Et puis, rien ne se passe. Ils me sèment comme un malpropre et s’évaporent. Deux mois plus tard, j’apprends par ma petite péteuse britiche qu’ils s’étaient posés en Calabre. J’y cours. Trouve la piste d’un truand ricain qui les a coltinés de Reggio di Calabria à Roma. Mets la menotte sur ce puissant malfrat, pile au moment que des agents de la C.I.A. rancuneux s’apprêtent à le flinguer.

Question : Pourquoi Riley a-t-il passé tout ce temps à Rome ?

Réponse : Je l’ignore.

Question : Qui est venu récupérer son pote l’eunuque dans notre bungalow de la plage ?

Réponse : J’en sais foutre rien !

Question : Quel attentat est prévu pour demain, et où ?

Réponse : Je te le demande !

Question : Où sont mes deux flicards ?

Réponse : Je paierais chérot pour qu’on me le dise…

J’ai un mouvement d’humeur à mon encontre, de me trouver si démuni et si stérile.

— Pauvre con ! m’invective-je.

J’ai dû lancer ça à intelligible voix car le petit loufiat moustachu qui passait s’arrête et me demande en français :

— Vous me parlez, monsieur ?

— Non, je soliloquais.

— Alors vous n’êtes pas tendre avec vous-même ! qu’il rigole, ce foutriquet qui pige ma langue maternelle.

Et ça me biche comme un malaise. Je me dresse, la main crispée sur mon plastron de liquette. Crise cardiaque. Non : idée de génie.

— Vous avez le téléphone ? Je voudrais appeler Paris ! crié-je au serveur.

— La poste est à deux pas, signore !

C’est vrai, j’avais oublié ! Je m’élance, lui au fion parce que je pars sans avoir carmé mon écot. Celui (d’écho) de sa voix me titille les trompes :

— Pas si vite, signore !

— Je reviens tout de suite !

— Payez-moi d’abord, ça ne vous empêchera pas de le faire ensuite !

Je m’exécute, ce qui est toujours plus confortable que de se faire exécuter par quelqu’un d’autre.

Latuile ? Il vient de partir, rendez-vous en province.

— Je crois savoir qu’il a une collaboratrice, en désespoirdecausé-je.

— Oui : moi.

— Alors c’est vous Titine, le petit lutin déluré avec qui on a pris un pot au Verre à soie un jour ?

Je la renouche encore, la môme : un petit trottin haut comme ma bite, au sourire fripon, coiffé à l’ananas. Je me la serais bien fait tourniquer au sommet du mont pelé, un aprème, embrochée façon girouette, manière de la transformer en derviche tourneuse.

Ces petits sujets, c’est souvent amusant tout plein. Tu les astiques en les tenant par la taille et t’as le sentiment coupable de te faire une savonneuse. Elle aurait été partante, j’ai senti. Mais j’ai le culte de l’amitié et faut vraiment que la rombière d’un pote soye irrésistible pour que je commette le péché mortel de l’embroquer.

— Ici le commissaire San-Antonio, déclenché je.

— Non ! Je pensais bien reconnaître cette voix admirable ! Raymond m’a dit que vous aviez pas mal bavardé ensemble, ce matin ?

— J’ai des problèmes qu’il n’a pas pu m’aider à résoudre.

— Et vous pensez que moi je pourrais ?

— On va toujours essayer. Il m’a dit qu’il tartinait dans l’atome, présentement ?

— Il en prend des cheveux blancs ! Heureusement, c’est la fin de ses angoisses car la fameuse centrale ouvre demain.

Et moi, en écho, comme quand tu chantes Ramuntcho aux gens du troisième âge :

— Demain ?

— On dirait que ça vous souffle ?

— Plutôt ! J’ai demandé à ce con si quelque chose d’important était prévu en France demain, et après de savantes recherches, il m’a répondu par la négative.

— Vous savez pourquoi, commissaire ? Parce qu’il est trop au cœur de ça. Elle lui flanque la gerbe et le tournis, la centrale atomique de Fleisch-Barbaque. Il en connaît davantage sur elle que sur moi !

Je ricane doucement. Eux deux, ça touche à sa fin, depuis des années qu’ils s’en paient… La lassitude des passions trop longues. Si Roméo et Juliette s’étaient marida, le jour serait venu où ils allaient se virguler le service de Sèvres de leur liste de mariage à la frite !

— Donc, elle commence à turbiner demain la vilaine turbine ?

— Il est parti pour couvrir l’événement. Il voulait m’emmener, ce veau ! Vous m’imaginez à grelotter de froid devant un tas de ciment ?

— Elle devrait être opérationnelle depuis deux mois, paraît-il ?

— Oui, mais au dernier moment, ils ont repéré un os dans le circuit d’eau pressurisée, ce qui les a contraints à des travaux supplémentaires.

— C’est important, cette boutique ?

— Selon les articles que j’ai dû taper pour ce vieux schnock, ça va être la première d’Europe.

— Y aura pas d’officiels pour couper un ruban quelconque ?

— Cela devait être le cas, y a deux mois : le président en personne était prévu, on a dû le décommander alors qu’il était sur le point de décoller. Cette fois, il s’est récusé, crainte de passer pour un navet s’il y avait récidive. Je pense qu’ils vont faire ça gentiment avec un préfet et des notables du cru.

— Un dernier mot, mignonne : si quelqu’un sabotait le lancement de cette centrale, cela s’appellerait comment ?

Elle interloque, la mousmé de Latuile :

— Ben… un attentat, non ?

Ça s’irradie (au beurre) dans ma splendide tête bourrée de projets vicieux. Un chant d’allégresse (végétale) me monte aux cordes vocales.

— Titine ! m’écrié-je, Titine, tu es sublime ! Je t’embrasse.

Et elle pas froid aux châsses, tu veux que je te répète ce qu’elle impertine ?

— Où ? elle me demande.

Osé, non ?

— Où tu sais, réponds-je.

CHAPITRE X

Parfois, la langue française me laisse à court. A court de qualificatifs.

Je te prends l’exemple : « Un fonctionnaire des Finances est une bête de somme. » Je ne dispose que d’un somme (avec deux « m ») pour exprimer trois actions très différentes. Soit ce fonctionnaire est bête de somme parce qu’il travaille beaucoup, soit il est bête de somme parce qu’il traite d’argent, soit encore il est bête de somme parce qu’il passe son temps à roupiller. J’ai trois « somme », en somme, mais avec la même orthographe et sans nuance phonétique, pour traduire des idées dont deux sont totalement contradictoires…

— Vous semblez préoccupé, commissaire ? remarque Mathias.

— Je fais semblant, réponds-je.

Il soupire et reprend la main de sa chère Rafaella, laquelle est de l’équipée, à la demande expresse du rouquin pris dans les rets d’un amour aussi envahissant que spontané.

Je l’ai retrouvé à la petite pizzeria que tu sais, le polisson, la gueule constellée du sceau incarnat que composent les lèvres de sa conquête. Tamponné, surtamponné de baisers gluants, comme le sont certaines lettres à l’adresse indécise que la bonne volonté des postes a beaucoup fait voyager.

La Rafaella, elle fait manucure, à Roma. Mais hélas, le chômedu sévit et voilà trois mois qu’elle ne marne plus. Donc, elle est libre. Mathias l’ayant vergée de première, la fille s’est entichée de lui.

Il m’a dit, penaud, en grignotant une pizza Napoli, en hommage à sa belle :

— Si je payais son voyage, vous verriez un inconvénient à ce que je la ramène à Paris, commissaire ?

— Et ta bergère, grand ? objecté-je.

— Je la logerai dans un petit hôtel, pas loin de chez nous, ce qui me permettrait de la voir plusieurs fois par jour…

— Que fera-t-elle, le reste du temps, ta clandestine ?

Il n’a pas osé répondre égoïstement « elle m’attendra », mais c’est cela qu’il pense dans sa Ford intérieure Sierra.

— Elle visitera Paris.

— Les doubles foyers, tu sais, Rouillé, y a que chez Lissac que ça fonctionne bien.

— Il n’est pas question de foyer avec elle mais… d’évasion.

Son siège était fait. Vu que ça se passait à Rome, je dirais même son saint siège. Un gars qui brûle de faire une connerie, plus tu cherches à le dissuader, plus vite il plonge dans les merderies. Il échafaude tout beau. Il garnit son futur de rose ; mais le rose, c’est pour les layettes des bébés femelles. Nous autres les cons adultes, on ne trouve du rose que dans certains couchants d’été. Et ça dure le temps que le mahomed plonge sur les Amériques.

— Fais comme tu veux, mais je te préviens qu’on rentre par l’Alsace.

— Je sais.

— Note que je peux me passer de toi. Va installer ta grande sauteuse à l’hôtel Mon Bijou de ton quartier.

— Oh ! commissaire.

Et la rebiffe lui est venue. Y a que l’amour pour donner du culot aux faibles.

— Je m’attendais à plus de compréhension de votre part : un homme à femmes tel que vous…

— T’as raison, pardon pour mon prêche ; d’ac, on embarque ta plantureuse.

— Vous la trouvez grosse ?

— Non : dodue. Juste comme on les aime. C’était bien, les manœuvres d’automne ? T’as pu la driver sans escales jusqu’au septième ciel ?

Il a rengorgé :

— Ben, il faut croire, non ?

Et bon, nous sommes dans le Rome-Genève. Une plombe et demie de voyage. Une fois à Cointrin, je loue une bagnole dédouanée France et en route pour la vaillante Alsace si chère à nos cœurs.

Faut lui reconnaître une chose (pas à l’Alsace, mais à Rafaella) : malgré sa mise et son maquillage tapageurs, elle est plutôt réservée. Elle jacte peu pour une Ritale du sud. Son seul inconvénient, mais d’importance pour un délicat de mon espèce : elle patchoulise vachement ! J’ignore dans quel bazar de la banlieue napolitaine elle est allée se le pêcher, son parfum, toujours est-il qu’il balance de pleins conteneurs d’effluves sauvages, very angoissants. Renifler ça pendant trois plombes, ça risque de me dégoupiller les sinus ! En loucedé, je baisse ma vitre. Et puis la nuit tombe et je me mets à penser à autre chose.

Il est tard quand on se pointe à Fleisch-Barbaque, car on s’est arrêtés à Mulhouse pour une choucroute. En guise de dessert, les amoureux sont allés limer dans la bagnole remisée sur le parking obscur du restaurif, tandis que je me clapais mélancoliquement une poire Belle-Hélène. Moi, faire tapisserie pendant que les aminches s’expédient dans les azurs, franchement, c’est pas dans mes emplois. Généralement, ce sont les autres qui font le pied de grue pendant que je m’essore l’intime.

Je leur laisse vingt minutes de folie, qu’après quoi je les rejoins. Mais y a du trèpe autour de ma Renault 25 : des Luxembourgeois en route pour chez eux que les secousses de ma tire à l’arrêt ont alertés et qui visionnent de l’incroyable, bouche bée.

— Circulez, y a rien à voir ! leur crie-je en m’avançant. Le père, un grand zigmuche germanisant s’exclame :

— Eh ben ! si vous trouvez qu’il y a rien à voir, c’est que vous tenez une sex-shop ! Non mais, venez constater la manière qu’ils se tiennent, les deux ! J’ignorais que le siège avant de la R 25 se rabattait à ce point ! C’est de la voiture, ça au moins ! Et c’est fiable ?

— Davantage qu’un chronomètre japonais.

— Et les amortisseurs ont l’air souples, hein ?

— La preuve ! Il se démène, mon copain, non ? Et voyez comme la voiture encaisse ses coups de bite sans panique.

La dame du Luxembourgeois dit :

— Aloïs, on devrait acheter une Renault 25, ouais… Riton ! ajoute-t-elle pour son petit garçon, ne bouscule pas ta sueur, elle a le droit de regarder, elle aussi, tu lui prends toute la place. Tu devrais aller regarder depuis l’autre côté, Jeanne-Marie, tu serais moins gênée.

Elle se tourne vers moi.

— J’ai pas encore pu me rendre compte s’il a un bel outil, votre ami. Il lui met tout, vous comprenez.

— C’est dans son style, chère madame : il ne laisse jamais rien perdre.

— Il a raison. Tu vois, Aloïs, toi qui me fais des fois juste pour dire, en flânant, niquer de cette manière, c’est plus avantageux pour la dame. Elle paraît contente. En quelle langue est-ce qu’elle crie, monsieur ?

— En patois napolitain, renseigné-je.

— C’est harmonieux comme dialecte, tu ne trouves pas, Aloïs ? Riton ! Mais, mais ! Tu ne vas pas te masturber contre la carrosserie de monsieur, petit dégoûtant ! Faut l’excuser, monsieur, à son âge, on est sans gêne !

Tu vois, c’t’un book où je te dis bien tout. J’écris au ralenti, que t’apprécies à fond. Les scènes muettes, les scènes parlées, mes réflexions, tout est minutieusement narré, consigné. J’ai choisi cette formule en démarrant. Je me suis dit : « Antonio, mon grand gland, çui-là, tu vas le mignoter comme une tapisserie d’Aubusson. Le tisser brin à brin. Faire part de toutes tes démarches physiques autant qu’intellectuelles à messire ton lecteur bien-aimé. Tu le houspilles fréquemment, le chéri, mais côté marchandise livrée, là, tu le respectes. T’es honnête, Tonio. Foncièrement. Un pégreleux qui va prendre sur son mois pour t’emporter at home, faut qu’il en ait pour son blé, que sinon tu te cracherais à la gueule en t’apercevant dans tout ce qui brille : les vitrines, les chromes des bagnoles, l’intelligence à M. Pasqua, le crâne du cher Edgar Faure… L’intégrité, c’est congénital, héréditaire. »

Ainsi donc, je suis là à te mignarder un San-A hautement fouillé. Je passe rien : les Luxembourgeois regardent brosser Mathias et sa Napolitaine avec leur môme qui, pour lors, se tape un rassis, le chérubin. Les sens, même dans le grand-duché, ça vous biche de bonne heure. On dit que le con sert tôt en sol mineur, mais la bitoune aussi.

D’aucuns, d’autroudaucunes gazeraient, plongeraient déjà dans Fleisch-Barbaque à la recherche de mes équipiers, t’éviter de languir. Bibi, non ! Il va son train. Travail soigné. L’œuvre, quoi, que te dire de mieux ? De plus éloquent : l’œuvre ! A oublier illico après décès. Et puis, dans cinquante, cent piges, un malin en train de dératiser son grenier y découvre devine quoi ? Un Sana jauni, moisi, loqueteux. Tiens, quézaco ? Le saisit, le lit. Mais vous savez qu’il y avait quéque chose, dans ce temps-là du cercle dernier : un ton !

Le dératiseur, je l’imagine proche des milieux éditoriaux. Il court porter sa trouvaille au Gallimouille, Lafronde, Latresse du temps. « Qu’est-ce vous pensez-t-il de ce polar, monseigneur ? » Le pressenti prendra connaissance, puis fera la moue (pas l’amour, ils auront plus le temps, on se perpétuera par insémination artificielle).

« Pas suffisamment de sexe, trop intellectuel, style trop ampoulé, on dirait du Marcel Proust au ralenti ! Faut faire récrire fond en comble, le grand ménage ! Ensuite l’injecter dans l’ordinateur, minitoche baveux, fouignozoff ascendant, canal démiurgique ! Et puis changer le nom de l’auteur. San-Antonio, ça veut dire quoi ? Puisqu’il est dans le dolmen public, on peut tout se permettre. Qu’est-ce que vous diriez-t-il de « X-Gamma 23 » ? Ça vous a une autre allure, non ? Pourquoi 23 ? Ben, parce qu’on est le 23, cette bonne connerie ! »

Je le renifle des décennies à l’avance, mon devenir littéreux. Mais moi, je préférerais que mes books pourissent en même temps que moi, voire qu’on les autodafe, ou bien les retransforme en pâte à papier de qualité inférieure. Faf à cul, si je pouvais choisir. La boucle serait bouclée. Mon cycle de l’azote accompli impec. Mon œuvre enfin installée à la place où certains la mettent déjà : dans des chiottes, ces hauts lieux du recueillement !

N’empêche que nous voilà à Fleisch-Barbaque, une contrée riante au temps de Jésus-Christ, située quelque part entre Colmar et Caen. Le site est vallonné, ce qui masque l’océan pourtant distant d’à peine six cents kilomètres à vol d’oiseau.

T’imagines l’église, clocher à bulle, avec le cimetière autour, croix de bois, croix de fer, si je meurs, je veux qu’on m’enterre ! Une grosse fontaine pissant l’eau sur quatre faces, signe indicible d’abondance. Quoi de plus rassurant, de plus confortable que de l’eau au débit incessant ? Et puis une vingtaine de maisons sages, comme dit Trénet, style alsaco : colombages, ample toit, fenêtres à petits carreaux, etc. C’est pas le catalogue Bouygues que je te récite, après tout.

Une albergo, face à la fontaine. Des panneaux indicateurs nous flèchent « Centre Atomique de Fleisch-Barbaque ». On suit. Après le premier virage de la route, une espèce de large vallée et le centre s’érige là, entouré de murs en fibrociment surmontés de barbelés électrifiés. Des postes de garde intérieurs avec des vigiles en uniforme et puis, à l’extérieur, un petit village préfabriqué, que tu prendrais pour un jouet hollandais, avec des murs ocre, des toits rouge et vif, et déjà des pelouses vert billard. Bâti à l’américaine. Toutes les crèches se ressemblent, ce qui te fournit un bon prétexte, si t’es pris à embroquer l’épouse du voisin : tu mets ça sur le compte du mimétisme qui t’a abusé ; le mari comprend, t’excuse et te paie un verre.

Nous faisons le tour complet de la glomération (car glomération est féminin, contrairement à ce que pensent certains) sans renoucher la moindre anomalie à promiscuité de la chose. Le bordel de la centrale proprement dite est terrible : c’est énorme, c’est gigantesque, haut, massif, menaçant. Faut être con ou homme pour oser affubler notre pauvre planète de semblables verrues. Quéque chose qui ne tourne plus rond dans leurs grosses tronches ! La Terre, franchement, je me demande comment elle tolère encore ! Tout ce qu’ils sont allés lui arracher des entrailles, cette brave bête ! Ils l’évident pour pouvoir faire les zozos pardessus ! Tu visionnerais cette masse de béton, la chiasse tropicale te bicherait ! Ça fait peur. Un jour viendra bien que ça foirera, tout ce chenil. Tchernobyl, tu crois que ça leur aura servi d’avertissement ? Fume, fume, fume ! Ils s’en tamponnent. Ils ont l’instinct de mort, tous, étant mortels.

Et puis, je vais te dire, ce qu’il y a de pathétique, ces nœuds vibrants, dans leur micmac : c’est les gentilles et mignonnettes maisons qu’ils se sont arrangées autour du gros chaudron infernal. Aux rives de l’enfer, les crèches, les crèches Sam’ Suffit ! Livinge danois, télé-vidéo ! Ça surtout ! Pas rater Drucker à aucun prix, depuis leur usine à vérole ! Ils copulent sur le volcan, les empafés ! Raniment du congelé dans leurs fours à micro-ondes ; visionnent Colombo-les-deux-éclisses, préparent leurs vacances au club.

— Pas fringant comme style de vie, hé ? je lance à Mathias.

Il répond rien, pour cause de bouche pleine. Je manigance le rétrovisionneur et le découvre agenouillé à l’arrière du carrosse, la tronche sous les jupes de Rafaella. Alors, lui, il n’arrête plus. C’est de la frénésie pure ! La prodigieuse submergeance des passions. Il a tranché les amarres et il fonctionne façon Jeannot Lapin, l’artiste ! Quand il ne brosse pas, il prépare le coup suivant. Le poinçonneur des Lilas !

Ma tournée achevée, je rallie le bourg de Fleisch-Barbaque et me pointe à l’auberge. Bourrée ras bord, elle est ! Du trèpe inhabituel. Tous les gus à pied de basses œuvres pour domani : ingénieurs, ingénieurs-chefs, ingénieurs sous-chef adjoints.

Je suis seul, du fait que le Rouillé est en cours de crampe qui s’étire et qu’il ne tire pas. La répétition exagérée conduit à un différé de plus en plus long de l’apothéose, ce qui la perfectionne.

Je m’avance dans la grande salle aux boiseries brunies par le temps et l’encaustique. Ça fume, boit, tapage. Dans la partie du fond : les autochtones ; dans la première, les arrivés de frais.

— Help ! Sana !

Latuile ! Je m’y attendais d’ailleurs. Il est méché de première devant un whisky-Coca d’innocente apparence. En compagnie de deux autres gonziers qu’il me présente sommairement :

— Des confrères !

Je presse distraitement des mains qui le sont tout autant, écrirait Ponton du Sérail, s’il écrivait encore, mais je suis là pour assurer la relève !

— Explique un peu ce que tu fous ici, Nick Carter ?

— Tu me manquais. Ta voix de mêlé-casse, au bigophone, m’a flanqué la nostalgie de toi.

Il branle ce qu’il peut, c’est-à-dire son chef (ce qui est toujours de très bonne politique, surtout quand on travaille dans l’administration).

— Je savais bien que t’avais le béguin, ricane l’Imbibé.

— Tu as une piaule dans ce palace ?

— Une merveilleuse, avec un lavabo derrière un paravent et les chiottes à l’étage au-dessous ; c’est ici que j’aimerais me retirer.

— Tu me la fais visiter, Raymond ?

Il écluse son produit d’entretien.

— Si tu me promets d’être raisonnable.

Un édredon commak, depuis grand-mère, j’en avais plus revu. Rouge, gonflé avec des coins comme des pis de vache. Ce qui est poilant, c’est que ces machins-là, tu les modèles d’un coup de poing ou d’un cul distrait. Tu les fais ressembler à des baleineaux, à des rhino(laryn-gologues)céros, à la chaîne de l’Himalaya ou encore à une grosse mégère ventrue. J’ai connu dans les arrière-jadis, un valet de ferme demeuré qui baisait son édredon, le soir, après sa prière. Il l’appelait « la Jeanne », c’était un grand imaginatif.

Bon, Latuile m’abandonne la chaise et déguise son fameux édredon en ballon captif en train de coucouche-panier.

— Cher grand con, attaqué-je, je te téléphone de Rome pour savoir ce qui se prépare en France dans le genre inauguration. Tu fouilles ta mémoire, tes notes, documents et autres chieries pour me répondre que niente, zéro, ballepeau ! Ce, au moment précis où tu t’apprêtes à venir ici pour la mise en route d’une centrale atomique réputée la plus vaste d’Europe et de sa périphérie. C’est le whisky-Coke qui t’attaque les méninges ou quoi ?

Il prend ça dans l’entendement, cloaque des vasistas, gondole du frontal, débonde du clapoir, passe deux doigts à l’ongulation négligée dans le col de sa limouille et gratte mélancoliquement une peau inappétissante.

— Ben, écoute, balbutie-t-il, le truc de demain, c’est rien d’extraordinaire ; du tout-venant. Je sais même pas si le préfet va se pointer. Un épisode de haute technicité qui ne fera pas la une des torchons, sauf du mien. Que veux-tu qu’il se produise ? Quel attentat ? On va être une cinquantaine de glandus à visiter ce tas de béton. Si je te disais : pour la téloche, y a qu’une équipe locale de la 3, et encore parce que dans cette région, les infos se limitent à des bagarres de bals du samedi soir ou à des accidents de moto…

— Eh bien, tu vois, murmuré-je gravement, je pressens un monstre caca pour la mise en chantier de ton moulin à neutrons. Ça te paraît farfadingue, et pourtant c’est comme ça.

— T’as toujours été un enfant prodige, plaisante Latuile.

— Enfant prodige mon cul ! amigo. Ce qui est beaucoup plus duraille, c’est de devenir un vieillard prodige !

Les petits prodiges se transforment vite en grands cons. Je regarde ma tocante : dix heures moins peu.

— Latuile, depuis des mois, m’as-tu dis, tu te fais tarter sur cette centrale, sous prétexte que son premier boss est le beau-frère du copain de la bicyclette à Jules. Tu vas pouvoir me rencarder. Il existe bien un chef de la sécurité dans ce caravansérail ?

— Naturellement.

— Tu le connais ?

— J’ai cet honneur.

— Viens me présenter !

Il effare, mon pote.

— Dis, tu te crois à Pigalle ? T’as vu l’heure ?

— J’ai vu l’homme qui a vu l’heure et je veux voir l’homme qu’a pas vu l’os ! Arrive !

C’est presque plus bathouze dedans qu’à l’extérieur. Neuf à frémir ! Les Galeries Farfouille ! Ça pue encore la sciure d’aggloméré, le vernis, la colle forte, la peinture à séchage instantané. Sur les murs du livinge, une exquise décoration qui donne l’impression que cette crèche est habitée depuis lulure : des banderilles de pacotille aux couleurs de la chère Espagne, une pendulette coucou made in la chère Helvétie toute proche, avec le pinsonnet frondeur qui vient te faire chier la bite toutes les heures, un poster que ça représente un chanteur noir ricain coiffé d’un feutre à large bord et qui porte une moitié de barbe et des boucles d’oreilles en diamant, plus, dans un cadre solennel, un diplôme et la médaille corollaire du Mérite Persillé pour services rendus à ceux qui le méritaient. Bravo, M. Grantognon Lucien (c’est le blaze du récipient d’air).

Et il est là, Lucien Grantognon ; pas torchonné le moindre, en traininge bleu et spartiates de cuir, à visionner un match de pénis en différé.

Il baisse le son en nous voyant débouler dans sa tirelire de faux bois, sous la houlette de sa dame (une moustachue en peignoir de pilou) qui se coltine un fibrome de quinze livres déjà !

Présentation de Latuile, agrémentée d’excuses pour l’heure induse.

Grantognon est un solide quadragénaire musclé, du genre moniteur de tout ce que tu voudras ; force et souplesse, champion de pantalelon ou de l’écartemelon, ou de je sais pas quelles autres conneries qui font passer le temps à ceux qui pensent avec une louche à potage pleine de vermicelle en guise de cervelle.

— Heureux de faire votre connaissance, commissaire. J’ai été douze ans gendarme dans la gendarmerie nationale.

Je le félicite de ce qu’il ne l’ait point été ailleurs.

— Monsieur le chef de la sécurité, le titré-je, car un con est toujours amadoué par les distinctions que d’autres lui conférèrent, j’aimerais que vous m’expliquiez très succinctement en quoi consistent vos fonctions ici.

Mon « succinctement » le rembrunit quelque peu, puis il se décide :

— Je dirige l’équipe de surveillance, commissaire.

— Qui surveille quoi ?

— Les lieux.

— Urbi et orbi ?

Là encore, sa comprenette a un spasme cardio-vasculaire ; mais il est l’homme d’action type, celui qui ne se laisse pas entraver par des incompréhensions de termes, comme dit ma concierge.

— Mes hommes surveillent l’intérieur du camp et ses abords, plus les environs et les alentours, naturellement. Nous disposons en outrance de quatre bergers allemands dressés qui participent aux rondes.

— Lesquelles ont lieu combien de fois par jour ?

— Plusieurs. C’est selon. On opère des rotations surprises, que des fois on en exécute deux coup surcouf.

— Vous conduisent-elles loin de la centrale ?

— Les celles dont on accomplit à l’extérieur ont lieu en jeep. Disons que nous les faisons dans un périphémètre de dix kilomètres. On parcourt la campagne, les chemins creux, les bois, les z’hameaux. Croyez bien, commissaire, sans vouloir me vanter, que c’est du travail sérieux. Faut que je vais vous faire un navet, je veux dire, un n’aveu : après gendarme, j’ai fait mercenaire en Afrique au Houlaksécho. Un patelin féroce, en pleine guérilla. Là-bas, çui qu’ouvrait pas l’œil se faisait zinguer comme un pigeon d’argile. J’en ai plus appris dans la brousse qu’à la gendarmerie.

— Parfait, parfait, cher ami, je vois que j’ai affaire à un pro pur fruit.

— Ça, vous pouvez y compter. Vous voulez une démonstration juste pour rigoler, commissaire ?

Il a une demi-plongée inenregistrable à l’œil nu et mon pote Latuile se trouve allongé sur le beau tapis en fibre de coco imitation Chiraz, les bras tordus dans le dos. Non content, ce dingue de Grantognon dégaine un couteau à manche plombé qu’il portait à sa ceinture et le lance à travers la pièce dans l’œil du chanteur noir au chapeau de feutre zorresque.

Il va pour continuer ses exhibitions, mais sa bobonne qui a déjà vu le numéro le supplie d’en rester là, pas mettre à sac leur nid d’endouillets et il se calme.

— Monsieur le chef suprême de la haute sécurité, le tartiné-je sans laisser un seul trou dans la mie, je suppose que vous avez maintenant une connaissance parfaite des lieux et des êtres de cette contrée ?

— Simple : je connais tout le monde : hommes et femmes !

Il me cligne des yeux et, dans le dos de son épouse, s’attrape les bourses à pleine main, histoire de m’indiquer qu’il consacre particulièrement sa surveillance à la gent féminine.

— Fort bien, alors écoutez attentivement car ma question est d’une importance aussi capitale que la peine du même nom fort heureusement supprimée par l’excellent M. Badinter.

— Je suis tout à ouïe, déclare solennellement ce robuste con.

— Monsieur Grantognon Lucien, vous est-il arrivé d’apercevoir dans les parages deux énormes Japonais, un beau Noir athlétique, un gros bonhomme dégueulasse, une vieille damoche chichiteuse et fanée et une pinupe asiatique belle à faire se dresser des bites sur la tête d’un chauve ? Réfléchissez profondément, sans fissurer votre matière grise et répondez-moi.

Mais avant la fin de cette belle phrase ourlée, que ne désavouerait pas Mme Marguerite Duras pour rédiger sa déclaration sur le revenu, il branle déjà le chef et c’est négativement, hélas !

— Rien aperçu de pareillement semblable, commissaire. Pas de Japonais dans le circuit. Pas de négro, juste quelques ouvriers malgrébiens. Comme gros dégueulasse, y a le facteur du pays. Vieille peau, on pourrait dire la patronne de l’auberge, en tout cas, zéro pour la pinupe asiatique ! Ceci dit, y en a d’autres !

Il recligne de l’œil et se rechope le sac à pruneaux, l’élégance du geste lui tenant lieu de superlatifs.

— Pourrait-on poser la question à vos hommes ? soupiré-je.

— Ce serait inutile et superflu, commissaire. Chaque soir, au cours d’un brifinge, mon équipe me rapporte tous les faits en saillie de la journée. Pas un tourisse, pas un enfoiré de joumalisse (tu m’escuseras, Latuile) qui puisse se pointer sans qu’aussitôt ils soyent cadrés par mes bougres qu’auxquels rien ne leur échappe.

Cette nouvelle déception me fait chauffer la bile au bain-marie.

Nous approchons de minuit. Il va être demain. Et je suis au point zéro, zéro, virgule zéro ! Je tends ma main accablée à mon hôte.

— Un grand merci pour votre coopération, Granculdail !

— Grantognon, rectifie-t-il ; j’espère vous avoir été utile, commissaire ?

— Terriblement, assuré-je, depuis la sage-femme qui a accouché maman, personne n’avait fait davantage pour moi !

Après cette formidable déconvenue, tu comporterais comment, tézigue ?

Oui, hein ?

Ben moi aussi !

Alors, c’est la salle bruyante de l’auberge en compagnie d’une bande de gonziers dont je me fous comme de ta première vérole !

Latuile reprend le cours impétueux de ses whisky-Coca ; je l’escorte plus modérément au Risling. Un tordu beurré acharne le jus de boxe et fait flamber à toute vibure de la musique champêtre pour brasserie munichose, là qu’une embardouflée de tordus pleins de bibine se tiennent par le bras et dodelinent comme des métronomes.

On se cause plus. On s’asphyxie le portrait à l’alcool, doucettement. Je rêvasse à mes deux potes. Y a de la larmouille en baguenaude dans ma pauvre âme. Sensible. J’aurais dû faire jouvencelle au lieu d’homme d’action, mégnace.

C’est cinglant, la life ! Je me sens pathétique comme un regard de mouche engloutie dans de la crème Chantilly. Me voici à la dérive du côté d’Empogne, pour y faire la foire. Des moments, ta dernière force, c’est la soumission. Couler à pic est une démarche philosophique.

Je me mets à tremper dans du flou : la fumaga ambiante des futurs cancéreux pulmonaires qui me cernent ; et puis les vapes alcoolisées (ah ! le Colisée !).

Mais que vois-je tout à coup surgir au cœur de ce vaporeux au relent de dégueuli en instance ? Mathias ! L’avais oublié, le Rouquemoute forniqueur. Rayé de ma présenterie. C’est un phénomène infréquent (puisque phénomène) mais quand il s’opère, il te désarçonne. Pourquoi, à force de tremper le biscuit avec sa Ritale effrénée, s’était-il retiré de ma garce de vie sur la pointe des pieds et du cœur. Je le regarde déboucher au tournant de l’escadrin, le futiau mal boutonné, un coin de liquette sortant de la braguette, la chemise déboutonnée jusqu’au pubis, ainsi de mon inoubliable Hossein dans la Marquise des Faiseuses d’Anges. Rescator, pas mort ! Hardi ! Hardi ! Suce l’ennemi !

Il tient un journal déployé entre ses mains tavelées de roux comme les mains des deux grands bœufs de l’étable à Pierre Dupont.

Il me cherche dans l’assistance. Mon regard intense le capte, puis le guide.

Et le voici from me, avec l’air d’en avoir deux (et crois-moi : il les a !).

— Je vous cherchais. Vous pouvez venir un instant, commissaire ?

Je le suis au premier, jusqu’en une chambre, rurale et froide qui ne comporte pas de salle de bains, mais un unique lavabo à pied devant lequel Rafaella est en train de se refaire une disponibilité avec tant de réalisme tranquille que tu te croirais devant un Degas.

Mathias jette son baveux sur une flaque de foutre et me désigne la une, sans piper (il l’a été copieusement).

Il s’agit d’un exemplaire de France-Soir.

Sur trois colonnes, le titre, la photo, elle, s’étale sur deux. Elle représente César Pinaud, au temps des cerises, à une époque où il se lavait encore le dimanche, ne portait pas de cache-nez de laine et où ses mégots mesuraient deux centimètres de plus qu’aujourd’hui.

Je te lis le titre, puisque tu as oublié tes lunettes dans les poils de chatte de la grande Fernande :

Magistrale action policière de l’O.P. César Pinaud.

Sous-titre :

Il reconnaît le poseur de bombe de la Préfecture de Police et le met en état d’arrestation.

Sous-sous-titre :

Blessé au cours de cette opération, il est conduit à l’Hôtel-Dieu où le Premier ministre est allé le féliciter.

Te résume la suite parce que c’est vachement explicite et qu’il y en a sur deux pages.

Il appert (de burnes)[17] que c’était l’officier de police César Pinaud qui avait adressé le poseur de bombe au planton de notre directeur, feu, l’inestimable brigadier Poilala. Réalisant qu’il était l’unique témoin capable d’identifier l’homme, l’O.P. Pinaud demanda un congé de maladie et se mit à fréquenter avec une persévérance digne des doges, tous les milieux maghrébins de la capitale et de sa banlieue. Inlassablement, jour après jour, la Pine parcourut les quartiers à forte densité musulmane, les cafés nord-africains, les hôtels, les immeubles périphériques où s’entassent nos potes d’outre-Méditerranée. Doté d’une mémoire photographique, César avait remarqué que le « livreur » des P.T.T. avait le regard asymétrique et des défauts de pigmentation sur la droite du cou.

Il se mit en chasse jour et nuit, et hier, son obstination fut récompensée : il vit sortir de l’hôtel de l’Empafage, à Ménilmontant, l’homme qu’il traquait comme un fou. N’écoutant que sa bravoure, l’O.P. Pinaud s’approcha du dénommé Salim Assek et lui demanda du feu. Hélas, Assek reconnut en Pinaud le flic auquel il avait demandé son chemin à la Maison Pébroque et dégaina une rapière qu’il planta dans le ventre de Pinuche. La lame dévia sur cette peau plissée comme du smoke et s’enfonça dans la cuisse. Insensible à la souffrance, César réussit le tour de force de passer une menotte au poignet de son agresseur et de boucler l’autre au sien propre. Par chance, un car de police-secours qui draguait dans le secteur intervint au moment où Salim Assek estourbissait Pinuche à coups de poing. Conduit au Quai des Orfèvres (en la matière) et interrogé « longuement »[18] par mes chosefrères, Salim Assek, sujet libyen porteur d’un passeport tunisien, finit par reconnaître qu’il appartenait à un groupe terroriste international rattaché à la branche asiatique. A l’heure de la mise sous presse, l’interrogatoire se poursuivait :

End of the first part.

— Qu’en dites-vous, commissaire ?

Au lieu de répondre au Rouquemoute, je contemple la pulpeuse nudité de Rafaella. Croupe généreuse, flancs larges, cuisses massives et fermes, tétons en forme de potirons, mais bien tendus ; triangle de panne d’un beau noir luisant qu’irise encore l’eau pure de l’Alsace féconde. Je comprends qu’il se régale avec un lot pareil, le gentil Rouillé. Pour peu qu’elle démène du baigneur, la signorina, ça ne doit pas être triste de piquer des deux sur pareille monture !

Comme elle ne parle pas le dialecte de Corneille, je me permets de demander à Mathias :

— Elle est vraiment salopiote, grand ?

— Très, répond-il avec ferveur. C’est le Vésuve, commissaire, que voulez-vous, le Vésuve !

— Tu l’as pointée combien de fois aujourd’hui, sans indiscrétion ? C’est juste pour adresser une communication au Guide des Records.

Il calcule de tête, puis sur ses doigts.

— Ça fera seize fois quand vous descendrez téléphoner à la Rousse, commissaire.

Il me devine à bloc, ce queutard.

C’est le principal Morchepied qui est à l’œuvre. Un ancien, à deux poils de la retraite. Encore les vieilles méthodes, Léon, propices aux nouvelles bavures. Sa technique, je vais te la confesser. Il pose une question, d’une voix lente, après avoir longuement arpenté son burlingue pour tournicoter autour du prévenu. Et puis il attend la réponse en reprenant sa déambulation. Si « ça ne vient pas « , il s’arrête, se plante devant l’intéressé et le fixe. Il a un regard étrange, Morchepied, avec un iris violet et des cercles plus clairs tout autour. Ça lui donne vite une gueule de vache abominable, la fixité. Ça le déshumanise en plein. Il fait Dracula des films muets. Il continue d’attendre la réponse un sacré bout : il est cap de tenir dix minutes sans ciller. Et puis, vlan ! décoche une curieuse mandale avec l’avant-bras sous le menton du mec. Mais c’est de la vraie tarte en bronze. L’avantage, elle laisse pas de trace. Le malin, ça lui déboîte le tiroir et lui file des ondes de choc méchantes dans le cigare, seulement, question apparence, il peut continuer de poser la tête haut pour la postérité.

Son gnon administré, Morchepied continue de mater sa victime, implacable. Encore dix broquillettes et une nouvelle manchette décolle en express recommandé.

Alors y a toujours un inspecteur de renfort, très discret dans un coin, silencieux, qui s’approche du zigman et lui murmure :

— Tu connais pas le principal Morchepied ? Tu sais que la séance peut continuer plusieurs jours d’affilée ?

C’est tout. Ensuite le poulardin retourne dans son anonymat. J’ai jamais vu Morchepied rester sur un échec. Le plus coriace, le plus hypercruel, à la fin il se met à ergoter, puis à s’affaler.

— Léon ? Pardon de t’importuner en plein tournage, alors que le rouge est mis à la porte de ton burlingue. Mais ce que j’ai à te demander pourrait avoir un rapport avec ton client de cette noye.

— Tu crois ?

— Une idée comme ça.

— T’en as beaucoup ! il riposte, pas très amène car il me trouve trop intello et gandinus pour son goût.

— Je te supplie de m’aider, Léon. La vie de Béru en dépend peut-être.

Là, j’ai touché le point sensible. Le Gravos, c’est son chouchou, Morchepied. Ils ont fait d’étranges turbins ensemble à leurs débuts, les deux.

— Je t’écoute.

— La presse raconte que ton copain Salim Assek appartient à une branche terroriste asiatique ?

— Il le prétend.

— Pourquoi a-t-il fait craquer la Préfecture, y a deux mois ?

— Il voulait déstabiliser la volaille à cause d’un grand patacaisse qui se préparait.

— Quel patacaisse ?

— Il jure ses grands dieux qu’il l’ignore parce que c’est cloisonné dans leur organisation.

— Et ce patacaisse ne s’est pas produit ?

— Il a dû être remis, selon ce fumier, mais il ignore les causes de ce sursis.

Je gamberge un chouïe. Point fixe !

— Léon, tu tiens un enjeu capital entre tes gros doigts. Demande à ton gonzier si le patacaisse remis doit avoir lieu demain, c’est-à-dire aujourd’hui, puisqu’il est minuit dix. Entreprends-le à mort, Morchepied. Découpe-le en rondelles si nécessaire, mais arrache-lui ce tuyau. Quand bien même il ne serait pas affranchi complètement du programme de son mouvement, il doit bien avoir interprété des signes, tiré des conclusions.

« Je te rappelle dans une heure. Sors-lui le grand jeu, et si tu parviens à lui faire cracher du positif, un jour on donnera ton nom à un groupe scolaire ou à une pissotière réputée. Bonne bourre ! »

CHACHACHA XI

Encore une plombe d’incubation forcée que Mathias, inenrayable, met à profit pour tirer ses dix-septième et dix-huitième coups. Après ça, va lui falloir une longue convalo, le Rougeoyant ! Une cure de chaise longue et des bonbonnes d’huile de foie de morue survitaminée. Le trombone à coulisse de l’exploit ! Je préfère porter témoignages dans la foulée, bien que je sois en cours d’action, qu’un jour, les générations postérieures sachent quelle performance pouvait encore accomplir un triqueur des XXe siècle et arrondissement réunis.

Le brouhaha de l’auberge alsacienne s’est tu. Reste plus que quelques vieux pionards autochtones coulant à pic dans leurs chopes (c’est du belge !) de bière.

Et moi.

Moi qui obstine à espérer. A me dire : « Il y a deux mois, tout était prêt ici pour la mise en service de la centrale et tout était prêt chez les terroristes pour une opération de grand style. Et puis on diffère le branchement de l’usine à neutrons, étrons, cyclotrons, hommes-troncs, etc. Et voilà que, de leur côté, les Asiates diffèrent également leur coup fourré. Cette concomitance me paraît éloquente. Et pourtant…

Pourtant, les vigilants services de sécurité de l’ancien mercenaire Grantognon Lucien n’ont pas aperçu la queue d’un Jap, d’un Noir, d’un Béru. Personne n’a vu de vamp aux yeux bridés, non plus que de vieillasse à la peau plissée. Or, un coup de main, ça s’organise, bordel ! T’as des disposes à prendre, des repères à tracer, des itinéraires à repérer, des lieux à photographier, des gens à connaître…

Ça y est !

Soixante minutes pile que j’ai obtenu Morchepied. Le cœur pilpatant, je vais renouveler mon appel. La taulière ronchonne qu’il est l’heure de la ferme et qu’elle va pas chiquer les standardistes toute la nuit ! J’y rétroque que si elle avait un hôtel civilisé, chaque chambre serait équipée du bigophe et qu’il suffirait de composer le zéro pour « sortir » de sa tirelire bavaroise sans avoir à chialer dans l’énorme giron d’une rombière en pleine ménopause.

Comme ça s’envenime, elle me refuse l’usage de son turlu. Demain, sept plombes, j’aurai droit ; jusque d’ici là, bernique, coucouche-panier et extinction des feux !

Alors là elle me pompe l’air, azote compris, la grosse vachasse ! On va pas se chicorner tous les cinquante ans à reprendre l’Alsace-Lorraine pour se faire faire tricard de biniou dans les cas d’urgerie, merde !

Je lui tire ma brèmouze.

— Police ! Votre téléphone, je le réquisitionne ! Et cessez de me peser sur la prostate, ça me rend irritable !

Du coup, elle arrête de râler, mais le cœur y est pas et son index dans les trous du cadran ; elle aimerait mieux me l’enfoncer dans les orbites, voire dans l’oignon si elle était sûre que j’y prendrais pas plaisir.

— Allô, Léon ! C’est re-moi !

— J’ai reconnu ta sonnerie, ricane mon estimable condefrère. Je suis navré, beau gosse, mais mon lascar bat à Niort jusqu’aux extrêmes limites. Il ne sait rien de rien. Et c’est pas faute de lui avoir déballé ma botte secrète. Pour te situer à quel point je ne lui ai pas fait de cadeau : mes scouts sont en train de l’emporter en réanimation ! Va lui falloir dix jours aux soins intensifs pour récupérer. Je me demande même si je ne me serais pas luxé le coude !

— Penses-tu, ce sont tes rhumatismes qui te taquinent, Léon. Bon, eh bien, tant pis. J’aurais fait le maxi.

Je raccroche.

La taulière derrière son comptoir de vieux bois peint me chifrogne vilain.

— Vous êtes tous pareils, les flics ! elle m’assure. Plus on vous en accorde, plus il vous en faut ! Jamais satisfaits ! Et mal embouchés que j’en ai la chair de poule ! Comment voulez-vous que les bandits s’amendent quand ceux qui leur font la chasse se comportent plus laidement qu’eux !

Elle cause avec une patate brûlante dans la clape, Gertrude. Mais ça fait plus couleur locale, plus folklo.

— Vous mettez votre belle coiffe noire en forme de nœud, demain ? je lui demande.

Interdite, elle déjante.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai toujours rêvé d’enfiler une Alsacienne en costume. Yayaïe ! Les quinze jupons retroussés, et d’entendre jouir en dialecte issu de germain, quel pied géant, ma poule !

Elle m’adresse un signe de croix désenvoûteur à bout portant et brûle-pourpoint.

— Pas seulement des malappris, mais des obsédés sexuels, tous ! elle glapit.

Je lui fais un bisou ventousard à distance avant de m’engager dans l’escadrin. En passant devant la chambre de Mathias, je crois percevoir des chuchotements accompagnés de sanglots. Inquiet, je toque. Onc ne me priant d’ouvrir, je tourne la bobinette pour faire chérer la porte, laquelle s’ouvre d’autant plus volontiers qu’elle ne comporte ni clé ni verrou.

J’avise Mathias en chien de fusil sur le lit, nu comme un vers de Mallarmé. Sa Rafaella, en costume identique (à une livre et demie près), lui acharne le rossignol de la main et de la bouche, ne reprenant l’usage d’icelle que pour proférer en napolitain des mots que je pressens brûlants, exigeants et frénétiques. Ce con de Rouillé pleure à chaud de lance.

— Hé, oh ! le Brasero ! m’exclamé-je, que t’arrive-t-il ?

Mon chérubin me livre sa peine sans prendre le temps de l’emballer :

— Il m’arrive qu’elle en veut encore et que je ne peux plus, commissaire ! Je suis devenu impuissant !

Là, se place un formidable éclat de rire d’Antonio le Vaillant que l’énormité de la réplique frappe de plein fouet. Mais te dire comme l’être humain est bizarre. Mon hilarité dérape et meurt brutalement kif un couvreur tombé du toit de la tour Eiffel.

Je quitte la turne des amours exténuées en courant, sans prendre le temps de relourder.

En bas, tout est éteint. Fermaga ! Mais faut que je déniche l’hôtesse. Généralement, les aubergistes crèchent au rez-de-chaussée, j’ai remarqué, pour mieux garder le contrôle de leur boui-boui.

J’enquille un couloir opposé à celui des cuisines. Fectivement, un rai de lumière s’étale sur le carreau ciré.

Toc toc !

— Vasistas ? crie la taulière, bien que sa porte n’en comporte pas.

Je loquette.

Elle a déjà ôté son blanc tablier à dentelle et sa robe prune, Gertrude. La voici avec l’un des jupons dont je rêve et un énorme soutien-gorge de chez Mercedes-Benz (section véhicules utilitaires). L’ensemble est massif mais plutôt appétissant, comme l’est la charcuterie fumée du pays. Elle rebelle mochement de me voir débouler à nouveau, et dans sa chambrette de veuve cette fois !

Faut dare-dare que je change de manières, de registre, de ton ; que je m’urbanise à bloc, l’amadoue jusqu’aux mamelons.

— Ne vous méprenez pas sur mes intentions, ravissante dame : j’en dis davantage que je n’en fais. Nous faisons un métier difficile et la plaisanterie est pour nous une soupape de sécurité.

Bon, j’emploie mon regard fluorescent des nuits de Valpurgis, et elle rengracie. Un sourire lui vient :

— Vous êtes un bétite bolisson ! finit-elle par me cataloguer.

Tu sais que je la trouve encore fringante, la chérie, dans l’apothéose de sa quarante-neuvaine ? Un Mayol ! J’ai vu une statue commak dans un musée, un jour. Comme elle était de pierre, j’avais pas envie de la niquer, mais elle m’induisait aux songeries salaces.

Je crois que l’atmosphère s’alourdit dans le bon sens autour de nous. Derrière la dunette de sa caisse, mémère drivait le bâtiment et jouait les intraitables. Prise au dépourvu de sa chambre, il lui vient comme une sorte d’espèce d’oppression. En sous-vêtements, avec un homme superbe et convoitif, t’as des vapes incoercibles qui t’arrivent de régions obscures. Et puis, en pleine nuit, dis, ça ajoute !

Je presse pas de lui bonnir l’objet de ma brusque visite. La contemple. Une solide fumelle ! Bon, y a mille chances contre une qu’elle brosse morne, la brave dame. Qu’elle passive du frifri, t’accordant deux ou trois soupirs de politesse pour dire de se différencier de la vache. Mais y a aussi une chance pour qu’une tringlée au débotté l’emporte dans des fougues insoupçonnées. Qu’elle se révèle une fois au moins dans son existence gargotière si paisible. Moi, tu me connais bien, pas vrai, Pierrot ? Je suis l’artiste du radada. Un défricheur toujours en quête d’expériences neuves.

La chambre est ultramoderne. Son luxe, à la Gertrude. Elle existe dans une bâtisse ancestrale, véritable œuvre d’art, meublée de trésors régionaux. Mais, avec la fraîche gagnée, son rêve, c’est les Galeries Contreplaque. Le mobilier connard en faux bois verni, imitation laque (good laque, to you !). Et puis le tapis moderne, la fanfreluche merdique, le papier japonouille gaufré, dit feuille de riz ! Lampadaire en raphia, monture tubulaire. Elle s’est fabriqué son nid, la vieille cigogne ! Style Bombois-Rochechouart !

— C’est charmant, chez vous, la complimenté-je-t-il en refermant insidieusement la porte.

J’énucle sur son avant-scène, mémère ! Des ogives pareilles, même au dernier défilé du 14 Juillet, j’en ai pas aperçu d’aussi bathouzes. On aura beau dire, la glande mammaire reste l’opium de l’homme. Qu’ils auront beau nous flasher des mannequins de grand style dans les magazines, une fois la ligne appréciée, le minois admiré, tu passes à d’autres aspirations, le mâle ! T’as besoin du volume, ce grand ami de la main !

Te dire si l’instinct de putasserie, elles l’ont enraciné, les greluses, car voici Mme Gulstraminermayer qui s’assoit sur son plumard et me frime d’un œil cupide. Elles vont me traiter de macho, ce qui est archifaux, mais je dis qu’elles en sont restées à l’âge des cavernes, nos sirènes, à l’époque bénie où Julot les grimpait sans formalités prélavables. Hop ! dégage la piste, j’arrive !

Me reste plus qu’à la rejoindre avec discrétion. Murmurant même un « Vous permettez » qui carbonise déjà le point le plus exigu de sa culotte.

Du moment qu’elle répond pas, c’est qu’elle permet, non ?

— Douce amie, je chuchote, tout à l’heure, à plusieurs reprises, vous m’avez dit que « tous » les flics étaient des malappris mal embouchés, « tous » des obsédés sexuels…

Elle croit à un reproche de ma part. Ne voudrait pas rompre l’enchantement de l’instant par de fâcheuses réitérances. L’heure de l’absolution au savon Cadum est arrivée.

— Je disais pour dire, par énervement. Dans le commerce, le soir, on est fatigué.

— Bien sûr. Mais ce que j’aimerais savoir, ma tendre hôtesse, c’est ceci : en dehors de moi, vous est-il arrivé récemment d’être en rapport avec d’autres policiers ? Je ne parle pas, bien sûr, des braves gendarmes qui viennent consommer une chope en passant vérifier vos registres.

Elle se tait. Ses deux ballons de Guebwiller (1.424 m) tendent à mort l’armature de son soutien-choses.

— Mais… pourquoi vous me demandez cela ?

J’hasarde une dextre suave sur l’entoilage de ses chers captifs. La caresse légère a des répercussions. Je peux enregistrer avec la peau de mes doigts le long frisson qui en résulte.

— Vous êtes si belle, chuchoté-je. Comme j’aimerais que vous fussiez à moi, ne serait-ce que l’espace d’une nuit.

J’ai entendu un grizzly, un jour que j’avais conduit Toinet au zoo de Vincennes, qui émettait le même son que Gertrude parce qu’il parvenait pas à attraper la banane que le môme lui avait lancée en dehors de la grille. Un truc qui faisait comme ça : « Honrrrevllleeee ». Elle le fait. En plus mélodieux que le grizzly. Et se renverse sur son plumard. Bon, faut que je pousse les feux à coups de ringard ! Cette fois, je relève le jupon. O surprise ! Le slip n’est pas en cuir renforcé comme je le craignais, mais mignon tout plein, presque inexistant, avec un peu de dentelle mauve seyant parfaitement à son veuvage.

Je chuchote à son oreille un peu trop sanguine, mais la choucroute, tu sais ce que c’est ?

— Pourquoi ne me répondez-vous pas, chérie de mon cœur ? Vous connaissez d’autres flics ?

Et vite, un médius inquisiteur, histoire de lui désamorcer les rébellions (de Belfort).

Elle râle :

— J’ai pas le droit d’y dire…

O divine musique ! O enchantement de la réussite ! Je brûle, là, aux rives frisées de sa babasse ! Je touche au but, au cul, à tout ! Ne te presse pas de parler, femme cédante ! Fais-moi languir la vérité comme je te fais languir l’amour ! Ça urge, mais rien ne presse. La situation est désespérée, mais pas grave. Tu l’auras, ta récompense, après que j’aurais reçu la mienne, vertueuse Alsacienne mollissante ! Prenons le temps de jouir, et la vraie jouissance est dans son différé !

Tiens, vieille vache ! On te l’a déjà pratiqué ce coup de mano solo à la Manuel de Plata ? Ça t’embarque, hein ! bougre de saucisse !

— Tu peux tout me dire, ma tendresse, susurré-je, d’abord parce que je suis fou de toi, ensuite parce que j’appartiens à la police ! Manquerais-tu de confiance en un homme qui te propose le machin que voilà ? Ferais-tu des cachotteries à celui qui, dans un instant, va te faire crier de plaisir si fort que je devrai te mettre l’oreiller sur la tête ?

— Non, non, j’ai confiance, fait-elle. J’ai complètement confiance.

Elle me parle pendant que je lui fais minette, mais j’ouvre grand ses jambons pour avoir une audition performante.

Nous nous déplaçons silencieusement dans la nuit brune, Gertrude, Mathias et moi. Le Rouquin s’est coiffé du slip noir de Rafaella pour ne pas flamboyer de la crinière au sein de l’obscuritance.

— C’est juste après le cimetière, nous annonce la bonne hôtesse, sur la hauteur où il y a des sapins.

Elle marche, me tenant par la main. Chère petite fille d’un demi-siècle, contente d’avoir été bellement sautée, comme si la chose, en dehors de la frénésie du moment, lui assurait des grâces à venir ! Ah ! vieilles gamines qui nous escortez, nous manipulez avec un sûr instinct légèrement démoniaque, comme vous m’attendrissez, exquises salopes !

Elle m’a tout bien expliqué tandis que je lui groumais la moniche, Gertrude. Etrange conversation, voire plus exactement, monologue, écouté au second degré.

Deux policiers qui se sont pointés chez elle, nuitamment, voici cinq semaines à peu près. Un Noir (elle savait pas que ça existait en France) et un gros malsonnant, charretier-né, franc-licheur, malpropre, mais si intimidant !

Ils lui ont présenté leurs brèmes professionnelles, plus un ordre de mission concernant la sécurité de l’Etat. Ils venaient réquisitionner la fermette délabrée qu’elle a héritée de ses grands-parents (elle a donné les terres à cultiver à un bouseux du coin). « Point stratégique », ont-ils prétendu, d’où ils comptaient établir une couverture de surveillance pour le centre anatomique. En somme, les surveillants des surveillants. Secret exigé, qu’autrement sinon, poursuites à la clé ! Mais, en revanche, prime de deux cent cinquante mille francs versés catch. Durée de la prise de possession : deux mois à peine. Mémère, tu voulais qu’elle réagisse comment ? Non, mais réponds ? L’Etat français qui lui demande ! Des officiers de police qui mènent les pourparlers ! Un dédommagement supérieur à ses bénéfs d’une année ! Elle a signé. Depuis lors, n’a plus entendu causer de rien. Souscrivant à ses engagements, elle a tu la chose et s’est abstenue d’aller se promener autour de son hoirie. D’ailleurs, son auberge la mobilise à temps complet.

A ma question : « Ces deux policiers étaient-ils seuls ? », sa réponse a été qu’oui, sans la moindre hésitance. Pas de dame, jeune ou vieille, belle ou fanée avec eux. Aucun Japonais obèse dans le circuit. L’opé fut des plus simples : obtention de son accord, remise de la fraîche en échange de laquelle elle a signé un reçu à en-tête du ministère de l’Intérieur, et puis les deux olibrius se sont enfoncés dans la nuit, non sans que le gros lui eût placé une main traînante au bustier et glissé à la sauvette un pouce dans le fion à travers sa robuste robe !

Nouveau mystère, plus épais que les autres, à verser au dossier !

Quelle motivation a déclenché mes deux gus pour qu’ils allassent négocier une si étrange affaire ?

Quand elle m’a vu réagir à ces révélations, elle s’est mise à paniquer. J’ai dû lui calmer le sensoriel d’un beau coup de lime, ce qui est toujours bien accueilli après la figure si appréciée de « la tête dans l’étau ».

Je voudrais pas m’attarder sur ces délices ravageuses qui ont malmené son sommier Picpus, mais je l’ai correctement servie, la mère. C’eût été une des frangines monégasques, j’eusse pas fait mieux ! C’est à ça que tu peux me situer pur démocrate. Ma pomme : modestes ou chichiteuses, sommelières ou filles à papa, bourrées d’heures de vol ou tombées de la dernière pluie, je les tire avec la même conscience, la même fougue ; partant de ce principe clé qu’à compter du moment où tu prends la responsabilité de tremper le biscuit, faut que t’annonces le grand jeu !

Après ma fantasia berbère, mon emplâtrage Tarass Boulba, mes brèves interruptions au clavecin à crinière, histoire de lui relancer l’extase, elle était à moi, comme le tricot de corps que tu viens de porter pendant un mois lors de ton voyage à pince au pôle Nord. Prête à me suivre au bout de l’enfer, si nécessaire. D’autant que je lui ai juré de venir passer quinze jours de vacances avec maman et Toinet, à Pâques ! Que je lui ai même promis d’amener du matériel de compétition : le nouveau vibromasseur danois, l’album des pafs depuis l’homme de Gros-Moignon jusqu’à Canuet, et aussi la corde de piano avec olive de plomb, une spécialité tombée en désuétude mais dont je demeure le Jean-Sébastien Bach.

Tu constates à quel point je continue de tout bien te dire, ligne à ligne, centimètre par centimètre ? Pénélope, ton Antonio, chérie ! Le récit urge ? Eh bien ! qu’il aille se gratter les couilles à l’arrivée, moi je suis scrupuleusement mon chemin ! Le « Pèlerin de la vérité », ils m’ont surnommé en haut lieu. Ils saluent mon courage, comme quoi je rebute devant rien. Prends tous les risques, pisse à toutes les raies et à contre-courant. Ecoute, je vais t’en déballer une heureuse, je garantis rien, c’est une impression, rien qu’une impression : je crois bien que je n’ai pas peur. Quand t’es prêt, t’as pas peur ! De nos jours, le mal s’aggrave parce que non seulement ils ont peur, mais parce que, surtout, ils ont peur d’avoir peur. Si tu disposes pas d’un minimum de résignation, t’es naze d’avance. A exister, le cul constamment offert, le sang te « descend » à la tête et te brouille l’esprit.

Mais je vais tout de même te ramener à ce chemin sans lune, bordé de buissons, que nous arpentons, Gertrude, Mathias et moi. Le Blondinet a récupéré grâce à un dix-neuvième coup qu’il est parvenu à tirer in extremis, alors qu’il se sentait mollusquer de la membrane. Il a prié fort au moment que son bistougnet recroquevillait, et le Seigneur qui sait tout, comprend tout, accorde tout, lui a permis une ultime petite crampette d’octogénaire à pile. Content, il va d’un pas de chasseur alpin (l’arme de mon papa, que j’embrasse la mémoire en passant).

Et puis, brusquement, voilà un ronflement de moteur abrupt. Une jeep se rue sur nous, à travers champs, et nous coince. J’ai à peine eu le temps de dégaufrer mon pote Tu-Tue. La tire met pleins phares et nous sommes comme sur la scène du Châtelet à l’époque où Louise Mariano nous chantait comme quoi cette connasse de Belle de Cadix voulait pas d’un amant, tchiquetiquetchique aïe yayaïe !

— Ne bougeons plus ! vocifère une voix dont je crois reconnaître le timbre non oblitéré.

Des hommes descendent et c’est Grantognon Lucien qui s’approche, entre deux vigoureux dont l’un tient un pistolet-mitrailleur et l’autre une matraque qui ferait les beaux soirs d’émeute d’un C.R.S. ou les belles nuits d’une vieille fille.

Ouf ! J’ai eu chaud.

— Vous ! commissaire ? il exclame. Et vous, madame Gertrude ! Mais où allez-vous est-ce ? Il est près de deux heures !

— Vous tombez à pic, Grantognon ! déclaré-je.

— Toujours, affirme-t-il, modeste. Nous sommes équipés de jumelles à infrarouge et mes hommes de veille vous ont repérés de loin.

— Accordez-moi deux secondes d’entretien privé, mon cher, et vous serez sur les fesses !

— Je suis plutôt généralement la plupart du temps sur celles des jolies femmes ! plaisante cet infiniment gland, perdu dans les galaxies.

Ils ont la radio à bord de leur tire, ce qui est la moindre des choses. En deux coups et demie les gros, il répercute mes instructions à ses archers ; bientôt, une petite armada silencieuse ne tarde pas de monter à la conquête de la colline où s’érige la fermette délabrée de ma tenancière.

La consigne est formelle : pas de coups de feu, car des hommes à nous se trouvent dans la place. Tout à la matraque et à la bombe soporifique ou paralysante.

— Tu peux retourner au lit, Gertrude, soupiré-je, car ce qui va suivre risquerait de perturber ton psychisme.

— Vous n’allez pas abîmer ma maison ? se soucie cette honnête commerçante pour qui, même une ruine constitue un capital.

— Nous ne toucherons pas à la prunelle de ses volets ! Sois tranquille.

Les effectifs sont d’une douzaine d’hommes, plus Mathias et bibi, de quoi usiner si on n’est pas trop branques. Seulement, dans ces cas d’attaque surprise nocturne, on finit vite par ne plus savoir qui est qui et par se marcher sur les pieds.

Je dispose deux hommes sur chaque face de la bicoque, ayant pour ordre d’empêcher toute fuite en grenadant les éventuels fuyards. Grantognon, le Rouillé, ma pomme et trois gusmen pas trop chétifs, on va perpétrer l’assaut proprement dit. Pour cela, je vais m’offrir un entretien privé avec la serrure, par l’intermédiaire de mon sésame qui est le plus doué des interprètes.

La nuit est noire à souhait. Au diable mon costard ! Je me mets à ramper en terrain merdeusement découvert. Y a plus d’animaux défécateurs à la ferme, mais le sol est boueux en cette saison. Pour me consoler du massacre de mon Cerruti, je me dis que Béru vaut bien une veste !

Au lieu de couper sur le terre-plein, je longe les bâtiments, la remise pour débuter. Et je suis étonné de voir que sa partie ouverte sur la cour a été fermée par une immense bâche.

Au passage, j’en soulève un pan pour filer un petit coup de périscope à l’intérieur. La ténèbre est telle que je dois utiliser mon stylo-torche. Surprise de taille ! Au-delà de la bâche, il y a un hélicoptère. Un beau zinc rouge vif, avec des parties chromées. Pas du moustique de marécage fait pour chasser le canard sauvage, mais un vrai engin de locomotion capable de transporter une demi-douzaine de passagers au moins. Décidément, il a bonne mine, Grantognon Lucien, avec ses services de sécurité, ses équipements à infrarouge, ses patrouilles surprise, ses soi-disant explorations minutieuses de la contrée jusqu’au moindre pissenlit !

L’équipe des Japs est parvenue à établir une tête de pont à mille mètres du centre et à se munir d’un superbe hélico dernier cri pour se trisser, une fois le coup perpétré !

Mais poursuivons !

Et me voici à la porte.

Sésame, ouvre-moi !

Fume !

Tu sais quoi ? Je t’y dis ?

A la place de la serrure, y a un trou ! Récent. Quelqu’un a fait péter le bonheur au moyen d’une bombe à ventouse nitroglycérinée (ni pas assez !). Ce qui veut dire que la porte n’est plus fermée mais simplement poussée !

« Oh ! oh ! me dis-je en aparté, bien que j’utilise peu cette langue, il vient de se passer des choses sacrément bizarroïdes dans ce rural délabré. L’odeur ! Chimique ! »

Je m’efface sur le côté, manière d’être protégé par le mur, et je pousse la porte.

Rien ne se passe, sinon une exhalaison âcre qui me donne envie de tousser.

D’un geste péremptoire, j’indique à mes équipiers qu’on a la voie libre.

Et c’est le rush ! Mais crois-moi, nous n’allons pas loin ! La casba est pleine de gaz neutralisant. Il stagne encore dans la pièce principale au centre de laquelle gisent trois personnes que j’ai le temps d’identifier avant de battre en retraite pour me mettre les éponges à l’abri.

Je viens de voir la sublime Manuella Dubois, Jérémie Blanc et, tiens-moi bien, pas que je saute par la fenêtre ou sur ta femme : le gros eunuque qui habitait, en compagnie de Riley, la villa de la Via Appia et que nous n’avons plus retrouvé dans le bungalow de la plage d’Ostie.

— La ferme vient d’être gazée ! m’indique avec force Grantognon Lucien.

— Merci du renseignement, réponds-je, j’ai tout de suite pigé, en vous voyant, que vous êtes le type d’homme à qui rien n’échappe.

— L’entraînement, explique le débile profond, soucieux de ne pas trop s’écarter des sentiers de la modestie.

On s’éloigne de la fâcheuse demeure pestiférée pour tenir conseil. J’explique à Grantrognon Lucien que le gisant noir est un homme à moi. A-t-il des masques qui permettraient d’aller le récupérer ?

Il m’assure chaleureusement que non. Il dispose seulement de gaz, ce qui est bien utile pour neutraliser les autres, mais qui ne vous permet pas de leur tenir la main pendant qu’ils sont out.

— Viens, Mathias ! On va aller récupérer Blanche-neige. Pour cela on doit s’emplir les soufflets ras bord et foncer. La mer Rouge est bourrée de pêcheurs capables de tenir trois minutes sous l’eau. Pour nous, une seule devrait suffire. Tu y es ?

Il opine.

Ensemble, on s’en flanque une hyper-goulée, on s’indique d’un bref signe de tête que notre Canadair est plein et on pénètre dans le logis.

Juste comme on empare le Noirpiot, Mathias par les tiges, moi par les endosses, une nouvelle bombe asphyxiante choit à côté de nous, produisant un souffle d’air qui fait lâcher prise au Rouillé. Il est génial, mais pas très costaud, l’albinos ; surtout quand il s’est écrémé les bourses dix-neuf fois d’affilée.

Tant pis, je hale Jérémie tout seul. Pas de la tarte, car il pèse ses cent soixante livres, toutes détaxes comprises, mon mâchuré.

Heureusement, chevaleresque, mercenaire jusqu’au bout des angles, Grantognon se précipite et m’aide.

On s’écarte de la demeure, lestés de mon inspecteur, que nous allons déposer avec douceur dans de hautes herbes dont nous saurons un peu plus tard (et M. Blanc davantage que nous) qu’elles sont des orties.

On a raison de dire que la fonction crée l’organe. Voilà qu’il prend la direction des opérations, le chef de la sécurité. L’action le dope. Il survolte en plein. Fume des naseaux, grogne, pète, ricane. Tu croirais un robot en folie qui a des ennuis avec son condensateur mouliné à fréquence équivoque.

Je tousse à pierre fendre, ou comme vache qui pisse, because la saloperie de gaz que, t’as beau te retenir, il se faufile par tes pores et orifices secondaires, le bougre, t’investit, peu ou prou.

J’ai l’impression que mes poumons partent en charpie dans la Lettre de la Nation. Un petit coup de crevance pris au passage et qui s’ajoute aux autres. A la longue, ça forme un tout définitif. Tu vois, après de telles équipées, je traverse chaque fois une période indécise, faite de sombre contentement et de désillusion accentuée. Je te cause toujours de mes parties de chicorne ou de trou du cul, jamais du « repos du guerrier ». Ça se vendrait pas. Te ferait bâiller. Alors je le garde pour m’man et moi. Notre jardin secret, tout petit comme une tombe. Dans ces moments postcritiques, je comprends que là est le vrai danger. Ça m’apparaît clairement que je suis un taureau plein de banderilles et de sang en geyser. Un brave taureau brave et fatigué. Qui sait qu’il va mourir au bout de la corrida parce qu’il en a compris les règles à mesure et fur qu’elle se déroulait. Un taureau brave qui lutte sans plus y croire, juste pour l’honneur d’être vaincu. Mais tout ça, ces lambeaux, si je te les proposais, tu me cracherais à la gueule et t’irais voir chez mes confrères si j’y suis plus !

Mais Grantognon, il est de la vraie race des vivants, lui. Alors, il pète-sèque :

— Bozon, bordel ! Allez me chercher l’aboyophone dans la jeep !

Un gus se précipite. Et pousse un cri de pingouin qui s’est laissé coincer les pattoches par le gel, sur la banquise.

Il zigzague et s’écroule, touché par une balle tirée d’on ne sait d’où.

Hé, ho ! Ça se gâte, comme disait le dentiste de Mathusalem ! Cette fois, c’est la guerre pour de bon !

Grantognon Lucien, il a la grosse crise de Parkinson ; ça confine au delirium des plus minces ! Il dansedesainguyte comme un polichinelle à ficelle, le noble nœud.

— Quoi ! On me flingue mes mecs ! Non mais, je rêve ! Faut qu’on va appeler du renfort. Laqueumaul ! Allez à la jeep et contactez la gendarmerie ! D’après quoi vous me ramenez mon aboyophone que ce pauvre con de Bozon n’aura pas été foutu d’aller chercher !

L’interpellé ne bronche pas.

— Mais, chef ! qu’il bêloche, le nouveau désigné.

— Mais quoi, bordel, Laqueumaul ?

— Ils tirent, chef !

— Vous croyez que je ne le sais pas ou que je l’ignore ? C’est bien parce qu’ils tirent qu’il faut mettre le dispositif en place !

— Ils viennent déjà d’abattre Bozon, chef !

— C’est pourquoi je vous envoye en ses lieux et place ! D’abord, n’exagérons pas ; ils lui ont simplement tiré dans les jambes : regardez-le, ce con, il rampe vers nous ! Au lieu d’aller chercher l’aboyophone ! Bon, vous ne voulez pas y aller, Laqueumaul ?

— Eh bien, je préfère pas, chef !

— Enculé de couard de merde ! Je vous licencie ! Filez tout de suite d’ici et allez préparer vos bagages, je veux plus vous retrouver au centre à mon retour.

Il se campe, les mains sur les hanches.

— Qui veut remplir la mission dont je viens de confier à ces deux poltrons ? Personne ? Tout le monde est licencié pour faute professionnelle grave. Et vous pourrez toujours me faire chier avec vos syndicats et autres prud’hommes de mes fesses : je vous traînerai en correctionnelle, moi, mes pleutres ! Bande de capons ! J’ai des témoins ! Et quels ! Un commissaire ! Un officier de police !

— Pourquoi vous ne donnez pas l’exemple en y allant vous-même, chef ? suggère une voix dans la nuit.

Ils sont fumiers, les subalternes quand leurs supérieurs les malmènent. Tu peux faire chier le général, mais gaffe-toi toujours de la troupe, l’aminche ! Tu sais pourquoi ? Le général, il a les étoiles, le savoir-faire-la-guerre, l’autorité, tout ça, d’accord. La troupe, elle n’a qu’une chose, mais essentielle : le nombre ! Tu peux montrer ton cul à l’autorité, pas au nombre !

Grantognon se cabre.

— C’est un sous-entendu ? demande-t-il.

Et puis, comprenant que son prestige est sur le point de se transformer en papier chiotte usagé, il fonce.

Là, tu réalises qu’elle lui est utile, sa formation de mercenaire. Il aurait fait Saint-Cyr, c’est pas avec son casoar qu’il parviendrait à l’exploit, Grandunœud. Tu verrais la manière qu’il se déplace ! Un poème ! Epique ! Et collégramme ! Kangourou lancé à fond de vibure ! Des bonds terribles, imprévisibles : gauche, droite, droite, encore, droite, devant, gauche, devant, gauche, devant, droite, droite. Disparu.

Quelques balles ont sifflé. En vain.

Je me mets à compter.

Sur lui, d’abord. Puis mentalement. Zéro zéro un ! Zéro zéro deux, etc.

Quand j’atteins cent soixante-quatre secondes, un ronflement retentit. C’est la jeep, tous feux éteints, que Grantognon Lucien apporte jusqu’à l’entrée de la masure, l’auvent la protégeant des éventuels tirs plongeants. Il a piloté cette chignole comme il a mené sa course pour l’aller chercher : en louvoyant à l’extrême.

Lucien en saute et se plaque au mur. Il tient le parlophone devant sa bouche.

— Ecoutez-moi bien, bande d’enfoirés de mes deux ! Ici les services de sécurité de la centrale atomique de Fleisch-Barbaque. C’est le chef suprême qui vous cause. Vous êtes cernés et des renforts de gendarmerie vont arriver. Je vous conseille de vous rendre car c’est râpé pour vous ! Si vous ne vous rendez pas, j’arrose ma jeep d’essence et la lance en flammes contre cette putain de bicoque. Vous cramerez comme du bois sec, et ça m’amusera beaucoup car j’adore l’odeur des couilles grillées. Je vous accorde dix secondes pour vous décider. Un, deux, trois, quatre, cinq et cinq qui font dix ! Terminé !

Moi, depuis un moment, je suis simple spectateur. Toujours crachant, toussant et égrotant, j’assiste aux prouesses de Grantognon avec intérêt. C’est un vrai chicorneur de naissance, le bougre ! Cette fois, ses hommes ne songent plus à le provoquer. Il les a domptés et la prochaine fois, ils accepteront peut-être de crever sur son ordre.

Rapide, précis, Grantognon dégage le jerricane d’essence fixé à l’arrière de la jeep. Il va mettre sa menace à exécution.

Je lui biche le poignet au moment où il ouvre le bouchon du récipient.

— Hé ! pas de blague, chef ! lui chuchoté-je. Il n’y a pas que des terroristes dans cette maison ; des innocents s’y trouvent également, dont l’un est mon meilleur ami !

Je vois luire son regard enfolé par l’action. C’est une mèche allumée, Grantognon, il va exploser.

— Rien à branler de votre pékin, hurle-t-il. Je veux leur peau ! Et si ça se trouve, ils l’ont déjà refroidi. Déjà le négro paraît plus très vivant ! J’ai vu des rats crevés beaucoup plus frétillants que ce gorille !

Il arrose son véhicule avec le contenu du jerricane.

Alors moi, que veux-tu : Béru avant tout, non ? Le crochet que je lui place à l’extrémité du menton coucherait la colonne Vendôme.

Grantognon, malgré son entraînement, n’a pas davantage de résistance que la colonne Vendôme, autant peut-être, mais pas plus ! Il s’écroule drôlement, sans lâcher son bidon, le dos appuyé à la maison.

A la maison d’où, sans crier gare, sortent trois personnages dont les mains sont nouées derrière (ou devant, après tout ?) la nuque.

Ils nous prennent de court, franchement. Des forbans de cette qualité, tu leur cries de se rendre, pas une seconde tu t’attends à ce qu’ils obtempèrent. Tu agis par routine, parce que le droit, nani nanère. Mais les voir débouler, à la queue lolotte, c’est sidérant. Et d’autant plus impressionnant qu’ils portent un masque pour se protéger des gaz mesquins qu’ils répandent.

Le premier vient droit à moi.

— Hello, commissaire ! il me lance à travers son groin artificiel.

Il a l’accent anglais, ou qui sait, allemand ? Voire américain, peut-être ?

Je lui arrache son masque. Le visage qui m’apparaît alors dans la pénombre n’est pas antipathique. Traits énergiques, regard d’acier, peau brunie par une hérédité ibérico-machin.

Moi, un sacré bouillonnement s’opère dans ma pensarde. Le gros tumulte des cellules ! La matière grise portée à ébullition. Mon intelligence emballée. Une cataracte d’images. Un déferlement de pensées ! Pêle-mêle, mais, mon sub, extraordinaire d’efficacité, replace chaque idée dans son contexte, comme on dit volontiers de nos jours (où l’on dit tant de conneries inutiles, sentencieuses, techniques et foiridondantes).

Ce qui me donne l’ouverture, c’est la présence de celui que j’ai baptisé « l’Eunuque H. Il est la clé de voûte de mes déductions. Je pense : Rome, les agents de la C.I.A. traquaient Riley à la villa « La Casseta ». Ils avaient pour mission de l’abattre coûte que coûte et ils y sont parvenus à mes nez et barbe. Seulement, ils s’intéressaient également au sort de mon pote. Pendant que nous opérions une opération d’intimidation (qui devait mal tourner pour Riley) à la villa, l’un d’eux qui nous avait filochés, est entré dans le bungalow d’Ostie et a récupéré le poussah immonde, comme nous l’avions envisagé.

Par la suite, ils l’ont fait parler et l’affreux castrat qui en savait plus long que je ne le supposais, les a guidés jusqu’à Fleisch-Barbaque. Quel grand con fus-je de ne pas l’avoir interrogé moi-même quand je me suis heurté au mutisme du truand ! Je me serais épargné bien des affres, des errements, des questions et des transes. Et j’aurais épargné sans doute, de surcroît, la vie de Riley ; encore que je ne le pleure pas démesurément.

— Bonté divine ! m’écrié-je en anglais bienséant, ne seriez-vous pas les gars de la C.I.A. en provenance de Rome ?

— Exact, commissaire !

Les deux autres se démasquent à leur tour. Les hommes de Grantognon sont béats devant la tournure des événements. Voilà trente broquillettes à peine, c’était Verdun, Fort Chabrol, El-Alamein dans la fermette de la mère Gertrude. Et voilà qu’on se met à copiner, les investisseurs et moi !

Grantognon, qui récupère, dégaine sa rapière des nuits de gala et bieurle comme cent gorets égorgés, comme quoi il va descendre tout ça ! Transformer ces salopards en passoire, harmonica, gruyère, vieux contrat de mariage, chaussettes de cantonnier, et autres objets comportant une foultitude de trous.

Avant qu’il n’ait pu dégager son flingue, je le rectifie d’un shoot puissant, encore au menton. Mais cette fois, ça craque comme un ponton du génie sous le passage des chars lourds. Il ferme sa foutue gueule d’incomplet cérébral et nous laisse converser.

Le chef du commando de la C.I.A. se nomme Henrique Buenodias. Il…

J’interromps ses confidences :

Momente, Henrique ! Qui se trouve encore à l’intérieur de cette bicoque ?

— Une vieille gonzesse, trois gros types dont deux sont asiatiques, et un ingénieur bulgare fiché chez nous, car il est l’un des cerveaux de l’organisation terroriste du Figne-Dé, l’une des plus agissantes du monde.

— Le gaz que vous avez employé est mortel ?

— Une trop longue et trop forte inhalation n’est pas à conseiller, avoue-t-il.

— Putain, remettez vos masques et foncez me chercher le gros type qui n’est pas jap ! S’il est clamsé, je ne vous le pardonnerai jamais ! Vous devez bien posséder un antidote en cas de pépin, organisés comme vous l’êtes ?

— En effet !

— Grouillez-vous, et pendant que vous y serez, évacuez également la grand-mère ! Elle peut encore servir. Quand ça ne baise plus, ça tricote, ces vieux machins-là !

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